toutes voiles dehors

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par Pierre Luce

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Récit maritime

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par Pierre Luce

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Les renvois numérotés correspondent à un glossaire situé en dernière page.

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PROLOGUE

Au bout de la grande vergue pendait une corde, et au bout de cette corde pendait un homme. Il se balançait, doucement, au gré des mouvements du navire, et de sa propre inertie. Le sinistre craquement de ses vertèbres cervicales brisées par sa chute avait soulevé un hourra dans l’équipage qui assistait à l’exécution. Sur le pont de la Spartiate, frégate de la République Française, tout le monde se félicitait de la mort d’un pirate.

Sous la dunette, dans la chambre d’un officier, un homme griffonnait un cahier d’une écriture rapide et brouillonne, à l’aide d’une précieuse plume d’origine exotique. Le spectacle donné au-dessus ne soulevait pas en lui d’excitation particulière, si ce n’était de la révolte, devant la supercherie dont il était question.

Un navire en difficulté avait paru à l’horizon quelques jours plus tôt, il venait de se faire attaquer par un corsaire hollandais. Un coup de semonce mal ajusté avait percé sa coque sous la ligne de flottaison, et il prenait l’eau plus vite que l’équipage ne pouvait pomper. L’assaillant avait emporté la cargaison de tissus et les officiers comme otages, en laissant derrière eux la gabarre1 désemparée.

La Spartiate avait alors mis toute sa toile pour rattraper l’agresseur batave, qui, légèrement endommagé durant l’abordage de sa victime, ne pouvait courir à trop grande vitesse. Le vent frais qui s’était levé avait facilité la poursuite et le lendemain à l’aube, les premiers boulets quittaient la bouche des pièces de chasse pour éclabousser le corsaire à quelques encablures de sa coque.

Ralentit, face à un ennemi pouvant tirer trois fois plus de fonte que lui par bordée et ayant le vent en sa faveur, il

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n’avait pas cherché le combat et avait abaissé son pavillon. Abordé, son capitaine avait accueilli lettre de marque à la main le détachement venu s’emparer du navire. Mais Rouquet, commandant la frégate, avait saisi la lettre, l’avait déchirée puis jeté par-dessus bord, accusant son prisonnier de piraterie.

Cette scène s’était déroulée dans le secret de la chambre arrière de la Spartiate, avec le second pour seul témoin. Il fut ainsi aisé pour Rouquet de dire à son Etat-Major et à son équipage que la lettre n’était qu’un faux grossier, que ces pirates ne méritaient qu’une peine : la mort, par pendaison.

Tout le monde s’en était satisfait, sauf l’équipage du corsaire. Mais les matelots et maîtres furent graciés, en échange de leur enrôlement, et seul leur capitaine fut pendu.

Et la seule personne qui n’assista pas à l’exécution était la seule personne qui avait assisté à la tricherie : le second de la frégate, le Lieutenant de Vaisseau Philippe de Ryon. Enfermé dans sa cabine, assis sur sa cantine, il rédigeait un mémoire succinct des évènements de ces derniers jours, et y notait avec précision ce dont il se souvenait des échanges entre Rouquet et le capitaine corsaire.

Le crissement des sifflets des maîtres d’équipages l’informèrent que le travail quotidien reprenait son droit à bord. Il finit son paragraphe, rangea son matériel dans une caisse fermée à clé et alla voir le commandant. Celui-ci l’accueillit froidement.

« Votre absence a été remarquée là-haut, Ryon, les hommes murmurent à votre propos. »

Le jeune Lieutenant resta silencieux. « Que voulez-vous ? – Je me demandais qui allait ramener le corsaire à Brest,

maintenant que le charpentier a colmaté les fuites. »

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Rouquet se leva, et pris dans une caisse une petite bouteille déjà entamée. Du cognac. Il s’en servit un gobelet, omettant ostensiblement d’en proposer à son second. Il en but une gorgée.

« J’hésite entre vous le confier pour me débarrasser de vous ou le confier à quelqu’un d’autre pour vous punir.

– Un choix cornélien à n’en pas douter, Commandant. Si vous me permettez de le faciliter, je vous exprime ma sincère volonté de ne plus servir sous vos ordres. »

La deuxième gorgée ne passa pas, et le rouge pivoine qui monta aux joues de l’officier supérieur mêlait étouffement et furie. Il toussa plusieurs fois avant de répondre.

« Comment osez-vous Ryon ? Je pourrais vous casser pour ça !

– Tout comme votre carrière prendrait fin si le Comité de Défense Générale entendait parler de vos exactions des derniers jours. Et le Comité ne vous casserait pas, il vous couperait la tête. »

Il n’y eut pas de troisième gorgée. La bouteille se fracassa sur le sol, lâchée par un homme dont la rougeur du visage avait laissé place à une lividité cadavérique. Le coin de sa lèvre tressauta nerveusement.

« Vous… vous n’oseriez pas. Ce serait votre parole contre la mienne ! Et… »

Il s’interrompit, blême. Il n’était pas possible qu’il pâlisse plus. Ryon termina pour lui.

« Et mes origines nobles ne poseront aucun problème à la Convention qui compte mon père parmi ses membres, père dont les motivations révolutionnaires ne font aucun doute depuis son adhésion à l’Assemblée Nationale. »

Dans le silence qui suivit, Rouquet se recomposa quelque peu, et finit par se rassoir. Il prit une feuille, sa plume, et rédigea une courte lettre qu’il parapha et signa d’un geste

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pressé. Il l’enveloppa, apposa son cachet et la tendit sans un regard à Ryon.

