spectres du cinéma #4

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Quatrième numéro de la revue en ligne Spectres du Cinéma. Quatrième numéro de la revue en ligne Spectres du Cinéma. Au sommaire et en vrac : Richard Linklater, Desplechin, Film Socialisme, vieux Luc Moullet, les employés du CNP de Lyon et bien d'autres encore...

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Spectres du cinéma #4 Printemps 201 0 http://spectresducinema.blogspot.com 3

Juste une conversation avec...

Les employés des CNP de Lyon 4

Admiration de...

Richard Linklater

Me and OrsonWelles (Le_comte) 1 8

Cinéma(s) aux marges

Sur la route, lettre ouverte (Jean-Maurice Rocher) 23

Variations du sujet : playtime

Les Attrape-nigauds (Borges et Adèle Mees-Baumann) 34

Les points de réel ;

passion du semblant et montage du réel 66

Les voix du peuple (Jean-Maurice Rocher) 67

Mobile suite Gundam, nature de l'ennemi (Mounir Allaoui) 72

Rire et mourir (Lorin Louis) 79

Zéro de conduite

Au milieu coule Desplechin (Stéphane Belliard) 84

Ruines d'un sourire (Les Spectres) 91

Herbier imaginaire de la BA de Film socialisme 92

Quo vadis Godard Quo vadis cinema 1 02

Continuer la réflexion, discuter des articles, des films : sur le forum des Spectres du cinéma

(http://spectresducinema.1fr1.net/index.htm) des discussions sont ouvertes autour des articles, dans larubrique « Parasites ». Les liens se trouvent dans le sommaire ci­dessus.Les numéros de page renvoient directement à la page de l’article dans la revue.

SPECTRES du cinéma #4

Printemps 2010

Sommaire

ÀparaîtreSupplément

en présence de

E. Perceval

& N. Klotz

Entre parenthèses, les pseudonymes duforum :Mounir Allaoui(wootsuibrick)[email protected]éphane Belliard(glj)[email protected](Borges)[email protected]ël Clairefond(Largo)[email protected] Richard(Le_comte)[email protected] Louis(Lorinlouis)[email protected]èle Mees­Baumann(Adeline)[email protected] Pellegry(David_Boring)[email protected]­Maurice Rocher(JM)[email protected] aussi participé :(balthazar claës)(D&D)Sébastien Raulin(Eyquem)Plateforme internet de diffusion, decommunication et d'échanges :

http://spectresducinema.blogspot.comhttp://spectresducinema.1fr1.net/index.htmInscription à la newsletter :[email protected] photogrammes de Film socialismenous ont été fournis par CarefulCouverture :Mounir AllaouiFilm socialisme, Jean­Luc GodardMise en page :Simon Pellegry, Jean­Maurice Rocher,Adèle Mees­Baumann

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J USTE UNE CONVERSATI ON AVEC

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actualité cinéma de la fin d'été et de l'automne aura été "riche" àLyon. Fin août, la salle du CNP (pour Cinéma National Populaire)Odéon, l'une des salles de cinéma les plus anciennes de France,fermait ses portes de manière scandaleuse. En patron voyou, GaleshkaMoravioff profitait de la fermeture annuelle du cinéma pour faire vider lasalle sans en avertir les employés qui le découvrirent quelques joursplus tard en même temps qu'ils venaient reprendre normalement leursfonctions que, bien sûr, ils ne pourront reprendre. Dans la foulée, le 5septembre, une journée de mobilisation est organisée avec les moyensdu bord par les employés des CNP et quelques cinéphiles lyonnais. Àcette occasion, les CNP sont en grève (deux autres salles dans Lyon) etquelques films sont projetés pour la dernière fois dans une salle del'Odéon désormais en friche mais quasiment pleine de spectateurs. Mi­octobre G. Moravioff signale à Marc Artigau, directeur chevronné de laprogrammation des CNP depuis de très nombreuses années, sa mise àpied conservatoire en vue d'un licenciement pour faute grave, le PDGdes CNP comptant reprendre la main sur la programmation de sessalles. Neuf autres postes sont supprimés dans les deux CNP restants,en particulier tous les postes de contrôleurs. Au même moment se tientà Lyon la première édition du Festival Lumière organisée en grandepompe par la ville et l'Institut Lumière. Un festival vitrine censé"commémorer" une fois par an le cinéma. Impossible de ne pas voirdans le télescopage de ces deux faits d'actualité de l'automne, unesorte de coïncidence fatale, un reflet on ne peut plus juste de l'absurditéde la situation à Lyon où, comme partout ailleurs, un certain cinéma deproximité quotidien disparaît au profit des grosses machinescommerciales et institutionnelles avec l'accord des politiques culturelleslocales. Il n'est pas inutile de préciser qu'à cette actualitécinématographique, est venue s'ajouter au même moment la reprised'une importante grève des TCL (Transports en Commun Lyonnais),autre combat social de longue haleine contre une direction bien peusoucieuse de ses employés. La crise des merveilleux petits tramwaysélectriques lyonnais rejoignait la crise des CNP.

Nous avons souhaitérencontrer quelquesemployés des CNPpour leur offrir unespace de parole dignede ce nom. Un espaceplus large que lesnécessaires quelqueslignes de revendica­tions dans les diversjournaux locaux, où ilspuissent revenir plus endétail sur cette vieille"affaire" compliquéedes CNP avant queceux­ci ne dispa­raissent totalement, oùla parole des tra­vailleurs puisse prendreson élan pour évoquerdes choses que nous,spectateurs, ignoronssouvent et qui fontaussi l'importance deslieux de vie agonisantstels que les CNP.Rendez­vous était doncpris le matin du 23octobre dans l'arrière­salle d'un bar, juste enface du CNP Bellecour.

L' entreti en

J USTE UNE CONVERSATI ON AVEC

L'les employés des CNP de Lyon

Fermeture de l'Ambiance, fin 2006, autre salle lyonnaise de centre ville.Photographie : Pierre SUCHET

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Je m'appelle Ivan Sougy, je suisprojectionniste au CNP Terreaux. Ça vafaire maintenant un peu plus d'un an que jetravaille comme projectionniste au CNP, etavant, pendant un an et demi à peu près,j'ai été au contrôle, pendant mes études.J'ai fait des études de cinéma, en écrivantmon mémoire j'étais contrôleur et après jesuis passé à la projection parce que çapermet de se renouveler un peu, on vadire...Spectres du cinéma : Il s'agissait d'étudestechniques ou...IS : Non, c'était des études universitaires.Un Master 2, études ciné. J'ai terminé monmémoire l'année dernière et j'ai enchaînéavec la projection.SdC : C'est à l'université que tu as appris àprojeter ?IS : Non, pas du tout. Vu que j'étais aucontrôle au CNP Terreaux, ça me permettaitd'avoir accès très facilement à des cabines,notamment pour l'apprentissage. C'est unCAP qu'on passe, il faut s'inscrire je croisavant décembre et ensuite on a un certainnombre d'heures à justifier de pratique encabine, c'est comme un stage. J'ai passé çaen juin il y a un an et demi.

