tchekhov - un duel

286
Anton Tchekhov (Чехов Антон Павлович) 1860 – 1904 UN DUEL (Дуэль) 1891 Traduction d’Henri Chirol, Paris, Perrin et C ie , 1902. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

Upload: danielstanciu244666

Post on 06-Nov-2015

59 views

Category:

Documents


2 download

TRANSCRIPT

Un duel

Anton Tchekhov( )

1860 1904

UN DUEL

()

1891

Traduction dHenri Chirol, Paris, Perrin et Cie, 1902. TABLE

3I

II16III24IV34V41VI50VII61VIII65IX68X78XI89XII98XIII106XIV110XV115XVI127XVII136XVIII143XIX149XX158XXI162

I

Il tait huit heures du matin, heure laquelle les officiers, les tchinovniks et les voyageurs, au sortir dune nuit chaude et touffante, avaient coutume de venir se plonger dans la mer, avant de prendre au casino leur tasse quotidienne de caf ou de th.

Ivan Andrtch Laevski, jeune blondin maigrelet, g de vingt-huit ans, coiff de la casquette du ministre des finances et les pieds dans des pantoufles, trouva, ce jour-l, sur le rivage beaucoup de figures de connaissance, parmi lesquelles celle de son ami, le mdecin militaire Samolenko.

Avec sa grosse tte tondue de prs, son manque de cou, sa face rouge et ride orne dun nez colossal, ses sourcils noirs et touffus et ses favoris gris, sa corpulence imposante et, par-dessus tout, sa voix enroue de basse, Samolenko produisait, de prime abord, une impression peu flatteuse dofficier sorti du rang et braillard; mais quand on le revoyait deux ou trois fois de suite, son visage commenait plaire davantage, et on finissait par le trouver extrmement doux, bon et mme beau.

En dpit de sa gaucherie et de sa voix rude, ctait, en effet, un homme paisible, immensment bon, placide et serviable. Il tutoyait tout le monde dans la ville, prtait de largent qui lui en demandait, soignait les malades, faisait les demandes en mariage, rconciliait les gens brouills, et organisait des pique-niques, pour lesquels il faisait rtir une volaille et confectionnait une excellente soupe aux poissons; en un mot, il soccupait toujours de quelque chose et se montrait constamment de bonne humeur. Selon lavis de tous, il navait aucun dfaut, et on ne pouvait, la grande rigueur, lui reprocher que deux petites faiblesses: il sefforait de cacher sa bont sous un abord rude et un regard svre, et il aimait que les soldats et les aides-mdecins lappelassent: Votre Excellence, bien quil ne ft que conseiller dtat.

Dis-moi, Alexandre Davidovitch commena Laevski, quand ils furent tous deux dans leau jusquaux paules, jai une question te poser. Supposons que tu aies aim une femme, et que tu laies emmene avec toi; tu as vcu avec elle un peu plus de deux ans, et ensuite, comme cela arrive frquemment, ton amour a pass et tu sens quelle test devenue compltement trangre. Que feras-tu dans ce cas?

Cest bien simple. Va-ten, ma chre, tous les diables! et voil tout notre entretien.

Cest facile dire. Mais, si elle na pas dasile o se rfugier? Si cest une femme isole, sans famille, sans argent, ne sachant pas travailler...

Eh bien! On lui donne en une fois cinq cents roubles, ou bien on lui sert une pension de vingt-cinq roubles par mois, il ny a pas autre chose faire. Cest bien simple!

Admettons que tu aies les cinq cents roubles dun coup ou les vingt-cinq par mois, mais la femme dont je te parle est intelligente et fire. Te rsoudras-tu lui offrir de largent? Et sous quelle forme?

Samolenko allait rpondre, quand une grosse lame les recouvrit soudain, courut jusquau rivage et en rebondit avec fracas au milieu des rochers pars. Les deux amis regagnrent la rive et se mirent se rhabiller.

Il est en effet assez difficile de vivre avec une femme quon naime pas dit Samolenko, en secouant le sable de ses souliers; mais il faut pourtant raisonner avec humanit, Vania. Pour moi je cacherais soigneusement la femme la fin de mon amour, et je continuerais de vivre avec elle jusqu ma mort.

Mais il eut aussitt honte de ses paroles, et, se reprenant, ajouta:

Mais je naurai jamais, dailleurs, affaire avec les femmes. Quelles aillent toutes au diable!

Les amis, une fois rhabills, se dirigrent vers le casino. Samolenko tait l dans son lment, et y avait mme des vases exprs pour lui. Chaque matin, on lui apportait sur un plateau une tasse de caf, un verre haut facettes avec de leau et de la glace, et un petit verre de cognac. Il commenait alors par avaler le cognac; puis il buvait le caf trs chaud, et enfin leau et la glace, et cela devait tre excellent, car, aprs cette absorption, ses yeux devenaient doucereux, huileux; il se passait lentement la main sur les favoris, et disait, en regardant la mer:

Quel beau point de vue!

Aprs une longue nuit, passe en de tristes et inutiles penses qui lempchaient de dormir et augmentaient encore, lui semblait-il, la chaleur et lobscurit, Laevski se sentait abattu et mou. Il ne se trouva gure mieux aprs son bain, ni aprs son caf.

Poursuivons notre conversation, Alexandre Davidovitch, dit-il; je ne te cacherai pas, mais tavouerai bien franchement au contraire, comme un ami, que cela va trs mal avec Nadijda Fdorovna... trs mal! Excuse-moi de te rvler ainsi mes secrets; mais jai besoin de causer.

Samolenko, pressentant la suite de lentretien, baissa les yeux et frappa des doigts sur la table.

Jai vcu deux annes avec elle, et jai cess de laimer, continua Laevski, ou plutt, jai fini par comprendre que lamour navait jamais exist... Ces deux annes furent une duperie.

Laevski avait lhabitude en causant dexaminer soigneusement les paumes de ses mains, de ronger ses ongles ou encore de chiffonner ses manchettes avec ses doigts; et il ne sen faisait pas faute en ce moment.

Je sais parfaitement que tu ne peux mtre daucun secours, dit-il, mais je te le raconte, parce que, pour les hommes rats et inutiles comme nous, le salut est dans la conversation. Je dois gnraliser chacun de mes actes, je dois trouver lexplication et la justification de ma vie inepte dans quelques thories, dans des types de la littrature, dans cette raison, par exemple, que, nous autres nobles, nous sommes dgnrs, et ctera... Ainsi, la nuit dernire, je me suis consol, en pensant tout le temps: ah! comme Tolsto a raison, impitoyablement raison! Et cette rflexion ma beaucoup soulag. Dailleurs, frre, cest l un bien grand crivain!

Samolenko, qui navait jamais lu Tolsto, mais avait, chaque jour, le dessein de le lire, fut un peu dconcert, et dit:

Oui, les autres crivains peignent daprs leur imagination, lui seul copie la nature...

Mon Dieu! soupira Laevski, quel point sommes-nous gts par la civilisation! Je me mis aimer une femme marie; elle maima aussi... Dabord, ce furent des baisers, et de douces soires, et des serments, et Spencer, et lidal, et des intrts communs... Quel mensonge! Nous crmes fuir le vide de notre vie intellectuelle; mais nous nous trompions nous-mmes, car, en ralit, nous ne faisions que fuir le mari. Et notre avenir se dessina ainsi: aller au Caucase, o, durant le temps ncessaire pour faire connaissance avec lendroit et avec les gens, je prendrais un emploi de fonctionnaire; puis, nous achterions un coin de terre, et, travaillant la sueur de notre front, nous y cultiverions un vignoble, un champ, et le reste. Si, ma place, il se ft agi de toi-mme ou de ton ami Von Koren, vous eussiez ainsi vcu avec Nadijda Fdorovna au moins trente ans, et vos descendants auraient hrit dun riche vignoble et de mille dciatines de terrain sems de mas; mais, pour moi, je dfaillis ds le premier jour. En ville, ctait lennui, la chaleur torride, lisolement; quant la campagne; elle tait infeste de scorpions, de serpents et danimaux nuisibles, et au del stendait le dsert born de montagnes. Des gens trangers, une nature trangre, une civilisation pitoyable, tout cela, frre, nest pas aussi agrable que de se promener en pelisse sur la perspective Nevski en donnant le bras Nadijda Fdorovna, et en rvant aux pays chauds. Ici, il faut lutter non pour la vie, mais pour la mort, et vois quel beau guerrier je suis! Un pauvre neurasthnique, un fainant... Ds le premier jour, jai compris le nant de mes projets dune existence laborieuse et de la culture dun vignoble. En ce qui concerne lamour, je puis te dire que vivre avec une femme qui a lu Spencer et est venue pour vous au bout du monde, nest pas plus intressant que de le faire avec une Akoulina ou une Anphise quelconque. Dans les deux cas, cela sent le fer friser, la poudre et les mdicaments; ce sont les mmes papillotes, chaque matin, et la mme duperie.

On ne peut pas vivre en mnage sans fer friser dit Samolenko, rougissant dentendre Laevski lui parler aussi librement dune dame quil connaissait. Je remarque, Vania, que tu nes pas aujourdhui de bonne humeur... Nadijda Fdorovna est une femme charmante, instruite, et toi tu es un homme trs intelligent... Pourquoi ne feriez-vous pas un bon couple? Il est vrai que vous ntes pas maris continua Samolenko en lorgnant les tables voisines, mais cela nest pas de votre faute... il faut tre exempt de prjugs et se tenir au niveau des ides en cours... Moi-mme je tiens pour le mariage civil, oui... Mais, mon avis, une fois quon sest unis, il faut le rester jusqu la mort.

Sans amour?

Laisse-moi texpliquer dit Samolenko. Il y a huit ans, nous avions ici comme agent un vieillard fort intelligent; et voici ce quil disait: Dans la vie de famille, la qualit primordiale est la patience. Comprends-tu, Vania? Non pas lamour, mais la patience... Lamour ne peut durer bien longtemps. Tu as vcu deux annes avec lamour, et maintenant ton existence familiale entre dans une priode o, pour conserver lquilibre, tu dois mettre en uvre la patience...

Le conseil de ton vieillard est pour moi une absurdit. Il peut faire lhypocrite, sexercer la patience et regarder lhomme qui naime pas comme un sujet ncessaire pour son exercice; mais je ne suis pas encore tomb aussi bas; quand je voudrai mexercer la patience, je machterai des altres de gymnastique, ou un cheval difficile, mais je laisserai en paix mon prochain.

Samolenko commanda au garon du vin blanc et de la glace. Quand ils eurent vid chacun leur verre, Laevski demanda subitement:

Dis-moi, sil te plat, ce que cest que le ramollissement du cerveau?

Cest... comment texpliquer?... une maladie, o la cervelle devient plus molle... comme si elle se liqufiait.

Cest gurissable?

Oui, si la maladie est soigne temps... Des douches froides, un vsicatoire... Allons, tu as quelque chose au dedans de toi...

Oui... Tu vois quelle est ma situation. Je ne puis vivre avec elle; cest au-dessus de mes forces. Tant que je suis avec toi, je philosophie, je souris, mais une fois rentr chez moi, je perds courage. Et cest au point que, si on venait me dire, par exemple, que je dois vivre encore un mois avec elle, il me semble que je me tirerais une balle dans la tte. Et pourtant il est impossible de me sparer delle... O se rfugierait-elle? Chez qui irait-elle? Tu ne trouves rien... Et voil ce que je te demande: que faire?

Oui, grogna Samolenko, qui ne savait que rpondre. Et elle taime?