« Partez dès que possible, et vous pourrez peut-être profiter de la brise de mer pour entrer dans la rade demain soir.

– Merci, Commandant. » Sur un salut poli, l’ancien second de la frégate la Spartiate

quitta la chambre. Il se composa un équipage d’une vingtaine d’homme parmi les matelots qu’il connaissait à bord, choisi un maître de manœuvre qualifié, et appareilla à bord du petit cotre corsaire avant la nuit tombée.

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CHAPITRE PREMIER

Peu de temps après son départ, Philippe inspecta le bâtiment dont il avait désormais la charge. L’affrontement avec la gabarre l’avait mis à mal, et sans ces dommages, il aurait probablement été impossible à la Spartiate de le rattraper. Fin et portant une surface de voile irraisonnable, il devait allègrement filer onze ou douze nœud au grand largue, par bonne brise. Mais par grand frais, autant de toile sortie emporterait assurément le mât de hune. Il lui faudrait être attentif.

Le Colibri se comportait bien au vent, et les réparations de fortune du charpentier de la frégate tenaient bon. Il avait dû colmater deux brèches près de la ligne de flottaison, probablement provoquées par le choc avec la gabarre, sur une partie de la coque déjà affaiblie précédemment. L’abordage avait été un peu trop violent pour ce navire rafistolé. La visite de la petite cale confirma cette impression. La charpente était vieille, consolidée à plusieurs reprises de façon hâtive. L’ensemble ne donnait pas un grand sentiment de confiance.

Revenu sur le pont, Ryon passa un moment les yeux tourné vers le ciel, droit devant eux. Il cherchait des indices sur le vent de la nuit et du lendemain. Ces hommes avaient été fous de s’embarquer pour l’Atlantique au mois de février avec un navire dans un tel état. Lui n’avait pas cette folie, il tenait bien trop à la vie pour mourir aussi bêtement. Si la mer s’agitait trop avant leur arrivée à Brest, si la nuit leur réservait un de ces coups de vent dont l’Océan a le secret, aucun d’eux ne reverrait jamais Ouessant.

A la nuit tombée, ils étaient seuls. On n’apercevait pas encore de terre à l’horizon, et les voiles de la frégate avaient

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disparues loin derrière eux. Une brise légère les portait toujours vers le Nord-Est, et le silence de l’Océan n’était perturbé que par le cliquetis des espars, le grincement des étais, le faible sifflement du vent.

La cloche sonna la fin du premier quart, et Philippe fit réveiller le maître de manœuvre, qui devait prendre son relai. L’homme monta rapidement sur le pont, frais et dispos, fidèle à ses habitudes de marin compétent. Les consignes furent vite transmises et Ryon descendit se coucher, laissant derrière lui un navire calme et tranquille. Blotti dans son hamac, bercé par le lent tangage du navire, il s’endormit rapidement.

Le vent avait tourné. Déjà alerte, Philippe se redressa

brusquement et tendit l’oreille. Une voix aboyait des ordres sur le pont. Il prit son mal en patience et resta dans la chambre jusqu’à ce que l’agitation se calme. Il ferma les yeux et se concentra sur les mouvements du cotre. Ils avaient virés de bord et faisaient route probablement un peu plus vers l’est qu’au début de la nuit. Il regarda par la petite fenêtre percée dans le tableau arrière, et vit toujours le même néant obscur. Il n’était pas resté coucher plus d’une ou deux heures. Il se rendormit.

Le ciel était du bleu-gris caractéristique de l’aube

atlantique. Les coups de cloche du changement de quart retentirent juste après qu’il ait ouvert les yeux. Déjà habillé, il n’eut qu’à prendre son tricorne et sa veste pour être prêt à paraître sur le pont. Il monta les marches en interpellant le maître de manœuvre.

« Alors Pelletier, on change d’amure en pleine nuit ? » L’autre eut l’air surpris que le commandant se soit aperçu

de l’évolution nocturne. Décontenancé, il répondit difficilement.

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« E… Oui Commandant, le vent avait tourné au sud-sud-ouest, j’ai jugé utile de nous faire virer de bord, pour rester au largue sans trop nous écarter de la route… »

Devant l’air sévère de Ryon, sa voix s’éteignit à la fin de sa phrase. Philippe balaya le pont du regard, s’attarda sur la grand-voile, attendit quelques secondes, puis sourit.

« Très bonne initiative Pelletier. » Le bosco souffla, moins discrètement qu’il ne le

souhaitait. Il se tendit mais, ne voyant aucune réaction, finit d’expirer, soulagé.

Fier de sa blague, Philippe prit son quart et fit un tour du navire, similaire à celui qu’il avait effectué la veille, à son arrivée à bord. Les réparations tenaient bon, le niveau d’eau dans la cale restait bas. Un matelot pompait en permanence pour évacuer ce qui s’infiltrait.

La journée se déroula sans évènements particuliers. Bien qu’il en mourût d’envie, Ryon n’avait pas ouvert la lettre du capitaine Rouquet à l’Amirauté. C’eut été une trahison, une chose à particulièrement éviter par les temps qui courraient. Ils avaient appris juste avant leur départ de Brest, trois semaines auparavant, la déclaration de guerre faite à l’Angleterre. L’Europe devait s’être embrasée depuis, et il était à la fois inquiet et curieux de savoir ce qu’il se tramait sur le continent.