Moi c'est Steve Gallepie, j'étais caissierdurant un an aux CNP Terreaux, Bellecouret Odéon.SdC : Il fallait être présent sur les troislieux ?SG : Oui, c'est une question d'emploi dutemps, d'organisation interne. On n'est pasaffilié à un site en particulier mais àl'ensemble des CNP. Et avant cela, j'ai étéaussi contrôleur pendant deux ans à peuprès, et là cette année je vais passer monCAP à mon tour !SdC : Donc, c'est bien, il y a encore desgens qui préparent le CAP même si on ditque le métier de projectionniste est un peuen voie de disparition.SG : Il va changer, c'est sûr, mais tant qu'on

est au contact, il faut profiter de l'occasionpour faire le tour de la maison.IS : S'il y a bien un savoir­faire, je pense, àperpétuer dans le cinéma, même si onpasse au numérique ou je ne sais quoi,c'est celui du projectionniste. Il en faudratoujours, il y aura toujours de la pellicule.Que ça soit en 16 ou super8, ce sont desformats qui existent encore, et en 35. Peut­être que dans le cinéma d'exploitationcourant, on va dire, il y aura plus depellicule, quoique pour tout ce qui estrétrospectives, si on veut passer duAntonioni, des choses comme ça, benforcément on va être obligé de passer parde la pellicule parce que tout ne va pas êtrenumérisé comme ce qui c'est passé pour leFestival Lumière, par exemple, où lescopies ont été en grande partienumérisées. Je crois personnellement quele numérique n'est pas un format universel.De la pellicule 35 mm on la passe surn'importe quel projecteur, que ça soit de lapellicule de 1930 qui serait en nitrate, ou dela pellicule des années 50, 60 en triacétate,ou de la pellicule actuelle en poly. Donc, sivous voulez, le numérique ça évoluetellement souvent, il y a tellementd'innovations qu'ils ne sont même pasencore prêts à se mettre au point. En gros,il y a une norme à l'international qui doitêtre posée, une norme de compression,

une norme pour savoir comment on doitrecevoir les films, etc.SdC : Mais alors vu que la technologieévolue, la norme évolue aussi ?IS : Peut­être que la norme évolue de lamême manière. Nous, les projecteurs qu'ona, ils ont trente ans, un peu plus. Ils datenten tout cas de 76, ils n'ont pas été changésdepuis 1976 au CNP Terreaux, et je pensepas que c'étaient déjà des projecteursneufs. C'est­à­dire qu'ils avaient sans doutedéjà été pris dans d'autres salles. En toutcas ce sont de vieux projecteurs. Je nepense pas qu'un projecteur numérique d'icitrente ou quarante ans pourra fonctionnerde la même manière que les projecteursque l'on a actuellement. La durée de vie,c'est peut­être cinq ou six ans. Et leproblème c'est que niveau investissement

―"S'il y a bien un savoir-faire à perpétuer dans lecinéma, même si on passe au numérique ou je nesais quoi, c'est celui du projectionniste. Il en faudra

toujours, il y aura toujours de la pellicule."―

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c'est quand même entre 60 000 et 80 000euros pour un projecteur numérique. C'est­à­dire qu'il faut rentabiliser ça sur cinq ousix ans, je leur souhaite bonne chance ! Etceci sachant que tout le cinéma derépertoire ne sera pas numérisé. Si dessalles même comme le CNP ou d'autresdoivent exister, il faut continuer à passerdes films de répertoire. Nous avions fait unerétrospective de Konchalovsky, je suis sûrqu'on n'aurait jamais eu les copiesnumériques, c'est des copies pellicule.SG : Les distributeurs avec lesquels ontravaille ne font pas tous du numériqueaussi. Ce sont parfois de petits distributeursdonc ils ne numérisent pas forcément leursfilms, ils n'ont pas forcément les moyens.Donc, pour l'instant, ça passe encore par lacopie film. Le support pellicule coûte cher,après c'est sûr ça coûtera moins cher ennumérique, mais d'abord il faut investir danstout ça, et pour l'instant c'est pas tout à faitd'actualité malgré ce qu'on essaye de nousfaire croire.IS : Donc le métier de projectionniste esttoujours d'actualité, et surtout moi j'imaginetrès bien que d'ici vingt ans, trente ans,

pourquoi pas, on ait un projecteur portatif,portable ­ c'est gros quand même, maismoins volumineux et surtout mobile ­ etqu'on continue à faire des projections defilms en 35 mm. Parce que le 35 mm c'estaussi un grain, je parlais d'Antonioni maismême n'importe quel autre cinéaste de cequ'on appelle le cinéma de "répertoire"même si c'est un peu bon bref... Cescinéastes­là pensaient leurs films enpellicule, et pour un passage en pellicule,avec un grain, des couleurs trèsparticulières. Alors que le numérique, bon,l'image est beaucoup plus lisse, lescouleurs sont différentes...SdC : Il me semble qu'Antonioni est unexemple frappant. Lui­même dit que, latechnique évoluant, il aurait pu faire deschoses différentes avec une technologiedifférente, donc sans doute ses filmsn'auraient pas été les mêmes avec lenumérique.SdC : Pouvez­vous expliquer ce que c'estque le contrôle ?IS : C'est être agent d'accueil, le contrôledes tickets. Auparavant, comment ça se

Goodbye Dragon Inn, de Tsai Ming Liang. Et là­bas, quelle heure est­il ?

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passait au sein du cinéma ? Pas à l'Odéonqui a fermé, c'était particulier l'Odéon, lacaisse était située de telle manière qu'ilpouvait y avoir un caissier qui fasse lecontrôle en même temps plus unprojectionniste. Il y avait deux personnespour l'Odéon. En même temps c'était unesalle unique donc forcément si le film nemarche pas ça fait encore moins despectateurs que s'il y a trois salles où onpeut passer trois films différents. À Bellecouret aux Terreaux, ce qui se passe c'est qu'il ya le caissier, ensuite il y a le contrôleur, et leprojectionniste qui est en cabine. Dans lacaisse il y a le caissier, et dans le dispatch lecontrôleur, qui est là pour accueillir lesspectateurs, et surtout contrôler les ticketsévidemment, et c'est un service quoi, il est làpour assurer la sécurité.SdC : C'est la fameuse personne qui vamanquer maintenant ?IS : J'en ai croisé un là, c'était Lionel. Je l'aicroisé et effectivement maintenant il n'y aplus de contrôleur, enfin, mardi, ça sera ledernier jour...SG : Jean a fini...

IS : Ah ben voilà, Jean qui était un ancien,qui était le contrôleur un peu historiqueparce que ça faisait vingt­sept ansmaintenant qu'il était au contrôle. Il était làavant même Marc Artigau, et avant noustous, c'était le plus vieux de tous lessalariés.SG : Vingt­sept ans, c'est à peine mon âge !IS : Ben c'est pas le mien : j'étais pas né !(rires)SdC : Il y a donc, ou il y avait, plusieursgénérations qui travaillaient au CNP...IS : Ah oui, en gros il y avait on va dire unnoyau dur de personnes qui restaient depuisassez longtemps, pour diverses raisons etd'autres personnes, dont nous on fait partie,qui sont arrivées à peu près il y a trois ans.On fait partie de la nouvelle génération, onva dire. On est arrivé sans toute l'histoire,après le passé qu'il y avait déjà derrière lesCNP. Ils ont un passé lourd, un peu dur, deconflit permanent, de crises permanentes.Cette crise­là, nous ça fait trois ans qu'on laconnaît. Par exemple Galeshka Moravioff,on ne l'avait jamais rencontré. Il était justevenu en 98.SdC : Il se faisait discret quoi.SG : Ah oui, il était venu en 98, il y avait eudes mouvements de grève en 98...IS : En fait, à la base, c'était rattaché auxTNP. Le CNP et le TNP c'était pareil, çaavait été créé par Roger Planchon et RobertGilbert, qui sont les deux créateurshistoriques du TNP et du CNP. En gros, cequi s'est passé, c'est qu'en 93 ou 94, le CNPa été séparé du TNP et a été privatisé. Etdonc ça a été séparé en parts égales entrePlanchon et Gilbert.SdC : Au départ, il s'agissait d'espacespublics.IS : Oui, ensuite ce qui s'est passé, c'estque Gilbert est mort et quand il est mort,Planchon a récupéré toutes les parts desCNP. Les CNP étant privatisés, les bureauxse trouvaient toujours au TNP. Je passerapidement mais c'est juste pour expliquerque dès le départ, c'est un jeu assezcompliqué entre privé et public, ce jeu­là dela culture en France dans les années 80 et90. L'argent qui a été investi dans la culturedans ces années­là, il y a eu de petitesdérives peut­être, justement de privatiserdes choses qui étaient en tout cas à la basepubliques, ou en tout cas financées par leGrève au CNP Odéon

Photographie : Pierre Suchet

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public. En tout cas, en 94 ou 95, Planchonveut vendre les CNP et il décide de lesvendre ­ alors même que certains salariéscomme Marc Artigau et Gilles Bessonvoulaient faire une proposition de rachat encréant une scop ou quelque chose commeça, mais à un prix qui n'allait pas du tout àPlanchon ­ à Monsieur Moravioff en 98. En98, donc Moravioff a voulu déjà supprimerles postes de contrôleurs mais il est venu,un peu ridicule, avec une liste de noms depersonnes qui ne travaillent déjà plus dansles CNP, il a dit un tel, un tel, un tel vousêtes licenciés alors qu'il n'était au courant derien... Et donc, à partir de là, il y a unmouvement de grève. C'est pourquoiMoravioff a priori déclare qu'il a un peu peurdes salariés, il déclare ça : il a peur dessalariés du CNP. Il y a eu des mouvementsde grève et on l'a plus jamais revu. Donc, sivous voulez, toute cette histoire­là que jevous raconte, nous on l'a pas vécue. On estarrivés il y a trois ans et déjà il y a trois ansquand on est arrivés, on nous disait : "maisles CNP ça va bientôt fermer  !" En gros,depuis 98 ils considèrent que ça va fermerpour plein de raisons, notamment desproblèmes de gestion, des problèmes definancement qui sont internes.