Oui, elle maime, parce quun homme est ncessaire son ge et son temprament. Il lui serait aussi difficile de me quitter que de laisser l sa poudre et ses papillotes. Je suis pour elle une partie intgrante de son boudoir.

Samolenko resta interloqu.

Tu nes pas de bonne humeur aujourdhui, Vania. Tu nas peut-tre pas dormi.

Oh! trs mal dormi... En gnral, frre, je me sens mal laise... La tte est vide, le cur engourdi, je suis faible... Il me faut fuir!

O cela?

L-bas, vers le nord. Vers les pins, vers les champignons, vers le monde et les ides... Je donnerais la moiti de ma vie pour tre en ce moment dans le gouvernement de Moscou ou dans celui de Toula, pour me baigner dans une rivire, pour avoir froid, vois-tu, pour me promener doucement avec un tudiant, ft-ce le plus bte, et causer, bavarder... Et la bonne odeur du foin, ten rappelles-tu? Et le soir, quand on se promne dans un jardin, que de la maison arrivent les sons dun piano, quon entend le passage dun train...

Laevski sourit de plaisir; dans ses yeux pointrent des larmes, et, afin de les cacher, il se retourna vers une table voisine pour prendre des allumettes.

Voil dix-huit ans que je nai pas t en Russie, dit Samolenko, et jai tout oubli. Pour moi, il ny a pas de contre plus belle que le Caucase.

Virechtchaguine a peint un tableau, o lon voit des condamns mort languir dans le fond dun puits profond. Ton Caucase superbe me fait leffet de ce puits. Si lon me proposait le choix entre ltat de ramoneur Ptersbourg, ou celui de prince ici, passant son temps, tendu sous un platane, contempler cette idiote et sale Lesghie, je prendrais le mtier de ramoneur. Mais ta Circassie et ses habitants, quelle btise au fond!

Ne dis pas cela.

Laevski devint pensif. Samolenko considra son corps un peu courb, ses yeux fixs sur un point, son visage ple o perlait la sueur et ses tempes creuses, ses ongles rongs, et la pantoufle qui pendait au talon et dissimulait mal un bas ravaud, et il se sentit pris de piti; Laevski lui parut un enfant sans dfense, et par associations dides il lui demanda:

Ta mre vit encore?

Oui, mais nous nous sommes brouills. Elle na pas voulu me pardonner cette alliance.

Samolenko aimait son ami. Il voyait en Laevski un bon garon, un tudiant, un homme avec qui on pouvait boire un verre, rire et causer agrablement.

la vrit, tout ne lui plaisait pas absolument. Laevski buvait beaucoup et hors de propos, jouait aux cartes, mprisait son emploi, vivait dun train de maison au-dessus de ses moyens, employait frquemment dans la conversation des expressions peu releves, se promenait dehors en pantoufles, et se disputait publiquement avec Nadijda Fdorovna, et tout cela ne convenait pas Samolenko. Mais, dautre part, Laevski avait t la facult de philologie, recevait deux grosses revues, parlait parfois de choses incomprhensibles pour beaucoup, vivait avec une femme instruite, et Samolenko, sans bien comprendre tout, estimait Laevski et le considrait comme suprieur lui.

Encore un point, dit Laevski, en secouant la tte, seulement cest entre nous... Tant que je ne le dirai pas Nadijda Fdorovna, ne lui en cause pas... Voil trois jours que jai reu une lettre, mannonant que son mari est mort dun ramollissement du cerveau.

Dieu lui donne le paradis! soupira Samolenko. Pourquoi le lui caches-tu?

Lui montrer cette lettre voudrait dire: consentez notre mariage lglise. Et je dois dabord claircir nos relations. Quand elle sera convaincue de limpossibilit o nous sommes de vivre ensemble, alors je lui montrerai la lettre. Car il ny aura plus, en ce cas, aucun danger.

Sais-tu quelque chose, Vania? Eh bien! marie-toi, mon ami! dit Samolenko; et son visage prit soudain une expression triste et suppliante, comme sil implorait pour son propre compte et craignait un refus.

Et pourquoi?

Accomplis ton devoir lgard de cette charmante femme. Son mari est mort, et la Providence te montre ainsi ce que tu dois faire.

Mais comprends donc, original, que cest impossible. Se marier sans amour est aussi lche et indigne dun homme que, par exemple, servir la messe si lon na pas la foi.

Mais tu es li!

Par quoi donc? demanda Laevski avec exaspration.

Parce que tu las enleve son mari et las prise sous ta responsabilit.

Mais je le dis pourtant en bonne langue russe que je ne laime pas.

Mais, dfaut damour, tu peux lestimer, la rendre heureuse...

Lestimer, la rendre heureuse... dit Laevski en le contrefaisant, comme si ctait une abbesse de couvent... Tu fais un bien mauvais psychologue et physiologue, si tu crois quon peut vivre avec une femme sur les seules bases du respect et de lestime. Pour la femme, il faut avant tout un lit.

Vania, Vania... fit Samolenko interdit.

Tu es un vieil enfant et un thoricien, et moi je suis un jeune vieillard et un homme pratique, et nous ne nous comprendrons jamais lun lautre. Cessons plutt cet entretien... Moustapha! cria Laevski au garon, combien devons-nous?

Non, non!... dit le docteur en saisissant la main de Laevski. Cest moi qui paierai. Jai command. Porte mon compte! cria-t-il Moustapha.

Les amis se levrent et longrent en silence le quai. lentre du boulevard, ils sarrtrent et se serrrent la main.

Vous tes trop gts, Messieurs! dit Samolenko en soupirant. Le sort ta donn une femme jeune, belle, instruite, et tu la refuses; et moi, je me contenterais dune vieille bossue, mais bonne et caressante! Je vivrais avec elle dans mon vignoble, et...

Samolenko, se reprenant, ajouta:

Pourvu que la vieille sorcire y plat un samovar!

Ayant quitt Laevski, il suivit le boulevard. Quand il se promenait ainsi, majestueux et lourd, le visage svre, dans son sarrau blanc comme la neige et ses bottes merveilleusement cires, projetant en avant sa poitrine o brillait le Vladimir avec le ruban, il se trouvait trs son got, et il lui semblait que tout le monde le regardait avec plaisir. Sans dtourner la tte, il lorgnait les chausses et trouvait le boulevard bien construit, les jeunes cyprs, les eucalyptus et les palmiers cacochymes fort beaux et promettant pour plus tard une ombre paisse, et les Tcherkesses un peuple honnte et hospitalier.

Il est trange que le Caucase ne plaise pas Laevski pensait-il cest trs trange.

Un groupe de cinq soldats vint sa rencontre et lui rendit les honneurs. Sur le trottoir de droite du boulevard, passa la femme dun tchinovnik avec son fils, un lycen.

Maria Konstantinovna, bonjour! lui cria Samolenko, avec un aimable sourire. Vous allez vous baigner? Ah! Ah!... Mes respects Nicodme Alexandrovitch!

Et il continua sa route, toujours souriant; mais il aperut, venant sa rencontre, laide-major militaire Byline, et, fronant les sourcils, larrta pour lui demander:

Y a-t-il quelquun au lazaret?

Personne, Votre Excellence.

Comment?

Personne, Votre Excellence.

Trs bien, va...

Et, se dandinant majestueusement, il se dirigea vers un kiosque, derrire le comptoir duquel tait assise une vieille juive potele, se faisant passer pour gorgienne, et lui dit du mme ton quil et command un rgiment:

Soyez assez aimable pour me donner de la limonade!

II

Linimiti de Laevski pour Nadijda Fdorovovna se traduisait principalement de deux faons: dabord tout ce quelle disait ou faisait lui paraissait un mensonge, et ensuite, tout ce que lui-mme lisait contre les femmes et contre lamour lui semblait se rapporter merveilleusement sa propre situation.

Quand il rentra chez lui, elle tait assise prs de la fentre, bien habille et lgamment peigne, et, avec un regard soucieux, buvait du caf, tout en feuilletant le fascicule dune grosse revue. Laevski se dit que laction de boire du caf ne constituait pas une occupation assez soutenue pour mriter un front aussi proccup, et quelle avait bien en vain confectionn une coiffure la mode, car elle navait rien qui pt plaire personne. Et il vit aussi un mensonge dans la lecture de la revue; il pensa quelle stait habille et peigne pour paratre belle, et quelle lisait pour paratre intelligente.

Cela ferait-il quelque chose, si jallais aujourdhui me baigner?

Quoi donc? que tu y ailles ou non, il nen rsultera pas de tremblement de terre, je suppose...

Non, je demande seulement si le docteur ne se fchera pas.

Alors, demande-le-lui; je ne suis pas docteur, moi.

Nadijda Fdorovna dplaisait cette fois Laevski plus que jamais, parce quelle avait laiss dcouvert son cou blanc, et portait des papillotes de cheveux sur la nuque.

Laevski se souvint quAnna Karnine quand elle cessa daimer son mari, fut choque de mme par ses oreilles, et il pensa en lui-mme: Comme cest exact! comme cest exact!

Sentant sa tte faible et comme vide, il gagna son cabinet o il sallongea sur un divan, aprs avoir recouvert sa figure dun mouchoir, pour ne pas tre ennuy par les mouches. Des penses lourdes et inconsistantes se droulaient pniblement dans son cerveau, tel un long convoi par un soir orageux dt, et il tomba bientt dans un demi-sommeil.

Il lui sembla tre coupable envers Nadijda Fdorovna et envers son mari, et avoir caus la mort de ce dernier; il lui parut encore avoir rpondre de ses actes devant son existence quil avait gche, devant le monde des ides leves, du savoir et du travail, et ce monde merveilleux se prsenta ses yeux comme possible et effectif, non ici sur un rivage o errent des Turcs affams et des Abases indolents, mais l-bas, au nord, au pays de la musique, du thtre, des journaux et des autres produits de lesprit intellectuel. Il ny avait que l-bas quil ft possible de se montrer honnte, intelligent, juste et cultiv; ici ctait impossible. Il saccusa encore de navoir aucun idal ni aucune ide directrice dans sa vie, bien quil ne saist que trs confusment ce que cela voulait dire. Il y a deux ans, quand il commena sprendre de Nadijda Fdorovna, il lui sembla que, pour chapper au vide et la trivialit de la vie, il devait partir avec elle au Caucase; et, maintenant, il tait convaincu que, pour recouvrer ce qui lui manquait, il devait abandonner cette femme et regagner Ptersbourg.

Senfuir! murmura-t-il, en se rongeant les ongles, schapper!

Et il se vit, par limagination, assis sur le pont dun vapeur et y buvant de la bire, tout en causant avec les dames. Puis, Sbastopol, il prenait le train et partait. Salut, libert! Les stations dfilaient les unes derrire les autres; latmosphre devenait plus froide et plus dure, on voyait apparatre des bouleaux, des sapins; ctait Koursk, ctait Moscou... Au buffet, on mangeait du tchi, du mouton au gruau, de lesturgeon, de la bire; en un mot, ce ntait plus lAsie, mais la Russie, la vraie Russie. Les passagers du train causaient entre eux de commerce, des nouvelles chanteuses, des sympathies franco-russes; partout se dvoilait une vie intellectuelle, civilise... Plus vite! Plus vite!... Voil enfin la Nevski, la Bolchaa Morskaa, et la rue de Kovno, o il vivait jadis avec les autres tudiants, voil le ciel gris et doux, la petite pluie froide, les cochers tout tremps...