Il lui tardait beaucoup moins de rendre compte à sa hiérarchie, ne sachant pas ce que son ancien commandant disait à son propos. Il serait peut-être même en route pour la guillotine ce soir ! Non, son père ne les laisserait pas faire…

Et la menace qu’il avait directement proféré à son supérieur n’était pas du vent. Sa famille, noble, était encore influente, et même plus qu’avant la Révolution. Cette ironie s’expliquait par l’engagement de son père. Député de la Noblesse pendant les Etats Généraux, il avait fait partie de ces

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idéalistes qui soutinrent le Tiers Etat dans la formation de l’Assemblée Constituante, dont il fut membre, et dans toutes ses évolutions qui aboutirent à la déclaration de la République. Cet appui paternel assurait ses arrières, même si il provoquait parfois jalousie et quolibets.

Plus que n’importe quel officier de Marine au service de la France, il devait prouver sa valeur quotidiennement. Aucun fait d’armes glorieux ne venait encore dorer ses états de service, mais il s’appliquait en attendant à servir au mieux sa nation par un travail acharné et respectueux de l’Ordre et de l’Honneur.

La cloche sonna trois heures de l’après-midi. Alors qu’il écrivait dans le journal de bord, des cris se firent entendre sur le pont, et quelques secondes après, on toqua à la porte de sa cabine. Pensant qu’on venait lui annoncer qu’on voyait la terre à l’horizon, il finit d’écrire ses notes avant d’inviter nonchalamment le visiteur à entrer. Ce dernier, un marin au crâne dégarni, ouvrit brusquement la porte.

« Commandant, voile à l’horizon, venant du sud vers nous, une frégate ou un vaisseau vu la taille ! »

Sans prendre le temps de répondre, Philippe se leva et sortit comme une flèche, regrettant amèrement de ne pas avoir fait entrer le messager plus tôt. Sur le pont, Pelletier balayait l’horizon, l’œil collé à sa longue vue, mais rien n’était encore visible. C’était la vigie, installée sur la hune, qui avait repéré le navire.

Empruntant l’optique du bosco 2 , Ryon escalada prestement les haubans pour rejoindre la vigie et voir de ses yeux l’intrus. Au sud, contrastant avec le ciel dégagé, on pouvait distinguer dans la lunette un perroquet et le début d’un hunier, bonnettes sorties, faisant route droit vers le Colibri. Il s’agissait probablement d’un vaisseau français, si près de Brest, mais Philippe ne voulait prendre aucun risque à

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bord de cette coquille de noix fendue. Il descendit aussi vite qu’il était monté, rendit la longue-vue à Pelletier et lui ordonna de sortir toute la voile, tout en continuant sur leur route. Ils sauraient bien assez vite si leur prudence était justifiée ou non.

Pour corser la poursuite, le vent s’était levé, et on entendait maintenant clairement les grincements du gréement soumis à une force plus importante que ce qu’il ne saurait supporter longtemps. Attentif, le jeune Lieutenant regardait avec inquiétude les voiles tirer de toute leur force sur les fragiles espars.

Le vaisseau inconnu était désormais clairement visible, même du pont. Il peinait à rattraper le cotre, mais ce dernier ne pouvait donner toute sa vitesse et allait se faire intercepter, à moins peut être de l’alléger en jetant toute cargaison, réserves, canons et munitions par-dessus bord. Mais ils n’allaient pas se rendre à cette extrémité avant même de savoir s’ils avaient affaire à un ennemi.

Il était maintenant près de cinq heures, et aucune terre n’avait été vue à l’horizon. Ils n’allaient donc pas si vite. L’intrus, qui ne montrait toujours que sa proue, commença à pivoter pour se placer sur une route oblique à la leur, et les formes qu’ils aperçurent leur rappelèrent clairement un « 74 canons » français typique. Néanmoins, ils ne ralentirent pas. Les anglais pouvaient très bien en avoir capturé un.

Un petit nuage de fumée apparut sur le flanc visible du vaisseau. La détonation résonna quelques secondes plus tard à leurs oreilles, au moment où une gerbe d’eau jaillissait à mi-distance des deux navires. Encore largement hors de portée, il annonçait clairement son intention. Mais un mouvement à sa poupe attira l’attention de Philippe, qui déploya sa lunette pour mieux voir. Ils étaient en train de hisser un pavillon… français ! Le drapeau tricolore flottait maintenant à l’arrière

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de l’intrus. Le soulagement de l’équipage du cotre fut palpable, bien que silencieux. Philippe donna ses ordres.

« Bien. Pelletier, revenons à une voilure raisonnable. Hissez notre pavillon, et répondez au salut de notre ami. Ce n’est pas ce soir que nous rendrons visite aux sirènes ! »

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CHAPITRE SECOND

« Signalez au Marseillois : mettons en panne pour la nuit, entrerons dans la rade demain. »

Le soleil était sur le point de disparaître derrière l’horizon, et la terre venait de paraître face à eux. La Mer d’Iroise étendait ses dangers sur leur passage. Depuis leur rencontre la veille, les deux navires avaient navigués de concert. Le vaisseau voguait à quelques encablures sous le vent du Colibri, et répondit rapidement au message :

« Continuons notre route, rendez-vous à l’arsenal. » Ainsi le Capitaine de Vaisseau Pellé prenait-il le risque

d’entrer de nuit dans la rade de Brest. Homme d’expérience, probablement entouré d’un pilote ou d’un timonier de la région, il pouvait se le permettre. Philippe fut désappointé, il aurait apprécié avoir un guide pour le lendemain. Il hésita à revenir sur son choix, mais se dit qu’il s’agirait d’une marque de faiblesse, et n’en fit rien. Voyant au loin la silhouette de son homologue sur le gaillard d’arrière de l’autre bâtiment, il se contenta de le saluer de son chapeau.