SdC : Donc ce qui se passe actuellementaux CNP, le fait qu'ils soient en danger, n'arien à voir avec des histoires de concurrenceavec les multiplexes ou des choses commeça, parce qu'en 98 on en était pas à laconcurrence qu'il y a aujourd'hui au niveaudes multiplexes ?IS : En 98, ils disaient qu'on allait fermer,non pas parce que les CNP ne marchaientpas, parce qu'à l'époque, en 98, ça marchaittrès bien et ça faisait du bénéfice, jusqu'en2004 ou 2005. Donc, si vous voulez, ce sontdes salles qui ont fonctionné jusque là,malgré le non­financement de notre PDGdans ces salles, enfin le manqued'investissement. Là, maintenant, il prend laconjoncture actuelle qui est qu'effectivementon fait pas beaucoup d'entrées par rapport àce qu'on devrait faire, en tout cas pour resterdans un équilibre commercial. Mais c'estdepuis 2004, 2005.SdC : Donc on peut voir d'autres facteurseffectivement...

IS : Il y a bien sûr d'autres facteurs. Onparlait des multiplexes, évidemment quelorsque Pathé fait de la VO ou UGC fait dela VO, qu'ils prennent Almodovar alors qu'ily a dix ans ils ne prenaient pas Almodovaret qu'on avait la seule copie sur Lyon, benvoilà, il est évident que ça divise les recetteset la part de spectateurs dans lescomplexes comme les nôtres. Lesmultiplexes ont effectivement un impact. Lapolitique actuelle, de la ville ou desmultiplexes, a un impact sur les cinémas, etles salles indépendantes en tout cas. Jeparle de la politique de la ville, parce quec'est aussi la ville qui autorise tous cesmultiplexes à ouvrir, que ça soit enpériphérie ou en centre­ville.SdC : Quelle différence entre complexes etmultiplexes ?IS : Je crois que ça se joue en terme denombre de salles. Je crois que complexec'est jusqu'à quatre ou cinq salles, aprèsc'est multiplexe. En gros c'est ça. Doncnous c'est complexe.

SdC : Quel rapport le projectionnisteentretient­il avec les films qu'il projette ? Y a­t­il une émotion à projeter certains films ?IS : Alors moi, j'ai une anecdote assezrigolote, enfin pas si rigolote que ça... Onpasse Le graphique de Boscop, c'est LE filmqu'on passe depuis 76, donc, et il y a uneéquipe de France 3 pour le Festival Lumièrequi est passée – je la raconte parce que çaparle un peu de ce rapport qu'on peut avoir,ou pas, aux films qu'on passe. LeGraphique de Boscop moi je n'aime pasparticulièrement en fait, pour être très francc'est un film d'une époque, des années 70,un certain état d'esprit et tout ça, qui me faitrire par certains côtés mais qui au fond neme touche pas plus que ça.SdC : C'est un peu une figure imposée pourtoi ?IS : Une figure imposée après non, ce quej'aime beaucoup derrière tout ça, c'est qu'il ya toujours autant de spectateurs quiviennent voir le film, le samedi minuit, au

―"En 98, Moravioffa voulu déjà supprimer les postes

de contrôleurs. (...) À partir de là, il y a unmouvement de grève. C'est pourquoi Moravioffapriori déclare qu'il a peur des salariés du CNP."

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CNP Terreaux. Et que encore, malgré lesâges, on va dire, le temps qui passe, il y aquand même parfois une trentaine despectateurs dans la salle. Des groupes, desétudiants, des personnes qui l'avaient vu àla sortie en 76 et qui retournent le voirencore... Voilà, donc il y a une équipe deFrance 3 qui est passée pour filmer laprojection du Graphique de Boscop, c'étaiten gros pour parler des salles qui allaientpasser des films pour le Festival Lumière, etdonc trouver une petite anecdote, quelquechose qui caractérise ces salles. Tout àcoup, le journaliste m'a demandé "Qu'est-ceque ça vous fait de passer Le Graphique deBoscop   ?", et ça me faisait RIEN ! (rires) Est­ce que j'étais fier ? Moi, la seule fierté quej'ai, c'est que les gens continuent à aller levoir, mais au fond ce film­là, en soi... Laseule fierté que j'ai c'est de voir des gensdans la salle, c'est pas tant de passer cefilm­là. Après, c'est vrai que c'est une vieillepellicule, c'est du triacétate, c'est de lapellicule qui est beaucoup plus cassante parrapport au polyester – (s'adressant à Steve)comme ça, hop, toi ça te fait tes cours deprojection en même temps (rires). Parrapport à l'émotion qu'on peut avoir à passercertains films, il n'y a pas forcémenténormément d'émotion, surtout que,sincèrement, au bout d'un moment, à forcede les passer, les films, on n'a plus envie deles voir, surtout les débuts. Vraiment, moi çame fait cet effet­là. Je vais pas mal aucinéma quand même, mais il y a quandmême cet effet­là.

Je vois rarement les films avant, la plupartdu temps je les vois après. Le rapport quej'entretiens avec les films est de plusieursniveaux. Il est d'abord matériel. C'est ça quiest important, on parlait tout à l'heure dunumérique, avec le numérique il n'y a mêmepas, ou quasiment pas, de rapport matérielpuisque c'est du numérique, c'est des 1 etdes 0 qui s'enchaînent. Rapport matérieldirect à la pellicule et au projecteur, le sondu projecteur... Quand je suis en cabine deprojection, je sais quand il y a un problèmeau son. C'est­à­dire que dès qu'il y a un sonbizarre, tout de suite, je vais voir ce qui se

passe en cabine et souvent il y a un petittruc qui ne va pas comme il faut, ça peutêtre un galet presseur qui n'est pas mis oudes choses comme ça. Au son de la bobinequi tourne, le tac tac tac tac tac duprojecteur. Juste au démarrage aussi,quand on démarre il y a l'allumage de lalampe, ensuite il y a le moteur qui démarreet ensuite le clapet, tout ça... Le rapportpremier que j'ai à la projection, il est sonore.Ensuite il est matériel dans le maniement dela pellicule, que ça soit le fait de monter lesfilms, de monter la pub, de charger aussi lefilm dans le chronos, il y a là aussi untoucher, un rapport à la matière qui est trèsparticulier. Ensuite, sur les films en général,évidemment que j'ai un rapport direct aveccertains cinéastes que j'apprécie...SdC : Des cinéastes que tu as découvertspar ton métier de projectionniste ?IS : Pas trop étant donné que j'allais déjàbien avant beaucoup au cinéma et que j'enconnaissais déjà pas mal, étantuniversitaire. J'ai découvert certainsréalisateurs, mais que j'aurais sans doutedécouverts sans être projectionniste ousans être au contrôle aux CNP. Ensuite, cequi est sûr, c'est que le fait de travailler auxCNP et d'être projectionniste, ça permet unpeu de mettre tous les films au mêmeniveau. C'est­à­dire que, en tant quespectateurs, on va se dire tout à coup, jesais pas, "le Tarantino, c'est LE film à allervoir", mais en travaillant dans ces salles,

même en travaillant à la caisse ou aucontrôle, c'est pareil, en y travaillant, tousles films sont au même niveau.SdC : Il y a une égalité.IS : Voilà, une égalité. Bon, le dernierTarantino il se trouve que j'ai apprécié cefilm, mais évidemment c'est un nom assezconnu. Mais le fait de travailler dans cessalles, ça fait que finalement n'importe quelcinéaste, quand l'image nous plaît, il peutaussi y avoir un rapport à l'histoire etencore, mais quand l'image nous plaît,

―"Le rapport premier que j'ai à la projection, il estsonore. Ensuite il est matériel dans le maniementde la pellicule, que ça soit le fait de monter lesfilms, de monter la pub, de charger aussi le filmdans le chronos, il y a là aussi un toucher, unrapport à la matière qui est très particulier."