Ivan Andrtch! cria une voix de la chambre voisine, tes-vous ici?

Je suis ici! rpondit Laevski; que dsirez-vous?

Des papiers signer!

Laevski se leva paresseusement, un peu tourdi, et en billant et tranant ses pantoufles, passa dans la pice contigu. la porte donnant sur la rue, se tenait un de ses jeunes collgues, qui talait des papiers timbrs sur le rebord de la fentre.

Tout de suite! mon cher, dit doucement Laevski, en allant chercher un encrier; puis, se penchant la fentre, il signa les papiers sans les lire, et ajouta:

Quelle chaleur!

Oui. Vous viendrez aujourdhui?

Je ne sais pas trop... Je ne suis pas bien mon aise. Dites donc, mon cher, Chechkovski, que jirai le voir aprs le dner.

Le tchinovnik sortit.

Laevski retourna sallonger sur son divan et se mit rflchir.

Et il faut ainsi, pensa-t-il, peser et examiner toutes les circonstances. Avant que de partir dici, je dois payer mes dettes, qui se montent deux mille roubles environ; et je nai pas dargent... Dailleurs, cest l une chose peu importante, car jen payerai tout de suite une partie, et jenverrai le surplus de Ptersbourg... Le principal, cest Nadijda Fdorovna... Avant tout, il faut mettre au clair nos rapports... oui.

Aprs un instant dattente, il se demanda sil nirait pas prendre conseil auprs de Samolenko?

Je puis y aller, se dit-il, mais quel profit en tirerai-je? Je lui parlerai de nouveau mal propos du boudoir, des femmes, de ce qui est honnte ou dshonnte. quoi peut-il servir de discourir sur le bien et le mal, sil me faut, avant tout, sauver ma vie, si jtouffe dans cette maudite captivit, si je me tue?... Il faut, en rsum, comprendre que la prolongation dune existence telle que la mienne est une lchet et une cruaut devant laquelle tout le reste parat doux et futile. Oh! senfuir! senfuir! fit-il en sasseyant.

Le rivage solitaire de la mer, la chaleur torride et luniformit des montagnes aux reflets lilas fonc, lui versaient leur mlancolie, lendormaient et lui enlevaient, lui semblait-il, ses facults. Peut-tre tait-il au fond intelligent, plein de talent, remarquablement honnte; peut-tre bien, si la mer et les montagnes ne lenserraient pas ainsi de tous cts, se rvlerait-il comme un excellent travailleur de la terre, comme un homme dtat, comme un orateur, comme un publiciste ou un hros, qui sait? Dans ces conditions, au lieu de discuter sur le bien et le mal, sur lutilit ou les dons de son tre, ne valait-il pas mieux svader de prison, en renversant les murs et trompant les geliers? Tout devient honnte en certaines circonstances. deux heures, Laevski et Nadijda Fdorovna sassirent table, pour djeuner. Quand la cuisinire lui servit une soupe au riz et aux tomates, Laevski dit:

Tous les jours cest la mme chose. Pourquoi ne faites-vous pas du tchi.

Il ny a pas de choux.

Cest trange. Chez Samolenko, on fait de la soupe aux choux, et aussi chez Maria Konstantinovna; je suis le seul ici qui doive avaler cette sauce doucereuse. Cela ne peut pas durer, ma chrie.

Comme cela se produit dans la grande majorit des mnages, Laevski et Nadijda Fdorovna ne pouvaient auparavant terminer un seul repas sans scnes de reproches, caprices ou histoires semblables; mais, depuis que Laevski avait rsolu de mettre fin cette existence, il sefforait de bien traiter sa compagne, lui parlait doucement et amicalement, souriait, lappelait chrie, et, aprs le repas, lembrassait sur le front.

Le got de cette soupe ressemble celui du jus de rglisse, dit-il avec un sourire et en sefforant de paratre affable; mais il ne put se contenir et scria:

Personne, chez nous, ne sintresse au mnage... Si tu es ainsi malade, ou prise par tes lectures, alors je moccuperai de la cuisine.

Elle et rpondu jadis: ton aise, ou bien encore: Je vois que tu veux faire de moi une cuisinire; mais, cette fois, elle se contenta de le regarder timidement en rougissant.

Comment te sens-tu aujourdhui? lui demanda-t-il aimablement.

Pas mal, aujourdhui, sauf un peu de faiblesse.

Fais bien attention, ma chrie. Jai toujours peur pour toi.

Nadijda Fdorovna tait toujours maladive. Samolenko disait quelle avait une fivre intermittente et la bourrait de quinine; un autre docteur, Oustimovitch, homme grand, maigre et misanthrope, qui restait toute la journe chez lui, et, vers le soir, se promenait le long du rivage, les mains croises derrire le dos et la canne haute, et crachait dans leau, prtendait que ctait une maladie de femme et lui ordonnait des compresses chaudes. Au temps o Laevski aimait sa compagne, cette maladie excitait sa compassion et leffrayait; mais maintenant il ny voyait plus quun mensonge. Le visage jaune et ensommeill, le regard mou et les billements de la jeune femme, aprs ses attaques de fivre; son immobilit pendant les accs de fivre, o, enveloppe dun plaid et toute recroqueville, elle ressemblait plus un enfant qu une femme; lair touffant de sa chambre, tout cela, lavis de Laevski, ne pouvait quenlever lillusion et tait une protestation contre lamour et le mariage.

Comme second plat, on lui servit des pinards aux ufs durs, et Nadijda, en tant que malade, une gele au lait. Quand, avec son visage proccup, elle commena toucher la gele de sa cuillre et la manger indolemment, en buvant le lait, et quil lentendit avaler les gorges, une telle haine lenvahit que la tte lui en dmangea. Il reconnut toutefois que ctait l un sentiment quon cacherait mme un chien; et il sen fcha, non contre lui-mme, mais contre la jeune femme qui veillait en lui une pareille animosit, et il comprit alors pourquoi les amants tuent parfois leurs matresses. Certes, il ne tuerait jamais, quant lui; mais, sil lui arrivait dtre jur, il innocenterait le meurtrier.

Merci, ma chrie, dit-il aprs le repas, et il embrassa Nadijda Fdorovna sur le front.

Rentr dans son cabinet, il sy promena durant cinq minutes, en regardant de ct ses bottes; puis il sassit sur le divan, les prit dans ses mains, et murmura:

Men aller! menfuir! claircir nos rapports et menfuir!

Il sallongea sur le divan et se rappela de nouveau que le mari de Nadijda Fdorovna tait mort, peut-tre par sa faute lui.

Rendre un homme responsable de ce quil a aim ou cess daimer, cest stupide, se dit-il avec conviction, en mettant ses bottes. Lamour et la haine ne dpendent pas de nous. En ce qui concerne le mari, je suis peut-tre une cause indirecte de sa mort; mais en quoi suis-je responsable, si jai aim sa femme, et si celle-ci ma aim?

Il se leva, prit sa casquette, et se dirigea vers la demeure de son collgue Chechkovski, o les tchinovniks se runissaient chaque jour pour jouer au vinte et boire de la bire frache.

Avec mon indcision, je rappelle Hamlet, pensa Laevski en chemin; comme Shakespeare tait bon observateur! Ah! comme cest exact!

III

Afin dallger son ennui, et aussi pour rendre service aux malheureux voyageurs ou aux nouveaux arrivs sans famille, qui, faute dune auberge dans la ville, neussent trouv nulle part manger, le docteur Samolenko avait organis chez lui une sorte de table dhte.

lpoque de notre rcit, il navait que deux pensionnaires: le jeune zoologiste Von Koren, qui passait lt sur les bords de la mer Noire, afin dtudier lembryologie des mduses, et le diacre Pabidof, sorti depuis peu du sminaire et envoy en cette ville pour y remplir provisoirement les fonctions dun vieux diacre, tomb malade. Ils payaient tous deux pour les deux repas douze roubles par mois, et Samolenko leur avait fait promettre dtre bien exacts, chaque jour, deux heures.

Von Koren arrivait habituellement le premier; il sasseyait en silence dans le salon, et, prenant un album sur la table, se mettait examiner les photographies ternies de quelques messieurs inconnus en pantalons larges et chapeaux hauts de forme et de dames en crinolines et en bonnets.

Samolenko lui-mme nen connaissait que trs peu par leur nom, et, pour les autres, se contentait de dire en soupirant: Ctait une personne de beaucoup desprit, de beaucoup dintelligence!

Aprs avoir pass en revue tous les portraits, Von Koren prenait un pistolet sur une tagre, et, fermant lil gauche, visait longuement le portrait du prince Vorontsof, ou bien il sarrtait devant la glace, et regardait son visage brun, son grand front et ses cheveux noirs friss comme ceux dun ngre; puis sa chemise dindienne gristre grosses fleurs, semblable un tapis persan, et sa large ceinture de cuir remplaant le gilet. Cette auto-contemplation lui procurait une jouissance presque aussi grande que lexamen des photographies ou du pistolet la riche monture. Il tait trs satisfait de sa figure la barbe bien coupe, de ses larges paules, tmoignant de sa belle sant et de sa robuste constitution, et aussi de son costume lgant, depuis la cravate sharmonisant bien avec la chemise, jusquaux souliers jaunes.

Durant ce temps, Samolenko soccupait dans la cuisine ou dans lantichambre; sans surtout ni gilet, la poitrine nue, il sagitait, tournait autour des tables, apprtait la salade ou quelque sauce, ou bien la viande, les concombres et loignon dune vinaigrette au kvass, et tout en soccupant, carquillait les yeux sur lordonnance qui laidait, et agitait dans sa direction un couteau, ou une cuillre.

Apporte le vinaigre! commandait-il.

Mais cela nest pas du vinaigre, mais de lhuile dolive, criait-il en tapant du pied, o donc es-tu pass, animal?

Je cherche lhuile, Votre Excellence, rpondait le soldat, intimid par la grosse voix.

Plus vite! Elle est dans larmoire! Et dis Daria quelle ajoute dans le pot du fenouil avec les concombres! Du fenouil! Couvre la crme, fainant, que les mouches ny tombent pas!

Toute la maison rsonnait de sa voix. Dix ou quinze minutes avant les deux heures, le diacre arrivait: ctait un jeune homme de vingt-deux ans, maigre, imberbe, aux cheveux longs et aux moustaches commenant poindre. En pntrant dans le salon, il se signait, les yeux tourns vers licone, et avec un sourire tendait la main Von Koren.

Bonjour! disait froidement le zoologiste; o tiez-vous donc?

Je pchais prs de lembarcadre des bufs.

Ah!... Je vois, diacre, que vous ne vous occuperez jamais daffaire srieuse.

Pourquoi donc le ferais-je? Nous navons pas affaire un ours, et il ne se sauvera pas dans la fort, comme dit le proverbe, rpondait le diacre en souriant, et en fourrant les mains dans les poches profondes de sa soutanelle blanche.

Personne ne peut avoir le dernier mot avec vous soupirait le zoologiste.

Quinze vingt minutes scoulaient; on nappelait pas encore pour le repas, mais on entendait lordonnance courir du vestibule la cuisine, et vice versa, en faisant rsonner ses bottes, et Samolenko crier:

Sers la table! Que fais-tu? Rince dabord les verres.

