todorov tzvetan poetique-de_la_prose

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Page 1: Todorov tzvetan poetique-de_la_prose
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Dumêmeauteur

AUXMÊMESÉDITIONS

ThéoriedelalittératureTextesdesformalistesrusses

1966,et«PointsEssais»,no457,2001

Introductionàlalittératurefantastique1970,et«PointsEssais»,no73,1976

Dictionnaireencyclopédiquedessciencesdulangage

(avecOswaldDucrot)1972

Qu’est-cequelestructuralisme?Poétique

«PointsEssais»,no45,1973

Théoriedusymbole1977,et«PointsEssais»,no176,1985

LesGenresdudiscours

1978reprissousletitreLaNotiondelittératureetautresessais

«PointsEssais»,no188,1987

Symbolismeetinterprétation1978

MikhaïlBakthine,leprincipedialogiqueSuivideÉcritsduCercledeBakhtine

1981

Page 3: Todorov tzvetan poetique-de_la_prose

LaConquêtedel’Amérique1982,et«PointsEssais»,no226,1991

Critiquedelacritique

1984

NousetlesautresLaréflexionfrançaisesurladiversitéhumaine

1989,et«PointsEssais»,no250,1992

Faceàl’extrême1991,et«PointsEssais»,no295,1994

Unetragédiefrançaise

1994et«PointsEssais»,no523,2004

LaViecommuneEssaid’anthropologiegénérale

1995,et«PointsEssais»,no501,2003

L’Hommedépaysé1996

DevoirsetdélicesUneviedepasseur

EntretiensavecCatherinePoitevin2002et«PointsEssais»,no540,2006

LaConquête

Récitsaztèques(présentationetchoixdestextesavecGeorgesBaudol)

2009

FragmentsdeviedeGermaineTillion

(présentationetrecueildestextes)2009

CHEZD’AUTRESÉDITEURS

Littératureetsignification

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Larousse,1967

FrêlebonheurEssaisurRousseau

HachetteLittératures,1985

LesMoralesdel’histoireGrasset,1991

etHachette,«Pluriel»,no866,1997

ÉlogeduquotidienEssaisurlapeinturehollandaiseduXVIIesiècle

AdamBiro,1993etSeuil,«PointsEssais»,no349,1997

LesAbusdelamémoire

Arléa,1995et«ArléaPoche»,no44,2004

BenjaminConstant

LapassiondémocratiqueHachetteLittératures,1997

et«LeLivredepoche»,no4361,2004

LeJardinimparfaitLaPenséehumanisteenFrance

Grasset,1998et«LeLivredepoche»,no4297,1999

Mémoiredumal,tentationdubien

EnquêtesurlesiècleRobertLaffont,2000

et«LeLivredepoche»,no4321,2002

Élogedel’individuEssaisurlapeintureflamandedelaRenaissance

AdamBiro,2001etSeuil,«PointsEssais»,no514,2004

Montaigneouladécouvertedel’individu

LaRenaissancedulivre,2001

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LeNouveauDésordremondial

Réflexionsd’unEuropéenRobertLaffont,2003

LaNaissancedel’individudansl’art

(avecBernardFoccrouleetRobertLegros)Grasset,2005

LaLittératureenpérilFlammarion,2006

L’EspritdesLumières

R.Laffont,2006

LaPeurdesbarbaresAu-delàduchocdescivilisations

RobertLaffont,2008

L’ArtoulaVie!LecasRembrandtAdamBiro,2008

Page 6: Todorov tzvetan poetique-de_la_prose

Laprésenteéditionréunittouteslesétudesqui,danslapremièreéditiondePoétiquedelaprose,étaientconsacréesàl’analysedurécit,enleuradjoignanttroisautres,paruesdepuisdanslesGenresdudiscours,etquiconcernentlamêmeproblématique.Letexte

aétérevuetcorrigé.

ISBN978-2-02-122447-4

(ISBN2-02-002037-8,1republication).

©ÉDITIONSDUSEUIL,1971,1978.

CetouvrageaéténumériséenpartenariatavecleCentreNationalduLivre.

CedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo.

Page 7: Todorov tzvetan poetique-de_la_prose

Lavaleurdel’hommenerésidepasdanslavéritéqu’ilpossède,ouqu’ilcroitposséder,maisdans la peine sincère qu’il assume en la cherchant. Car ce n’est pas la possession,mais larecherche de la vérité, qui accroît ses forces ; là seulement gît le progrès constant de saperfection.Lapossessionrendtranquille,paresseux,orgueilleux;siDieutenaitdanssamaindroite toute lavérité,maisdans sagauche, la seulequête, toujoursagissante,de lavérité—dût-ellenerapporterquel’erreur,chaquefoisettoujours—ets’ilmedisait:«Choisis!»,jemejetteraishumblementsursamaingaucheet jedirais:«Donne,Père!car,detoutefaçon,lapurevéritén’estquepourtoiseul.»

LESSING.

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TABLEDESMATIÈRES

Couverture

Dumêmeauteur

Copyright

1.-Typologieduromanpolicier

2.-Lerécitprimitif-l’Odyssée

Avantlechant

Laparolefeinte

Lesrécitsd’Ulysse

Unfuturprophétique

3.-Leshommes-récits-lesMilleetunenuits

Digressionsetenchâssements

Loquacitéetcuriosité.Vieetmort

Lerécit:suppléantetsuppléé

4.-Lagrammairedurécit-leDécaméron

5.-Laquêtedurécit-leGraal

Lerécitsignifiant

Structuredurécit

LaquêteduGraal

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6.-Lesecretdurécit-HenryJames

7.-Lestransformationsnarratives

Lecture

Description

Application

Ouvragescités

8.-Lejeudel’altérité-Notesd’unsouterrain

L’idéologiedunarrateur

Ledramedelaparole

Maîtreetesclave

L’êtreetl’autre

Lejeusymbolique

9.-Connaissanceduvide-Cœurdesténèbres

10.-Lalecturecommeconstruction

Lediscoursréférentiel

Lesfiltresnarratifs

Significationetsymbolisation

Laconstructioncommethème

Lesautreslectures

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1.

Typologieduromanpolicier

Le genre policier ne se subdivise pas en espèces. Il présente seulement des formeshistoriquementdifférentes.

Boileau-Narcejac 1.

Sijemetscesmotsenexergueàuneétudequitraite,précisément,des«espèces»danslegenre«romanpolicier»,cen’estpaspourinsistersurmondésaccordaveclesauteursenquestion, mais parce que cette attitude est très répandue ; c’est donc la première parrapportàlaquelleilfautprendreposition.Leromanpoliciern’yestpourrien:depuisprèsdedeux siècles,une réaction forte se fait sentir,dans lesétudes littéraires,qui conteste lanotionmêmedegenre.Onécritsoitsurlalittératureengénéralsoitsuruneœuvre;etilya une convention tacite selon laquelle ranger plusieurs œuvres dans un genre, c’est lesdévaloriser. Cette attitude a une bonne explication historique : la réflexion littéraire del’époque classique, qui avait trait aux genres plus qu’aux œuvres, manifestait aussi unetendance pénalisante : l’œuvre était jugée mauvaise, si elle ne se conformait passuffisammentauxrèglesdugenre.Cettecritiquecherchaitdoncnonseulementàdécrirelesgenresmaisaussiàlesprescrire;lagrilledesgenresprécédaitlacréationlittéraireaulieudelasuivre.

La réaction fut radicale : les romantiques et leurs descendants refusèrent nonseulementdeseconformerauxrèglesdesgenres(cequiétaitbienleurdroit)maisaussidereconnaître l’existence même de la notion. Aussi la théorie des genres a-t-elle reçusingulièrement peu d’attention jusqu’à nos jours. Pourtant, à l’heure actuelle, on auraittendance à chercher un intermédiaire entre la notion trop générale de littérature et cesobjets particuliers que sont lesœuvres. Le retard vient sans doute de ce que la typologie

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impliqueetestimpliquéeparlathéoriegénéraledutexte;orcettedernièreestencoreloind’avoiratteintl’âgedelamaturité:tantqu’onnesaurapasdécrirelastructuredel’œuvre,il faudra se contenter de comparer des éléments qu’on saitmesurer, tel lemètre.Malgrétoutel’actualitéd’unerecherchesurlesgenres(commel’avaitremarquéThibaudet,c’estduproblème des universaux qu’il s’agit), on ne peut la conduire indépendamment de celleconcernant lathéoriedudiscours:seule lacritiqueduclassicismepouvaitsepermettrededéduirelesgenresàpartirdesschémaslogiquesabstraits.

Unedifficultésupplémentairevients’ajouteràl’étudedesgenres,quitientaucaractèrespécifique de toute norme esthétique. La grande œuvre crée, d’une certaine façon, unnouveau genre, et enmême temps elle transgresse les règles du genre qui avaient coursauparavant.Legenrede laChartreusedeParme,c’est-à-dire lànormeà laquelleceromanse réfère, n’est pas seulement le roman français dudébut du XIXe ; c’est le genre « romanstendhalien»quiestcrééparcetteœuvreprécisément,etparquelquesautres.Onpourraitdirequetoutgrandlivreétablitl’existencededeuxgenres,laréalitédedeuxnormes;celledu genre qu’il transgresse, qui dominait la littérature antérieure ; et celle du genre qu’ilcrée.

Ilyatoutefoisundomaineheureuxoùcejeuentrel’œuvreetsongenren’existepas:celui de la littérature de masses. Le chef-d’œuvre littéraire habituel, en un certain sens,n’entredansaucungenresicen’estlesienpropre;maislechef-d’œuvredelalittératuredemassesestprécisémentlelivrequis’inscritlemieuxdanssongenre.Leromanpolicierasesnormes;faire«mieux»qu’ellesneledemandent,c’estenmêmetempsfaire«moinsbien»:quiveut«embellir» leromanpolicier, faitde la« littérature»,nonduromanpolicier.Leromanpolicierparexcellencen’estpasceluiquitransgresselesrèglesdugenre,maisceluiqui s’y conforme :Pas d’orchidées pourMissBlandish est une incarnationdu genre, nonundépassement.Sil’onavaitbiendécritlesgenresdelalittératurepopulaire,iln’yauraitpluslieudeparlerde ses chefs-d’œuvre : c’est lamêmechose ; lemeilleur spécimen sera celuidontonn’a rienàdire.C’estun fait trèspeuremarquéetdont lesconséquencesaffectenttoutes les catégories esthétiques : nous sommes aujourd’hui en présence d’une coupureentre leursdeuxmanifestationsessentielles ; iln’yapasune seulenormeesthétiquedansnotresociété,maisdeux;onnepeutpasmesureraveclesmêmesmesuresle«grand»artetl’art«populaire».

La mise en évidence des genres à l’intérieur du roman policier promet donc d’êtrerelativementfacile.Mais il fautpourcelacommencerpar ladescriptiondes«espèces»,cequi veut dire aussi par leur délimitation. Je prendrai comme point de départ le romanpolicier classique qui a connu son heure de gloire entre les deux guerres, et qu’on peutappelerromanàénigme.Ilyadéjàeuplusieursessaisdepréciserlesrèglesdecegenre(jereviendrai plus tard sur les vingt règles de Van Dine) ; mais la meilleure caractéristiqueglobaleme semble celle qu’en donneMichel Butor dans son roman l’Emploi du temps. Le

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personnage George Burton, auteur de nombreux romans policiers, explique au narrateurque«toutromanpolicierestbâtisurdeuxmeurtresdontlepremier,commisparl’assassin,n’estquel’occasionduseconddanslequelilestlavictimedumeurtrierpuretimpunissable,dudétective»,etque«lerécit…superposedeuxsériestemporelles:lesjoursdel’enquêtequicommencentaucrime,etlesjoursdudramequimènentàlui».

A la base du roman à énigme on trouve une dualité, et c’est elle qui va nous guiderpour le décrire. Ce romanne contient pas unemais deux histoires : l’histoire du crime etl’histoire de l’enquête.Dans leur forme la plus pure, ces deux histoires n’ont aucun pointcommun.Voicilespremièreslignesd’untelroman«pur»:

«Surunepetitecarteverte,onlitceslieuestapéesàlamachine:OdellMargaret

184,Soixante-et-onzième.rueOuest.Assassinat.Étrangléeversvingt-troisheures.Appartement saccagé. Bijoux volés. Corps découvert par Amy Gibson, femme dechambre.»

(S.S.VanDine,l’AssassinatduCanari.)

Lapremièrehistoire, celleducrime, est terminéeavantquene commence la seconde(et le livre).Mais que se passe-t-il dans la seconde ? Peu de choses. Les personnages decette seconde histoire, l’histoire de l’enquête, n’agissent pas, ils apprennent. Rien ne peutleurarriver:unerègledugenrepostulel’immunitédudétective.OnnepeutpasimaginerHercule Poirot ou Philo Vance menacés d’un danger, attaqués, blessés, et, à plus forteraison,tués.Lescentcinquantepagesquiséparentladécouverteducrimedelarévélationducoupablesontconsacréesàunlentapprentissage:onexamineindiceaprèsindice,pisteaprèspiste.Leromanàénigmetendainsiversunearchitecturepurementgéométrique: leCrimede l’Orient-Express (A.Christie),parexemple,présentedouzepersonnages suspects ;lelivreconsisteendouze,etdenouveaudouzeinterrogatoires,prologueetépilogue(c’est-à-diredécouverteducrimeetdécouverteducoupable).

Cettesecondehistoire,l’histoiredel’enquête,jouitdoncd’unstatuttoutparticulier.Cen’est pas un hasard si elle est souvent racontée par un ami du détective, qui reconnaîtexplicitement qu’il est en train d’écrire un livre : elle consiste, en somme, à expliquercommentcerécitmêmepeutavoirlieu,commentcelivremêmeapuêtreécrit.Lapremièrehistoire ignore entièrement le livre, c’est-à-dire qu’elle ne s’avoue jamais livresque (aucunauteur de romans policiers ne pourrait se permettre d’indiquer lui-même le caractèreimaginairede l’histoire,commecelaseproduiten« littérature»).Enrevanche, lasecondehistoire est non seulement censée tenir compte de la réalité du livre mais elle estprécisémentl’histoiredecelivremême.

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Onpeutencorecaractérisercesdeuxhistoiresendisantquelapremière,celleducrime,raconte«cequis’esteffectivementpassé»,alorsquelaseconde,celledel’enquête,explique«commentlelecteur(oulenarrateur)enaprisconnaissance».Or,cesdéfinitionsnesontpluscellesdesdeuxhistoiresdans leromanpolicier,maisdedeuxaspectsdetouteœuvrelittéraire,que lesFormalistes russesavaientdécelés,dans lesannéesvingtdece siècle. Ilsdistinguaient,eneffet,lafableetlesujetd’unrécit:lafable,c’estcequis’estpassédanslavie;lesujet,lamanièredontl’auteurprésentecettefable.Lapremièrenotioncorrespondàlaréalitéévoquée,àdesévénementssemblablesàceuxquisedéroulentdansnotrevie;laseconde,au livre lui-même,aurécit,auxprocédés littérairesdontsesert l’auteur.Dans lafable,iln’yapasd’inversiondansletemps,lesactionssuiventleurordrenaturel;danslesujet, l’auteurpeutnousprésenter lesrésultatsavant lescauses, lafinavant ledébut.Cesdeux notions, donc, ne caractérisent pas deux parties de l’histoire ou deux histoiresdifférentes,maisdeuxaspectsd’unemêmehistoire,cesontdeuxpointsdevuesurlamêmechose.Commentsefait-ilalorsqueleromanpolicierparvientàlesrendreprésentestoutesdeux,àlesmettrecôteàcôte?

Pourexpliquer ceparadoxe, il fautd’abord se souvenirdu statutparticulierdesdeuxhistoires.Lapremière,celleducrime,estenfaitl’histoired’uneabsence:sacaractéristiquela plus importante est qu’elle ne peut être immédiatement présente dans le livre. End’autres mots, le narrateur ne peut pas nous transmettre directement les répliques despersonnages qui y sont impliqués, ni nous décrire leurs gestes : pour le faire, il doitnécessairement passer par l’intermédiaire d’un autre (ou du même) personnage quirapportera,danslasecondehistoire, lesparolesentenduesoulesactesobservés.Lestatutdelasecondeest,onl’avu,toutaussiexcessif:c’estunehistoirequin’aaucuneimportanceen elle-même, qui sert seulement demédiateur entre le lecteur et l’histoire du crime. Lesthéoriciensduromanpoliciersesonttoujoursaccordéspourdirequelestyledanscetypede littérature, doit être parfaitement transparent, pour ainsi dire inexistant ; la seuleexigence à laquelle il obéit est d’être simple, clair, direct. On amême tenté— ce qui estsignificatif—de supprimerentièrement cette secondehistoire :unemaisond’éditionavaitpubliédevéritablesdossiers,composésderapportsdepouceimaginaires,d’interrogatoires,de photos, d’empreintes digitales, même de mèches de cheveux ; ces documents« authentiques »devaient amener le lecteur à ladécouvertedu coupable (en casd’échec,uneenveloppefermée,colléesurladernièrepage,donnaitlaréponsedujeu:parexemple,leverdictdujuge).

Il s’agit donc, dans le romanà énigme, dedeuxhistoires dont l’une est absentemaisréelle, l’autre présente mais insignifiante. Cette présence et cette absence expliquentl’existencedesdeuxdanslacontinuitédurécit.Lapremièreestsiartificielle,elleesttrufféede tant de conventions et de procédés littéraires (qui ne sont rien d’autre que l’aspect« sujet » du récit) que l’auteur ne peut les laisser sans explication. Ces procédés sont,

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notons-le,dedeuxtypesessentiellement,inversionstemporelleset«visions»particulières:lateneurdechaquerenseignementestdéterminéeparlapersonnedeceluiquiletransmet,il n’existe pas d’observation sans observateur ; l’auteur ne peut pas, par définition, êtreomniscient, comme il l’est dans le roman classique. La seconde histoire apparaît donccommeunlieuoùl’onjustifieet«naturalise»touscesprocédés:pourleurdonnerunair« naturel » l’auteur doit expliquer qu’il écrit un livre ! Et c’est de peur que cette secondehistoirenedevienneelle-mêmeopaque,nejetteuneombreinutilesurlapremière,qu’onatantrecommandédegarderlestyleneutreetsimple,delerendreimperceptible.

Examinonsmaintenant un autre genre à l’intérieur du roman policier, celui qui s’estcréé aux États-Unis peu avant et surtout après la deuxième guerre, et qui est publié enFrancedansla«sérienoire»;onpeutl’appelerleromannoir,bienquecetteexpressionaitaussi une autre signification. Le roman noir est un roman policier qui fusionne les deuxhistoiresou,end’autresmots,supprimelapremièreetdonnevieàlaseconde.Cen’estplusuncrimeantérieuraumomentdurécitqu’onnousrelate,lerécitcoïncidemaintenantavecl’action.Aucunromannoirn’estprésentésouslaformedemémoires:iln’yapasdepointd’arrivéed’où le narrateur embrasserait du regard les événements passés, nousne savonspass’ilarriveravivantàlafindel’histoire.Laprospectionsesubstitueàlarétrospection.

Iln’y aplusd’histoireàdeviner ; et iln’y apasdemystère, commedans le romanàénigme.Maisl’intérêtdulecteurnediminuepaspourautant:onserendalorscomptequ’ilexiste deux formes d’intérêt tout à fait différentes. La première peut être appelée lacuriosité; samarchevade l’effetà la cause :àpartird’uncertain résultat (uncadavreetquelques indices) il faut trouver la cause (le coupable et ce qui l’a poussé au crime). Ladeuxièmeformeestlesuspenseetonvaicidelacauseàl’effet:onnousmontred’abordlesdonnées initiales (des gangsters qui préparent des mauvais coups) et notre intérêt estsoutenuparl’attentedecequivaarriver,c’est-à-diredeseffets(cadavres,crimes,bagarres).Cetyped’intérêtétaitinconcevabledansleromanàénigmecarsespersonnagesprincipaux(le détective et son ami, le narrateur) étaient, par définition, immunisés : rien ne pouvaitleurarriver.La situation se renversedans le romannoir : toutestpossible,et ledétectiverisquesasanté,sinonsavie.

J’ai présenté l’oppositionentre romanà énigmeet romannoir commeuneoppositionentre deux histoires et une seule ; c’est là un classement logique et non une descriptionhistorique. Le roman noir n’a pas eu besoin, pour apparaître, d’opérer ce changementprécis.Malheureusement pour la logique, les genres n’apparaissent pas avec comme seulbutd’illustrerlespossibilitésoffertesparlathéorie;ungenrenouveausecréeautourd’unélémentquin’étaitpasobligatoiredansl’ancien:lesdeuxcodent(rendentobligatoires)desélémentsasymétriques.C’estpourcetteraisonquelapoétiqueduclassicismeneréussissaitpassaclassification logiquedesgenres.Leromannoirmodernes’estconstituénonautourd’unprocédédeprésentationmaisautourdumilieureprésenté,autourdepersonnageset

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demœurs particuliers ; autrement dit, sa caractéristique constitutive est thématique. C’estainsiqueledécrivait,en1945,MarcelDuhamel,sonpromoteurenFrance:onytrouve«dela violence — sous toutes ses formes, et plus particulièrement les plus honnies — dutabassage et du massacre ». « L’immoralité y est chez elle tout autant que les beauxsentiments. » « Il y a aussi de l’amour — préférablement bestial — de la passiondésordonnée,de lahaine sansmerci…»C’est eneffet, autourde cesquelques constantesque se constitue le roman noir : la violence, le crime souvent sordide, l’amoralité despersonnages.Obligatoirement,aussi,la«secondehistoire»,cellequisedérouleauprésent,ytientuneplacecentrale;maislasuppressiondelapremièren’estpasuntraitobligatoire:les premiers auteurs de la « série noire », D.Hammett, R. Chandler gardent lemystère ;l’importantestqu’ilaiciunefonctionsecondaire,subordonnéeetnonpluscentrale,commedansleromanàénigme.

Cette restriction dans le milieu décrit distingue aussi le roman noir du romand’aventures bien que la limite ne soit pas très nette. On peut se rendre compte que lespropriétésénuméréesjusqu’ici, ledanger, lapoursuite, lecombatserencontrentaussibiendans un roman d’aventures ; pourtant le roman noir garde son autonomie. On peut endistinguer plusieurs raisons : le relatif effacement du romand’aventures et sa substitutionpar le roman d’espionnage ; ensuite le penchant de ses auteurs pour le merveilleux etl’exotique,qui lerapproche,d’unepart,durécitdevoyage,de l’autre,desromansactuelsde science-fiction ; enfin une tendance à la description, qui reste tout à fait étrangère auroman policier. La différence dans le milieu et les mœurs décrits s’ajoute à ces autresdistinctions;etc’estelleprécisémentquiapermisauromannoirdeseconstituer.

Unauteurderomanspoliciersparticulièrementdogmatique,S.S.VanDine,aénoncé,en 1928, vingt règles auxquelles doit se conformer tout auteur de romans policiers qui serespecte.Cesrèglesontétésouventreproduitesdepuis(voirparexempledans le livrecitédeBoileauetNarcejac)etellesontétésurtouttrèscontestées.Commeilnes’agitpaspourmoideprescrirelafaçondontilfautprocéder,maisdedécrirelesgenresduromanpolicier,jepensequenousavons intérêtànousyarrêterun instantSous leur formeoriginale, cesrèglessontassezredondantes,etellesselaissentrésumerparleshuitpointssuivants:

1. Le romandoit avoir auplusundétective etun coupable, et aumoinsune victime(uncadavre).

2.Lecoupablenedoitpasêtreuncriminelprofessionnel;nedoitpasêtreledétective;doittuerpourdesraisonspersonnelles.

3.L’amourn’apasdeplacedansleromanpolicier.4.Lecoupabledoitjouird’unecertaineimportance:a)danslavie:nepasêtreunvaletouunefemmedechambre;b)danslelivre:êtreundespersonnagesprincipaux.

5.Toutdoits’expliquerd’unefaçonrationnelle;lefantastiquen’yestpasadmis.

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6.Iln’yapasdeplacepourdesdescriptionsnipourdesanalysespsychologiques.7.Ilfautseconformeràl’homologiesuivante,quantauxrenseignementssurl’histoire:

«auteur:lecteur=coupable:détective».8.Ilfautéviterlessituationsetlessolutionsbanales(VanDineenénumèredix).Sioncomparecet inventaireavec ladescriptionduromannoir,ondécouvriraun fait

intéressant. Une partie des règles de Van Dine se rapporte apparemment à tout romanpolicier, une autre, au roman à énigme. Cette répartition coïncide, curieusement, avec lechamp d’application des règles : celles qui concernent les thèmes, la vie représentée (la«premièrehistoire»)sontlimitéesauromanàénigme(règles1-4a);cellesquiserapportentau discours, au livre (à la « seconde histoire »), sont également valables pour les romansnoirs (règles 4b-7 ; la règle 8 est d’une généralité encore plus grande). En effet dans leromannoirilyasouventplusd’undétective(laReinedespommesdeChesterHimes)etplusd’un criminel (Du gâteau ! de J. H. Chase). Le criminel est presque obligatoirement unprofessionneletne tuepaspourdes raisonspersonnelles (« le tueuràgages ») ;deplus,c’estsouventunpolicier.L’amour—«préférablementbestial»—ytientaussisaplace.Enrevanche les explications fantastiques, les descriptions et les analyses psychologiques enrestentbannies ; le crimineldoit toujoursêtreundespersonnagesprincipaux.Quantà larègle7,elleaperdusapertinenceavecladisparitiondeladoublehistoire.Cequisuggèrequel’évolutionatouchéavanttoutlapartiethématique,plutôtquelastructuredudiscourslui-même(VanDinen’apasnoté lanécessitédumystèreet,parconséquent,de ladoublehistoire,laconsidérantsansdoutecommeallantdesoi).

Des traits àpremièrevue insignifiantspeuvent se trouver codifiésdans l’unou l’autretype de roman policier : un genre réunit des particularités situées à différents niveaux degénéralité.Ainsileromannoir,àquitoutaccentsurlesprocédéslittérairesestétranger,neréservepassessurprisespourlesdernièreslignesduchapitre;alorsqueleromanàénigme,qui légalise la convention littéraire en l’explicitant dans sa « seconde histoire » terminerasouvent le chapitre par une révélation particulièrement surprenante (C’est vous l’assassin,diraainsiPoirotaunarrateurdansleMeurtredeRogerAckroyd).D’autrepart,certainstraitsdestyledansleromannoirluiappartiennentenpropre.Lesdescriptionsseprésententsansemphase,mêmesil’ondécritdesfaitseffrayants;onpeutdirequ’ellesconnotentlafroideursinonlecynisme(«Joesaignaitcommeunporc.Incroyablequ’unvieillardpuissesaigneràcepoint»,HoraceMacCoy,Adieulavie,adieul’amour…).Lescomparaisonsévoquentunecertainerudesse(descriptiondesmains:«jesentaisquesijamaissesmainsagrippaientmagorge,ilmeferaitjaillirlesangparlesoreilles»,J.H.Chase,Garcesdefemmes!).Ilsuffitdelireuntelpassagepourêtresûrqu’ontientunromannoirentresesmains.

Iln’estpasétonnantqu’entrecesdeuxformessidifférentesaitpusurgirunetroisièmequicombineleurspropriétés:leromanàsuspense.Duromanàénigmeilgardelemystèreetlesdeuxhistoires,celledupasséetcelleduprésent;maisilrefusederéduirelasecondeà

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unesimpledétectiondelavérité.Commedansleromannoir,c’estcettesecondehistoirequiprendicilaplacecentrale.Lelecteurestintéressénonseulementparcequiestarrivéavantmais aussi par ce qui va arriver plus tard, il s’interroge aussi bien sur l’avenir que sur lepassé. Les deux types d’intérêt se trouvent donc réunis ici : il y a la curiosité, de savoircomment s’expliquent les événements déjà passés ; et il y a aussi le suspense : que va-t-ilarriverauxpersonnagesprincipaux?Cespersonnages jouissaientd’une immunité,on s’ensouvient, dans le roman à énigme ; ici ils risquent leur vie sans cesse. Lemystère a unefonction différente de celle qu’il avait dans le roman à énigme : il est plutôt un point dedépart,l’intérêtprincipalvenantdelasecondehistoire,cellequisedérouleauprésent.

Historiquement, cette forme du roman policier est apparue à deuxmoments : elle aservidetransitionentreleromanàénigmeetleromannoir;etelleaexistéenmêmetempsquecelui-ci.A cesdeuxpériodes correspondentdeux sous-typesdu romanà suspense.Lepremier,qu’onpourraitappelerl’«histoiredudétectivevulnérable»,estsurtoutattestéparles romans deHammett et de Chandler. Son trait principal est que le détective perd sonimmunité, il se fait « tabasser », blesser, il risque sans cesse sa vie, bref, il est intégré àl’universdesautrespersonnages,aulieud’enêtreunobservateurindépendant,commel’estle lecteur (souvenons-nous de l’analogie détective-lecteur de Van Dine). Ces romans sonthabituellementclasséscommedes romansnoirsàcausedumilieuqu’ilsdécriventmaisonpeutvoiriciqueleurcompositionenfaitplutôtdesromansàsuspense.

Le second type de roman à suspense a précisément voulu se débarrasser du milieuconventionnel des professionnels du crime, et revenir au crime personnel du roman àénigme, tout en se conformant à la nouvelle structure. Il en est résulté un roman qu’onpourraitappeler1’«histoiredususpect-détective».Danscecas,uncrimes’accomplitdanslespremièrespageset les soupçonsde lapolice seportent surunecertainepersonne(quiest lepersonnageprincipal).Pourprouversoninnocence,cettepersonnedoittrouverelle-mêmelevraicoupable,mêmesiellerisque,pourcefaire,savie.Onpeutdireque,danscecas,cepersonnageestenmêmetempsledétective,lecoupable(auxyeuxdelapolice)etlavictime(potentielle,desvéritablesassassins).BeaucoupderomansdeIrish,PatrikQuentin,CharlesWilliamssontbâtissurcemodèle.

Il est assez difficile de dire si les formes que je viens de décrire correspondent à desétapesd’uneévolutionoubienpeuventexistersimultanément.Lefaitquenouspouvonslesrencontrer chez unmême auteur, précédant le grand épanouissement du roman policier(tels Conan Doyle ou Maurice Leblanc) nous ferait pencher pour la seconde solution,d’autant plus que ces trois formes coexistent parfaitement aujourd’hui. Mais il est assezremarquable que l’évolution du roman policier dans ses grandes lignes a plutôt suivi lasuccessiondecesformes.Onpourraitdirequ’àpartird’uncertainmomentleromanpolicierressentcommeunpoidsinjustifiélescontraintesquiconstituentsongenreets’endébarrassepour se former un nouveau code. La règle du genre est perçue comme une contrainte à

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1.

partir dumoment où elle ne se justifie plus par la structure de l’ensemble.Ainsi dans lesromans de Hammett et de Chandler le mystère global était devenu pur prétexte, et leromannoirquiluiasuccédés’enestdébarrassé,pourélaborerdavantagecetteautreformed’intérêtqu’estlesuspenseetseconcentrerautourdeladescriptiond’unmilieu.Leromanàsuspense, né après les grandes années du roman noir, a ressenti ce milieu comme unattribut inutile, et n’a gardé que le suspense lui-même. Mais il a fallu en même tempsrenforcerl’intrigueetrétablirl’ancienmystère.Lesromansquiontessayédesepasseraussibiendumystèrequedumilieupropreàla«sérienoire»—telsparexemplePréméditationsdeFrancis IlesouMr.RipleydePatriciaHighsmith—sont troppeunombreuxpourqu’onpuisselesconsidérercommeformantungenreàpart.

J’arrive ici à unedernière question : que faire des romans qui n’entrent pas dansmaclassification ? Ce n’est pas un hasard,me semble-t-il, si des romans comme ceux que jeviens dementionner sont jugés habituellement par le lecteur comme situés enmarge dugenre, comme une forme intermédiaire entre le roman policier et le roman tout court. Sitoutefoiscetteforme(ouuneautre)devientlegermed’unnouveaugenredelivrespoliciers,ceneserapas làunargumentcontre laclassificationproposée ; comme je l’aidéjàdit, lenouveaugenreneseconstituepasnécessairementàpartirdelanégationdutraitprincipaldel’ancien,maisàpartird’uncomplexedepropriétésdifférent,sanssoucideformeraveclepremierunensemblelogiquementharmonieux.

LeRomanpolicier,Paris,Payot,1964,p.185.

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2.

Lerécitprimitif

l’Odyssée

Onparleparfoisd’unrécitsimple,sainetnaturel,d’unrécitprimitif,quineconnaîtraitpas les vices des récitsmodernes. Les romanciers actuels s’écartent du bon vieux récit, nesuiventplussesrègles,pourdesraisonssurlesquellesl’accordnes’estpasencorefait:est-ceparperversité innéede lapartdecesromanciers,ouparvainsoucid’originalité,cequirevientcependantàuneobéissanceaveugleàlamode?

Onsedemandequelssont les récitsconcretsquiontpermisune telle induction. Ilestfortinstructif,entouslescas,dereliredanscetteperspectivel’Odyssée,cepremierrécit,quidevrait a priori correspondre le mieux à l’image du récit primitif. Rarement on trouvera,danslesœuvresplusrécentes,tantde«perversités»accumulées,tantdeprocédésquifontdecetteœuvretoutsaufunrécitsimple.

L’imagedurécitprimitifn’estpasunefictionfabriquéepourlesbesoinsdeladiscussion.Elleestimpliciteautantàdesjugementssurlalittératureactuelle,qu’àcertainesremarquesérudites sur lesœuvres dupassé. En se fondant sur l’esthétique qui serait propre au récitprimitif,lescommentateursdestextesanciensdéclarentétrangèreaucorpsdel’œuvretelleou telle de ses parties ; et, ce qui est pire, ils croient ne se référer à aucune esthétiqueparticulière. Précisément, à propos de l’Odyssée, où on ne dispose pas de certitudehistorique,cetteesthétique-làdéterminelesdécisionsdeséruditssurles«insertions»etles«interpolations».

Il serait fastidieux d’énumérer toutes les lois de cette esthétique. Je rappelle lesprincipales:

Laloiduvraisemblable: toutes lesparoles, toutes lesactionsd’unpersonnagedoivents’accorderselonunevraisemblancepsychologique—commesidetouttempsonavaitjugé

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vraisemblablelamêmecombinaisondequalités.Ainsionnousdit:«Toutcepassageétaitregardé comme une addition dès l’Antiquité parce que ces paroles paraissaient malrépondreauportraitdeNausicaaquefaitparailleurslepoète.»

La loide l’unitédesstyles : lebaset le sublimenepeuventpassemêler.Onnousdiraainsiquetelpassage«malséant»estnaturellementàconsidérercommeuneinterpolation.Laloidelaprioritédusérieux:touteversioncomiqued’unrécitsuitdansletempssaversionsérieuse;prioritétemporelleaussidubonsurlemauvais:estplusanciennelaversionquenous jugeronsaujourd’huimeilleure.«CetteentréedeTélémaquechezMénélasest imitéede l’entrée d’Ulysse chez Alkinoos, ce qui semble indiquer que le Voyage de Télémaque futcomposéaprèslesRécitschezAlkinoos.»

La loi de la non-contradiction (pierre angulaire de toute critique d’érudition) : si uneincompatibilitéréférentielles’ensuitde la juxtapositiondedeuxpassages, l’undesdeuxaumoinsestinauthentique.Lanourrices’appelleEurycléedanslapremièrepartiedel’Odyssée,Eurynomé, dans la dernière ; donc les deux parties ont des auteurs différents. Selon lamême logique, les parties de l’Adolescent ne peuvent pas être écrites toutes deux parDostoïevski.—UlysseestditêtreplusjeunequeNestor,orilrencontreIphitosquiestmortpendantl’enfancedeNestor:commentcepassagepourrait-ilnepasêtreinterpolé?Delamême façon, on devrait exclure comme inauthentiques un bon nombre de pages de laRecherche où le jeuneMarcelparaît avoirplusieurs âgesàunmêmemomentde l’histoire.Ouencore:«Encesversonreconnaîtlamaladroitesutured’unelongueinterpolation;carcomment Ulysse peut-il parler d’aller dormir, alors qu’il était convenu qu’il repartirait lemême jour. » Les différents actes deMacbeth ont donc, eux aussi, des auteurs différents,puisqu’on apprend dans le premier que LadyMacbeth a des enfants, et dans le dernier,qu’ellen’enajamaiseu.

Les passages qui n’obéissent pas au principe de la non-contradiction sontinauthentiques;maissic’étaitceprincipemêmequil’était?

La loi de lanon-répétition (aussi difficile qu’il soit de croire qu’on puisse imaginer unetelleloiesthétique):dansuntexteauthentique,iln’yapasderépétitions.«Lepassagequicommence ici vient répéter pour la troisième fois la scène du tabouret qu’Antinoos et del’escabeauqu’Eurymaqueontprécédemment lancéscontreUlysse…Cepassagepeutdonc,àbondroit,paraîtresuspect.»Suivantceprincipe,onpourraitcouperunebonnemoitiédel’Odysséecomme«suspecte»ouencorecomme«unerépétitionchoquante». Ilestdifficilepourtant d’imaginer unedescriptionde l’épopée qui ne rende pas compte des répétitions,tantellesparaissentconstitutivesdugenre.

Laloianti-digressive:toutedigressiondel’actionprincipaleestajoutéeultérieurement,parunauteurdifférent.«Duvers222auvers286s’insèreiciunlongrécitrelatifàl’arrivéeinattendue d’un certain Théoclymène, dont la généalogie nous sera indiquée en détail.Cette digression, de même que les autres passages qui, plus loin, se rapporteront à

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Théoclymène,estpeuutileàlamarchedel’actionprincipale.»Ouencoremieux:«Celongpassagedes vers 394-466queVictorBérard (Introductionà l’Odyssée, I, p. 457) tient pourune interpolation, ne laisse pas de paraître au lecteur d’aujourd’hui une digression nonseulement inutile,maisencoremalvenue,qui suspend le récitenunmomentcritique.Onpeutsansdifficultél’exciser 1ducontexte.»Pensonsàcequiresteraitd’unTristramShandysionen«excisait»touteslesdigressionsqui«interrompentsifâcheusementlerécit»!

L’innocencedelacritiqued’éruditionest,bienentendu,fausse;consciemmentounon,celle-ci applique, à tout récit, des critères élaborés à partir de quelques récits particuliers(j’ignorelesquels).Maisilyaaussiunesuspicionplusgénéraleàformuler:c’estqu’iln’yapasde«récitprimitif».Aucunrécitn’estnaturel,unchoixetuneconstructionprésideronttoujoursàsonapparition;c’estundiscoursetnonuneséried’événements.Iln’existepasderécit«propre»faceauxrécits«figurés»;touslesrécitssontfigurés.Iln’yaquelemythedu récit propre ; et en fait, il décrit un récit doublement figuré : la figure obligatoire estsecondéeparuneautre,queDuMarsaisappelaitle«correctif»:unefigurequiestlàpourdissimulerlaprésencedesautresfigures.

Avantlechant

Examinons maintenant quelques-unes des propriétés du récit dans l’Odyssée. Et, toutd’abord, essayons de caractériser les types de discours dont le récit se sert et que nousretrouvons dans la société décrite par le poème. Ils sont deux, et aux propriétés sidifférentesqu’onpeutsedemanders’ilsappartiennentbienaumêmephénomène:cesontlaparole-actionetlaparole-récit.

La parole-action : il s’agit toujours ici d’accomplir un acte qui n’est pas simplementrenonciationde ces paroles. Cet acte est généralement accompagné, pour celui qui parle,d’un risque. Il ne faut pas avoir peurpourparler (« la terreur les faisait tous verdir, et leseulEurymaquetrouvaitàluirépondre 2»).Lapiétécorrespondausilence,laparoleselieà la révolte (« L’homme devrait toujours se garder d’être impie, mais jouir en silence desdonsqu’envoientlesdieux»).

Ajaxquiassumelesrisquesdelaparolepérit,puniparlesdieux:«ils’entirait,malgrélahained’Athéna,s’iln’eûtpasproféréuneparoleimpieetfaitunfolécart:c’estendépitdesdieuxqu’iléchappait,dit-il,augrandgouffredesmers !Poséidon l’entendit,commeilcriait si fort.Aussitôt, saisissant,de sespuissantesmains, son trident, il fendit l’unedecesGyrées. Le bloc resta deboutmais un pan dans lamer tomba, et c’était là qu’Ajax s’étaitassispourlancersonblasphème:lavague,danslamerimmense,l’emporta.»

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Toutelavengeanced’Ulysseoùalternentrusesetaudaces,setraduitparunesériedesilences et de paroles, les uns étant commandés par sa raison, les autres, par son cœur.«Sansmotdire,leprévientAthénaàsonarrivéeàIthaque,ilfaudrapâtirdebiendesmauxetteprêteràtout,mêmeàlaviolence.»Pournepascourirunrisque,Ulyssedoitsetaire,maiss’ilsuitlesappelsdesoncœur,ilparle:«Bouvier,ettoi,porcher,puis-jevousdireunmot?…vaudrait-ilmieuxmetaire?…J’obéisàmoncœuretjeparle.»Ilyapeut-êtredesparoles pieuses qui ne comportent pas de risque ; mais en principe, parler, c’est êtreaudacieux, oser. Ainsi aux mots d’Ulysse, qui ne manquent pas de respect pourl’interlocuteur,onrépond:

«Misérable! jevaissansplustechâtier!Voyez-vouscettelangue!tuvienshâblericidevant tousceshéros !vraiment tun’aspaspeur !»etc.Le faitmêmequequelqu’unoseparlerjustifielaconstatation«tun’aspaspeur».

LepassagedeTélémaquedel’adolescenceàlavirilitéestmarquépresqueuniquementpar lefaitqu’ilcommenceàparler:«touss’étonnaient, lesdentsplantéesauxlèvres,queTélémaque osât leur parler de si haut ». Parler, c’est assumer une responsabilité, parconséquentaussicourirundanger.Lechefdelatribuadroitdeparler,lesautresrisquentlaparoleàleursdépens.

Silaparole-actionestconsidéréeavanttoutcommeunrisque,laparole-récitestunart—delapartdulocuteur,ainsiqu’unplaisirpourlesdeuxcommunicants.Lesdiscoursvontdepairicinonaveclesdangersmortels,maisaveclesjoiesetlesdélices.«Laissez-vousallerencettesalleauplaisirdesdiscourscommeauxjoiesdufestin!»«Voicilesnuitssansfin,quilaissentduloisirpourlesommeiletpourleplaisirdeshistoires!»

Commelechefd’unpeupleétait l’incarnationdupremier typedeparole, iciunautremembrede lasociétédevientsonchampionincontesté:c’est l’aède.L’admirationgénéralevaàl’aèdecarilsaitbiendire; ilméritelesplusgrandshonneurs:« ilesttelquesavoixl’égale aux Immortels » ; c’est un bonheur que de l’écouter. Jamais un auditeur necommentelecontenuduchant,maisseulementl’artdel’aèdeetsavoix.Enrevanche,ilestimpensablequeTélémaque,montésurl’agorapourparler,soitreçupardesremarquessurla qualité de sondiscours ; ce discours est transparent et onne réagit qu’à sa référence :«Quelprêcheurd’agoraà la têteemportée !…Télémaque,voyons, laisse là tesprojetsettesproposméchants!»etc.

La parole-récit trouve sa sublimation dans le chant des Sirènes, qui passe en mêmetempsau-delàdeladichotomiedebase.LesSirènesontlaplusbellevoixdelaterre,etleurchant est le plus beau— sans être très différent de celui de l’aède : « As-tu vu le publicregarderversl’aède,inspiréparlesdieuxpourlajoiedesmortels?Tantqu’ilchante,onneveut que l’entendre, et toujours ! » Déjà, on ne peut quitter l’aède tant qu’il chante ; lesSirènessontcommeunaèdequines’interromptpas.LechantdesSirènesestdoncundegrésupérieur de la poésie, de l’art du poète. Souvenons-nous, plus particulièrement, de la

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descriptionqu’en faitUlysse.Dequoiparlecechant irrésistible,qui fait immanquablementpérir les hommes qui l’entendent, tant sa force d’attrait est grande ? C’est un chant quitraite de lui-même. Les Sirènes ne disent qu’une chose : c’est qu’elles sont en train dechanter!«Viensici!viensànous!Ulyssetantvanté!l’honneurdel’Achaïe!…Arrêtetoncroiseur:viensécouternosvoix!Jamaisunnoirvaisseaun’adoublénotrecapsansouïrlesdouxairsquisortentdenoslèvres…»Laparolelaplusbelleestcellequiseparle.

Enmêmetemps,c’estuneparolequiégaleàl’acteleplusviolentquisoit:(se)donnerlamort.Celuiquientend lechantdesSirènesnepourrasurvivre :chantersignifievivresientendre égale mourir. « Mais une version plus tardive de la légende, disent lescommentairesdel’Odyssée,voulaitque,dedépit,aprèslepassaged’Ulysse,ellessefussent,duhautde leur rocher,précipitéesdans lamer.»Sientendreégalevivre,chantersignifiemourir.Celuiquiparlesubitlamortsiceluiquientendluiéchappe.LesSirènesfontperdrelavieàceluiquilesentendparcequ’autrementellesperdentlaleur.

LechantdesSirènesest,enmêmetemps,cettepoésiequidoitdisparaîtrepourqu’ilyait vie, et cette réalitéquidoitmourirpourquenaisse la littérature. Le chantdesSirènesdoit s’arrêter pour qu’un chant sur les Sirènes puisse apparaître. Si Ulysse n’avait paséchappé aux Sirènes, s’il avait péri à côté de leur rocher, nous n’aurions pas connu leurchant : tous ceux qui l’avaient entendu en étaient morts et ne pouvaient pas leretransmettre. Ulysse, en privant les Sirènes de vie, leur a donné, par l’intermédiaired’Homère,l’immortalité.

Laparolefeinte

Si on cherche à découvrir quelles propriétés internes distinguent les deux types deparole, deux oppositions indépendantes se présentent. Premièrement, dans le cas de laparole-action, on réagit à l’aspect référentiel de l’énoncé (comme on l’a vu pourTélémaque) ; s’il s’agit d’un récit, c’est le discours en tant que tel que retiennent lesinterlocuteurs. Laparole-actionest perçue commeune information, laparole-récit commeun discours. Deuxièmement, et ceci semble contradictoire, la parole-récit relève dumodeconstatifdudiscours,alorsquelaparole-actionesttoujoursunperformatif.C’estdanslecasde la parole-action que le procès d’énonciation prend une importance primordiale etdevientlefacteuressentieldel’énoncé;laparole-récitévoqueunechosequin’estpaselle.Latransparencevadepairavecleperformatif,l’opacité,avecleconstatif.

Le chant des Sirènes n’est pas le seul qui vienne brouiller cette configuration déjàcomplexe. Il s’y ajoute un autre registre verbal, très répandu dans l’Odyssée, qu’on peut

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appeler«laparolefeinte».Cesontlesmensongesproférésparlespersonnages.Le mensonge fait partie d’une catégorie plus générale qui est celle de toute parole

inadéquate. On peut désigner ainsi le discours où un décalage visible s’opère entre laréférence et le référent, entre le sens et les choses.A côté dumensonge, on trouve ici leserreurs,lefantasme,lemerveilleux.Dèsqu’onprendconsciencedecetypedediscours,ons’aperçoit combien fragile est la conception selon laquelle la significationd’undiscours estconstituéeparsonréférent.

Lesdifficultéscommencentsinouscherchonsàqueltypedeparoleappartientlaparolefeinte dans l’Odyssée. D’une part, elle ne peut appartenir qu’au constatif : seule la paroleconstativepeutêtrevraieoufausse,leperformatiféchappeàcettequalification.Del’autre,parler pourmentir n’égale pas parler pour constater,mais pour agir : toutmensonge estnécessairementperformatif.Laparolefeinteestàlafoisrécitetaction.

Le constatif et le performatif s’interpénètrent sans cesse. Mais cette interpénétrationn’annule pas l’opposition elle-même. A l’intérieur de la parole-récit, on voit maintenantdeux pôles distincts bien que le passage soit possible entre les deux : il y a d’une part lechantmêmede l’aède ;onneparlera jamaisdevéritéetmensongeà sonpropos ; cequiretientlesauditeursestuniquementl’énoncéenlui-même.D’autrepart,onlitlesmultiplesbrefs récits que se font les personnages tout au long de l’histoire, sans qu’ils deviennentaèdes pour autant. Cette catégorie de discours marque un degré dans le rapprochementavec la parole-action : la parole reste ici constative mais elle prend aussi une autredimensionquiestcelledel’acte;toutrécitestproférépourserviràunbutprécisquin’estpas le seul plaisir des auditeurs. Le constatif est ici enchâssé dans le performatif. De làrésulte la profondeparenté du récit avec la parole feinte.On frôle toujours lemensonge,tantqu’onestdanslerécit.Diredesvérités,c’estpresquedéjàmentir.

On retrouve cetteparole tout au longde l’Odyssée. (Mais surun plan seulement : lespersonnagessemententlesunsauxautres,lenarrateurnenousmentjamais.Lessurprisesdes personnages ne sont pas des surprises pour nous. Le dialogue du narrateur avec lelecteur n’est pas isomorphe à celui des personnages entre eux.) L’apparition de la parolefeintesesignaleparunindiceparticulier:oninvoquenécessairementlavérité.

Télémaquedemande:«Maisvoyons,réponds-moisansfeinte,pointparpoint;quelesttonnom,tonpeuple,ettaville,ettarace?…»Athéna,ladéesseauxyeuxpers,réplique:«Oui, jevais là-dessusterépondresansfeinte. JemenommeMentès : j’ai l’honneurd’êtrefilsdusageAnchialos,etjecommandeànosbonsrameursdeTaphos»,etc.

Télémaque lui-mêmement au porcher et à samère, pour cacher l’arrivée d’Ulysse àIthaque ; et il accompagne ses paroles de formules telles que « j’aimemon francparler »,«voici,toutaulong,mère,lavérité.»

Ulyssedit : « Jenedemande,Eumée,qu’àdire toutde suiteà la filled’Icare, la sagePénélope,toutelavérité.»Vientunpeuplustardlerécitd’UlyssedevantPénélope,touten

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mensonges. De même, Ulysse rencontrant son père Laerte : « Oui, je vais là-dessus terépondresansfeinte.»Suiventdenouveauxmensonges.

L’invocation de la vérité est un signe de mensonge. Cette loi semble si bien établiequ’Eumée,leporcher,endéduituncorrélat:lavéritéapourluiunairdemensonge.Ulysseluiracontesavie;cerécitestentièrementinventé(etprécédéévidemmentdelaformule:« jevais te répondre sans feinte »), sauf surundétail : c’estqu’Ulyssevit toujours.Euméecroittoutmaisajoute:«Iln’estqu’unpoint,vois-tu,quimesembleinventé.Non!Non!jenecroispasauxcontessurUlysse!Entonétat,pourquoicesvastesmenteries?Jesuisbienrenseignésurleretourdumaître!C’estlahainedetouslesdieuxquil’accable…»Laseulepartiedurécitqu’iltraitedefausse,estlaseulequinelesoitpas.

Lesrécitsd’Ulysse

On voit que lesmensonges apparaissent le plus souvent dans les récits d’Ulysse. Cesrécitssontnombreuxet ilscouvrentunebonnepartiede l’Odyssée.L’Odysséen’estdoncpasunrécit,aupremierdegré,maisunrécitderécits,elleconsisteenlarelationdesrécitsquesefontlespersonnages.Encoreunefois,riend’unrécitprimitifetnaturel;celui-cidevrait,semble-t-il, dissimuler sa nature de récit ; alors que l’Odyssée l’exhibe sans cesse.Même lerécit proféré au nomdunarrateur n’échappe pas à cette règle, car il y a, à l’intérieur del’Odyssée,unaèdeaveuglequichante,précisément,lesaventuresd’Ulysse.Enmêmetemps,cette représentation révèle rapidement ses limites. Evoquer le procès d’énonciation àl’intérieurdel’énoncé,c’estproduireunénoncédontleprocèsd’énonciationrestetoujoursàdire. Le récit qui parle de sa propre création ne peut jamais s’interrompre, saufarbitrairement,carilrestetoujoursunrécitàfaire,ilrestetoujoursàracontercommentcerécitqu’onesten trainde lireoud’écrire,apusurgir.La littératureest infinie,encesensqu’elleditunehistoireinterminable,celledesaproprecréation.L’effortdurécit,desedireparuneauto-réflexion,nepeutêtrequ’unéchec ;chaquenouvelledéclarationajouteunenouvelle couche à cette épaisseur qui cache le procès d’énonciation. Ce vertige infini necesseraquesilediscoursacquiertuneparfaiteopacité:àcemoment,lediscoursseditsansqu’ilaitbesoindeparlerdelui-même.

Dans ses récits, Ulysse n’éprouve pas de tels remords. Les histoires qu’il raconteforment,apparemment,unesériedevariations,car il traitetoujoursde lamêmechose: ilraconte sa vie.Mais la teneur de l’histoire change suivant l’interlocuteur, qui est toujoursdifférent : Alkinoos (notre récit de référence), Athéna, Eumée, Télémaque, Antinoos,Pénélope, Laerte. La multitude de ces récits fait non seulement d’Ulysse une incarnation

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vivantede laparole feinte,maispermetaussidedécouvrirquelquesconstantes.Toutrécitd’Ulysse se détermine par sa fin, par le point d’arrivée : il sert à justifier la situationprésente.Cesrécitsconcernenttoujoursunfaitaccomplietrelientunpasséàunprésent:ils doivent se terminer par un « je — ici — maintenant ». S’ils divergent, c’est que lessituationsdanslesquelles ilssontproférés,sontellesaussidifférentes.UlysseapparaîtbienhabillédevantAthénaet Laerte : le récit doit expliquer sa richesse. Inversement,dans lesautrescas, ilestcouvertdeloques: l’histoireracontéedoit justifiercetétat.Lecontenudel’énoncé est entièrement dicté par le procès d’énonciation : la singularité de ce type dediscoursapparaîtraitencoreplusfortementsinouspensionsàcesrécitsplusrécents,oùcen’estpaslepointd’arrivéemaislepointdedépartquiestleseulélémentfixe.Là,unpasenavant est un pas dans l’inconnu, la direction à suivre est remise en question à chaquenouveaumouvement. Ici, c’est le point d’arrivée qui détermine le chemin à parcourir. LerécitdeTristramShandy, lui,ne reliepasunprésentàunpassé,nimêmeunpasséàunprésent,maisunprésentàunfutur.