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quand le traitement narratif nous intéresse,on va aller voir ce cinéaste sans a priorid'ordre esthétique ou en se disant, "c'est unpetit film", ou "c'est un gros film". Il y a uneremise à niveau générale de tous les films.Donc, finalement, on échappe peut­être unpeu plus à la sélection des spectateurs, à lasélection des médias. Les médias qui vontparler de certains films et pas d'autres, alorsqu'il y a une certaine injustice derrière toutça. Oui, c'est carrément injuste, on va parlerde tel film et pas d'un autre alors que...Juste, je pense à un film que j'ai adoré, c'estInland, j'arrête pas d'en parler mais j'adorece film de Tariq Teguia. Filmé en DVHD, letype a acheté sa caméra parce qu'il a, grâceà son film précédent Rome plutôt que vous,il a gagné un peu de sous, et donc il adécidé de produire son film comme ça, enachetant une caméra, en commençant àfaire des plans. L'image est superbe, auniveau narratif et tout ça c'est vraiment trèsbon, et c'est un film qui a fait quoi, peut­êtrecent spectateurs sur trois à quatresemaines.

SG : Peut­être un peu plus parce qu'il y a euune rencontre et la salle était pleine.IS : Oui, c'est vrai Tariq Teguia est venu.SG : C'est avec des films comme ça qu'onest content de travailler aux CNP, parcequ'on se dit, on ne travaillerait pas aux CNP,on l'aurait pas vu, tout simplement ! Onaurait peut­être vu que ça existait mais le faitqu'il y ait eu une rencontre, tout ça, ça nousa poussés à aller le voir...IS : En plus c'est des films qui nepasseraient pas si les CNP n'existaient pas.SG : Là on voit que notre programmation adéjà légèrement changé. Ne serait­ce quedepuis une semaine, on perd déjà des films.Il y a déjà à Lyon des films qui ne sont plusreprésentés, le Guy Maddin ne sort pas àLyon parce qu'on ne le sort pas. DoncInland, c'est un peu une fierté de l'avoirpassé.SdC : En tant que spectateurs, c'est une joieaussi de pouvoir voir ces films en salle...SG : Et il y a plein de films comme ça dont"tout le monde" se fout un peu mais qu'on a

passés et qu'il était super important depasser. Là, il y avait Violent Days qui étaitassez exceptionnel, de Lucile Chaufour.L'année dernière il y avait En avantjeunesse  ! de Pedro Costa, ou quand on afait venir Bela Tarr aussi. Enfin, tout ça c'estquand même des rendez­vous importants.SdC : Et les retours de spectateurs alors ?IS : Vu que j'ai été au contrôle je peux enparler un peu, mais en tant queprojectionniste, non, on n'a pas de retours,même aucun et c'est même un petit peupour ça que j'ai choisi de faire ça (rires) !Le contrôle, c'est agréable d'être au contactdes spectateurs mais bon, il y a aussi uncontact qui est moins agréable qui est des'entendre dire "vos salles sont pourries", çaon l'entend souvent quand on est aucontrôle et c'est assez désagréable, on n'yest pour rien et en plus il faut peut­être pasexagérer non plus. Mais au contrôle, je mesouviens avoir conseillé des gens, même à

la caisse vous faites ça, je crois. On leurconseille d'aller voir tel ou tel film, c'est vraique ça se fait un peu à la tête du client, c'estmarrant, suivant les personnes on leurdemande : "Mais qu'est-ce que vous avezaimé récemment  ?" ou je sais pas quoi, etpuis on se rend compte qu'il y a peut­êtrepossibilité d'aller vers quelque chose d'unpeu nouveau pour eux, ou pas.SG : Pour certains c'est pas la peine (rires).Faut pas leur demander d'aller voir leTarantino.IS : C'est assez marrant la manière dont ondoit jongler entre certains spectateurs donton sent qu'ils sont ouverts et plus ou moinsavertis, et les gens qui, d'abord, ne viennentjamais dans les CNP, ils hallucinent parfoisen entrant dans les salles. Ce qui est assezétonnant, c'est que la plupart du tempslorsque je conseillais à des personnesd'aller voir tel film alors qu'ils ne leconnaissaient absolument pas, et qu'ils n'enavaient absolument pas entendu parler,souvent ils me remerciaient. Il y avait desretours très positifs, alors parfois c'était :"C'est vraiment de la merde votre film, je mesuis ennuyé", mais jamais dit méchamment,bon joueur quoi, c'est­à­dire ils nous posent

―"Il y a plein de films comme ça dont "tout le

monde" se fout un peu mais qu'on a passés etqu'il était super important de passer."

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Inglorious Basterds de Quentin TarantinoDerniers préparatifs à la destruction d'une salle de cinéma.

la question, on leur répond, ils y vont et puissi ça leur plaît pas, tant pis pour eux, onn'est pas non plus responsables de leursubjectivité.SG : Ça fait aussi partie des plaisirs ducinéma de s'aventurer dans des trucs qu'onne connaît pas...

IS : En tout cas, au niveau du contrôle, s'il yavait bien une responsabilité, en tout casmoi au contrôle je sentais que j'avais cetteresponsabilité­là, c'était aussi de pouvoirfaire découvrir à certains spectateurscertains films et leur dire : "Ce film-là, il esttout à fait accessible, allez-y", parfois mêmedes films que moi­même je n'avais pasappréciés, mais pour lesquels je me disais,ils peuvent intéresser certains spectateurs.Et sans contrôleur, sérieusement… Lecinéma de proximité, c'est un cinéma qui esten centre ville, et proche des spectateurs.Sans contrôleur, on perd un peu cettemarque­là, cette marque de fabrique quifaisait les CNP parce que la plupart dessalariés sont cinéphiles, aiment le cinéma àleur façon, et ils peuvent en parler demanière assez personnelle. Il y a aussi unepage qui se tourne à ce niveau­là, vu lasuppression des postes de contrôleursrécemment.SdC : Les CNP, vous êtes pratiquement lesderniers cinémas à Lyon à afficher descritiques presse sur les murs, à l'entrée descinémas. Vous continuez à les mettre aumoment où la critique serait en "crise". Lesgens les lisent, vous avez l'impression ?SG : Oui, oui, les gens les lisent, la critiqueest vachement prescriptrice dans les goûtsde nos spectateurs. Par exemple, s'il y aune bonne critique dans Télérama, on saitqu'il va y avoir du monde. Si le film se faitdescendre, on sait que c'est fichu pour nous.(rires)SdC : Mais ce qui est bien, c'est que vousn'avez pas une programmation dirigée versTélérama. On peut prendre l'exemple de

l'UGC Astoria, eux, clairement, c'est uneprogrammation pour les lecteurs deTélérama. Alors que vous, vous savez quevous avez pas mal de lecteurs de Téléramadans votre public, mais vous ne faites pasune programmation spécialement pour eux.