Le diacre et Von Koren affams applaudissaient et frappaient du talon pour exprimer leur impatience, tels les spectateurs du paradis dun thtre. La porte souvrait enfin, et lordonnance harasse dclarait que le dner tait prt. Dans la salle manger, ils trouvaient leur amphitryon, pourpre, tout moite de la chaleur de la cuisine, et en colre, qui les regardait furieusement sans rpondre leurs questions; avec une expression de crainte, il soulevait le couvercle de la soupire et servait ses deux convives, et ce nest que lorsquil stait assur quils mangeaient avec apptit et que le plat leur convenait, quil respirait plus librement et sasseyait dans son fauteuil. Son visage devenait langoureux, huileux... Il se versait lentement un petit verre deau-de-vie et disait:

la sant de la jeune gnration!

Depuis sa conversation avec Laevski, Samolenko se sentait au fond de lme une certaine oppression, en dpit de son excellente disposition desprit; il avait piti de son ami et dsirait lui porter secours.

Aprs avoir aval son verre deau-de-vie avant la soupe, il poussa un soupir et dit:

Jai vu ce matin Vania Laevski. Lexistence lui est difficile; les cts matriels de la vie ne lui sont dailleurs pas trs consolants, mais cest surtout la psychologie qui la dprim. Pauvre garon!

Il ne me fait aucune piti! dit Von Koren. Si cet homme-l se noyait jamais, je le pousserais encore laide de ma canne: noie-toi, frre, noie-toi...

Ce nest pas vrai. Tu ne ferais pas cela.

Pourquoi donc? dit le zoologiste, en secouant les paules; je suis aussi capable que toi dune bonne action.

Est-ce que noyer un homme constitue une bonne action? dit le diacre en riant.

Quand il sagit de Laevski, oui.

Il me semble quil manque quelque chose dans la sauce au kvass... dit Samoilenko, qui dsirait changer le cours de la conversation.

Laevski est absolument nuisible, et aussi dangereux pour la socit que le microbe du cholra, poursuivit Von Koren, le noyer est donc mritoire.

Cela ne te fait pas honneur de parler ainsi de ton prochain; dis-moi: pourquoi le dtestes-tu?

Ne dis pas de btises, docteur. Har et mpriser un microbe, ce serait stupide; mais regarder comme son prochain le premier venu, cela dnote un manque de jugement, cest renoncer toutes relations quitables avec les gens, cest en un mot sen laver les mains. Je considre ton Laevski comme un mauvais garnement, je ne te le cache pas, et je me comporterai avec lui daprs ce principe, sans aucun scrupule; tu le regardes comme ton prochain, et cela veut dire que ta conduite son gard est la mme quavec le diacre ou avec moi, cest--dire que cela test gal. Tu es galement indiffrent envers tout le monde.

Mauvais garnement!... marmotta Samolenko, en fronant les sourcils avec dgot, tu texprimes, Dieu te pardonne, comme...

On juge les gens daprs leurs actes, continua Von Koren.

Jugez-en donc, mon cher diacre... reprit-il. Lactivit de M. Laevski vous est expose sans dtours, telle quune longue lettre chinoise, et vous pouvez la lire du commencement la fin. Qua-t-il fait durant les deux annes quil a vcues ici? Comptons sur nos doigts. Dabord, il a enseign aux habitants de la ville jouer au vinte; auparavant ce jeu tait inconnu ici, et maintenant on y joue du matin jusquau milieu de la nuit, et tout le monde y prend part, mme les femmes et les imberbes; secondement, il a appris aux habitants boire de la bire, qui tait galement inconnue ici, il y a deux ans; ils lui doivent aussi leurs connaissances sur les diverses sortes deaux-de-vie, si bien que leurs yeux renfoncs peuvent prsent distinguer leau-de-vie de Kochelef du Smirnof n 21. Troisimement si jadis on vivait ici en concubinage, ctait du moins en secret, pour les mmes raisons qui font que les voleurs volent en cachette, et non en public; ladultre tait regard comme quelque chose quil ne faut pas taler devant tous les yeux; ce point de vue, Laevski se montre un vrai pionnier de la dbauche, car il vit ouvertement avec une femme qui nest pas lui. En quatrime lieu...

Von Koren avala prestement son poisson hach au kvass et rendit son assiette lordonnance.

Jai compris mon Laevski, poursuivit-il en se tournant vers le diacre, ds le premier mois de nos relations. Nous sommes venus ici en mme temps.. Les gens comme lui aiment beaucoup lamiti, les rapprochements, la solidarit et ce qui y ressemble, parce quils ont toujours besoin de compagnie pour jouer au vinte, pour boire et festoyer; de plus, comme ils sont bavards, ils ont besoin dauditeurs. Nous devnmes donc des amis, cest--dire quil vint chez moi tous les jours, mempcha de travailler et me fit ses confidences au sujet de sa compagne; et ds les premiers temps, il me frappa par une extraordinaire propulsion au mensonge, qui me donna des nauses. En qualit dami, je lui reprochai de boire autant, de dpenser plus que ses moyens et de contracter ainsi des dettes, de ne rien faire ni rien lire, enfin dtre si peu instruit et, en rponse, il se contenta de sourire amrement, de soupirer et de dire: Je suis un rat, un tre inutile... ou bien: Que voulez-vous faire de nous, dbris du temps du servage, ou encore: Nous sommes des dgnrs... Il se mettait aussi parfois perptrer un long galimatias sur Oniguine, Petchorine, Keane de Byron, Bazarof, en ajoutant: Ce sont l nos pres pour le corps et pour lesprit.

Comprenez-vous? Si les envois du Gouvernement restent sans tre ouverts durant des semaines entires, si lui-mme senivre et habitue les autres livrognerie, ce nest pas sa faute, mais celle dOniguine, de Petchorine et aussi de Tourguenieff, qui a cr le type de lhomme rat et inutile. Les raisons de ses dbordements et de son indcence se trouvent, voyez-vous, non en lui-mme, mais quelque part lextrieur, dans lespace... Et dailleurs, adroite ruse! il nest pas seul tre dissolu, menteur et sordide, car il dit: nous nous les gens des annes quatre-vingt, nous descendance molle et nerve de lancien droit de servage, la civilisation nous a gts.... En un mot, il nous faut comprendre quun grand homme tel que Laevski reste grand mme dans sa chute; que sa dpravation, sa mauvaise ducation et sa malpropret sont un phnomne purement historique, consacr par la ncessit; que les causes en sont universelles et mme potiques; et que, devant lui, il faut balancer lencensoir parce quil est une victime de lpoque, des influences contemporaines, de lhrdit, et ctera. Tous les tchinovniks et leurs dames poussent en lcoutant des oh! et des ah!. Mais, quant moi, je nai pas t long voir qui javais affaire: un cynique, ou un fripon adroit. De tels sujets, dapparence intelligente, tant soit peu instruits et parlant beaucoup de leurs titres de noblesse, savent merveille feindre dtre des natures complexes.

Tais-toi! dit Samolenko clatant. Je ne permettrai pas quen ma prsence on parle de cette faon dun homme fort estimable.

Ne minterromps pas, Alexandre Davidovitch, rpondit froidement Von Koren, je vais avoir termin. Laevski, est au contraire, un organisme fort simple. Voici son squelette moral: le matin, des pantoufles, un bain et du caf; ensuite, en attendant le djeuner, des pantoufles, de lexercice et de la conversation; deux heures, des pantoufles, un repas et du vin; cinq heures, un bain, du th et du vin; ensuite le vinte et des mensonges; dix heures, le dner et du vin; et, aprs minuit, le sommeil et la femme. Son existence est renferme dans ce programme troit, comme un uf dans sa coquille. Quil marche, quil reste assis, quil se fche, quil crive, quil se rjouisse, tout cela a rapport au vin, aux cartes, aux pantoufles ou la femme. Car cette dernire joue en lui un rle fatal et crasant. Il avoue lui-mme qu treize ans il tait dj amoureux; devenu tudiant de premire anne, il vcut avec une femme qui eut sur lui une influence bienfaisante et laquelle il doit ses connaissances musicales; dans la seconde anne, il retira une prostitue dune maison publique et lleva jusqu lui, cest--dire quil la prit comme matresse; celle-ci vcut avec lui durant un semestre, aprs quoi elle se sauva et rentra dans sa maison; cette fuite causa dailleurs Laevski de grandes peines dme. Hlas! il souffrit tellement quil dut quitter lUniversit, et rester deux ans chez lui sans travailler. Mais voici qui est mieux. Chez lui, il se lia avec une veuve qui lui conseilla de laisser la Facult de droit pour prendre celle de philologie; il couta ses conseils. Ayant achev ses tudes, il snamoura perdument de sa prsente... Comment dirais-je?... femme marie, il dut senfuir avec elle au Caucase, en qute soi-disant didal... Mais, un de ces jours, il cessera de laimer et regagnera Ptersbourg, toujours la recherche dun idal.

Quen sais-tu? grogna Samolenko, en regardant mchamment le zoologiste; mange plutt.

On servit des cervelles bouillies avec une sauce polonaise. Samolenko en donna une entire chacun de ses htes et leur versa de la sauce de sa propre main. Le silence rgna durant deux minutes.

La femme joue un rle essentiel dans la vie de chaque homme, dit le diacre, il ny a rien y faire.

Sans doute, mais jusqu un certain point. Pour chacun de nous, la femme peut tre une mre, une sur, une pouse, une amie; mais, pour Laevski, elle nest toujours quune amante. Elle, ou plutt sa cohabitation, voil le but et le bonheur de sa vie; il est joyeux, triste, ennuyeux ou charmant, cause de la femme; si son existence devient dsagrable, la femme en est la cause; si pour lui brille laurore dune nouvelle vie, si son idal est atteint, cherche la femme toujours... Seuls lui plaisent les uvres ou les tableaux o il sagit dune femme... Notre poque, son avis, est mauvaise et pire que les annes quarante et soixante, pour la seule raison que nous ne savons pas nous livrer perdument lextase amoureuse de la passion. Sil tait instruit ou littrateur, il doterait le monde dune dissertation sur la prostitution dans lgypte ancienne, ou sur la femme au XIIIe sicle, ou quelque autre chose du mme acabit. Ces voluptueux doivent avoir dans le cerveau une excroissance spciale qui comprime la cervelle et domine toute leur psychologie. Observez Laevski, quand il se trouve quelque part en socit; si lon soulve une question dintrt gnral, par exemple, sur linstinct, il reste lcart, silencieux et inattentif; son aspect est languissant, dsenchant; rien ne semble lintresser, tout lui parat futile et trivial; mais mettez-vous parler de femelles et de mles; racontez, par exemple que, chez les araignes, la femelle mange le mle aprs sa fcondation, alors ses yeux sallument de curiosit; son visage sclaire, lhomme revit, en un mot. Toutes ses penses, fussent-elles nobles et leves, ont toujours le mme point de dpart. Si tu te promnes avec lui dans la rue et quun ne vienne passer... Dites-moi, demande-t-il, ce qui se produirait par suite du cot dune nesse et dun chameau? Et les rves! Vous a-t-il racont ses rves? Cest splendide! Il rve quon le marie avec la lune, ou quon lappelle au bureau de police et quon lui demande pourquoi il vit avec une guitare?...

Le diacre clata de rire; Samolenko frona les sourcils et prit un visage svre, pour ne pas rire aussi; mais il ne put se contenir longtemps et clata.

Et toujours il ment! dit-il en essuyant ses larmes. En vrit, il ment!

IV

Le diacre tait trs enclin la joie et riait sen rendre malade de la moindre btise quil entendait. Il semblait rechercher la socit des gens, pour ce seul motif quon dcouvre toujours en eux un ct risible et quil est loisible de leur accoler un surnom. Il appelait ainsi Samolenko une tarentule, lordonnance un canard, et ne se possdait pas de joie quand parfois Von Koren gratifiait Laevski et sa compagne de la gracieuse pithte de macaques.