IlyadeuxUlyssesdansl’Odyssée:l’unquicourtlesaventures,l’autrequilesraconte.Ilest difficile de dire lequel des deux est le personnage principal. Athéna, elle-même, endoute. « Pauvre éternel brodeur ! n’avoir faim que de ruses !…Tu rentres au pays et nepenses encore qu’aux contes de brigands, aux mensonges chers à ton cœur depuisl’enfance…»SiUlyssemetsilongtempsàrentrerchezlui,c’estquecen’estpaslàsondésirprofond : son désir est celui du narrateur (qui raconte lesmensonges d’Ulysse, Ulysse ouHomère?).Or lenarrateurdésireraconter.UlysseneveutpasrentreràIthaquepourquel’histoirepuissecontinuer.Le thèmede l’Odysséen’estpas le retourd’Ulysseà Ithaque ; ceretourest,aucontraire,lamortdel’Odyssée,safin.Lethèmedel’Odyssée,cesontlesrécitsqui forment l’Odyssée, c’est l’Odyssée elle-même.C’est pourquoi, en rentrantdans sonpays,Ulyssen’ypensepasetnes’enréjouitpas; ilnepensequ’aux«contesdebrigandsetauxmensonges»:ilpensel’Odyssée.

Unfuturprophétique

Les récits mensongers d’Ulysse sont une forme de répétition : des discours différentsdissimulent une référence identique. Une autre forme de répétition est constituée parl’emploitoutparticulierdufuturqueconnaîtl’Odyssée,etqu’onpeutappelerprophétique.Ils’agitànouveaud’uneidentitédelaréférence;maisàcôtédecetteressemblanceaveclesmensonges,ilyaaussiuneoppositionsymétrique:cesonticidesénoncésidentiques,dont

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les procès dénonciation diffèrent ; dans le cas desmensonges c’est le procès dénonciationquiétaitidentique,ladifférencesesituantentrelesénoncés.

Lefuturprophétiquedel’Odysséeserapprochedavantagedenotreimagehabituelledelarépétition.Cettemodaliténarrativeapparaîtdansdifférentessortesdeprédictions,etelleest toujours secondée par une description de l’action prédite réalisée. La plupart desévénements de l’Odyssée se trouvent ainsi racontés plusieurs fois (le retour d’Ulysse étantpréditbeaucoupplusd’unefois).Maiscesdeuxrécitsdesmêmesévénementsnesetrouventpassurlemêmeplan;ilss’opposent,àl’intérieurdecediscoursqu’estl’Odyssée,commeundiscoursàuneréalité.Lefutursembleeneffetentrer,avectouslesautrestempsduverbe,enuneopposition,dont les termessont l’absenceet laprésenced’uneréalité,duréférent.Seullefuturn’existequ’àl’intérieurdudiscours;leprésentetlepasséseréfèrentàunactequin’estpaslediscourslui-même.

Onpeutreleverplusieursvariantesàl’intérieurdufuturprophétique.D’aborddupointde vue de l’état ou de l’attitude du sujet de renonciation. Parfois, ce sont les dieux quiparlent au futur ; ce futur n’est alors pas une supposition mais une certitude, ce qu’ilsprojettentseréalisera.Ainsienest-ildeCircé,oudeCalypso,oud’AthénaquiprédisentàUlyssecequivaluiarriver.Acôtédecefuturdivin,ilyalefuturdivinatoiredeshommes:ceux-ciessaientdelirelessignesquelesdieuxleurenvoient.Ainsi,unaiglepasse:Hélènese lève et dit : « Voici quelle est la prophétie qu’un dieu me jette au cœur et quis’accomplira… Ulysse rentrera chez lui pour se venger… » De multiples autresinterprétations humaines des signes divins se trouvent dispersées dans l’Odyssée. Enfin, cesont parfois les hommes qui projettent leur avenir ; ainsi Ulysse, au début du chant 19,projette jusqu’aux moindres détails la scène qui suivra peu après. Ici se rapportentégalementcertainesparolesimpératives.

Les prédictionsdesdieux, les prophétiesdesdevins, les projets deshommes : tous seréalisent,tousserévèlentjustes.Lefuturprophétiquenepeutêtrefaux.Ilyapourtantuncasoùseproduitcettecombinaisonimpossible:UlysserencontrantTélémaqueouPénélopeà Ithaque,préditqu’Ulysse rentreraaupaysnataletverra les siens.Le futurnepeutêtrefauxquesicequ’ilpréditestvrai—déjàvrai.

Une autre gamme de subdivisions nous est offerte par les relations du futur avecl’instancedudiscours.Lefuturquiseréaliseraaucoursdespagessuivantesn’estqu’undecestypes:appelons-le le futurprospectif.Acôtéde luiexiste le futurrétrospectif ;c’est lecas où on nous raconte un événement sans manquer de rappeler qu’il était bien prévud’avance. Ainsi le Cyclope, apprenant que le nom de son bourreau est Ulysse : « Ah !Misère! jevoiss’accomplir lesoraclesdenotrevieuxdevin!…Ilm’avaitbienpréditcequim’arriverait et que, des mains d’Ulysse, je serais aveuglé… » Ainsi Alkinoos, voyant sesbateauxcoulerdevantsapropreville:«Ah!Misère!jevoiss’accomplirlesoraclesduvieux

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1.

2.

temps de mon père », etc. — Tout événement non-discursif n’est que l’incarnation d’undiscours,laréalitén’estqu’uneréalisation.

Cettecertitudedansl’accomplissementdesévénementspréditsaffecteprofondémentlanotiond’intrigue.L’Odysséenecomporteaucunesurprise;toutestditparavance;ettoutcequiestditarrive.Cecilametànouveauenoppositionradicaleaveclesrécitsultérieurs,oùla surprise joueun rôle beaucoupplus important, oùnous ne savons pas ce qui arrivera.Dansl’Odyssée,nonseulementnouslesavons,maisonnousleditavecindifférence.Ainsi,àproposd’Antinoos:«c’estlui,lepremier,quigoûteraitdesflèchesenvoyéesparlamaindel’éminent Ulysse », etc. Cette phrase qui apparaît dans le discours du narrateur, seraitimpensable dans un roman plus récent. Si nous continuons d’appeler intrigue le fil suivid’événementsàl’intérieurdel’histoire,cen’estqueparfacilité:qu’ontencommunl’intriguedecausalitéquinousesthabituelleaveccetteintriguedeprédestinationpropreàl’Odyssée?

«Exciser,enleveravecuninstrumenttranchant:exciserunetumeur»(PetitLarousse).

Icicommeplusloin,jecitelatraductionfrançaisedeVictorBérard.

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3.

Leshommes-récits

lesMilleetunenuits

«Qu’est-cequ’unpersonnagesinonladéterminationdel’action?Qu’est-cequel’actionsinonl’illustrationdupersonnage?Qu’est-cequ’untableauouunromanquin’estpasunedescriptiondecaractères?Quoid’autreycherchons-nous,ytrouvons-nous?»

Cesexclamationsviennentd’HenryJamesetelles se trouventdans sonarticle célèbreThe Art of Fiction (1884). Deux idées générales se font jour à travers elles. La premièreconcerne la liaison indéfectible des différentes constituantes du récit : les personnages etl’action. Il n’y a pas de personnage hors de l’action, ni d’action indépendamment dupersonnage.Mais,subrepticement,uneseconde idéeapparaîtdans lesdernières lignes :siles deux sont indissolublement liés, l’un est quandmême plus important que l’autre : lespersonnages. C’est-à-dire les caractères, c’est-à-dire la psychologie. Tout récit est « unedescriptiondecaractères».

Il est rare qu’on observe un cas si pur d’égocentrisme qui se prend pour del’universalisme. Si l’idéal théorique de James était un récit où tout est soumis à lapsychologie des personnages, il est difficile d’ignorer l’existence de toute une traditionlittéraireoùlesactionsnesontpaslàpourservird’« illustration»aupersonnagemaisoù,aucontraire,lespersonnagessontsoumisàl’action;où,d’autrepart,lemot«personnage»signifietoutautrechosequ’unecohérencepsychologiqueoudescriptiondecaractère.Cettetradition dont l’Odyssée et le Décaméron, les Mille et une nuits et le Manuscrit trouvé àSaragosse sont quelques-unes des manifestations les plus célèbres, peut être considéréecommeuncas-limited’a-psychologismelittéraire.

Essayons de l’observer de plus près en prenant comme exemple les deux dernièresœuvres 1.

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On se contente habituellement, en parlant de livres comme lesMille et une nuits, dedire que l’analyse internedes caractères en est absente, qu’il n’y a pas de descriptiondesétats psychologiques ; mais cette manière de décrire l’a-psychologisme ne sort pas de latautologie. Il faudrait, pour caractérisermieux cephénomène,partird’une certaine imagede lamarchedu récit, lorsque celui-ci obéit à la loi de l’enchaînement causal.Onpourraalorsreprésentertoutmomentdurécitsouslaformed’unepropositionsimple,quientreenrelation de consécution (notée par un +) ou de conséquence (notée par ⇒) avec lespropositionsprécédentesetsuivantes.

La première opposition entre le récit prôné par James et celui desMille et une nuitspeutêtreillustréeainsi:S’ilyauneproposition«XvoitY»,l’importantpourJames,c’estX,pour Chahrazade, Y. Le récit psychologique considère chaque action commeune voie quiouvre l’accès à la personnalité de celui qui agit, comme une expression, sinon comme unsymptôme.L’actionn’estpasconsidéréeenelle-même,elleesttransitiveenverssonsujet.Lerécit a-psychologique, au contraire, se caractérise par ses actions intransitives : l’actionimporteenelle-mêmeetnoncomme indicede tel traitdecaractère.LesMille et unenuitsrelèvent, peut-on dire, d’une littérature prédicative : l’accent tombera toujours sur leprédicatetnonsurlesujetdelaproposition.L’exempleleplusconnudeceteffacementdusujetgrammaticalestl’histoiredeSindbadlemarin.MêmeUlyssesortplusdéterminédesesaventuresquelui:onsaitqu’ilestrusé,prudent,etc.RiendetoutcelanepeutêtreditdeSindbad:sonrécit(menépourtantàlapremièrepersonne)estimpersonnel;ondevraitlenoternon«XvoitY»mais«OnvoitY».Seullerécitdevoyageleplusfroidpeutrivaliseravec les histoires de Sindbad pour leur impersonnalité ; mais non tout récit de voyage :pensonsauVoyagesentimentaldeSterne!

Lasuppressiondelapsychologiesefaiticiàl’intérieurdelapropositionnarrative;ellecontinue avec plus de succès encore dans le champ des relations entre propositions. Uncertaintraitdecaractèreprovoqueuneaction;mais ilyadeuxmanièresdifférentesde lefaire. On pourrait parler d’une causalité immédiate opposée à la causalitémédiatisée. Lapremière serait du type « X est courageux ⇒ X défie le monstre ». Dans la seconde,l’apparitiondelapremièrepropositionneseraitsuivied’aucuneconséquence;maisdanslecours du récit X apparaîtrait comme quelqu’un qui agit avec courage. C’est une causalitédiffuse, discontinue, qui ne se traduit pas par une seule action, mais par des aspectssecondairesd’uneséried’actions,souventéloignéeslesunesdesautres.

OrlesMilleetunenuitsneconnaissentpascettedeuxièmecausalité.Apeinenousa-t-onditque les sœursde la sultanesont jalouses,qu’ellesmettentunchien,unchat,etunmorceaudeboisàlaplacedesenfantsdecelle-ci.Cassimestavide:doncilvachercherdel’argent.Tous les traitsdecaractère sont immédiatement causals ;dèsqu’ilsapparaissent,ilsprovoquentuneaction.Ladistanceentreletraitpsychologiqueetl’actionqu’ilprovoqueestd’ailleursminimale ;etplutôtquede l’oppositionqualité/action, il s’agitdecelleentre

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deux aspects de l’action, duratif/ponctuel, ou itératif/non-itératif. Sindbad aime voyager(trait de caractère)⇒ Sindbabpart en voyage (action) : la différence entre les deux tendversuneréductiontotale.

Une autre manière d’observer la réduction de cette distance est de chercher si unemême proposition attributive peut avoir, au cours du récit, plusieurs conséquencesdifférentes.DansunromanduXIXesiècle,laproposition«XestjalouxdeY»peutentraîner«Xfuitlemonde»,«Xsesuicide»,«XfaitlacouràY»,«XnuitàY».DanslesMilleetunenuits iln’yaqu’unepossibilité :.«Xest jalouxdeY⇒XnuitàY».Lastabilitédurapportentre lesdeuxpropositionsprive l’antécédentde touteautonomie,de tout sens intransitif.L’implication tend à devenir une identité. Si les conséquents étaient plus nombreux,l’antécédentauraituneplusgrandevaleurpropre.

On touche ici à une propriété curieuse de la causalité psychologique. Un trait decaractèren’estpassimplementlacaused’uneaction,nisimplementsoneffet:ilestlesdeuxàlafois, toutcommel’action.Xtuesa femmeparcequ’ilestcruel ;mais ilestcruelparcequ’il tue sa femme. L’analyse causale du récit ne renvoie pas à une origine, première etimmuable,quiserait lesenset la loides imagesultérieures ;autrementdit,à l’étatpur, ilfaut pouvoir saisir cette causalité hors du temps linéaire. La cause n’est pas un avantprimordial,ellen’estqu’undesélémentsducouple«cause-effet»sansquel’unsoitparlàmêmesupérieur,ouantérieuràl’autre.

Il serait donc plus juste de dire que la causalité psychologique double la causalitéévénementielle (celle des actions) plutôt qu’elle n’interfère avec celle-ci. Les actions seprovoquent les unes les autres ; et, de surcroît, un couple causé-effet psychologiqueapparaît,maissurunplandifférent.C’esticiquepeutseposerlaquestiondelacohérencepsychologique : ces « suppléments » caractériels peuvent former ou non un système. LesMilleetunenuitsenoffrentànouveauunexempleextrême.Prenonslefameuxconted’AliBaba.LafemmedeCassim,frèred’AliBaba,estinquiètedeladisparitiondesonmari.«Ellepassa la nuit dans les pleurs. » Le lendemain, Ali Baba apporte le corps de son frère enmorceauxetdit,enguisedeconsolation:«Belle-sœurvoilàunsujetd’afflictionpourvousd’autantplusgrandquevousvousyattendiezmoins.Quoique lemal soit sans remède, siquelque chosenéanmoins est capablede vous consoler, je vousoffrede joindre lepeudebienqueDieum’aenvoyéauvôtre,envousépousant…»Réactiondelabelle-sœur:«Ellene refusa pas le parti, elle le regarda au contraire comme un motif raisonnable deconsolation. En essuyant ses larmes, qu’elle avait commencé de verser en abondance, ensupprimantlescrisperçantsordinairesauxfemmesquiontperduleursmaris,elletémoignasuffisamment à Ali Baba qu’elle acceptait son offre… » (Galland, III). Ainsi passe dudésespoiràlajoielafemmedeCassim.Lesexemplessimilairessontinnombrables.

Évidemment,encontestantl’existenced’unecohérencepsychologique,onentredansledomainedubonsens.Ilyasansdouteuneautrepsychologieoùcesdeuxactesconsécutifs

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formentuneunité.Mais lesMille et unenuits appartiennent au domaine du bon sens (dufolklore);etl’abondancedesexemplessuffitpourseconvaincrequ’ilnes’agitpasicid’uneautrepsychologie,nimêmed’uneanti-psychologie,maisbiend’a-psychologie.

Le personnage n’est pas toujours, comme le prétend James, la détermination del’action ; et tout récit ne consiste pas en une « description de caractères ».Mais qu’est-cealors que lepersonnage ?LesMille et unenuits nous donnent une réponse très nette quereprend et confirme le Manuscrit trouvé à Saragosse : le personnage, c’est une histoirevirtuellequiestl’histoiredesavie.Toutnouveaupersonnagesignifieunenouvelleintrigue.Noussommesdansleroyaumedeshommes-récits.

Cefaitaffecteprofondémentlastructuredurécit.

Digressionsetenchâssements

L’apparition d’un nouveau personnage entraîne immanquablement l’interruption del’histoire précédente, pour qu’une nouvelle histoire, celle qui explique le « je suis icimaintenant»dunouveaupersonnage,noussoitracontée.Unehistoiresecondeestenglobéedanslapremière;ceprocédés’appelleenchâssement.

Cen’est évidemment pas la seule justification possible de l’enchâssement.LesMille etunenuitsnousenoffrentdéjàd’autres:ainsidans«Lepêcheuret ledjinn»(Khawam,II)leshistoiresenchâsséesserventcommearguments.Lepêcheur justifiesonmanquedepitiépourledjinnparl’histoiredeDoubane;àl’intérieurdecelle-cileroidéfendsapositionparcelledel’hommejalouxetdelaperruche;levizirdéfendlasienneparcelleduprinceetdela goule. Si les personnages restent lesmêmes dans l’histoire enchâssée et dans l’histoireenchâssante, cettemotivationmêmeest inutile :dans1’«Histoiredesdeux sœurs jalousesde leurcadette»(Galland, III) lerécitde l’éloignementdesenfantsdusultandupalaisetde leurreconnaissancepar lesultanenglobeceluide l’acquisitiondesobjetsmagiques ; lasuccession temporelle est la seule motivation. Mais la présence des hommes-récits estcertainementlaformelaplusfrappantedel’enchâssement.

Lastructureformelledel’enchâssementcoïncide(etcen’estpaslà,ons’endoute,unecoïncidencegratuite)aveccelled’uneformesyntaxique,casparticulierdelasubordination,à laquelle la linguistiquemodernedonneprécisément lenomd’enchâssement(embedding).Pour illustrer cette construction, prenons cet exemple allemand (la syntaxe allemandepermettantdesenchâssementsbeaucoupplusspectaculaires 2):

Derjenige, der denMann, der den Pfahl, der auf der Brücke, der auf demWeg, der nachWorms führt, liegt, steht, umgeworfen hat, anzeigt, bekommt eine Belohnung. (Celui qui

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indiquelapersonnequiarenversélepoteauquiestdressésurlepontquisetrouvesurlecheminquimèneàWormsrecevraunerécompense.)

Dans la phrase, l’apparition d’un nom provoque immédiatement une propositionsubordonnée qui, pour ainsi dire, en raconte l’histoire ; mais comme cette deuxièmeproposition contient elle aussi un nom, elle demande à son tour une propositionsubordonnée, et ainsi de suite, jusqu’à une interruption arbitraire, à partir de laquelle onreprend, tour à tour, chacune des propositions interrompues. Le récit à enchâssement aexactement la même structure, le rôle du nom étant joué par le personnage : chaquenouveaupersonnageentraîneunenouvellehistoire.

LesMilleetunenuitscontiennentdesexemplesd’enchâssementnonmoinsvertigineux.Lerecordsembletenuparceluiquenousoffrel’histoiredelamallesanglante(Khawam,I).EneffeticiChahrazaderacontequeDja’farracontequeletailleurracontequelebarbierracontequesonfrère(etilenasix)…

Ladernièrehistoireestunehistoireaucinquièmedegré;mais ilestvraique lesdeuxpremiersdegréssonttoutàfaitoubliésetnejouentplusaucunrôle.Cequin’estpaslecasd’unedeshistoiresduManuscrittrouvéàSaragosse(Avadoro,III)oùAlphonseracontequeAvadororacontequeDonLopéracontequeBusquerosracontequeFrasquettaraconteque…etoùtouslesdegrés,àpartlepremier,sontétroitementliésetincompréhensiblessionlesisolelesunsdesautres 3.

Même si l’histoire enchâssée ne se relie pas directement à l’histoire enchâssante (parl’identité des personnages), des passages de personnages sont possibles d’une histoire àl’autre.Ainsilebarbierintervientdansl’histoiredutailleur(ilsauvelaviedubossu).Quantà Frasquetta, elle traverse tous les degrés intermédiaires pour se retrouver dans l’histoired’Avadoro (c’est elle la maîtresse du chevalier de Tolède) ; et de même Busqueros. Cespassagesd’undegréàl’autreontuneffetcomiquedansleManuscrit.

Leprocédéd’enchâssementarriveà sonapogéeavec l’auto-enchâssement, c’est-à-direlorsque l’histoire enchâssante se trouve, à quelque cinquième ou sixièmedegré, enchâssée

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parelle-même.Cette«dénudationduprocédé»estprésentedans lesMilleetunenuits etonconnaîtlecommentairequefaitBorgesàcepropos:«Aucune[interpolation]n’estplustroublantequecelledelasixcentdeuxièmenuit,magiqueentrelesnuits.Cettenuit-là, leroi entend de la bouche de la reine sa propre histoire. Il entend l’histoire initiale, quiembrassetouteslesautres,qui—monstrueusement—s’embrasseelle-même…Quelareinecontinueetleroiimmobileentendrapourtoujoursl’histoiretronquéedesMilleetunenuits,désormais infinie et circulaire… » Rien n’échappe plus au monde narratif, recouvrantl’ensembledel’expérience.

L’importance de l’enchâssement se trouve indiquée par les dimensions des histoiresenchâssées. Peut-on parler de digressions lorsque celles-ci sont plus longues que l’histoiredontelless’écartent?Peut-onconsidérercommeunsupplément,commeunenchâssementgratuit tous lescontesdesMilleetunenuitsparcequ’ils sont tousenchâssésdansceluideChahrazade?Demêmedans leManuscrit : alorsque l’histoiredebase semblait être celled’Alphonse,c’est leloquaceAvadoroqui,enfait,couvreparsesrécitsplusdestroisquartsdulivre.

Maisquelleestlasignificationinternedel’enchâssement,pourquoitouscesmoyenssetrouvent-ils rassemblés pour lui donner de l’importance ? La structure du récit nous enfournit laréponse: l’enchâssementestunemiseenévidenced’unepropriétéessentielledetoutrécit.Car lerécitenchâssant,c’est lerécitd’unrécit.Enracontant l’histoired’unautrerécit,lepremieratteintsonthèmesecretetenmêmetempsseréfléchitdanscetteimagedesoi-même ; le récit enchâssé est à la fois l’image de ce grand récit abstrait dont tous lesautres ne sont que des parties infimes, et aussi du récit enchâssant qui le précèdedirectement. Être le récit d’un récit, c’est le sort de tout récit, qui se réalise à traversl’enchâssement.

LesMille etunenuits révèlent et symbolisent cettepropriétédu récit avecunenettetéparticulière. On dit souvent que le folklore se caractérise par la répétition d’une mêmehistoire;eteneffetiln’estpasrare,dansundescontesarabes,quelamêmeaventuresoitrapportéedeuxfois,sinonplus.Maiscetterépétitionaunefonctionprécise,qu’onignore:elle sert non seulement à réitérer lamêmeaventuremais aussi à introduire le récit qu’unpersonnageenfait;or,laplupartdutempsc’estcerécitquicomptepourledéveloppementultérieurde l’intrigue.Cen’estpas l’aventurevécuepar la reineBadourequi luimérite lagrâce du roi Armanos mais le récit qu’elle en fait (« Histoire des amours deCamaralzaman»,Galland, II).SiTourmentenepeutpas faireavancer sapropre intrigue,c’est qu’on ne lui permet pas de raconter son histoire au khalife (« Histoire de Ganem »,Galland, II).LeprinceFirouzgagnelecœurde laprincessedeBengalenonenvivantsonaventuremaisen la luiracontant(«Histoireduchevalenchanté»,Galland, III).L’actederacontern’estjamais,danslesMilleetunenuits,unactetransparent;aucontraire,c’estluiquifaitavancerl’action.

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Loquacitéetcuriosité.Vieetmort

Leprocèsd’énonciationde laparolereçoitdans lecontearabeune interprétationquine laisseplusdedoutequantàsonimportance.Si tous lespersonnagesnecessentpasderaconterdeshistoires, c’estquecetactea reçuuneconsécration suprême : raconterégalevivre.L’exempleleplusévidentestceluideChahrazadeelle-mêmequivituniquementdanslamesureoùellepeut continuerà raconter ;mais cette situationest répétée sans cesseàl’intérieurduconte.Ledervicheaméritélacolèred’unifrit;maisilobtientsagrâceenluiracontant l’histoire de l’envieux (« Le portefaix et les dames », Khawam, I). L’esclave aaccompli un crime ; pour sauver sa vie, sonmaître n’a qu’une seule chance : « Si tumeracontes une histoire plus étonnante que celle-ci, je pardonnerai à ton esclave. Sinon,j’ordonnerai qu’il soit tué », a dit le khalife (« Lamalle sanglante », Khawam, I). Quatrepersonnessontaccuséesdumeurtred’unbossu;l’und’entreeux,inspecteur,ditauroi:«ORoi fortuné,nous feras-tudonde lavie,si je teraconte l’aventurequim’estadvenuehier,avant que je ne rencontre le bossu, introduit par ruse dansma propremaison ? Elle estcertainementplusétonnantequel’histoiredecethomme.—Sielleestcommetuledis, jevouslaisserailavieàtouslesquatre,réponditleRoi.»(«Uncadavreitinérant»,Khawam,I).

Le récit égale la vie ; l’absence de récit, la mort. Si Chahrazade ne trouve plus decontes à raconter, elle sera exécutée.C’est ce qui arrive aumédecinDoubane lorsqu’il estmenacéparlamort:ildemandeauroilapermissionderaconterl’histoireducrocodile;onle lui refuse et il périt. Mais Doubane se venge par le même moyen et l’image de cettevengeanceestunedesplusbellesdesMilleetunenuits:iloffreauroiimpitoyableunlivrequecelui-cidoit lirependantqu’oncoupelatêteàDoubane.Lebourreaufaitsontravail;latêtedeDoubanedit:

«—Oroi,tupeuxcompulserlelivre.Leroiouvritlelivre.Ilentrouvalespagescolléeslesunesauxautres.Ilmitsondoigt

danssabouche,l’humectadesaliveettournalapremièrepage.Puisiltournalasecondeetlessuivantes.Ilcontinuad’agirdelasorte,lespagesnes’ouvrantqu’avecdifficulté,jusqu’àcequ’ilfûtarrivéauseptièmefeuillet.Ilregardalapageetn’yvitriend’écrit:

—Omédecin,dit-il,jenevoisriend’écritsurcefeuillet.—Tourneencorelespages,réponditlatête.Il ouvrit d’autres feuillets et ne trouva encore rien. Un court moment s’était à peine

écouléque ladroguepénétraen lui : le livreétait imprégnédepoison.Alors il fitunpas,vacillasursesjambesetsepenchaverslesol…»(«Lepêcheuretledjinn»,Khawam,II).

Lapageblancheestempoisonnée.Lelivrequineraconteaucunrécittue.L’absencederécitsignifielamort.

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A côté de cette illustration tragique de la puissance du non-récit, en voici une autre,plusplaisante:undervicheracontaitàtouslespassantsquelétaitlemoyendes’approprierl’oiseau qui parle ; mais ceux-ci avaient tous échoué, et s’étaient transformés en pierresnoires.LaprincesseParizadeestlapremièreàs’emparerdel’oiseau,etellelibèrelesautrescandidatsmalheureux.«La troupevoulutvoir ledervicheenpassant, le remercierdesonbonaccueiletdesesconseilssalutairesqu’ilsavaienttrouvéssincères;maisilétaitmortetl’onn’apusavoirsic’étaitdevieillesse,ouparcequ’iln’étaitplusnécessairepourenseignerlecheminquiconduisaitàlaconquêtedestroischosesdontlaprincesseParizadevenaitdetriompher»(«Histoiredesdeuxsœurs»,Galland,III).L’hommen’estqu’unrécit;dèsquelerécitn’estplusnécessaire, ilpeutmourir.C’est lenarrateurqui letue,car iln’aplusdefonction.

Enfin, le récit imparfait égale aussi, dans ces circonstances, lamort.Ainsi l’inspecteurquiprétendaitquesonhistoireétaitmeilleurequecelledubossu,latermineens’adressantau roi : « Telle est l’histoire étonnante que je voulais te raconter, tel est le récit que j’aientendu hier et que je te rapporte aujourd’hui dans tous ses détails. N’est-il pas plusprodigieux que l’aventure du bossu ? — Non, il ne l’est pas, et ton affirmation necorrespondpasàlaréalité,réponditleroidelaChine.Ilfautquejevousfassependretouslesquatre»(Khawam,I).

L’absencederécitn’estpaslaseulecontrepartiedurécit-vie;vouloirentendreunrécit,c’est aussi courir des dangers mortels. Si la loquacité sauve de la mort, la curiositél’entraîne.Cetteloiestàlabasedel’intrigued’undesconteslesplusriches,«Leportefaixet les dames » (Khawam, I). Trois jeunes dames de Baghdad reçoivent chez elles deshommes inconnus ; elles leur posent une seule condition, comme récompense des plaisirsquilesattendent:«surtoutcequevousverrez,nedemandezaucuneexplication».Maisceque les hommes voient est si étrangequ’ils demandent que les trois dames racontent leurhistoire.Apeinecesouhaitest-ilformulé,quelesdamesappellentleursesclaves.«Chacund’euxchoisitsonhomme,seprécipitasurluietlerenversaàterreenlefrappantduplatdesonsabre.»Leshommesdoiventêtretuéscarlademanded’unrécit,lacuriositéestpassibledemort.Comments’ensortiront-ils?Grâceàlacuriositédeleursbourreaux.Eneffet,unedesdamesdit:«Jeleurpermetsdesortirpours’enallersurlechemindeleurdestinée,àlaconditionderaconterchacunsonhistoire,denarrerlasuitedesaventuresquil’ontmenéànousrendrevisitedansnotremaison.S’ilsrefusent,vousleurcouperezlatête.»Lacuriositédu récepteur, quandellen’égale sapropremort, rend la vieaux condamnés ; ceux-ci, enrevanche, ne peuvent s’en tirer qu’à condition de raconter une histoire. Enfin, troisièmerenversement:lekhalifequi,travesti,étaitparmilesinvitésdestroisdames,lesconvoquelelendemain à son palais ; il leur pardonne tout ; mais à une condition : raconter… Lespersonnagesdece livre sontobsédéspar les contes ; le cridesMille etunenuitsn’estpas«Labourseoulavie!»mais«Unrécitoulavie!»

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Cette curiosité est source à la fois d’innombrables récits et de dangers incessants. Ledervichepeutvivreheureuxencompagniedesdixjeunesgens,tousborgnesdel’œildroit,àuneseulecondition:«neposeaucunequestionindiscrètenisurnotreinfirmiténisurnotreétat».Maislaquestionestposéeetlecalmedisparaît.Pourchercherlaréponse,ledervichevadansunpalaismagnifique;ilyvitcommeunroi,entourédequarantebellesdames.Unjour elles s’en vont, en lui demandant, s’il veut rester dans ce bonheur, de ne pas entrerdansunecertainepièce;elleslepréviennent:«Nousavonsbienpeurquetunepuissestedéfendre de cette curiosité indiscrète qui sera la cause de ton malheur. » Bien entendu,entre lebonheuret la curiosité, lederviche choisit la curiosité.DemêmeSindbad,malgrétoussesmalheurs,repartaprèschaquevoyage:ilveutquelavieluiracontedenouveauxetdenouveauxrécits.

Lerésultatpalpabledecettecuriosité,cesontlesMilleetunenuits.Sisespersonnagesavaientpréférélebonheur,lelivren’auraitpasexisté.

Lerécit:suppléantetsuppléé

Pour que les personnages puissent vivre, ils doivent raconter. C’est ainsi que le récitpremiersesubdiviseetsemultiplieenmilleetunenuitsderécits.Essayonsmaintenantdenousplaceraupointdevueopposé,nonplusceluidurécitenchâssant,maisceluidurécitenchâssé, et de nous demander : pourquoi ce dernier a-t-il besoin d’être repris dans unautrerécit?Comments’expliquerqu’ilnesesuffisepasàlui-mêmemaisqu’ilaitbesoind’unprolongement,d’uncadredanslequelildevientlasimplepartied’unautrerécit?

Si l’on considère ainsi le récit non comme englobant d’autres récits, mais comme s’yenglobantlui-même,unecurieusepropriétésefait jour.Chaquerécitsembleavoirquelquechosedetrop,unexcédent,unsupplément,quiresteendehorsdelaformeferméeproduitepar ledéveloppementde l’intrigue.Enmêmetemps,etpar làmême,cequelquechosedeplus, propre au récit, est aussi quelque chose de moins ; le supplément est aussi unmanque;poursuppléeràcemanquecréeparlesupplément,unautrerécitestnécessaire.Ainsi le récit du roi ingrat, qui fait périr Doubane après que celui-ci lui a sauvé la vie, aquelquechosedeplusquecerécitlui-même;c’estd’ailleurspourcetteraison,envuedecesupplément,quelepêcheurleraconte;supplémentquipeutserésumerenuneformule:ilne faut pas avoir pitié de l’ingrat. Le supplémentdemande à être intégrédansune autrehistoire ;ainsi ildevient lesimpleargumentqu’utilise lepêcheur lorsqu’ilvituneaventuresemblable à celle deDoubane, vis-à-vis dudjinn.Mais l’histoire dupêcheur et dudjinn aaussiunsupplémentquidemandeunnouveaurécit;etiln’yapasderaisonpourquecela

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s’arrête quelque part. La tentative de suppléer est donc vaine : il y aura toujours unsupplémentquiattendunrécitàvenir.

Ce supplément prend plusieurs formes dans les Mille et une nuits. L’une des plusconnues est celle de l’argument comme dans l’exemple précédent : le récit devient unmoyendeconvaincrel’interlocuteur.D’autrepart,auxniveauxplusélevésd’enchâssement,le supplément se transforme en une simple formule verbale, en une sentence, destinéeautantàl’usagedespersonnagesqu’àceluideslecteurs.Enfinuneintégrationplusgrandedulecteurestégalementpossible(maisellen’estpascaractéristiquedesMilleetunenuits):uncomportementprovoquépar la lectureestaussiunsupplément ;etune loi s’instaure :pluscesupplémentestconsomméàl’intérieurdurécit,moinscerécitprovoquederéactiondelapartdesonlecteur.OnpleureàlalecturedeManonLescautmaisnonàcelledesMilleetunenuits.

Voici un exemple de sentence morale. Deux amis se disputent sur l’origine de larichesse : suffit-il d’avoir de l’argent au départ ? Suit l’histoire qui illustre une des thèsesdéfendues;puisvientcellequiillustrel’autrethèse;etàlafinonconclut:«L’argentn’estpastoujoursunmoyensûrpourenamasserd’autreetdevenirriche»(«HistoiredeCogiaHassanAlhabbal»,Galland,III).

De même que pour la cause et l’effet psychologiques, il s’impose de penser ici cetterelationlogiquehorsdutempslinéaire.Lerécitprécèdeousuitlamaxime,oulesdeuxàlafois. De même, dans le Décaméron, certaines nouvelles sont créées pour illustrer unemétaphore(parexemple«raclerletonneau»)etenmêmetempselleslacréent.Ilestvaindesedemanderaujourd’huisic’est lamétaphorequiaengendré le récit,ou le récitquiaengendré lamétaphore.Borgesamêmeproposéuneexplication inverséede l’existencedurecueil entier : «Cette invention [les récitsdeChahrazade]…est,paraît-il, postérieureautitre et a été imaginée pour le justifier. » La question de l’origine ne se pose pas ; noussommeshorsdel’origineetincapablesdelapenser.Lerécitsuppléén’estpasplusoriginelque le récit suppléant ; ni l’inverse ; chacun d’eux renvoie à un autre, dans une série derefletsquinepeutprendrefinquesielledevientéternelle:ainsiparauto-enchâssement.

TelestlefoisonnementincessantdesrécitsdanscettemerveilleusemachineàraconterquesontlesMilleetunenuits.Toutrécitdoitrendreexplicitesonprocèsd’énonciation;maispourcela il estnécessairequ’unnouveau récitapparaisseoùceprocèsd’énonciationn’estplusqu’unepartiedel’énoncé.Ainsil’histoireracontantedevienttoujoursaussiunehistoireracontée, en laquelle la nouvelle histoire se réfléchit et trouve sa propre image. D’autrepart, tout récit doit en créer de nouveaux ; à l’intérieur de lui-même, pour que sespersonnagespuissentvivre ; et à l’extérieurde lui,poury faire consommer le supplémentqu’ilcomporteinévitablement.LesmultiplestraducteursdesMilleetunenuitssemblenttousavoir subi la puissance de cette machine narrative : aucun n’a pu se contenter d’unetraduction simple et fidèle de l’original ; chaque traducteur a ajouté et supprimé des

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histoires (ce qui est aussi unemanièrede créerdenouveaux récits, le récit étant toujoursunesélection) ; leprocèsd’énonciationréitéré, la traduction, représenteà lui toutseulunnouveaucontequin’attendplussonnarrateur:Borgesenaracontéunepartiedans«LestraducteursdesMilleetunenuits».

Il y adonc tantde raisonspourque les récits ne s’arrêtent jamais qu’on sedemandeinvolontairement:quesepasse-t-ilavantlepremierrécit?etqu’arrive-t-ilaprèsledernier?LesMilleetunenuitsn’ontpasmanquéd’apporterlaréponse,ironiques’ilenest,pourceuxqui veulent connaître l’avant et l’après. La première histoire, celle de Chahrazadecommenceparcesmots,àentendredanstouslessens(maisonnedevraitpasouvrirlelivrepourleslire,ondevraitlesdeviner,tantilssontbienàleurplace):«Onraconte…»Inutiledechercherl’originedesrécitsdansletemps,c’estletempsquis’originedanslerécit.Etsiavantlepremierrécitilya«onaraconté»,aprèsledernierilya«onracontera»:pourquel’histoires’arrête,ondoitnousdirequelekhalifeémerveilléordonnequ’onl’inscriveenlettresd’ordanslesannalesduroyaume;ouencoreque«cettehistoire…serépanditetfutracontéepartoutdanssesmoindresdétails».

L’accèsautextedeceslivresposequelquesproblèmes.Onconnaîtl’histoiremouvementéedestraductionsdesMille etunenuits;icijemeréféreraiàlanouvelletraductiondeRenéKlawam(t.I:DamesinsignesetServiteursgalants;t.II:LesCœursinhumains;t.III:L’Épopéedesvoleurs;t.IV:Récitssapientiaux,Paris,AlbinMichel,1965-1967)etàcelledeGalland(Paris,Garnier-Flammarion,t.I-III,1965).PourletextedePotocki,toujoursincompletenfrançais,jemeréfèreauManuscrittrouvéàSaragosse(Paris,Gallimard,1958,1967)etàAvadoro,histoireespagnole(t.I-IV,Paris,1813).

Je l’emprunte à Kl. Baumgärtner, « Formale Erklärung poetischer Texte », in Matematik und Dichtung, Munich,Nymphenburger,1965,p.77.

Jenemeproposepasicid’établirtoutcequidansleManuscrittrouvéàSaragosse,vientdesMilleetunenuits,maislapartenestcertainementtrèsgrande.Jemecontentedesignalerquelques-unesdescoïncidenceslesplusfrappantes:lesnoms de Zibeddé et Emina, les deux sœurs maléfiques, rappellent ceux de Zobéide et Aminé (« Histoire de troiscalenders…»,Galland,I);lebavardBusquerosquiempêchelerendez-vousdeDonLopéestliéaubarbierbavardquiaccomplitlamêmeaction(Khawam,I);lafemmecharmantesetransformantenvampireestprésentedans«Leprinceetlagoule»(Khawam,II);lesdeuxfemmesd’unhommequiseréfugientensonabsencedanslemêmelitapparaissentdans1’«HistoiredesamoursdeCamaralzaman»(Galland,II),etc.Maiscen’estbiensûrpasl’uniquesourceduManuscrit.

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4.

Lagrammairedurécit

leDécaméron

L’emploimétaphoriquefaciledetermescomme«langage»,«grammaire»,«syntaxe»,etc. nous fait habituellement oublier que cesmots pourraient avoir un sens précis,mêmelorsqu’ils ne se rapportent pas à une langue naturelle. En se proposant d’évoquer « lagrammairedurécit»,ondoitd’abordpréciserquelsensprendicilemot«grammaire».

Depuis les débutsmêmes de la réflexion sur le langage, une hypothèse est apparue,selon laquelle au-delà des différences évidentes des langues, on peut découvrir unestructurecommune.Lesrecherchessurcettegrammaireuniversellesesontpoursuivies,avecun succès inégal, pendant plus de vingt siècles. Avant l’époque actuelle, leur sommet sesituesansdoutechezlesmodistesduXIIIeetduXIVesiècles;voicicommentl’und’entreeux,RobertKilwardby,formulaitleurcredo:«Lagrammairenepeutconstituerunesciencequ’àlaconditiond’êtreunepourtousleshommes.C’estparaccidentquelagrammaireénoncedes règlespropresàune langueparticulière, comme le latinou legrec ;demêmeque lagéométrienes’occupepasdelignesoudesurfacesconcrètes,demêmelagrammaireétablitla correctiondudiscourspourautantquecelui-ci faitabstractiondu langage réel [l’usageactuelnousferaitinversericilestermesdediscoursetlangage].L’objetdelagrammaireestlemêmepourtoutlemonde 1.»

Mais si l’on admet l’existence d’une grammaire universelle, on ne doit plus la limiterauxseuleslangues.Elleaura,visiblement,uneréalitépsychologique;onpeutcitericiBoas,dont letémoignageprendd’autantplusdevaleurquesonauteura inspiréprécisément lalinguistique anti-universaliste : « L’apparition des concepts grammaticaux les plusfondamentauxdanstoutesles languesdoitêtreconsidéréecommelapreuvedel’unitédes

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processuspsychologiquesfondamentaux»(Handbook, I,p.71).Cetteréalitépsychologiquerendplausiblel’existencedelamêmestructureailleursquedanslalangue.

Telles sont les prémisses qui nous autorisent à chercher cette même grammaireuniverselleenétudiantdesactivitéssymboliquesdel’hommeautresquelalanguenaturelle.Commecettegrammairerestetoujoursunehypothèse,ilestévidentquelesrésultatsd’uneétudesurunetelleactivitéserontaumoinsaussipertinentspoursaconnaissancequeceuxd’une recherche sur le français, par exemple. Malheureusement, il existe très peud’explorationspousséesde lagrammairedesactivités symboliques ;undes raresexemplesqu’on puisse citer est celui de Freud et son étude du langage onirique. D’ailleurs, leslinguistes n’ont jamais essayé d’en tenir compte lorsqu’ils s’interrogent sur la nature de lagrammaireuniverselle.

Unethéoriedurécitcontribueradoncaussiàlaconnaissancedecettegrammaire,danslamesureoùlerécitestunetelleactivitésymbolique.Ils’instaureiciunerelationàdoublesens : on peut emprunter des catégories au riche appareil conceptuel des études sur leslangues;maisenmêmetempsilfautsegarderdesuivredocilementlesthéoriescourantessur le langage : il se peut que l’étude de la narration nous fasse corriger l’image de lalangue,tellequ’onlatrouvedanslesgrammaires.

Je voudrais illustrer ici par quelques exemples les problèmes qui se posent dans letravaildedescriptiondesrécits,lorsquecetravailestsituédansuneperspectivesemblable 2.

1.Prenonsd’abord leproblèmedespartiesdudiscours.Toutethéoriesémantiquedesparties du discours doit se fonder sur la distinction entre description et dénomination. Lelangageremplitaussibiencesdeuxfonctions,etleurinterpénétrationdanslelexiquenousfaitsouventoublierleurdifférence.Sijedis«l’enfant»,cemotsertàdécrireunobjet,àenénumérer les caractéristiques (âge, taille, etc.) ; mais en même temps il me permetd’identifier une unité spatio-temporelle, de lui donner un nom (en particulier, ici, parl’article). Ces deux fonctions sont distribuées irrégulièrement dans la langue : les nomspropres, les pronoms (personnels, démonstratifs, etc.), l’article servent avant tout ladénomination, alors que le nom commun, le verbe, l’adjectif et l’adverbe sont surtoutdescriptifs. Mais Une s’agit là que d’une prédominance, c’est pourquoi il est utile deconcevoir ladescriptionet ladénominationcommedécalées,disons,dunompropreetdunom commun ; ces parties du discours n’en sont qu’une forme presque accidentelle. Ainsis’explique le fait que les noms communs peuvent facilement devenir propres (Hôtel«Avenir»)et inversement(«unJazy»):chacunedesdeuxformessert lesdeuxprocessusmaisàdesdegrésdifférents.

Pour étudier la structurede l’intrigued’un récit, nousdevonsd’abordprésenter cetteintriguesouslaformed’unrésumé,oùàchaqueactiondistinctedel’histoirecorresponduneproposition. L’opposition entre dénomination et description apparaîtra de manièrebeaucoupplusnette si nousdonnons à ces propositionsune forme canonique. Les agents

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(sujets et objets)despropositions seront toujoursdesnomspropres idéaux (il convientderappelerquelesenspremierde«nompropre»n’estpas«nomquiappartientàquelqu’un»mais «nomau senspropre», «nomparexcellence»).Si l’agentd’unepropositionestunnom commun (un substantif), nous devons le soumettre à une analyse qui distinguera, àl’intérieurdumêmemot, sesaspectsdénominatif etdescriptif.Dire, comme le fait souventBoccace, « le roi de France » ou « la veuve » ou « le valet », c’est à la fois identifier unepersonne unique, et décrire certaines de ses propriétés. Une telle expression égale unepropositionentière:sesaspectsdescriptifsformentleprédicatdelaproposition,sesaspectsdénominatifs en constituent le sujet. « Le roi de France part en voyage » contient en faitdeuxpropositions:«XestroideFrance»et«Xpartenvoyage»,oùXjouelerôledunompropre, même si ce nom est absent de la nouvelle. L’agent ne sera pourvu d’aucunepropriété,ilseraplutôtcommeuneformevidequeviennentremplirdesdifférentsprédicats.Iln’apasplusdesensqu’unpronomcomme«celui»dans«celuiquicourt»ou«celuiquiest courageux ». Le sujet grammatical est toujours videdepropriétés internes, celles-cinepeuventvenirqued’unejonctionprovisoireavecunprédicat.

Nous garderons donc la description uniquement à l’intérieur du prédicat. Pourdistinguermaintenantplusieursclassesdeprédicats,nousdevonsregarderdeplusprès laconstructiondesrécits.L’intrigueminimalecomplèteconsistedanslepassaged’unéquilibreàunautre.Unrécitidéalcommenceparunesituationstablequ’uneforcequelconquevientperturber. Il en résulte un état de déséquilibre ; par l’action d’une force dirigée en sensinverse,l’équilibreestrétabli;lesecondéquilibreestsemblableaupremiermaislesdeuxnesontjamaisidentiques.

Ilyaparconséquentdeuxtypesd’épisodesdansunrécit :ceuxquidécriventunétat(d’équilibre ou de déséquilibre) et ceux qui décrivent le passage d’un état à l’autre. Lepremier type sera relativement statiqueet,onpeutdire, itératif : lemêmegenred’actionspourraitêtrerépétéindéfiniment.Lesecond,enrevanche,seradynamiqueetneseproduit,enprincipe,qu’uneseulefois.

Cettedéfinitiondesdeuxtypesd’épisodes(etdoncdepropositionslesdésignant)nouspermetde les rapprocherdedeuxpartiesdudiscours, l’adjectif et leverbe.Commeon l’asouventnoté,l’oppositionentreverbeetadjectifn’estpascelled’uneactionsanscommunemesure avecunequalité,mais celle de deux aspects, probablement itératif et non-itératif.Les«adjectifs»narratifsserontdonccesprédicatsquidécriventdesétatsd’équilibreoudedéséquilibre,les«verbes»,ceuxquidécriventlepassagedel’unàl’autre.

Onpourraits’étonnerdecequenotrelistedespartiesdudiscoursnecomportepasdesubstantifs.Mais le substantifpeut toujoursêtre réduit àunouplusieursadjectifs, commel’ontdéjàremarquécertainslinguistes.AinsiH.Paulécrit:«L’adjectifdésigneunepropriétésimple ou qui est représentée comme simple ; le substantif contient un complexe depropriétés » (Prinzipien der Sprachgeschichte, § 251). Les substantifs dans le Décaméron se

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réduisentpresquetoujoursàunadjectif;ainsi«gentilhomme»(II,6;II,8;III,9),«roi»(X, 6 ; X, 7), « ange » (IV, 2) reflètent tous une seule propriété qui est « être de bonnenaissance».Ilfautremarquericiquelesmotsfrançaisparlesquelsnousdésignonstelleoutelle propriété ou action ne sont pas pertinents pour déterminer la partie du discoursnarratif.Unepropriétépeutêtredésignéeaussibienparunadjectifqueparun substantifoumêmeparunelocutionentière.Ils’agiticidesadjectifsoudesverbesdelagrammairedurécitetnondecelledufrançais.

Prenonsunexemplequinouspermettrad’illustrerces«partiesdudiscours»narratif.Péronnelle reçoit son amant en l’absence du mari, pauvre maçon. Mais un jour celui-cirentredebonneheure.Péronnellecachel’amantdansuntonneau;lemariunefoisentré,elleluiditquequelqu’unvoulaitacheterletonneauetquecequelqu’unestmaintenantentraindel’examiner.Lemarilacroitetseréjouitdelavente.Ilvaraclerletonneaupourlenettoyer;pendantcetemps,l’amantfaitl’amouràPéronnellequiapassésatêteetsesbrasdansl’ouverturedutonneauetl’aainsibouchée(VII,2).

Peronnelle, l’amantet lemarisont lesagentsdecettehistoire.Tous les troissontdesnomspropresnarratifs,bienquelesdeuxderniersnesoientpasnommés;nouspouvonslesdésignerparX,YetZ.Lesmotsd’amantetdemarinousindiquentdeplusuncertainétat(c’est la légalitéde la relationavecPéronnellequiest iciencause) ; ils fonctionnentdonccomme des adjectifs. Ces adjectifs décrivent l’équilibre initial : Péronnelle est l’épouse dumaçon,ellen’apasledroitdefairel’amouravecd’autreshommes.

Ensuite vient la transgression de cette loi : Péronnelle reçoit son amant. Il s’agit làévidemmentd’un « verbe » qu’onpourrait désigner comme : enfreindre, transgresser (uneloi).Ilamèneunétatdedéséquilibrecarlaloifamilialen’estplusrespectée.

Apartirdecemoment,deuxpossibilitésexistentpour rétablir l’équilibre.Lapremièreseraitdepunirl’épouseinfidèle;maiscetteactionauraitserviànousrameneràl’équilibreinitial.Or,lanouvelle(outoutaumoinslesnouvellesdeBoccace)nedécritjamaisunetellerépétitionde l’ordre initial.Leverbe«punir»estdoncprésentà l’intérieurde lanouvelle(c’est ledangerquiguettePéronnelle)mais ilne se réalisepas, il resteà l’étatvirtuel.Laseconde possibilité consiste à trouver unmoyen pour éviter la punition ; c’est ce que feraPéronnelle;elleyparviententravestissantlasituationdedéséquilibre(latransgressiondelaloi)ensituationd’équilibre(l’achatd’untonneauneviolepaslaloifamiliale).Ilyadonciciuntroisièmeverbe,«travestir».Lerésultatfinalestànouveauunétat,doncunadjectif:unenouvelleloiestinstaurée,bienqu’ellenesoitpasexplicite,selonlaquellelafemmealedroitderéalisersesdésirs.

Ainsi l’analyse du récit nous permet d’isoler des unités formelles qui présentent desanalogies frappantesavec lespartiesdudiscours :nompropre,verbe,adjectif.Commeonnetientpascompteicidelamatièreverbalequisupportecesunités,ildevientpossibled’enavoiruneperceptionplusnettequ’onnepeutlefaireenétudiantunelangue.

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2. On distingue habituellement, dans une grammaire, les catégories primaires quipermettent de définir les parties du discours, des catégories secondaires qui sont lespropriétésdecesparties:ainsilavoix,l’aspect,lemode,letemps,etc.Prenonsicil’exempledel’unedecesdernières,lemode,pourobserversestransformationsdanslagrammairedurécit.

Le mode d’une proposition narrative explicite la relation qu’entretient avec elle lepersonnage concerné ; ce personnage joue donc le rôle du sujet de renonciation. Ondistinguerad’aborddeux classes : l’indicatif, d’unepart, tous les autresmodes,de l’autre.Cesdeuxgroupess’opposentcommeleréelàl’irréel.Lespropositionsénoncéesàl’indicatifsont perçues comme désignant des actions qui ont véritablement eu lieu ; si le mode estdifférent,c’estquel’actionnes’estpasaccompliemaisexisteenpuissance,virtuellement(lapunitionvirtuelledePéronnellenousenafourniunexemple).

Lesanciennesgrammairesexpliquaient l’existencedespropositionsmodalespar le faitque le langage sertnon seulementàdécrireetdoncà se référerà la réalité,maisaussi àexprimer notre volonté. De là aussi l’étroite relation, dans plusieurs langues, entre lesmodeset le futurquinesignifiehabituellementqu’une intention.Nousne lessuivronspasjusqu’au bout : on pourra établir une première dichotomie entre les modes propres auDécaméron, dont on retiendra quatre, en nous demandant s’ils sont liés ou non à unevolonté.Cettedichotomienousdonnedeuxgroupes: lesmodesdelavolontéet lesmodesdel’hypothèse.

Lesmodesdelavolontésontdeux:l’obligatifetl’optatif.L’obligatifestlemoded’uneproposition qui doit arriver ; c’est une volonté codée, non-individuelle qui constitue la loid’unesociété.Pourcetteraison,l’obligatifaunstatutparticulier:lesloissonttoujourssous-entendues, jamaisnommées(cen’estpasnécessaire)etellesrisquentdepasser inaperçuespour le lecteur.Dans leDécaméron, lapunitiondoit êtreécriteaumodeobligatif : elleestuneconséquencedirectedesloisdelasociétéetelleestprésentemêmesiellen’apaslieu.

L’optatif correspondauxactionsdésiréespar lepersonnage.Enuncertainsens, touteproposition peut être précédée par la même proposition à l’optatif, dans la mesure oùchaqueactiondansleDécaméron—bienqu’àdesdegrésdifférents—résultedudésirqu’aquelqu’unde voir cette action réalisée. Le renoncement est un cas particulier de l’optatif :c’est un optatif d’abord affirmé, ensuite nié. Ainsi Gianni renonce à son premier désir detransformersafemmeenjumentlorsqu’ilapprendlesdétailsdelatransformation(IX,10).De même, Ansaldo renonce au désir qu’il avait de posséder Dianora, lorsqu’il apprendquelle a été la générosité de son mari (X, 5). Une nouvelle connaît aussi un optatif audeuxièmedegré:dansIII,9,Giletten’aspirepasseulementàcoucheravecsonmari,maisàcequesonmaril’aime,àcequ’ildeviennelesujetd’unepropositionoptative:elledésireledésirdel’autre.