SG : Disons que de temps en temps nosfilms recoupent ceux défendus parTélérama...IS : Après, ça veut pas dire que tout ce quedéfend Télérama c'est mauvais, mais il y aun public, c'est clair, disons "cathos degauche"...SG : C'est le travail de Marc Artigau, qui faitune programmation qui essaye de lui plaire,enfin moins ces dernières années, parceque c'est un peu avec ce qu'on peut fairecomme films.IS : Malgré tout, on est arrivés à avoir pasmal de films...SG : Parce qu'il se battait vachement. Avecun autre programmateur, on aurait euencore moins de films et il y aurait euencore plus de choix imposés. Pour revenirsur Inland, c'est vraiment une démarche deMarc, le film l'avait vachementimpressionné, c'est pour ça qu'il a fait l'effortd'organiser une rencontre. Avec le départ deMarc Artigau, ce type de films et derencontres, ça sera quand mêmevachement compromis. Il faut avoir lescontacts pour ça, il faut avoir une personnepour en parler, et maintenant ça va êtreGilles Besson qui ne veut pas le faire et detoute façon, sans vouloir le critiquer et il enest même conscient, on ne le voit pas tropmener le débat comme Marc. C'est un petitmorceau de notre identité que l'on va perdreen plus. On en faisait déjà plus beaucoupdes rencontres, mais là je pense que ça vaêtre définitivement fini. En ce moment, il y atout plein de petits liens qui se perdent, c'estvrai que les contrôleurs, le côté humain,

―"Le cinéma de proximité c'est un cinéma qui esten centre ville, et proche des spectateurs. Sanscontrôleur, on perd un peu cette marque-là, cettemarque de fabrique qui faisait les CNP parce quela plupart des salariés sont cinéphiles, aiment lecinéma à leur façon, et ils peuvent en parler de

manière assez personnelle."―

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c'était super important, même si on peutavoir l'impression qu'on foutait pas grand­chose.SdC : Et toi, tu as des anecdotes ? Desgens qui sortent furieux de la salle...SG : Ça, ça m'est arrivé le premier mois oùj'ai travaillé au CNP de me retrouverconfronté à un spectateur super violent.C'était pour The Great Ecstasy of RobertCarmichael, qui était une belle arnaquecomme film. Un film violent et moralisateur,enfin un peu facile, et un spectateur à la fin,pendant la scène soi­disant insoutenable dufilm où étaient montés en parallèle un viol,des images de nazisme, d'explosionnucléaire, enfin un truc super terrifiant, il y aun spectateur qui est sorti furieux endonnant un coup de pied dans les portes, ennous insultant, en nous disant que c'étaithonteux de passer des films violents commeça, ce qui était finalement assez drôle etironique étant donné qu'il était lui­mêmebien plus violent que le film dont ilcondamnait la violence. J'ai pas forcémentbeaucoup d'anecdotes comme ça, mais cequi est intéressant en travaillant au contrôleet aux caisses, c'est le rapport auxspectateurs, même quand ils sont chiants.Ça permet de voir tout le panel humain. Il ya aussi les personnes de mauvaise foi, maisc'est quelque chose de très intéressantaussi… Il y a aussi les spectateurs quiveulent rentrer quand même, même si le filmest commencé depuis une demi­heure, quiproposent de payer beaucoup plus cher qu'ilne faut... (rire) C'est assez enrichissantpersonnellement comme travail je trouve,moi par exemple ça m'a beaucoup apprismine de rien, humainement, je trouve çaplutôt sympa.

IS : Je voudrais rajouter quelque chose là­dessus. Au­delà même du rapport auxspectateurs, je parlerais des rapports entrenous, parce que ça c'est important, et mêmeles rapports qu'on avait avec Marc. Même siparfois c'était folklo, n'empêche qu'avecMarc, je pense qu'il y avait peu de salles, oumême d'entreprises dans lesquelles il y avaitautant de dialogue. Même si parfois il estnégatif ce dialogue, il y a un dialogue et on

parle des films. Il y a une vraie passion desfilms, et de l'art en général je crois, de lapart de Marc Artigau et de notre part jecrois. On parlait de musique, on parlait delittérature, de peinture. Je me souviens,avec Marc Artigau, parfois on discutait troisheures, quatre heures alors que j'étais aucontrôle, enfin c'était des discussions assezlongues. Je crois que c'est ça aussi qui estimportant et qui est mort aujourd'hui, c'estqu'il y avait un rapport entre nous. Quand lecontrôleur était là, le projectionnistedescendait, le caissier était dans ledispatch, je me souviens de discussions, onparlait des films entre nous, il y avait desdébats, on apprenait des choses. Moi, parexemple, Judd Appatow, ou tout un pan ducinéma commercial américain que je neconnaissais absolument pas, j'ai appris à lesconnaître, notamment grâce à Steve oud'autres personnes comme Joan.SG : On est tous fans de cinéma mais avecdes univers mais totalement différents quoi !Et même quand on avait un univers encommun, on avait des impressions sur celui­ci totalement différentes. C'est ça qui estbien, avec Norbert, un des autresprojectionnistes, on est dans le mêmeunivers de films, films d'exploitation, degenre, tout ça. Mais après, nos goûts sontquand même assez contradictoires.IS : Parfois, même avec Steve, ça nous estarrivé de parler de films, on était assezd'accord et puis tout à coup un autre film, ilva me dire, moi j'ai bien aimé alors que jetrouve que c'est une daube immonde, c'estmême pas regardable. Donc c'était vraimentun lieu d'expression, même à la fac, pourvous dire – moi j'ai fait cinq années àl'université – c'était pas la même. On n'était

pas dans une sorte de communioncinéphile, vraiment il y avait de la passion, jetrouvais, derrière tout ça et c'étaitdécomplexé. À la fac c'est assez formaté.SG : C'était un peu l' "auberge espagnole" ducinéma quoi.IS : Alors "auberge espagnole" ça fait penserà Klapisch, et j'aime pas beaucoup Klapischalors parlons d'autre chose... (rires)

―"C'était vraiment un lieu d'expression, même à la fac,pour vous dire c'était pas la même. On n'était pas

dans une sorte de communion cinéphile, vraiment ily avait de la passion derrière tout ça et c'étaitdécomplexé. À la fac c'est assez formaté."

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Depuis ces deux ou trois mois, on a apprishumainement, il y a eu des coups de gueule,ça a parfois été un peu tragique. Même lemercredi, là, avec Marc, ça a été assezexplosif. Mais au moins ça vit tout ça et jecrois en tout cas que ça a été une vraieécole, même si je considère que maintenantc'est un peu mort sans Marc Artigau et sansles contrôleurs. Cette époque­là, nous on l'avécue de cette manière­là, mais pas lesanciens. C'est ce que j'ai entendu dire àtravers les discours des anciens on va dire,c'est que nous on était une nouvellegénération qui insufflait un peu derenouveau, enfin je l'ai perçu comme ça.

SG : Oui, ça leur a fait du bien aussi auxanciens un petit peu, Jean par exemple,d'avoir des nouvelles têtes...IS : Des geeks un peu...SG : Oui, parce que Jean, c'est le cinémad'exploitation, il va te parler des séances deminuit d'époque avec Le crocodile de la mortde Tobe Hooper, tout ça, et donc il étaitcontent de retrouver moi, Norbert, Joan quiétait un de nos contrôleurs et qui était bienbranché là­dedans aussi. C'est un peuprétentieux mais ça a donné un secondsouffle... En fait, ça se renouvelle parce queavant nous, il y avait aussi d'autrespersonnes mais disons qu'il y avait toujourscette base d'anciens qui était entretenue pardes nouveaux qui faisaient qu'il y avait cetteambiance­là aussi. S'il y avait des anciensdepuis vingt ans, je pense qu'ils seraienttous blasés et ça serait...SdC : Et alors ils ont discuté avec vous,mais est­ce que c'est eux aussi qui t'ontappris le métier de projectionniste ?IS : Moi c'est Norbert, qui était assez jeuneprojectionniste, qui était entré il y a deux ans