Aussi coutait-il, cette fois, avec avidit, les yeux dj pleins dun rire contenu, et tendant sa figure, dans lattente dune bonne occasion pour clater.

Cest un sujet corrompu et perverti, continua le zoologiste, tandis que le diacre, attendant des mots risibles, le fixait dans les yeux. Il est rare de rencontrer pareille nullit. Physiquement il est faible, mou et vieilli, et, pour lintelligence, il est au mme niveau quune grosse marchande, qui mange, boit, dort dans la plume et a son cocher comme amoureux.

Le diacre clata de rire de nouveau.

Ne riez pas, diacre, dit Von Koren, cest stupide, la fin.

Et, ayant attendu que le diacre reprt son srieux, il continua:

Je ne ferais dailleurs aucune attention cette nullit, si le personnage ntait nuisible et prilleux. Et il est dangereux parce quil obtient du succs auprs des femmes, et menace ainsi de procrer une descendance, de doter le monde dune douzaine de Laevski aussi maladifs et dpravs que lui. En second lieu, il est contagieux au suprme degr; il a dj import ici, comme je vous lai dit, la bire et le jeu de vinte. Encore deux nouvelles annes, et il conquerra tout le littoral caucasien. Vous savez comme moi quel point la foule, surtout dans son milieu, a confiance en lintelligence, en linstruction universitaire, en la noblesse des manires, et la bonne tournure des phrases.

Quelque turpitude quil accomplisse, tous croiront que cela est trs bien, puisque lauteur est un homme intellectuel, libral et diplm de lUniversit. Dailleurs, cest un neurasthnique, une victime de lpoque, un homme avort, et par consquent tout lui est permis. Et puis, il est si aimable; il condescend si cordialement aux faiblesses humaines; il est complaisant, affable, sans orgueil, et on peut en sa compagnie boire laise, dire des obscnits et critiquer...

La foule, toujours porte vers lanthropomorphisme en religion et en morale, aime ces petites divinits, qui possdent les mmes vices quelle. Jugez donc quel large champ est ouvert la contagion! De plus, cest un bon acteur et un hypocrite rus, qui sait parfaitement o nichent les merles. Prenons, par exemple, ses subterfuges et ses jongleries propos de la civilisation; il ne la prise pas, mais coutez-le:

Ah! comme nous sommes gts par la civilisation! Ah! comme jenvie ces sauvages, ces enfants de la nature qui ignorent la civilisation! Il faut que vous compreniez par l quil sest livr jadis tout entier la civilisation, quil la servie, sen est imprgn, et quen revanche celle-ci la accabl, dsenchant, tromp; il est, voyez-vous, un Faust, un second Tolsto... Quant Schopenhauer et Spencer, il les traite comme des enfants, et leur frappe paternellement sur lpaule: eh bien, quoi de nouveau, frre Spencer! Il na dailleurs jamais lu Spencer, mais avec quelle lgante ironie il parle de sa compagne: Elle a lu Spencer! Et on lcoute, et personne ne veut comprendre que ce charlatan, bien loin davoir le droit de sexprimer ainsi sur Spencer, nest pas digne de lui baiser seulement la semelle du soulier! Saper la civilisation, lautorit, la famille du prochain, les clabousser de boue, les lorgner avec moquerie, dans le but de justifier et de cacher sa pauvret morale et sa laideur physique, cest l le fait dun tre de bas aloi, sordide et rempli damour-propre.

Je ne sais, Nikola, ce que tu voudrais exiger de lui, dit Samolenko, en regardant le zoologiste non plus avec irritation, mais dun air contrit. Cest un homme comme nous tous, non sans faiblesse, mais au niveau des ides actuelles, qui fait son service au profit de sa patrie... Il y a dix ans, nous avions ici, comme agent, un vieillard fort intelligent, qui disait souvent...

Assez, assez! interrompit le zoologiste. Tu dis quil fait son service. Comment le fait-il? Est-ce que, depuis son arrive ici, les affaires marchent mieux, et les tchinovniks sont-ils devenus plus honntes, plus courtois, plus quitables? Au contraire, il a sanctionn de son autorit dhomme universitaire et intellectuel leur dpravation, et, ajoutant sa fange la leur, il a accru le tas de deux poudes. Il nest ponctuel que le 20 du mois, jour o il touche ses moluments; mais, les autres jours, il trane ses pantoufles chez lui et se donne lair de faire au Gouvernement une grande grce, en voulant bien vivre dans le Caucase. Non, Alexandre Davidovitch, ne prends pas sa dfense, car tu ne serais pas sincre. Si tu laimais vritablement et le regardais comme ton ami, tu ne te montrerais pas aussi indiffrent pour ses vices, tu ne les tolrerais pas, et, pour son bien, tu tcherais de le rendre du moins inoffensif.

Cest--dire?

De le rendre inoffensif. Mais, comme il est incorrigible, il ny a quun seul moyen darriver ton but...

Et Von Koren passa sa main autour de son cou.

Ou le noyer... ajouta-t-il. De tels gens doivent tre supprims dans lintrt de lhumanit, impitoyablement.

Que dis-tu? balbutia Samolenko, en se levant et en regardant avec stupeur le visage froid et tranquille du zoologiste. As-tu perdu la tte? Que dit-il donc, diacre?

Je ninsiste pas pour la peine de mort, dit Von Koren, sil est prouv quelle est nuisible; mais alors cherchez quelque autre chose. Il est ncessaire dannihiler Laevski; on peut lisoler, lui enlever sa personnalit, le condamner aux travaux publics...

Que dis-tu l? dit Samolenko terrifi.

Mais il remarqua ce moment que le diacre mangeait ses choux farcis sans poivre, et scria dune voix dsespre:

Avec du poivre! mettez du poivre!

Puis il se retourna vers Von Koren:

Que dis-tu l, toi, un homme intelligent? Condamner aux travaux publics un ami, un homme fier et instruit!

Sil est fier, il se rvoltera; en ce cas, aux fers!

Samolenko ne put profrer un seul mot de rponse et se contenta de remuer les doigts; mais le diacre tourna vers lui son visage ahuri et railleur, et clata de rire.

Cessons de parler de Laevski, dit le zoologiste. Rappelle-toi seulement de ceci, Alexandre Davidytch: lhumanit primitive a t prserve dindividus tels que Laevski, par suite de sa lutte constante pour la vie et de la slection; mais, prsent que cette lutte a t bien amoindrie ainsi que la slection, nous devons nous occuper nous-mmes de llimination des faibles et des inutiles, autrement ils deviendraient vite nombreux, la civilisation prirait et lhumanit dgnrerait compltement. Et nous en serions la cause.

Sil faut noyer ou pendre, dit Samolenko; en ce cas, au diable la civilisation et lhumanit! Au diable! Et voici ce que je te rponds: tu es un homme trs savant et fort intelligent, lorgueil mme de notre pays; mais les Allemands tont gt lesprit. Oui, les Allemands! les Allemands!

Depuis son retour de Dorpat, o il avait tudi la mdecine, Samolenko avait rarement rencontr dAllemands et jamais lu un livre allemand; mais, selon lui, tout le mal en politique et en science provenait des Allemands. Do lui venait cette opinion, il net peut-tre pas su le dire lui-mme, mais il y tenait beaucoup.

Oui, les Allemands! rpta-t-il encore une fois. Allons prendre le th.

Ils se levrent tous les trois, et, ayant mis leurs coiffures, sortirent dans lenclos et sinstallrent lombre drables blancs, de poiriers et dun marronnier. Le zoologiste et le diacre sassirent sur un banc, auprs dun guridon, tandis que Samolenko se plongeait dans un fauteuil cann au dossier large et inclin. Lordonnance servit le th, des confitures et une bouteille de sirop.

On est parfaitement ici pour prendre le th. Parfaitement! dit le docteur, avec un large sourire, et en soufflant, comme sil passait dun endroit froid dans un bain surchauff.

Il faisait trs chaud, trente-cinq degrs lombre. Latmosphre brlante tait immobile, et une longue toile daraigne, stendant du marronnier au sol, ne bougeait mme pas.

Le diacre prit une guitare, qui se trouvait toujours parterre, le long du guridon, laccorda et chanta doucement dune voix fine: Les garons du sminaire vont au cabaret... mais il se tut aussitt, accabl par la chaleur, essuya la sueur de son front, et contempla le ciel bleu.

Samolenko sendormait; la grande chaleur, le silence, la digestion, tout contribuait lengourdir et labattre; ses mains glissrent, ses yeux se rapetissrent, sa tte tomba sur la poitrine... Il regarda avec un attendrissement pleurard Von Koren et le diacre et marmotta:

La jeune gnration... Les toiles de la science et la lampe de lglise... Vois, le mtropolite chante un long alleluia... on vient baiser la patne... quoi donc... mon Dieu...

Un ronflement retentit... Von Koren et le diacre vidrent leur tasse et sortirent dans la rue.

Vous allez pcher de nouveau lembarcadre aux bufs? demanda le zoologiste.

Non, il fait trop chaud.

Venez chez moi. Vous maiderez emballer et vous recopierez quelque chose. Nous causerons de la faon de vous occuper un peu... Il faut travailler, diacre; cest ncessaire.

Vos paroles sont justes et logiques, rpondit le diacre; mais ma paresse trouve une excuse dans les circonstances de ma vie actuelle. Vous le savez, les situations mal dfinies contribuent remarquablement rendre les gens apathiques. Ma-t-on envoy ici pour quelque temps ou pour toujours? Dieu le sait; mais je vis prsentement dans lincertitude, et ma femme sennuie et a froid chez son pre, tandis que la chaleur me ramollit ici la cervelle.

Tout cela, ce sont des fadaises, dit Von Koren, on peut shabituer la chaleur, et vivre trs bien sans femme. Mais il ne faut pas se dorloter; on doit, au contraire, se soumettre une dure discipline.

V

Nadijda Fdorovna prouva, un matin, le dsir de se baigner, et se dirigea vers la mer, suivie dOlga, la cuisinire, qui portait une cruche, un bassin dtain, un drap et une ponge.

En rade se trouvaient deux navires trangers aux chemines blanches, un peu crasseuses, videmment des bateaux de commerce...

Quelques hommes en coutil et en souliers blancs arpentaient lembarcadre et parlaient haute voix, en franais, aux marins des vapeurs, qui leur rpondaient...

La petite glise de la ville fit sonner toute vole sa cloche.

Cest aujourdhui dimanche, pensa Nadijda Fdorovna avec plaisir.

Elle se sentait bien laise et dans une joyeuse disposition desprit. Dans son nouvel habit ample en gros drap et sous son grand chapeau de paille dont les bords se repliaient sur ses oreilles et formaient comme une corbeille au fond de laquelle se dtachait sa figure, la jeune femme semblait toute mignonne. Et elle se disait quen toute la ville, il ny avait quune seule femme jeune, belle et intelligente, et que ctait elle, et que, seule galement, elle savait, pour peu dargent, shabiller gracieusement et avec got. Ainsi cet habit quelle portait ne valait que quatre-vingt-deux roubles, et pourtant comme il tait joli! Certainement elle devait plaire tout le monde, et les hommes, bon gr mal gr, devaient envier Laevski.