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Les deux autres modes, conditionnel et prédictif, offrent non seulement unecaractéristique sémantique commune (l’hypothèse) mais se distinguent par une structuresyntaxique particulière : ils se rapportent à une succession de deux propositions et non àune proposition isolée. Plus précisément, ils concernent la relation entre ces deuxpropositionsquiest toujoursd’implicationmaisavec laquelle le sujetde renonciationpeutentretenirdesrapportsdifférents.

Le conditionnel se définit comme le mode qui met en relation d’implication deuxpropositionsattributives,desortequelesujetdeladeuxièmepropositionetceluiquiposelaconditionsoientunseuletmêmepersonnage(onadésignéparfois leconditionnel sous lenom d’épreuve). Ainsi dans IX, 1, Francesca pose comme condition pour accorder sonamour que Rinuccio et Alexandre accomplissent chacun un exploit : si la preuve de leurcourage est faite, elle accédera à leur demande. De même dans X, 5 : Dianora exiged’Ansaldo « un jardin qui, en janvier, soit fleuri comme aumois demai » ; s’il réussit, ilpourra la posséder. Une nouvelle prendmême l’épreuve comme thème central : PyrrhusdemandeàLidie, commepreuvedesonamour,qu’elleaccomplisse troisactes : tuer, souslesyeuxdesonmari,sonmeilleurépervier;arracherunetouffedepoilsàlabarbedesonmari;extraire,enfin,unedesesmeilleuresdents.UnefoisqueLidieaurapassél’épreuve,ilconsentiraàcoucheravecelle(VII,9).

Leprédictif,enfin,a lamêmestructurequeleconditionnel,mais lesujetquipréditnedoitpasêtre lesujetde ladeuxièmeproposition(laconséquence);par là, ilserapprochedumode « transrelatif » dégagé parWhorf. Aucune restriction ne pèse sur le sujet de lapremièreproposition.Ainsiilpeutêtrelemêmequelesujetderenonciation(dansI,3:sijemetsMelchisédechmalàl’aise,seditSaladin,ilmedonneradel’argent;dansX,10:sijesuis cruel avecGriselda, se dit Gautier, elle essayera deme nuire). Les deux propositionspeuvent avoir le même sujet (IV, 8 : si Girolamo s’éloigne de la ville, pense sa mère, iln’aimera plus Salvestra ; VII, 7 : si monmari est jaloux, suppose Béatrice, il se lèvera etsortira).Cesprédictionssontparfoisfortélaborées:ainsidanscettedernièrenouvelle,pourcoucheravecLudovic,BéatriceditàsonmariqueLudovicluifaisaitlacour;pareillement,dans III, 3, pour provoquer l’amour d’un chevalier, unedame se plaint à l’ami de celui-ciqu’il ne cesse de lui faire la cour. Les prédictions de ces deux nouvelles (qui se révèlentjustesl’uneetl’autre)nevontévidemmentpasdesoi:lesmotscréenticileschosesaulieudelesrefléter.

Ce fait nous amène à voir que le prédictif est une manifestation particulière de lalogique du vraisemblable. On suppose qu’une action en entraînera une autre, parce quecette causalité correspond à une probabilité commune. Il faut se garder toutefois deconfondre ce vraisemblable des personnages avec les lois que le lecteur éprouve commevraisemblables : une telle confusion nous amènerait à chercher la probabilité de chaque

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action particulière ; alors que le vraisemblable des personnages a une réalité formelleprécise,leprédictif.

Sinouscherchonsàmieuxarticulerlesrelationsqueprésententlesquatremodes,nousaurons, à côté de l’opposition « présence/absence de volonté », une autre dichotomie quiopposera l’optatif et le conditionnel, d’un côté, à l’obligatif et au prédictif, de l’autre. Lesdeux premiers se caractérisent par une identité du sujet de renonciation avec le sujet del’énoncé:onsemeticisoi-mêmeenquestion.Lesdeuxderniers,enrevanche,reflètentdesactionsextérieuresausujeténonçant:cesontdesloissocialesetnonindividuelles.

3.Sinousvoulonsdépasserleniveaudelaproposition,desproblèmespluscomplexesapparaissent. En effet, jusqu’ici nous pouvions comparer les résultats de notre analyse àceuxdesétudessurleslangues.Maisiln’existepasdethéorielinguistiquedudiscours;onn’essayeradoncpasde s’y référer.Voiciquelquesconclusionsgénéralesque l’onpeut tirerdel’analyseduDécaméronsurlastructuredudiscoursnarratif.

Les relations qui s’établissent entre propositions peuvent être de trois sortes. La plussimpleest la relation temporelleoù lesévénementssesuiventdans le texteparcequ’ils sesuivent dans le monde imaginaire du livre. La relation logique est un autre type derelation ; les récits sonthabituellement fondés surdes implicationsetdesprésuppositions,ouencoresurl’inclusion.Enfin,unetroisièmerelationestdetype«spatial»,danslamesureoù lesdeuxpropositions sont juxtaposéesà caused’une certaine ressemblanceentreelles,endessinantainsiunespacepropreautexte. Ils’agit,on levoit,duparallélisme,avecsesmultiples subdivisions ; cette relation sembledominantedans les textesdepoésie.Le récitpossède les trois types de relations, mais dans un dosage toujours différent et selon unehiérarchiequiestpropreàchaquetexteparticulier 3.

Onpeutétabliruneunitésyntaxiquesupérieureàlaproposition;appelons-laséquence.La séquence aura des caractéristiques différentes suivant le type de relation entrepropositions;mais,danschaquecas,unerépétitionincomplètedelapropositioninitialeenmarquera la fin. D’autre part, la séquence provoque une réaction intuitive de la part dulecteur : à savoir qu’il s’agit là d’une histoire complète, d’une anecdote achevée. Unenouvelle coïncide souvent, mais non toujours avec une séquence : la nouvelle peut encontenirplusieurs,ounecontenirqu’unepartiedecelle-ci.

En se plaçant au point de vue de la séquence, on peut distinguer plusieurs types depropositions. Ces types correspondent aux relations logiques d’exclusion (ou-ou), dedisjonction (et-ou) et de conjonction (et-et).On appellera le premier typedepropositionsalternatives car une seule d’entre elles peut apparaître à un point de la séquence ; cetteapparition est, d’autre part, obligatoire. Le second type sera celui des propositionsfacultativesdontlaplacen’estpasdéfinieetdontl’apparitionn’estpasobligatoire.Enfin,untroisième type sera formé par les propositions obligatoires ; celles-ci doivent toujoursapparaîtreàuneplacedéfinie.

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Prenonsunenouvellequinouspermettrad’illustrercesdifférentesrelations.Unedamede Gascogne se fait outrager par « quelques mauvais garçons » pendant son séjour enChypre.Elleveuts’enplaindreauroidel’île;maisonluiditquecelaseraitpeineperduecarleroiresteindifférentauxinsultesqu’ilreçoitlui-même.Néanmoins,ellelerencontreetluiadressequelquesparolesamères.Leroienesttouchéetilabandonnesaveulerie(I,9).

Une comparaison entre cette nouvelle et les autres textes qui forment le Décaméronnouspermettrad’identifier le statutde chaqueproposition. Il y ad’abordunepropositionobligatoire : c’est le désir de la damedemodifier la situationprécédente ; on retrouve cedésir dans toutes les nouvelles du recueil.D’autre part, deux propositions contiennent lescausesdecedésir(l’outragedesmauvaisgarçonsetlemalheurdeladame)etonpeutlesqualifierdefacultatives:ils’agitlàd’unemotivationpsychologiquedel’actionmodifiantedenotrehéroïne,motivationquiestsouventabsenteduDécaméron(contrairementàcequisepassedans lanouvelleduXIXe siècle.)Dans l’histoiredePéronnelle(VII,2), iln’yapasdemotivationspsychologiques;maisonytrouveégalementunepropositionfacultative:c’estle fait que les deux amants font denouveau l’amourderrière le dosdumari.Qu’onnousentendebien:enqualifiantcettepropositiondefacultative,nousvoulonsdirequ’ellen’estpasnécessairepourqu’onperçoive l’intrigueducontecommeuntoutachevé.Lanouvelleelle-mêmeenabienbesoin,c’estmêmelàle«seldel’histoire»;maisilfautpouvoirséparerleconceptd’intriguedeceluidenouvelle.

Il existe enfin des propositions alternatives. Prenons par exemple l’action de la damequimodifielecaractèreduroi.DupointdevuesyntaxiqueellealamêmefonctionquecelledePéronnellequicachaitsonamantdansletonneau:lesdeuxvisentàétablirunéquilibrenouveau.CependanticicetteactionestuneattaqueverbaledirectealorsquePéronnelleseservait du travestissement. « Attaquer » et « travestir » sont donc deux verbes quiapparaissentdansdespropositionsalternatives;autrementdit,ilsformentunparadigme.

Sinouscherchonsàétablirunetypologiedesintrigues,nousnepouvonslefairequ’ennous fondant sur les éléments alternatifs : ni les propositions obligatoires qui doiventapparaître toujours, ni les facultatives qui peuvent apparaître toujours ne sauraient nousaider ici. D’autre part, la typologie pourrait se fonder sur des critères purementsyntagmatiques : nous avons dit plus haut que le récit consistait en un passage d’unéquilibreàunautre;maisunrécitpeutaussineprésenterqu’unepartiedecetrajet.Ainsiilpeutdécrireseulementlepassaged’unéquilibreàundéséquilibre,ouinversement.

L’étude des nouvelles du Décaméron nous a amené par exemple à ne voir dans cerecueil que deux types d’histoire. Le premier dont la nouvelle sur Péronnelle était unexemplepourraitêtreappelé«lapunitionévitée».Ici,letrajetcompletestsuivi(équilibre-déséquilibre - équilibre) ; d’autre part, le déséquilibre est provoqué par la transgressiond’uneloi,actequiméritelapunition.Lesecondtyped’histoire, illustréparlanouvellesurladamedeGascogneetleroideChypre,peutêtredésignécommeune«conversion».Ici,

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seulelasecondepartiedurécitestprésente:onpartd’unétatdedéséquilibre(unroimou)pour arriver à l’équilibre final, De plus, ce déséquilibre n’a pas pour cause une actionparticulière(unverbe)maislesqualitésmêmesdupersonnage(unadjectif).

Cesquelquesexemplespeuventsuffirepourdonneruneidéedelagrammairedurécit.Onpourraitobjecterque,cefaisant,nousnesommespasarrivéà«expliquer»lerécit,àentirer des conclusions générales. Mais l’état des études sur le récit implique que notrepremière tâche soit l’élaboration d’un appareil descriptif : avant de pouvoir expliquer lesfaits,ilfautapprendreàlesidentifier.

Onpourrait(etondevrait)trouveraussidesimperfectionsdanslescatégoriesconcrètesproposéesici;monbutétaitdesouleverdesquestionsplutôtquedefournirdesréponses.Ilmesemble,toutefois,quel’idéemêmed’unegrammairedurécitnepeutpasêtrecontestée.Cetteidéereposesurl’unitéprofondedulangageetdurécit,unitéquinousobligeàrévisernosidéessurl’unetsurl’autre.Oncomprendramieuxlerécitsil’onsaitquelepersonnageestunnom,l’action,unverbe.Maisoncomprendramieuxlenometleverbeenpensantaurôlequ’ilsassumentdanslerécit.Endéfinitive,lelangagenepourraêtrecomprisquesil’onapprend à penser sa manifestation essentielle, la littérature. L’inverse est aussi vrai :combiner un nom et un verbe, c’est faire le premier pas vers le récit. En quelque sorte,l’écrivainnefaitquelirelelangage.

Citéd’aprèsG.Wallerand,LesŒuvresdeSigerdeCourtray(Lesphilosophesbelges,VIII),Louvain,Institutsupérieurdephilosophiedel’Université,1913.

Les récitsparticuliersauxquels jeme réfère sont tous tirésduDécamérondeBoccacc.Le chiffre romain indiquera lajournée,lechiffrearabe,lanouvelle.—Pouruneétudeplusdétailléedecesrécits,onserapporteraàmaGrammaireduDécaméron,LaHaye,Mouton,1969.

Pourplusdedétails,onpeutseréféreràmaPoétique,Paris,Seuil(coll.«Points»),1974.

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Laquêtedurécit

leGraal

Il faut considérer la littérature comme littérature.Ce slogan, énoncé sous cette formemêmedepuisplusdecinquanteans,auraitdûdevenirun lieucommunetdoncperdresaforcepolémique. Iln’enest rien, cependant ; et l’appelpourun« retourà la littérature »dans lesétudes littérairesgardetoujourssonactualité ;plusmême, il semblecondamnéànejamaisêtrequ’uneforce,nonunétatacquis.

C’est que cet impératif est doublement paradoxal. D’abord les phrases du type « lalittératurec’estlalittérature»portentunnomprécis:cesontdestautologies,phrasesoùlajonction du sujet et du prédicat ne produit aucun sens dans lamesure où ce sujet et ceprédicat sont identiques.Autrementdit, ce sontdesphrasesquiconstituentundegrézérodu sens. D’autre part, écrire sur un texte, c’est produire un autre texte ; dès la premièrephrase qu’articule le commentateur, il fausse la tautologie, qui ne pouvait subsister qu’auprixde son silence.Dès l’instantoù l’onécrit, onn’estplus « fidèle » aupremier texte.Etmêmesilenouveautexterelèveaussidelalittérature,cen’estplusdelamêmelittératurequ’ils’agit.Qu’onveuilleounon,onécrit:lalittératuren’estpaslalittérature,cetexten’estpascetexte…

Le paradoxe est double ; mais c’est précisément dans cette duplicité que réside lapossibilitédeledépasser.Direunetelletautologien’estpasvaindanslamesuremêmeoùla tautologiene sera jamais complète.Onpourra jouerde l’imprécisionde la règle, on seplacera dans le jeu du jeu et l’exigence « considérer la littérature comme littérature »retrouverasalégitimité.

Ilsuffit,pourleconstater,desetournerversuntexteprécisetsesexégèsescourantes:ons’aperçoitvitequedemanderdetraiteruntexte littéraireentexte littérairen’estniune

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tautologie,niunecontradiction.Unexempleextrêmenousestdonnépar la littératureduMoyenAge:ceserauncasexceptionnelquedevoiruneœuvremédiévaleinterrogéedansune perspective proprement littéraire. N.S. Troubetzkoy, fondateur de la linguistiquestructurale, écrivait en 1926 à propos de l’histoire littéraire duMoyen Age : « Jetons uncoupd’œilsur lesmanuelsousur lescoursuniversitairesserattachantàcettescience.Ilyest rarement questionde la littérature en tant que telle.On y traite de l’instruction (plusexactement,del’absenced’instruction),destraitsdelaviesociale,reflétés(plusexactement,insuffisamment reflétés)dansdes sermons, chroniques et “vies”de la correctiondes textesecclésiastiques ; en un mot, on y traite mainte question. Mais on parle rarement delittérature. Il existe quelques appréciations stéréotypées, que l’on applique à des œuvreslittérairesduMoyenAgetrèsdifférentes:certainesdecesœuvressontécritesdansunstyle“fleuri”,d’autres,d’unemanière“naïve”ou“ingénue”.Lesauteursdecesmanuelsoudecescours ont une attitude précise à l’égard de ces œuvres : elle est toujours méprisante,dédaigneuse;danslemeilleurdescas,elleestdédaigneuseetcondescendante,maisparfoiselle est carrément indignée et malveillante. L’œuvre littéraire du Moyen Age est jugée“intéressante”nonpourcequ’elleest,maisdanslamesureoùellereflètedestraitsdelaviesociale(c’est-à-direqu’elleestjugéedanslaperspectivedel’histoiresociale,nondel’histoirelittéraire),ouencore,danslamesureoùellecontientdesindications,directesouindirectes,sur les connaissances littéraires de l’auteur (portant, de préférence, sur des œuvresétrangères). »A quelques nuances près ce jugement pourrait s’appliquer aussi aux étudesactuellessurlalittératuremédiévale.(LéoSpitzerlerépétaitquelquequinzeansplustard.)

Cesnuancesnesontpassans importance,bienentendu.UnPaulZumthora tracédenouvellesvoiespour laconnaissancedela littératuremédiévale.Onacommentéetétudiébonnombrede textes, avecuneprécisionetun sérieuxqu’onne saurait sous-estimer. Lesparoles de Troubetzkoy restent cependant valables pour l’ensemble, quelque significativesquesoientlesexceptions.

Le textedont j’esquisse ici une lecture adéjà été l’objet d’une telle étude attentive etdétaillée. Il s’agit de laQuête du Saint-Graal,ouvrage anonymedu XIIIe siècle 1, et du livred’AlbertPauphiletEtudessurlaQuestedelSaintGraal(Paris,H.Champion,1921).L’analysedePauphilet tientcomptedesaspectsproprement littérairesdutexte ;cequinousresteàfaire,c’estessayerdepoussercetteanalyseplusloin.

Lerécitsignifiant

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«Laplupartdesépisodes,unefoisracontés,sontinterprétésparl’auteuràlamanièredontlesdocteursdecetemps-làinterprétaientlesdétailsdel’Écrituresainte»,écritAlbertPauphilet.

Cetextecontientdoncsapropreglose.Apeineuneaventureest-elleachevéequesonhéros rencontre quelque ermite qui lui déclare que ce qu’il a vécu n’est pas une simpleaventuremaislesigned’autrechose.Ainsi,dèsledébut,Galaadvoitplusieursmerveillesetne parvient pas à les comprendre tant qu’il n’a pas rencontré un prud’homme. « Sire, ditcelui-ci,vousm’avezdemandélasignificationdecetteaventure,lavoici.Elleprésentaittroisépreuvesredoutables: lapierrequiétaitbienlourdeàsoulever,lecorpsduchevalierqu’ilfallaitjeterau-dehorsetcettevoixquel’onentendaitetquifaisaitperdresensetmémoire.De ces trois choses, voici le sens. » Et le prud’homme de conclure : « Vous connaissezmaintenant la signification de la chose.—Galaad déclara qu’elle avait beaucoup plus desensqu’ilnepensait.»

Aucunchevaliernepasseàcôtédecesexplications.VoiciGauvain:«Ellen’estpassanssignification,cettecoutumederetenir lesPucelles,qu’avaient introduitelesseptfrères!—Ah ! sire, dit Gauvain, expliquez-moi cette signifiance, que je puisse la conter quand jereviendraiàlacour.»EtLancelot:«Lancelotluirapportalestroisparolesquelavoixavaitprononcéesdanslachapelle,lorsqu’ilfutappelépierre,etfût,etfiguier.PourDieu,conclut-il, dites-moi la significationde ces trois choses.Car jamais je n’entendis parole que j’eussetelleenviedecomprendre.»Lechevalierpeutdevinerquesonaventureaunsenssecondmaisilnepeutpasletrouvertoutseul.Ainsi,«Bohortfuttrèsétonnédecetteaventureetnesutcequ’ellesignifiait;maisildevinaitbienqu’elleavaitunesignifiancemerveilleuse».

Les détenteurs du sens forment une catégorie à part parmi les personnages : ce sontdes«prud’hommes»,ermites,abbésetrecluses.Demêmeque leschevaliersnepouvaientpassavoir,ceux-cinepeuventpasagir;aucund’entreeuxneparticiperaàunepéripétie:saufdans lesépisodesd’interprétation.Lesdeux fonctions sont rigoureusementdistribuéesentrelesdeuxclassesdepersonnages;cettedistributionestsibienconnuequeleshéross’yréfèrent eux-mêmes : « Nous en avons tant vu, endormis ou éveillés, reprit Gauvain, quenous devrions nous mettre en quête d’un ermite qui nous expliquerait le sens de nossonges. »Au cas où l’on ne parvient pas à endécouvrir un, le ciel lui-même intervient et«unevoixsefaitentendre»quiexpliquetout.

Noussommesconfrontés,donc,dèsledébutetd’unemanièresystématique,àunrécitdouble, avec deux types d’épisodes, de nature distincte,mais qui se rapportent aumêmeévénement et qui alternent régulièrement. Le fait de prendre les événements terrestrescommelessignesdesvolontéscélestesétaitchosecourantedanslalittératuredel’époque.Maisalorsqued’autrestextesséparaienttotalementlesignifiantdusignifié,enomettantlesecond, en comptant sur sa notoriété ou en le réservant pour un autre livre, la Quête duGraalmet les deux types d’épisodes les uns à côté des autres ; l’interprétation est incluse

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danslatramedurécit.Unemoitiédutexteportesurdesaventures,uneautresurletextequiledécrit.Letexteetleméta-textesontmisencontiguïté.

Cette assimilation pourrait déjà nous prévenir contre une distinction trop nette dessignesetdeleursinterprétations.Lesunsetlesautresépisodesseressemblent(sansjamaiss’identifier entre eux) par ceci de commun : les signes comme leur interprétation ne sontautre chose que des récits. Le récit d’une aventure signifie un autre récit ; ce sont lescoordonnéesspatio-temporellesdel’épisodequichangentmaisnonsanaturemême.C’étaitlà, encore une fois, chose courante pour leMoyen Age, qui était habitué à déchiffrer lesrécitsdel’AncienTestamentcommeannonçantlesévénementsduNouveauTestament;etontrouvedesexemplesdecettetranspositiondanslaQuêteduGraal.«Lamortd’Abel,ence temps où il n’y avait encore que trois homme sur terre, annonçait la mort du vraiCrucifié;AbelsignifiaitlaVictoireetCaïnreprésentaitJudas.AinsiqueCaïnsaluasonfrèreavant de le tuer, Judas devait saluer son Seigneur avant de le livrer à lamort. Ces deuxmorts s’accordent donc bien, sinon de hautesse, du moins de signifiance. » LescommentateursdelaBiblesontàlarecherched’uninvariant,communauxdifférentsrécits:c’estcequ’onappellelatypologie.

DanslaQuêteduGraal,lesinterprétationsrenvoient,avecplusoumoinsd’imprécision,à deux séries d’événements. La première appartient à un passé distant de quelquescentaines d’années ; elle se rapporte à Joseph d’Arimathie, à son fils Josèphe, au roiMordrainetauroiMéhaignié ;c’estellequiesthabituellementdésignéepar lesaventuresdeschevaliersouparleursrêves.Elle-mêmecependantn’estqu’unenouvelle«semblance»par rapport à la vie duChrist, cette fois-ci. La relation des trois est clairement établie aucours du récit des trois tables, que fait à Perceval sa tante. « Vous savez que depuisl’avènementde Jésus-Christ, il y eut trois tables principales aumonde. Lapremière fut latabledeJésus-Christoùlesapôtresmangèrentplusieursfois.(…)Aprèscettetable,ilyeneut une autre à la semblance et remembrance de la première. Ce fut la Table du Saint-Graal, dont on vit un si grand miracle en ce pays au temps de Joseph d’Arimathie, aucommencementdelaChrétientésurlaterre.(…)Aprèscettetable,ilyeutencorelaTablerondeétablieselonleconseildeMerlinetpourunegrandesignifiance.»Chaqueévénementde la dernière série signifie des événements des séries précédentes.Ainsi, parmi les toutespremièresépreuvesdeGalaad,ilyacelledel’écu;l’aventureunefoisterminée,unenvoyéducielapparaît sur scène. «Écoutez-moi,Galaad.—Quarante-deuxansaprès lapassiondeJésus-Christ iladvintqueJosephd’Arimathie (…)quittaJérusalemavecnombrede sesparents.Ilsmarchèrent»,etc.,suituneautreaventure,plusoumoinssemblableàcellequiest arrivée à Galaad et qui en constitue en quelque sorte le sens. De même pour lesréférencesà lavieduChrist,plusdiscrètescelles-ci,dans lamesureoù lamatièreestplusconnue.«Parlasemblancesinonparlagrandeur,ondoitcomparervotrevenueàcelleduChrist, dit un prud’homme à Galaad. Et de même encore que les prophètes, bien avant

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Jésus-Christ,avaientannoncésavenueetqu’ildélivrerait l’hommede l’enfer,demêmelesermitesetlessaintsontannoncévotrevenuedepuisplusdevingtannées.»

Laressemblanceentrelessignes-à-interpréteretleurinterprétationn’estpaspurementformelle.Lameilleurepreuveenestlefaitqueparfoisdesévénementsquiappartenaientaupremier groupe apparaissent par la suite dans le second. Ainsi, en particulier, d’un rêveétrangequefaitGauvain,oùilvoituntroupeaudetaureauxàlarobetachetée.Lepremierprud’hommetrouvéluiexpliquequ’ils’agit làprécisémentdelaquêteduGraal,àlaquellelui,Gauvain,participe.Lestaureauxdisentdanslerêve:«Allonsquérirailleursmeilleurepâture»,cequirenvoieauxchevaliersde laTableRondequidirent le jourdePentecôte:« Allons à la quête du Saint-Graal », etc. Or le récit du vœu fait par les chevaliers de laTable Ronde se trouve dans les premières pages de la Quête, et non dans un passélégendaire.Iln’yadoncaucunedifférencedenatureentrelesrécits-signifiantsetlesrécits-signifiés, puisqu’ils peuvent apparaître les uns à la place des autres. Le récit est toujourssignifiant;ilsignifieunautrerécit.

Lepassaged’unrécità l’autreestpossiblegrâceàl’existenced’uncode.Cecoden’estpas l’invention personnelle de l’auteur de laQuête, il est commun à tous les ouvrages del’époque;ilconsisteàrelierunobjetàunautre,unereprésentationàuneautre;onpeutfacilementenvisagerlaconstitutiond’unvéritablelexique.

Voiciunexempledecetexercicedetraduction.«Quandellet’eutgagnéparsesparolesmensongères,ellefittendresonpavillonettedit:“Perceval,vienstereposerjusqu’àcequela nuit descende et ôte-toi de ce soleil qui te brûle”. Ces paroles ne sont pas sans unegrande signifiance, et elle entendait bien autre chose que ce que tu pus entendre. Lepavillon,quiétait rondà lamanièrede l’univers, représente lemonde,quine sera jamaissanspéché;etparcequelepéchéyhabitetoujours,ellenevoulaitpasquetufusseslogéailleurs.Entedisantdet’asseoiretdetereposer,ellesignifiaitquetusoisoisifetnourrissestoncorpsdegourmandises terrestres. (…)Elle t’appelait,prétendantque lesoleilallait tebrûler, et il n’est point surprenant qu’elle l’ait craint. Car quand le soleil, par quoi nousentendonsJésus-Christ,lavraielumière,embrasel’hommedufeuduSaint-Esprit,lefroidetle gel de l’Ennemi ne peuvent plus lui faire grandmal, son cœur étant fixé sur le grandsoleil.»

La traductionvadonc toujoursduplus connuaumoins connu,aussi surprenantquecelapuisseparaître.Cesontlesactionsquotidiennes:s’asseoir,senourrir,lesobjetslespluscourants : le pavillon, le soleil, qui se révèlent être des signes incompréhensibles pour lespersonnages et qui ont besoin d’être traduits dans la langue des valeurs religieuses. Larelationentrelasérie-à-traduireetlatraductions’établitàtraversunerèglequ’onpourraitappelerl’«identificationparleprédicat».Lepavillonestrond;l’universestrond;donclepavillonpeut signifier l’univers. L’existenced’unprédicat communpermet auxdeux sujets

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dedevenir le signifiant l’unde l’autre.Ouencore : le soleil est lumineux ; Jésus-Christestlumineux;donclesoleilpeutsignifierJésus-Christ.

On reconnaît en cette règle d’identification par le prédicat le mécanisme de lamétaphore.Cettefigure,aumêmetitrequelesautresfiguresderhétorique,seretrouveàlabasede toutsystèmesymbolique.Les figuresrépertoriéespar la rhétoriquesontautantdecas particuliers d’une règle abstraite qui préside à la naissancede significationdans touteactivité humaine, du rêve à la magie. L’existence d’un prédicat commun rend le signemotivé ; l’arbitraire du signe, qui caractérise la langue quotidienne, semble être un casexceptionnel.

Cependantlenombredeprédicats(oudepropriétés)quel’onpeutrattacheràunsujetestillimité;lessignifiéspossiblesdetoutobjet,detouteactionsontdoncennombreinfini,A l’intérieur d’un seul système d’interprétation, on propose déjà plusieurs sens : leprud’homme qui explique à Lancelot la phrase « Tu es plus dur que pierre », à peine lapremière explication terminée, en entame une nouvelle : « Mais, si l’on veut, on peutentendre“pierre”d’uneautremanièreencore.»LacouleurnoiresignifielepéchédansuneaventuredeLancelot;laSainte-Égliseetdonclavertu,dansunrêvedeBohort.C’estcequipermet à l’Ennemi, travesti enprêtre, deproposer de fausses interprétations aux créduleschevaliers.Levoici,s’adressantàBohort:«L’oiseauquiressemblaitàuncygnesignifieunedemoiselle qui t’aime d’amour depuis longtemps et qui viendra bientôt te prier d’être sonami. (…) L’oiseau noir est le grand péché qui te la fera éconduire… » Et voici, quelquespagesplustard,l’autreinterprétation,livréeparunprêtrenontravesti:«L’oiseaunoirquivous apparut est sainte Église, qui dit : “Je suis noire, mais je suis belle, sachez quemasombre couleur vaut mieux que la blancheur d’autrui.” Quant à l’oiseau blanc quiressemblait à un cygne, c’était l’Ennemi. En effet le cygne est blanc en dehors et noir endedans»,etc.

Comment se retrouver dans cet arbitraire des significations, arbitraire beaucoup plusdangereuxqueceluidulangageordinaire?Lereprésentantdubienet lereprésentantdumal se serventde lamêmerèglegénéraled’« identificationpar leprédicat ».Cen’est pasgrâceàellequenousaurionspudécouvrir lafaussetédelapremièreinterprétation;maisparce que, et ceci est essentiel, le nombre des signifiés est réduit et leur nature, connued’avance.L’oiseaublancnepouvaitpassignifierunedemoiselleinnocentecarlesrêvesn’enparlentjamais;ilnepeutsignifier,enderniercompte,quedeuxchoses:Dieuetledémon.Une certaine interprétationpsychanalytiquedu rêven’est pas faite autrement ; l’arbitrairedébordant que donne toute interprétation par le prédicat commun est circonscrit etrégularisé par le fait qu’on sait ce qu’on va découvrir : « les idées de soi et des parentsimmédiatement consanguins, les phénomènes de la naissance, de l’amour et de lamort »(Jones).Lessignifiéssontdonnésd’avance,icicommelà.L’interprétationdesrêves,quel’ontrouvedanslaQuêteduGraal,obéitauxmêmesloisquecellesdeJones,etcomporteautant

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d’apriori;cen’estquelanaturedesaprioriquiestchangée.Envoiciundernierexemple(analysed’un rêvedeBohort) : «L’unedes fleurs sepenchaitvers l’autrepour luiôter sablancheur, comme le chevalier tenta de dépuceler la demoiselle.Mais le prud’homme lesséparait,cequisignifiequeNotreSire,quinevoulaitpas leurperte,vousenvoyapour lessépareretsauverleurblancheuràtousdeux…»

Il ne suffira pas que les signifiants et les signifiés, les récits à interpréter et lesinterprétations soient demême nature. LaQuête duGraal va plus loin ; elle nous dit : lesignifiéestsignifiant,l’intelligibleestsensible.Uneaventureestàlafoisuneaventureréelleetlesymboled’uneautreaventure;encelacerécitmédiévalserapprochedelatypologiechrétienneetsedistinguedesallégoriesauxquellesnoussommeshabituésetdanslesquelleslesenslittéralestdevenupurementtransparent,sansaucunelogiquepropre.PensonsauxaventuresdeBohort.Cechevalierarriveunsoiràune«forteethautetour»;ilyrestepourla nuit ; pendant qu’il est assis à table avec la « dame de céans », un valet entre pourannoncer que la sœur aînée de celle-ci lui conteste la propriété de ses biens ; qu’àmoinsqu’elle n’envoie le lendemain un chevalier pour rencontrer un représentant de la sœuraînéeencombat singulier,elle seraprivéede ses terres.Bohortpropose ses services,pourdéfendre la causede sonhôte. Le lendemain, il va au champde la rencontre et un rudecombats’engage.«Lesdeuxchevalierseux-mêmess’éloignent,puissejettentaugalop,l’unsurl’autre,etsefrappentsidurementqueleursécussontpercésetqueleurshaubertssontrompus (…). Par en haut, par en bas, ils déchiquettent leurs boucliers, ils brisent leshauberts aux hanches et sur les bras ; ils se blessent profondément, faisant jaillir le sangsouslesclairesépéestranchantes.Bohortrencontredanslechevalierunebienplusgranderésistancequ’ilnelepensait.»Ils’agitdoncbiend’uncombatréel,oùl’onpeutêtreblessé,oùilfautdéployertoutessesforces(physiques)pourmenerl’aventureàbien.

Bohortgagnelecombat;lacausedelasœurcadetteestsauvéeetnotrechevaliers’envaquérird’autresaventures.Cependant, iltombesurunprud’hommequiluiexpliquequeladamen’étaitnullementunedame,nilechevalier-adversaire,chevalier.«Parcettedame,nous entendons Sainte-Église, qui tient la chrétienté dans la vraie foi, et qui est lepatrimoinedeJésus-Christ.L’autredame,quiavaitétédéshéritéeetluifaisaitlaguerre,estl’AncienneLoi, l’ennemiquiguerroietoujourscontre lasainteÉgliseet lessiens.»Donccecombatn’était pasun combat terrestre etmatériel,mais symbolique ; c’étaient deux idéesqui se battaient, non deux chevaliers. L’opposition entre matériel et spirituel estcontinuellementposéeetlevée.

Une telle conception du signe contredit nos habitudes. Pour nous, le combat doit sedérouler oubiendans lemondematériel oubiendans celui des idées ; il est terrestre oucéleste,maisnonlesdeuxàlafois.Sicesontdeuxidéesquisebattent,lesangdeBohortnepeutêtreversé,seulsonespritestconcerné.Maintenirlecontraire,c’estenfreindreunedeslois fondamentales de notre logique, qui est la loi du tiers exclu. Ceci et le contraire ne

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peuvent pas être vrais enmême temps, dit la logique du discours quotidien ; laQuête duGraal affirme exactement le contraire. Tout événement a un sens littéral et un sensallégorique.

Cetteconceptionde lasignificationest fondamentalepour laQuêteduGraaletc’estàcause d’elle que nous avons du mal à comprendre ce qu’est le Graal, entité à la foismatérielle et spirituelle. L’intersection impossible des contraires est pourtant sans cesseaffirmée:«Euxquijusque-làn’étaientrienqu’espritbienqu’ilseussentuncorps»,nousdit-ond’AdametÈve,etdeGalaad:«Ilsemitàtremblercarsachairmortelleapercevaitleschosesspirituelles.»Ledynamismedurécitreposesurcettefusiondesdeuxenun.

On peut déjà donner, à partir de cette image de la signification, une premièreapproximationsur lanaturede laquêteet sur le sensduGraal : laquêteduGraalest laquêted’uncode.TrouverleGraal,c’estapprendreàdéchiffrerlelangagedivin,cequiveutdire, nous l’avons vu, faire siens les a priori du système ; d’ailleurs, tout comme enpsychanalyse, il ne s’agit pas ici d’un apprentissage abstrait (n’importe qui connaît lesprincipesdelareligion,commeaujourd’huidutraitementanalytique),maisd’unepratiquetrès personnalisée. Galaad, Perceval et Bohort parviennent, plus ou moins facilement, àinterpréter les signes de Dieu. Lancelot le pécheur, malgré toute sa bonne volonté, n’yréussit pas.Au seuil dupalais, où il pourrait contempler ladivineapparition, il voit deuxlionsmonterlagarde.Lancelottraduit:danger,etdégainesonépée.Maisc’estlàlecodeprofane et non divin. « Aussitôt il vit venir d’en haut une main toute enflammée qui lefrapparudementaubrasetfitvolersonépée.Unevoixluidit:—Ah!hommedepauvrefoi et de médiocre croyance, pourquoi te fies-tu en ton bras plutôt qu’en ton Créateur ?Misérable, crois-tu que Celui qui t’a pris à Son service ne soit pas plus puissant que tesarmes?» Il fallaitdonc traduire l’événementcomme:épreuvede la foi.Pourcetteraisonmême,à l’intérieurdupalais,Lancelotneverraqu’unepartie infimedumystèreduGraal.Ignorerlecode,c’estsevoirrefuseràjamaisleGraal.

Structuredurécit

Pauphiletécrit:«Ceconteestunassemblagede transpositionsdontchacune,priseàpart, rendavec

exactitudedesnuancesdelapensée.Ilfautlesrameneràleursignificationmoralepourendécouvrir l’enchaînement. L’auteur compose, si l’on peut dire, dans le plan abstrait, ettraduitensuite.»

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L’organisation du récit se fait donc au niveau de l’interprétation et non à celui desévénements-à-interpréter.Lescombinaisonsdecesévénementssontparfoissingulières,peucohérentes, mais cela ne veut pas dire que le récit manque d’organisation ; simplement,cette organisation se situe au niveau des idées, non à celui des événements. On pourraitparleràceproposdel’oppositionentrecausalitéévénementielleetcausalitéphilosophique;etPauphiletrapprocheavecjustessecerécitducontephilosophiqueduXVIIIesiècle.

Lasubstitutiond’unelogiqueparuneautreneseproduitpassansproblèmes.Danscemouvement, la Quête du Graal révèle une dichotomie fondamentale, à partir de laquelles’élaborentdifférentsmécanismes.Ildevientalorspossibled’expliciter,àpartirdel’analysedecetexteparticulier,certainescatégoriesgénéralesdurécit.

Prenons les épreuves, cet événement des plus fréquents dans la Quête du Graal.L’épreuveestprésentedéjàdanslespremiersrécitsfolkloriques;elleconsisteenlaréuniondedeuxévénements,souslaformelogiqued’unephraseconditionnelle:«SiXfaittelleoutelle chose, alors il (lui) arrivera ceci ou cela. » En principe, l’événement de l’antécédentoffreunecertainedifficulté,alorsqueceluiduconséquentestfavorableauhéros.LaQuêteduGraalconnaît,bienentendu,cesépreuves,avecleursvariations:épreuvespositives,ouexploits(GalaadretirePépéeduperron),etnégatives,outentations(Percevalréussitànepas succomber aux charmes du diable transformé en belle demoiselle) ; épreuves réussies(celles deGalaad, avant tout) et épreuvesmanquées (celles de Lancelot), qui inaugurentrespectivement deux séries symétriques : épreuve-réussite-récompense ou épreuve-échec-pénitence.

Mais c’est une autre catégorie qui permet demieux situer les différentes épreuves. Sil’on compare les épreuves que subissent Perceval ou Bohort, d’une part, avec celles deGalaad, de l’autre, on s’aperçoit d’une différence essentielle. Lorsque Perceval entreprenduneaventure,nousnesavonspasd’avances’ilseravictorieuxounon;parfoisiléchoueetparfois il réussit. L’épreuvemodifie la situationprécédente : avant l’épreuve, Perceval (ouBohort)n’étaitpasdignedecontinuerlarechercheduGraal;aprèselle,s’ilréussit,ill’est.Il n’en est pas de même en ce qui concerne Galaad. Dès le début du texte, Galaad estdésigné comme le Bon Chevalier, l’invincible, celui qui achèvera les aventures du Graal,image et réincarnation de Jésus-Christ. Il est impensable que Galaad échoue ; la formeconditionnelle de départ n’est plus respectée. Galaad n’est pas élu parce qu’il réussit lesépreuvesmaisréussitlesépreuvesparcequ’ilestélu.

Cecimodifieprofondémentlanaturedel’épreuve;ils’imposemêmededistinguerdeuxtypesd’épreuvesetdirequecellesdePercevalouBohortsontdesépreuvesnarratives,alorsque celles de Galaad, des épreuves rituelles. En effet, les actions de Galaad ressemblentbeaucoupplus àdes rites qu’àd’ordinaires aventures. S’asseoir sur le SiègePérilleux sanspérir ; retirer l’épée du perron ; porter l’écu sans danger, etc., ne sont pas de véritablesépreuves. Le Siège était initialement destiné à « sonmaître » ; mais lorsque Galaad s’en

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approche, l’inscription se transforme en « C’est ici le siège de Galaad ». Est-ce alors unexploitdelapartdeGalaadquedes’yasseoir?Demêmepourl’épée:leroiArthurdéclareque«lesplusfameuxchevaliersdemamaisonontéchouéaujourd’huiàtirercetteépéeduperron » ; à quoi Galaad répond judicieusement : « Sire, ce n’est point merveille, carl’aventure, étant à moi, ne pouvait être à eux ». De même encore pour l’écu qui portemalheuràtoussaufun;lechevaliercélesteavaitdéjàexpliqué:«Prendscetécuetporte-le (…) au bon chevalier que l’on nomme Galaad (…). Dis-lui que le Haut Maître luicommandedeleporter»,etc. Iln’yaànouveauiciaucunexploit,Galaadnefaitqu’obéirauxordresvenantd’en-haut,ilnefaitquesuivreleritequiluiestprescrit.

Lorsqu’on a découvert l’opposition entre le narratif et le rituel dans la Quête, ons’aperçoitquelesdeuxtermesdecetteoppositionsontprojetéssurlacontinuitédurécit,desortequecelui-cisediviseschématiquementendeuxparties.Lapremièreressembleaurécitfolklorique,elleestnarrativeausensclassiquedumot;lasecondeestrituelle,caràpartird’un certainmoment il ne se passe plus rien de surprenant, les héros se transforment enserviteurs d’un grand rite, le rite duGraal (Pauphilet parle à ce propos d’Épreuves et deRécompenses). Cemoment se situe à la rencontre de Galaad avec Perceval, Bohort et lasœurdePerceval;cettedernièreénoncecequeleschevaliersdoiventfaireet lerécitn’estplusquelaréalisationdesesparoles.Noussommesalorsàl’opposédurécitfolklorique,telqu’il apparaît encore dans la première partie, malgré la présence du rituel autour deGalaad.

LaQuêteduGraalestconstruitesurlatensionentrecesdeuxlogiques:lanarrativeetlarituelle,ou,sil’onveut,laprofaneetlasacrée.Onpeutlesobservertouteslesdeuxdèsles premières pages : les épreuves, les obstacles (telle l’opposition du roi Arthur aucommencement de la quête) relèvent de la logique narrative habituelle ; en revanche,l’apparitiondeGalaad,ladécisiondelaquête—c’est-à-direlesévénementsimportantsdurécit—serattachentàlalogiquerituelle.LesapparitionsduSaint-Graalnesetrouventpasdans une relation nécessaire avec les épreuves des chevaliers qui se poursuivent entre-temps.

L’articulation de ces deux logiques se fait à partir de deux conceptions contraires dutemps (et dont aucune ne coïncide avec celle qui nous est la plus familière). La logiquenarrative implique, idéalement,unetemporalitéqu’onpourraitqualifiercommeétantcelledu « présent perpétuel ». Le temps est constitué ici par l’enchaînement d’innombrablesinstances du discours ; or celles-ci définissent l’idée même du présent. On parle à toutinstantdel’événementquiseproduitpendantl’actemêmedeparole;ilyaunparallélismeparfaitentrelasériedesévénementsdontonparleetlasériedesinstancesdudiscours.Lediscoursn’estjamaisenretard,jamaisenavancesurcequ’ilévoque.Atoutinstantaussi,lespersonnages vivent dans le présent, et dans le présent seulement ; la succession des

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événements est régie par une logique qui lui est propre, elle n’est influencée par aucunfacteurextérieur.

Enrevanche,lalogiquerituellerepose,elle,suruneconceptiondutempsquiestcellede l’« éternel retour ». Aucun événement ne se produit ici pour la première ni pour ladernière fois.Toutaétédéjàannoncé ;etonannoncemaintenantcequi suivra.L’origineduriteseperddansl’originedestemps;cequiimporteenlui,c’estqu’ilconstitueunerèglequi est déjà présente, déjà là. Contrairement au cas précédent, le présent « pur » ou«authentique»,que l’onressentpleinementcommetel,n’existepas.Dans lesdeuxcas, letemps est en quelque sorte suspendu, mais de manière inverse : la première fois, parl’hypertrophieduprésent,laseconde,parsadisparition.

La Quête du Graal connaît, comme tout récit, l’une et l’autre logiques. Lorsqu’uneépreuvesedérouleetquenousnesavonspascommentelleseterminera; lorsquenouslavivons avec le héros instant après instant et que le discours reste collé à l’événement : lerécit obéit évidemment à la logique narrative et nous habitons le présent perpétuel.Lorsque,aucontraire,l’épreuveestengagéeetqu’ilestannoncéquesonissueaétépréditedepuisdessiècles,qu’ellen’estplusparconséquentquel’illustrationdelaprédiction,noussommesdansl’éternelretouretlerécitsedéroulesuivantlalogiquerituelle.Cettesecondelogiqueainsique latemporalitédutype«éternelretour»sortent icivainqueursduconflitentrelesdeux.

Toutaétéprédit.Aumomentoùarrivel’aventure, lehérosapprendqu’ilnefautqueréaliser une prédiction. Les hasards de son chemin amènentGalaad dans unmonastère ;l’aventuredel’écus’engage;soudainlechevaliercélesteannonce:toutaétéprévu.«Voicidonccequevous ferez,dit Josèphe.LàoùseraenterréNascien,placez l’écu.C’est làqueviendraGalaad,cinq joursaprèsavoir reçu l’ordrede lachevalerie.—Touts’estaccomplicommeil l’avaitannoncé,puisqueaucinquièmejourvousêtesarrivédanscetteabbayeoùgît le corps de Nascien. » Il n’y avait pas de hasard ni même d’aventure : Galaad asimplementjouésonrôledansunritepréétabli.

Messire Gauvain reçoit un rude coup de l’épée de Galaad ; il se souvient aussitôt :«Voiciavéréelaparolequej’entendislejourdelaPentecôte,àproposdel’épéeàlaquellejeportai lamain. Ilme futannoncéqu’avant longtemps j’en recevraisuncoup terrible, etc’est l’épéemême dont vient deme frapper ce chevalier. La chose est bien advenue tellequ’elleme futprédite. »Lemoindregeste, leplus infime incident relèventdupasséetduprésent enmême temps : les chevaliers de la Table Ronde vivent dans unmonde fait derappels.

Cefuturrétrospectif,rétabliaumomentdelaréalisationd’uneprédiction,estcomplétépar le futur prospectif, où l’on est placé devant la prédiction même. Le dénouement del’intrigueestraconté,dèslespremièrespages,avectouslesdétailsnécessaires.VoicilatantedePerceval:«Carnoussavonsbien,danscepayscommeend’autreslieux,qu’àlafintrois

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chevaliersauront,plusquetouslesautres,lagloiredelaQuête:deuxserontviergesetletroisièmechaste.Desdeuxvierges,l’unseralechevalierquevouscherchez,etvousl’autre;letroisièmeseraBohortdeGaunes.Cestrois-làachèverontlaQuête.»Quoideplusclairetdeplusdéfinitif?Etpourqu’onn’oubliepaslaprédiction,onnouslarépètesanscesse.Ouencore, la sœur de Perceval, qui prévoit où mourront son frère et Galaad : « Pour monhonneur,faites-moienterrerauPalaisSpirituel.Savez-vouspourquoijevousledemande?ParcequePercevalyreposeraetvousauprèsdelui.»

Le narrateur de l’Odyssée se permettait de déclarer, plusieurs chants avant qu’unévénementn’arrive,commentcelui-ciallaitsedérouler.Ainsi,àproposd’Antinoos:«C’estlui,lepremierquigoûteraitlesflèchesenvoyéesparlamaindel’éminentUlysse».etc.Maisle narrateur de la Quête en fait exactement autant, il n’y a pas de différence dans latechniquenarrativedesdeuxtextes(surcepointprécis):«Ilquittasonheaume;Galaadfitdemême;etilséchangèrentunbaiser,parcequ’ilss’entr’aimaientdegrandamour:onlevitbienàleurmort,carl’unnesurvécutquebienpeuàl’autre.»

Enfin, si tout le présent était déjà contenu dans le passé, le passé, lui, reste présentdans le présent. Le récit revient sans cesse, bien que subrepticement, sur lui-même.Lorsqu’onlitledébutdelaQuête,oncroittoutcomprendre:voicilesnobleschevaliersquidécident de partir à la quête, etc. Mais il faut que le présent devienne passé, souvenir,rappel,pourqu’unautreprésentnousaideàlecomprendre.CeLancelotquenouscroyionsfortetparfaitestunpécheurincorrigible:ilvitdansl’adultèreaveclareineGuénièvre.CemessireGauvainquiafait,lepremier,levœudepartiràlaquête,nel’achèverajamaiscarson cœur est dur et il ne pense pas assez à Dieu. Ces chevaliers que nous admirions audébut sont des pécheurs invétérés qui seront punis : depuis des années ils ne se sont pasconfessés. Ce que nous observions naïvement dans les premières pages n’était que desapparences,qu’unsimpleprésent.Lerécitconsisteraenunapprentissagedupassé.Mêmeles aventures qui nous semblaient obéir à la logique narrative se trouvent être des signesd’autrechose,despartiesd’unimmenserite.

L’intérêtdulecteur(etonlitlaQuêteduGraalavecunintérêtcertain)nevientpas,onlevoit,delaquestionquiprovoquehabituellementcetintérêt:quesepasse-t-ilaprès?Onsait bien, et depuis le début, ce qui se passera, qui atteindra le Graal, qui sera puni etpourquoi.L’intérêtnaîtd’unetoutautrequestion,quiest:qu’est-cequeleGraal?Cesontlàdeuxtypesdifférentsd’intérêt,etaussideuxtypesderécit.L’unsedéroulesurunelignehorizontale : on veut savoir ce que chaque événement provoque, ce qu’il fait. L’autrereprésente une série de variations qui s’empilent sur une verticale ; ce qu’on cherche surchaque événement, c’est ce qu’il est. Le premier est un récit de contiguïté, le second, desubstitutions.Dansnotrecas,onsaitdès ledébutqueGalaadachèveravictorieusement laquête : le récitde contiguïté est sans intérêt ;maisonne saitpas exactement cequ’est le

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Graal et il y a donc la place pour un passionnant récit de substitutions, où l’on arrive,lentement,verslacompréhensiondecequiétaitposédèsledébut.

Cettemêmeoppositionseretrouve,biensûr,ailleurs.Lesdeuxtypesfondamentauxderoman policier : le roman à mystère et le roman d’aventures, illustrent ces mêmes deuxpossibilités.Danslepremiercas, l’histoireestdonnéedèslespremièrespages,maiselleestincompréhensible:uncrimeestaccomplipresquesousnosyeuxmaisnousn’enavonspasconnulesvéritablesagents,ni lesvraismobiles.L’enquêteconsisteàrevenirsanscessesurlesmêmesévénements,àvérifieretcorrigerlesmoindresdétails,jusqu’àcequ’àlafinéclatelavéritésurcettemêmehistoireinitiale.Dansl’autrecas,pasdemystère,pasderetourenarrière : chaqueévénementenprovoqueunautreet l’intérêtquenousportonsà l’histoirene vient pas de l’attente d’une révélation sur les données initiales ; c’est celle de leursconséquencesquimaintientlesuspense.Laconstructioncycliquedesubstitutionss’opposeànouveauàlaconstructionunidirectionnelleetcontiguë.

D’une manière plus générale, on peut dire que le premier type d’organisation est leplusfréquentdanslafiction,lesecond,enpoésie(étantbienentenduquedesélémentsdesdeux se rencontrent toujours ensemble dans unemêmeœuvre). On sait que la poésie sefonde essentiellement sur la symétrie, sur la répétition (sur un ordre spatial) alors que lafictionest construite surdes relationsdecausalité (unordre logique)etde succession (unordre temporel). Les substitutions possibles représentent autant de répétitions, et ce n’estpasunhasardsiunaveuexplicitedel’obéissanceàcetordreapparaîtprécisémentdansladernièrepartiede laQuête, celle où la causalité narrative ou la contiguïté ne jouent plusaucun rôle.Galaadvoudrait emmener ses compagnonsavec lui ; leChrist le lui refuseenalléguantcommeraisonlaseulerépétition,nonunecauseutilitaire.«Ah!Sire,fitGalaad,pourquoinepermettez-vouspas que tous viennent avecmoi ?—Parceque jene le veuxpas,etparcequececidoitêtreàlaressemblancedemesApôtres…»

Des deux techniques principales de combinaison d’intrigues, l’enchaînement etl’enchâssement, c’est la seconde qu’on doit s’attendre à découvrir ici ; et c’est ce qui seproduit.Lesrécitsenchâssésfoisonnentenparticulierdansladernièrepartiedutexte,oùilsontunedouble fonction :offrirunenouvellevariationsur lemêmethèmeetexpliquer lessymbolesquicontinuentàapparaîtredansl’histoire.Eneffet,lesséquencesd’interprétation,fréquentesdanslapremièrepartiedurécit,disparaissentici;ladistributioncomplémentairedesinterprétationsetdesrécitsenchâssésindiquequelesdeuxontunefonctionsemblable.La« signifiance»du récit se réalisemaintenantà travers leshistoiresenchâssées.Lorsqueles trois compagnons et la sœur de Perceval montent sur la nef, tout objet s’y trouvantdevient le prétexte d’un récit. Plus même : tout objet est l’aboutissement d’un récit, sondernierchaînon.Leshistoiresenchâsséessuppléentàundynamismequimanquealorsdansle récit-cadre : lesobjetsdeviennenthérosde l’histoire, tandisque leshéros s’immobilisentcommedesobjets.

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La logique narrative est battue en brèche tout au long du récit. Il reste cependantquelques traces du combat, commepour nous rappeler son intensité. Ainsi de cette scèneeffrayante où Lyonnel, déchaîné, veut tuer son frère Bohort ; ou de cette autre, où lademoiselle, sœurdePerceval,donnesonsangpoursauverunemalade.Cesépisodessontparmi les plus bouleversants du livre et il est en même temps difficile d’en découvrir lafonction.Ilsservent,biensûr,àcaractériserlespersonnages,àrenforcerl’«atmosphère»;maisonaaussilesentimentquelerécitareprisicisesdroits,qu’ilparvientàémerger,par-delà les innombrables grilles fonctionnelles et signifiantes, dans la non-signification qui setrouveaussiêtrelabeauté.