et demi, qui m'a aidé. Par contre, c'est vraiqu'il y a notamment Frédéric Chazot quitravaille depuis trente ans commeprojectionniste, donc il a connu et m'aexpliqué par exemple les arcs à charbon –actuellement, on tourne avec des lampes auxénon, mais avant c'était des arcs àcharbon, des bouts de charbon, donc c'étaitune lumière assez différente de la lampe àxénon, mais ça pouvait être dangereux, çapouvait prendre feu. À l'époque, lesprojections se faisaient à doubleprojecteurs, ils étaient synchronisés, bencomme on l'a vu par exemple dansInglorious Basterds de Tarantino où on voit,

il y a deux projecteurs, les deux sontsynchro. C'est la projectionniste qui, parcequ'il y a un petit indicateur à l'écran, un ronden haut à droite de l'écran je crois, elle doitdémarrer l'autre projecteur et ensuite lesynchroniser avec le premier projecteur. Il yavait une petite coupure, d'une milliseconde,enfin très peu quoi. Tout ce qui a trait auxprojections d'il y a trente ans, c'est lui quime l'a appris, ou qui m'a expliqué qu'il y adifférents formats de projection, le 1:37,1:66, 1:85, scope, c'est lui qui m'a apprisque parfois un tirage en 1:37 il fallait lepasser en 1:66 parce que c'était des copies,à une époque on tirait les copies en 1:37parce que le 1:37 c'est le format 4/3 quipasse à la télé, c'est l'équivalent en gros,mais par contre pour le cinéma c'était du1:66. C'est des toutes petites choses...SG : Pour les Disney, c'est beaucoupcomme ça que ça marchait à une époque,ou pour Kubrick également.IS : Frédéric est une mémoire du cinéma,d'autant plus que c'est un connaisseur, il esttrès connaisseur dans le cinéma d'avant lesannées 60. Il connaît tous les noms desacteurs, des actrices, c'est assez

Inglorious Basterds, de Quentin Tarantino.Derniers préparatifs pour la destruction d'une salle de cinéma.

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incroyable. Aussi pour ça, il nous a apprispas mal de choses, il nous prête des DVD,on découvre des cinéastes, des comédiens,des films classiques plus ou moins bonsd'ailleurs, mais on découvre beaucoup dechoses.SdC : Comment ça se passe lors des"temps morts", lorsque tous les filmstournent dans les salles ?SG : C'est l'un des luxes qu'on a au CNP,c'est le temps libre, en fait.IS : Temps libre, mais enfermés !SG : Disons, on est obligés d'être sur leslieux mais voilà, on va tous se retrouverdans le hall d'accueil. Le contrôleur parceque c'est son travail d'être là et il doitsurveiller, et les projectionnistes et lescaissiers parce que sinon on s'ennuie quandmême d'être tout seul dans son truc. Il yavait ce côté où on pouvait discuter qui étaittrès enrichissant, et aussi on ne pouvait pasdiscuter dix heures par jour non plus. Çapermet à chacun de faire autre chose. Jen'ai jamais autant lu qu'aux CNP, on voitaussi des films, avec les ordinateursportables que chacun amène ça permet devoir des films ou des séries TV en cabine ouen caisse, il y en a aussi qui font de lamusique, qui dessinent...IS : Là­dessus je dirais que le vrai tempsmort, il est quand même pour lescontrôleurs. En tant qu'étudiant c'étaitparfait, je lisais ce que je voulais entre lesséances, je n'avais quasiment rien à faire,vraiment. Ou alors parler à certainsspectateurs qui me posaient des questions,mais c'est à peu près tout. À la caisse, tu asquand même deux ou trois trucs à préparer,les bordereaux, il y a beaucoup depaperasseries chiantes, etc.SdC : Le projectionniste est censé resterdans la salle de projection pendant tout lefilm ?IS : Pas dans la salle de projection, enfin jesuis censé rester en cabine. Il y a lescabines et puis il y a les salles, moi je suisen cabine. Dans les salles, j'y vais, parexemple, le mercredi pour les nouveauxfilms. Les mercredis après­midi on va dansles salles pour vérifier la mise au pointmême si on peut la vérifier de la cabine,mais surtout le son, étant donné que pourchaque film il y a un niveau différent mêmes'il est à peu près identique en fait, mais ilfaut toujours aller vérifier quand même pouréviter les mauvaises surprises. Sinon, on

reste en cabine parce qu'il peut toujours yavoir un problème de mise au point, laséance peut sauter, il faut se dépêcher pourrelancer la séance et voir quel peut être leproblème. Parfois il peut y avoir desproblèmes délicats : la pellicule qui s'estemmêlée, qui tombe d'un plateau. Ontourne même sans sécurité, là maintenant,dans une salle, donc si il y a quoi que cesoit comme souci, c'est peut­être leprojecteur qui peut prendre. Les lundis etmardis, on reçoit les films, la pub, il faut bienmonter tout ça, donc les lundis, mardis, c'estles plus grosses journées on va dire.SdC : Qu'avez­vous organisé comme actiondurant le Festival Lumière, auquel la salledes Terreaux participait ?IS : Pour le Festival, on a fait grève lemercredi, le jour de l'ouverture. Il s'agissaitdavantage d'une mise à mort, il y avaitquelque chose de symbolique dans notreaction, sans doute plus pour nous que pourles spectateurs.SG : On avait mis un drap noir avec lenuméro de Moravioff.IS : Il y est toujours le numéro de Moravioff,dans la salle A des Terreaux.SG : Le but était de sensibiliser le public defestivaliers qui est peut­être pas forcémentle nôtre. On a voulu faire une action quimarque un peu notre énervement, on a faitça, une journée noire.IS : En même temps, on aurait pu fairegrève une semaine...SG : Ça faisait aussi une occasion de semobiliser tous parce que c'est pas toujoursfacile non plus...IS : On parlait tout à l'heure d'un mondeidyllique de discussions mais en mêmetemps on peut dire qu'il y a aussi unefracture, en tout cas quelque chose quipasse pas forcément entre les plus ancienset les nouveaux, on va dire. Par exemple,toutes les actions qui ont été menées jusquelà, les anciens étaient présents évidemment,mais je crois que l'énergie, il y en a bien sûrqui étaient motivés par le combat socialcomme Maria, mais ceux qui ne sont pastrop dans cet esprit­là et qui sont là depuisquinze ans, on pouvait pas leur demandergrand­chose et ça se respecte. Il y a unecertaine lassitude de leur part, ce que jecomprends tout à fait. Mais c'est sûr queparfois on sentait que c'était un peu difficile

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de faire rebondir un mouvement pour lequel on n'était finalement pas beaucoup, surtout les plus jeunes.Pour revenir au Festival, on a lu un texte à chaque séance1, les spectateurs nous applaudissaient laplupart du temps, ils nous ont posé des questions même s'ils ne comprenaient pas forcément tout ce qu'ilfallait comprendre car l'histoire est très compliquée.Personnellement, il y a une certaine forme de soulagement pour moi parce qu'on était dans une situationde crise qui malgré tout durait depuis longtemps, depuis onze ans, je pense. Il y avait une situation decrise car notre PDG n'investissait rien, on était sans nouvelles, on savait pas ce qu'il voulait faire de sessalles ni rien, et là, pendant deux mois, on a été en "combat", dans des actions à mener pour nousdéfendre tout simplement. Et puis les contrôleurs sont partis, Marc Artigau est parti, les assistants à laprogrammation sont partis, les agents d'entretien sont partis, il y a une page qui se tourne, clairement. Onest déçus, tristes, et en même temps il se passe peut­être ce qui doit se passer. C'est­à­dire pour nous, etje crois qu'on est tous d'accord là­dessus, Moravioff il faut plus qu'il soit là, même à la limite il faut que çaferme, ses salles. Moi je serais prêt à dire je ne viens plus au travail et puis ça ferme et basta, on n'enparle plus pour que peut­être il y ait quelque chose de nouveau qui se crée. Mais que ces salles ne soientplus aux mains d'une personne que je n'estime sur aucun point, même pas artistique. (rires) Cesoulagement­là, moi je l'ai, je me sens moins sous pression, je me sens aussi plus détaché de cesquestions du CNP qui nous ont quand même bien pris la tête, parfois c'est un peu dur, c'était même de ladéprime parfois qu'on avait face à tout ça, c'est pas évident. Soulagement de me dire : "les chosesarrivent, les choses avancent", même si elles avancent pas dans le bon sens, elles avancent et nous onpeut prendre position. Ce qui était difficile, c'était même de pouvoir prendre position par rapport à lasituation des CNP puisqu'on était justement dans une espèce de non­situation, c'était la crise sans que çasoit la crise. On disait qu'on allait fermer mais on fermait pas.