Elle tait contente que ce dernier ft son gard, depuis quelque temps, plus froid, plus rserv, et, par intervalles, grossier ou impertinent. Jadis, les sorties mprisantes de Laevski, ses regards froids ou trangement vagues la faisaient pleurer; elle clatait alors en reproches, menaait de sen aller ou de se laisser mourir de faim; mais, prsent, elle se contentait de rougir en le regardant dun air coupable, et se rjouissait de sa froideur. Quand il la grondait ou la menaait, cela lui plaisait, car elle se reconnaissait comme coupable envers lui. Elle se sentait coupable, en effet, de navoir pas partag ses rves dune vie de travail, pour lesquels il avait quitt Ptersbourg et tait venu au Caucase, et elle tait persuade quil lui en voulait justement pour cette raison. En arrivant au Caucase, elle rva ds le premier jour dun petit coin commode sur le rivage, dun jardin confortable avec de lombre, des oiseaux et des ruisseaux, o elle pourrait planter des fleurs et des lgumes, lever des poules et des canards, recevoir des voisins, soigner les paysans et leur prter des livres; elle saperut bientt que le Caucase consistait en montagnes boises, en normes valles, en forts, o il faut choisir longuement son emplacement avant de faire btir, quil ny avait pas de voisins, que la chaleur y tait torride, et quon y courait le risque dtre vol par les Tcherkesses.

Laevski ne se pressa pas dailleurs dacqurir un emplacement; elle en fut elle-mme assez contente, et tous deux convinrent tacitement de ne plus reparler de leurs beaux projets. Mais elle pensa toujours que le silence de Laevski renfermait de lirritation contre elle.

En second lieu, sans lui en parler, elle avait, durant ces deux annes, achet diverses futilits dans le magasin dAtchmianof, et elle devait prsent ce dernier trois cents roubles. Prenant tantt un peu de soie, tantt de ltoffe ou une ombrelle, elle stait peu peu endette sans trop sen apercevoir.

Je lui en parlerai aujourdhui, se dit-elle avec rsolution; mais elle se reprsenta ensuite la difficult quelle aurait, avec lattitude prsente de Laevski, pour lui confesser cette dette.

En troisime lieu, elle avait dj par deux fois, en labsence de Laevski, reu chez elle lofficier Kirilline; une fois le matin, pendant que Laevski prenait son bain et une autre fois sur les minuit, tandis quil jouait aux cartes.. ce souvenir, Nadijda Fdorovna frmit et regarda sa cuisinire dans la crainte quelle net devin le cours de ses penses. Les longues journes chaudes et ennuyeuses, les beaux soirs accablants, les nuits touffantes et cette existence constamment dsuvre, la pense quelle tait belle et jeune, et que sa jeunesse se passait sans profit, enfin, la compagnie de Laevski, intelligent et jeune sans doute, mais toujours tranant ses pantoufles, se rongeant les ongles et capricieux au possible, tout cela avait contribu veiller ses dsirs, et, comme une hallucine, elle ne faisait plus quy penser jour et nuit. Dans son souffle, dans ses regards, dans le son de sa voix et dans sa dmarche, elle suait le dsir; la voix de la mer lui conseillait daimer, la tideur du soir galement, et aussi les montagnes... Et quand Kirilline se mit lui faire la cour, elle neut pas la force de rsister et ne le voulut pas dailleurs, et elle se donna lui...

Et, en ce moment, les navires trangers et les hommes en coutil blanc la firent songer une salle immense, o retentissait le son dune valse, o lon parlait franais, et sa poitrine se gonfla dune joie inattendue. Elle et voulu danser et parler franais.

Elle se dit alors avec plaisir quil ny avait rien de terrible dans son changement, son me ny tant pour rien; elle continuait daimer Laevski, puisquelle en tait jalouse, et sennuyait en son absence. Kirilline stait montr sot, grossier et peu intressant; leurs relations avaient t vite rompues, et cela navait pas eu de suite. Dailleurs, ctait l le pass, et il ny avait rien y faire; et, si Laevski lapprenait, il ne le croirait pas.

Il ny avait sur le rivage quune seule cabine de bain pour les dames, les hommes se baignant coram poputo. En entrant dans la cabine, la jeune femme y trouva une dame dj sur le retour, Maria Konstantinovna Bitugof, femme dun tchinovnik, avec sa fille Katia, ge de quinze ans, lve dun lyce; elles taient assises toutes deux sur un banc et se dshabillaient.

Maria Konstantinovna tait une femme bonne, sentimentale, dlicate et solennelle, trs bavarde, avec une prononciation lente. Elle avait vcu jusqu trente-deux ans comme gouvernante, et stait ensuite marie avec le tchinovnik Bitugof, petit homme grisonnant, fort paisible et ayant les cheveux soigneusement ramens sur les tempes. Depuis lors, elle en tait fort amoureuse, jalouse mme, rougissait au seul mot d amour et affirmait tout venant tre trs heureuse.

Ma chrie! dit-elle solennellement, en apercevant Nadijda Fdorovna, et en donnant sa figure une expression en amande, ainsi que ses connaissances la qualifiaient. Ma chrie, comme cest gentil dtre venue! Nous allons nous baigner ensemble; ce sera charmant!

Olga dfit rapidement sa robe et sa chemise, et se mit ensuite dshabiller sa matresse.

Il ne fait pas aujourdhui aussi chaud quhier, nest-ce pas? dit Nadijda Fdorovna, en frissonnant sous les mains rudes de la cuisinire; je ne sais comment je ne suis pas morte hier de chaleur.

Oh! oui, ma chrie! Moi-mme jen suffoquais... Savez-vous quhier je me suis baigne trois fois... oui, ma chrie, trois fois! Nicodme Alexandrovitch sen est mme fch: De grce, Mcha, me dit-il quoi cela ressemble-t-il?

Est-il possible dtre aussi laides? pensait cependant Nadijda Fdorovna, en regardant Olga et la grosse dame; elle se tourna aussi vers Katia:

La jeune fille nest pas mal faite se dit-elle; tandis quelle rpondait haute voix:

Votre Nicodme Alexandrovitch est un homme tout fait charmant; jen suis tout simplement amoureuse.

Ah! ah! ah! rit Maria Konstantinovna avec affectation, cest ravissant!

Une fois dshabille, Nadijda Fdorovna prouva le dsir de voler; et il lui sembla que, si elle remuait les bras, elle senvolerait infailliblement.

Elle remarqua ensuite quOlga contemplait avec ddain son corps blanc; femme de soldat et lgalement marie, Olga se considrait comme suprieure sa matresse. Celle-ci sentit aussi que Maria Konstantinovna et Katia ne la respectaient ni ne laimaient. Cela lui dplut, et, pour se rehausser en leur estime, elle dit:

Chez nous, Ptersbourg, la vie de campagne bat maintenant son plein. Mon mari et moi avons tant de connaissances! Il faudrait tcher de sy revoir.

Votre mari est ingnieur, je crois? demanda timidement Maria Konstantinovna.

Je parle de Laevski. Il a beaucoup damis. Mais, par malheur, sa mre est une aristocrate fort orgueilleuse, assez borne...

Nadijda Fdorovna nacheva pas et se jeta dans leau, suivie des deux autres femmes.

Le monde a chez nous beaucoup de prjugs, continua Nadijda Fdorovna et on ny vit pas aussi facilement quil semble.

Maria Konstantinovna, qui avait t gouvernante dans des familles aristocratiques et connaissait ainsi le monde, rpondit:

Oh! oui. Figurez-vous, ma chrie, que, chez les Garatinski, il fallait tre en toilette pour le djeuner et pour le dner, si bien quen outre de mes appointements je recevais encore toute une garde-robe, comme une actrice.

Elle se plaa entre Nadijda Fdorovna et Katia, comme pour prserver sa fille de leau qui avait mouill et effleur la jeune femme. Par louverture de la porte, donnant sur la mer, on voyait quelquun nager cent pas de la cabine.

Maman, cest Kostia! dit Katia.

Ah! ah! se mit glousser la mre effraye, et elle lui cria:

Ah! Kostia, reviens vite! Kostia, reviens!

Mais le jeune lycen, g de quatorze ans, voulant montrer sa bravoure devant sa mre et sa sur, fit un plongeon et reparut plus loin; mais la fatigue le fit revenir, et sa figure srieuse et tendue prouvait quil navait pas grande confiance en ses forces.

Quel ennui avec ces enfants, ma chre! dit Maria Konstantinovna rassure, on a toujours peur quils se tuent. Figurez-vous que, lorsque mon mari tait fonctionnaire Lipetsk, Kostia grimpa une fois sur un arbre lev et ne put en redescendre, si bien quil fallut envoyer un paysan ly chercher. Un malheur est si vite arriv, nest-il pas vrai? Ah! ma chrie, il est agrable, mais aussi bien proccupant, dtre mre. On a peur de tout.

Nadijda Fdorovna mit son chapeau de paille et sortit en pleine mer, lextrieur de la cabine. Elle nagea durant quatre sagnes et se retourna alors sur le dos. Elle aperut la mer lhorizon lointain, les navires, les gens sur le rivage, la ville, et tout cela, de mme que la chaleur et les douces lames transparentes, lirritait et lui murmurait quil fallait vivre, vivre... Auprs delle passa un canot voiles, fendant londe rsolument; lhomme, assis au gouvernail, la regarda longuement, et elle prouva du plaisir dtre ainsi admire.

Aprs leur bain, les trois dames se rhabillrent et sortirent ensemble.

Jai tous les jours un accs de fivre, et cependant je ne maigris pas, dit Nadijda Fdorovna, en passant sa langue sur ses lvres sales par leau de mer et en rpondant par un sourire aux saluts des gens de connaissance.

Elle ajouta:

Jai toujours t assez potele, et je le suis, me semble-t-il, plus que jamais.

Cela, ma chrie, dpend du temprament. Si quelquun nest pas gros de nature, comme moi par exemple, aucune nourriture ne ly fera devenir. Vous avez abm votre chapeau, ma chre.

Ce nest rien; il schera au soleil.

Nadijda Fdorovna revit en passant les gens en coutil blanc, qui allaient et venaient sur le rivage en parlant franais, et son cur en ressentit encore de la joie, et le souvenir lui revint confusment dune grande salle, o elle avait autrefois dans, ou peut-tre bien quelle navait vue quen songe.

Maria Konstantinovna sarrta sa porte, et invita la jeune femme entrer un instant.

Entrez, ma chrie! dit-elle dune voix suppliante, tandis quelle considrait cependant Nadijda Fdorovna avec anxit, esprant quelle refuserait peut-tre et continuerait sa route.

Mais celle-ci accepta, en disant:

Avec grand plaisir. Vous savez combien jaime tre avec vous.

Et elle entra dans la maison.

Maria Konstantinovna la fit asseoir, lui offrit du caf et des petits pains au lait, et lui montra les photographies de ses anciennes lves, les demoiselles Garatinski, dj maries lheure actuelle, ainsi que les diplmes scolaires de Katia et de Kostia; ces diplmes taient trs honorables; mais, afin de les faire priser davantage, la bonne dame fit remarquer avec un soupir que les tudes sont maintenant trs difficiles dans les lyces...

Elle se montrait fort aimable envers Nadijda Fdorovna et en mme temps la plaignait et souffrait en pensant que sa prsence pouvait avoir une mauvaise influence sur le moral de Kostia et de Katia; elle se rjouissait ce point de vue de labsence de son mari Nicodme Alexandrovitch, car, son avis, tous les hommes aimaient ces sortes de femmes.