Le vent arrivait par leur travers bâbord. Ryon fit mettre la barre sous le vent et manœuvrer les bras du hunier pour l’orienter face à la brise. Rapidement, le cotre cassa son erre3 et s’arrêta. Entre temps, le foc et la grand-voile avaient été cargués pour empêcher le navire de dériver durant la nuit.

Le Lieutenant, un peu rêveur, admira le majestueux vaisseau qui s’éloignait vers l’Est. Il lui rappelait le Téméraire, à bord duquel il avait servi comme aspirant quelques années auparavant, et où le même Capitaine Pellé, qui en était alors le second, lui avait appris tout ce qu’il savait, bien plus que cet idiot de Rouquet à bord de la Spartiate. Il n’avait maintenant qu’un seul désir : retourner à bord de ce bâtiment et en

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prendre le commandement, mais il était conscient que ça ne se ferait pas de sitôt. Il manquait d’expérience, et probablement de hardiesse, comme le prouvait sa prudence, peut être excessive, qui lui interdisait de se risquer ce soir à travers les récifs bretons lui barrant la route.

Ses yeux abandonnèrent le Marseillois à sa route et il descendit dans la petite cabine qui lui était réservée. Il sortit de son coffre le carnet tenant lieu de journal de bord, et commenta la journée.

4 mars 1793 Vent nul jusque deuxième quart de l’après-midi, puis brise

légère. Mis en panne le soir, séparé du Marseillois. Il tamponna précautionneusement la page avec un papier

buvard, puis referma et rangea le livret. Sa malle contenait fort peu d’effets: des livres sur la navigation et la manœuvre, quelques habits et de quoi écrire lettres et notes personnelles. Son père lui avait toujours répété qu’ « un homme qui déménage vite vit plus longtemps ». Ainsi il ne s’embarrassait pas de beaucoup d’affaires : jamais plus qu’une cantine qu’il ne puisse porter seul, c’était sa règle.

Philippe trouva difficilement le sommeil cette nuit là. Il ressassait sa décision de faire halte et craignait qu’on puisse le lui reprocher. Ils auraient dû arriver la veille à Brest, et ils perdaient encore du temps à rester là, sur une mer d’huile, alors qu’une petite brise favorable soufflait depuis le coucher du soleil.

La cloche sonnant la fin du dernier quart de la nuit le sortit d’une torpeur à moitié éveillée. Il se redressa sur son hamac et se laissa porter un instant par le lent roulis du navire, le temps d’émergé complètement. Il s’habilla et parut sur le pont dans la claire obscurité qui y régnait encore à cette heure. Il ordonna au bosco de faire monter tout le monde pour l’appareillage.

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La manœuvre se déroula sans accroc. On borda le foc et la trinquette, puis la grand-voile et le cotre pris doucement de la vitesse, reprenant sa route vers l’Est, où les premières lueurs de l’aube éclaircissaient déjà le ciel.

La marée basse leur permis de dépasser sans danger les Pierres Noires qui affleuraient plus au Nord, et le flot les prit au large de la Pointe de St-Mathieu. Ils se laissèrent porter par le courant à travers le goulet. Les caps, les forts, les anses et les roches parcouraient le chemin qu’ils empruntaient. Un vaisseau y aurait pénétrer sans voiles, mais perdant alors toute gouvernance, il se serait sans aucun doute écrasé sur un bord, ou sur un autre, drossé contre une falaise par une traitresse lame.

Toujours prudent, Philippe faisait sonder en permanence. « La Pointe des Espagnols sur tribord avant ! » annonça-t-on bientôt. L’entrée de la rade était là. Le Fort de Mengant, du Dellec et enfin celui de Portzic ouvraient leurs sombres meurtrières sur leur gauche. Des silhouettes y étaient visibles, observant l’avancée du cotre, gardes silencieux du plus grand port de guerre de France. On avait fait hisser le pavillon tricolore dès le matin. Pénétrer le goulet anonymement aurait été une folie, car on racontait que les batteries de la rade pouvaient tirer à elles seules plus de fonte que tous les vaisseaux de la flotte. Et avec une précision que jalouserait n’importe quel capitaine.

Le courant ralentit brusquement alors que s’ouvrait devant eux la rade de Brest. La Penfeld se jetait dans l’océan en contrebas du château, imprenable forteresse verrouillant l’entrée du port. Quiconque forcerait le passage serait inévitablement réduit en charpie, en une bordée de son artillerie.

Des vaisseaux, des frégates, des corvettes, des canonnières, des lougres, des flutes, des barques, toutes et

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tous entourés de chaloupes et de yoles, peuplaient les quais, le fleuve et la rade. Certains chargeaient, d’autre se vidaient de leur cargaison. L’armement de l’un était en cours, un autre désarmait. Le frêle Colibri passa dans l’ombre du colossal Côte d’Or, anciennement Etats de Bourgogne, vaisseau de 118 canons, néanmoins excellent voilier.