SG : Nous n'étions pas vraiment crédibles jusque là. On se plaignait pas mal mais vu de l'extérieur nousn'avions pas vraiment de bonnes raisons pour nous plaindre, pas vraiment de but. Et là, avec ce qui sepasse actuellement, les gens se rendent compte quand même que ça va pas très bien, que c'est passeulement des jérémiades. Il y a eu la mobilisation contre les licenciements, il y a eu aussi la mobilisationcontre la fermeture de l'Odéon mais c'était plus pour l'attachement symbolique au patrimoine, c'était pasvraiment pour les CNP, il faut pas se leurrer. Avec la mise à pied de Marc, là les gens voient qu'il y a ungros problème. On voit qu'il y a quand même une destruction de l'entreprise de l'intérieur par notre PDG,parce que ce licenciement pour faute grave c'est difficile à justifier.IS : Ce qui est étonnant c'est que, pour que les gens se rendent compte de certaines situations, il faut dessymboles. Et Marc Artigau qui est mis à pied, c'est un vrai symbole, ça scelle la fin d'une époque pour lesCNP, d'une idée du cinéma qu'on partageait et qu'il nous a apportée. Cette idée peut rejaillir, il y a un

Fermeture de l'Odéon et Festival Lumière : les deux vitesses du cinéma lyonnais.Photographies (de haut en bas) : Hervé Troccaz, Simon Bezzi Batani.

―"Personnellement, il y a une certaine forme de soulagement parcequ'on était dans une situation de crise qui malgré tout durait depuislongtemps, depuis onze ans. Notre PDG n'investissait rien, on était

sans nouvelles, on savait pas ce qu'il voulait faire de ses salles ni rien,et là, pendant deux mois, on a été en "combat", dans des actions à

mener pour nous défendre tout simplement."―

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collectif 2 qui a été créé, tout ça, je sais pas ce que ça va donner...SG : Marc défendait une certaine idée du cinéma mais il avait des idées encore plus larges qu'il nepouvait pas réaliser à cause du manque de moyens. Si on l'écoutait, il aurait fait des cycles Farrelly, destrucs comme ça, il pouvait partir loin. Pour lui, 40 ans, toujours puceau, c'est un chef­d'œuvre. Je suisd'accord.IS : L'idée, c'est de dire que le cinéma, au­delà même des catégories – le CNC et l'administration aimentles catégories : ça c'est de l'art et essai, ça c'est de la recherche, ça c'est ... – au­delà même de tout ça,c'est de dire, eh bien au­delà de tout ça, il y a peut­être de la recherche, de l'art et essai chez John McTiernan et qu'on peut en parler aussi bien que d'un Straub par exemple, c'est pas la même catégorie defilms, on s'entend bien mais en tout cas on peut tout à fait en parler, même établir des ponts...SG : Mc Tiernan cite bien Bergman dans ses films, donc...IS : Cette vision­là n'a pas pu être complètement accomplie au sein des CNP étant donné que ça restaitavant tout une salle privée, donc on pouvait pas faire tout ce qu'on voulait. Mais en tout cas, derrière il yavait cette idée­là qui était "on peut tout passer, tant que c'est bon, c'est bon".SG : Par exemple, on a sorti l'année dernière Délire Express, c'était la sortie improbable de l'annéedernière. Comme c'est David Gordon Green, un auteur qu'il aime tout particulièrement, ça avait beau êtrela grosse comédie avec Seth Rogen et tout ça, ça a été un drame. On a dû faire dix spectateurs par jour,mais Marc a fait ça !IS : L'intelligence de Marc et des CNP, c'est d'aller au­delà de ces catégories qui sont vraiment un peucrétines et de développer la curiosité. De dire, il y a peut­être du très bon à prendre de John Mc Tiernan etil faut arrêter cette sorte de "boboisation", tout à coup, parce que c'est pas de l'art et essai, parce quec'est du cinéma américain, c'est de la merde. Alors que non, un film à quatre­vingt millions de dollars peutêtre un chef­d'œuvre et puis voilà. Peut­être formaté, ou peut­être moins formaté, que d'autres films art etessai ou de recherche qui seraient beaucoup plus formatés dans un certain sens. Je crois que c'estimportant de garder à l'esprit tout ça, et que les CNP d'une certaine manière étaient là pour programmeret montrer ce mélange. On peut montrer Guy Maddin, on peut montrer Délire Express... Si les CNPmeurent, Lyon va devenir pauvre en terme de diversité. Il y aura un vide, évidemment. Bon, il faut que jeme sauve car je dois aller travailler !SdC : Avant de partir, dis­nous ce que tu vas passer cet après­midi ?IS : Alors je vais passer Le Ruban blanc, c'est pour ça qu'il faut que j'y sois à treize heures quinze parcequ'il passe à treize heures trente. Il y a quoi d'autre ? Un Prophète, Mademoiselle Chambon et SinNombre.

Nous nous quittons devant le bar de centre­ville où nous nous étions donné rendez­vous deux heuresplus tôt. Ivan échange quelques mots avec Steve et me montre une enveloppe matelasséesoigneusement fermée qu'il sort rapidement de sa poche, je comprends qu'il y a à l'intérieur une petitebobine de pellicule. "Nous avons plein d'autres activités en dehors de notre travail au CNP, moi je faisaussi des films  !", me lance­t­il avant de s'éloigner, après que je lui ai souhaité ce qu'il souhaite pour lasuite, comme il est désormais couramment d'usage de faire lorsque l'on rencontre une connaissance vousannonçant qu'elle risque d'être licenciée dans les prochains jours, parfois et de plus en plus souvent sansremords, ni regret…

Remerciements particuliers à Jean­François Buiré et Antonin Crozet.

Notes :(1) Ce texte est à lire en ligne à cette adresse : http://www.soutenirlescinemascnp.org/2009/10/15/a­lattention­des­festivaliers/(2) Référence au "collectif cinéphile de Lyon" pour la défense et la construction d'une offre de cinéma art, essai et recherche à Lyon,né cet automne lors de la fermeture de la salle du CNP Odéon. Plus de renseignements : http://collectifcinephile.wordpress.com/

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Richard Linklaterpar Le_comte

Admi rati on de

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«   Je dédie ce film à la jeunesse ». Tel étaitle mot de Richard Linklater lors de laprésentation de son dernier film, Me andOrson Welles, en septembre dernier. Autantcette phrase pourrait résumer l’ambition dufilm, autant elle pourrait synthétiser le senset le combat d’une œuvre sous­estimée etreléguée dans les marges d’un cinémaindépendant US de plus en plus formaté.Or, Linklater s’oppose en tous points à ceformatage du discours et de lareprésentation. Il incarne aujourd’hui ce quise fait de mieux outre­Atlantique, par sadévotion et son amour des « forcesactives » et son refus du naturalisme le pluscru (et de tous les codes quil’accompagnent). Disons­le tout de suite :Me and Orson Welles est un film unique,une sorte d’ovni qui prend du recul pourmieux atterrir et distiller sa nouveauté. Il neressemble à aucun autre film du genre,puisque ce n’est ni un biopic, ni une fadereconstitution historique. Ce texte tenterad’éclairer trois points fondamentaux du film,ainsi que de l’œuvre du cinéaste : laquestion de la collectivité, le lien qui unit lethéâtre et la vie et, enfin, la claustrophobieet la référence shakespearienne.