Tout en causant avec la jeune femme, Maria Konstantinovna se rappelait que, le soir mme, aurait lieu un pique-nique, et que Von Koren lavait prie en grce de ne pas en parler aux macaques, cest--dire Laevski et Nadijda Fdorovna; mais soudain elle se trahit, rougit et dit avec embarras:

Jespre, que vous serez aussi...

VI

Il tait convenu quon irait sept verstes au sud de la ville, au confluent des deux rivires, la Noire et la Jaune, et que l, on confectionnerait une soupe au poisson.

On se mit donc en route sur les cinq heures du soir. En avant, dans un char bancs, se trouvaient Samolenko et Laevski, suivis dune calche convertie en troka qui contenait Maria Konstantinovna, Nadijda Fdorovna, Katia et Kostia, ainsi que la vaisselle et le panier aux provisions; dans lquipage suivant, avaient pris place lofficier Kirilline et le jeune Atchmianof, fils du gros marchand qui Nadijda Fdorovna devait trois cents roubles, et en face deux, sur le strapontin, courb et les jambes croises, Nicodme Alexandrovitch, tout petit, bien tenu et les cheveux ramens sur les tempes. Enfin, par derrire, venaient Von Koren et le diacre; ce dernier tenait sur ses genoux un panier contenant du poisson.

droite! criait pleine voix Samolenko, quand venaient leur rencontre une charrette ou un Abase cheval sur un ne.

Dans deux ans, quand jaurai pu rassembler les gens et les crdits ncessaires, je ferai une expdition, racontait Von Koren au diacre. Je suivrai la cte, de Vladivostok au dtroit de Behring, et ensuite, de Behring lestuaire de lInissi; nous dresserons la carte des lieux, tudierons la faune et la flore, et, loccasion, nous occuperons aussi de gologie et de recherches anthropologiques et ethnographiques. Il ne dpend que de vous de maccompagner.

Cela est impossible, rpondit le diacre.

Pourquoi?

Je suis mari.

Votre femme vous laissera partir. Nous la rassurerons. Mais le mieux encore, pour vous, serait de lui persuader de rentrer dans un monastre; cela vous permettrait den faire de mme, et de participer lexpdition comme moine. Je puis vous arranger cela.

Le diacre ne rpondit pas.

Connaissez-vous bien votre thologie? reprit le zoologiste.

Trs mal.

Hem!... Je ne puis vous fournir ce sujet aucune indication, car je connais peu la thologie. Vous me donnerez une petite liste des ouvrages qui vous seront utiles, et je vous les enverrai, cet hiver, de Ptersbourg. Il vous faudra lire galement les rcits des voyageurs ecclsiastiques; on rencontre parmi eux dexcellents ethnologues et des initis aux langues orientales. Quand vous aurez fait connaissance avec eux, il vous sera facile de vous mettre luvre. Allons, et tant que vous naurez pas de livres, pour ne pas perdre de temps, venez chez moi; nous nous occuperons de compas, de sextants, et nous tudierons la mtorologie. Tout cela est indispensable.

Certainement... murmura le diacre! qui se mit rire en mme temps, et ajouta:

Jai demand une place dans la Russie centrale, et mon archiprtre ma promis de maider. Si je pars avec vous, jaurai alors drang des gens pour rien?

Je ne comprends pas vos hsitations. En continuant dtre un diacre ordinaire, faisant son service les jours de fte et ne soccupant de rien les autres jours, vous serez dans dix ans tel que maintenant et vous ny aurez gagn que des moustaches et de la barbe, tandis quaprs une telle expdition vous serez, dans dix ans, un autre homme, ayant conscience davoir accompli une uvre utile.

Des cris deffroi et dadmiration se firent entendre ce moment dans la calche des dames. Les voitures suivaient une route pratique le long dun rocher absolument pic et il semblait tous quils galopaient sur une planchette bordant le haut dun mur lev et quils allaient rouler dans labme.

Sur la droite stendait la mer, tandis qu gauche, ctait une muraille raboteuse, de couleur brune, seme de points noirs, sillonne de veines rouges et de racines rampantes; en haut, des touffes verdoyantes semblaient se pencher avec curiosit et effroi pour contempler le vide.

Je ne comprends pas pourquoi je suis venu avec vous, dit Laevski. Quelle btise! Il me faudrait gagner le nord, me sauver, et voil que je vais ce pique-nique ridicule.

Mais regarde donc quel panorama! lui rpondit Samolenko. quand les chevaux eurent tourn gauche et quapparut aux regards la valle de la rivire Jaune; la rivire elle-mme brilla bientt, jaune, un peu trouble, comme folle...

Je ne vois rien l dedans de joli, rpondit Laevski. Sextasier continuellement devant la nature, cest faire preuve de pauvret dimagination. Comparativement ce que celle-ci peut me faire voir, tous ces rochers et ces ruisseaux sont mesquins, et rien de plus.

Les voitures roulaient dj sur la berge de la rivire. Les deux berges leves et montueuses se rtrcirent peu peu, tandis que la valle seffilait pour finir en gorge. La montagne rocheuse, autour de laquelle ils voyageaient, tait forme naturellement dnormes pierres se pressant les unes sur les autres avec une telle violence que Samolenko ne pouvait retenir un cri en les apercevant tour tour. Sombre mais splendide, cette montagne tait coupe par places par des fissures ou des cols, qui souvraient devant les voyageurs avec un air de mystre, et, au del de ces ouvertures, apparaissaient dautres montagnes, brunes, roses, lilas, enfumes ou claires brillamment par le soleil; et on entendait parfois, en passant le long des gorges, un bruit deau qui tombe sur des pierres.

Ah! les maudites montagnes, soupira Laevski comme elles mont ennuy!

On arriva enfin aux confluents des deux rivires, o leau, noire comme de lencre de lune maculait la jaune et luttait avec elle. Sur un des cts de la route slevait la maison du Tatar Kerbala, avec un drapeau russe sur le toit et linscription la craie: Doukhane amical; alentour un petit jardin, entour dune haie, contenait des tables et des bancs; et, au milieu dun buisson de plantes piquantes, slevait un unique cyprs, sombre et majestueux.

Kerbala, petit Tatar en chemise bleue et tablier blanc, se tenait sur la route, et, quand il aperut les voitures, il vint leur rencontre, et, la main sur le ventre et le sourire aux lvres, il montra la ronde ses belles dents blanches et brillantes.

Bonjour, Kerbalaka! lui cria Samolenko. Nous allons dner un peu plus loin; apporte-nous un samovar et des chaises. Vivement!

Kerbala remua sa tte tondue et murmura quelque chose; mais les personnes assises sur la dernire voiture purent seules entendre:

Jai des truites, Votre Excellence.

Apporte, apporte! lui dit Von Koren.

cinq cents pas de la maison, les voitures sarrtrent. Samolenko choisit un petit pr, o se trouvaient des pierres commodes pour sasseoir, ainsi quun arbre dracin, abattu par une tempte, et qui talait au soleil ses racines velues et ses pines dessches et jaunies. cet endroit, un pont en poutres flexibles traversait la rivire, et conduisait un petit hangar, sorte de schoir pour le mas, rappelant assez bien la maison fantastique des contes populaires, qui tenait en lair sur des pattes de poules; un petit escalier y accdait.

La premire impression de tous les voyageurs fut quils ne sortiraient jamais de l; en effet, les montagnes sentassaient de tous cts, et lombre du soir, qui descendait rapidement, semblait rapetisser la valle et grandir les montagnes; on entendait le grondement de la rivire et le cri continu des oiseaux.

Charmant! dit Maria Konstantinovna, en poussant de profonds soupirs dextase. Mes enfants, regardez comme cest beau! Quel silence!

Oui, cest assez bien! dit Laevski avec condescendance; car le point de vue lui plaisait, et il devint triste en regardant le ciel et ensuite la fume bleutre, qui sortait de la chemine de la maison.

Oui, cest trs beau, rpta-t-il.

Ivan Andrtch, vous devriez dcrire cet endroit! lui dit en larmoyant Maria Konstantinovna.

Pourquoi? demanda Laevski. Limpression vaut mieux que toute description... Cette richesse de couleurs et de sons que tout homme reoit de la nature par le moyen des impressions, se voit dnature et abme par les crivains.

Comment a? demanda froidement Von Koren, tout en se choisissant une pierre sur le bord de leau et en tchant de la rouler jusqu sa place.

Comment a? rpta-t-il, en regardant fixement Laevski. Et Romo et Juliette? Et, par exemple, la nuit dUkraine de Pouchkine? La nature est force de sincliner devant ces merveilles.

Soit... consentit Laevski, trop indolent pour entamer une discussion.

Il reprit pourtant au bout dun instant:

Dailleurs, quest-ce au fond que Romo et Juliette? Un beau, potique et saint amour; ce sont l des roses sous lesquelles on veut cacher la laideur. Romo est un tre comme nous tous.

Que lon parle avec vous de nimporte quelle chose, vous glissez toujours dans...

Von Koren regarda Katia et nacheva pas.

Je glisse toujours dans quoi? demanda Laevski?

Si lon vous dit par exemple: comme cette grappe de raisin est jolie! vous rpondez alors: oui, mais comme elle est abme quand on la mche et quon la digre dans lestomac! Comment exprimer cela? Ce nest pas un genre nouveau, mais cest pourtant fort trange en gnral.

Laevski connaissait linimiti de Von Koren son gard, et le craignait; en sa prsence, il prouvait une sorte de gne, comme celle quon prouve lorsque lon sent quelquun dans son dos... Il ne rpondit rien, et sloigna en regrettant dtre venu...

Messieurs, la recherche de broussailles pour le feu! commanda Samolenko.

Tout le monde se dispersa, et il ne resta que lofficier Kirilline, Atchmianof et Nicodme Alexandrovitch. Kerbala apporta cependant des siges, tendit un tapis sur le sol, et disposa quelques bouteilles de vin. Kirilline, homme grand et bien fait, mais qui avait la manie de porter en toute saison un manteau par-dessus son sarrau, rappelait assez par son maintien fier, sa dmarche importante et une voix quelque peu enroue, les jeunes chefs de police des provinces russes; la vue de bouteilles ou de tables de restaurant, il prouvait chaque fois un accs de dignit personnelle et se mettait la dclarer orageusement.

Quest-ce que cest que tout ce que tu apportes l, animal? dit-il Kerbala. Je tai ordonn de servir du quarli, quas-tu donc apport, museau de Tatar? Dis? quoi?

Nous avons dj beaucoup de vin, Igor Alexivitch, fit remarquer timidement Nicodme Alexandrovitch.

Eh bien! Je dsire aussi offrir du vin. Je participe au pique-nique, et jai bien le droit, je suppose, de fournir ma part. Apporte dix bouteilles de quarli.

Pourquoi tant de bouteilles? stonna Nicodme Alexandrovitch, qui connaissait la pnurie dargent de Kirilline.

Vingt bouteilles! cria celui-ci.

Cela ne fait rien, laissez-le; je payerai chuchota Atchmianof Nicodme Alexandrovitch.

Nadijda Fdorovna tait dans une joyeuse et foltre disposition desprit. Elle et voulu sauter, rire, crier, taquiner, flirter; dans sa robe dindienne boutons bleus, en pantoufles rouges, et coiffe de son mme chapeau de paille, elle semblait petite, simple, lgre et arienne, comme un papillon. Elle courut vers le petit pont et regarda une minute dans leau, o apparaissait sa figure; puis, ayant pouss un petit cri, elle senfuit en riant vers le hangar. Elle entendit la grosse voix de Kirilline et pensa un instant en elle-mme quil pouvait senivrer, bavarder, faire un scandale; mais elle rflchit vite que personne ne le croirait; et elle se sentit toute joyeuse la pense que ce stupide et honteux roman stait pass sans suite pour elle et ne se renouvellerait pas. Elle monta le petit escalier et entra dans le schoir; mais elle eut peur de lobscurit, et revint en courant vers le pont, et il lui sembla ce moment que tous les hommes, Kerbala lui-mme, devaient laimer.