Quand la Batterie du Fer à Cheval fut dépassée, on fit carguer les voiles pour ne laisser que le hunier, et, une fois en panne, on mit à l’eau le seul canot du bord. Philippe se rendit à quai, non sans avoir laissé ses dernières instructions à Pelletier.

« Demandez à la Capitainerie où nous pourrons mouiller, puis faites payer les hommes. Libérez les pour l’après-midi, mais qu’ils dorment à bord ce soir. Je ne veux pas d’incident qui en fasse finir un sur la guillotine. »

Il se laissa quelques secondes pour reprendre son équilibre sur la terre ferme. C’était un bien curieux phénomène que celui qui pouvait donner à un marin le mal de mer une fois revenu au port. Il vérifia qu’il avait bien tous les papiers qu’il devait remettre à l’Amirauté. Il prit une grande bouffée d’air, et se dirigea le long des quais vers le bureau du Commandant du Port.

En chemin il se prépara mentalement au jeu qu’il allait devoir jouer une fois arrivé. Rendre-compte de l’abordage, de la pendaison, voire même de son insolence… Ce serait tout positif, ou tout négatif.

Il fut accueilli par un secrétaire à la perruque poudrée et aux joues artificiellement rosies. Ce dernier lui demanda fort désagréablement si il avait rendez-vous, ce à quoi il ne put évidemment pas répondre par l’affirmative. Il lui fallut cinq bonnes minutes de négociations avant d’obtenir une entrevue immédiate avec le vice-amiral Porcet, Commandant du Port de Brest.

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La pièce était richement décorée, les grandes fenêtres derrière le bureau en bois exotique donnaient directement sur la Penfeld et, au-delà, sur la rade. Sans lever les yeux, le petit homme assis, occupé à écrire quelque chose de visiblement très important, vêtu d’un superbe uniforme d’amiral, l’interrogea sur un ton las.

« Capitaine ? – Lieutenant de Vaisseau Philippe de Ryon, Amiral. » Porcet s’arrêta d’écrire et releva la tête. Il dévisagea le

jeune officier qui venait l’interrompre dans son travail. Il s’impatienta.

« Et bien ? » Philippe sortit l’enveloppe scellée de la poche de sa veste

et la lui tendit. « J’arrive de la frégate la Spartiate avec une prise, un

cotre hollandais. » L’autorité retrouva le sourire en attrapant la lettre. Il avait

droit, lui aussi, à une part du butin. « Très bien Lieutenant. Le Capitaine d’Arme se rendra à

votre bord pour le transfert des prisonniers… » Philippe blêmit, et son interlocuteur s’en aperçut. « Et bien que se passe-t-il ? Pourquoi me regardez-vous

comme ça ? » Il hésita, essaya de trouver les mots justes. « Ce… ce ne sera pas nécessaire Amiral. » Le petit sourire vénal quitta le visage porcin du

Commandant du Port. « Pas nécessaire ? Mais qu’avez-vous fait de l’équipage ?

Ne me dites pas que vous l’avez enrôlé de force ! Le Comité ne vous le pardonnerait pas !

– N’ayez craintes Amiral, on ne les a pas forcés. Tous leurs matelots nous ont rejoints, avec grand bonheur. »

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Porcet parut rassurer, se rassit, mais voyant Philippe toujours embêté, se releva brusquement.

« Et les officiers ? Qu’avez-vous fait des officiers ? » Ryon se lança. « Il n’y en avait qu’un seul, leur capitaine. Il a été… Il a été

pendu, haut et court, pour piraterie. » Ce fut cette fois l’amiral qui blêmit. Il failli manquer son

siège en se rasseyant. Sentant que quelque chose lui échappait, il ouvrit précipitamment la lettre, déchirant grossièrement l’enveloppe sans prendre la peine d’utiliser le magnifique coupe-papier posé sur son bureau. Ses yeux la parcoururent rapidement, puis, il la relue encore une fois.

Philippe n’était pas malheureux que l’interrogatoire soit terminé pour le moment. Il attendit, debout, une réaction quelconque. Celle-ci tarda à venir. Le vice-amiral Porcet était un révolutionnaire qui avait profité des opportunités qui s’étaient offertes à lui quelques mois plus tôt, et qui ne s’était plus embarrassé des principes citoyens et de tous ces grands discours sur les privilèges honteux dès le moment où il eût acquis pour lui-même ces fameux privilèges. En conséquence, et pour la pérennité de sa carrière, il était devenu prudent.

Le rapport qu’il avait sous les yeux était précis, et relativement clair sur les évènements qui avaient conduit à la pendaison de ce qui semblait être un véritable pirate. Le compte-rendu était de même très élogieux pour le Lieutenant qui se tenait en face de lui : comportement très républicain, fidèle à sa patrie, extrêmement compétent, ferait un bon Capitaine de Vaisseau. Malgré tout, cela lui paraissait louche. Puis il regarda le verre à moitié plein : pas de prisonniers à gérer, une part de prise qui allait lui revenir et un apparemment bon officier à affecter (et ça n’était pas de trop en cette période).

« Lieutenant, dans quel état est la prise ? »

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Philippe fut presque surpris de l’entendre parler après un si long silence. Il lui fallut un court moment pour reprendre ses esprits, partis vagabonder dans les méandres de l’inquiétude.

« Je pense qu’il a fini sa carrière, Amiral. Un désarmement et une démolition, c’est tout ce qu’il reste à faire.