Ilyacommeuneconsolationdetrouver,dansunrécitoùtoutestorganisé,oùtoutestsignifiant,unpassagequiafficheaudacieusementsonnon-sensnarratifetquiformeainsilemeilleur éloge possible du récit. On nous dit par exemple : « Galaad et ses deuxcompagnonschevauchèrentsibienqu’enmoinsdequatrejoursilsfurentauborddelamer.Et ilsauraientpuyarriverplus tôt,maisne sachantpas trèsbien le chemin, ilsn’avaientpaspris lepluscourt.»Quelle importance?—Ouencore,deLancelot :« Il regardatoutautour,sansydécouvrirsoncheval;maisaprèsl’avoirbiencherché,illeretrouva,lesellaetmonta.»Le«détailinutile»estpeut-être,detous,leplusutileaurécit.

LaquêteduGraal

Qu’est-cequeleGraal?Cettequestionasuscitédemultiplescommentaires;citons laréponsequ’endonnelemêmePauphilet:«LeGraal,c’estlamanifestationromanesquedeDieu. La quête duGraal, par suite, n’est, sous le voile de l’allégorie, que la recherche deDieu,que l’effortdeshommesdebonnevolontévers la connaissancedeDieu. »Pauphiletaffirme cette interprétation en face d’une autre, plus ancienne et plus littérale, qui, sefondantsurcertainspassagesdu texte,voulaitvoirdans leGraalunsimpleobjetmatériel(bienquereliéauritereligieux),unrécipientservantàlamesse.Maisnoussavonsdéjàque,danslaQuêteduGraal,l’intelligibleetlesensible,l’abstraitetleconcret,peuventfaireun;aussinesera-t-onpassurprisdelirecertainesdescriptionsduGraalleprésentantcommeunobjet matériel, et d’autres, comme une entité abstraite. D’une part, le Graal égale Jésus-Christettoutcequecelui-cisymbolise:«IlsvirentalorssortirduSaint-Vaseunhommetoutnu,dont lespiedset lesmainset lecorpssaignaient,etqui leurdit :“Meschevaliers,messergents,mesloyauxfils,vousquidanscetteviemortelleêtesdevenuscréaturesspirituelles,etquim’aveztantcherchéquejenepuisplusmecacheràvosyeux”»,etc.Autrementdit,ce que les chevaliers cherchaient— le Graal— était Jésus-Christ. D’autre part, quelques

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pagesplus loin,nous lisons :«Lorsqu’ils regardèrentà l’intérieurde lanef, ilsaperçurentsur le lit la table d’argent qu’ils avaient laissée chez le roi Méhaignié. Le Saint-Graal s’ytrouvait,couvertd’uneétoffedesoievermeille.»Cen’estévidemmentpasJésus-Christquiyrepose couvert d’un tissu,mais le récipient, La contradiction n’existe, on l’a vu, que pournousquivoulons isoler le sensiblede l’intelligible.Pour le conte, « lanourritureduSaint-Graalrepaitl’âmeenmêmetempsqu’ellesoutientlecorps».LeGraalestlesdeuxàlafois.

Pourtant,lefaitmêmequecesdoutesexistentsurlanatureduGraalestsignificatif.Cerécitracontelaquêtedequelquechose;orceuxquicherchentignorentsanature.Ilssontobligésdecherchernoncequelemotdésigne,maiscequ’ilsignifie;c’estunequêtedesens(« la quête du Saint-Graal… ne cessera pas avant que l’on ne sache la vérité »). Il estimpossible d’établir quimentionne le Graal en premier ; lemot semble toujours avoir étédéjà là ; mais, même après la dernière page, nous ne sommes pas certains d’avoir biencompris son sens : la quêtede ce que leGraal veutdiren’est jamais terminée.De ce fait,nous sommes continuellement obligés demettre ce concept en relation avec d’autres, quiapparaissentaucoursdutexte.Decettemiseenrelation,ilrésulteunenouvelleambiguïté,moinsdirectequelapremièremaisaussiplusrévélatrice.

Lapremière séried’équivalences etd’oppositions relie leGraal àDieumais aussi, parl’intermédiairedel’aventure,aurécit.LesaventuressontenvoyéesparDieu;siDieunesemanifestepas,iln’yaplusd’aventures.Jésus-ChristditàGalaad:«IltefautdoncyalleretaccompagnerceSaint-VasequipartiracettenuitduroyaumedeLogresoùonnelereverrajamais et où il n’adviendra plus aucune aventure. » Le bon chevalier Galaad a autantd’aventuresqu’ilveut;lespécheurs,commeLancelotetsurtoutcommeGauvain,cherchentles aventures en vain. «Gauvain…alladenombreux jours sans rencontrer aventure » ; ilcroiseYvain:«Rien,répondit-il,iln’avaitpastrouvéaventure»;ilpartavecHestor:«Huitjours ilsallèrentsansrientrouver.»L’aventureestà la foisunerécompenseetunmiracledivin;ilsuffitdeledemanderàunprud’hommequivousapprendraitaussitôtlavérité.«Jevous prie de nous dire, dit messire Gauvain, pourquoi nous ne rencontrons plus autantd’aventures qu’autrefois. — En voici la raison, dit le prud’homme. Les aventures quiadviennentmaintenantsontlessignesetlesapparitionsduSaint-Graal…»

Dieu, leGraalet lesaventures formentdoncunensemble,dont tous lesmembresontunsenssemblable.Maisl’onsaitd’autrepartquelerécitnepeutprendrenaissanceques’ilyauneaventureàrelater.C’estcedontseplaintGauvain:«MessireGauvain…chevauchalongtemps sans trouver aucune aventure qu’il vaille la peine de rappeler. (…) Un jour ilretrouvaHestordesMaresquichevauchaittoutseul,etilssereconnurentavecjoie.Maisilsseplaignirentl’unàl’autreden’avoiràraconteraucunexploitextraordinaire.»Lerécitseplacedoncàl’autreboutdelaséried’équivalences,quipartduGraaletpasseparDieuetparl’aventure;leGraaln’estriend’autrequelapossibilitéd’unrécit.

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Ilexistecependantuneautresériedontlerécitfaitégalementpartieetdontlestermesne ressemblent nullement à ceux de la première. Nous avons vu déjà que la logiquenarrativeétaitsanscesseenretraitdevantuneautrelogique,rituelleetsacrée;lerécitestlegrandvaincudececonflit.Pourquoi?Parcequelerécit,telqu’ilexisteàl’époquede laQuête,serattacheaupéché,nonàlavertu;audémon,nonàDieu.Lespersonnagesetlesvaleurs traditionnels du roman de chevalerie sont non seulement contestésmais bafoués.Lancelot et Gauvain étaient les champions de ces romans ; ici ils sont humiliés à chaquepage, et on ne cesse de leur répéter que les exploits dont ils sont capables n’ont plus devaleur(«Etnecroyezpasquelesaventuresd’àprésentsoientdemassacrerdeshommesoud’occire des chevaliers », dit le prud’homme à Gauvain). Ils sont battus sur leur propreterrain : Galaad est meilleur chevalier qu’eux deux et il renverse l’un et l’autre de soncheval.Lancelotsefaitinsultermêmeparlesvalets,battreauxtournois;regardons-ledansson humiliation : « Il faut bien que vousm’entendiez, fit le valet, et vous ne pouvez plusespérerautreprofit.Vousfûtes la fleurde lachevalerieterrienne!Chétif !vousvoilàbienenfantôméparcellequinevousaimeninevousestime!(…)Lancelotneréponditrien,siaffligé qu’il eût voulu mourir. Le valet, cependant, l’injuriait et l’offensait de toutes lesvileniespossibles.Lancelotl’écoutaitdansunetelleconfusionqu’iln’osaitleverlesyeuxsurlui.»Lancelotl’invinciblen’oseleverlesyeuxsurceluiquil’insulte;l’amourqu’ilporteàlareineGuénièvreetquiestlesymboledumondechevaleresqueesttraînédanslaboue.Aussin’est-cepasseulementLancelotquiestàplaindre,c’estaussi leromandechevalerie.«Enchevauchant,ilsepritàpenserquejamaisiln’avaitétémisensimisérableétatetqu’ilneluiétaitpasencoreadvenud’alleràuntournoiqu’iln’enfûtvainqueur.Acettepenséeilfuttoutmarrietseditquetoutluimontraitqu’ilétaitlepluspécheurdeshommes,puisquesesfautesetsamalaventureluiavaientôtélavueetlaforce.»

La Quête du Graal est un récit qui refuse précisément ce qui constitue la matièretraditionnelledesrécits:lesaventuresamoureusesouguerrières,lesexploitsterrestres.DonQuichotte avant la lettre, ce livredéclare laguerreaux romansde chevalerie et, à traverseux, au romanesque. Le récit nemanque pas de se venger, d’ailleurs : les pages les pluspassionnantes sont consacréesàYvain lepécheur ;alorsque,deGalaad, ilnepeutpasyavoir,àproprementparler,derécit;lerécitestunaiguillage,lechoixd’unevoieplutôtqued’uneautre;oravecGalaad,l’hésitationetlechoixn’ontplusdesens:lecheminqu’ilsuitabeausediviserendeux,Galaadsuivratoujoursla«bonne»voie.Leromanestfaitpourraconter des histoires terrestres ; or le Graal est une entité céleste. Il y a donc unecontradictiondansletitremêmedecelivre:lemotde«quête»renvoieauprocédélepluscaractéristiquedurécit,etparlàauterrestre;leGraalestundépassementduterrestreversle céleste. Ainsi lorsque Pauphilet dit que « le Graal est la manifestation romanesque deDieu», ilmet l’unàcôtéde l’autredeuxtermesapparemment irréconciliables :Dieunese

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manifestepasdanslesromans;lesromansrelèventdudomainedel’Ennemi,nondeceluideDieu.

Maissilerécitrenvoieauxvaleursterrestres,etmêmecarrémentaupéchéetaudémon(pourcetteraisonlaQuêteduGraalcherchesanscesseàlecombattre),nousarrivonsàunrésultat surprenant : la chaîne d’équivalences sémantiques, qui était partie de Dieu, estparvenue, par le tourniquet du récit, à son contraire, le Démon. N’y cherchons pas,cependant, une perfidie quelconque de la part du narrateur : ce n’est pas Dieu qui estambiguetpolyvalentdanscemonde,c’estlerécit.Onavouluseservirdurécitterrestreàdesbutscélestes,etlacontradictionestrestéeàl’intérieurdutexte.Ellen’yseraitpassionlouait Dieu dans des hymnes ou des sermons, ni si le récit traitait des exploitschevaleresqueshabituels.

L’intégrationdurécitdansceschaînesd’équivalencesetd’oppositionsauneimportanceparticulière. Ce qui apparaissait comme un signifié irréductible et dernier — l’oppositionentreDieuetledémon,oulavertuetlepéché,oumême,dansnotrecas,lavirginitéetlaluxure—n’estpastel,etcecigrâceaurécit.Ilsemblaitàpremièrevuequel’Écriture,queleLivreSaintconstituaitunarrêtaurenvoiperpétueld’unecouchedesignificationsàl’autre;enfaitcetarrêtestillusoirecarchacundesdeuxtermesquiformentl’oppositiondebasedudernier réseaudésigne, à son tour, le récit, le texte, c’est-à-dire la toutepremière couche.Ainsilaboucleestferméeetlereculdu«sensdernier»nes’arrêteraplusjamais.

Decefait,lerécitapparaîtcommelethèmefondamentaldelaQuêteduGraal(commeil l’est de tout récit,mais toujoursdifféremment). Endéfinitive, la quêteduGraal est nonseulementquêted’uncodeetd’unsens,maisaussid’unrécit.Significativement,lesderniersmotsdu livreen racontent l’histoire : ledernier chaînonde l’intrigueest la créationdecerécitmêmequenousvenonsde lire.«Et lorsqueBohorteutnarré lesaventuresduSaint-Graaltellesqu’illesavaitvues,ellesfurentmisesenécritetconservéesdanslabibliothèquede Salebières, d’où Maître Gautier Map les tira ; il en fit son livre du Saint-Graal, pourl’amourduroiHenri,sonseigneur,quifittranslaterl’histoiredulatinenfrançais…»

On pourrait objecter que si l’auteur avait voulu dire tout cela, il l’aurait fait plusclairement ; et d’ailleurs n’attribue-t-on pas là à un auteur du XIIIe siècle des idées quiappartiennent au XXe ? Une réponse se trouve déjà dans la Quête du Graal : le sujetd’énonciationdecelivren’estpasunepersonnequelconque,c’estlerécitlui-même,c’estleconte.Audébutetàlafindechaquechapitrenousvoyonsapparaîtrecesujet,traditionnelpourleMoyenAge:«MaisicilecontecessedeparlerdeGalaad,etrevientàmonseigneurGauvain.— Le conte rapporte que, quandGauvain se fut séparé de ses compagnons… »«Mais ici lecontecessedeparlerdePerceval,et revientàLancelotquiétait restéchez leprud’homme… » Parfois ces passages deviennent fort longs ; leur présence n’estcertainement pas une convention vide de sens : « Si l’on demande au livre pourquoi

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l’hommen’emportapaslerameauduparadis,plutôtquelafemme,lelivrerépondquec’estbienàelle,nonàlui,qu’ilappartientdeportercerameau…»

Or si l’auteur pouvait ne pas comprendre très bien ce qu’il était en train d’écrire, leconte,lui,lesavait.

Jecitel’éditiond’A.Béguinetd’Y.Bonnefoy(Paris,Seuil,1965).

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Lesecretdurécit

HenryJames

IOnconnaîtmieux—bienqu’enFrancepasassez—lesromansdeHenryJames,alors

que les nouvelles constituent une bonne moitié de son œuvre (ce n’est pas là un casexceptionnel:lepublicpréfèreleromanàlanouvelle,lelivrelongautextecourt;nonpasquelalongueursoitconsidéréecommecritèredevaleur,maisplutôtparcequ’onn’apasletemps,à la lectured’uneœuvrebrève,d’oublierquecen’est làquede la« littérature»etnon la « vie »). Si presque tous les grands romansde James sont traduits en français, unquart seulement des nouvelles l’est. Ce ne sont cependant pas de simples raisonsquantitativesquimepoussentverscettepartiedesonœuvre:lesnouvellesyjouentunrôleparticulier.Elless’apparententenquelquesorteàdesétudesthéoriques:Jamesyposelesgrands problèmes esthétiques de son œuvre, et il les résout. Par ce fait, les nouvellesconstituentunevoieprivilégiée,quej’aichoisiepourm’introduiredanscetuniverscomplexeetfascinant.

Les exégètes ont presque toujours été déroutés. Les critiques contemporains etpostérieurssesonttrouvésd’accordpouraffirmerquelesœuvresdeJamesétaientparfaitesdupointdevue« technique».Mais toussesontmisd’accordaussipour leurreprocher lemanque de grandes idées, l’absence de chaleur humaine ; leur objet était trop peuimportant (comme si le premier signe de l’œuvre d’art n’était précisément de rendreimpossible la séparation des « techniques » et des « idées »). James était rangé parmi lesauteurs inaccessibles au lecteur commun ; on laissait aux professionnels le privilège degoûtersonœuvrepartropcompliquée.

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LalecturedesnouvellesdeJamessuffiraitàelleseule,àdissiperlemalentendu.Plutôtquedeles«défendre»j’essaieraid’endécrirequelques-unesdesgrandesfigures.

IIDans la célèbre nouvelle l’Image dans le tapis (1896) James raconte qu’un jeune

critique, venant d’écrire un article sur un des auteurs qu’il admire le plus — HughVereker—,lerencontreparhasardpeuaprès.L’auteurneluicachepasqu’ilestdéçuparl’étudequiluiestconsacrée.Cen’estpasqu’ellemanquedesubtilité;maiselleneparvientpasànommerlesecretdesonœuvre,secretquienestàlafoisleprincipemoteuretlesensgénéral.«Ilyadansmonœuvreuneidée,préciseVereker,sanslaquellejenemeseraispassoucié le moins du monde du métier d’écrivain. Une intention précieuse entre toutes. Lamettreenœuvreaété,mesemble-t-il,unmiracled’habiletéetdepersévérance…Ilpoursuitsa carrière, mon petit tour de passe-passe, à travers tous mes livres, et le reste encomparaisonn’estquejeuxensurface.»Presséparlesquestionsdesonjeuneinterlocuteur,Verekerajoute:«Toutl’ensembledemeseffortslucidesn’estpasautrechose—chacunedemespagesetdemeslignes,chacundemesmots.Cequ’ilyaàtrouverestaussiconcretquel’oiseaudanslacage,quel’appâtdel’hameçon,queleboutdefromagedanslasouricière.C’est ce qui compose chaque ligne, choisit chaquemot,met un point sur tous les i, tracetouteslesvirgules.»

Lejeunecritiqueselancedansunerecherchedésespérée(«uneobsessionquidevaitàjamaismehanter»);revoyantVereker,ilessaied’obtenirplusdeprécisions:«Jehasardaiquecedevaitêtreunélémentfondamentaldupland’ensemble,quelquechosecommeuneimage compliquée dans un tapis d’Orient. Vereker approuva chaleureusement cettecomparaisonetenemployauneautre:“C’estlefil,dit-il,quireliemesperles”.»

Relevons ledéfi deVereker aumomentoùnous approchons l’œuvredeHenry James(celui-làdisaiteneffet:«C’estdoncnaturellementcequedevraitchercherlecritique,c’estmêmeàmonavis,…cequelecritiquedevraittrouver.»)Essayonsdedécouvrirl’imagedansletapisdeHenryJames,cepland’ensembleauquelobéit tout lereste, telqu’ilapparaîtàtraverschacunedesesœuvres.

Larecherched’untelinvariantnepeutsefaire(lespersonnagesdel’Imagedansletapisle savent bien) qu’en superposant les différentes œuvres à la manière des fameusesphotographiesdeGalton,enleslisantcommeentransparencelesunessurlesautres.Jenevoudraiscependantpas impatienter le lecteuret je livreraiaussitôt le secret,quitteàêtre,par làmême,moinsconvaincant.Lesœuvresqu’onparcourraconfirmeront l’hypothèseaulieudelaisseraulecteurlesoucidelaformulerlui-même.

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Le récit de James s’appuie toujours sur la quête d’une cause absolue et absente.Explicitonsunparunlestermesdecettephrase.Ilexisteunecause:cemotdoitêtreprisicidansunsens très large ; c’est souventunpersonnagemaisparfoisaussiunévénementouunobjet.L’effetdecettecauseestlerécit,l’histoirequinousestracontée.Absolue:cartout,dans ce récit, doit finalement sa présence à cette cause.Mais la cause est absente et l’onpartàsaquête:elleestnonseulementabsentemaislaplupartdutempsignorée;toutcequel’onsoupçonne,c’estsonexistence,nonsanature.Onlaquête:l’histoireconsisteenlarecherche,lapoursuitedecettecauseinitiale,decetteessencepremière.Lerécits’arrêtesil’on parvient à l’atteindre. Il y a d’une part une absence (de la cause, de l’essence, de lavérité)maiscetteabsencedétermine tout ;de l’autre,uneprésence(de laquête)quin’estque la recherchede l’absence. Le secretdu récit jamesienestdoncprécisément l’existenced’un secret essentiel, d’un non-nommé, d’une force absente et surpuissante, qui met enmarchetoute lamachineprésentede lanarration.LemouvementdeJamesestdoubleet,enapparence,contradictoire(cequiluipermetdelerecommencersanscesse):d’unepart,ildéploie toutesses forcespouratteindre l’essencecachée,pourdévoiler l’objetsecret ;del’autre, il l’éloigne sans cesse, le protège — jusqu’à la fin de l’histoire, sinon au-delà.L’absence de la cause ou de la vérité est présente dans le texte, plus même, elle en estl’originelogiqueetlaraisond’être;lacauseestcequi,parsonabsence,faitsurgirletexte.L’essentielestabsent,l’absenceestessentielle.

Avantd’illustrerlesdiversesvariationsdecette«imagedansletapis»,ilfautfairefaceà une objection possible. C’est que toutes les œuvres de James n’obéissent pas au mêmedessin.Pourneparlerquedesnouvelles,même si on ledécouvredans laplupartd’entreelles, il en est d’autres qui ne participent pas de ce mouvement. On doit donc apporteraussitôtdeuxprécisions.Lapremière,c’estquecette«image»estliéeplusparticulièrementàunepériodedel’œuvredeJames:elleladominepresqueexclusivementàpartirde1892etjusque,aumoins,1903(Jamesestdanssacinquantaine).Jamesaécritprèsdelamoitiédesesnouvellespendantces12ans.Cequiprécèdenepeutêtreconsidéré,àlalumièredecettehypothèse,quecommeuntravailpréparatoire,commeunexercice,brillantmaisnonoriginal, qui se laisse tout entier inscrire dans le cadre de la leçon que James tirait deFlaubertetMaupassant.Lasecondeprécisionseraitd’ordre théorique,nonhistorique :onpeut poser, me semble-t-il, qu’un auteur approche dans certaines œuvres plus que dansd’autresdecette«imagedansletapis»,decequirésumeetfondel’ensembledesesécrits.Ainsiexpliquera-t-on le faitque,mêmeaprès1892,Jamescontinueàécriredescontesquisesituentdanslalignéedesesexercices«réalistes».

Ajoutonsunecomparaisonà cellesqueVerekeravaitproposéesà son jeuneamipournommer l’« élément fondamental » ; disons que celui-ci ressemble à la grille qu’ont encommunlesdifférents instrumentsdansune formationde jazz.Lagrille fixedespointsderepère,sanslesquelslemorceaunepourraitsefaire;maisdecefaitlapartiedusaxophone

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ne devient pas identique à celle de la trompette. De même, dans ses nouvelles, Jamesexploitedestimbrestrèsdifférents,destonalitésquin’ontàpremièrevuerienencommun,bienquelepland’ensembleresteidentique.J’essaieraid’observercestonalitésuneparune.

IIICommençonsparlecasleplusélémentaire:celuioùlanouvelleseformeàpartird’un

personnage ou d’un phénomène, enveloppé dans un certainmystère qui sera dissipé à lafin.SirDominickFerrand(1892;traduitenfrançaisdansleDernierdesValerii)peutêtrepriscomme premier exemple. C’est l’histoire d’un pauvre écrivain, Peter Baron, qui habite lamême maison qu’une veuve-musicienne, Mrs. Ryves. Baron s’achète un jour un vieuxbureau;et,parleplusgranddeshasards,ilserendcomptequecelui-cipossèdeundoublefondetdoncun tiroir secret. LaviedeBaron se concentreautourde cepremiermystère,qu’il parviendra à percer : il sort du tiroir quelques liasses de vieilles lettres. Une visitesurprenante de Mrs. Ryves — dont il est secrètement amoureux — interrompt sonexploration;cettedernièreaeul’intuitionqu’undangermenacePeteret,s’apercevantdesliasses de lettres, le supplie de ne jamais les regarder. Cette brusque action crée deuxnouveauxmystères : quel est le contenu des lettres ? et : commentMrs. Ryves peut-elleavoir de telles intuitions ? Le premier sera résolu quelques pages plus tard : il s’agit delettresqui contiennentdes révélations compromettantes sur sirDominickFerrand,hommed’État décédé plusieurs années auparavant. Mais le second durera jusqu’à la fin de lanouvelleetsonéclaircissementseraretardépard’autresrebondissements.Ilsconcernentleshésitations de PeterBaron quant au sort des lettres : il est sollicité par le directeur d’unerevue,auquelilarévéléleurexistence,etquiluiproposepourcelles-cidefortessommes.Achaque tentation—car il est extrêmementpauvre—de rendre les lettrespubliques,unenouvelle « intuition »deMrs.Ryves,dont il estdeplus enplusamoureux, vient l’arrêter.Cette seconde force l’emporte et un jour Peter brûle les lettres compromettantes. Suit larévélation finale : Mrs. Ryves, dans un élan de sincérité, lui avoue qu’elle est la filleillégitime de sir Dominick Ferrand, fruit de cette même liaison dont traitaient les lettresdécouvertes.

Derrièrecette intriguedevaudeville—despersonnageséloignésapparaissentà la fincomme étant de proches parents — se dessine le schéma fondamental de la nouvellejamesienne:lacausesecrèteetabsoluedetouslesévénementsétaitunabsent,sirDominickFerrand,etunmystère, la relationentre luietMrs.Ryves.Tout lecomportementétrangede cette dernière est fondé (avec une référence au surnaturel) sur la relation secrète ; cecomportement,d’autrepart,détermineceluideBaron.Lesmystèresintermédiaires(qu’ya-t-il dans le bureau ? de quoi parlent les lettres ?) étaient d’autres causes où l’absence de

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savoirprovoquait laprésencedurécit.L’apparitionde lacausearrête le récit :une fois lemystèrepercéàjour,iln’yaplusrienàraconter.Laprésencedelavéritéestpossiblemaiselleestincompatibleaveclerécit.

Danslacage (1898)estunpasdeplusdans lamêmedirection.L’ignorancen’estpasdueiciàunsecretquipourraitêtrerévéléà la finde lanouvelle,maisà l’imperfectiondenosmoyensdeconnaissance;etla«vérité»àlaquelleonaboutitdanslesdernièrespages,contrairement à celle, sûre et définitive, deSirDominick Ferrand, n’est qu’un degrémoinsfort d’ignorance. Lemanque de connaissance estmotivé par la profession du personnageprincipaletparsoncentred’intérêt:cettejeunefille(dontonn’apprendrapaslenom)esttélégraphiste, et toute son attention se porte sur deux personnes qu’elle ne connaît qu’àtraversleurstélégrammes:lecapitaineEverardetladyBradeen.

Lajeunetélégraphistedisposederenseignementsextrêmementlaconiquessurledestindé ceux qui l’intéressent. A vrai dire, elle n’a que trois télégrammes, autour desquelss’échafaudentsesreconstructions.Lepremier:«Everard.HôtelBrighton,Paris.Contentez-vous comprendre et croire. 22 au 26 et certainement 8 et 9. Peut-être davantage. Venez.Mary.»Lesecond:«MissDolman,ParadeLodge,ParadeTerrace,Douvres.Apprenez-luitoutde suite labonneadresse,HôteldeFrance,Ostende.Arrangez septneufquatreneufsix un. Télégraphiez-moi seconde adresse Burfield’s. » Et le dernier : « Absolumentnécessairede vous voir. Prenezdernier trainVictoria si pouvez l’attraper. Sinon, premièreheure demain. Répondez directement l’une ou l’autre adresse. » Sur ce canevas pauvre,l’imaginationdelatélégraphistebrodeunroman.Lacauseabsolueesticilavied’EverardetdeMilady;maislatélégraphisteenignoretout,enferméecommeelleestdanssacage,aubureaudesP.etT.Saquêteestd’autantplus longue,d’autantplusdifficile,et,enmêmetemps, d’autant plus passionnante : «Mais si rien n’était plus impossible que le fait, rien,d’autre part, n’était plus intense que la vision » (James écrira dans une autre nouvelle :«l’échoavaitfinipardevenirplusdistinctquelesoninitial»).

L’uniquerencontrequ’elleaavecEverardendehorsdelaposte(entreledeuxièmeetle troisième télégramme) n’apporte pas beaucoup de lumière sur le caractère de celui-ci.Elle peut voir comment il est fait physiquement, observer ses gestes, écouter sa voix,maisson « essence » reste tout aussi intangible, sinon plus, que lorsque les séparait la cagevitrée : les sens ne retiennent que les apparences, le secondaire ; la vérité leur estinaccessible.La seule révélation—maisonn’oseplus luiappliquerce terme—vientà lafin,lorsd’uneconversationentrelatélégraphisteetsonamie,Mrs.Jordan.Lefuturépouxde cette dernière, Mr. Drake, a été pris au service de lady Bradeen ; ainsi Mrs. Jordanpourra — quoique bien faiblement — aider son amie à comprendre le destin de ladyBradeenetducapitaineEverard.Lacompréhensionestrendueparticulièrementdifficileparlefaitquelatélégraphistefaitsemblantdesavoirbeaucoupplusqu’ellenesait,pournepass’humilierdevantsonamie;parsesréponsesambiguëselleempêchecertainesrévélations:

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«Comment,vousneconnaissezpaslescandale?[demandeMrs.Jordan](…)Elleprituninstantpositionsurlaremarquesuivante:Oh!iln’yarieneudepublic.»Ilnefautpascependant surestimer les connaissances de l’amie : lorsqu’elle est interrogée là-dessus,Mrs.Jordancontinue:

«—Ehbien,ils’esttrouvécompromis.Sonamies’étonna:—Commentcela?— Je n’en sais rien.Quelque chose de vilain. Comme je vous l’ai dit, on a découvert

quelquechose.»Iln’yapasdevérité,iln’yapasdecertitude,nousenresteronsà«quelquechosede

vilain».Lanouvelleunefoisterminée,nousnepouvonspasdirequenoussavonsquiétaitle capitaine Everard ; simplement, nous l’ignorons un peu moins qu’au début. L’essencen’estpasdevenueprésente.

Lorsque le jeune critique, dans l’Image dans le tapis, cherchait le secret de Vereker, ilavaitposélaquestionsuivante:«Est-cequelquechosedanslestyle?oudanslapensée?Unélémentdelaforme?oudufond?—Verekeravecindulgencemeserradenouveaulamainetmaquestionmefitl’effetd’êtrebienbalourde…»Oncomprendlacondescendancede Vereker et si l’on nous posait la même question à propos de l’image dans le tapis deHenryJames,nousaurionsautantdedifficultésàdonneruneréponse.Touslesaspectsdelanouvelleparticipentdumêmemouvement;envoicilapreuve.

Onarelevédepuislongtemps(Jameslui-mêmel’avaitfait)unepropriété«technique»de ces récits : chaque événement est décrit ici à travers la vision de quelqu’un. Nousn’apprenonspasdirectement la vérité sur sirDominick Ferrandmais par le biais de PeterBaron;enfait,nous,lecteurs,nevoyonsjamaisriend’autrequelaconsciencedeBaron.IlenestdemêmepourDanslacage:lenarrateurnemetàaucunmomentdevantlesyeuxdulecteurlesexpériencesd’EverardetdeladyBradeen,maisseulementl’imageques’enfaitlatélégraphiste.Unnarrateuromniscient auraitpunommer l’essence ; la jeune fillen’enestpascapable.

Jameschérissaitpar-dessustoutcettevisionindirecte,«thatmagnificentandmasterlyindirectness»,comme il l’appelledansune lettre,etavaitpoussé l’explorationduprocédétrès loin. Il décrit ainsi lui-même son travail : « Je dois ajouter à la vérité que tels qu’ilsétaient[lesMoreens,personnagesdelanouvellel’Élève,]outelsqu’ilspeuventapparaîtreàprésentdansleurincohérence,jeneprétendspaslesavoirréellement“rendus”;toutcequej’aidonnédansl’Élève,c’estlavisiontroubléequelepetitMorganavaitd’eux,reflétéedanslavision,suffisammenttroubleelleaussi,desondévouéami.»OnnevoitpasdirectementlesMoreens ; on voit la vision que X a de la vision d’Y qui voit lesMoreens. Un cas pluscomplexe encore apparaît à la fin deDans la cage : nous observons la perception de la

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télégraphiste, portant sur celle deMrs. Jordan, qui elle-même raconte ce qu’elle a tirédeMr.Drakequi,àsontour,neconnaîtquedeloinlecapitaineEverardetladyBradeen!

Parlant de lui-même à la troisième personne, James dit encore : « Porté à voir “autravers” — à voir une chose à travers une autre, en conséquence, puis d’autres chosesencore à travers celle-là — il s’empare, trop avidement peut-être, à chaque expédition,d’autantdechosesquepossibleenchemin.»Oudansuneautrepréface:«Jetrouveplusde vie dans ce qui est obscur, dans ce qui se prête à l’interprétation que dans le fracasgrossier du premier plan. » On ne sera donc pas étonné de ne voir que la vision dequelqu’unet jamaisdirectementl’objetdecettevision;nimêmedetrouverdanslespagesdeJamesdesphrasesdugenre:«Ilsavaitquejenepouvaisvraimentpasl’aider,etquejesavais qu’il savait que je ne le pouvais pas », ou encore : «Oh, aidez-moi à éprouver lessentimentsque,jelesais,voussavezquejevoudraiséprouver!…»

Maiscette«technique»desvisions,oudespointsdevue,dontonatantécrit,n’estpasplus technique que, disons, les thèmes du texte. Nous voyons maintenant que la visionindirecte s’inscrit chezJamesdans lamême« imagedans le tapis », établie àpartird’uneanalysedel’intrigue.Nejamaismontreràplein jour l’objetdelaperception,quiprovoquetous les efforts des personnages, n’est riend’autre qu’unenouvellemanifestationde l’idéegénérale selon laquelle le récit traduit la quête d’une cause absolue et absente. La«technique»signifieautantque lesélémentsthématiques;ceux-ci,à leurtour,sontaussi«techniques»(c’est-à-direorganisés)quelereste.

Quelleestl’originedecetteidéechezJames?Enuncertainsens,iln’arienfaitd’autrequ’ériger sa méthode de narrateur en conception philosophique. Il existe, grossièrement,deuxmanièresdecaractériserunpersonnage.Voiciunexempledelapremière:

«Ceprêtreàpeaubruneetà largesépaules, jusque-làcondamnéàl’austèrevirginitédu cloître, frissonnait et bouillait devant cette scène d’amour, de nuit et de volupté. Lajeuneetbellefillelivréeendésordreàcetardentjeunehommeluifaisaitcoulerduplombfondudanslesveines.Ilsepassaitenluidesmouvementsextraordinaires.Sonœilplongeaitavecunejalousielascivesoustoutescesépinglesdéfaites»,etc.(Notre-DamedeParis.)

Etvoiciunexempledelaseconde:«Elleremarquasesongles,quiétaientpluslongsqu’onnelesportaitàYonville.C’était

unedesgrandesoccupationsduclercquede lesentretenir ;et ilgardait,à cetusage,uncaniftoutparticulierdanssonécritoire.»(MadameBovary.)

Danslepremiercas,onnommedirectementlessentimentsdupersonnage(dansnotreexemple, cecaractèredirectestatténuépar les figuresde rhétorique).Dans le second,onnenommepasl’essence;onnouslaprésente,d’unepart,àtraverslavisiondequelqu’un;d’autre part, on remplace la description des traits de caractère par celle d’une habitudeisolée : c’est le fameux « art du détail », où la partie remplace le tout, suivant la figurerhétoriquebienconnuedelasynecdoque.

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JamesrestependantassezlongtempsdanslesillagedeFlaubert.Lorsquejepariaisdeses«annéesd’exercice»,c’étaitpourévoquerces textesprécisémentoù ilconduit l’emploide lasynecdoqueàsaperfection;ontrouvedespagessemblables jusqu’à la findesavie.Mais dans les nouvelles qui nous préoccupent, James a fait un pas de plus : il a prisconscience du postulat sensualiste (et anti-essentialiste) de Flaubert et, au lieu de leconservercommeunsimplemoyen,ilenafaitleprincipeconstructifdesonœuvre.Nousnepouvonsvoirquelesapparences,etleurinterprétationrestedouteuse;seulelaquêtedelavérité peut être présente ; la vérité elle-même, bien qu’elle provoque le mouvement toutentier,resteraabsente(ainsipourDanslacage,parexemple)1.

Prenons maintenant un autre aspect « technique », la composition. Qu’est-ce que lanouvelle classique, telle qu’on la trouve, par exemple, chezBoccace ?Dans le cas le plussimple, et si on se place à un niveau assez général, on pourrait dire qu’elle raconte lepassage d’un état d’équilibre ou de déséquilibre à un autre état semblable. Dans leDécaméron, l’équilibre initial sera souvent constitué par les liens conjugaux de deuxprotagonistes;saruptureconsistedansl’infidélitédel’épouse;unseconddéséquilibre,àundeuxièmeniveau,apparaîtàlafin:c’estlafuitedelapunitionquipeutvenirdelapartdumaritrompéetquimenacelesdeuxamants;enmêmetempsunnouveléquilibres’instaurecarl’adultères’élèveaurangdenorme.

Restantaumêmeniveaudegénéralité,onpourraitobserverundessinsemblabledansles nouvelles de James. Ainsi deDans la cage : la situation stable de la télégraphiste audébut sera perturbée par l’apparition du capitaine Everard ; le déséquilibre atteindra sonpoint culminant pendant la rencontre dans le parc ; l’équilibre sera rétabli à la fin de lanouvelle par le mariage entre Everard et lady Bradeen : la télégraphiste renonce à sesrêves, elle quitte son emploi et se marie bientôt elle-même. L’équilibre initial n’est pasidentiqueàceluidelafin:lepremierpermettaitlerêve,l’espoir;paslesecond.

Cependant,enrésumantainsi l’intriguedeDanslacage, jen’aisuiviqu’unedes lignesde force qui animent le récit. L’autre est celle de l’apprentissage ; contrairement à lapremière, qui connaît le flux et le reflux, celle-ci obéit à la gradation. Au début, latélégraphiste ignore tout du capitaine Everard ; à la fin, elle en est aumaximum de sesconnaissances.Lepremiermouvementsuitunehorizontale;ilestcomposédesévénementsqui remplissent la vie de la télégraphiste. Le second évoque plutôt l’image d’une spiraleorientée verticalement : ce sont des aperçus successifs (mais nullement ordonnés dans letemps) sur la vie et la personnalité du capitaine Everard. La première fois, l’intérêt dulecteurestportéverslefutur:quedeviendralarelationentrelecapitaineetlajeunefille?Laseconde,ilsedirigeverslepassé:quiestEverard,queluiest-ilarrivé?

Le mouvement du récit suit la résultante de ces deux lignes de force : certainsévénements servent la première, d’autres la seconde ; d’autres encore les deux à la fois.Ainsi les conversations que mène la télégraphiste avec Mrs. Jordan n’avancent en rien

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l’intrigue«horizontale»,alorsque lesrencontresavecMr.Mudge,sonfuturmari,serventuniquementcelle-ci.Ilestcependantévidentquelarecherchedelaconnaissanceprimesurledéroulementdesévénements,latendance«verticale»estplusfortequel’«horizontale».Or ce mouvement vers la compréhension des événements, qui se substitue à celui desévénementseux-mêmes,nousramèneàlamêmeimagedansletapis:présencedelaquête,absencede ce qui la provoque. L’« essence » des événements n’est pas donnéed’emblée ;chaquefait,chaquephénomèneapparaîtd’abordenveloppéd’uncertainmystère;l’intérêtseportenaturellementsurl’«être»plutôtquesurle«faire».

Venons-enenfinau « style »de James,que l’ona toujoursqualifiéde trop complexe,obscur, inutilement difficile. En fait, à ce niveau aussi, James entoure la « vérité »,l’événement lui-même (que résume souvent la proposition principale) de multiplessubordonnées,quisont,chacune,simplesenelles-mêmes,maisdontl’accumulationproduitl’effet de complexité ; ces subordonnées sont cependant nécessaires car elles illustrent lesmultiples intermédiaires que l’on doit franchir avant d’atteindre le « noyau ». Voici unexempletirédelamêmenouvelle:«Ilyavaitdesmomentsoùtouslesfilstélégraphiquesdesonpayssemblaientpartirdupetittrouoùellepeinaitpourgagnersavieetoù,dansunbruitdepiétinement,aumilieudel’agitationdesformulesdetélégrammes,desdiscussionssur lestimbresmalapposéset letintementde lamonnaiesur lecomptoir, lesgensqu’elleavaitprisl’habitudedeserappeleretd’associeravecd’autresetàl’égarddesquelselleavaitsesthéoriesetsesinterprétations,necessaientdedéfilerlonguementdevantelleàtourderôle.»(«Thereweretimeswhenallthewiresinthecountryseemedtostartfromthelittlehole-and-corner where she plied for a livelihood, and where, in the shuffle of feet. theflutter of “forms”, the straying of stamps and the ring of change over the counter, thepeople,shehadfallenintothehabitofrememberingandfittingtogetherwithothers,andofhaving her theories and interpretations of, kept of before her their long procession androtation. »)Si l’onextraitde cettephraseenchevêtrée lapropositiondebase,onobtient :« Il y avait desmoments où les gens ne cessaient de défiler devant elle. » (« Thereweretimeswhen… the people… kept of before her their long procession and rotation. »)Maisautourdecette«vérité»banaleetplates’accumulentd’innombrablesparticularités,détails,appréciations,bienplusprésentsquelenoyaudelaphraseprincipale,qui,causeabsolue,aprovoqué cemouvementmais ne reste pas moins dans une quasi-absence. Un stylisticienaméricain, R. Ohmann, remarque à propos du style de James : « La grande partie de sacomplexitérésultedecettetendanceàl’enchâssement;(…)lesélémentsenchâssésontuneimportance infinimentplus grandeque lapropositionprincipale. » La complexitédu stylejamesien,précisons-le, tientuniquementàceprincipedeconstruction,etnullementàunecomplexité référentielle, par exemple psychologique. Le « style » et les « sentiments », la«forme»etle«fond»disenttouslamêmechose,répètentlamêmeimagedansletapis.

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IVCettevarianteduprincipegénéralnouspermetdepercerlesecretàjour:PeterBaron

apprend, à la fin de la nouvelle, ce dont la recherche constituait le ressort du récit ; latélégraphiste aurait pu, à la rigueur, connaître la vérité sur le capitaine Everard ; noussommesdoncdansledomaineducaché. Ilexistecependantunautrecasoùl’«absence»neselaissepasvaincrepardesmoyensaccessiblesauxhumains:lacauseabsolueesticiunfantôme.Untelhérosnerisquepasdepasserinaperçu,sil’onpeutdire:letextes’organisenaturellementautourdesarecherche.

On pourrait aller plus loin et dire : pour que cette cause toujours absente devienneprésente,ilfautqu’ellesoitunfantôme…Cardufantôme,assezcurieusement,HenryJamesparle toujours comme d’une présence. Voici quelques phrases, tirées au hasard desdifférentesnouvelles(ils’agittoujoursd’unfantôme):«Saprésenceexerçaitunevéritablefascination. » « Ilauneprésence totale.— Ilauneprésence remarquable. » «…présenceaussi formidable… » « A ce moment, il était, au sens le plus absolu, une vivante, unedétestable, une dangereuse présence. » « Il eut un froid dans le dos dès que disparut ladernière ombre du doute quant à l’existence à cet endroit d’une autre présence que lasiennepropre.»«Quelleque fûtcette formede la“présence”quiattendait làsondépart,ellen’avait jamaisétéaussisensibleàsesnerfsquelorsqu’ilatteint lepointoùlacertitudeaurait dû venir. » « N’était-il pas maintenant en la présence la plus directe de quelqueactivité inconcevableetocculte?»«Ça jetait l’ombre,çasurgissaitde lapénombre,c’étaitquelqu’un, leprodiged’uneprésencepersonnelle.»Etainsidesuite, jusqu’àcette formulelapidaire et faussement tautologique : « La présence devant lui était une présence. »L’essence n’est jamais présente sauf si elle est un fantôme, c’est-à-dire l’absence parexcellence.

Une quelconque nouvelle fantastique de James peut nous prouver l’intensité de cetteprésence.SirEdmundOrme(1891;traduitdansHistoiresdefantômes)racontel’histoired’unjeunehommequivoitsoudainapparaître,auxcôtésdeCharlotteMarden,lajeunefillequ’ilaime, un étrange personnage pâle qui passe curieusement inaperçu pour tous sauf pournotre héros. La première fois ce visible-invisible s’assoit à côté de Charlotte dans l’église.« C’était un jeune homme pâle, habillé en noir, qui avait l’air d’un gentleman. » Le voiciensuitedansunsalon:«Satenueavaitquelquechosededistingué,etilsemblaitdifférentde sonentourage. (…) Il restait sansparler, jeune,pâle,beau, rasédeprès, correct, avecdesyeuxbleusextraordinairement clairs ; il y avait en lui quelque chosededémodé, à lamanière d’un portrait des années passées : sa tête, sa coiffure. Il était en deuil… » Ils’introduit dans la plus grande intimité, dans les tête-à-tête des deux jeunes gens : « Ilrestait là,meregardantavecuneattentioninexpressivequiempruntaitunairdegravitéàsasombreélégance.»Cequiamènelenarrateuràconclure:«Dequelleessenceétrangeil

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était composé, je l’ignore, je n’ai aucune théorie là-dessus. C’était un fait aussi positif,individueletdéfinitifquen’importelequeld’entrenous(autresmortels).»

Cette«présence»dufantômedétermine,ons’endoute,l’évolutiondesrapportsentrelenarrateuretCharlotte,et,plusgénéralement,ledéveloppementdel’histoire.LamèredeCharlottevoitaussi lefantômeet lereconnaîtbien:c’estceluid’un jeunehommequis’estsuicidé lorsqu’il s’est vu rejeté par elle, objet de son amour. Le fantôme revient pours’assurerquelacoquetteriefémininenejouerapasunmauvaistourausoupirantdelafilledecellequiaprovoquésamort.A lafin,Charlottedécided’épouser lenarrateur, lamèremeurtetlefantômedesirEdmundOrmedisparaît.

Lerécitfantastique(ghoststory)estuneformequiseprêtebienaudesseindeJames,Ala différence de l’histoire « merveilleuse » (du type des Mille et une nuits), le textefantastique ne se caractérise pas par la simple présence de phénomènes ou d’êtressurnaturels, mais par l’hésitation qui s’instaure dans la perception qu’a le lecteur desévénements représentés. Tout au long de l’histoire, le lecteur se demande (et souvent unpersonnagelefait,pareillement,àl’intérieurdulivre)silesfaitsrapportéss’expliquentparune causalité naturelle ou surnaturelle, s’il s’agit là d’illusions ou de réalités. Cettehésitation est née du fait que l’événement extraordinaire (et donc potentiellementsurnaturel) se produit, non dans unmondemerveilleux,mais dans le contexte quotidien,celui qui nous est le plus habituel. Le conte fantastique est par conséquent le récit d’uneperception ; or nous avons vu les raisons pour lesquelles une telle construction s’inscritdirectementdansl’«imagedansletapis»deHenryJames.

Une histoire comme Sir Edmund Orme se conforme assez bien à cette descriptiongénéraledugenrefantastique.Unebonnepartiedesmanifestationsdelaprésenceoccultecausent une hésitation chez le narrateur, hésitation qui se cristallise dans des phrasesalternativesdu type«oubien—oubien».«Oubiencen’étaitqu’uneerreur,oubiensirEdmundOrmeavaitdisparu.»«Lesonquej’entendisquandChartiehurla—jeveuxdire,l’autreson,plustragiqueencore—était-illecridedésespoirqu’eutlapauvredamesouslecoupdelamortoubientesanglotdistinct(ilressemblaitausouffled’unegrandetempête)del’espritexorciséetapaisé?»,etc.

D’autres caractéristiques du texte lui sont également communes avec le genrefantastique en général. Ainsi une tendance à l’allégorie (mais qui ne devient jamais trèsforte, sinon elle aurait supprimé le fantastique) : on peut se demander si ce n’est pas làsimplementunrécitmoralisant.Lenarrateurinterprèteainsitoutl’épisode:«C’étaituncasdepunition justicière, lespéchésdesmères,àdéfautdeceuxdespères, retombantsur lesenfants. La malheureuse mère devait payer en souffrances les souffrances qu’elle avaitinfligées ; et comme la disposition à se jouer des légitimes espoirs d’un honnête hommepouvaitseprésenterdenouveauàmondétrimentchezlafille,ilfallaitétudieretsurveillercettejeunepersonnepourqu’elleeûtàsouffrirsiellemecausaitlemêmepréjudice.»

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Demême, le conte suit la gradationdes apparitions surnaturelles, habituelle au récitfantastique;lenarrateurestreprésentéàl’intérieurdel’histoire,cequifacilitel’intégrationdu lecteur à l’universdu livre ; des allusions au surnaturel se trouventdispersées tout aulongdutexte,nouspréparantainsiàsonacceptation.MaisàcôtédecestraitsparlesquelslecontedeJamess’intègreaugenrefantastique,ilenestd’autresquil’endistinguentetquile définissent dans sa spécificité. On peut l’observer à l’exemple d’un autre texte, le pluslong parmi ceux qu’on pourrait appeler « nouvelle » et probablement le plus célèbre : leTourd’écrou(1896).

L’ambiguïté de cette histoire est tout aussi importante. La narratrice est une jeunepersonnequioccupelesfonctionsd’institutriceauprèsdedeuxenfantsdansunepropriétéàla campagne. A partir d’un certainmoment, elle s’aperçoit que lamaison est hantée pardeux anciens serviteurs, actuellementmorts, auxmœurs dépravées. Ces deux apparitionssont d’autant plus redoutables qu’elles ont établi avec les enfants un contact, que cesderniers feignentpourtantd’ignorer. L’institutricen’a aucundoute sur leurprésence (« cen’était pas — j’en suis aussi certaine aujourd’hui qu’alors — l’effet seulement de moninfernale imagination!»ouencore :«pendantqu’elleparlait, lahideuse, lavileprésenceétaitlà,clairecommelejour,etindomptable»)et,pourétalersaconviction,elletrouvedesargumentsparfaitementrationnels:«Pourl’enconvaincreformellement,jen’avaisqu’àlui[à la gouvernante]demander comment, si j’avais inventé l’histoire, ilm’aurait étépossiblede fairede chacunedespersonnesquim’étaient apparuesunportrait révélantdans leursmoindresdétails les signesparticuliers, auxquels elle lesavait instantanément reconnusetnommés. » L’institutrice essaiera donc d’exorciser les enfants : l’un en tombera gravementmalade,l’autrenesera«purifié»queparlamort.

Mais on pourrait présenter cettemême série d’événements d’une tout autremanière,sansnullement faire intervenir lespuissances infernales.Le témoignagede l’institutriceestcontinuellement contredit par celui des autres (« Est-il possible d’avoir une si horribleprévention, mademoiselle ! Mais où voyez-vous la moindre chose ? » s’exclame lagouvernante;etlapetiteFlora,l’undesenfants:«Jenesaispascequevousvoulezdire.Jenevoispersonne.Jenevoisrien.Jen’ai jamaisrienvu.»)Cettecontradictionvasi loinqu’à la finunsoupçon terrible s’élèvemêmechez l’institutrice : « toutàcoup,demapitiémême pour le pauvre petit surgit l’affreuse inquiétude de penser qu’il était peut-êtreinnocent. Pour le moment, l’énigme était confuse et sans fond, …car s’il était innocent,grandDieu,qu’étais-jedonc,moi?»

Or il n’est pas difficile de trouver des explications réalistes aux hallucinations del’institutrice.C’estunepersonneexaltéeethypersensible;d’autrepart,imaginercemalheurserait l’uniquemoyend’amenerà lapropriété l’oncledesenfantsdontelleestsecrètementamoureuse. Elle-même éprouve le besoin de se défendre contre une accusation de folie :«sansparaîtredouterdemaraison,elleaccepta lavérité»,dit-ellede lagouvernante,et

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plustard:«jesaisbienquejevousparaisfolle…»Sil’onajouteàcelaquelesapparitionsseproduisenttoujoursàl’heureducrépusculeoumêmelanuitetqued’autrepartcertainesréactionsdesenfants,autrementétranges,s’expliquentfacilementparlaforcesuggestivedel’institutrice elle-même, il ne reste plus rien de surnaturel dans cette histoire, nous noustrouvonsplutôtenfacedeladescriptiond’unenévrose.

Cettedoublepossibilitéd’interprétationaprovoquéune interminablediscussionparmiles critiques : les fantômes existent-ils vraiment dans le Tour d’écrou, oui ou non ? Or laréponseestévidente:enmaintenantl’ambiguïtéaucœurdel’histoire,Jamesn’afaitqueseconformerauxrèglesdugenre.Matstoutn’estpasconventionneldanscettenouvelle:alorsque le récit fantastique canonique, tel que le pratique le XIXe siècle, fait de l’hésitation dupersonnage son thème principal et explicite, chez James cette hésitation représentée estpratiquementéliminée, ellenepersisteque chez le lecteur : aussibien lenarrateurdeSirEdmundOrmequeceluiduTourd’écrousontconvaincusdelaréalitédeleurvision.

Enmêmetemps,onretrouvedansce texte les traitsdurécit jamesienque l’onadéjàobservés ailleurs. Non seulement toute l’histoire est fondée sur les deux personnagesfantomatiques,MissJesseletPeterQuint,maisencore,lachoseessentiellepourl’institutriceest : les enfants ont-ils une perception des fantômes ? Dans la quête, la perception et laconnaissancesesubstituentà l’objetperçuouàpercevoir.LavisiondePeterQuinteffrayemoins l’institutrice que la possibilité, pour les enfants, d’en avoir également une. D’unemanièresemblable, lamèredeCharlotteMarden,dansSirEdmundOrme, redoutaitmoinslavisiondufantômequesonapparitionauxyeuxdesafille.

Lasourcedumal(etaussidel’actionnarrative)restecachée:cesontlesvicesdesdeuxserviteurs morts, qui ne seront jamais nommés, et qui se sont transmis aux enfants(« d’étranges périls courus en d’étranges circonstances, de secrets désordres… »). Lecaractèreaigududangervientprécisémentdel’absencederenseignementsportantsurlui:«L’idéequ’ilm’étaitleplusdifficiled’éloignerétaitcelle,sicruelle,que,quoiquej’eussevu,Miles et Flora voyaient davantage : choses terribles, impossibles à deviner, et quisurgissaientdesaffreuxmomentsdeleurviecommuned’autrefois…»

A la question « que s’est-il réellement passé à la propriété de Bly ? », James répondd’unemanière oblique : il met en doute le mot « réellement », il affirme l’incertitude del’expériencefaceàlastabilité—maisaussiàl’absence—del’essence.Plusmême:onn’apas le droit de dire « l’institutrice est… », « PeterQuint n’est pas… ».Dans cemonde, leverbeêtre a perduunede ses fonctions, celle d’affirmer l’existence et l’inexistence. Toutesnosvéritésnesontpasplusfondéesquecelledel’institutrice:lefantômeapeut-êtreexisté,maislepetitMilespayedesaviel’effortpouréliminerl’incertitude.