Lorsque les tnbres plus paisses ne permirent plus de distinguer les arbres des montagnes ni les voitures des chevaux, et quaux fentres de la maisonnette brilla une lumire, elle prit un sentier qui courait travers les pierres et les buissons pineux, grimpa sur la hauteur et sassit l sur une pierre.

En bas delle, brlait le foyer. Alentour se mouvait lombre noire et allonge du diacre, qui se promenait en manches retrousses autour du feu, comme un rayon de cercle pivote autour du centre; par moments il poussait des broussailles dans le feu et, au moyen dune cuillre emmanche une baguette, remuait la soupe dans la marmite.

Samolenko, la figure dun rouge cuivr, allait et venait alentour, comme sil tait dans sa cuisine, et criait avec frocit:

O donc est le sel, Messieurs? Laurait-on oubli? Vous voil tous assis tranquillement comme des propritaires, tandis que je me mets en quatre!

Sur larbre dracin, taient assis cte cte Laevski et Nicodme Alexandrovitch, qui regardaient pensivement le feu. Maria Konstantinovna, Katia et Kostia tiraient dun panier de la vaisselle th et des assiettes. Von Koren, les mains croises et un pied sur une pierre, tait install sur la berge mme de la rivire, et rflchissait. Les taches rouges du foyer, ainsi que les ombres, sagitaient sur le sol alentour des personnes, et tremblotaient sur la montagne, les arbres, le pont, le hangar; de lautre ct, la berge abrupte tait tout claire, et se rflchissait dans leau, qui, coulant trs vite, semblait se hter darriver cette rverbration pour leffacer.

Le diacre se dirigea vers les poissons que nettoyait et lavait Kerbala; mais il sarrta mi-chemin et regarda alentour de lui.

Mon Dieu, comme cest beau! pensa-t-il. Des personnes, des pierres, un feu, lobscurit et un arbre difforme, et en voil assez pour produire une merveille!

Sur la berge, autour du hangar, on distinguait maintenant quelques silhouettes inconnues. Comme le feu ne brillait que par intermittences et que la fume volait dans cette direction, on ne pouvait distinguer tous ces gens dun coup, mais on apercevait par instants soit un chapeau poilu et une barbe grise, soit une chemise bleue, tantt une silhouette dguenille des paules aux genoux portant un poignard en travers de la ceinture, tantt un visage jeune et basan aux sourcils noirs, touffus et comme tracs au charbon. Cinq hommes taient assis en rond sur le sol et cinq autres allaient et venaient dans le hangar. Lun deux apparut, tournant le dos la porte, et, les mains derrire le dos, causant avec un autre et lui racontant sans doute quelque chose dintressant, car lorsque Samolenko jeta des broussailles dans le feu, qui ptilla et claira vivement alentour, on put voir deux physionomies tranquilles et attentives regarder par la porte, tandis que ceux assis en rond se retournaient pour mieux couter le rcit. Un moment aprs, les gens assis entonnrent un chant lent, mlodieux, semblable une majestueuse hymne dglise... En les coutant, le diacre simagina ce quil serait dans dix ans, quand il reviendrait de lexpdition: un jeune moine missionnaire, un auteur au nom et au pass glorieux; on le nommerait archimandrite, puis vque, et il clbrerait la messe dans une cathdrale; la mitre dor sur la tte, la panagie au cou, il paratrait dans lambon et bnirait la foule du peuple avec le chandelier trois branches et prononcerait haute voix:

Descends du ciel, mon Dieu, et vois et considre cette vigne, que la cultive Ta droite!

Et les enfants aux voix angliques chanteraient en rponse Dieu saint...

Diacre, o est le poisson? demanda Samolenko.

En revenant vers le foyer, le diacre se reprsenta une procession suivant une route poudreuse, par une chaude journe de juillet; devant, marchent les paysans portant des bannires, et les femmes et les enfants avec des icones; puis viennent les churs denfants et le sacristain avec la joue entoure dune mentonnire et de la paille dans les cheveux; derrire lui, suit le diacre, puis le pope en calotte et portant la croix; et enfin vient la foule des paysans, des femmes et des enfants, parmi laquelle on distingue, leurs mouchoirs, les femmes du pope et du diacre...

Les chanteurs chantent, les enfants piaillent, les cailles crient, lalouette pleure...

Et voici quon sarrte et quon asperge deau bnite un troupeau... on poursuit la route et on demande de la pluie avec force prosternements. Ensuite le goter et les conversations...

Et tout cela est bien beau aussi! pensait le diacre.

VII

Kirilline et Atchmianof se mirent gravir le sentier qui conduisait sur la hauteur; mais Atchmianof sarrta bientt mi-chemin, tandis que Kirilline continuait son ascension et rejoignait Nadijda Fdorovna.

Bonjour... dit-il en faisant le salut militaire.

Bonjour.

Oui... reprit Kirilline, en regardant le ciel dun air songeur oui!

Mais malgr son majestueux manteau et sa dmarche importante, il hsita et devint confus.

Quoi donc... oui? demanda la jeune femme, qui saperut quAtchmianof les observait de loin.

Cela veut dire, rpondit lentement lofficier, que notre amour sest fltri avant que dtre panoui, comme on dit. Comment dois-je comprendre votre attitude? Est-ce de la coquetterie de votre part, de la diplomatie fminine, ou quoi encore?...

Ce fut une faute. Laissez-moi, dit Nadijda Fdorovna, en le regardant avec aversion et se demandant si cet homme avait bien pu lui plaire un jour au point de devenir son amant.

Vous croyez... dit Kirilline, qui resta rveur un instant et reprit ensuite:

Eh bien! Jattendrai que vous vous trouviez dans une meilleure disposition mon gard, et que vous ne me regardiez plus aussi mchamment... ce qui dailleurs vous va ravir... Adieu!

Il refit le salut militaire et sloigna au milieu des buissons.

Au bout dun instant, Atchmianof sapprocha son tour.

Il fait beau, ce soir! dit-il avec un lger accent armnien.

Le jeune homme ntait pas mal de sa personne; habill la mode et avec got, il avait lair dun homme bien lev; mais Nadijda Fdorovna ne laimait pas, parce quelle devait son pre trois cents roubles; et il ne lui plaisait pas de voir ainsi participer au pique-nique quelquun qui ntait pas de leur monde.

Notre pique-nique sannonce trs bien, dit-il, aprs un instant de silence.

Oui, rpondit-elle, et, comme si elle ne pensait qu sa dette, elle reprit ngligemment:

Oui, vous direz chez vous quIvan Andrtch passera un de ces jours payer les trois cents roubles.

Je suis prt en donner encore trois cents autres, pour que vous nen parliez plus ainsi chaque jour. Comme cest prosaque!

Comprenez-vous donc quelque chose la posie?

Si je ne la comprenais pas, serais-je auprs de vous?

Nadijda Fdorovna se mit rire. Lide lui vint que, si elle le voulait, sa dette serait linstant mme efface, et elle eut lenvie daimer un instant, pour rejeter et abandonner ensuite.

Permettez-moi de vous donner un conseil... dit timidement Atchmianof. Je vous en prie, prenez garde Kirilline; il raconte partout sur votre compte des histoires inconvenantes.

Il mimporte peu de savoir ce que raconte de moi le premier imbcile venu, rpondit Nadijda Fdorovna, trouble, quoi quelle en dit; et la pense riante de se jouer du jeune et charmant Atchmianof perdit aussitt tout son charme.

Il faut redescendre... dit-elle. On nous appelle.

La soupe, en effet, tait prte. On la servit dans les assiettes, et on la dgusta avec cet air de componction particulier aux pique-niques; et la soupe fut dclare excellente par tout le monde, bien meilleure que celle quon avait encore pu manger jusque-l. Selon lordinaire, dans ces genres de festins, les convives, se perdant dans la masse des serviettes, des paquets, des papiers graisseux quentranait le vent, ne retrouvaient jamais ni leur verre ni leur pain, renversaient leur vin sur le tapis ou sur leurs genoux, rpandaient le sel, tandis que lobscurit les environnait et que le foyer diminuait dintensit par suite de la paresse gnrale se lever et bourrer le feu de nouveaux combustibles.

Tout le monde buvait du vin; mais on nen donnait que par demi-verre Kostia et Katia. Quant Nadijda Fdorovna, elle avalait verre sur verre, et, bientt enivre, elle ne pensa plus Kirilline.

Le pique-nique est somptueux et la soire superbe, dit Laevski, que le vin rendait moins sombre; mais je prfrerais tout cela un bel hiver; vous savez, quand le collet de castor sargente dune poussire gele.

chacun son got rpondit Von Koren.

Laevski se trouva mal laise; la chaleur du foyer lui rtissait le dos, et il devait affronter par devant la haine du zoologiste; cette inimiti dun homme intelligent et comme il faut, qui avait, sans doute, une raison secrte de le dtester, lhumiliait et lui enlevait ses moyens; aussi, nosant pas le contredire en face, il reprit dune voix mielleuse:

Jaime beaucoup la nature, et je regrette de ntre pas naturaliste. Je vous envie.

Oh! moi, je ne regrette ni nenvie rien, dit Nadijda Fdorovna. Je ne comprends pas quon puisse srieusement soccuper de scarabes et de btes bon Dieu, tandis que le peuple souffre.

Laevski partageait cet avis. Il tait tout fait ignorant des sciences naturelles; cest pourquoi il ne pouvait supporter de sang-froid le ton dautorit et lair savant et profond des gens qui soccupent des moustaches de fourmis et des pattes de blattes; et ctait toujours avec dpit quil voyait ces gens rsoudre les questions de lorigine et de lexistence de lhomme en sappuyant sur des pattes, des barbes ou quelque protoplasme, ce dernier objet lui apparaissant inconsciemment sous la forme vague dune hutre.

Mais dans les paroles de Nadijda Fdorovna, il lui sembla entendre un mensonge, et il rpondit pour le seul motif de la contredire:

Il ne sagit pas tant des scarabes que des dductions quon en tire!

VIII

On ne pensa au retour que fort tard, sur les onze heures du soir.

Tout le monde finit pourtant par sinstaller dans les voitures, sauf Atchmianof et Nadijda Fdorovna, qui avaient quitt le groupe et couraient en riant le long de la rivire.

Vite, vite! leur cria Samolenko.

Il ne faudrait pas faire boire du vin aux dames, dit voix basse Von Koren.

Laivski, fatigu par le pique-nique, par linimiti du zoologiste et par ses penses, alla la rencontre de la jeune femme.

Celle-ci apparut bientt, joyeuse, rayonnante, lgre comme une plume, essouffle et riant gorge dploye; elle posa ses deux mains sur Laevski et voulut appuyer sa tte sur sa poitrine; mais celui-ci la repoussa et, reculant dun pas, lui dit svrement:

Tu te conduis comme une cocotte.

Sur son visage irrit et abattu, elle lut la haine, et perdit soudain courage. Elle comprit quelle avait dpass les bornes et stait conduite trop librement; triste, se sentant lourde, grossire et enivre, elle sassit dans la premire voiture venue avec Atchmianof.

Laevski sinstalla ct de Kirilline, le zoo