– Bien, je parlerais au Tribunal des Prises. Un Commissaire passera demain et prendra en charge le navire. Soyez présent. Tenez-moi informé de là où vous logerez, je vous ferais savoir quand j’aurais besoin de vous. »

Philippe salua et remercia le vice-amiral avant de sortir. Il ne savait toujours pas ce que Rouquet avait dit à son propos, mais ça ne devait pas être bien grave. Ce bigre trouillard devait avoir eu vraiment peur de lui.

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CHAPITRE TROISIEME

L’air était irrespirable. De chaque table et de chaque alcôve s’élevait une épaisse fumée blanchâtre, dont les effluves étouffant mêlaient diverses saveurs de tabac et d’herbes exotiques. Autour de pintes de bières, les matelots du Colibri jouaient leur part de prise aux cartes et aux dés, sous l’œil bienveillant de leur commandant. Il ne l’était d’ailleurs plus, depuis le matin même et le rachat du cotre par le Tribunal. Philippe n’était plus qu’un officier de Marine sans affectation, lieutenant sans solde. Ce tripot n’était probablement pas une place pour un homme de son rang, mais il ne connaissait personne ici avec qui passer la soirée.

Sans nouvelle de l’Amirauté depuis une semaine, il hésitait à partir à Paris voir son père. La situation empirait de jour en jour dans la Capitale, en Province, et même ici, à Brest. La guerre était sur terre, sur mer, et même dans les campagnes françaises, partout. La levée en masse, décrétée pendant son absence, levait plus de contestations que de conscrits, et la Vendée venait de s’enflammer contre le pouvoir révolutionnaire.

La porte de la taverne s’ouvrit brutalement. Les rires gras de l’équipage entrant couvraient le battement de la pluie sur les pavés de la rue. Dix, peut être douze marins arrivèrent ainsi bruyamment, trempés par le grain breton, attirés par le malt et le chouchen. La salle déjà bondée, était maintenant surpeuplée. A l’odeur de pipe s’ajoutait celle, insoutenable, de chien mouillé, de marin sale et humide. Philippe eût un haut le cœur quand un quartier maître se serra près de lui, poussé par la masse d’hommes en sueurs. Des cheveux crasseux dépassaient en une natte grasse et épaisse de sous

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son chapeau vieilli et abimé. Il s’excusa d’un sourire édenté et fit son possible pour s’éloigner de l’officier.

Ce ne fut pas long avant que l’ambiance ne tourne au vinaigre. D’abord bon enfant, les boutades entres marins de différents navires devinrent des insultes, puis un matelot moins sobre que les autres lança un quignon de pain qui atterrit dans un godet. S’en suivi la sortie d’un coutelas, la poussée de cris, le lancer de chaises, et le début d’une bagarre générale.

D’abord simple témoin de la scène, Philippe s’aperçut que son uniforme ne le protègerait pas quand il dût esquiver un pied de table qui lui était destiné. Son sabre sortit de son fourreau, il commença à se glisser vers la porte et vers la relative sécurité des rues de Brest. Il trébucha à quelques mètres de la sortie : un ivrogne se vidait déjà de son sang étalé par terre, les yeux vitreux, le torse ouvert. Aux bruits de vaisselle cassée et aux hurlements de rage du propriétaire se mêlaient maintenant les gémissements d’un blessé, éborgné par un tesson de bouteille.

En se relevant de sa chute, Ryon vit un pistolet, à la ceinture du mort. Il le ramassa et vérifia son état. Chargé, il pourrait probablement calmer tout ce monde. Debout devant la porte, il leva le bras après avoir armé le chien.

Le tonnerre sembla s’être abattu à l’intérieur même de la pièce. La détonation avait résonné si fort que Philippe en fut déboussolé. Il y avait beaucoup plus de poudre dans l’arme que ce qui était admis comme raisonnable. C’était une chance que ça ne lui ait pas explosé dans la main. Ç’eut néanmoins l’effet escompté. Tous s’étaient arrêtés, comme paralysés par le bruit, et le regardaient, l’air à la fois surpris et soupçonneux. Il profita de l’accalmie.

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« Ramassez vos blessés et vos morts, bandes d’ivrognes, et rentrez chez vous. Les anglais n’auront plus besoin de leur Navy si vous continuez comme ça. »

Il balaya du regard le champ de bataille et s’arrêta sur un matelot qu’il reconnut.

« Brassier, et les autres, de retour sur la Spartiate, vous serez punis comme il se doit. »

Ils baissèrent les yeux, obéissant, mais sachant aussi qu’ils ne reverraient pas la frégate, et donc leur punition, avant un moment. Ryon pointa ensuite l’homme le plus âgé de l’autre équipage.

« Quant à vous, je n’aurais pas de mal à trouver votre Commandant et à lui expliquer ce qu’il s’est passé ce soir… »

Il s’interrompit. Tous avaient eu un petit sourire assez peu discret.

« Pourquoi riez-vous ? J’ai dit quelque chose de drôle ? » – Non lieutenant, s’avança le plus jeune. Non, c’est juste

que not’ commandant, il est ce soir avec nous ! » Plusieurs ricanèrent, et le mousse rougit un peu. Ryon

resta sans voix, et les regardèrent un par un, cherchant qui pouvait bien être un officier parmi toute cette clique d’hommes échevelés, habillés de guenilles trouées pour la plupart. Puis une étrange tension prit l’équipage. Ils se regardaient eux aussi, cherchant des yeux quelqu’un. Plus aucun ne souriait, et Philippe ne comprenait toujours pas. L’un cria en pointant du doigt le corps proche de lui, sur lequel il avait trouvé l’arme. L’effroi parcourut alors les marins, et il comprit : l’homme qui gisait là était leur commandant.