Danssadernière«histoiredefantômes»,leCoinplaisant(1908;traduitdansHistoiresde fantômes), James reprend encore une fois lemêmemotif. Spencer Brydon, qui a passéplusdetrenteansendehorsdesonpaysnatal,yrevientetsesenthantéparunequestion:

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que serait-il devenu s’il était resté en Amérique, qu’aurait-il pu devenir ? A un certainmomentdesavie,ilavaitlechoixentredeuxsolutionsincompatibles;ilachoisil’unemaismaintenant il voudrait retrouver l’autre, réaliser l’impossible rencontre d’élémentsmutuellementexclusifs. Il traitesaviecommeunrécit,où l’onpeutremonter lapentedesactionset,àpartird’unembranchement,prendre lavoiealternative.On levoitencore, lanouvelle repose sur la quête impossible de l’absence : jusqu’à ce que le personnage queSpencer Brydon aurait pu être, cet alter ego du conditionnel passé, sematérialise, si l’onpeutdire,ouentoutcasdevienneuneprésence—c’est-à-direunfantôme.

Le jeude la cause absolue et absente continue ; cependant celle-ci n’a plus lemêmerôlequ’auparavant,cejeun’estplusqu’unetoiledefond,marquedelamême«imagedansletapis».Maisl’intérêtdurécitestailleurs.C’estmoinsleverbeêtrequiestmisenquestioniciquelepronompersonnelje,moi.QuiestSpencerBrydon?Tantquelefantômen’estpasapparu, Brydon le cherche avidement, convaincu que,même s’il ne fait pas partie de lui-même,ildoitletrouverpourcomprendrecequ’ilest.L’autreestetn’estpaslui(«Raideetlucide,spectralquoiquehumain,unhommeattendaitlà,composédelamêmesubstanceetdesmêmesformes,poursemesureravecsonpouvoird’épouvante»);maisaumomentoùildevient présent, Brydon comprend qu’il lui est entièrement étranger. « Une tellepersonnalité ne s’accordait en aucun point à la sienne, et rendait toute alternativemonstrueuse. » Absent, ce je du conditionnel passé lui appartenait ; présent, il ne s’yreconnaîtpas.

SavieilleamieAliceStavertonaégalementvule fantôme—enrêve.Commentest-cepossible ? « Parce que, comme je vous l’ai dit il y a des semaines, mon esprit, monimaginationavaient tellement exploré ceque vouspouviezounepouviezpas avoir été. »Cet étranger n’est donc pas aussi étranger que l’aurait voulu Brydon, et il y a un jeuvertigineuxdespronomspersonnelsdanslaconversationdesdeuxpersonnages.

«—Ehbien,dansl’aubepâleetfroidedecematin-là,jevousvisaussi.—Vousmevîtes?—Jelevis.»«—Ilvousétaitapparu.(…)—Ilnem’estpasapparu.—Vousvousêtesapparuàvous-même.»Cependant, ladernièrephraseréaffirmeladifférence:«Et iln’estpas—non, iln’est

pas—vous »,murmureAliceStaverton. Ledécentrement s’est généralisé, lemoi est aussiincertainquel’être.

V

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La première variante de notre image dans le tapis mettait en place une absencenaturelleetrelative:lesecretétaitdetellenaturequ’iln’étaitpasinconcevabledeleperceràjour.Lasecondevariantedécrivait,enrevanche,l’absenceabsolueetsurnaturellequ’étaitle fantôme. Une troisième variante nous confronte avec une absence à la fois absolue etnaturelle,avecl’absenceparexcellence:lamort.

Nous pouvons l’observer d’abord dans un conte qui est très proche de la variante« fantomatique » : c’est les Amis des amis (1896 ; traduit dans l’Image dans le tapis). Unhommeavulefantômedesamèreaumomentoùcelle-ciestmorte;unefemmeenafaitautantpour sonpère.Leursamis communs, lanarratriceenparticulier, frappéspar cettecoïncidence, veulent organiser leur rencontre ; mais tous les efforts pour les mettre enprésence l’un de l’autre échouent, chaque fois pour des raisons anodines, d’ailleurs. Lafemmemeurt;l’homme(quiestaussilefiancédelanarratrice)affirmel’avoirrencontréelaveilledesamort.Enêtrevivantouenfantôme?Onne lesaura jamaisetcetterencontreentraîneralarupturedesfiançaillesentreluietlanarratrice.

Tantquel’unetl’autreétaientenvie,leurrencontre(leuramour)étaitimpossible.Laprésence physique aurait tué l’amour. Ce n’est pas qu’ils le savent d’avance : ils essayent—toujoursenvain—deserencontrer;maisaprèsunderniereffort(quiéchoueàcausedelapeurqu’enéprouvelanarratrice),lafemmeserésigne:«Jamais,jamaisjeneleverrai.»Quelques heures plus tard elle estmorte : comme si lamort était nécessaire pour que larencontre ait lieu (tout comme l’un et l’autre rencontraient leur parent aumoment de samort).Aumomentoù lavie—présence insignifiante—se termine, s’instaure le triomphede l’absence essentielle qui est lamort. A en croire l’homme, la femme lui a rendu visiteentredixetonzeheuresdusoir,sansdiremot;àminuit,elleestmorte.Lanarratricedoitdécidersicetterencontrea«réellement»eulieuoubiensielleestdemêmenaturequelesrencontres avec les parents mourants. Elle voudrait opter pour la première solution(« l’espace d’un instant, j’ai éprouvé un soulagement en acceptant celui de ces deux faitsétranges qui m’atteignait, en somme, plus personnellement, mais qui était le plusnaturel ») ; cependant ce soulagementnedurerapas : lanarratrice s’apercevraque cetteversion,tropfacile,n’expliquepaslechangementquis’estopéréchezsonami.

Onnepeutpasparlerdemort«ensoi»:onmeurttoujourspourquelqu’un.«Elleestenterrée, elle estmortepour lemonde.Elle estmortepourmoimais ellen’est pasmortepourvous»,diralanarratriceàsonami;etaussi:«majalousien’étaitpasmorteaveccellequil’avaitfaitnaître.»Avecraison:carcetterencontrequin’avaitjamaiseulieudanslavieadonnéicinaissanceàunamourinouï.Nousn’ensavonsriend’autrequecequ’encroitlanarratrice,maiselleparvientànousconvaincre : «Commentpourriez-vousne rien laisservoirquandvousêtesamoureuxd’elleàlafolie,quandvousdéfaillez,presqueàenmourir[!], de la joie qu’elle vousdonne ?…Vous l’aimez commevousn’avez jamais aimé et ellevouspaiederetour…»Iln’osepasnieretlesfiançaillessontrompues.

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Très vite, on franchira le degré ultérieur : puisque seule la mort lui procure lesconditions de l’amour, il s’y réfugiera lui-même. « Sa mort, quand, six ans plus tard, lanouvellem’enestparvenuedanslasolitudeetlesilence,jel’aiaccueilliecommeunepreuveàl’appuidemathéorie.Elleaétésoudaine,ellen’ajamaispuêtrebienexpliquée,elleaétéentouréedecirconstancesoùj’aiclairementvu—oh!jelesaiexaminéesuneàune!—latrace cachéede sa propremain.C’était le résultat d’unenécessité, d’undésir inapaisable.Pourdireexactementmapensée:c’étaituneréponseàunirrésistibleappel.»

La mort fait qu’un personnage devient la cause absolue et absente de la vie. Plusmême : lamort est sourcede vie, l’amournaîtde lamort au lieuqu’elle l’interrompe.Cethème romantique (c’est celuideSpiritedeGautier) trouve sonpleindéveloppementdansMaud-Evelyn (1900 ; traduit dans Nouvelles). Cette nouvelle raconte l’histoire d’un jeunehomme, nommé Marmaduke, qui tombe amoureux de Maud-Evelyn, jeune fille mortequinzeansavantqu’iln’apprennelefaitdesonexistence(onremarqueracombiensouventle titre de la nouvelle met l’accent précisément sur le personnage absent et essentiel ;Sir Dominick Ferrand, Sir Edmund Orme, Maud-Evelyn ; et aussi dans d’autres nouvelles,commeNonavincent).

L’amourdeMarmaduke—etdoncla«réalité»deMaud-Evelyn—traversenttouteslesphasesd’unegradation.Audébut,Marmadukenefaitqu’admirerlesparentsdelajeunefille qui se comportent comme si elle n’était pas morte ; ensuite il commence à pensercomme eux pour conclure à la fin (selon les paroles de son ancienne amie Lavinia) : « Ilcroit l’avoir connue. » Un peu plus tard encore, Lavinia déclare : « Il a été amoureuxd’elle.»Suitleur«mariage»,aprèsquoiMaud-Evelyn«meurt»(«Ilaperdusafemme»,ditLaviniapourexpliquersonhabitdedeuil).Marmadukemourraàsontour,maisLaviniaconserverasacroyance.

CommehabituellementchezJames, lepersonnage,centraletabsent,deMaud-Evelynn’est pas observé directementmais à travers demultiples reflets. Le récit est fait par unecertaineladyEmma,quitiresesimpressionsdesconversationsavecLavinia, laquelleàsontourrencontreMarmaduke.Celui-cineconnaîtcependantquelesparentsdeMaud-Evelyn,lesDedrick, qui évoquent le souvenir de leur fille ; la « vérité » est doncdéforméequatrefois ! De plus, ces visions ne sont pas identiquesmais forment également une gradation.Pour lady Emma, il s’agit simplement d’une folie (« Était-il complètement assotté, ouentièrementvénal?»):ellevitdansunmondeoùl’imaginaireetleréelformentdeuxblocsséparés et imperméables. Lavinta obéit auxmêmes normesmais elle est prête à accepterl’actedeMarmadukequ’ellejugebeau:«Ilss’illusionnenteux-mêmes,certes,maisparsuited’un sentiment qui (…) est beauquandon en entendparler », ou encore : «Bien sûr, cen’estlàqu’uneidée,maisilmesemblequel’idéeestbelle.»PourMarmadukelui-même,lamortn’estpasuneaventurevers lenon-être, ellen’a fait, au contraire, que luidonner lapossibilité de vivre l’expérience la plus extraordinaire (« Lamoralité de cesmots semblait

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être que rien, en tant qu’expérience des humaines délices, ne pouvait plus avoird’importanceparticulière »).Enfin lesDedrickprennent l’existencedeMaud-Evelyn tout àfait à la lettre : ils communiquent avec elle par l’intermédiaire desmédiums, etc.On a làune exemplification de quatre attitudes possibles envers l’imaginaire ou, si l’on préfère,envers le sens figuré d’une expression : l’attitude réaliste de refus et de condamnation,l’attitude esthétisante d’admiration mêlée d’incrédulité, l’attitude poétique qui admet lacoexistencedel’êtreetdunon-être,enfinl’attitudenaïvequiconsisteàprendrelefiguréàlalettre.

On a vu que dans leur composition, les nouvelles de James étaient tournées vers lepassé : la quête d’un secret essentiel, toujours évanescent, impliquait que le récit soit uneexploration du passé plutôt qu’une progression dans le futur. DansMaud-Evelyn, le passédevient un élément thématique, et sa glorification, une des principales affirmations de lanouvelle. La seconde vie de Maud-Evelyn est le résultat de cette exploration : « C’est lerésultat graduel de leur méditation du passé ; le passé, de cette façon, ne cesse degrandir.»L’enrichissementparlepasséneconnaîtpasdelimites;c’estpourquoilesparentsde la jeune fille empruntent cette voie : « Voyez-vous, ils ne pouvaient pas faire grand-chose, les vieux parents (…) avec l’avenir ; alors, ils ont fait ce qu’ils pouvaient, avec lepassé.»Etilconclut:«Plusnousvivonsdanslepassé,plusnousytrouvonsdechoses.»Se« limiter »aupassé signifie : refuser l’originalitéde l’événement, considérerqu’onvitdansun monde de rappels. Si l’on remonte la chaîne des réactions pour découvrir le mobileinitial,lecommencementabsolu,onseheurtesoudainàlamort,àlafinparexcellence.Lamortestl’origineetl’essencedelavie,lepasséestlefuturduprésent,laréponseprécèdelaquestion.

Le récit, lui, sera toujours l’histoired’unautre récit.Prenonsuneautrenouvelledontunmort constitue le ressortprincipal, laNotedu temps (1900 ; traduitdans leDernier desValerii).Demêmequedans lesAmisdesamison tentaitde reconstruire le récit impossibled’unamourau-delàdelamort,oudansMaud-Evelyn,celuidelavied’unemorte,onessaiedans la Note du temps de reconstituer une histoire qui a eu lieu dans le passé et dont leprotagoniste central est mort. Non pour tous, cependant. Mrs. Bridgenorth garde lesouvenirdecethommequiétaitsonamant,etdécideunjourdecommandersonportrait.Mais quelque chose l’arrête dans son dessein et elle demande, non son portrait, mais leportraitd’ungentlemandistingué,den’importequi,depersonne.Lafemmepeintrequidoitexécuterlacommande,MaryTredick,connaissait,parcoïncidence,cemêmehomme;ilvitpourelleaussimaisdifféremment:dansleressentiment,danslahainequiontsuivilegestepar lequel elle a été abandonnée. Le portrait, magnifiquement réussi, non seulementcontinue laviedecethomme jamaisnommé,mais luipermetaussid’entrerànouveauenmouvement.Mrs.Bridgenorthtriomphe:elle lepossèdeainsidoublement.«L’atmosphèreautour de nous, toute vivante, attestait que par une brusque flambée refoulée elle s’était

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éprisedutableauetquecesdernièresminutesavaientsuffipourressusciteruneliaisontrèsintime. » Elle n’a qu’une seule crainte : c’est queMaryTredick (dont elle ignore pourtanttout)nedeviennejalouse.

Sacrainteserévèleêtrefondée.Dansunmouvementimpulsif,Maryreprendleportraitet refuse de le céder. Dorénavant cet homme lui appartient à nouveau : elle a pris sarevanchesursonheureuserivaledupassé.Pourvouloirleposséderpluspleinement,celle-ci avait commandé sonportrait ;maisune fois objectivédans le tableau, le souvenir peutêtre repris. A nouveau, la mort est cette cause absolue et absente qui détermine tout lemouvementdurécit.

Henry James a écrit une autre nouvelle qui certainement mérite la première placeparmi ces explorations de la vie des morts, un véritable requiem : c’est l’Autel des morts(1896).Nullepartailleurslaforcedelamort,laprésencedel’absencen’estaffirméeaussiintensément.Stransom, lepersonnageprincipaldececonte,vitdans lecultedesmorts. Ilne connaît que l’absence et il la préfère à tout. Sa fiancée est morte avant le premier«baisernuptial».CependantlaviedeStransomn’ensouffrepasetilsecomplaîtdansson«éternelveuvage».Savie«étaitencorerégieparunpâle fantôme,encoreordonnéeparuneprésencesouveraine»,elles’équilibreparfaitement«autourduvidequienconstituaitlepivotcentral».

Un jour il rencontre un ami, Paul Creston, dont la femme est morte quelques moisauparavant. Soudain, à ses côtés, il aperçoit une autre femme que son ami, légèrementconfus, présente commeétant la sienne.Cette substitutionde la sublime absenceparunevulgaireprésencechoqueprofondémentStransom.«Cettenouvelle femme,cette figuranteengagée,Mrs.Creston?(…)Ens’éloignant,Stransomsesentitbiendéterminéànejamaisde sa vie approcher cette femme.Elle était peut-êtreune créaturehumaine,maisCrestonn’eûtpasdûl’exhiberainsi,n’eûtmêmepasdûlamontrerdutout.»Lafemme-présenceestpour lui une figurante, un faux, et remplacer par elle le souvenir de l’absente estproprementmonstrueux.

Peuàpeu,Stransomélaboreetélargitsoncultedesmorts.Ilveut«fairequelquechosepoureux»,etdécidede leurconsacrerunautel.Chaquemort(et ils sontnombreux :« Iln’avaitpeut-êtrepaseuplusdedeuilsquelaplupartdeshommes,maisillesavaitcomptésdavantage ») reçoit un cierge et Stransom se plonge dans une contemplation admirative.« La jouissance devint plus grande même qu’il n’avait osé espérer. » Pourquoi cettejouissance ?Parcequ’elle permet àStransomde réintégrer sonpassé : «Unepartiede lasatisfactionquece lienprocuraitàcemystérieuxet irrégulieradorateur,venaitdecequ’ilretrouvaitlàlesannéesdesavieécoulée,lesliens,lesaffections,lesluttes,lessoumissions,les conquêtes, “un ressouvenir” de cet aventureux voyage dont les commencements et lesfinsdesrelationshumainesmarquentlesétapes.»

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Mais aussi, parce que la mort est purification (« Cet individu n’avait eu qu’à mourirpour que tout ce qu’il y avait de laid en lui eût été effacé ») et que la mort permetl’établissement de cette harmonie vers laquelle tend la vie. Lesmorts représentés par desciergesluisontinfinimentproches.«Différentespersonnes,pourlesquellesiln’avaitjamaiseu un intérêt très vif, se rapprochaient de lui en entrant dans les rangs de cettecommunauté.»Conséquencenaturelle:«ilseprenaitpresqueàsouhaiterquecertainsdeses amismourussent pour qu’il pût rétablir avec eux, de cettemême façon, des relationspluscharmantesquecellesdontilpouvaitjouirdeleurvivant.»

Un pas de plus reste à faire et il n’arrête pas Stransom : c’est d’envisager sa propremort.Ilrêvedéjàde«cetavenirsiplein,siriche»,etdéclare:«Jamaislachapelleneserapleine avant que brille un ciergedont l’éclat fera pâlir celui de tous les autres, ce sera leplushautdetous.—Dequelciergevoulez-vousparler?—Jeveuxparlerdumien,chèreMadame.»

Soudain,unefaussenotes’introduitdanscetélogedelamort.Stransomafait,auprèsde son autel, la connaissance d’une dame en deuil, qui l’attire précisément par sondévouementpour lesmorts.Mais, lorsque cette connaissanceprogresse, il apprendque ladamenepleurequ’unseulmort,etquecemortn’estautrequeActonHague,amiintimedeStransom mais avec qui il s’était brouillé violemment et qui est le seul mort pour quiStransom n’a jamais allumé de cierge. La femme le comprend aussi et le charme de larelationestrompu.Lemortestprésent:«ActonHagueétaitentreeux.C’étaitlàl’essencemême de la chose et jamais sa présence n’était plus sensible entre eux que lorsqu’ils setrouvaientfaceàface.»AinsilafemmeseraamenéeàchoisirentreStransometHague(enpréférantHague),etStransom,entresonressentimentpourHagueetsonaffectionpourladame (le ressentiment l’emporte). Voici ce dialogue émonvant : « Lui donnerez-vous soncierge?demanda-t-elle.(…)—Jenepuisfairecela,déclara-t-ilenfin.—Alors,adieu.»Lemortdécidedelaviedesvivants.

Etenmêmetempslesvivantsnecessentd’agirsur laviedesmorts(l’interpénétrationest possible dans les deux sens). Une fois abandonné par son amie, Stransom découvresubitement que son affection pour les morts s’évanouit. « Toutes les lumières s’étaientéteintes.Toussesmortsétaientmortspourlasecondefois.»

Ilfaudradoncgravirencoreunemarche.Stransom,aprèsavoirétégravementmalade,revient à l’église. Il porte dans son cœur te pardon pour Acton Hague. Son amie l’yretrouve ;un changement symétrique s’estopéréen son sein : elle estprêteàoublier sonmort unique et à se consacrer au culte des morts. Ce culte subit ainsi son ultimesublimation:cen’estplusl’amour,l’amitiéouleressentimentquiledétermine;onglorifielamortpure,sanségardàceuxqu’elleatouchés.Lepardonabolitladernièrebarrièresurlavoiedelamort.

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AlorsStransompeutconfieràsonamiesapropreviedanslamortetilexpireentresesbras,tandisqu’elleressentuneimmenseterreurs’emparerdesoncœur.

VINousvoiciconfrontésà ladernièrevariantedecettemêmeimagedans le tapis :celle

oùlaplacequ’occupaientsuccessivementlecaché,lefantômeetlemortsetrouvepriseparl’œuvre d’art. Si d’une manière générale la nouvelle a tendance à devenir, plus que leroman,uneméditationthéorique,lesnouvellesdeJamessurl’artreprésententdevéritablestraitésdedoctrineesthétique.

LaChoseauthentique(1892;traduitdansleDernierdesValerii)estuneparaboleassezsimple. Le narrateur, un peintre, reçoit un jour la visite d’un couple qui porte tous lesindicesdelanoblesse.L’hommeetlafemmeluidemandentdeposerpourdesillustrationsdelivres,qu’ilpourraitfaire,carilssontréduitsàunétatd’extrêmepauvreté.Ilssontsûrsdeconvenirbienàce rôlecar lepeintredoit représenterprécisémentdesgensdesclassesaisées auxquelles ils appartenaient auparavant. « Nous pensions [dit lemari] que si vousaviez à dessiner des gens comme nous, eh bien, nous nous rapprocherions beaucoup del’idéal.Elleenparticulier—s’ilvousfautunefemmedumonde,dansunlivre,voussavez.»

Le couple est effectivement l’« article authentique » mais cette propriété ne facilitenullementletravaildupeintre.Aucontrairemême,sesillustrationsdeviennentdeplusenplusmauvaises,jusqu’àcequ’unjourundesesamisluifasseremarquerquelafauteenestpeut-être aux modèles… En revanche, les autres modèles du peintre n’ont riend’authentiquemaisluipermettentlesillustrationslesplusréussies.UnecertaineMissChurm« était une simple faubourienne à taches de rousseur, mais capable de tout représenter,depuis la dame raffinée jusqu’à la bergère » ; un vagabond italien, au nom d’Oronte,convientparfaitementauxillustrationsfigurantdesprincesetdesgentlemen.

L’absencedequalités«réelles»chezMissChurmetOronteestcequileurconfèrecettevaleuressentielle,nécessaireàl’œuvred’art;leurprésencechezlesmodèles«distingués»nepeutêtrequ’insignifiante.Lepeintreexpliquecelaparsa«préférenceinnéepourl’objetsuggérésurl’objetréel; ledéfautdel’objetréelsetrouvaitfacilementêtresonmanquedevertussuggestives.J’aimaileschosesquisemblaientêtre.Alors,onétaitsûr.Quantàsavoirsiellesétaientounon,laquestionétaitsubsidiaireetpresquetoujoursvaine.»Ainsionvoità la fin les deux personnes incultes et de basse naissance jouer parfaitement le rôle desnobles,alorsquelesmodèles«nobles»fontlavaisselle—selon«laloiperverseetcruelleen vertu de laquelle la chose authentique pouvait être tellement moins précieuse que lanon-authentique.»

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L’artn’estdoncpaslareproductiond’une«réalité»,ilnevientpasàlasuitedecelle-cienl’imitant; ildemandedesqualitéstoutesdifférentesetêtre«authentique»peutmême,commedanslecasprésent,nuire.Dansledomainedel’art,iln’yarienquisoitpréalableàl’œuvre, qui soit son origine ; c’est l’œuvre d’art elle-même qui est originelle, c’est lesecondairequiest leseulprimaire.D’où,danslescomparaisonsdeJames,unetendanceàexpliquer la « nature » par l’« art », par exemple : « un pâle sourire qui fut comme uneépongehumidepassée surunepeinture ternie », « un salon est toujours, oudevrait être,unemanièredetableau»,«elleressemblaitsingulièrementàunemauvaiseillustration»,ouencore : « A cette époque beaucoup de choses me frappaient en Angleterre comme desreproductions d’une chose qui avait existé initialement en art ou en littérature. Ce n’étaitpas le tableau, lepoème, lapagede fictionquime semblaientêtreunecopie ; ces chosesétaientlesoriginauxetlaviedesgensheureuxetdistinguésétaitfaiteàleurimage.»

Plusieurs autres nouvelles, et en particulier la Mort du lion (1894 ; traduit dansNouvelles)reprennentleproblèmede«l’artetlavie»,maisdansuneautreperspective,quiest celle de la relation entre la vie d’un auteur et sonœuvre.Un écrivain devient célèbreverslafindesavie;toutefois,l’intérêtquelepublicluiportenes’attachepasàsonœuvremais uniquement à sa vie. Les journalistes demandent avidement des détails de sonexistencepersonnelle,lesadmirateurspréfèrentvoirl’hommequeliresestextes;toutelafindelanouvelletémoigne,parsonmouvementàlafoissublimeetgrotesque,del’indifférenceprofonde pour l’œuvre qu’éprouvent ces mêmes personnes qui prétendent l’admirer, enadmirant l’auteur.Etcemalentenduauradessuites funestes :nonseulement l’écrivainnepeut plus écrire depuis son « succès » mais à la fin il est tué (au sens propre) par sesadorateurs.

« La vie d’un artiste, c’est son œuvre, voilà le lieu où il faut l’observer », dit lenarrateur, jeuneécrivain lui-même,etaussi : «Libreàquiquece fûtdedéfendre l’intérêtqu’inspirait sa présence,moi je défendrais l’intérêt qu’inspirait sonœuvre, ou, en d’autrestermes, son absence. » Cesmotsméritent réflexion. La critique psychologique (mise ici enquestion après la critique « réaliste ») considère l’œuvre commeuneprésence—bienquepeu importante en elle-même ; et voit l’auteur comme la cause absente et absolue del’œuvre. James renverse la relation : la vie de l’auteur n’est qu’apparence, contingence,accident;c’estuneprésenceinessentielle.L’œuvred’art,elle,estlavéritéqu’ilfautchercher—mêmesansespoirde l’atteindre.Pourmieuxcomprendre l’œuvre, ilne sertà riend’enconnaître l’auteur ; plusmême : cette deuxième connaissance tue tout ensemble l’homme(lamortdeParaday)etl’œuvre(lapertedumanuscrit).

Lamême problématique anime la nouvelle la Vie privée (1892 ; traduit dans l’Imagedans le tapis)où la configurationde l’absenceetde laprésenceestdessinéedans tous sesdétails.Deuxpersonnages formentuneopposition. LordMellifont est l’hommedumonde,toutenprésence,toutinessentiel.C’estlecompagnonleplusagréable;saconversationest

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riche,aiséeetinstructive.Maisonchercheraitenvainàl’atteindreencequ’iladeprofond,depersonnel:iln’existequ’enfonctiondesautres.Ilauneprésencesplendidemaisquinedissimule rien : jusqu’à tel point que personne ne réussit à l’observer seul. « Il est là aumomentoùquelqu’und’autreyest»,dit-onde lui.Dèsqu’ilest seul, il « retombedans lenon-être.»

Face à lui, Clare Vawdrey illustre l’autre combinaison possible de l’absence et de laprésence, possible grâce au fait qu’il est écrivain, qu’il crée des œuvres d’art. Ce grandauteurauneprésencenulle,médiocre,soncomportementnecorrespondaucunementàsonœuvre.Lenarrateurrapporteparexempleunoragedemontagnependantlequelilestentête à tête avec l’écrivain. « Clare Vawdrey était décevant. Je ne sais pas au juste ce quej’attendais d’un grand écrivain exposé à la furie des éléments, quelle attitude byroniennej’auraisvouluvoirprendreàmoncompagnon,maisjen’auraiscertesjamaiscruqu’enpareilcasilmerégaleraitd’histoires—quej’avaisentenduraconterdéjà—surladyRingrose…»Mais ceClareVawdreyn’estpas le « vrai » : enmême tempsque lenarrateur s’entretientavec luidepotins littéraires,unautreClare resteassisdevant sonbureaupour écriredespagesmagnifiques.«LemondeétaitbêteetvulgaireetlevéritableVawdreyeûtétébiensotd’yallerquandilpouvait,pourpapoteretdînerenville,sefaireremplacer.»

L’opposition est donc parfaite : Clare Vawdrey est double, lordMellifont n’estmêmepasun,ouencore:«LordMellifontavaitunevietoutepubliqueàlaquellenecorrespondaitaucune vie privée ; tout comme Clare Vawdrey avait une vie toute privée à laquelle necorrespondaitaucuneviepublique.»Cesontlesdeuxaspectscomplémentairesd’unmêmemouvement : la présence est creuse (lord Mellifont) l’absence est une plénitude (l’œuvred’art). Dans le paradigme où je l’ai inscrite, l’œuvre d’art a une place particulière : plusessentielle que le caché, plus accessible que le fantôme, plusmatérielle que lamort, elleoffre l’uniquemoyendevivre l’essence.CetautreClareVawdrey,assisdans l’obscurité,estsécrétéparl’œuvreelle-même,c’estletextequis’écrit,l’absencelaplusprésentedetoutes.

La symétrie parfaite sur laquelle est fondée cette nouvelle est caractéristique de lamanièredontHenryJamesconçoit l’intrigued’unrécit.Enrèglegénérale, lescoïncidencesetlessymétriesyabondent.PensonsàGuyWalsingham,femmeàpseudonymed’homme,etàDora Forbes, homme à pseudonymede femme, dans laMort du lion ; aux coïncidencesinouïes par lesquelles se dénouent la Note du temps (c’est le même homme que les deuxfemmes ont aimé) ou l’Autel des morts (c’est le même mort qui a déterminé les deuxcomportements) ; au dénouement de Sir Dominick Ferrandt etc. Nous savons que pourJames l’intérêt du récit ne réside pas dans son mouvement « horizontal » mais dansl’exploration « verticale » d’un même événement ; cela explique le côté conventionnel etparfaitementprévisibledel’anecdote.

LaMaisonnatale(1903)reprendetapprofonditlethèmedelaMortdulion,larelationentrel’œuvreetlaviedesonauteur.Cettenouvelleracontelecultequelepublicvoueau

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plusgrandPoètedelanation,mortilyadescentainesd’années,àtraversl’expérienced’uncouple,Mr. etMrs.Gedge, conservateurs dumusée installé dans la «maison natale » duPoète. S’intéresser vraiment au Poète, serait lire et admirer son œuvre ; en croyant seconsacreràsonculte,onmetàlaplacedel’absenceessentielleuneprésenceinsignifiante.«IlnevautpasunsoupourEux.LaseulechosedontIlssesoucient,c’estcettecoquillevide—ouplutôt,commeellen’estpasvide,sonremplissageétrangeretabsurde.»

MorrisGedgequis’étaitsentisiheureuxd’obtenirlepostedeconservateurdumusée(àcausedesonadmirationpourlePoète)s’aperçoitdelacontradictionsurlaquellereposesasituation. Ses fonctions publiques lui imposent d’affirmer la présence du Poète dans cettemaison,danscesobjets;sonamourpourlePoète—etpourlavérité—l’amèneàcontestercette présence. (« Je serai pendu s’il est là ! »)Déjà, on ignore presque tout de la vie duPoète,onplanedansl’incertitudeencequiconcernelespointsmêmelesplusélémentaires.« Des détails, il n’y en a pas. Les liens manquent. Toute certitude — surtout en ce quiconcerne cette chambre en haut, notre Casa Santa — est inexistante. Tout cela est siterriblementlointain.»Nousnesavonspas:nis’ilétaitnédanscettechambre,nis’ilétaitné, tout simplement… Alors Gedge propose de « modaliser » le discours qu’on doit, enguide,adresseraupublic.«Nepourrais-tupasadopteruneméthodeunpeuplusdiscrète?Ce que nous pouvons dire, c’est qu’on en a dit des choses ; c’est tout ce que nous ensavons.»

Mêmeceteffortderemplacerlaréalitédel’êtreparcelledudire,parcelledudiscours,nevapasassezloin.Ilnefautpasregretterlepeuderenseignementssurlaviedel’auteur,ilfauts’enréjouir.L’essencedupoète,c’estsonœuvre,nonsamaison,ilestdoncpréférablequelamaisonn’enporteaucunetrace.Lafemmed’undesvisiteursremarque:«C’estassezdommage,tusais,qu’ilnesoitpasici.JeveuxdirecommeGoetheàWeimar.CarGoetheestàWeimar.»Aquoisonmarirépond:«Oui,machère;c’estlamalchancedeGoethe.Ilestclouélà.Cethommen’estnullepart.Jetedéfiedel’attraper.»

Il reste une ultime étape à franchir et Gedge n’hésite pas : « En fait, il n’y a pasd’auteur;c’est-à-dire,pasd’auteurdontonpourrait traiter. Ilyatouscesgens immortels—dansl’œuvre;maisiln’yapersonned’autre.»Nonseulementl’auteurestunproduitdel’œuvre, c’est aussi un produit inutile. L’illusion de l’être doit être dissipée ; « une tellePersonnen’existepas».

L’intriguedecettenouvellereprendlamêmeidée(quel’ontrouvaitjusque-làdanslesrépliquesdeGedge).Audébut, leconservateurdumuséeavaitessayédedireaupublic lavérité ; cela lui avait valu lamenaced’être renvoyéde sonposte.Gedge choisit alorsuneautrevoie:aulieuderéduiresondiscoursauminimumquelesfaitspermettent,ill’amplifiejusqu’à l’absurde, en inventant des détails inexistants mais vraisemblables sur la vie duPoètedanssamaisonnatale.«C’étaitunefaçoncommeuneautre,entoutcas,deréduirel’endroitàl’absurde»:ledébordementalemêmesensquel’effacement.Lesdeuxmoyens

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se distinguent cependant par une propriété importante : alors que le premier n’était quel’énonciationdelavérité,lesecondapourluilesavantagesdel’art:lediscoursdeGedgeest admirable, c’est une œuvre d’art autonome. Et la récompense ne tarde pas : au lieud’êtrerenvoyé,Gedgevoit,àlafindelanouvelle,sonsalairedoublé—àcausedetoutcequ’ilafaitpourlePoète…

LestoutesdernièresnouvellesdeJamessegardentd’uneformulationaussicatégoriquedequelqueopinionquecesoit.Ellesrestentdansl’indécision,dansl’ambiguïté,desnuancesatténuent les couleurs franchesde jadis.LeGantde velours (1909 ; traduitdans le DernierdesValerii)reprendlemêmeproblèmedelarelationentrel’«art»et la«vie»,maispourdonneruneréponsebeaucoupmoinsnette.JohnBerridgeestunécrivainàsuccès;dansunsalon mondain, il rencontre deux personnages admirables, le Lord et la Princesse, quiincarnent tout ce dont il a toujours rêvé, qui sont desOlympiens descendus sur terre. LaPrincesse joue l’amoureuse avec Berridge et il est prêt à perdre la tête lorsqu’il s’aperçoitqu’elleluidemandeuneseulechose:écrirelapréfacedesondernierroman.

Apremièrevue,ceconteestunélogedela«vie»faceàl’écriture.Dèsledébutdelaréception Berridge se dit : « Que valait la terne page d’un récit fictif comparée à l’intimeaventurepersonnelleoù le jeuneLordeûtétéprêtàse lancer?»Quantà laPrincesse, ilconstate«laperversitévraimentdécadente,dignedesanciensRomainsetdesByzantinslesplus irrépressiblement insolents, qui faisait qu’une femme créée pour vivre et respirer leroman, une femme plongée dans le roman et qui avait le génie du roman, tombait dansl’amateurisme et se mettait à griffonner son roman, avec fautes de syntaxe, tirages,publicité,articlesdecritique,droitsd’auteuretautresdétailsfutiles».S’imaginantlui-mêmeOlympien,Berridgerejetteaussiloinquepossibletoutcequiauraittraitàl’écriture.«Toutd’abord,commebeaupréludeàunecarrièreolympienne,iln’auraitjamaisluunelignedesa propre prose, des choses qu’il écrivait. Aussi inapte à composer une œuvre comme lasiennequ’àycomprendreuntraîtremot,iln’auraitpasplusétécapabledecomptersursesdoigtsqu’unApollondemarbreàlatêteparfaiteetauxpoignetsmutilés.Iln’auraitacceptéde connaître qu’une magnifique aventure personnelle, vécue grâce à de magnifiquesdonnéespersonnelles—riendemoins…»

MaislamoraledeBerridgen’estpasforcémentlamoraleduconte.D’abord,l’attitudedel’écrivaincélèbrepourraitêtreutilementmiseenparallèleaveccelledelaPrincesse:l’unetl’autredésirentdevenircequ’ilsnesontpas.Berridgeécritdebeauxromansmaissevoit,en imagination,commeun«avenantberger» ; laPrincessepartage laviedesDieux, touten voulant être une romancière à succès. Ou comme James le formule lui-même : « Lesvaleurssecrètesd’autruivoussemblentsupérieuresauxvôtres,souventpluséminentesmaisrelativement familières, et pour peu que vous ayez le sentiment véritable de l’artiste àl’égarddelavie,l’attraitetl’amusementdesvirtualitésainsisuggéréesaplusdeprixpourvousquelasuffisance,laquiétude,lafélicitédevoscertitudespersonnellesarchi-connues.»

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D’autre part, pour qualifier la « vie » qui est affirmée face à l’écriture, Berridge (etJames) n’ont qu’un mot : elle est « romanesque » (romantic). Les rendez-vous du Lorddoiventêtre«d’unromanesquesublime»et lui-mêmeressembleaux« lointainescréaturesromanesques»;laPrincessenesauraitvivreuneaventuresicelle-cin’apas«l’attraittotaldu romanesque ».Croyant que laPrincesse l’aime,Berridgenepeut comparer sonpropresentiment à autre chose qu’aux livres : « C’était un terrain sur lequel il s’était déjà risquédanssespiècesdethéâtre,surscène,surleplanartistique,maissansjamaisoserrêverqu’ilobtiendraitdetelles“réalisations”surleplanmondain.»Cen’estdoncpasla«vie»quiestaffirméefaceauroman,maisplutôtlerôledupersonnageparrapportàceluidel’auteur.

D’ailleurs, John Berridge réussit aussi peu à devenir un « avenant berger », que laPrincesse,uneromancièreàgrostirage.DemêmequeClareVawdrey,danslaVieprivée,nepouvaitêtreàlafoisgrandécrivainethommedumondebrillant,iciBerridgedoitretourneràsaconditionnonromanesquederomancier—aprèsungesteromanesque(ilembrasselaPrincesse)destinéprécisémentàempêchercelle-cidesecomporterenromancière!L’artetlaviesontincompatibles,etc’estavecuneamertumesereinequeBerridges’exclameraàlafin:«VousêtesleRoman(Romance)même…!Quevousfaut-ildeplus?»Jameslaisseaulecteurdedéciderdequelcôtéseporterontsespréférences;etoncommenceàpercevoirlàunrenversementpossibledel’«imagedansletapis».

VIILe secret essentiel est le moteur des nouvelles de Henry James, il détermine leur

structure.Maisilyaplus:ceprinciped’organisationdevientlethèmeexplicited’aumoinsdeux d’entre elles. Ce sont, en quelque sorte, des nouvellesmétalittéraires, des nouvellesconsacréesauprincipeconstructifdelanouvelle.

J’aiévoquélapremièreaudébutmêmedecettediscussion:c’est l’Imagedans le tapis.Le secret dont Vereker avait révélé l’existence devient une force motrice dans la vie dunarrateur,ensuitedanscelledesonamiGeorgeCorvick,delafiancéeetfemmedecelui-ci,GwendolenErme;enfin,dusecondmaridecettedernière,DraytonDeane.Corvickaffirmeàunmomentqu’ilapercéàjourlesecret,maisilmeurtpeuaprès;Gwendotenaapprislasolutionavantlamortdesonmarisanstoutefoislacommuniqueràpersonned’autre:ellegarde le silence jusqu’à sa propremort. Ainsi à la fin de la nouvelle nous nous trouvonsaussiignorantsqu’audébut.

Cetteidentitén’estqu’apparente,cependant,carentreledébutetlafinsesituetoutlerécit,c’est-à-direlarecherchedusecret;ornoussavonsmaintenantquelesecretdeHenryJames (et, pourquoi pas, celui de Vereker) réside précisément en l’existence d’un secret,d’une cause absolue et absente, ainsi que dans l’effort pour percer ce secret à jour, pour

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rendrel’absenceprésente.LesecretdeVerekernousétaitdonccommuniqué,etceci,delaseulemanièrepossible:s’ilavaitéténommé,iln’auraitplusexisté,orc’estprécisémentsonexistence qui forme le secret. Ce secret est par définition inviolable car il consiste en sapropreexistence.Laquêtedu secretnedoit jamais se terminer carelle constitue le secretlui-même. Les critiques avaient déjà interprété en ce sens l’Image dans le tapis : ainsiBlackmur parlait de l’« exaspération of the mystery without the presence of mystery » ;Blanchotévoquecet«artquinedéchiffrepasmaisestlechiffredel’indéchiffrable»;avecplusdeprécision, PhilippeSollers le décrit ainsi : « La solutionduproblèmequi nous estexposén’estpasautrechosequel’expositionmêmedeceproblème.»

Suruntonplusgrave,etànouveau,avecplusdenuances,laBêtedelajungle (1903)reprend lamêmeréponse. JohnMarchercroitqu’unévénement, inconnuetessentiel,doitsurvenir dans sa vie ; il l’organise tout entière en fonction de ce moment futur. Voicicomment son amie décrit le sentiment qui animeMarcher : « Vous disiez que vous avieztoujours eu,dès votreplus jeuneâge, auplusprofondde vous-même, le sentimentd’êtreréservépourquelquechosederareetd’étrange,pourunepossibilitéprodigieuseetterrible,quitôtoutarddevaitvousarriver,dontvousaviez, jusquedansvosmoelles, leprésageetlacertitude,etqui,probablement,vousaccablerait.»

Cette amie,May Bartram, décide de prendre part à l’attente deMarcher. Il appréciebeaucoup sa sollicitude et nemanque pas de se demander parfois si cette chose étrangen’est pas liée à elle. Ainsi lorsqu’elle déménage plus près de lui : « la grande chose qu’ilavaitsilongtempssenticouverdanslegirondesdieux,n’étaitpeut-êtrequecetévénementquiletouchaitdesiprès:l’acquisitionqu’ellevenaitdefaired’unemaisonàLondres».Demême, lorsqu’elle tombe malade : « il se prit sur le fait, en train de se demander siréellementlegrandévénementn’allaitpasseproduiredèsmaintenantsoussaseuleespèce,sansplus,dumalheurdevoirdisparaîtredesaviecettecharmantefemme,cetteadmirableamie».Cedoutesetransformepresqueenconvictionaprèssamort:«Ledépérissement,lamort de son amie, la solitude qui s’ensuivrait pour lui — voilà ce qu’était la Bête de laJungle,voilàcequecouvaientlesdieuxdansleurgiron.»

Cependant cette supposition ne devient jamais certitude totale et Marcher, tout enappréciant l’effort fait parMayBartrampour l’aider, passe sa viedansuneattente infinie(« la réductiondu tout au seul état d’attente »).Avant demourir,May lui affirmeque laChosen’estplusàattendre—qu’elleestdéjàarrivée.Marcheréprouvelamêmesensationmaiss’efforceenvaindecomprendreenquoiconsistaitcetteChose.Jusqu’àcequ’un jour,devant la tombe deMay, la révélation se fasse : « tout au long de son attente, l’attentemêmedevaitêtresonlot».Lesecret,c’étaitl’existencedusecretlui-même.Horrifiéparcetterévélation,Marchersejette,ensanglotant,surlatombe,etlanouvellesetermineparcetteimage.

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« Il n’y a pas échec à être ruiné, déshonoré,mis au pilori, pendu. L’échec c’était den’êtrerien.»OrMarcherauraitpul’éviter:ilauraitsuffipourcelaqu’ilprêteuneattentiondifférenteà l’existencedeMayBartram.Ellen’était pas le secret cherché, comme il l’avaitcruparfois;maisl’aimerluiauraitpermisd’éviterledésespoirmortelquis’emparedeluiàla vue de la vérité. May Bartram avait compris cela : dans l’amour de l’autre elle avaittrouvé le secret de sa vie à elle ; aider Marcher dans sa recherche était sa « choseessentielle ». « Que peut-on souhaiter de mieux, demanda-t-elle à Marcher, que dem’intéresser à vous ? » Et elle sera récompensée : « Je suis plus sûre que jamais quemacuriosité,commevousdites,neseraquetroppayée.»AussiMarchernecroit-ilpassibiendire lorsqu’il s’exclame, effrayé par l’idée de samort : « Votre absence, c’est l’absence detout. » La recherchedu secret et de la vérité n’est jamais qu’une recherche, sans contenuaucun;laviedeMayBartramapourcontenusonamourpourMarcher.Lafigurequenousavonsobservéetoutaulongdesnouvellesatteinticisaformeultime,supérieure—quiestenmêmetempssanégationdialectique.

SilesecretdeHenryJames,l’imagedansletapisdesonœuvre,lefilquireliecesperlesque sont les nouvelles isolées, est précisément l’existence d’un secret, comment se fait-ilqu’aujourd’huinouspouvonsnommer le secret, rendre l’absenceprésente?Ne trahissons-nous pas par là le précepte jamesien fondamental, qui consiste en cette affirmation del’absence, en cette impossibilité de désigner la vérité par son nom ?Mais la critique, elleaussi(celle-ciycomprise),atoujoursobéiàlamêmeloi:elleestrecherchedelavérité,nonsa révélation, quête du trésor plutôt que le trésor lui-même ; car le trésor ne peut êtrequ’absent. Il faut donc, cette « lecture de James » une fois terminée, commencer à lireJames, se lancerdansunequêtedu sensde sonœuvre, touten sachantquece sensn’estriend’autrequelaquêteelle-même.

VIIIHenryJamesestnéen1843àNewYork.IlvitenEuropedepuis1875,d’abordàParis,

ensuite à Londres. Après quelques brèves visites aux États-Unis, il devient citoyenbritanniqueetmeurtàChelseaen1916.Aucunévénementnemarquesavie;illapasseàécriredeslivres:unevingtainederomans,desnouvelles,despiècesdethéâtre,desarticles.Sa vie, autrement dit, est parfaitement insignifiante (comme toute présence) : sonœuvre,absenceessentielle,s’imposed’autantplusfortement.

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1. Flaubertlui-mêmeécrivaitdansunelettre:«Avez-vousjamaiscruàl’existencedeschoses?Est-cequetoutn’estpasuneillusion?Iln’yadevraisqueles“rapports”,c’est-à-direlafaçondontnouspercevonslesobjets»(lettreàMaupassantdu15août1878).

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7.

Lestransformationsnarratives

Laconnaissancedelalittératureestsanscessemenacéepardeuxdangersopposés:oubienonconstruitunethéoriecohérentemaisstérile;oubienonsecontentededécriredes« faits », s’imaginant que chaquepetite pierre servira au grand édifice de la science.Ainsipourlesgenres,parexemple.Oubienondécritlesgenres«telsqu’ilsontexisté»,ou,plusexactement, tels que la tradition critique (métalittéraire) les a consacrés : l’odeou l’élégie« existent » parce qu’on trouve ces appellations dans le discours critique d’une certaineépoque.Maisalorsonrenonceà toutespoirdeconstruireunsystèmedesgenres.Oubienon part des propriétés fondamentales du fait littéraire et on déclare que leurs différentescombinaisons produisent les genres. Dans ce cas, on est soit obligé de rester dans unegénéralité décevante et se contenter, par exemple, de la division en lyrique, épique etdramatique ; soit on se trouve devant l’impossibilité d’expliquer l’absence d’un genre quiaurait la structure rythmique de l’élégie jointe à une thématique joyeuse.Or le but d’unethéoriedesgenresestdenousexpliquerlesystèmedesgenresexistants:pourquoiceux-là,etnond’autres?Ladistanceentrelathéorieetladescriptionresteirréductible.

Il n’en va pas autrement de la théorie du récit. Jusqu’à un certain moment, on nedisposaitquederemarques,parfoisfinesettoujourschaotiques,surl’organisationdeteloutelrécit.EnsuiteProppvint:àpartirdecentcontesdeféesrussesilpostulalastructuredurécit (c’est ainsi du moins que sa tentative fut comprise la plupart du temps). Dans lestravauxquiontsuivicetessaionabeaucoupfaitpouraméliorerlacohérenceinternedesonhypothèse ; nettementmoins, pour combler le vide entre sa généralité et la diversité desrécitsparticuliers.Lejourestvenuoùlatâchelaplusurgentedesanalysesdurécitsesitueprécisémentdans cet entre-deux :dans la spécificationde la théorie, dans l’élaboration decatégories « intermédiaires » qui décriraient, non plus le général,mais le générique ; nonpluslegénérique,maislespécifique.

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Jemepropose,danscequisuit,d’introduiredansl’analysedurécitunecatégorie,celledetransformationnarrative,dontlestatutest,précisément,«intermédiaire».Jeprocéderaien trois temps. Par une lecture d’analyses déjà existantes, j’essaierai de montrer à la foisl’absenceetlanécessitédecettecatégorie.Dansundeuxièmetemps,jedécrirai,ensuivantun ordre systématique, son fonctionnement et ses variétés. Enfin, j’évoquerai rapidement,parquelquesexemples,lesutilisationspossiblesdelanotiondetransformationnarrative.

Quelquesmotsseulementsurlecadreplusgénéraldanslequels’inscritcetteétude.Jemaintiens la distinction des aspects verbal, syntaxique et sémantique du texte ; lestransformations discutées ici relèvent de l’aspect syntaxique. Je distingue d’autre part lesniveaux d’analyse suivants : le prédicat (ou motif, ou fonction) ; la proposition ; laséquence ; le texte.L’étudedechacundecesniveauxnepeutse fairequeparrapportauniveau qui lui est hiérarchiquement supérieur : par exemple, celle des prédicats, dans lecadre de la proposition ; celle des propositions, dans le cadre de la séquence, etc. Cettedélimitationrigoureuseconcernel’analyseetnonl’objetanalysé;ilestmêmepossiblequeletexte littéraire se définisse par l’impossibilité de maintenir l’autonomie des niveaux. Laprésenteanalyseportesurlerécit,nonsurlerécitlittéraire.

Lecture

Tomachevski est le premier à avoir tenté une typologie des prédicats narratifs. Ilpostule la nécessité de « classer lesmotifs suivant l’actionobjective qu’ils décrivent », et ilproposeladichotomiesuivante:«Lesmotifsquichangentlasituations’appellentdesmotifsdynamiques, ceux qui ne la changent pas, desmotifs statiques. » Lamême opposition setrouve reprise chez Greimas qui écrit : « On doit introduire la division de la classe desprédicats, en postulant une nouvelle catégorie classématique, celle qui réalise l’opposition“statisme” vs “dynamisme”. Suivant qu’ils comportent le sème “statisme” ou le sème“dynamisme” les sémèmesprédicatifs sont capablesde fournir des renseignements soit surlesétats,soitsurlesprocèsconcernantlesactants.»

Je signale ici deux autres oppositions semblablesmais qui ne sont pas pertinentes aumême niveau. Propp distingue (à la suite de Bédier), les motifs constants des motifsvariables, etdonneauxpremiers lenomde fonctions,aux seconds, celuid’attributs. «Lesappellations(etaussilesattributs)despersonnageschangent,leursactionsoufonctionsnechangentpas. »Mais la constanceou lavariabilitéd’unprédicatnepeutêtreétabliequ’àl’intérieurd’ungenre(danssoncas,lecontedeféesrusse);c’estunedistinctiongénériqueetnongénérale(ici,propositionnelle).Quantàl’oppositionfaiteparBarthesentrefonction

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et indice,ellesesitueauniveaude laséquenceetconcernedonc lespropositions,non lesprédicats (« deux grandes classes de fonctions, les unes distributionnelles, les autresintégratives»).

La seule catégorie dont nous disposons pour décrire la variété des prédicats est parconséquentcelledestatisme-dynamisme,quireprendetexplicitel’oppositiongrammaticaleentre adjectif et verbe.On chercherait en vaind’autresdistinctions, à cemêmeniveau : ilsemble que tout ce qu’on peut affirmer des prédicats, sur le plan syntaxique, s’épuise parcettecaractéristique:«statique-dynamique»,«adjectif-verbe».

Sicependantl’onsetourne,nonverslesaffirmationsthéoriques,maisverslesanalysesdetextes,ons’aperçoitqu’unaffinementdelatypologieprédicativeestpossible,plusmême,qu’il est suggéré par ces analyses (sans qu’il soit pourtant explicitement formulé).J’illustreraicetteaffirmationparlalectured’unepartiedel’analyseàlaquelleProppsoumetlecontedeféesrusse.

Voici le résumé des premières fonctions narratives, analysées par Propp. « 1. Un desmembres d’une famille est absent du foyer. 2. On impose au héros une interdiction.3. L’interdiction est enfreinte. 4. L’agresseur cherche à se renseigner. 5. L’agresseur reçoitdes renseignements relatifs à sa victime. 6. L’agresseur tente de tromper sa victime pours’emparer d’elle ou de ses biens. 7. La victime tombe dans le panneau et par là aideinvolontairementsonennemi.8.L’agresseurnuitàl’undesmembresdelafamilleoucauseun manque. 9. On annonce le malheur ou le manque, on s’adresse au héros, avec unedemandeouunordre,on l’envoieouon le laissepartir.10.Lequêteuracceptede réagir,ou s’ydécide.11.Lehérosquitte lamaison», etc.Commeon sait, lenombre totaldecesfonctions est de 31, et, selon Propp, chacune d’elles est indivisible et incomparable auxautres.

Ilsuffitcependantdecomparerdeuxpardeuxlespropositionscitéespours’apercevoirquelesprédicatspossèdentsouventdestraitscommunsetopposés;qu’ilestdoncpossiblededégagerdescatégoriessous-jacentesquidéfinissentlacombinatoiredontlesfonctionsdePropp sont les produits. On retournera ainsi contre Propp le reproche qu’il adressait lui-même à son précurseur Veselovski : le refus de pousser l’analyse jusqu’aux plus petitesunités (en attendant qu’on le retourne contre nous). Cette exigence n’est pas nouvelle ;Lévi-Straussécrivaitdéjà:«Iln’estpasexcluquecetteréductionpuisseêtrepousséeencoreplus loin, et que chaque partie, prise isolément, soit analysable en un petit nombre defonctionsrécurrentes,sibienqueplusieursfonctionsdistinguéesparProppconstitueraient,en réalité, le groupe des transformations d’une seule etmême fonction. » Je suivrai cettesuggestion dans la présente analyse ; mais on verra que la notion de transformation yprendraunsensassezdifférent.

La juxtaposition de 1 et 2 nous montre déjà une première différence. 1 décrit uneaction simple et qui a réellement eu lieu ; 2, en revanche, évoque deux actions

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simultanément. Si l’on dit dans le conte : « Ne dis rien à Baba Yaga, au cas où elleviendrait » (exemple de Propp), il y a, d’une part, l’action possible mais non réelled’informationdeBabaYaga;del’autre,l’actionréelled’interdiction.Autrementdit,l’actiond’informer (ou dire) n’est pas présentée au mode indicatif mais comme une obligationnégative.

Sil’oncompare1et3,uneautredifférencesefaitjour.Lefaitquel’undesmembresdelafamille(lepère,lamère)estabsentdufoyerestdifférentdenaturedufaitquel’undesenfants enfreint l’interdiction. Le premier décrit un état qui dure un temps indéfini ; lesecond, une action ponctuelle. Dans les termes de Tomachevski, le premier est un motifstatique,lesecond,unmotifdynamique:l’unconstituelasituation;l’autrelamodifie.