Il était effectivement un peu plus richement habillé que ses hommes mais rien ne laissait présagé qu’il était officier, encore moins commandant. Assez âgé, ses cheveux grisonnaient et il était d’une belle stature. Qui l’avait tué ? On

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ne le saurait jamais. L’entaille sur sa poitrine était profonde, et ne lui avait laissé aucune chance.

« Quel est son nom, quel navire ? demanda vivement Ryon à l’équipage abattu.

– La Nymphe, Capitaine de Frégate Carpentier, lieutenant, répondit un des marins.

– Bien, rentrez à bord, faites prévenir l’officier en second qu’il me rejoigne demain matin à l’Amirauté nous irons rendre compte à l’Amiral Porcet. Emportez la dépouille de votre commandant. »

Le chapeau à la main, l’air penaud, quelques marins acquiescèrent et l’un sortit rapidement. Ryon attendit que le corps de Carpentier soit pris en charge puis quitta la taverne. Il rentra dans la petite maison où il était hébergé, pour y finir une nuit qui avait bien mal commencé.

Sa logeuse le réveilla avant l’aube, comme elle le faisait

tous les matins. C’était une femme d’un certain âge, habituée aux allez et venus des officiers de Marine dans sa petite demeure. Elle n’était pas bien aimable, mais elle prenait peu d’argent, et avait une fille fort jolie dont le sourire valait bien de supporter les grimaces de la mère.

Le petit-déjeuner était préparé, et compris dans la pension. S’attendant à une longue journée, il prit son temps et ne se priva pas en pain et en beurre, savourant la chance qu’il avait d’avoir accès à ces denrées. Le jour se leva pendant son repas, et il vit ainsi par la petite fenêtre de la cuisine, que, bien qu’il ne plût pas, le ciel ne s’était pas éclairci.

Il prit une heure pour écrire dans son journal les évènements de la veille. Il hésita à rédiger un compte rendu écrit pour l’Amirauté, et décida finalement d’attendre son entrevue avec Porcet. Il rangea précautionneusement son cahier, sa plume et son encrier dans son coffre qu’il ferma à

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clé. Il ajusta sa veste et son bicorne, vérifia la bonne tenue de son sabre et sortit de sa chambre. Il croisa en bas des escaliers la fille de la logeuse, Osvan de son prénom. Il la salua en soulevant sa coiffe, elle lui fit une timide révérence en retour, murmurant un « bonjour » au fort accent breton. Elle ne parlait pas beaucoup, et il comprenait bien peu du peu qu’elle parlait. Pressé, il ne s’attarda point auprès d’elle et se dirigea vers le Château.

A mi-chemin, il s’aperçut qu’il n’avait pas pris son ciré, et c’est en accélérant le pas qu’il évita les premières gouttes de la journée. Le retour serait humide.

Dans l’antichambre de l’office de l’Amiral, un homme sûrement un peu plus jeune que lui attendait, assis. Il portait aussi l’uniforme de Lieutenant de Vaisseau, il devait s’agir de l’officier en second de la Nymphe. Ryon se présenta au secrétaire qui le fit patienter à son tour. L’autre s’était levé en le voyant arrivé et venait le saluer. Poliment, ils se présentèrent : l’homme était bien le second du défunt de la veille, un dénommé Chartreux. Ils n’échangèrent pas un mot de plus avant d’être introduit auprès du Vice-Amiral Porcet.

Celui-ci les attendait visiblement de pied ferme, et avait une attitude bien différente de la fois où Philippe était venu le voir. Il avait dû entendre parler de l’affaire, et cela ne lui plaisait pas du tout.

« Et bien que se passe-t-il Ryon ? » aboya-t-il sans autre forme de préambule, ne leur laissant ni le temps de saluer, ni de se présenter.

« Amiral, il se passe qu’hier au soir le Capitaine de Frégate Carpentier, de la Frégate de la République la Nymphe a participé à une rixe de marins dans une taverne non loin du port, et il y a trouvé la mort, troué par quelque coutelas. »

Chartreux avait le regard baissé, et ne dit rien. Il semblait affecté par la mort de son commandant, ou peut-être priait-il

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pour prendre sa place. Porcet hocha la tête lentement, comme si Philippe ne faisait que confirmer les bruits qu’il avait entendu. L’amiral avait repris la même expression d’intense réflexion qu’il avait eu quelques jours avant.

Il s’adressa en premier à Chartreux, qui n’avait pas bougé. « Lieutenant, poursuivez les préparatifs pour appareiller

ce soir. Vous immergerez Carpentier une fois en pleine mer. Faites débarquer ses effets personnels pour qu’ils soient rendus à sa famille. Vous pouvez disposer, le Capitaine Ryon reste pour prendre ses instructions avant de prendre le commandement de la Nymphe.»

Les deux marins encore debout eurent un même moment d’incompréhension. Celui qui avait la tête baissé la releva, les sourcils froncés, le rouge aux joues. Sa main, posée sur la garde de son sabre, se serra. L’autre baissa la tête, les sourcils relevés, un discret sourire aux lèvres.

Porcet resta silencieux le temps que Charteux sorte, puis il sortit d’un tiroir une lettre cachetée, qu’il tendit à Philippe.