Si maintenant on compare 4 et 5, on s’aperçoit d’une autre possibilité de pousserl’analyseplus loin.Dans lapremièreproposition, l’agresseurchercheàserenseigner,danslaseconde, ilserenseigne.Ledénominateurcommundesdeuxpropositionsest l’actiondese renseigner ; mais dans le premier cas, elle est décrite comme une intention, dans lesecond,commechosefaite.

6et7présententlemêmecas:d’abord,ontentedetromper,ensuiteontrompe.Maisla situation est ici plus complexe, car en même temps qu’on passe de l’intention à laréalisation,onglissedupointdevuedel’agresseuràceluidelavictime.Unemêmeactionpeut être présentée dans différentes perspectives : « l’agresseur trompe » ou « la victimetombedanslepanneau»;ellen’enrestepasmoinsuneseuleaction.

9nouspermetuneautre spécification.Cettepropositionnedésignepasunenouvelleactionmais le fait que lehéros enprend connaissance.4décrivaitd’ailleursune situationsemblable:l’agresseurtentedeserenseigner;maisserenseigner,apprendre,savoir,estuneactiondedeuxièmedegré,elleprésupposeuneautreaction(ouunautreattribut)quel’onapprend,précisément.

Dans10onrencontreuneautreformedéjànotée:avantdequitterlamaison,lehérosdécidedequitterlamaison.Encoreunefois,onnepeutpasmettreladécisionsurlemêmeplan que le départ, puisque l’une présuppose l’autre.Dans le premier cas, l’action est undésir, ou une obligation, ou une intention ; dans le second, elle a réellement lieu. Proppajouteaussiqu’ils’agitdu«commencementdelaréaction»;mais«commencer»n’estpasuneactionàpartentière,c’estl’aspect(inchoatif)d’uneautreaction.

Il n’est pas nécessaire de continuer pour illustrer le principe que je défends. Onpressentdéjàlapossibilité,àchaquefois,depousserl’analyseplusloin.Notonscependantquecettecritiquefaitsurgirdesaspectsdifférentsdurécit,dontjeneretiendraiqu’unseul.On ne s’attardera plus sur lemanque de distinction entremotifs statiques et dynamiques(adjectifsetverbes).ClaudeBremonda insisté suruneautrecatégorienégligéeparPropp(etparDundes):onnedoitpasconfondredeuxactionsdifférentesavecdeuxperspectivessur la même action. Le perspectivisme propre au récit ne saurait être « réduit », il en

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constitue, au contraire, une des caractéristiques les plus importantes. Ou comme récritBremond:«Lapossibilitéet l’obligationdepasserainsi,parconversiondespointsdevue,de la perspective d’un agent à celle d’un autre, sont capitales… Elles impliquent larécusation,auniveaudel’analyseoùnoustravaillons,desnotionsde“Héros”,de“Villain”,etc.,conçuescommedesdossardsdistribuésunefoispourtoutesauxpersonnages.Chaqueagentestsonproprehéros.Sespartenairessequalifientdanssaperspectivecommealliés,adversaires,etc.Cesqualificationss’inversentquandonpassed’uneperspectiveàl’autre.»Et aussi : « La même séquence d’événements admet des structurations différentes, selonqu’onlaconstruitenfonctiondesintérêtsdetelouteldesesparticipants.»

Mais c’est un autre point de vue que je retiendrai ici. Propp refuse toute analyseparadigmatiquedurécit.Cerefusestformuléexplicitement:«Onauraitpus’attendreàceque la fonction A exclût certaines autres fonctions, appartenant à d’autres contes. Onpouvaits’attendreàobtenirplusieurspivots,maislepivotestlemêmepourtouslescontesmerveilleux.»Ouencore:«Sinouslisonsàlasuitetouteslesfonctions,nousvoyonsqu’unefonction découle de l’autre par une nécessité logique et artistique. Nous voyonseffectivementqu’aucunefonctionn’exclutl’autre.Ellesappartiennenttoutesaumêmepivot,etnonàplusieurspivots.»

Ilestvraiqu’encoursd’analyseProppsevoitamenéàcontrediresonpropreprincipe,mais malgré les quelques remarques paradigmatiques « sauvages », son analyse restefondamentalement syntagmatique. C’est ce qui a provoqué une réaction, égalementinadmissible àmes yeux, chez certains commentateursdePropp (Lévi-Strauss etGreimas)qui refusent toutepertinenceà l’ordre syntagmatique,à la succession,et s’enfermentdansunparadigmatismetoutaussiexclusif.IlsuffitdeciterunephrasedeLévi-Strauss:«L’ordredesuccessionchronologiquese résorbedansunestructurematricielleatemporelle»oudeGreimas : « La réduction telle que nous l’avons opérée a exigé une interprétationparadigmatique et achronique des relations entre fonctions… Cette interprétationparadigmatique,conditionmêmedelasaisiedelasignificationdurécitdanssatotalité…»etc.Jemerefuse,pourmapart,àchoisirentrel’uneoul’autredecesdeuxperspectives;ilseraitconsternantdepriverl’analysedurécitdudoubleprofitquepeuventluiapporteretlesétudessyntagmatiquesdeProppetlesanalysesparadigmatiquesd’unLévi-Strauss.

Dans le cas qui nous intéresse ici, et pour dégager la catégorie de transformation,fondamentale pour la grammairenarrative, nousdevons combattre le refus par Proppdetoute perspective paradigmatique. Sans être identiques entre eux, les prédicats que l’onrencontre au long de la chaîne syntagmatique sont comparables, et l’analyse a tout àgagnerenmettantenévidencelesrapportsqu’ilsentretiennent.

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Description

Je noterai d’abord, par souci terminologique, que lemot « transformation » apparaîtchez Propp, avec le sens d’une transformation sémantique, non syntaxique ; qu’on leretrouve chez Cl. Lévi-Strauss et A.-J. Greimas, dans un sens semblable au mien mais,commenousallonslevoir,beaucoupplusrestreint;qu’onlerencontreenfindanslathéorielinguistiqueactuelledansunsenstechnique,quin’estpasexactementlemien.

On dira que deux propositions sont en relation de transformation lorsqu’un prédicatresteidentiquedepartetd’autre.Onseverraaussitôtobligédedistinguerentredeuxtypesde transformations. Appelons le premier transformations simples (ou spécifications) : ellesconsistentàmodifier(ouàajouter)uncertainopérateurspécifiantleprédicat.Lesprédicatsde base peuvent être considérés comme étant dotés d’un opérateur zéro. Ce phénomènerappelle,dans la langue, leprocessusd’auxiliation, entenduau sens large : c’est-à-dire lecas où un verbe accompagne le verbe principal, en le spécifiant (« X commence àtravailler »). Il ne faut pas oublier toutefois que je me place dans la perspective d’unegrammaire logiqueetuniverselle,nondecelled’une langueparticulière ;onne s’arrêterapassurlefaitqu’enfrançais,parexemple,cetopérateurpourraêtredésignépardesformeslinguistiquesdiverses:verbesauxiliants,adverbes,particules,autrestermeslexicaux.

Le deuxième type sera celui des transformations complexes (ou réactions) caractériséespar l’apparition d’un second prédicat qui se greffe sur le premier et ne peut existerindépendamment de lui. Alors que dans le cas des transformations simples il n’y a qu’unprédicat et par conséquent un seul sujet, dans celui des transformations complexes laprésencededeuxprédicatspermet l’existenced’unoudeuxsujets.«Xpensequ’ilatuésamère»est,demêmeque«YpensequeXatuésamère»,unetransformationcomplexedelaproposition«Xatuésamère».

Notons icique ladérivationdécriteestpurement logique,nonpsychologique: jediraique « X décide de tuer sa mère » est la transformation de « X tue sa mère », bien quepsychologiquementlarelationsoitl’inverse.La«psychologie»intervienticicommeobjetdeconnaissance,noncommeoutilde travail : les transformationscomplexesdésignent,on levoit,desopérationspsychiquesoularelationentreunévénementetsareprésentation.

La transformation a, apparemment, deux limites. D’une part, il n’y a pas encoretransformationsilechangementd’opérateurnepeutêtreétabliavecévidence.D’autrepart,il n’y a plus transformation si au lieu de deux « transformes » d’un même prédicat noustrouvonsdeuxprédicatsautonomes.Lecasleplusprochedesprédicatstransformésetquenous devons distinguer soigneusement sera celui des actions qui sont des conséquences lesunes des autres (relation d’implication, de motivation, de présupposition). Ainsi pour lespropositions«Xhaitsamère»et«Xtuesamère»:ellesn’ontplusdeprédicatencommunet le rapport entre les deux n’est pas de transformation. Un cas plus proche encore, en

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apparence,estceluidesactionsquel’ondésignepardesverbescausatifs:«XinciteYàtuersa mère », « X fait que Y tue sa mère », etc. Bien qu’une telle phrase évoque unetransformationcomplexe,noussommesicienfacededeuxprédicatsindépendants,etd’uneconséquence;laconfusionvientdecequelapremièreactionestentièrementescamotée,onn’enaretenuquelafinalité(onnenousdécritpascommentX«incite»ou«fait»,etc.).

Pour énumérer les différentes espèces de transformations j’adopterai une doublehypothèse.D’abord,jelimiterailesactionsconsidéréesàcellesquelelexiquefrançaiscode,souslaformedeverbesàcomplétive.D’autrepart,dansladescriptiondechaqueespècejeme servirai de termes qui coïncident souvent avec les catégories grammaticales. Ces deuxsuppositionspourraientêtremodifiéessansquel’existencedelatransformationnarrativefûtpour autant mise en question. — Les verbes groupés à l’intérieur d’un type detransformation sont réunis par la relation entre le prédicat de base et le prédicattransformé. Ils se séparent, cependant, par les présuppositions impliquées dans leur sens.Parexemple,«XconfirmequeYatuésamère»et«XrévèlequeYatuésamère»opèrentlamêmetransformationdedescriptionmais«confirmer»présupposequecefaitétaitdéjàconnu,«révéler»,queXestlepremieràl’affirmer.

1.TRANSFORMATIONSSIMPLES.

1. Transformations de mode. La langue exprime ces transformations, concernant lapossibilité, l’impossibilitéou lanécessitéd’uneaction,par lesverbesmodauxcommedevoiretpouvoir,ouparl’undeleurssubstituts.L’interdiction,trèsfréquentedanslerécit,estunenécessiténégative.Unexempledel’actionsera:«Xdoitcommettreuncrime».

2. Transformations d’intention. Dans ce cas, on indique l’intention qu’a le sujet de laproposition d’accomplir une action, et non l’action elle-même. Cet opérateur est formulédanslalangueparl’intermédiairedeverbescomme:essayer,projeter,préméditer.Exemple:«Xprojettedecommettreuncrime».

3.Transformationsderésultat.Alorsquedanslecasprécédent,l’actionétaitvueàl’étatnaissant, leprésenttypedetransformations la formulecommedéjàaccomplie.Enfrançaisondésignecetteactionpardesverbescommeréussirà,parvenirà,obtenir;dansleslanguesslaves,c’estl’aspectperfectifduverbequidénotelemêmephénomène.Ilestintéressantdenoter que les transformations d’intention et de résultat, précédant et suivant le mêmeprédicat à opérateur zéro, ont déjà été décrites par Claude Bremond, sous le nom de« triade » ; mais cet auteur les considère comme des actions indépendantes, enchaînéescausalement et non comme des transformations. Notre exemple devient : « X réussit àcommettreuncrime».

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4. Transformations de manière. Tous les autres groupes de transformations dans cepremier type pourraient être caractérisés comme des « transformations demanière » : onspécifie lamanière dont se déroule une action. J’ai toutefois isolé deux sous-groupes plushomogènes, en réunissant dans la présente rubrique des phénomènes assez variés. Lalangue désigne cette transformation, avant tout, par des adverbes ; mais on trouverafréquemmentdesverbesauxiliantsdanslamêmefonction:ainsis’empresserde,oser,excellerà,s’acharnerà.Ungrouperelativementcohérentseraforméparlesindicesd’intensité,dontuneformeseretrouvedanslecomparatifetlesuperlatif.Notreexempledeviendraici:«Xs’empressedecommettreuncrime».

5.Transformationsd’aspect.A.-J.Greimasadéjàindiquélaproximitéqu’ilyaentrelesadverbesdemanièreet lesaspectsduverbe.En français, l’aspect trouvesonexpression lamoins ambiguë dans des verbes auxiliants comme commencer, être en train de, finir(inchoatif, progressif, terminatif). Relevons la proximité référentielle entre les aspectsinchoatif et terminatif, et les transformations d’intention et de résultat ; mais lacatégorisation des phénomènes est différente, les idées de finalité et de volonté étantabsentes ici. D’autres aspects sont le duratif, le ponctuel, l’itératif, le suspensif, etc.L’exempledevientici:«Xcommenceàcommettreuncrime».

6.Transformationsdestatut.Enreprenantletermede«statut»ausensqueluidonnaitB.L.Whorf,onpeutdésignerainsileremplacementdelaformepositived’unprédicatparlaformenégativeouparlaformeopposée.Commeonsait,lefrançaisexprimelanégationpar «ne…pas », l’opposition,parune substitution lexicale.Cegroupede transformationsétaitdéjàsignalé,trèsbrièvement,parPropp;c’estaumêmetyped’opérationqueseréfèresurtout Lévi-Strauss en parlant de transformations (« on pourrait traiter la “violation”comme l’inverse de la “prohibition”, et celle-ci, comme une transformation négative del’“injonction”) » ; il est suivi dans cette voie parGreimas qui s’appuie, lui, sur lesmodèleslogiques décrits par Brondal et Blanche. Notre exemple devient : « X ne commet pas uncrime.»

2.TRANSFORMATIONSCOMPLEXES.

1. Transformations d’apparence. Je me tourne vers le deuxième grand type detransformations, celles qui produisent non une spécification du prédicat initial maisl’adjonction d’une action dérivée sur l’action première. Les transformations que j’appelle«d’apparence»indiquentleremplacementd’unprédicatparunautre,cedernierpouvantpasser pour le premier, sans vraiment l’être. En français, on désigne une transformationsemblable par les verbes feindre, faire semblant, prétendre, travestir, etc. ; ces actionsreposent,onlevoit,surladistinctionentreêtreetparaître,absentedanscertainescultures.

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Danstouscescas,l’actiondupremierprédicatn’estpasréalisée.Notreexemplesera«X(ouY)faitsemblantqueXcommetuncrime.»

2.Transformationsdeconnaissance.Faceàces trompe-l’œil,onpeutconcevoirun typede transformations qui précisément décrivent la prise de connaissance concernant l’actiondénotée par un autre prédicat. Des verbes comme : observer, apprendre, deviner, savoir,ignorer décrivent les différentes phases etmodalités de la connaissance. Propp avait déjàremarqué l’autonomiedecesactions,mais sans luiaccorderbeaucoupd’importance.Danscecas, lesujetdesdeuxverbesesthabituellementdifférent.Mais iln’estpasimpossibledegarderlesujetidentique:celanousrenvoieàdeshistoiresrelatantunepertedelamémoiredes actions inconscientes, etc. Notre exemple devient donc : « X (ou Y) apprend que X acommisuncrime».

3. Transformations de description. Ce groupe se trouve également dans un rapportcomplémentaire avec les transformations de connaissance ; il réunit les actions qui sontdestinéesàprovoquerlaconnaissance.Cesera,enfrançais,unsous-ensembledes«verbesde parole » qui apparaîtra le plus souvent dans cette fonction : les verbes constatifs, lesverbes performatifs signifiant des actions autonomes. Ainsi : raconter, dire, expliquer.L’exempleseraalors:«X(ouY)racontequeXacommisuncrime».

4.Transformationsdesupposition.Unsous-ensembledesverbesdescriptifsseréfèreàdesactesnonencoreadvenus,ainsiprévoir,pressentir,soupçonner,s’attendre:noussommeslàenface de la prédiction : par opposition aux autres transformations, l’action désignée par leprédicat principal se situe au futur, non au présent ou au passé. Remarquons que destransformationsdiversespeuventdénoterdesélémentsdesituationcommuns.Parexemple,les transformations demode, d’intention, d’apparence et de supposition impliquent toutesquel’événementdénotéparlapropositionprincipalen’apaseulieu;maischaquefoisunecatégorie différente estmise en jeu. L’exemple est devenu ici : « X (ou Y) pressent que Xcommettrauncrime».

5.Transformationsdesubjectivation.Nouspassonsicidansuneautresphère:alorsqueles quatre transformations précédentes traitaient des rapports entre discours et objet dudiscours, connaissance et objet de la connaissance, les transformations suivantes serapportent à l’attitudedu sujetde laproposition. Les transformationsde subjectivation seréfèrentàdesactionsdénotéesparlesverbescroire,penser,avoirl’impression,considérer,etc.Unetelle transformationnemodifiepasvraiment lapropositionprincipale,mais l’attribue,en tant que constatation, à un sujet quelconque : « X (ou Y) pense que X a commis uncrime».Notonsquelapropositioninitialepeutêtrevraieoufausse: jepeuxcroireenunechosequin’apasvraimenteulieu.—Noussommesintroduitsparlààlaproblématiquedu«narrateur»etdu«pointdevue»:alorsque«Xacommisuncrime»estunepropositionqui n’est présentée au nom d’aucune personne particulière (mais de l’auteur — ou du

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lecteur—omniscient),«X(ouY)pensequeXacommisuncrime»estlatracelaisséeparlemêmeévénementchezunindividu.

6. Transformations d’attitude. Je me réfère par ce terme aux descriptions de l’étatprovoqué chez le sujet par l’action principale, pendant sa durée. Proches destransformationsdemanière,elless’endistinguentparcequ’icil’informationsupplémentaireconcernelesujet,là,leprédicat:ils’agitdoncdanslecasprésentd’unnouveauprédicat,etnond’unopérateurspécifiantlepremier.C’estcequ’exprimentdesverbescommeseplaire,répugner, semoquer. Notre exemple devient : « X se plaît à commettre un crime » ou « YrépugneàcequeXcommetteuncrime».Les transformationsd’attitude,commecellesdeconnaissance ou de subjectivation, sont particulièrement fréquentes dans ce qu’il estconvenud’appelerle«romanpsychologique».

Troisremarquesavantdeconclurecetteénumérationsuccincte.1. Il est extrêmement fréquent d’observer que des conjonctions de plusieurs

transformationssoientexpriméesparunseulmotdanslelexiqued’unelangue;onnedoitpas en conclure à l’indivisibilité de l’opération elle-même. Par exemple les actions decondamner oude féliciter, etc. se laissent décomposer en un jugement de valeur et en unactedeparole(transformationsd’attitudeetdedescription).

2. Il m’est toutefois impossible pour l’instant de fonder en raison l’existence de cestransformations-là, et l’absence de toute autre ; cela n’est même pas souhaitable,probablement, avant que des observations plus nombreuses ne viennent compléter oucontredirecette liste.Lescatégoriesdevérité,deconnaissance,d’énonciation,de futur,desubjectivité et de jugement, qui permettent de délimiter les groupes de transformationscomplexes, ne sont certainement pas indépendantes les unes des autres ; des contraintessupplémentairesrégissentsansdoutelefonctionnementdestransformes:jenepeuxiciquesignalerl’existencedecesdirectionsderechercheetsouhaiterqu’ellessoientsuivies.

3.Unproblèmeméthodologiquedepremièreimportanceetquej’ailaissédélibérémentdecôtéestceluidupassageentreletexteobservéetmestermesdescriptifs.Ceproblèmeestparticulièrementactuelenanalyselittéraireoùlasubstitutionàunepartiedutexteprésentd’untermequin’yfigurepasatoujoursfaitcrierausacrilège.Unclivagesembles’esquissericientredeuxtendancesdansl’analysedurécit:l’une,analysepropositionnelleousémique,élaboresesunités;l’autre,analyselexique,lestrouvetellesquellesdansletexte.Iciencore,seuleslesrecherchesultérieuresprouverontlaplusgrandeutilitédel’uneoul’autrevoie.

Application

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L’applicationdelanotiondetransformationdansladescriptiondesprédicatsnarratifsme semble sepasserde commentaires.Uneautreapplicationévidente est lapossibilitédecaractériserdestextesparlaprédominancequantitativeouqualitativedetelouteltypedetransformations.Onreprochesouventàl’analysedurécitd’êtreincapablederendrecomptede la complexité de certains textes littéraires.Or la notion de transformation permet à lafoisdesurmontercetteobjectionetdeposer lesbasesd’une typologiedes textes.Onavupar exemple que la Quête du Graal se caractérisait par le rôle qu’y jouent deux types detransformations :d’unepart tous lesévénementsquiarrivent sontannoncésd’avance ;del’autre,unefoisarrivés, ilsreçoiventuneinterprétationnouvelle,dansuncodesymboliqueparticulier. Sur un autre exemple, les nouvelles de Henry James, j’ai tenté d’indiquer laplacedes transformationsdeconnaissance :ellesdominentetdéterminent ledéroulementlinéaire du récit. Parlant de typologie, ondoit, bien entendu, tenir comptedu fait qu’unetypologie des textes ne saurait être que pluri-dimensionnelle, et que les transformationscorrespondentàuneseuledimension.

On peut prendre comme autre exemple d’application un problème de la théorie durécitquiadéjàétédiscutéprécédemment :celuide ladéfinitionde laséquencenarrative.Lanotiondetransformationpermetdel’éclairersinondelerésoudre.

Plusieurs représentantsduFormalismerusseont tentédedonnerunedéfinitionde laséquence. Chklovski s’y emploie dans son étude sur « La construction du conte et duroman ». Il affirmed’abord l’existence, en chacundenous,d’une facultéde jugement (ondirait aujourd’hui : d’une compétence) nous permettant de décider si une séquencenarrativeestcomplèteounon.«Ilnesuffitpasd’unesimpleimage,d’unsimpleparallèle,nimêmede la simpledescriptiond’unévénementpourquenousayons l’impressiondenoustrouverdevantunconte.»« Ilestclairque lesextraitscitésnesontpasdescontes ;cetteimpressionnedépendpasdeleursdimensions.»«Onal’impressionqueleconten’estpasterminé»,etc.Cette«impression»estdoncincontestable,maisChklovskineparvientpasàl’expliciter et déclare d’emblée son échec : « Je ne puis encore dire quelle qualité doitcaractériser lemotif, ni comment lesmotifs doivent se combiner afin que l’onobtienneunsujet.»Sil’onreprendcependantlesanalysesparticulièresqu’ilfaitaprèscettedéclaration,onverraquelasolution,bienquenonformulée,estdéjàprésentedanssontexte.

En effet, à la suite de chaque exemple analysé, Chklovski formule la règle qui luisemble fonctionnerdans lecasprécis.Ainsi : «Leconteexigenonseulement l’actionmaisaussi laréaction, ilexigeunmanquedecoïncidence.»«Lemotifdelafausseimpossibilitésefondeaussisurunecontradiction.Dansuneprédiction,parexemple,cettecontradictions’établit entre les intentionsdespersonnages qui cherchent à éviter la prédiction et le faitqu’elleseréalise(lemotifd’Œdipe).»«Onnousprésented’abordunesituationsansissue,ensuite une solution spirituelle. Les contes où l’on pose et on déchiffre une énigme serattachentaumêmecas…Cegenredemotifsimpliquelasuccessionsuivante:l’innocentest

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susceptibled’êtreaccusé,onl’accuse,etenfinonl’acquitte.»«Cecaractèreachevévientdufaitqu’aprèsnousavoirtrompéparunefaussereconnaissance,onnousdévoilelavéritablesituation.Ainsi laformuleestrespectée.»«Cenouveaumotifs’inscritenparallèleaurécitprécédent,grâceàquoilanouvellesembleachevée.»

On peut résumer ces six cas particuliers, analysés par Chklovski, de la manièresuivante : la séquence achevée et complète exige l’existence de deux éléments qu’on peuttranscrirecommesuit:

1)rapportdespersonnages —rapportdespersonnagesinversé

2)prédiction —réalisationdelaprédiction

3)énigmeposée —énigmerésolue

4)fausseaccusation —accusationécartée

5)présentationdéforméedesfaits —présentationcorrectedesfaits

6)motif —motifparallèle

NousvoyonsmaintenantquelleestlanotionquiauraitpermisàChklovskid’unifiercessix cas particuliers en une « formule » : c’est précisément la transformation. La séquenceimpliquel’existencededeuxsituationsdistinctesdontchacuneselaissedécrireàl’aided’unpetit nombre de propositions ; entre aumoins une proposition de chaque situation il doitexister un rapport de transformation. Nous pouvons en effet reconnaître les groupes detransformations dégagées auparavant. Dans le cas 1), il s’agit d’une transformation destatut : positif-négatif ; dans 2), d’une transformation de supposition : prédiction-réalisation;dans3),4)et5),d’unetransformationdeconnaissance:l’ignoranceoul’erreursont remplacées par un savoir correct ; dans 6) enfin, nous avons affaire à unetransformation de manière : plus ou moins fort. J’ajoute qu’il existe aussi des récits àtransformation zéro : ceux où l’effort pour modifier la situation précédente échoue (saprésenceestcependantnécessairepourqu’onpuisseparlerdeséquence,etderécit).

Unetelleformuleestévidemmenttrèsgénérale:sonutilitéestdeposeruncadrepourl’étudedetoutrécit.Ellepermetd’unifierlesrécits,nondelesdistinguer;pourprocéderàcette dernière tâche, on doit répertorier les différents moyens dont dispose le récit pournuancercette formule.Sansentrerdans ledétail,disonsquecette spécifications’opèrededeux manières : par addition et par subdivision. Sur le plan fonctionnel, cette mêmeoppositioncorrespondauxpropositions facultatives etalternatives :dans lepremier cas, lapropositionapparaîtounon;dans lesecond, l’unedespropositionsalternativesaumoinsdoit se trouver obligatoirement dans la séquence. Bien sûr, la nature même de latransformationspécifiedéjàletypedeséquence.

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On pourrait se demander enfin si la notion de transformation est un pur artificedescriptif ou si ellenouspermet,d’unemanièreplus essentielle,de comprendre lanaturemêmedurécit.Jepencheraipourlaseconderéponse;voicipourquoi.Lerécitseconstituedans latensiondedeuxcatégories formelles, ladifférenceet laressemblance; laprésenceexclusivedel’uned’entreellesnousmènedansuntypedediscoursquin’estpasrécit.Silesprédicatsnechangentpas,noussommesendeçàdurécit,dansl’immobilitédupsittacisme;mais s’ils ne se ressemblent pas, nous nous trouvons au-delà du récit, dans un reportageidéal, tout forgé de différences. La simple relation de faits successifs ne constitue pas unrécit : il faut que ces faits soient organisés, c’est-à-dire, en fin de compte, qu’ils-aient desélémentsencommun.Maissitouslesélémentssontcommuns,iln’yaplusderécitcariln’yaplusrienàraconter.Orlatransformationreprésentejustementunesynthèsededifférenceet de ressemblance, elle relie deux faits sans que ceux-ci puissent s’identifier. Plutôtqu’« unité à deux faces », elle est une opération à double sens : elle affirme à la fois laressemblanceetladifférence;elleenclencheletempsetlesuspend,d’unseulmouvement;ellepermetaudiscoursd’acquérirunsenssansquecelui-cideviennepureinformation;enunmot:ellerendpossiblelerécitetnouslivresadéfinitionmême.

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Ouvragescités

R.Barthes,etal.,Poétiquedurécit,Paris,Seuil,1977.C.Bremond,Logiquedurécit,Paris,Seuil,1973.A.-J.Greimas,Sémantiquestructurale,Paris,Larousse,1966.Cl. Lévi-Strauss, « La structure et la forme », Anthropologie structurale deux, Paris, Plon,

1973.V.Propp,Morphologieduconte,Paris,Seuil,1970.Théoriedelalittérature,TextesdesFormalistesrusses,Paris,Seuil,1965.

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8.

Lejeudel’altérité

Notesd’unsouterrain 1

«Une trouvaille fortuitedansune librairie :Notesd’un souterrain,deDostoïevski…Lavoix du sang (comment l’appeler autrement ?) se fit aussitôt entendre, et ma joie futextrême»(FriedrichNietzsche,LettreàOverbeck).

«Jecroisquenousatteignons,avec lesNotesd’unsouterrain, le sommetde lacarrièredeDostoïevski.Jeleconsidère,celivre(etjenesuispasleseul),commelaclédevoûtedesonœuvreentière»(AndréGide,Dostoïevski).

« Les Notes d’un souterrain… : aucun autre texte du romancier n’a exercé plusd’influence sur la pensée et sur la technique romanesque du XXe siècle » (George Steiner,TolstoïouDostoïevski).

Onpourrait allonger la listedes citations ; cen’estguèrenécessaire ; chacunconnaîtaujourd’hui le rôle centralde ce livre tantdans l’œuvredeDostoïevskiquedans lemythedostoïevskien,caractéristiquedenotreépoque.

SilaréputationdeDostoïevskin’estplusàfaire,iln’envapasdemêmepourl’exégèsedesonœuvre.Lesécritscritiquesqu’onluiaconsacréssont,ons’endoute, innombrables;leproblèmeestqu’ilsnes’occupentqu’exceptionnellementdesœuvresdeDostoïevski.Celui-ci,eneffet,ad’abordeulemalheurdevivreuneviemouvementée:queléruditbiographeauraitrésistédevantcetteconjonctiondesannéespasséesaubagneaveclapassionpourlejeu, l’épilepsieet les tumultueusesrelationsamoureuses?Ceseuildépassé,onseheurteàunsecondobstacle:Dostoïevskis’estpassionnémentintéresséauxproblèmesphilosophiquesetreligieuxdesontemps;ilatransmiscettepassionàsespersonnagesetelleestprésentedans ses livres. Du coup, il est rare que les critiques parlent de « Dostoïevski-l’écrivain »,commeondisaitnaguère:toussepassionnentpourses«idées»,oubliantqu’onlestrouve

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à l’intérieurde romans.Etd’ailleurs, à supposerqu’ils changentdeperspective, ledangern’auraitpasétéévité,onn’auraitfaitquel’inverser:peut-onétudierla«technique»chezDostoïevski, faisant abstraction des grands débats idéologiques qui animent ses romans(ChklovskiprétendaitqueCrimeetChâtiment étaitunpur romanpolicier,aveccette seuleparticularité que l’effet de « suspense » était provoqué par les interminables débatsphilosophiques)?Proposeraujourd’huiune lecturedeDostoïevski, c’est,enquelquesorte,relever un défi : on doit parvenir à voir simultanément les « idées » de Dostoïevski et sa«technique»sansprivilégierindûmentlesunesoul’autre.

L’erreurcourantedelacritiqued’interprétation(commedistinctedecelled’érudition)aété (est toujours) d’affirmer 1) queDostoïevski est unphilosophe, faisant abstraction de la« forme littéraire », et 2) queDostoïevski estun philosophe, alors quemême le regard lemoins prévenu est immédiatement frappé par la diversité des conceptions philosophiques,morales,psychologiquesquisecôtoientdanssonœuvre.Commel’écritBakhtine,audébutd’une étude sur laquelle on aura à revenir : « Lorsqu’on aborde la vaste littératureconsacréeàDostoïevski,onal’impressiond’avoiraffaire,nonpasàunseulauteur-artistequiauraitécritdesromansetdesnouvelles,maisàtouteunesériedephilosophes,àplusieursauteurs-penseurs : Raskolnikov, Mychkine, Stavroguine, Ivan Karamazov, le GrandInquisiteuretd’autres…»

LesNotesd’unsouterrainsont,plusquetoutautreécritdeDostoïevski—saufpeut-êtrela « Légende du Grand Inquisiteur » —, responsables de cette situation. On a eul’impression, en lisant ce texte, de disposer d’un témoignage direct de Dostoïevski-l’idéologue. C’est donc par lui aussi que nous devons commencer si nous voulons lireDostoïevski aujourd’hui, ou, plus généralement, si nous voulons comprendre en quoiconsiste son rôle dans cet ensemble sans cesse en transformation que nous nommonslittérature.

LesNotesd’unsouterrain sedivisentendeuxparties, intitulées«Lesouterrain»et«Apropos de neige fondue », et Dostoïevski lui-même les décrit ainsi : « Dans le présentfragment, que j’intitule “Le souterrain” le personnage se présente lui-même, présente savisiondeschosesetcherche,enquelquesorte,àtirerauclair lesraisonspour lesquelles ilest apparu, pour lesquelles il devait apparaître dans notre milieu. Le fragment suivantoffrira,cettefoisàproprementparler,les“Notes”decepersonnagesurcertainsévénementsdesavie.»C’estdanslapremièrepartie,plaidoiriedunarrateur,quel’onatoujourstrouvél’exposé des idées les plus « remarquables » de Dostoïevski. C’est par là aussi que nousentrerons dans le labyrinthe de ce texte— sans savoir encore par où nous pourrons ensortir.

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L’idéologiedunarrateur

Le premier thème qu’attaque le narrateur est celui de la conscience (soznanie). Ceterme est à prendre ici, par opposition non à l’inconscient, mais à l’inconscience. Lenarrateur esquisse le portrait de deux types d’hommes : l’un est l’homme simple et direct(nepos-redstvennyj),« l’hommedelanatureetdelavérité»(enfrançaisdansletexte)qui,enagissant,nepossèdepasd’imagedesonaction; l’autre,l’hommeconscient.Chezcelui-ci, toute action se double de l’image de cette action, surgissant dans sa conscience. Pire,cette image apparaît avant que l’action n’ait eu lieu, et, de ce fait, la rend impossible.L’homme de conscience ne peut être homme d’action. « Car le fruit direct, légitime,immédiatdelaconscience,c’estl’inertie,c’estlecroisement-de-bras-délibéré…Jelerépète,je l’archi-répète : si tous les hommes directs et les hommes d’action sont actifs, c’estprécisémentparcequ’ilssontobtusetbornés.»

Prenons, par exemple, le cas d’une insulte qui « normalement » aurait suscité lavengeance. C’est bien ainsi que se comporte l’homme d’action. « Tenez, admettons qu’ilssoientprisd’uneenviedevengeance:plusriend’autrenesubsisteraeneuxaussilongtempsqu’elledurera.Unmonsieurdecetteespècefoncedroitaubutsansautreformedeprocès,commeuntaureaufurieux, lescornesbaissées,seulunmurseraitcapabledel’arrêter.»Iln’envapasdemêmepourl’hommedeconscience.«Jevousl’aidit:l’hommechercheàsevengerparcequ’iltrouvecelajuste…Ormoijen’yvoisaucunejustice,jen’ytrouveaucunevertu, et par conséquent, si j’entreprenais de me venger, ça ne pourrait être que parméchanceté.Évidemment,laméchancetépourraitl’emportersurtout,surtousmesdoutes,et par conséquentme servir avec un succès certain de cause première, précisément parcequecen’estpasunecausedutout.Maisquefairesi jenesuismêmepasméchant?…Mahargne — et une fois de plus par suite de ces maudites lois de la conscience — estsusceptible de décomposition chimique. Hop ! Et voilà l’objet volatilisé, les raisonsévaporées, le coupable disparu ; l’offense cesse d’être une offense pour devenir fatalité,quelquechosecommeuneragededentsdontpersonnen’estresponsable,cequifaitqu’ilnemerestetoujoursquelaseuleetmêmeissue:taperencoreplusdouloureusementcontrelemur.»

Lenarrateur commencepardéplorer cetexcèsdeconscience (« jevousendonnemaparole, messieurs : l’excès de conscience est une maladie, une véritable, une intégralemaladie. Pour les usages de la vie courante, l’on aurait plus qu’assez d’une consciencehumaineordinaire, c’est-à-direde lamoitié, duquartde laportionqui revient à l’hommeévoluédenotremalheureuxXIXe siècle ») ;mais auboutde son raisonnement il s’aperçoitque c’est tout de même là un moindre mal : « Bien que j’aie, au début, porté à votreconnaissanceque laconscienceétait,àmonavis, leplusgrandmalheurpour l’homme, je

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saiscependantqu’ilytientetqu’ilnel’abandonneraitcontreaucunesatisfaction.»«Lafindesfins,messieurs,estnerienfairedutout.Mieuxvautl’inactionconsciente!»

Cette affirmation a un corrélat : la solidarité entre conscience et souffrance. Laconscienceprovoquelasouffrance,condamnantl’hommeàl’inaction;maisenmêmetempselle en est le résultat : « La souffrance… mais voyons, c’est l’unique moteur de laconscience!»Iciintervientuntroisièmeterme,lajouissance,etnousnoustrouvonsenfaced’uneaffirmationtrès«dostoïevskienne»;contentons-nouspourl’instantdel’exposersanschercheràl’expliquer.Àplusieursreprises,lenarrateuraffirmequ’auseindelaplusgrandesouffrance,àconditiond’enprendrebienconscience, il trouveraunesourcede jouissance,«une jouissancequiatteintparfois lecomblede lavolupté».Envoiciunexemple :«J’enarrivaiaupointd’éprouverunejouissancesecrète,anormale,unepetitejouissanceignobleàrentrer dansmon coin perdupar unede ces nuits particulièrement dégoûtantes, que l’onvoitàPétersbourg,etàmesentirarchi-conscientd’avoir,cejour-là,commisunefoisdeplusquelquechosededégoûtant,qu’unefoisdepluscequiétaitfaitétaitfait,etaufonddemoi-même,ensecret,àmeronger,merongeràbellesdents,àme tracasser,àme tourner lessangs, jusqu’aumomentoù l’amertume faisaitenfinplaceàunedouceur infâme,maudite,et enfin à une définitive, une véritable jouissance.Oui, je dis bien une jouissance. (…) Jem’explique:lajouissancevenaitjustementdelaconscienceexcessivementclairequej’avaisdemonavilissement,deceque jeme sentaisacculéau toutderniermur ;quecertes celaallait très mal, mais qu’il ne pouvait en être autrement… » Et encore : « Mais c’estprécisément dans cette semi-confiance et ce semi-désespoir odieusement froids, dans cechagrin qui vous pousse, en toute lucidité, à vous enterrer tout vif dans votre souterrain,plongéauprixdegrandseffortsdansunesituationsansissueetcependantdouteuse,dansle poisonde ces désirs insatisfaits et rentrés, dans cette fièvre d’hésitations, de résolutionsirrévocables suiviesde regretspresque immédiats,que réside le sucde l’étrange jouissancedontj’aiparlé.»

Cette souffrance que la prise de conscience transforme en jouissance peut aussi êtrepurementphysique;ainsidumaldedents.Voici ladescriptiond’un«hommecultivé»autroisième jour de sa douleur : « Ses gémissements se font écœurants, hargneux, infects etdurentdesjoursetdesnuitsentières.Pourtantilsaitbienqu’iln’entireraaucunavantage;ilsaitmieuxquepersonnequ’ils’échineets’énerveenpureperte,et lesautresaveclui; ilsait quemême le public devant lequel il s’escrime, et sa famille entière, se sont, non sansrépulsion, habitués à ses cris, qu’ils ne lui font plus un liard de confiance et se rendentcomptesansriendirequ’ilpourraitgémirautrement,avecplusdesimplicité,sansrouladesnicontorsions,etques’ils’amuseàcela,cen’estqueparméchancetéetparhypocrisie.Or,voyez-vous, c’est justement dans ces états de conscience et de honte que se cache lavolupté.»C’estcequ’onappellelemasochismedel’hommesouterrain.

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Sansliaisonvisible(maispeut-êtren’est-ce làqu’uneapparence), lenarrateurpasseàsondeuxièmegrandthème:celuidelaraison,desapartdansl’hommeetdelavaleurducomportementquiveut s’y conformerexclusivement.L’argumentationprendàpeuprès laforme suivante : 1) La raison ne connaîtra jamais que le « raisonnable », c’est-à-dire une« vingtième partie » seulement de l’être humain. 2) Or la partie essentielle de l’être estconstituéepar ledésir, par le vouloir, quin’est pas raisonnable. «Que sait la raison ? Laraison ne sait que ce qu’elle a eu le temps d’apprendre (et il y a des choses qu’ellen’apprendra, je crois bien, jamais ; ce n’est pas une consolation,mais pourquoi ne pas ledire ?), tandis que la nature humaine agit dans tout son ensemble, avec tout ce qu’ellepossèdedeconscientoud’inconscient,etbienqu’elledisefaux,ellevit.»«Laraisonestunebonnechose,c’estindiscutable,maislaraisonn’estjamaisquelaraisonetnesatisfaitquelafaculté raisonnante de l’homme, tandis que le vouloir est lamanifestation de toute la vied’un homme, y compris sa raison et tout ce qui le démange. » 3) Il est donc absurde devouloir fonder une manière de vivre — et de l’imposer aux autres — sur la raisonseulement. « Par exemple vous voulez débarrasser l’homme de ses vieilles habitudes etredressersavolontéconformémentauxexigencesdelascienceetdubonsens.Maisqu’est-ce qui vous dit que cela est non seulement possible mais nécessaire ? Qu’est-ce qui vouspermet de conclure que le vouloir de l’homme a tellement besoin d’être redressé ? En unmot,d’oùprenez-vousqueceredressement luiapporteraunavantageréel?»Dostoïevskidénonce donc ce déterminisme totalitaire au nom duquel on essaie d’expliquer toutes lesactionshumainesparréférenceauxloisdelaraison.

Ce raisonnement se fonde sur quelques arguments, et entraîne, à son tour, certainesconclusions. Voici d’abord les arguments. Ils sont de deux types ; tirés d’une part del’expérience collective, de l’histoire de l’humanité : l’évolution de la civilisation n’a pasamené le règnede la raison, il yaautantd’absurditédans la sociétéantiquequedans lemondemoderne. «Mais regardezbienautourdevous ! Il couledes fleuvesde sang, et sijoyeusement, par-dessus le marché, qu’on dirait du Champagne. » Les autres argumentsviennent de l’expérience personnelle du narrateur : que tous les désirs ne peuvent êtreexpliqués par la raison ; que, pourraient-ils l’être, l’homme aurait agi différemment —exprès, pour la contredire ; que la théorie dudéterminisme absolu est donc fausse ; et lenarrateur défend, face à elle, le droit au caprice : voici ce que retiendra, de Dostoïevski,Gide. D’ailleurs, aimer la souffrance est contre la raison, or cela existe (comme on l’a vuprécédemment et comme il nous le rappelle ici : « C’est que l’homme est quelquefoisterriblementattachéàsasouffrance,c’estunevéritablepassionetunfaitindiscutable.»).Ilyaenfinunautreargument,quidoitpareràuneéventuelleobjection.Onpourraiteneffetconstater que la majorité des actions humaines obéit, tout de même, à des butsraisonnables.La réponse ici est : celaest vraimaisn’estqu’uneapparence.En fait,mêmedans ces actions apparemment raisonnables, l’homme se soumet à un autre principe : il

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accomplitl’actionpourelle-même,etnonpourparveniràunrésultat.«L’essentieln’estpasdesavoiroùelleva[lavoie],maisseulementqu’elleavance.»«Mais l’hommeestunêtrefrivole et disgracieux ; peut-être, pareil au joueur d’échecs, ne s’intéresse-t-il qu’à lapoursuitedubut, etnonaubut lui-même.Etqui sait (onne saurait en jurer) ?peut-êtreque le seul but vers lequel tende l’humanité sur cette terre résidedans lapermanencedecettepoursuite,autrementdit,danslavieelle-même,etnondanslebutproprementdit.»

Lesconclusionsqu’ontiredecetteaffirmationconcernenttouslesréformateurssociaux(ycomprislesrévolutionnaires)carceux-cis’imaginentqu’ilsconnaissentl’hommeentieretils ont déduit, de ces connaissances en fait partielles, l’image d’une société idéale, d’un«palaisdecristal»;orleursdéductionssontfaussespuisqu’ilsneconnaissentpasl’homme;cequ’ilsluioffrent,parconséquent,n’estpasunpalaismaisun«immeublepourlocatairespauvres»,ouencore,unpoulailler,ouencore,unefourmilière.«Voyez-vous,siaulieud’unpalaisc’étaitunpoulailler,et s’il semettaitàpleuvoir, jem’enfourneraispeut-êtredans lepoulailler pour ne pas me laisser mouiller, mais sans aller, par gratitude, parce qu’ilm’auraitabritédelapluie,leprendrepourunpalais.Vousriez,vousditesmêmequedanscecas,poulailleroudemeureprincière,c’estdupareilaumême.Oui,vousrépondrai-je,sil’onnevivaitquepournepasselaissermouiller.»«Enattendant,moi,jecontinueraiànepas prendre le poulailler pour un palais. » Le déterminisme totalitaire est non seulementfaux,maisdangereux:àdéfautdeconsidérerleshommescommeunevisdanslamachine,ou comme des « animaux domestiques », on va les y amener. C’est ce qu’on appellel’antisocialisme(leconservatisme)deDostoïevski.

Ledramedelaparole

SilesNotesd’unsouterrainselimitaientàcettepremièrepartie,etcelle-ciauxidéesqueje viens d’exposer, on pourrait s’étonner de voir ce livre jouir de la réputation qui est lasienne.Nonquelesaffirmationsdunarrateursoientinconsistantes.Ilnefautpasnonplus,par une déformation de perspective, leur refuser toute originalité : les cent ans qui nousséparentde lapublicationdesNotes (1864)nousontpeut-être trophabitués àpenser entermes proches de ceux de Dostoïevski. Néanmoins, la pure valeur philosophique,idéologique, scientifiquedecesaffirmationsne suffit certainementpasàdistinguer ce livreparmicentautres.

Mais cen’estpas celaquenous lisons, lorsquenousouvrons lesNotes d’un souterrain.Onnelitpasunrecueildepenséesmaisunrécit,unlivredefiction.Danslemiracledecettemétamorphose consiste la première véritable innovation deDostoïevski. Il ne s’agit pas ici

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d’opposer la formeaux idées : lever l’incompatibilitéentre fictionetnon-fiction,ou, si l’onpréfère,entre le«mimétique»et le«discursif»,estaussiune« idée»,etdetaille. Il fautrefuserlaréductiondel’œuvreàdesphrasesisolées,extraitesdeleurcontexte,etattribuéesdirectement au penseur Dostoïevski. Il convient donc maintenant, une fois que nousconnaissons la substance des arguments qui seront présentés, de voir comment cesargumentsnousparviennent.Carplutôtqu’àl’exposétranquilled’uneidée,nousassistonsàsamise en scène. Et nous disposons, comme il se doit dans une situation dramatique, deplusieursrôles.

Unpremier rôle est attribué aux textes évoqués ou cités.Dès leur parution, lesNotesd’unsouterrainfurentperçuesparlepubliccommeunécritpolémique.V.Komarovitch,dansles années vingt, a explicité la majorité des références qui s’y trouvent dispersées oudissimulées.Le texte se réfèreàunensemble idéologiquequidomine lapensée libéraleetradicalerussedesannées1840à1870.L’expression«lebeauetlesublime»,toujoursentreguillemets,renvoieàKant,àSchilleretà l’idéalismeallemand;« l’hommedelanatureetde la vérité », àRousseau (onverraque le rôlede celui-ci est plus complexe) ; l’historienpositivisteBuckleestciténommément.Mais l’adversaire leplusdirectestuncontemporainrusse:NicolaïTchernychevski,maîtreàpenserdelajeunesseradicaledesannéessoixante,auteurd’un romanutopiqueetdidactique,Que faire?, et de plusieurs articles théoriques,dont un est intitulé «Du principe anthropologique en philosophie ». C’est Tchernychevskiqui défend le déterminisme totalitaire, aussi bien dans l’article nommé que parl’intermédiairedespersonnagesdesonroman(plusparticulièrement,deLopoukhov).C’estlui aussi qui fait rêver un autre personnage (Véra Pavlovna) au palais de cristal, ce quirenvoie,indirectement,auphalanstèredeFourieretauxécritsdesescontinuateursrusses.Àaucunmomentdonc, le textedesNotes n’est simplement l’exposé impartial d’une idée ;nouslisonsundialoguepolémiquedontl’autreinterlocuteurétaitbienprésentàl’espritdeslecteurscontemporains.

Àcôtédecepremierrôle,qu’onpourraitappeler ils(=lesdiscoursantérieurs),surgitun second, celui de vous, ou l’interlocuteur représenté. Ce vous apparaît dès la premièrephrase, plus exactement, dans les points de suspension qui séparent « Je suis un hommemalade»de«Je suisunhommeméchant» : le tonchangede lapremièreà ladeuxièmepropositionparcequelenarrateurentend,prévoituneréactionapitoyéeàlapremière,qu’ilrefuseparlaseconde.Aussitôtaprès,levousapparaîtdansletexte.«Etça,jesuissûrquevous ne me faites pas l’honneur de le comprendre. » « Cependant, ne croyez-vous pas,messieurs,quejebatsmacoulpedevantvous,quej’ail’airdem’excuserdejenesaisquellefaute?…C’estcelaquevouscroyez; j’ensuiscertain…»«Si,agacéspartoutceverbiage(etjelesensdéjà,qu’ilvousagace),vousvousavisezdemedemander»,etc.

Cetteinterpellationdel’auditeurimaginaire,laformulationdesesrépliquessupposéessepoursuiventtoutaulongdulivre;etl’imageduvousnerestepasidentique.Danslessix

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premierschapitresdelapremièrepartie,levousdénotesimplementuneréactionmoyenne,celle de M. Tout-le-Monde, qui écoute cette confession fiévreuse, rit, se méfie, se laisseagacer, etc.Dans le chapitre VII, cependant, et jusqu’au chapitre X, ce rôle semodifie : levousnesecontenteplusd’uneréactionpassive,ilprendpositionetsesrépliquesdeviennentaussi longuesquecellesdunarrateur.Cetteposition,nous laconnaissons,c’estcellede ils(disons, pour simplifier, celle de Tchernychevski). C’est à eux que s’adressemaintenant lenarrateur en affirmant : « Car, autant que je sache, messieurs, tout votre répertoire desavantageshumains,vousl’avezétablid’aprèsleschiffresmoyensdedonnéesstatistiquesetdeformulesdescienceséconomiques.»C’estcedeuxièmevous-ilsdontildira:«Vouscroyezà un palais de cristal, à tout jamais indestructible… » Enfin, dans le dernier (onzième)chapitre, on revient au vous initial, et ce vous devient enmême temps un des thèmes dudiscours : « Bien entendu, ces paroles que je vous fais dire, c’est moi qui viens de lesinventer. Ça aussi, c’est un produit du souterrain. Je les ai épiées par une petite fentequaranteansdesuite.C’estmoiquilesaiinventées,c’esttoutcequej’avaisàfaire…»

Enfin,ledernierrôledanscedrameesttenuparleje:parunjedédoublébiensûrcar,on le sait, toute apparition du je, toute appellation de celui qui parle, pose un nouveaucontexted’énonciation,oùc’estunautreje,nonencorenommé,quiénonce.C’estlàletraitàlafoisleplusfortetleplusoriginaldecediscours:sonaptitudeàmélangerlibrementlelinguistiqueaveclemétalinguistique,àcontredirel’unparl’autre,àrégresserjusqu’àl’infinidans lemétalinguistique.Eneffet lareprésentationexplicitedeceluiquiparlepermetunesériedefigures.Voicilacontradiction:«J’étaisunfonctionnaireméchant.»Unepageplusloin:«Envousdisantquej’étaisunfonctionnaireméchanttoutàl’heure,jevousairacontédesbourdes.»Lecommentairemétalinguistique:«J’étaisgrossieretj’yprenaisplaisir.C’estque je ne me laissais pas graisser la patte, moi ! Alors, j’avais bien droit à cettecompensation. (La blague ne vaut pas cher, mais je ne la bifferai pas. En l’écrivant, jecroyaisqueçaferait trèspiquant;maintenant, jem’aperçoisque jenecherchaisqu’àfairebassementlemalin,maisjenelabifferaipas!Exprès!)»Ou:«Jepoursuistranquillementmonpropossur lesgensauxnerfssolides…»Réfutationdesoi-même:«Car jevous jure,messieurs,quejenecroispasàunseul,maisalorslà,pasuntraîtremotdecequejeviensde gribouiller. » La régression à l’infini (exemple de la deuxième partie) : « Au fait, vousayezraison.C’estvulgaireetignoble.Etleplusignobledetout,c’estquejesoisentraindemejustifierdevantvous.Etplusignobleencore,quej’enfasselaremarque.Ah!Etpuiscelasuffit,danslefond,autrementonn’enfinirajamais:leschosesseronttoujoursplusinfâmeslesunesquelesautres…»Ettoutleonzièmechapitredelapremièrepartieestconsacréauproblème de l’écriture : pourquoi écrit-il ? pour qui ? L’explication qu’il propose (il écritpour lui-même, pour se débarrasser de ses souvenirs pénibles) n’est en fait qu’une parmid’autres,suggéréesàd’autresniveauxdelecture.

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LedramequeDostoïevskiamisenscènedanslesNotesestceluidelaparole,avecsesprotagonistesconstants:lediscoursprésent,lececi;lesdiscoursabsentsdesautres,ils;levousouletudel’allocutaire,toujoursprêtàsetransformerenlocuteur;lejeenfindusujetdel’énonciation—quin’apparaîtquelorsqu’uneénonciationl’énonce.L’énoncé,prisdansce jeu, perd toute stabilité, objectivité, impersonnalité : il n’existe plus d’idées absolues,cristallisation intangible d’un processus à jamais oublié ; celles-ci sont devenues aussifragilesquelemondequilesentoure.

Lenouveaustatutdel’idéeestprécisémentl’undespointsquel’ontrouveéclairésdansl’étude de Bakhtine sur la poétique de Dostoïevski (et qui reprend des remarques deplusieurscritiquesrussesantérieurs:ViatcheslavIvanov,Grossman,Askoldov,Engelgardt).Dans le monde romanesque non dostoïevskien, que Bakhtine nommemonologique, l’idéepeut avoir deux fonctions : exprimer l’opinion de l’auteur (et n’être attribuée à unpersonnagequepourdesraisonsdecommodité);oubien,n’étantplusuneidéeàlaquellel’auteurapportesonadhésion,servirdecaractéristiquepsychiqueousocialeaupersonnage(parmétonymie).Maisdèsquel’idéeestpriseausérieux,ellen’appartientplusàpersonne.« Tout ce qui, dans les consciencesmultiples, est essentiel et vrai, fait partie du contexteuniquedela“conscienceengénéral”etestdépourvud’individualité.Parcontre,toutcequiest individuel, ce qui distingue une conscience de l’autre et des autres, n’a aucune valeurpourlacognitionengénéral,etserapporteàl’organisationpsychologiqueouauxlimitesdelapersonnehumaine.En faitdevérité, iln’existepasdeconsciences individuelles.Leseulprinciped’individualisationcognitive reconnupar l’idéalismeest l’erreur.Un jugement vrain’est jamais rattaché à une personne, mais satisfait un seul contexte uniquefondamentalementmonologique.Seulel’erreurrendindividuel.»

La« révolutioncopernicienne»deDostoïevski consisteprécisément, selonBakhtine,àavoir annulé cette impersonnalité et solidité de l’idée. Ici l’idée est toujours«interindividuelleetintersubjective»,et«saconceptioncréatricedumondeneconnaîtpasdevéritéimpersonnelleetsesœuvresnecomportentpasdevéritéssusceptiblesd’isolement».Autrement dit, les idées perdent leur statut singulier, privilégié, elles cessent d’être desessences immuables pour s’intégrer en un plus vaste circuit de la signification, dans unimmense jeu symbolique. Pour la littérature antérieure (une telle généralisation estévidemment abusive), l’idée est un signifié pur, elle est signifiée (par les mots ou par lesactes)mais ne signifie pas elle-même (à moins que ce ne soit comme une caractéristiquepsychologique). Pour Dostoïevski et, à des degrés différents, pour quelques-uns de sescontemporains (tel le Nerval d’Aurélia), l’idée n’est pas le résultat d’un processus dereprésentation symbolique, elle en est une partie intégrante. Dostoïevski lève l’oppositionentrediscursifetmimétiqueendonnantauxidéesunrôledesymbolisantetnonseulementdesymbolisé;iltransformel’idéedereprésentationnonenlarefusantouenlarestreignantmais, bien au contraire (même si les résultats peuvent paraître semblables), en l’étendant

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surdesdomainesquiluirestaientétrangersjusqu’alors.OnpouvaittrouverdanslesPenséesdePascaldesaffirmationssuruncœurquelaraisonneconnaîtpas,commedanslesNotesd’un souterrain ; mais on ne peut imaginer les Pensées transformées en un tel « dialogueintérieur » où celui qui énonce en même temps se dénonce, se contredit, s’accuse demensonge,sejugeironiquement,semoquedelui-même—etdenous.

LorsqueNietzsche dit que «Dostoïevski est le seul quim’ait appris quelque chose enpsychologie », il participe d’une tradition séculaire qui, dans le littéraire, lit lepsychologique, lephilosophique, lesocial—maisnonla littératuremême,oulediscours;qui ne s’aperçoit pas que l’innovation de Dostoïevski est bien plus grande sur le plansymbolique que sur celui de la psychologie, qui n’est ici qu’un élément parmi d’autres.Dostoïevskichangenotreidéedel’idéeetnotrereprésentationdelareprésentation.

Mais y a-t-il une relation entre ce thème du dialogue et les thèmes évoqués dans ledialogue ?… On sent que le labyrinthe ne nous a pas encore révélé tous ses secrets.Empruntons une autre voie, engageons-nous dans un secteur encore inexploré : ladeuxièmepartiedu livre.Comment savoir, le chemin indirect se révélerapeut-être leplusrapide?

Cettesecondepartieestplus traditionnellementnarrative,maisellen’exclutpaspourautant les éléments de cedramede la parole qu’onobservedans la première. Le je et levous se comportent de manière semblable, mais le ils change et accroît son importance.Plutôt que d’entrer avec les textes antérieurs en dialogue, en polémique — donc en unrapportsyntagmatique—,lerécitépouselaformedelaparodie(rapportparadigmatique),en imitant et inversant les situations de récits antérieurs. En un sens, les Notes d’unsouterrain portent la même intention que Don Quichotte : ridiculiser une littératurecontemporaine,en l’attaquantaussibienpar laparodiequepar lapolémiqueouverte.Lerôledesromansdechevalerieesttenuiciparlalittératureromantique,russeetoccidentale.Plusexactement,cerôleestdiviséendeux:d’unepart lehérosparticipedesituationsquiparodientlespéripétiesdumêmeQuefaire?deTchernychevski;ainsidelarencontreavecl’officier ou de celle avec Lisa. Lopoukhov, dans le roman de Tchernychevski, a pourhabitudedenejamaiscéderlechemin,saufauxfemmesetauxvieillards;lorsqu’unefoisungrossierpersonnagenes’écartepasnonplus,Lopoukhov,hommedegrandeforcephysique,le déplace simplement dans le fossé. Un autre personnage, Kirsanov, rencontre uneprostituée et, par son amour, l’extrait de sa condition (il est étudiant en médecine, toutcomme le soupirant de Lisa). Ce plan parodique n’est jamais nommé dans le texte. Enrevanche, l’homme du souterrain lui-même est toujours conscient de se comporter (devouloirsecomporter)commelespersonnagesromantiquesdudébutdusiècle; lesœuvresetleshérossontnommémentcitésici:cesontGogol(lesAmesmortes,leJournald’unfou,leManteau— cedernier sansmention explicite),Gontcharov (Histoireordinaire), Nekrassov,Byron (Manfred), Pouchkine (le Coup de feu), Lermontov (Mascarade), George Sand, voire

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Dostoïevski lui-même, indirectement (Humiliés et Offensés). Autrement dit, la littératurelibéraledesannées trenteetquaranteest ridiculiséeà l’intérieurde situationsempruntéesauxécrivains radicauxdesannées soixante.Cequi constituedéjàuneaccusation indirectedesunsetdesautres.

Contrairement à la première partie, le rôle principal est tenu ici par la littératurelibéraleetromantique.Lehéros-narrateurestunadeptedecettelittératureromantiqueetilvoudraitréglersurellesoncomportement.Cependant—etc’estlàquerésidelaparodie—cecomportementestdictéenréalitéparunetoutautre logique,cequi faitque lesprojetsromantiques échouent l’un après l’autre. Le contraste est tout à fait frappant, car lenarrateur ne se contente pas de rêves vagues et nébuleux, mais imagine dans le détailchaquescèneàvenir,parfoisplusieursfoisdesuite;etjamaissesprévisionsneserévèlentjustes.Avecl’officierd’abord:ilrêve(etnousverronsenquoicerêveestromantique)d’unequerelleà lafindelaquelle ilserait jetépar lafenêtre(«BonDieu!cequej’auraisdonnépourunebonne,pouruneplus justedispute,unedisputeplusconvenable,plus littéraire,pourainsidire!»);enfaitonletraitecommequelqu’unquineméritepaslabagarre,quin’existe même pas. Ensuite, à propos du même officier, il rêve d’une conciliation dansl’amour ;mais ilneparviendraqu’à leheurter«surunpieddeparfaiteégalité».Lorsdel’épisodeavecZverkov, ilrêveàunesoiréeoùtout lemondel’admireet l’aime; il lavivradans la plus grande humiliation. Avec Lisa, enfin, il s’affuble du rêve le plustraditionnellement romantique : « Par exemple : je sauve Lisa justement parce qu’ellemerendvisite etque je luiparle…Jedéveloppe sonesprit, je fais sonéducation. Je finisparm’apercevoir qu’elle m’aime, qu’elle m’aime passionnément. Je fais semblant de ne pascomprendre»,etc.Cependant,lorsqueLisaarrivechezlui,illatraiteenprostituée.

Sesrêvessontplusromantiquesencorelorsqu’ilsnesontsuivisd’aucuneactionprécise.Ainsi dans celui, intemporel, qu’on trouve au chapitre deux : « Par exemple, je triomphe.Naturellement,lesautressontpulvérisésetcontraintsdereconnaîtredeleurpleingrémesnombreusesqualités,etmoi,jeleurpardonne,àtous.PoèteetgentilhommedelaChambre,je tombe amoureux ; je touche des tas de millions que je sacrifie sur-le-champ au genrehumain, puis je confesse aussitôt devant le peuple toutes mes infamies, lesquelles,naturellement,nesontpasdes infamiesordinairesmais renfermentdesquantités follesde“beau”etde “sublime”,dans le styledeManfred», etc.Ouencore,avecZverkov, lorsqu’ilprévoittroisversionssuccessivesd’unescènequin’aurajamaislieu:danslapremière,celui-ciluibaiselespieds;danslaseconde,ilssebattentenduel;danslatroisièmelenarrateurmordlamaindeZverkov,onl’envoieaubagneet,quinzeansplustard,ilrevientvoirsonennemi : « Regarde,monstre, regardemes joues hâves etmes haillons ! J’ai tout perdu :carrière,bonheur,art, science, la femmeque j’aimais, et tout celaà causede toi.Voicidespistolets.Jesuisvenuvidermonpistoletet…et jetepardonne.—Acemoment, jetireraienl’air,puisl’onn’entendraplusparlerdemoi…—J’étaisauborddeslarmes,etpourtant,

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aumêmemoment, jesavais—ledouten’étaitpaspermis—quetoutça, je l’avais tirédeSylvioetdeMascaradedeLermontov.»

Toutescesrêveriessefontdoncexplicitementaunomdela littérature,d’unecertainelittérature. Lorsque les événements risquent de se dérouler autrement, le narrateur lesqualifie de non littéraires (« tout cela serait misérable, non littéraire, banal ! »). Ainsis’esquissentdeuxlogiquesoudeuxconceptionsdelavie: lavie littéraireou livresque et laréalitéoulavievivante.«Nousnoussommestousdéshabituésdevivre,noussommestousdevenus boiteux, les uns plus, les autres moins. Nous nous en sommes à tel pointdéshabitués,queparfois,nousressentonsunesortederépulsiondevantla“vievivante”,etparconséquentnousdétestonsqu’onnousrappellesonexistence.C’estquenousensommesarrivésaupointque c’est tout juste sinousne considéronspas la “vie vivante” commeunlabeur, presque une fonction publique, et que dans notre for intérieur nous pensons tousque lemonde des livres, c’estmieux. (…) Laissez-nous seuls, sans livres, et aussitôt nousnousembrouillerons,nousnousperdrons…»:ainsiparlelenarrateurdésillusionnéàlafindesNotes.

Maîtreetesclave

Enfaitnousn’assistonspasàunsimplerejetdesrêveries.Lesévénementsreprésentésnes’organisentpasseulementdemanièreàréfuter laconceptionromantiquede l’homme,maisenfonctiond’unelogiquequileurestpropre.Cettelogique,jamaisformuléemaissanscessereprésentée,expliquetouteslesactions,apparemmentaberrantes,dunarrateuretdeceux qui l’entourent : c’est celle dumaître et de l’esclave, ou, comme dit Dostoïevski, du«mépris»etdel’«humiliation».Loind’êtrel’illustrationducaprice,del’irrationneletdelaspontanéité, le comportement de l’hommedu souterrain obéit, comme l’avait déjà signaléRenéGirard,àunschèmebienprécis.

L’hommedusouterrainvitdansunmondeàtroisvaleurs: inférieur,égal,supérieur;maisc’estenapparenceseulementquecelles-ciformentunesériehomogène.Toutd’abord,leterme«égal»nepeutexisterquenié:c’estlepropremêmedelarelationmaître-esclavequed’êtreexclusive,den’admettreaucuntermetiers.Celuiquiaspireàl’égalitéprouveparlàmême qu’il ne la possède pas ; il se verra donc attribuer le rôle d’esclave. Dès qu’unepersonne occupe l’un des pôles de la relation, son partenaire se voit automatiquementrattachéàl’autre.

Mais êtremaître n’est pas plus facile. En effet, dès que l’on se voit confirmé dans sasupériorité,celle-cidisparaît,parcefaitmême:carlasupérioritén’existe,paradoxalement,

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qu’àconditiondes’exercersurdeségaux;sil’oncroitvraimentquel’esclaveestinférieur,lasupériorité perd son sens. Plus exactement, elle le perd lorsque le maître perçoit nonseulementsarelationavecl’esclavemaisaussil’imagedecetterelation;ou,sil’onpréfère,qu’ilenprendconscience.C’estlà,précisément,ladifférenceentrelenarrateuretlesautrespersonnagesdesNotes.Cettedifférencepeutparaître,àpremièrevue,illusoire.Lui-mêmeycroit à l’âgedevingt-quatreans : «Uneautre choseme tourmentait : justement ceci, quepersonnenemeressemblaitetquejeneressemblaisàpersonne.“C’estquemoi,jesuisseul,mais eux, ils sont tous”, me disais-je en me perdant en conjectures. » Mais le narrateurajoute,seizeansplustard:«Onvoitàcelaquejen’étaisencorequ’ungamin.»Enfait;ladifférencen’existequ’àsesyeux;maiscelasuffit.Cequilerenddifférentdesautres,c’estledésir de ne pas s’en distinguer ; autrement dit, sa conscience, celle-làmême qu’il exaltaitdanslapremièrepartie.Dèsqu’ondevientconscientduproblèmedel’égalité,qu’ondéclarevouloir devenir égal, on affirme, dans ce monde où il n’existe que des maîtres et desesclaves,qu’onn’estpasl’égal,etdonc—commelesmaîtresseulssont«égaux»—qu’onest inférieur. L’échec guette l’homme souterrain de partout : l’égalité est impossible ; lasupériorité,dénuéedesens;l’infériorité,douloureuse.

Prenonslepremierépisode,larencontreavecl’officier.Onpourraittrouverétrangeledésirdunarrateurde sevoir jeterpar la fenêtre ; ou,pour l’expliquer, avoir recoursà ce«masochisme»dontilnousaentretenudanslapremièrepartie.L’explication,cependant,est ailleurs, et si nous jugeons son désir absurde, c’est que nous tenons compte des actesexplicitementposés seulement, et nonde ce qu’ils présupposent.Orunebagarre en règleimpliquel’égalitédesparticipants:onnesebatqu’entreégaux.(Nietzscheécrivait—c’étaitsansdoutelàlaleçondepsychologiequ’iltiraitdeDostoïevski:«Onnehaitpasunhommetant qu’on l’estime inférieur, mais seulement quand on le juge égal ou supérieur. »)Obéissant à la même logique du maître et de l’esclave, l’officier ne peut accepter cetteproposition:demanderl’égalitéimpliquequ’onestinférieur,l’officiersecomporteradoncensupérieur.«Ilm’aprisauxépauleset,sansunmotd’avertissementoud’explication,m’afaitchangerdeplace,puisilestpassé,commes’iln’avaitmêmepasremarquémaprésence.»Etvoiciquenotrehérossetrouveàlaplacedel’esclave.

Renfermé dans son ressentiment, l’homme souterrain commence à rêver — nonexactementàlavengeance,maisencoreàl’étatd’égalité.Ilécritàl’officierunelettre(qu’iln’enverra pas) qui devrait amener ce dernier, ou bien au duel, c’est-à-dire à l’égalité desadversaires,oubienàcequ’ilfasse«unbondchezmoipoursejeteràmoncouetm’offrirson amitié. Et comme c’eût été beau ! Là, nous nous serionsmis à vivre ! » : en d’autresmots,àl’égalitédesamis.

Puis le narrateur découvre la voie de la vengeance. Elle consistera à ne pas céder lechemin sur la perspectiveNevski où tous deux se promènent souvent. Encore une fois, cedont il rêve est l’égalité. « Pourquoi t’effaces-tu le premier ?me faisais-je àmoi-même la

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guerre, m’éveillant sur le coup de trois heures du matin, en pleine crise de nerfs. —Pourquoiserait-cetoietpaslui?Iln’yapasdeloilà-dessus,çan’estécritnullepart,n’est-cepas?Mettez-ychacunduvôtrecommecelasefaitd’ordinaire lorsquedesgensdélicatsse rencontrent : il te laisse lamoitiédupassageet toi l’autre,etvousvouscroiserezainsi,avecdeségardsréciproques.»Etlorsquelarencontreseréalise,lenarrateurconstate:«Jem’étais publiquement placé sur un pied d’égalité sociale avec lui. » C’est ce qui expliqued’ailleurslanostalgiequ’iléprouvemaintenantpourcetêtrepeuattrayant(«Qu’est-cequ’ilfaitàprésent,mondouxami?…»).

L’incidentavecZverkovobéitàlamêmelogiqueexactement.L’hommesouterrainentredans une pièce où se trouvent réunis des anciens camarades d’école. Eux aussi secomportent comme s’ils ne l’apercevaient pas, ce qui réveille en lui le désir obsédant deprouverqu’ilest leurégal.Aussi,apprenantqu’ilssepréparentàcélébrerunautreanciencamarade(quinel’intéressenullementparailleurs),ildemandeàparticiperàlabeuverie:àêtrecommelesautres.Milleobstaclessedressentsursonchemin;ilnevapasmoinslessurmonteretassisteraudîneroffertàZverkov.Dans ses rêves cependant, lenarrateurnes’illusionnepas:ilsevoitoubienhumiliéparZverkov,oubien,àsontour,l’humiliant:onn’aquelechoixentrelerabaissementdesoietleméprispourl’autre.

Zverkov arrive et se comporte de manière affable. Mais ici encore, l’homme dusouterrain réagit au présupposé, non au posé, et cette affabilité même le met sur sesgardes:«Ainsidonc,ilsecroyaitincommensurablementsupérieursoustouslesrapports?(…)Etsilamisérableidéequ’ilm’étaitincommensurablementsupérieuretqu’ilnepouvaitplusmeconsidérerautrementqu’avecdesairsprotecteursétait,pourdebonetsansaucundésirdemeblesser,alléesefourrerdanssacervelledemouton?»

Latableautourde laquelleons’assoitestronde;mais l’égalités’arrête là.Zverkovetses camarades fontdesallusionsà lapauvreté, auxmalheursdunarrateur, enunmot, àson infériorité—careuxaussiobéissentà la logiquedumaîtreetde l’esclave,etdèsquequelqu’undemandel’égalité,oncomprendqu’ilsetrouveenfaitdansl’infériorité.Oncessedeleremarquer,malgrétoussesefforts.«Ileûtétéimpossibledes’humilierplusbassement,plusdélibérément.»Ensuite,à lapremièreoccasion, ildemandeànouveau l’égalité(alleraveclesautresaubordel),elleluiestrefusée,suiventdenouveauxrêvesdesupériorité,etc.

L’autrerôlene luiestpas toutà fait refusé,d’ailleurs : il trouvedesêtresplus faiblesqueluidontilestlemaître.Maiscelaneluiapporteaucunesatisfaction,carilnepeutêtremaîtreàlamanièrede«l’hommed’action».Ilabesoinduprocèsdedevenir-maître,nondel’état de supériorité.Cettemécanique est évoquée en raccourci dans un souvenir d’école :«Unefois, j’aimêmeeuunami.Mais j’étaisdéjàundespotedansl’âme; jevoulaisrégnersur la sienne enmaître absolu ; je voulais lui insuffler le mépris de son entourage, aveclequel j’ai exigéde luiune rupturehautaineetdéfinitive.Monamitiépassionnée luia faitpeur:jelepoussaisjusqu’auxlarmes,auxconvulsions;c’étaituneâmenaïveetconfiante;

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mais lorsqu’il s’est complètement abandonné à moi, je me suis mis à le haïr et je l’airepoussé, à croire que je n’avais eu besoin de lui que pour le vaincre et le voir sesoumettre. » Pour unmaître conscient, l’esclave, une fois soumis, ne présente plus aucunintérêt.

Maisc’estsurtoutdansl’épisodeavecLisaquel’hommesouterrainseretrouveàl’autrepôledelarelation.Lisaestuneprostituée,elleestauplusbasdel’échellesociale:c’estcequipermet,àl’hommesouterrain,pourunefois,d’agirselonlalogiqueromantiquequiluiestchère:d’êtremagnanimeetgénéreux.Maisilaccordesipeud’importanceàsavictoirequ’il est prêt à l’oublier le lendemain, tout préoccupé du rapport avec ses maîtres à lui.«Maisde toute évidence, leplus important, l’essentieln’étaitpas là : il fallaitmedépêcherd’allersauvermaréputationauxyeuxdeZverkovetdeSimonov.C’étaitcela, leprincipal.Lisa,aumilieudessoucisdecettematinée,jel’avaiscomplètementoubliée.»Silesouvenirrevient,c’estparcequel’hommesouterraincraintque,lorsd’uneprochainerencontre,ilnepuisse plus semaintenir au niveau supérieur où il s’était hissé. « Hier, ellem’a pris pourun…héros…tandisquemaintenant…heu…»IlredoutequeLisanedevienne,elleaussi,méprisanteetqu’ilsoitdenouveauhumilié.Or,parlehasarddeschoses,elleentrechezluiàunmomentoù ilesthumiliéparsonserviteur.C’estpourquoi, lapremièrequestionqu’illuiadresseest:«Lisa,tumeméprises?»Aprèsunecrisehystérique,ilcommenceàcroire«qu’àprésentlesrôlesétaientdéfinitivementrenversés,qu’àprésent,c’étaitelle,l’héroïne,etquemoi, j’étaisunecréatureaussihumiliée,aussibafouéequ’elle l’avaitétéàmesyeux,l’autre nuit — il y avait de cela quatre jours… ». Ce qui provoque en lui le désir de seretrouvermaître, il la possède et lui remet ensuite de l’argent, comme à n’importe quelleprostituée.Mais l’étatdemaîtrisenecomportepasdeplaisirpour lui,etsonseuldésirestqueLisadisparaisse.Une foispartie, ildécouvrequ’ellen’avaitpaspris l’argent.Doncellen’étaitpasinférieure!Ellereprendtoutesavaleuràsesyeux,etilselanceàsapoursuite.« Pourquoi ? Tomber à genoux devant elle, éclater en sanglots de repentir, lui baiser lespieds, implorer son pardon ! » Lisa lui était inutile comme esclave, elle lui redevientnécessaireentantquemaîtrepotentiel.

On comprend maintenant que les rêveries romantiques ne sont pas extérieures à lalogiquedumaîtreetdel’esclave:ellessontlaversionrosedecedontlecomportementdumaîtreestlaversionnoire.Lerapportromantiqued’égalitéoudegénérositéprésupposelasupériorité, toutcommelabagarreprésupposait l’égalité.EncommentantdevantLisa leurpremière rencontre, le narrateur s’en rend pleinement compte. « On m’avait bafoué, jevoulaisbafoueràmontour;onm’avaittraitéenchiffemolle,j’aivouluàmontourexercermonempire…Voilà l’affaire.Et toi, tu t’es imaginéque j’étaisvenuexprèspour te sauver,oui ? » « C’est de puissance que j’avais besoin, ce jour-là, j’avais besoin de jouer, de tepousserjusqu’auxlarmes,deterabaisser,deprovoquertessanglots—voilàdequoij’avaisbesoincejour-là!»Lalogiqueromantiqueestdoncnonseulementconstammentbattueen

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brècheparcelledumaîtreetdel’esclave,ellen’enestmêmepasdifférente;c’estd’ailleurspourquoilesrêves«roses»peuventalternerlibrementaveclesrêves«noirs».

Toute l’intrigue dans la seconde partie des Notes d’un souterrain n’est rien d’autrequ’uneexploitationdecesdeuxfiguresfondamentalesdanslejeudumaîtreetdel’esclave:la vaine tentative d’accéder à l’égalité qui se solde par l’humiliation ; et l’effort tout aussivain—carsesrésultatssontéphémères—desevenger,cequin’est,dans lemeilleurdescas,qu’unecompensation:onhumilieetonméprise,pouravoirétéhumiliéetméprisé.Lepremier épisode, avec l’officier, présente un condensé des deux possibilités ; ensuite ellesalternent,obéissantàlarègleducontraste:l’hommesouterrainesthumiliéparZverkovetsescamarades,ilhumilieLisa,ensuiteilestdenouveauhumiliéparsonserviteurApollon,et se venge encore une fois sur Lisa ; l’équivalence des situations est marquée soit parl’identité du personnage soit par une ressemblance dans les détails : ainsi Apollon« chuintait et zézayait sans arrêt », alors que Zverkov parle « en zozotant, chuintant etétirant lesmots, ce qui ne lut arrivait pas naguère ». L’épisode avec Apollon, quimet enscène une relation concrète entremaître et serviteur, sert d’emblème à l’ensemble de cespéripétiessipeucapricieuses.

L’êtreetl’autre

L’homme souterrain sera sans cesse conduit à assumer le rôled’esclave ; il en souffrecruellement ; et pourtant, apparemment, il le recherche. Pourquoi ? Parce que la logiquemêmedumaîtreetdel’esclaven’estpasunevéritédernière,elle-mêmeestuneapparenceposéequidissimuleunprésupposéessentiel,auquel il fautmaintenantaccéder.Cecentre,cetteessenceàlaquellenousparvenonsnousréservecependantunesurprise:elleconsisteàaffirmer lecaractèreprimordialde la relationavecautrui,àplacer l’essencede l’êtreenl’autre, à nous dire que le simple est double, et que le dernier atome, indivis, est fait dedeux.L’hommesouterrainn’existepasendehorsde larelationavecautrui,sans leregarddel’autre.Orn’êtrepasestunmalplusangoissantencorequ’êtreunrien,qu’êtreesclave.

L’hommen’existepassansleregarddel’autre.—Onpourraitseméprendre,pourtant,sur la signification du regard dans les Notes d’un souterrain. En effet, les indications leconcernant,trèsabondantes,semblentàpremièrevues’inscriredanslalogiquedumaîtreetdel’esclave.Lenarrateurneveutpasregarderlesautres,car,àlefaire,ilreconnaîtraitleurexistenceet,par làmême, leuraccorderaitunprivilègequ’iln’estpassûrd’avoirpour lui-même;autrementdit, leregardrisquedefairede luiunesclave.«A lachancellerieoù jetravaillais, jem’efforçaismême de ne regarder personne. » Lors de sa rencontre avec les

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ancienscamaradesd’école,iléviteavecinsistancedelesregarder,ilreste«lesyeuxbaisséssur son assiette ». « Jeme suis surtout efforcé de ne pas les regarder. » Lorsqu’il regardequelqu’un, il essaie demettredans ce regard toute sadignité—et doncundéfi. « Je lesregardais avec rage, avec haine », dit-il de l’officier, et des camarades d’école : « Jepromenais insolemment à la ronde mon regard hébété. » Rappelons que les mots russesprezirat’etnenavidet’mépriserethaïr,trèsfréquentsdansletextepourladescriptiondecesentimentprécisément,contiennenttousdeuxlaracinevoirouregarder.

Les autres en font exactement autant, avec plus de succès la plupart du temps.L’officierpasseàcôtédeluicommes’ilnelevoyaitpas,Simonov«évitedeleregarder»,sescamaradesunefoisivresrefusentdeleremarquer.Etlorsqu’ilsleregardent,ilslefontaveclamême agressivité, en lançant lemême défi. Ferfitchkine « plongeait dansmes yeux unregardfuribond»,Troudolioubov«louchaitsurmoiavecmépris»,etApollon,sonserviteur,se spécialise dans les regards méprisants : « Il commençait par fixer sur nous un regardextraordinairement sévère qu’il ne détachait pas avant plusieursminutes, surtout lorsqu’ilvenaitm’ouvriroum’accompagnaitjusqu’àlasortie.(…)Soudain,sansraisonapparente,ilentrait d’un pas souple et feutre dans ma chambre, tandis que j’y déambulais ou que jelisais, s’arrêtait près de la porte, passait unemain derrière son dos, avançait la jambe etbraquaitsurmoiunregardoùlasévéritéavaitfaitplaceaumépris.Si je luidemandaiscequ’il voulait, au lieu de répondre, ilme vrillait des yeux quelques secondes de plus, puis,avecunpliparticulierdeslèvresetunairpleindesous-entendus,ilfaisaitlentementdemi-tourets’enallaitdumêmepasimposantdanssachambre.»

C’est dans cette optique aussi qu’il faut analyser les rares moments où l’hommesouterrain parvient à réaliser ses rêveries romantiques : cet aboutissement exige l’absencetotalede regard.Cen’estpasauhasard si cela seproduit lorsde la rencontrevictorieuseavecl’officier:«Soudain,àtroispasdemonennemi,contretouteattente,jemesuisdécidé,j’aiserrélespaupièreset…nousnoussommesviolemmentheurtésdel’épaule!»Ni,surtout,sicelaserépètedurantlapremièrerencontreavecLisa:audébutmêmedelaconversation,lenarrateurnousdit : «Lachandelles’étaitéteinte, jene luivoyaisplus la figure»,etcen’est que tout à fait à la fin, son discours bien terminé, qu’il retrouve « une boîted’allumettes et un chandelier avec une chandelle neuve ». Or c’est précisément entre cesdeuxmoments de lumière que l’homme souterrain peut énoncer son propos romantique,enversroseduvisagedumaître.

Mais cen’est làque la logiquedu regard« littéral », concret.En fait,dans toutes cescirconstances, la condition d’infériorité est acceptée, plusmême, recherchée, parce qu’ellepermet d’arrêter sur soi le regard des autres, serait-ce un regard méprisant. L’hommesouterrainesttoujoursconscientdelasouffrancequeluicauseleregardhumiliant;ilnelerecherchepasmoins.AllerchezsonchefAntonAntonytchneluiapporteaucunplaisir;lesconversations qu’il y entend sont insipides. «Onparlait impôts indirects, adjudications au

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Sénat,traitements,promotions,onparlaitdeSonExcellence,desmoyensdeplaire,etainsidesuite,etainsidesuite.J’avais lapatiencederester,commeuncrétin,quatreheuresderangauprèsdecesgens-là,de lesécouter sansoser,ni savoir,parlerderienaveceux.Jedevenaisidiot,j’avaisdessueurschaudes,laparalysiemeguettait;maisc’étaitbien,c’étaitutile. » Pourquoi ? Parce que auparavant il a ressenti « un besoin insurmontable de (se)précipiterdanslasociété».IlsaitqueSimonovleméprise:«Jelesoupçonnaisd’éprouveruneforterépulsionàmonégard.(…)Jemedisais justementquecemonsieurtrouvaitmaprésence pénible et que j’avais bien tort d’aller le voir. » Mais, poursuit-il, « ce genre deconsidérationsnefaisaient,commeunfaitexprès,quem’encourageràmefourrerdansdessituationséquivoques».Unregard,mêmeunregarddemaître,vautmieuxquel’absencederegard.

ToutelascèneavecZverkovetlescamaradesd’écoles’expliquedelamêmemanière.Ila besoin de leur regard ; s’il prend des poses dégagées, c’est parce qu’il attend « avecimpatiencequ’ilsm’adressentlaparolelespremiers».Ensuite,«jevoulaisàtouteforceleurmontrerquejepouvaisparfaitementmepasserd’eux;etcependant,jemartelaisexprèsleplancher,faisaissonnermestalons».DemêmeavecApollon: ilnetireaucunprofitdeceserviteurgrossieretparesseuxmaisilnepeutpasnonplusseséparerdelui.«Jenepouvaispas le chasser, à croire qu’il était chimiquement lié àmon existence. (…) Jemedemandebienpourquoi,maisilmesemblaitqu’Apollonfaisaitpartieintégrantedecelogementdont,septannéesderang,j’aiétéincapabledelechasser.»Voilàl’explicationdu«masochisme»irrationnel,rapportéparlenarrateurdanslapremièrepartieetdontlescritiquesonttantraffolé : il accepte la souffrance parce que l’état d’esclave est finalement le seul qui luiassureleregarddesautres;orsanslui,l’êtren’existepas.

En fait, lapremièrepartiecontenaitdéjàexplicitementcetteaffirmation, faiteàpartird’un postulat d’échec : l’homme souterrain n’est rien, précisément, il n’est même pas unesclave, ou, comme il dit, même pas un insecte. « Non seulement je n’ai pas su devenirméchant,mais je n’ai rien su devenir du tout : niméchant ni bon, ni crapule ni honnêtehomme,nihérosni insecte.» Il rêvedepouvoirs’affirmerneserait-cequeparunequaliténégative,ainsilaparesse,l’absenced’actionsetdequalités.«Jemerespecterais,justementparce que je serais capable d’abriter aumoins de la paresse ; je posséderais aumoins unattributenapparencepositifdont,moiaussi, jeseraissûr.Question:quiest-il?Réponse:unparesseux ;mais c’estquece seraitdiantrementagréableàentendre.Donc, jepossèdeunedéfinitionpositive,donconpeutdirequelquechosedemoi.»Carmaintenantilnepeutmêmepasdirequ’iln’est rien(etcirconscrire lanégationdans l’attribut) ; iln’estpas, c’estjusqu’auverbed’existencelui-mêmequisetrouvenié.Êtreseul,c’estneplusêtre.

Ilyaungranddébat,quasiscientifique,quioccupepresquetouteslespagesdesNotes,portant sur la conception même de l’homme, sur sa structure psychique. L’hommesouterrain cherche à prouver que la conception adverse est non seulement amorale (elle

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l’estdemanièresecondaire,dérivée),maisaussi inexacte, fausse.L’hommede lanatureetde la vérité, l’homme simple et immédiat, imaginé par Rousseau, n’est pas seulementinférieur à l’homme conscient et souterrain ; il n’existemêmepas. L’hommeun, simple etindivisible, est une fiction ; le plus simple est déjà double ; l’être n’a pas d’existenceantérieure à l’autre ou indépendante de lui ; c’est bien pourquoi les rêves d’« égoïsmerationnel » chéris par Tchernychevski et ses amis sont condamnés à l’échec, comme l’esttoutethéoriequinesefondepassurladualitédel’être.CetteuniversalitédesconclusionsestaffirméedanslesdernièrespagesdesNotes:«J’aisimplementpoussé jusqu’à l’extrêmelimite,dansmaproprevie,cequevousn’avezjamaisosépoussermêmeàmoitié,etencore,enprenantvotre froussepourde la raison, cequivous servaitdeconsolation,alorsqu’enfait,vousvoustrompiezvous-mêmes.»

C’est donc par un même mouvement que se trouvent rejetées une conceptionessentialiste de l’homme et une vision objective des idées ; ce n’est pas un hasard si uneallusionàRousseauapparaîticietlà.LaconfessiondeRousseauseraitécritepourlesautresmaisparunêtreautonome;cellede l’hommesouterrainestécritepour lui,mais lui-mêmeestdéjàdouble,lesautressontenlui,l’extérieurestintérieur.Toutcommeilestimpossiblede concevoir l’homme simple et autonome, on doit surmonter l’idée du texte autonome,expression authentique d’un sujet, plutôt que reflet d’autres textes, jeu entre lesinterlocuteurs. IIn’yapasdeuxproblèmes, l’unconcernant lanaturede l’homme, l’autre,dulangage,l’unsituédansles«idées»,l’autredansla«forme».Ils’agitbiendelamêmechose.

Lejeusymbolique

Ainsi les aspects apparemment chaotiques et contradictoires desNotes d’un souterraintrouventleurcohésion.Lemasochismemoral,lalogiquedumaîtreetdel’esclave,lestatutnouveau de l’idée participent tous d’unemême structure fondamentale, sémiotique plutôtquepsychique,quiest lastructurede l’altérité.De tous lesélémentsessentielsque j’isolaisencoursd’analyse,ilnerestequ’unseuldontlaplacedansl’ensemblen’estpasapparue:cesontlesdénonciationsdespouvoirsdelaraison,danslapremièrepartie.Serait-celàuneattaquegratuitedeDostoïevskicontresesennemis-amislessocialistes?MaisfinissonsdelirelesNotesetnousdécouvrironsaussileurplace—etleursignification.

En effet, j’ai laissé de côté l’un des personnages les plus importants de la deuxièmepartie : Lisa.Cen’estpasunhasard : son comportementn’obéit à aucundesmécanismesdécrits jusqu’ici.Observons,parexemple,sonregard: ilneressembleniàceluidumaître,

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nidel’esclave.«J’aientrevuunvisagefrais,jeune,unpeublême,avecdessourcilsnoirsetdroitsetun regard sérieux, légèrementétonné. » «Soudain,àmescôtés, j’ai aperçudeuxyeux largement ouverts quime fixaient avec curiosité. Leur regard était froid, apathique,sombre, totalement étranger ; il vous laissait une impression pénible. » A la fin de larencontre : « En général, ce n’était plus le même visage, le même regard qu’avant —morose,défiant,obstiné.Aprésent,onylisaitlaprière,ladouceuretaussilaconfiance,latendresse,latimidité.C’estainsiquelesenfantsregardentceuxqu’ilsaimentbeaucoupetàqui ils veulent demander quelque chose. Elle avait des yeux noisette, de très beaux yeux,desyeuxvivantsquisavaientrefléteretl’amouretunehainesombre.»Chezlui,aprèsavoirassisté à une scène pénible, son regard garde sa singularité : « Elle me regardait avecinquiétude.»«Ellemeregardaplusieursfoisavecunétonnementattristé»,etc.

Le moment crucial dans l’histoire rapportée par les Notes d’un souterrain survientlorsque Lisa, injuriée par le narrateur, tout d’un coup réagit : et ceci d’une manière àlaquelle il ne s’attendpas, qui n’appartient pas à la logiquedumaître et de l’esclave. Lasurpriseest telleque lenarrateur lui-mêmedoit la relever.«C’estalorsqueseproduitunfaitétrange.J’étaistellementhabituéàtoutpenseretàtoutimaginercommesicelasortaitd’unlivreetàmereprésenter lemondeentiertelqueje l’avais inventéd’avancedansmesrêvasseries [nous savonsmaintenant que la logique livresque des romantiques et celle dumaîtreetdel’esclavenefontenfaitqu’un],quecefaitétrange, jenel’aipascompristoutde suite. Or, voilà ce qui s’est passé : cette Lisa que je venais d’humilier, de bafouer, acomprisbienplusdechosesquejenel’avaiscru.»

Commentréagit-elle?«Soudain,dansunélanirrépressible,elleabondisursespiedset, toute tendue vers moi, mais toujours intimidée et n’osant bouger de place, elle m’aouvert lesbras…Etmoncœurs’estretourné.Alors,elles’est jetéecontremapoitrine,m’aentourélecouetafonduenlarmes.»Lisarefuseaussibienlerôledumaîtrequeceluidel’esclave,elleneveutnidominernisecomplairedanssasouffrance:elleaimel’autrepourlui.C’estcejaillissementdelumièrequifaitdesNotesunouvragebeaucoupplusclairqu’onn’est habitué à le penser ; c’est cettemême scène qui justifie l’achèvement du récit, alorsqu’àlasurface,celui-ciseprésentecommeunfragmenttranchéparlecapriceduhasard:lelivrenepouvaitseterminerplustôt,etiln’yapasderaisonpourqu’ilcontinue;commeleditDostoïevskidanslesdernièreslignes,«onpeuts’entenirlà».OncomprendaussiunfaitquiasouventinquiétélescommentateursdeDostoïevski:noussavonsparunelettredel’auteur,contemporainedulivre,quelemanuscritcomportait,àlafindelapremièrepartie,l’introduction d’un principe positif : le narrateur indiquait que la solution était dans leChrist. Les censeurs ont supprimé ce passage lors de sa première publication ; mais,curieusement, Dostoïevski ne l’a jamais rétabli dans les éditions postérieures. On en voitmaintenant la raison : le livre aurait compté deux fins au lieu d’une ; et le propos de

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Dostoïevski aurait perdu beaucoup de sa force étant placé dans la bouche du narrateurplutôtquedanslegestedeLisa.

Plusieurs critiques (Skaftymov, Frank) ont déjà remarqué que, contrairement à uneopinion répandue, Dostoïevski ne défend pas les vues de l’homme souterrain mais luttecontre elles.Si lemalentenduapu seproduire, c’est quenousassistonsàdeuxdialoguessimultanés. Le premier est celui entre l’homme souterrain et le défenseur de l’égoïsmerationnel(peuimportesionluiattachelenomdeTchernychevski,ouceluideRousseau,ouun autre encore) ; ce débat porte sur la naturede l’hommeet il en opposedeux images,l’une autonome, l’autre duelle ; il est évident que Dostoïevski accepte la seconde commevraie.Mais ce premier dialogue ne sert en fait qu’à balayer lemalentendu qui cachait levéritable débat ; c’est là que s’instaure le deuxième dialogue, cette fois entre l’hommesouterrain, d’une part, et Lisa, ou, si l’on préfère, «Dostoïevski », de l’autre. La difficultémajeuredansl’interprétationdesNotesrésidedansl’impossibilitédeconcilierl’apparencedevérité,accordéeauxargumentsdel’hommesouterrain,aveclapositiondeDostoïevski,telleque nous la connaissons par ailleurs. Mais cette difficulté vient du télescopage des deuxdébats en un. L’homme du souterrain n’est pas le représentant de la position morale,inscriteparDostoïevskidans le texteensonproprenom; ildéveloppesimplement jusqu’àses conséquences extrêmes la position des adversaires de Dostoïevski, les radicaux desannées soixante. Mais une fois ces positions logiquement présentées s’engage le procèsessentiel—bien qu’il n’occupe qu’une petite partie du texte—oùDostoïevski, tout en seplaçant dans le cadre de l’altérité, oppose la logique dumaître et de l’esclave à celle del’amourdesautrespourlesautres,tellequ’elleestincarnéedanslecomportementdeLisa.Si dans le premier débat se confrontaient, sur le plan de la vérité, deux descriptions del’homme,danslesecond,considérantdéjàceproblèmecommerésolu,l’auteuroppose,surleplandelamorale,deuxconceptionsducomportementjuste.

Dans les Notes d’un souterrain, cette seconde solution n’apparaît que pour un brefmoment, lorsque Lisa tend brusquement ses bras pour étreindre celui qui l’injurie.Mais àpartirdecelivre,elles’affirmeraavecdeplusenplusdeforcedansl’œuvredeDostoïevski,même si elle reste comme lamarqued’une limiteplus qu’ellenedevient le thème centrald’unenarration.DansCrimeetChâtiment,c’estaveclemêmeamourquelaprostituéeSoniaécouteralesconfessionsdeRaskolnikov.IlenserademêmepourleprinceMychkine,dansl’Idiot,etpourTikhone,quireçoitlaconfessiondeStavroguinedanslesDémons.EtdanslesFrèresKaramazov,cegesteserépétera,symboliquement,troisfois:toutaudébutdulivre,lestaretsZossima s’approchedugrandpécheurMitia, et s’incline silencieusementdevant lui,jusqu’àterre.LeChrist,quientendlediscoursduGrandInquisiteurlemenaçantdubûcher,s’approcheduvieillardetembrassesilencieusementses lèvresexsangues.EtAliocha,aprèsavoir entendu la « révolte » d’Ivan, trouve en lui-même la même réponse : il s’approched’Ivanet l’embrassesansmotdiresur labouche.Cegeste,variéet répété toutau longde

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l’œuvre de Dostoïevski, y prend une valeur précise. L’étreinte sans mots, le baisersilencieux:c’estundépassementdulangagemaisnonunrenoncementausens.Lelangageverbal,laconsciencedesoi,lalogiquedumaîtreetdel’esclave:toustroisseretrouventdumême côté, ils restent l’apanage de l’homme souterrain. Car le langage, nous a-t-on ditdanslapremièrepartiedesNotes,neconnaîtquelelangagier—laraisonneconnaîtqueleraisonnable—,c’est-à-direunevingtièmepartiedel’êtrehumain.Cettebouchequineparleplusmaisembrasse,introduitlegesteetlecorps(nousavonstousperdu,disaitlenarrateurdesNotes,notre«corpspropre»);elle interromptlelangagemais instaure,avecd’autantplus de force, le circuit symbolique. Le langage sera dépassé non par le silence hautainqu’incarne « l’homme de la nature et de la vérité », l’homme d’action, mais par ce jeusymboliquesupérieurquicommandelegestepurdeLisa.

Lelendemaindelamortdesapremièrefemme,lesjoursmêmesoùiltravaillesurlesNotes d’un souterrain, Dostoïevski écrit dans son carnet (note du 16.4.1864) : « Aimerl’hommecommesoi-mêmeest impossible,d’après lecommandementduChrist.La loide lapersonnalité sur terre lie, lemoi empêche…Pourtant, après l’apparitionduChrist commeidéaldel’hommeenchair,ilestdevenuclaircommejourqueledéveloppementsupérieuretultime de la personnalité doit précisément atteindre ce degré (tout à fait à la fin dudéveloppement,aupointmêmeoùl’onatteintlebut),oùl’hommetrouve,prendconscienceet,de toute la forcede sanature, se convaincque l’usage supérieurqu’il peut fairede sapersonnalité,delaplénitudedudéveloppementdesonmoi,c’estenquelquesorteanéantircemoi, ledonner entièrementà tous et à chacun sanspartageet sans réserve.Et c’est lebonheursuprême.»

Jepenseque,cettefois-ci,onpeutlaisseràl’auteurlederniermot.

JecitelatraductiondeLilyDents,publiéedansl’éditionbilinguedesNotes,chezAubier-Montaigne,1972.

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9.

Connaissanceduvide

Cœurdesténèbres 1

CœurdesténèbresdeJosephConradressemblesuperficiellementàunrécitd’aventures.Un petit garçon rêve sur les espaces blancs de la carte ; devenu grand, Marlow décided’explorer l’und’entreeux, leplusétendu: lecœurducontinentnoirqu’atteintun fleuveserpentin.Unetâcheestassignée:joindrel’undesagentsdelasociétéquiseconsacreàlacollecte d’ivoire, Kurtz ; des dangers sont annoncés. Pourtant, même cette amorceconventionnellenetientpassespromesses:lesrisquesquesembleprophétiserledocteurdela société sont d’ordre intérieur : ilmesure le crâne de ceux qui partent en voyage et lesinterrogesurlaprésenceoul’absencedefoliedanslafamille.Demême,lecapitainesuédoisqui amène Marlow au premier poste est pessimiste sur l’avenir, mais l’expérience qu’ilévoqueestcelled’unhommequis’estpendu—toutseul.Ledangervientdel’intérieur,lesaventuressejouentdansl’espritdel’explorateur,nondanslessituationsqu’iltraverse.

La suite de l’histoire ne fait que confirmer cette impression. Au poste central, oùMarlow finit par arriver, il est condamnéà l’inactionpar le naufragedubateau à vapeurdontilestcenséprendrelescommandes.Delongsmoiss’écoulentpendantlesquelslaseuleactiondeMarlowestd’attendrel’envoidesrivetsmanquants.Ilnesepasserien;etquandquelquechoseseproduit,lerécitometdenousenparler.AinsidumomentdedépartverslepostedeKurtz,delarencontredecedernieravecleDirecteurdupostecentral,duretourdeMarlowetdesesrapportsavecles«pèlerins»aprèslamortdeKurtz.PendantlascènedécisivedeprisedecontactavecKurtz,MarlowresteàborddubateauetconverseavecunRussefalot;onn’apprendjamaiscequis’estpassésurterre.

Ou prenons ce moment traditionnellement culminant dans le récit d’aventures : labataille, icientreBlancsetNoirs.Leseulmort jugédigned’êtrementionnéest letimonier,

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etencoreMarlown’enparle-t-ilqueparcequelesangdumourantremplitseschaussuresetl’amène ainsi à les jeter par-dessus bord. Le dénouement de la bataille est dérisoire : lescoups de feu desBlancs n’atteignent personne et ne créent que de la fumée (« Jem’étaisaperçu, à la façon dont la cime des taillis remuait et volait, que presque tous les coupsavaient porté trop haut »). Quant auxNoirs, ils s’enfuient en entendant le seul sifflet dubateau:«Lesvociférationsfurieusesetguerrièress’arrêtèrentàl’instant…Ladébandade…étaitdueuniquementaubruitstridentdusiffletàvapeur.»

Demêmepourcetautremomentoùculminel’intensitédurécit,l’imageinoubliabledelafemmenoirequisortdelajungle,alorsqu’onmonteKurtzsurlebateau:«Soudainelleouvritsesbrasnusetleséleva,toutdroit,au-dessusdesatête,commedansunirrésistibledésir de toucher le ciel… » Geste puissant mais qui n’est, après tout, qu’un signeénigmatique—etnonuneaction.

Siaventureilya,ellen’estpaslàoùoncroyaitlatrouver:ellen’estpasdansl’actionmaisdans l’interprétationque l’onacquerradecertainesdonnées,poséesdepuis ledébut.Lesaventuresquiauraientdûcapternotreattentionnepeuventlefairecar,contrairementà toutes les loisdususpense, leurdénouementestannoncé longtempsà l’avance,etce,àplusieurs reprises. Au début même du voyage, Marlow prévient ses auditeurs : « J’eus lepressentiment que sous l’aveuglant soleil de ce pays, j’allais apprendre à connaître ledémon,flasque,hypocrite,auxregardsévasifs,ledémond’unefolierapaceetsansmerci.»NonseulementlamortdeKurtzmaisaussiledestindeMarlowparlasuitesontrappelésàplusieursreprises(«iladvintquec’estmoiquieusàprendresoindesamémoire»).

L’avènement des faits est sans importance, car seule comptera leur interprétation. Levoyage deMarlown’avait qu’un seul but : « Le voyage n’avait été entrepris que pourmepermettredecauseravecM.Kurtz…Je…merendiscomptequec’étaitlàtoutjustementceque jem’étais promis :— une conversation avec Kurtz. » Parler : pour comprendre, nonpouragir.C’estsansdoutelaraisonpourlaquelleMarlowirachercherKurtzaprèslafuguedecelui-ci, alorsqu’ildésapprouveparailleurs sonenlèvementpar lespèlerins : c’estqueKurtzauraitéchappéainsiàsonregard,àsonoreille,iln’auraitpaspermisd’êtreconnu.Laremontée du fleuve est donc une accession à la vérité, l’espace symbolise le temps, lesaventures servent à comprendre. «Remonter le fleuve, c’était se reporter, pour ainsi dire,auxpremiersâgesdumonde…»«Nousvoyagionsdanslanuitdespremiersâges.»

Le récit d’action («mythologique ») n’est là que pour permettre le déploiement d’unrécitdeconnaissance(«gnoséologique»).L’actionestinsignifianteparcequetousleseffortssesontportéssurtarecherchedel’être.(Conradécrivaitailleurs:«Riendeplusfutilesousle soleil qu’un pur aventurier. ») L’aventurier de Conrad— si l’on veut encore l’appelerainsi—atransforméladirectiondesaquête:ilnechercheplusàvaincremaisàsavoir.

Denombreuxdétails,disséminéstoutaulongdel’histoire,confirmentlaprédominancedu connaître sur le faire, car le dessin global se répercute sur une infinité de gestes

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ponctuelsquivont tousdans lamêmedirection.Lespersonnagesnecessentdeméditer lesens caché des paroles qu’ils entendent, la signification impénétrable des signaux qu’ilsperçoivent.LeDirecteurterminetoutessesphrasesparunsourirequi«avaitl’aird’unsceauapposésursesparoles,afinderendreabsolumentindéchiffrablelesensdelaphraselaplustriviale ». LemessageduRusse,quidoit aider les voyageurs, est,Dieu saitpourquoi, écritdansunstyletélégraphiquequilerendincompréhensible.KurtzconnaîtlalanguedesNoirsmaisàlaquestion:«Vouscomprenezcela?»,ilnefaitapparaîtrequ’un«sourireausensindéfinissable » : sourire aussi énigmatique que l’étaient les paroles prononcées dans unelangueignorée.

Les mots exigent l’interprétation ; à plus forte raison, les symboles non verbauxqu’échangent les hommes. Le bateau remonte le fleuve : « Quelquefois, la nuit, unroulement de tam-tams, derrière le rideau des arbres, parvenait jusqu’au fleuve et ypersistaitfaiblement,commes’ileûtrôdédansl’air,au-dessusdenostêtes,jusqu’àlapointedu jour. Impossiblededires’il signifiait laguerre, lapaixou laprière.» Ilenvademêmed’autres faits symboliques, non intentionnels : événements, comportements, situations. Lebateaua échouéau fonddu fleuve : « Jene saisis pas sur-le-champ la significationde cenaufrage.»Lespèlerinsrestentinactifsaupostecentral:«Jemedemandaisparfoiscequetoutcelavoulaitdire.»D’ailleurslaprofessiondeMarlow—guiderunbateau—n’estriend’autrequ’unecapacitéd’interpréter les signes :« Ilme fallaitdeviner lechenal,discerner—d’inspirationsurtout—lessignesd’unfondcaché.J’avaisàépier lesrochesrecouvertes(…).Et ilme fallaitavoir l’œil sur lessignesdeboismortqu’oncouperaitpendant lanuitpours’assurerlavapeurdulendemain.Quandvousavezàvousappliquertoutentieràcessortesdechoses,aux seuls incidentsde surface, la réalité—oui, la réalitéelle-même !—pâlit. Lavéritéprofondedemeure cachée…Dieumerci ! »Lavérité, la réalitéet l’essencerestentintangibles;lavies’épuiseenuneinterprétationdesignes.

Les rapportshumainsne sont riend’autrequ’une rechercheherméneutique.LeRusseest, pour Marlow, « inexplicable », « un de ces problèmes qu’on ne résout pas ». MaisMarlowlui-mêmedevientobjetd’interprétationdelapartdubriquetier.Et leRusse,àsontour, doit reconnaître, parlant des rapports entreKurtz et sa femme : « Je ne comprendspas.»LajunglemêmeseprésenteàMarlow«aussisombre,aussiimpénétrableàlapenséehumaine » (remarquons-le : à la pensée et non au corps) qu’il croit y déceler la présenced’un«charmemuet».

Plusieurs épisodes emblématiques indiquent aussi qu’il s’agit d’un récit où prédominel’interprétationdessymboles.Audébut,àlaportedelasociété,dansunevilleeuropéenne,on trouve deux femmes. « Souvent, quand je fus là-bas, je revis ces deux créatures,gardiennes de la porte des Ténèbres, tricotant leur laine noire comme pour en faire unchaudlinceul,l’uneintroduisant,introduisantsanstrêvedansl’inconnu,l’autrescrutantlesvisagesjoyeuxetinsouciantsdesesvieuxyeuximpassibles.»L’unecherche(passivement)à

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connaître ; l’autre conduit à une connaissance qui lui échappe : voici deux figures de laconnaissancequiannoncentledéroulementdurécitàvenir.Toutàfaitàlafindel’histoire,ontrouveuneautreimagesymbolique:laFiancéedeKurtzrêveàcequ’elleeûtpufairesielles’étaittrouvéeprèsdelui:«J’auraisjalousementrecueillilemoindredesessoupirs,sesmoindresparoles,chacundesesmouvements,chacundesesregards»:elleauraitfaitunecollectiondesignes.

LerécitdeMarlows’ouvred’ailleurssuruneparabole,où iln’estpasencorequestiondeKurtzniducontinentnoir,maisd’unRomainimaginaire,conquérantdel’Angleterreenl’an zéro. Celui-ci se serait confronté à la même sauvagerie, au même mystère — àl’incompréhensible. « Il lui faut vivre au sein de l’incompréhensible, ce qui en soi déjà estdétestable…Etilyalà-dedansunesortedefascinationpourtantquisemetàletravailler.»Lerécitquisuivra,qui illustreracecasgénéral,estdoncbienceluidel’apprentissaged’unartdel’interprétation.