« Voici votre ordre de nomination au grade de Capitaine de Frégate, il est arrivé hier. Félicitations. Vous partez ce soir, comme vous l’avez compris. »

Le jeune promu saisi la missive, prenant sur lui pour cacher son excitation.

« Carpentier devait partir avec la Nymphe ce soir pour une mission de la plus haute importance. C’était totalement irresponsable de sa part de se mêler à une affaire aussi dangereuse alors que nous avions besoin de lui. Il ne nous manquera pas…. Bref. Vous prenez sa place. Soyez moins idiot que lui.

« Les chouans gagnent du terrain en Vendée, et l’on craint qu’ils ne s’emparent d’un port et de navires, ou qu’ils reçoivent de l’aide anglaise. Pire, il se pourrait que les anglais eux même débarquent là-bas. Vous croiserez entre la Loire et

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la Charente, sur le littoral et au large, pour signaler toute action des rebelles ou des anglais, et l’empêcher dans la mesure du possible. Le Capitaine Balers, de l’armée du Général Marcé, vous accompagnera à bord pour coordonner votre action avec celle des troupes terrestres. Vous serez aux ordres des terriens, mais ne les laissez pas couler votre navire.

« Votre Second vous transmettra la lettre de consignes. Ne faites pas attention à son humeur et ne le prenez pas de haut, c’est un bon officier qui mérite aussi bien que vous d’être promu, et son tour viendra. Avez-vous des questions ? »

Philippe répondit par la négative, impatient de sortir de ce bureau pour reprendre la mer.

« Bien… Méfiez-vous par contre de l’équipage. Ils étaient très fidèles au Capitaine Carpentier, et je crains que sa mort ne les trouble plus qu’il n’est raisonnable. Soyez prudent, et bon vent. »

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CHAPITRE QUATRIEME

Philippe avait pris congé de sa logeuse, et, fidèle à son habitude, porta lui-même son bagage jusqu’aux quais où l’attendait la yole de la Nymphe. Celle-ci venait de débarquer deux grosses malles fermées par de gros cadenas, qui contenaient probablement les affaires du Capitaine Carpentier, et quatre forts matelots les portaient vers la capitainerie. Bien que bénéficiaire de la situation, Ryon eût un pincement au cœur. Ce n’était jamais agréable de prendre la place d’un mort. Même quand ce dernier l’avait cherché.

L’embarquement des vivres s’était fini sans accroc, dans le courant de l’après-midi. On avait chargé de l’eau, du vin, de la farine, des salaisons, un bœuf, et toute une basse-cour. Le maitre-coq, originaire de la région, était assez fier d’avoir réussi à trouver quelques cageots de pommes. Ces fruits apporteraient aux marins de quoi lutter contre le scorbut, tout du moins pour les premières semaines de navigation.

Philippe pris pied sur son navire pour la première fois. Accueilli en grandes pompes par l’équipage et l’état-major rassemblés sur le pont, il cacha tant bien que mal son émotion. On fit lecture de l’acte officiel faisant de lui le commandant de la frégate, puis une salve de canon salua son entrée en service. Les hommes étaient impassibles. Etaient-ils las, polis, ou simplement calme et obéissant ? Leur teint était vif et ils semblaient propres, mais leurs habits n’auraient pas attirés les convoitises d’un mendiant.

Pressé par le service, Philippe interrompit le cérémonial et convoqua tous les officiers dans la grande chambre. Une prière en mémoire du précédent commandant eût été souhaitable pour la paix des esprits, mais l’ambiance politique

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rendait risquée une telle initiative depuis la suppression des aumôneries de bord. Et le temps passait.

Il entra le premier dans la pièce, meublée sobrement d’une grande table, d’une dizaine de chaise et d’une commode très simple. Les vitres de la baie étaient propres, tout comme le sol, dont le parquet en bon état rappelait l’aspect général du navire, très bien entretenu.

Le Commandant invita son état-major à s’assoir autour de la table alors qu’il ouvrait les sabords pour aérer un peu la chambre. Après un instant d’hésitation devant l’aise de leur nouveau chef, les officiers prirent place. Ils avaient le visage fatigué, les traits tirés. Ils devaient donner beaucoup de leur personne à bord, et la nuit avait dû être agitée avec les évènements de la veille. Philippe les rejoignit et s’assit en bout de table. Il prit la parole sans préambule.

« Je suis conscient de la difficulté de votre situation. Le Capitaine Carpentier vous a recruté, a armé ce navire, et il l’a visiblement très bien fait. Mon arrivée le jour du départ ne doit remettre en cause l’accomplissement de notre mission. Je ne connais pas le style de commandement de mon prédécesseur, mais vous apprendrez rapidement à vivre avec le mien. »

Son visage se tourna vers le seul qu’il avait déjà rencontré. « Lieutenant Chartreux, ayez la bonté de me présenter les

officiers ici présent. » L’homme sursauta presque d’être interpellé. Il était resté

de marbre depuis qu’il s’était assis à cette table, et ne s’attendait pas à ce qu’on lui donne la parole. Il fit les présentations, en prenant soin de commencer par l’homme le plus ancien dans le grade le plus élevé.

To be continued…

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GLOSSAIRE

1 Gabarre : navire de charge ou de transport, souvent gréé en

trois mâts, et parfois armé. 2 Bosco : surnom du maitre de manœuvre 3 Erre : mouvement, vitesse du navire