L’abondantemétaphoriquedublancetdunoir,duclairetde l’obscur,qu’il est faciled’observerdansce texte,n’estévidemmentpasétrangèreauproblèmede laconnaissance.En principe, et en accord avec les métaphores de la langue, l’obscurité équivaut àl’ignorance,lalumièreàlaconnaissance.L’Angleterreobscuredesdébutsestdécriteparunnom:ténèbres.LesourireénigmatiqueduDirecteurproduitlemêmeeffet:«Ilscellacetteexclamationdesonsinguliersourire,commes’ileût,uninstant,entrouvertlaportesurlesténèbresdontilavaitlagarde.»Réciproquement,l’histoiredeKurtzilluminel’existencedeMarlow : « Ilmeparut répandreune sortede lumière sur toutes choses autourdemoi etdans mes pensées. Il était sombre à souhait, cependant — et lamentable — pointextraordinaire en quoi que ce fût— pas très clair non plus…Non, pas très clair…—Etnéanmoins,ilsemblaitrépandreuneespècedelumière…»

C’estceàquoiseréfèreaussiletitredel’histoire,Cœurdesténèbres.L’expressionrevientplusieursfoisaucoursdutexte:pourdésignerl’intérieurducontinentinconnuoùsedirigelebateau(«Nouspénétrionsdeplusenplusprofondémentaucœurdesténèbres»)oud’oùil revient (« Le sombre courant s’éloignait avec rapidité du cœur des ténèbres »). Elledésigneaussi,parrestriction,celuiquiincarnececœurintouchable,Kurtz,telqu’ilvitdansle souvenir de Marlow traversant le seuil de la maison où habite la Fiancée ; ou, pargénéralisation,dansladernièrephrasedutexte,lelieudel’inconnaissance,oùs’enfuientlesflots d’un autre fleuve : « vers le cœur même d’infinies ténèbres ». Par concomitance,l’obscuritésymboliseraaussiledangerouledésespoir.

En fait, le statut de l’obscurité est plus ambigu, car elle devient objet de désir ; lalumière,àsontour,s’identifieàlaprésence,danstoutcequecelle-ciadefrustrant.Kurtz,objetdedésirdurécitentier,estlui-même«desténèbresimpénétrables».Ils’identifieàtelpointà l’obscuritéque, lorsqu’ilyaunelumièreàcôtédelui, ilnes’enaperçoitpas.«“Jesuisétendudanslenoiràattendrelamort…”Lalumièrebrûlaitàmoinsd’unpieddeson

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visage. » Et quand, dans la nuit, on fait la lumière, Kurtz ne peut y être : «Une lumièrebrûlaitàl’intérieurmaisM.Kurtzn’étaitpaslà.»CetteambiguïtédelalumièresetraduitlemieuxdanslascènedelamortdeKurtz:enlevoyantmourir,Marlowéteintlesbougies:Kurtzappartientàl’obscurité;maisaussitôtaprès,Marlowseréfugiedanslacabineéclairéeetrefusedelaquitter,mêmesicelaamènelesautresàl’accuserd’insensibilité:«Ilyavaitune lampe là—de la lumière, comprenez-vous—et au-dehors tout était si affreusementobscur!»Lalumièreestrassurantequandl’obscuritévouséchappe.

Lamêmeambiguïtécaractérise larépartitiondunoiretdublanc.Enaccord,une foisdeplus,avec lesmétaphoresdela langue,c’est l’inconnuquiestdécritcommenoir :onavu que telle était la couleur de la laine que tricotaient les deux femmes à l’entrée de lasociété ; telle est la couleur du continent inconnu (« la lisière d’une jungle colossale d’unvertsifoncéqu’ilenétaitpresquenoir»),telleestaussilacouleurdepeaudeseshabitants.Significativement, ceux parmi les Noirs qui entrent en contact avec les Blancs sontcontaminés: ilsaurontnécessairementunequelconquetacheblanche.Ainsidespagayeursquivontenbarquesducontinentaubateau:lesbarquessont«montéespardespagayeursnoirs.Onpouvait voir de loin le blancde leurs yeux qui luisait ».Ou ceux qui travaillentpourlesBlancs:«Ilavait l’airsaisissantsurcecounoir,ceboutdecordonblancvenudepar-delà les mers. » Le danger sera donc, lui aussi, noir, et ce jusqu’au comique : uncapitainedanoissefaittueràcausededeuxpoules,«oui,deuxpoulesnoires».

Etpourtantleblanc,pasplusquelalumière,n’estunevaleursimplementdésirée:ondésire le noir, et le blanc n’est que le résultat décevant d’un désir soi-disant satisfait. Leblancseradésavoué:véritésoittrompeuse(ainsidesespacesblancsdelacarte,quicachentlecontinentnoir),soitillusoire:lesBlancscroientquel’ivoire,blanc,estlavéritédernière;mais, s’exclameMarlow, « dema vie, je n’ai jamais rien vu d’aussi peu réel… ». Le blancpeut empêcher la connaissance, tel ce brouillard blanc, « plus aveuglant que la nuit elle-même », qui interdit de s’approcherdeKurtz. Leblanc, c’est enfin l’hommeblanc face auNoir ; et tout l’ethnocentrisme paternaliste de Conrad (qui pouvait passer pouranticolonialisme au XIXe siècle) ne peut nous empêcher de voir que sa sympathie va auxhabitants indigènesducontinentnoir ; leBlancestcrueletstupide.Kurtz,ambigusous lerapport clair-obscur, le sera aussi quant au blanc et au noir. Car d’une part, croyantposséderlavérité,ilpréconisedanssonrapportladominationdesNoirsparlesBlancs;et,chercheur infatigable d’ivoire, sa tête même est devenue « comme une boule d’ivoire » ;mais,d’autrepart,ilfuitlesBlancs,etveutresterprèsdesNoirs;cen’estpasunhasardsiMarlow évoque, à propos de sa rencontre avec lui, « la noirceur particulière de cetteépreuve».

Lerécitestdoncimprégnédenoiretdeblanc,d’obscuritéetdeclarté,carcesteintessontcoordonnéesauprocessusdeconnaissance—etàsonenvers,l’ignorance,avectouteslesnuancesquepeuventcomportercesdeuxtermes.Jusqu’auxcouleursetauxombres,tout

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atraitàlaconnaissance.Maisriennefaitvoirladominationdelaconnaissanceavecautantd’évidence que le rôle jouédans l’histoire parKurtz.Car ce texte est en fait le récit de larecherchedeKurtz :c’estcequ’onapprendpeuàpeu,etrétrospectivement.LagradationsuivieestbiencelledelaconnaissancedeKurtz:onpassedupremieraudeuxièmechapitreà l’occasiond’unépisodeoùMarlowsedit :«Pourmoi, ilmeparutque jedémêlaisKurtzpour la première fois » ; et dudeuxième au troisième, lors de la rencontre avec leRusse,celuiqui,parmilespersonnagesdulivre,l’auraconnudeplusprès.D’ailleursKurtzestloind’être le seul sujet du premier chapitre, alors qu’il domine le second ; dans le troisième,enfin,ontrouvedesépisodesnullementreliésauvoyagesurlefleuvemaisquicontribuentàla connaissance de Kurtz : ainsi les rencontres postérieures avec ses proches, ou lesrecherchesdetousceuxquiveulentsavoirquiilétait.Kurtzestlepôled’attractiondurécitentier;maiscen’estqu’aprèscoupquenousendécouvronsleslignesdeforce.Kurtzestlesténèbres, l’objetdedésirdu récit ; le cœurdes ténèbres, c’est « les ténèbresaridesde soncœur ». Et commeon pouvait le deviner, quand il se fait peintre, il peint l’obscurité et lalumière:«unepetiteesquisseàl’huile,représentant,surunpanneaudebois,unefemme,drapée et les yeux bandés, portant une torche allumée. Le fond était sombre, presquenoir».

Kurtzestbienlecentredurécit,etsaconnaissance,laforcemotricedel’intrigue.OrlestatutdeKurtzàl’intérieurdurécitesttoutàfaitparticulier :nousn’enavons,pourainsidire,aucuneperceptiondirecte.Pendant laplusgrandepartiedutexte, ilestannoncéaufutur, comme un être qu’on veut atteindre mais qu’on ne voit pas encore : ainsi despremièresannoncesdeMarlow;desrécitssuccessifsquiledépeignent:celuiducomptable,celuiduDirecteur,celuidubriquetier.Ces récitsnous font tousdésirer laconnaissancedeKurtz,qu’ilsprocèdentde l’admirationoude la frayeur ;mais ilsnenousapprennentpasgrand-choseendehorsdufaitqu’ilyaquelquechoseàapprendre.Puisvientlevoyageenamontdufleuve,quiestcensénousconduireauvéritableKurtz;pourtantlesobstaclessemultiplient : l’obscuritéd’abord, l’attaquedesNoirs, lebrouillardépaisquiempêche touteperception. A ce point du texte, des obstacles proprement narratifs s’ajoutent à ceux quedresse la jungle : au lieu de poursuivre son récit de connaissance progressive de Kurtz,Marlows’interromptbrusquementetdresseunportraitrétrospectifdesonhéros,commesiKurtz ne pouvait être présent que dans les temps de l’absence, le passé et le futur. C’estd’ailleurs ce qu’énonce explicitement le Directeur lorsque, à la remarque de Marlow quivientde rencontrerKurtz etdit : « J’estimequeM.Kurtz estunhomme remarquable », ilrépond:«C’étaitunhommeremarquable.»Onrevientensuiteduportraitaurécit,maisdenouvellesdéceptionsnousattendent:àlaplacedeKurtz,ontrouveleRusse,auteurd’unenouvellerelationsurlehérosabsent.Kurtzapparaît,enfin;maisonn’apprendpasgrand-chose pour autant. D’abord il est mourant, participant déjà de l’absence plus que de laprésence ;onne levoitd’ailleursquede loin, et fugitivement.Lorsqueenfinon se trouve

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misensaprésence,Kurtzestréduitàunepurevoix—doncàdesparoles, lesquellessonttout aussi sujettes à interprétation que l’étaient les récits des autres le concernant ; unnouveaumurs’estdresséentreKurtzetnous(«Kurtzdiscourait.Quellevoix!Quellevoix!Elleconservasuprofondesonoritéjusqu’àlafin»);riend’étonnantàcequecettevoixsoitparticulièrement impressionnante : « Le volume du son qu’il émettait sans effort, sanspresqueprendrelapeinederemuerleslèvres,mestupéfia.Quellevoix!Quellevoix!Elleétait grave,profonde, vibrante, et l’oneût juréque cethommen’étaitmêmeplus capabled’unmurmure.»Maismêmecetteprésenceénigmatiquenedurepas,etbientôtun«voile»s abat sur son visage, le rendant impénétrable. Lamort ne change presque rien, tant laconnaissances’avéraitimpossibledesonvivant;onpassesimplementdessupputationsauxsouvenirs.

Nonseulement,donc,leprocessusdeconnaissancedeKurtzremplitlerécitdeMarlow,maisencorecetteconnaissanceestimpossible:Kurtznousestdevenufamilier,maisnousneleconnaissonspas,nousignoronssonsecret.CettefrustratonestditeparConraddemillemanières. En fin de compte, Marlow n’a pu poursuivre qu’une ombre, « l’ombre deM.Kurtz»,quenerendentqueplusépaisselesparolesénoncéesparKurtz:«Ombreplusnoirequel’ombredelanuitetdrapéenoblementdanslesplisdesonéloquenceéclatante.»Le cœur des ténèbres est «Nulle part », et on ne peut l’atteindre. Kurtz s’évanouit avantqu’on ait pu le connaître (« Tout ce qui avait appartenu à Kurtz m’était passé entre lesmains:sonâme,soncorps,lastation,sesprojets,sonivoire,sacarrière.Ilnerestaitguèreque son souvenir… »). Son nom, Kurtz, court, n’est trompeur qu’en apparence. Marlowremarqueenapercevant lepersonnagepour lapremière fois : «Kurtz,Kurtz, cela signifiecourtenallemand,n’est-cepas?…Ehbien,lenométaitaussivéridiquequelerestedesavie,quesamortmême.Ilparaissaitavoirseptpiedsdelongaumoins.»Kurtzn’estpaspetitcommesonnoml’indique;maislaconnaissancequenousavonsdeluirestecourte,elleestàjamaisinsuffisante,etcen’estpasunhasards’ilrésisteàl’effortdesBlancspourl’arracheràsonobscurité.Marlown’apascomprisKurtz,alorsqu’ildevientàlafinsonconfident(«ilm’honora d’une confiance surprenante ») ; de même, après sa mort, ses efforts pour lecomprendre restentvains : « le cousin, lui-même…ne futpasenmesuredem’indiquercequeKurtzavaitété,exactement».

Kurtzestlecœurdesténèbresmaiscecœurestvide.Onnepeutquerêveraumomentultime,auseuilde lamort,oùl’onacquiert laconnaissanceabsolue(«cesuprêmeinstantdeparfaiteconnaissance»).CequeKurtzditréellementencemoment,cesontdesparolesquiénoncentlevide,quiannulentlaconnaissance:«L’horreur!L’horreur!»Unehorreurabsoluedontnousneconnaîtronsjamaisl’objet.

Rien ne prouvemieux la dérision de la connaissance que la scène finale du récit, larencontreaveclaFiancée.Cellequiénonce:«C’estmoiquileconnaissaislemieux»—etdont nous voyons pourtant combien la connaissance est imparfaite, illusoire même. Rien

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n’est resté de Kurtz outre son souvenir, mais ce souvenir est faux. Lorsqu’elle s’exclame«Quec’estvrai!Quec’estvrai!»,c’estqu’unmensongevientd’êtreproféré.«Sesparoles,aumoins,nesontpasmortes»,seconsole-t-elle;etuninstantaprèsellearracheàMarlowunmensonge sur les derniersmotsdeKurtz : « Lederniermot qu’il ait prononcé : ce futvotrenom.—Je le savais, j’enétais sûre ! » réplique laFiancée.Est-cepourcelaque,aucoursdecetteconversationentreelleetMarlow,«àchaqueparolequiétaitprononcée,lapiècesefaisaitplussombre»?

Quelaconnaissancesoitimpossible,quelecœurdesténèbressoitlui-mêmeténébreux,le texte tout entier nous le dit. Ce voyage va bien au centre (« tout juste au centre »), àl’intérieur,au fond :« Ilmeparutqu’au lieudepartirpour lecœurd’uncontinent, j’étaissur lepointdem’enfoncer au centrede la terre » ; le postedeKurtz s’appelle bienPosteIntérieur;Kurtzestbien«aufondlà-bas».Maislecentreestvide:«Unfleuvedésert,ungrandsilence,uneforêt impénétrable.»D’après leDirecteur,« lesgensquiviennent icinedevraient pas avoir d’entrailles » ; cette règle s’avère être strictement suivie. Voyant lebriquetier,Marlowsedit:«Sijel’avaisessayé,j’auraispuletranspercerdemonindexsansrientrouveràl’intérieur.»LeDirecteurlui-même,onsesouvient,imprimeàtoutunsourireénigmatique;maispeut-êtresonsecretest-ilimpénétrableparcequeinexistant:«Jamaisilnelivrasonsecret.Peut-êtreaprèstoutn’yavait-ilrienenlui.»

L’intérieurn’existepas,pasplusque lesensultime,et lesexpériencesdeMarlowsonttoutes « inconcluantes ».Du coup, c’est l’actemêmede connaissancequi se trouvemis enquestion.«Quellechosebaroquequelavie:cettemystérieusemiseenœuvred’impitoyablelogique pour quels desseins dérisoires !… Le plus qu’on puisse attendre, c’est quelquelumièresursoi-même,acquisequandilesttroptardet,ensuite,iln’yaplusqu’àremâcherlesregretsquinemeurentpas.»Lamachinetourneparfaitementbien—maisàvide,etlameilleureconnaissanced’autruinerenseignequesursoi.Queleprocessusdeconnaissancesedérouledemanière irréprochableneprouvenullementqu’onpuisseatteindre l’objetdecetteconnaissance;onesttentédediremême:bienaucontraire.C’estcequeneparvenaitpasàcomprendreE.M.ForsterquiremarquaitàproposdeConrad,perplexe:«Cequ’ilyadeparticulièrementfuyantdanssoncas,c’estqu’ilesttoujoursentraindenouspromettrequelques déclarations philosophiques générales sur le monde, et qu’ensuite il se réfugiedansunedéclamationrevêche…Ilyachezluiuneobscuritécentrale—quelquechosedenoble, héroïque, inspirateur, une demi-douzaine de grands livres — mais obscurs !Obscurs!»Noussavonsdéjààquoinousentenirpourcequiestdel’obscurité.EtConradécrivait ailleurs : « Le but de l’art n’est pas dans la claire logique d’une conclusiontriomphante ; iln’estpasdans ledévoilementd’undecessecretssanscœurqu’onnommeLoisdelaNature.»

La parole, on l’a vu, joue un rôle décisif dans le processus de connaissance : elle estcette lumièrequidevaitdissiper les ténèbresmaisquin’yparvient finalementpas.C’estce

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quenousaappris l’exempledeKurtz.«Entre toussesdons,celuiquipassait lesautresetimposaitenquelquesortel’impressiond’uneprésenceréelle,c’étaitsontalentdeparole,saparole !— ce don troublant et inspirateur de l’expression, le plus méprisable et le plusnoble des dons, courant de lumière frémissant ou flux illusoire jailli du cœurd’impénétrables ténèbres. »Mais ceci n’est qu’un exemple de quelque chose de beaucoupplusgénéral,quiest : lapossibilitédeconstruireuneréalité,dedireunevéritéà l’aidedemots;l’aventuredeKurtzestenmêmetempsuneparaboledurécit.Cen’estnullementunhasard siKurtzestaussi,à sesheures,poète—comme il estpeintreetmusicien.Cen’estpas un hasard surtout si de nombreuses analogies s’établissent entre les deux récits,encadrant et encadré, entre les deux fleuves ici et là, enfin entre Kurtz et Marlow lenarrateur (lesdeux seuls à avoirdesnomspropresdans cettehistoire ; tous les autres seréduisentà leur fonction : leDirecteur, le comptable—que l’on rencontred’ailleursaussibien dans l’histoire encadrée que dans le cadre), et, corrélativement, entre Marlow lepersonnageetsesauditeurs(dontnous,leslecteurs,jouonslerôle).Kurtzestunevoix.«Jefis l’étrangedécouverteque jenemel’étais jamaisreprésentéagissant,maisdiscourant.Jenemedispas : “Jene leverraipas”ou : “Jene lui serrerai jamais lamain”,mais : “Jenel’entendrai jamais !” L’homme s’offrait à moi comme une voix. » Mais n’en va-t-il pas demêmedeMarlow-narrateur ? «Depuis longtemps déjà, assis à l’écart, il n’était plus pournousqu’unevoix.»Cequin’estriend’autrequ’unedéfinitiondel’écrivain:«L’artiste…està ce point une voix que pour lui le silence est comme lamort », écrivaitConraddans unarticle.C’estMarlowquisechargerad’expliciterlerapportentrelesdeuxséries,lorsd’uneinterruption de son récit. « Kurtz… n’était qu’un nom pour moi. Je ne voyais pas plusl’hommederrièrecenomquevousnelefaitesvous-mêmes.Carlevoyez-vous?Voyez-vousl’histoire ?… Voyez-vous quoi que ce soit ? » L’un comme l’autre, l’explorateur comme lelecteur,n’ontaffairequ’àdessignes,àpartirdesquelsilsdoiventconstruire,l’unleréfèrent(laréalitéquil’entoure),l’autrelaréférence(cedontilestquestiondanslerécit).Lelecteur(toutlecteur)désireconnaîtrel’objetdurécitcommeMarlowdésireconnaîtreKurtz.

Ettoutcommeserafrustrécedernierdésir,demêmelelecteuroul’auditeurnepourrajamais atteindre, comme il l’aurait voulu, la référence du récit : son cœur est égalementabsent.N’est-il pas révélateur que le récit, commencé au coucher du soleil, coïncide danssondéroulementavecl’épaississementdesténèbres?«L’obscuritéétaitdevenuesiprofondeque nous, les auditeurs, pouvions à peine nous distinguer les uns des autres. » Et, toutcomme est impossible La connaissance de Kurtz dans le récit de Marlow, est égalementimpossibletouteconstructionàpartirdesparoles,toutetentativedesaisirleschosesparlesmots. «Non, c’est impossible. Il est impossiblede rendre la sensationdevied’uneépoquedonnéedel’existence,cequienfaitlaréalité,lasignification,l’essencesubtileetpénétrante.C’est impossible.»L’essence, lavérité—lecœurdurécit—,est inaccessible, le lecteurn’yparviendrajamais.«Vousnepouvezpascomprendre.»Lesmotsnepermettentmêmepas

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de transmettre lesmots. « Je vous ai dit lesmots quenous échangeâmes, en répétant lesphrases mêmes que nous prononçâmes — mais qu’est-ce que cela ! Vous n’y voyez queparolesbanales,cessonsfamiliersetindéfinisquiserventquotidiennement…Pourmoi,ellesrévélaient le caractère de terrifiante suggestion des mots entendus en rêve, des phrasesprononcéesdansuncauchemar.»Cetaspect-làdesmots,onnesauraitlereproduire.

Ilestimpossibled’atteindrelaréférence;lecœurdurécitestvide,toutcommel’étaientleshommes.PourMarlow,« le sensd’unépisode, cen’étaitpasà l’intérieurqu’il fallait lechercher,commeunnoyau,maisextérieurement,danscequi,enveloppantlerécit,n’avaitfait que le manifester, comme la chaleur suscite la brume, à la façon de ces halos debrouillardqueparfoisrendvisiblesl’illuminationspectraleduclairdelune».Lalumièredurécitestcelle,hésitante,delalune.

Ainsi l’histoire de Kurtz symbolise le fait de la fiction, la construction à partir d’uncentre absent. Il ne faut pas se méprendre : l’écriture de Conrad est bien allégorique,comme en témoignent des faits multiples (ne serait-ce que l’absence de noms propres,moyendegénéralisation),maistoutes les interprétationsallégoriquesduCœurdes ténèbresnesontpasaussibienvenues.Réduirelevoyagesurlefleuveàunedescenteauxenfersouàladécouvertedel’inconscientestuneaffirmationdontl’entièreresponsabilitéincombeaucritiquequi l’énonce.L’allégorismedeConradest intratextuel :si larecherchede l’identitéde Kurtz est une allégorie de la lecture, celle-ci à son tour symbolise tout processus deconnaissance—dontlaconnaissancedeKurtzétaitunexemple.Lesymbolisédevientàsontourlesymbolisantdecequiétaitauparavantsymbolisant;lasymbolisationestréciproque.Lesensdernier,lavéritéultimenesontnullepartcariln’yapasd’intérieuretlecœurestvide:cequiétaitvraipourleschoseslereste,àplusforteraison,pourlessignes; iln’yaquelerenvoi,circulaireetpourtantnécessaire,d’unesurfaceàl’autre,desmotsauxmots.

Jecite,enlamodifiantparfois,latraductiond’AndréRuyters,1948.

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Lalecturecommeconstruction

Onneperçoitpas l’omniprésent.Riendepluscommunque l’expériencede la lecture,etriendeplusignoré.Lire:celavatellementdesoiqu’ilsemble,àpremièrevue,qu’iln’yaitrienàendire.

Danslesétudessurlalittérature,onaparfois—rarement—envisagéleproblèmedela lecture, de deuxpoints de vue très différents : l’un prend en compte les lecteurs, dansleur diversité historique ou sociale, collective ou individuelle ; l’autre, l’image du lecteur,telle qu’elle se trouve représentée dans certains textes : le lecteur commepersonnage, ouencorecomme«narrataire».Mais il resteundomaine inexploré,celuide la logiquede lalecture,quin’estpasreprésentéedansletexteetquipourtantestantérieureàladifférenceindividuelle.

Ilexisteplusieurstypesdelecture.Jenem’arrêteraiiciquesurunseuld’entreeux,nonle moindre : la lecture des textes de fiction classiques, plus exactement des textes ditsreprésentatifs.C’estcettelecture,etelleseule,quis’effectuecommeuneconstruction.

Bien que nous ayons cessé de considérer l’art et la littérature comme une imitation,nous avons du mal à nous débarrasser d’une manière de voir, inscrite jusque dans noshabitudes linguistiques, qui consiste à penser le roman en termes de représentation, detranspositiond’une réalité—qui lui seraitpréexistante.Mêmesi ellenechercheàdécrireque le processus de création, cette vision fait déjà problème ; elle est franchementdéformantesielle se rapporteau textemême.Cequiexiste,d’abord,c’est le texte,et rienquelui;cen’estqu’enlesoumettantàuntypeparticulierdelecturequenousconstruisons,à partir de lui, un univers imaginaire. Le roman n’imite pas la réalité, il la crée : cetteformule des préromantiques n’est pas une simple innovation terminologique ; seule laperspectivedeconstructionnouspermetdecomprendrecorrectementlefonctionnementdutexteditreprésentatif.

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Laquestionde la lecture se rétrécit doncde lamanière suivante : commentun textenousconduit-il à la constructiond’ununivers imaginaire?Quels sont lesaspectsdu textequidéterminentlaconstructionquenousproduisonslorsdelalecture,etdequellefaçon?

Commençonsparleplussimple.

Lediscoursréférentiel

Seules lesphrases référentiellespermettent laconstruction ;or toutephrasen’estpasforcémentréférentielle.C’estlàunfaitbienconnudeslinguistesetdeslogiciens;ilneserapasnécessairedes’yattarderlonguement.

La compréhension est un processus différent de la construction. Prenons ces deuxphrasesd’Adolphe:«Jelasentaismeilleurequemoi; jememéprisaisd’êtreindigned’elle.C’est un affreux malheur que de n’être pas aimé quand on aime ; mais c’en est un biengrandd’êtreaiméavecpassionquandonn’aimeplus.»Lapremièredecesdeuxphrasesestréférentielle : elle évoque un événement (les sentiments d’Adolphe) ; la seconde ne l’estpas:c’estunesentence.Ladifférencedesdeuxestsignaléepardesindicesgrammaticaux:la sentence exige le présent, la troisième personne du verbe et elle ne comporte pasd’anaphores.

Unephraseestréférentielleounon;iln’yapasdedegréintermédiaire.Cependant,lesmotsqui lacomposentnesontpastoussemblablesàcetégard; lechoixquel’auteurferadans le lexique provoquera des résultats fort différents. Deux oppositions indépendantessemblentparticulièrementpertinentesici:celledusensibleetdunon-sensible;etcelleduparticulieretdugénéral.Parexemple,Adolphese référeraainsià sonpassé : «aumilieud’une vie trèsdissipée » ; cette expression évoquedes événements perceptibles,mais àunniveauextrêmementgénéral;onimaginefacilementdescentainesdepagesquidécriraientexactementlemêmefait.Alorsquedanscetteautrephrase:«Jetrouvaisdansmonpère,nonpasuncenseur,maisunobservateurfroidetcaustique,quisouriaitd’aborddepitié,etqui finissait bientôt la conversation avec impatience », on voit une juxtapositiond’événementssensiblesetnonsensibles:lesourire,lesilencesontdesfaitsobservables;lapitié et l’impatience sont des suppositions — sans doute justifiées — sur des sentimentsauxquelsonn’aaucunaccèsdirect.

Habituellement, on trouvedans lemême textede fictiondes échantillonsde tous cesregistresdelaparole(maisonsaitqueleurrépartitionvarieselonlesépoques,lesécoles—ouencoreenfonctiondel’organisationglobaledutexte).Lesphrasesnonréférentiellesnesont pas retenues lors de la lecture comme construction (elles participent d’une autre

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lecture). Les phrases référentielles conduisent à des constructions de qualité différente,selonqu’ellessontplusoumoinsgénérales,qu’ellesévoquentdesévénementsplusoumoinssensibles.

Lesfiltresnarratifs

Les qualités du discours, évoquées jusqu’ici, peuvent être identifiées hors de toutcontexte:ellessontinhérentesauxphrasesmêmes.Cependant,onlitdestextesentiers,etnon des phrases. On compare donc les phrases entre elles du point de vue de l’universimaginaire qu’elles contribuent à construire ; et on découvre qu’elles diffèrent à plusieurségards, ou encore, selon plusieurs paramètres. L’accord semble s’être fait, en analysenarrative,pour retenir troisparamètres : le temps, lavisionet lemode.Làencore,onestsurunterrainrelativementconnu(dontj’aiessayéd’établirunrelevédansmaPoétique);ilfautsimplementl’envisagermaintenantdupointdevuedelalecture.

Lemode: lestyledirectest leseulmoyend’éliminertoutedifférenceentrelediscoursnarratif et l’univers qu’il évoque : les mots sont identiques aux mots, la construction estdirecteet immédiate.Cequin’estpas le caspour les événementsnonverbaux,nipour lediscours transposé. Une phrase d’Adolphe dit : « Notre hôte, qui avait causé avec undomestique napolitain, qui servait cet étranger sans savoir son nom, me dit qu’il nevoyageaitpointparcuriosité,carilnevisitaitnilesruines,nilessites,nilesmonuments,nileshommes.»Nouspouvonsnous imaginer laconversationdunarrateuravec l’hôte,bienqu’ilnesoitpasprobablequecelui-ciaitemployé,serait-ceenitalien,unephraseidentiqueàcellequisuitlaformule«meditque».Laconstructiondelaconversationentrel’hôteetledomestique, également évoquée, est beaucoupmoinsdéterminée ;nousdisposonsdoncd’une liberté plus grande si nous voulons la construire dans ses détails. Enfin lesconversationsetlesautresactivitéscommunesdudomestiqueetd’Adolphesontentièrementindéterminées;seuleuneimpressionglobalenousenesttransmise.

La parole du narrateur peut également être considérée comme étant du style direct,bienqued’undegrésupérieur;enparticuliersi(commedanslecasd’Adolphe,parexemple)ce narrateur est représenté dans le texte. La sentence, exclue auparavant de la lecturecommeconstruction,serarécupéréeici—nonpluscommeénoncémaiscommeénonciation.Qu’Adolphe le narrateur ait formulé une telle maxime sur le malheur d’être aimé nousrenseignesursoncaractère,etdoncsurl’universimaginaireauquelilparticipe.

Sur le plan temporel : le temps de l’univers imaginaire (le temps de l’histoire) estordonné chronologiquement ; or les phrases du texte n’obéissent pas, et ne peuvent pas

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obéir, à cet ordre ; le lecteur procède donc, inconsciemment, à un travail de remise enordre. De même, certaines phrases évoquent plusieurs événements distincts maiscomparables(récititératif);lorsdelaconstruction,nousrétablissonslapluralité.

La « vision » que nous avons des événements évoqués est évidemment déterminantepour le travail de construction. Par exemple, lors d’une vision valorisante, nous faisons lapart a) de l’événement rapporté ; b) de l’attitude de celui qui « voit » à l’égard de cetévénement.Ouencore,noussavonsdistinguerl’informationqu’unephrasenousapportesursonobjetdecellequiconcernesonsujet;ainsi«l’éditeur»d’Adolphepeutnepenserqu’àlaseconde, en commentant ainsi le récit que l’on vient de lire : « Je hais cette vanité quis’occupe d’elle-même en racontant le mal qu’elle a fait, qui a la prétention de se faireplaindre en se décrivant, et qui, planant indestructible aumilieu des ruines, s’analyse aulieudeserepentir.»L’éditeurconstruitdonc lesujetdurécit(Adolphe lenarrateur),nonsonobjet(AdolphelepersonnageetEllénore).

Onse rendmal compte,habituellement, combien le texte fictionnelest répétitifou, sil’on veut, redondant ; on pourrait avancer sans crainte de se tromper que chaqueévénementde l’histoire est rapporté aumoinsdeux fois.Ces répétitions sontmodulées, laplupart du temps, par les filtres qu’on vient d’énumérer : une conversation sera une foisreproduite,uneautrefoisévoquéesommairement;unévénementseraobservédeplusieurspointsdevue;ilseraévoquéaufutur,auprésentetaupassé.Touscesparamètrespeuventdeplussecombinerentreeux.

La répétition joue fortement dans le processus de construction : puisque de plusieursrécits on doit construire un événement. Les rapports entre les récits répétitifs varient del’identité à la contradiction ; et même l’identité matérielle n’amène pas nécessairementl’identité de sens (ce dont on trouvait un bon exemple dans le récent film de Coppola laConversation).Toutaussidiverses sont les fonctionsde ces répétitions : elles contribuentàétablirlesfaits(dansl’enquêtepolicière)ouàlesdissoudre:ainsidansAdolphe, lefaitquelemêmepersonnage,àdesmomentstrèsrapprochés,peutavoirdesvisionscontradictoiresd’unmême fait,nousamèneàcomprendreque lesétatspsychiquesn’existentpaseneux-mêmes,mais toujourspar rapportàun interlocuteur,àunpartenaire.Constant formulaitainsi lui-même la loi de cet univers : « L’objet qui nous échappe est nécessairement toutdifférentdeceluiquinouspoursuit.»

Pour pouvoir, donc, à la lecture d’un texte, construire un univers imaginaire, il fautd’abord que ce texte soit en lui-même référentiel ; à cemoment, l’ayant lu, nous laissons« travailler » notre imagination, en filtrant l’information reçue grâce à des questions dugenre :dansquellemesure ladescriptiondecetuniversest-elle fidèle(mode)?dansquelordrelesévénementssesont-ilsdéroulés(temps)?dansquellemesurefaut-iltenircomptedesdéformationsapportéesparle«réflecteur»durécit(vision)?Maisparlà,letravaildelecturenefaitquecommencer.

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Significationetsymbolisation

Commentconnaissons-nouscequiseproduitlorsdelalecture?Parintrospection;et,si nous cherchons à confirmer une impression, nous avons recours aux récits que d’autrespeuvent nous faire de leur lecture. Cependant, deux récits portant sur lemême texte neseront jamais identiques. Comment expliquer cette diversité ? Par le fait que ces récitsdécrivent, non l’univers du livre lui-même,mais cet univers transformé, tel qu’il se trouvedanslapsychédechaqueindividu.Onpourraitschématiserlesstadesdeceparcoursdelamanièresuivante:

1.Récitdel’auteur 4.Récitdulecteur

↓ ↑2.Universimaginaireévoquéparl’auteur

→3.Universimaginaireconstruitparlelecteur

Onpourrait sedemandersi ladifférenceentre les stades2et3, tellequ’elleapparaîtdansceschéma,existeréellement.Existe-t-ildesconstructionsautresqu’individuelles?Ilestfacile demontrer que la réponse à cette question doit être positive. Il n’y a aucun doute,pourtoutlecteurd’Adolphe,qu’Ellénorevitd’abordaveclecomtedeP***;qu’ellelequitteensuiteetvitavecAdolphe ;qu’ils se séparent ;qu’elle le rejointàParis ; etc. Iln’ya, enrevanche, aucun moyen d’établir avec la même certitude si Adolphe est faible ousimplementsincère.

La raisonde cettedualité est que le texte évoque les faits selondeuxmodes, que j’aiproposé d’appeler : signification et symbolisation. Le voyage d’Ellénore à Paris est signifiéparlesmotsdutexte.Lafaiblesse(éventuelle)d’Adolpheestsymboliséepard’autresfaitsdel’universimaginaire,qui,eux,sontsignifiéspardesmots.Parexemple,lefaitqu’Adolphenesait pasdéfendreEllénoredans ses discours est signifié ; à son tour, ce fait symbolise sonincapacité d’aimer. Les faits signifiés sont compris : il suffit pour cela qu’on connaisse lalangue dans laquelle est écrit ce texte. Les faits symbolisés sont interprétés ; et lesinterprétationsvarientd’unsujetàl’autre.

La relation entre les stades 2 et 3, indiqués plus haut, est donc une relation desymbolisation(alorsquecellede1à2,oude3à4estdesignification).Ilnes’agitd’ailleurspasd’unerelationunique,maisd’unensemblehétérogène.Premièrement,onabrège:4est(presque)toujourspluscourtque1,doncaussi3estpluspauvreque2.Deuxièmement,onsetrompe.Dansuncascommedansl’autre,l’étudedupassagedustade2austade3nousmèneàlapsychologieprojective:lestransformationsopéréesnousrenseignentsurlesujetde la lecture :pourquoi retient-il (oumême : ajoute-t-il) tels faitsplutôtque tels autres ?

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Mais il existe d’autres transformations qui nous informent sur le processus de lecture lui-même,etcesontellesquinouspréoccuperonticiaupremierchef.

Ilm’estdifficiledediresil’étatdechosesquej’observedanslesexempleslesplusdiversde fiction est un fait universel ou s’il est conditionné historiquement et culturellement. Ilresteque,danstouslesexemples,lasymbolisationetl’interprétation(lepassagedustade2austade3) impliquent l’existenced’undéterminismedes faits.Peut-être la lectured’autrestextes,parexempledespoèmeslyriques,exige-t-elleuntravaildesymbolisationquireposesurd’autres présupposés (l’analogieuniverselle) ? Je l’ignore ; toujours est-il que, dans letextedefiction,lasymbolisationreposesurl’admission,impliciteouexplicite,d’unprincipedecausalité.Donclesquestionsqu’onposeauxévénementsquiconstituentl’imagementaledustade2sontdel’ordrede:quelleenestlacause?et:quelenestl’effet?Cesontleursréponsesqu’onajouteraàl’imagementaletellequ’onlatrouveaustade3.

Admettonsque cedéterminismeestuniversel ; cequine l’est assurémentpas, c’est laformequ’ilprendradans telou tel cas.La forme laplus simple,maispeu répanduedansnotre culture en tant quenorme de lecture, consiste en la construction d’un autre fait demêmenature.Unlecteurpeutsedire:siJeanatuéPierre(faitprésentdanslafiction),c’estque Pierre couchait avec la femme de Jean (fait absent de la fiction). Ce raisonnement,typique de l’enquête judiciaire, n’est pas appliqué sérieusement au roman : on admettacitement que l’auteur ne triche pas et qu’il nous a transmis (il a signifié) tous lesévénements pertinents pour la compréhension de l’histoire (le cas d’Armance estexceptionnel). De même pour les conséquences : il existe bien des livres qui prolongentd’autres livres, qui écrivent les conséquences de l’univers imaginaire représenté par lepremiertexte;maislecontenududeuxièmelivren’estpasconsidéréhabituellementcommeétantinhérentà l’universdupremier.Làencore, lespratiquesde la lectureseséparentdecellesdelaviequotidienne.

C’est selon une autre causalité que l’on procède habituellement lors d’une lecture-construction ; les causes et les conséquences de l’événement sont à chercher dans unematièrequine luiestpashomogène.Deuxcassemblentêtre lesplus fréquents(commeleremarquaitaussiAristote) : l’événementestperçucomme la conséquence (et/ou la cause)soit d’un trait de caractère, soit d’une loi impersonnelle. Adolphe contient de nombreuxexemples de l’une et l’autre interprétation, intégrés dans le texte même. Voici commentAdolphedécritsonpère:«Jenemesouvienspas,pendantmesdix-huitpremièresannées,d’avoir eu jamaisun entretiend’uneheure avec lui…Jene savais pas alors ce que c’étaitquelatimidité…»Lapremièrephrasesignifieunfait(l’absencedeconversationprolongée).La secondenousamèneàconsidérerce fait comme le symbolisantd’un traitdecaractère,quiestlatimidité:silepèreagitainsi,c’estqu’ilesttimide.Letraitdecaractèreestlacausedel’action.Etvoiciunexempledudeuxièmecas:«Jemedisqu’ilnefallaitrienprécipiter,qu’Ellénoreétait troppeupréparéeà l’aveuque jeméditais, etqu’il valaitmieuxattendre

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encore. Presque toujours, pour vivre en repos avec nous-mêmes, nous travestissons encalculs et en systèmes nos impuissances ou nos faiblesses : cela satisfait cette portion denous qui est, pour ainsi dire, spectatrice de l’autre. » Ici la première phrase décritl’événement,etlasecondeendonnelaraison,quiestuneloiuniverselleducomportementhumain, non un trait de caractère individuel. Ajoutons que c’est ce deuxième type decausalitéquiestdominantdansAdolphe:ceromanillustredesloispsychologiques,nondespsychologiesindividuelles.

Après avoir construit les événements qui composent une histoire, nous nous livronsdonc à un travail de réinterprétation, qui nous permet de construire, d’une part, lescaractères, de l’autre, le système d’idées et de valeurs sous-jacent au texte. Cetteréinterprétation n’est pas arbitraire ; elle est contrôlée par deux séries de contraintes. Lapremièreest contenuedans le textemême : il suffît que l’auteurnousapprenne,pendantquelquetemps,àinterpréterlesévénementsqu’ilévoque.C’estlecasdesextraitsd’Adolpheque je viens de citer : après avoir établi quelques interprétations déterministes, Constantpeutneplusnommerlacaused’unévénement;nousavonsapprislaleçon,etcontinueronsàinterprétercommeilnousl’aenseigné.Unetelleinterprétation,présentedansletextedulivre,adoncunefonctiondouble:d’unepartnousapprendrelacausedecefaitparticulier(fonctionexégétique) ;de l’autre,nous initierausystèmed’interprétationquiseraceluidel’auteur tout au long de son texte (fonction méta-exégétique). — La seconde série decontraintesvientducontexteculturel:sinouslisonsqu’unteladécoupésafemmeenpetitsmorceaux,nousn’avonspasbesoind’indicationsdansletextepourconclurequec’estlàunêtrecruel.Cescontraintesculturelles,quinesontriend’autrequeleslieuxcommunsd’unesociété (son vraisemblable), se modifient avec le temps, ce qui permet d’expliquer ladifférence d’interprétation donnée à certains textes du passé. Par exemple, l’amour extra-conjugaln’étantplusconsidérécommelapreuved’uneâmecorrompue,nousavonsparfoisdumalàcomprendrelescondamnationsportéessurtantd’héroïnesromanesquesdupassé.

Lescaractères,lesidées:desentitésdecegenresontsymboliséesàtraverslesactions;mais elles peuvent également être signifiées. C’était précisément le cas dans les extraitsd’Adolphequej’aicités:l’actionsymbolisaitlatimiditédupère;maisensuiteAdolphenousla signifiait, en disant : mon père était timide ; de même pour la maxime générale. Lescaractères et les idées peuvent donc être évoqués de deux manières : directement etindirectement. Les informations tirées de l’une et l’autre sources seront confrontées par lelecteur, lors de son travail de construction ; elles peuvent concorder ou non. Le dosagerelatif de ces deux espèces d’information a grandement varié, cela va de soi, au cours del’histoiredelalittérature:Hemingwayn’écritpascommeConstant.

Le caractèreainsi constituédoit êtredistinguédupersonnage : toutpersonnagen’estpas un caractère. Le personnage est un segment de l’univers spatio-temporel représenté,sans plus ; il y a personnages dès qu’une forme linguistique référante (noms propres,

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certains syntagmes nominaux, pronoms personnels) apparaît dans le texte à propos d’unêtre anthropomorphe. En tant que tel, le personnage n’a pas de contenu : quelqu’un estidentifiésansêtredécrit.Onpeutimaginer—etilexiste—destextesoùlepersonnageselimiterait à cela : être l’agent d’une série d’actions. Mais dès que surgit le déterminismepsychologique,lepersonnagesetransformeencaractère:ilagitainsiparcequ’ilesttimide,faible,courageux,etc.Sansdéterminisme(decetteespèce),iln’yapasdecaractère.

La construction du caractère est un compromis entre la différence et la répétition.D’unepart,ilfautassurerlacontinuité:lelecteurdoitconstruirelemêmecaractère.Cettecontinuitéestdéjàdonnéepar l’identitédunom,dontc’est la fonctionprincipale.Apartirdelà,touslesmélangessontpossibles:touteslesactionspeuventillustrerlemêmetraitdecaractère,oulepersonnagepeutavoiruncomportementcontradictoire,ouilpeutchangerl’aspect circonstancielde savie,ou ilpeut subirunemodificationprofondedecaractère…Lesexemplesviennenttropfacilementàl’espritpourqu’ilsoitnécessairedelesrappeler;iciencore, les choix sont dictés par l’histoire des styles plutôt que par l’idiosyncrasie desauteurs.

Le caractère, donc, peut être un effet de la lecture ; il existe une lecturepsychologisanteàlaquelleonpourraitsoumettretouttexte.Maisenréalitécen’estpasuneffetarbitraire;cen’estpasunhasardsinoustrouvonsdescaractèresdanslesromansduXVIII

e et du XIXe siècle, et si nous n’en trouvons pas dans les tragédies grecques ni dans lecontepopulaire.Letextecontienttoujoursenlui-mêmeunenoticesursonmoded’emploi.

Laconstructioncommethème

Unedesdifficultésdel’étudedelalecturevientdecequesonobservationestmalaisée:l’introspection est incertaine, l’enquête psycho-sociologique, fastidieuse. C’est donc avecquelquesoulagementqu’ondécouvre le travaildeconstruction représentéà l’intérieurdestextesfictionnelseux-mêmes—oùilestbeaucouppluscommodedel’étudier.

Le texte fictionnel prend la construction comme thème simplement parce qu’il estimpossible d’évoquer la vie humaine sans mentionner ce processus essentiel. Chaquepersonnage est obligé, à partir des informations qu’il reçoit, de construire les faits et lespersonnagesquil’entourent;ilestencelarigoureusementparallèleaulecteurquiconstruitl’universimaginaireàpartirdesesinformationsàlui(letexte,levraisemblable);lalecturedevientainsi(inévitablement)l’undesthèmesdulivre.

Cependantcettethématiquepeutêtreplusoumoinsvalorisée,plusoumoinsexploitée.DansAdolphe,parexemple,ellel’estdemanièretrèspartielle:seulel’indécidabilitééthique

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des actions est mise en évidence. Si l’on veut se servir des textes fictionnels comme d’unmatériaupourl’étudedelaconstruction,ilfautchoisirceuxoùelledevientundesthèmesprincipaux.ArmancedeStendhalestuntelexemple.

Toutel’intriguedeceroman,eneffet,estsoumiseàlarecherchedeconnaissance.Uneconstruction erronée d’Octave sert de point de départ : il croit qu’Armance apprécie tropl’argent, à cause d’un certain comportement (interprétation allant de l’action au trait decaractère) ; ce malentendu est à peine dissipé qu’il est suivi d’un autre symétrique etinverse:Armancecroitmaintenantqu’Octaveapprécietropl’argent.Cechassé-croiséinitialinstaure la figure des constructions à venir, Armance construit ensuite correctement sonsentiment pour Octave ; mais celui-ci met dix chapitres avant de découvrir que ce qu’iléprouve pour Armance ne s’appelle pas amitié mais amour. Pendant cinq chapitres,Armancecroitqu’Octavenel’aimepas;Octavecroitqu’Armancenel’aimepaspendantlesquinze chapitres centrauxdu livre ; lemêmemalentendu se répète vers la fin. La viedespersonnagessepasseàchercherlavérité,c’est-à-direàconstruirelesévénementsetlesfaitsqui les entourent. Ledénouement tragiquede la relationamoureusen’estpasdû, commeonl’asouventdit,àl’impuissance,maisàl’inconnaissance.Octavesesuicideàcaused’unemauvaiseconstruction:ilcroitqu’Armancenel’aimeplus.CommeleditStendhaldansunephraseemblématique:«Ilmanquaitdepénétrationetnonpasdecaractère.»

De ce résumé rapide ressort déjà que plusieurs aspects du processus de constructionpeuvent varier. On peut être l’agent ou le patient, l’émetteur ou le récepteur d’uneinformation ; on peut aussi être les deux.Octave est agent quand il dissimule ou révèle ;patientquand ilapprendouse trompe.Onpeutconstruireun fait (du«premierdegré»)ou la construction par quelqu’un d’autre de ce fait (au deuxième degré). Ainsi ArmancerenonceàsonmariageavecOctaveparcequ’elle imagineceque lesautress’imagineraientdanscecas.«Jepasseraisdanslemondepourunedamedecompagniequiaséduitlefilsde lamaison.J’entendsd’icicequediraitMme laduchessed’Ancreetmêmeles femmes lesplusrespectables,parexemplelamarquisedeSeyssinsquivoitdansOctaveunépouxpourl’unede ses filles. »Demême,Octave renonceausuicideenconstruisant les constructionspossiblesdesautres.«Sijemetue,Armanceseracompromise;toutelasociétérechercheracurieusementpendanthuitjourslespluspetitescirconstancesdecettesoirée;etchacundecesmessieursquiétaientprésentsseraautoriséàfaireunrécitdifférent.»

Cequ’onapprendsurtoutdansArmance c’estque laconstructionpeutêtre réussieoumanquée ; et si toutes les réussites se ressemblent (c’est la « vérité »), les défaillancesvarient,commele fontaussi leurscauses : lesdéfautsde l’informationtransmise.Lecas leplussimpleestceluidel’ignorancetotale:jusqu’àuncertainmomentdel’intrigue,Octavedissimulel’existencemêmed’unsecretleconcernant(rôleactif),Armanceignoreaussicetteexistence même (rôle passif). Ensuite l’existence du secret peut être connue, mais sansaucune information supplémentaire ; le récepteurpeut alors réagir en imaginant la vérité

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(Armance suppose qu’Octave a assassiné quelqu’un). Un degré ultérieur est constitué parl’illusion : l’agentnedissimulepasmais travestit ; le patientn’ignorepasmais se trompe.C’est le cas le plus fréquent dans le livre : Armance camoufle son amour pourOctave enprétendant qu’elle épousera quelqu’un d’autre ; Octave pense qu’Armance n’a que del’amitiépourlui.Onpeutêtreàlafoisl’agentetlepatientdutravestissement:ainsiOctavesecacheà lui-mêmequ’ilaimeArmance.Enfin l’agentpeut révéler lavérité,et lepatient,l’apprendre.

L’ignorance, l’imagination, l’illusion, lavérité : leprocessusdeconnaissancepassepartrois degrés aumoins avant de conduire le personnage à une construction définitive. Lesmêmes stades sont évidemment possibles dans le processus de lecture.Habituellement, laconstruction représentée dans le texte est isomorphe à celle qui prend ce texte mêmecommepointdedépart.Cequelespersonnagesignorent,lelecteurl’ignoreaussi;biensûr,d’autrescombinaisonssontégalementpossibles.Dansleromanpolicier,c’estleWatsonquiconstruitcommelelecteur;maisleSherlockHolmesconstruitmieux:deuxrôleségalementnécessaires.

Lesautreslectures

Lesdéfaillancesdelalecture-constructionnemettentnullementencausesonidentité:onnecessepasdeconstruireparceque l’informationest insuffisanteouerronée.De tellesdéfaillances, au contraire, ne font qu’intensifier le processus de construction. Il estcependantpossiblequelaconstructionneseproduiseplus,etqued’autrestypesdelectureviennentlarelayer.

Les différences d’une lecture à l’autre ne sont pas forcément là où on s’attend à lestrouver. Par exemple, il ne semble pas qu’il y ait un grand écart entre la construction àpartird’un texte littéraireetàpartird’unautre texte, référentielmaisnon littéraire.Cetteproximitéétaitsous-entenduedanslapropositionfaiteaucoursduparagrapheprécédent,à savoir que la construction des personnages (à partir dematériaux non littéraires) étaitanalogueàcelledulecteur(àpartirdutexteduroman).Onneconstruitpasla«fiction»autrement de la « réalité ». L’historien qui, à partir de documents écrits, ou le juge qui,s’appuyant sur des témoignages oraux, reconstituent, l’un et l’autre, les « faits », neprocèdentpasdifféremment,dansleprincipe,dulecteurd’Armance;cequineveutpasdirequ’ilnesubsistepasdedifférencesdedétail.

Unequestionplusdifficile,etquidépasselecadredecetteétude,concernelerapportentrelaconstructionàpartird’informationsverbalesetcellequisefaitsurlabased’autres

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perceptions. Après avoir senti l’odeur du gigot, on construit un gigot ; demême, à partird’uneaudition,d’unevision,etc.;c’estcequePiagetappellela«constructionduréel».Lesdifférencesrisquentd’êtreplusgrandesici.

Maisiln’estpasnécessaired’alleraussiloinduromanpourtrouverlamatièrequinouscontraint à un autre type de lecture. Il existe bien des textes littéraires qui ne nousconduisent à aucune construction, des textes non représentatifs. Plusieurs cas seraientmêmeà distinguer ici. Le plus évident est celui d’une certaine poésie, dite habituellementlyrique, qui nedécrit pasd’événements, qui n’évoque rienqui lui soit extérieur. Le romanmoderne,àsontour,nousobligeàunelecturedifférente:letexteestbienréférentiel,maislaconstructionnesefaitpas,carelleest,enquelquesorte,indécidable.Ceteffetestobtenupar le dérèglement d’un quelconque des mécanismes nécessaires à la construction, telsqu’on lesadécritsauxparagraphesprécédents.Pourneprendrequ’unexemple :onavuque l’identité du personnage reposait sur l’identité et l’inambiguïté de son appellation.Imaginonsmaintenantque,dansuntexte,lemêmepersonnagesoitévoquésuccessivementàl’aidedeplusieursnoms,unefois«Jean»,unefois«Pierre»ouunefois« l’hommeauxcheveux noirs » et une fois « l’homme aux yeux bleus », sans que rien ne nous signale lacoréférencedesdeuxexpressions ;ou imaginonsencoreque«Jean»désignenonunmaistroisouquatrepersonnages;àchaquefoislerésultatseralemême:laconstructionneserapluspossible,carletexteserareprésentativementindécidable.Onvoitladifférenceaveclesdéfaillances de la construction, évoquées plus haut : on passe du méconnu àl’inconnaissable. Cette pratique littéraire moderne a sa contrepartie en dehors de lalittérature : c’est le discours schizophrénique. Tout en préservant son intentionreprésentative, celui-ci rend la construction impossible, par une série de procédésappropriés(répertoriésauchapitreprécédent).

Il aura suffi pour l’instantd’avoirmarqué laplacede ces autres lectures à côtéde lalecture comme construction. La reconnaissance de cette dernière variété est d’autant plusnécessaire que le lecteur individuel, loin de soupçonner les nuances théoriques qu’ilexemplifie,litlemêmetextedeplusieursmanièresàlafois,ousuccessivement.Sonactivitéluiestsinaturellequ’elleresteimperceptible.Ilfautdoncapprendreàconstruirelalecture—quecesoitcommeconstructionoucommedéconstruction.

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