Le « Nous » est une figure essentielle chezLinklater. C’est par la collectivité, qui prendla forme généralement du portrait degroupe, que le cinéaste invente d’une partsa propre manière de nous montrer lemonde et, d’autre part, une morale originaleancrée dans l’affirmation et l’émancipationde la vie. La collectivité est un dispositif

aussi bien éthique qu’esthétique, une formeentièrement dédiée à la fiction pour mieuxréapprendre à appréhender le réel. Commechez Renoir. Me and Orson Welles dégagedonc plusieurs formes de ce « Nous » :celles de la troupe de théâtre, de lajeunesse (incarnée par le couple) et de labipolarité nécessaire entre le « je » et uneforme de vie nouvelle et émancipatrice, enl’occurrence celle d’Orson Welles.Dans un sens, Linklater se moquecomplètement d’Orson Welles, le film n’est

pas un fade biopic ou la reconstitutionhistorique d’une époque, au sein desquels ilfaudrait retracer les grands événements dela vie d’un grand homme. Non, Linklaterpénètre directement dans la phénoménalitéde cette période (les années 40), il encherche les modalités secrètes, la manièredont le quotidien se déploie dans toute sasingularité. Orson Welles apparaît alorscomme la figure privilégiée de cettepénétration. Par ses frasques et soncaractère hors du commun, il devient bien

Me and Orson Welles

Le_comte

Nous et Orson Welles

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plus qu’un personnage historique : c’est unparamètre, une visibilité nouvelle, un modede vie qui a réinventé le sensible et ceux quile composent. Tout est à Orson et tourneautour d’Orson, de la garçonnière enpassant par le théâtre dans lequel vont sedérouler l’adaptation de Jules César etl’intimité des personnages. La reconstitutionhistorique laisse donc place à un lien uniqueentre le signifiant et le signifié, l’image et lareprésentation. Tout se confond, les imageset les acteurs tendent à sortir de l’écran, lesmots et les œuvres d’art cessent d’êtrecloîtrées sur eux­mêmes.De là, de cet agencement originel quicontribue d’emblée à faire du film un chef­d’œuvre, se crée le premier « Nous », la

bipolarité entre deux individus. OrsonWelles devient un modèle d’émancipation.Pour s’arracher au nihilisme et à lacastration de la vie, il faut suivre cet hommeétrange dans ses excès, dans ses manièresde réinventer le monde et de le faire sienpour ensuite le tirer vers le haut. RichardSamuels, interprété par Zac Efron, lecomprend immédiatement. Pour lui, Wellesreprésente moins un maître dont il seraitl’apprenti qu’une brèche ouverte vers sapropre émancipation. C’est une autre forcedu film : ne pas s’embourber dans le récitd’initiation classique dans lequel il y auraitd’une part le maître qui sait, et d’autre partl’apprenti qui ne sait rien. C’est sans doutelà que réside le génie de Richard Linklater :filmer la jeunesse pour elle­même, dans cequ’elle a déjà conquis ; la filmer à hauteurd’homme pourrait­on dire, au plus près desa soif de vivre, loin de toute idéepréconçue. Il suffit de voir la manière dont

Richard, dès ses premier pas dans latroupe, drague Sonja, la fille la plusconvoitée de la bande, sans que Welles nesoit là pour donner des conseils derrièreson épaule. Welles est donc un phare. Lepremier « Nous », unissant Welles etRichard, est donc purement linklaterien :donner et filmer la jeunesse (dans d’autresfilms : les minorités,…), ici Richard, dansson émancipation.Le second « Nous » que met en avant Meand Orson Welles est celui de la troupe dethéâtre. Celui­ci est tout aussi linklaterienque le précédent. Nous l’avons déjà dit,l’individu intéresse moins le cinéaste que legroupe. Cette ambition s’affiche clairementlors des répétitions de la troupe. Vers lemilieu du film, Welles (magistralementinterprété par Christian Mckay) affirmeclairement cette morale : tous pour un.Chacun compte autant que les autres, àcondition de tendre vers un but, icil’adaptation de Jules César. Chacun doitquitter son individualisme forcené pour seconnecter à l’émancipation que permet lareprésentation d’une pièce et à l’actioncollective qui en découle, sa grandeur. C’estce que n’aurait pas compris, par exemple,le décorateur de la pièce, qui revendique sapart de travail. Il faut tendre vers le« Nous », la seule issue possible. Welles,derrière ses humeurs, n’exige en réalité quecela (peut­être est­ce le sens de la fin dufilm, ce qu’aurait compris tardivementRichard). Pourquoi Linklater s’attache­t­ilautant à cette morale du « Nous » ? Elle luipermet justement se sortir des clichés, dunaturalisme, et de développer son cinéma(voir Fast Food Nation par exemple, danslequel le choix du « Nous » s’avère décisifdans la représentation). Il n’y a pas dedifférence entre le film et la pensée deLinklater : ils visent tous les deux às’émanciper, à atteindre la grandeur, qui estaussi une dignité et un amour de la vie. Cesecond « Nous » est une résistance, unappel.Enfin, le troisième « Nous » est plusparticulier, plus secret. Il concerne le blochomogène de la jeunesse et de l’amour.

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C’est le romantisme de Linklater, et soncôté idéaliste aussi. Inutile de revenir sur le« Nous » de la jeunesse, tel qu’il sedéveloppe déjà dans Dazed and Confusedpar exemple. Dans Me and Orson Welles,on retrouve cette dimension filtrée parl’amour. Linklater filme le rêve du jeunehomme face à la femme idéale. Il traqueen quelque sorte cette assurance et cerêve permanent, mais aussi son côtééphémère, comme auparavant dansBefore Sunrise. C’est souvent très beau, ettrès peu filmé jusqu’àaujourd’hui. Une autre formede phénoménalité étranges’imprime sur les images, unromantisme rêveur discret ettrès doux. Il sert de relayeur àla constitution du troisième« Nous », littéralement ici unemise en marche de lajeunesse. Richard retrouveGretta, une fille qu’il arencontrée par hasard et quipartage son amour de l’art. Le« Nous » se forme enfin, après l’écheccuisant, mais riche, avec Sonja (ClaireDanes), l’aventure commence. En avantjeunesse.

À côté de cette vérité linklaterienne du« Nous » à la manière de Renoir, portée àson apogée, se développe une autre idéeoriginale sur le lien entre l’art et la vie. Meand Orson Welles invente en quelque sortesa problématique et sa façon de larésoudre. L’art et la vie dialoguent iciautrement. Ce thème est certes archi­connu, maintes fois filmé, mais que nousdit Linklater ? Comment cette union rejoint­elle sa morale ?Dans Me and Orson Welles, la questionn’est pas de savoir « où commence la vie,où s’arrête le théâtre », à la manière deTruffaut dans Le Dernier Métro, deCassavetes dans Opening Night ou deMinnelli dans Tous en scène. Linklater nes’intéresse pas réellement à cette

correspondance, il ne cherche pas laconfrontation (scène/coulisse,représentation/vie) comme principe moteur.Le théâtre, chez lui, devient le lieu quicanalise les plus hautes puissances ; uncentre de gravité où le dépassement de soidoit être contagieux pour se transmettreensuite dans la vie quotidienne. L’art, ici lethéâtre, est un miroir réfléchissant dont ilfaut comprendre les racines pour les fairesiennes. L’art devient l’issue versl’émancipation.

C’est pourquoi Linklater instaure unedissonance entre l’art et la vie, les coulisseset la scène, l’imaginaire et le quotidien. Leurunion ne peut se donner d’emblée commeun fait ontologique. Pourquoi ? Parcequ’elle incarne l’émancipation (de lajeunesse, du couple, de l’individu) et, de cefait, elle doit crever l’écran et se propagerdans l’esprit du spectateur. La donne n’estdonc plus la même que chez Cassavetesou Minnelli. Linklater prend conscience qu’ilfaut filmer l’écart pour mieux transmettre laforce de réunion. Comment l’obtenir ? Nonpas par la magie du cinéma et de l’art, quimettrait la machine en route, mais parWelles, le paramètre Welles. Lui seulcomprend la vérité de l’art, et l’importancede celle­ci dans l’émancipation. Sonmessage pourrait être le suivant : « L’artdevient vie à condition de vivre commenous l’enseigne l’art ». Tout Welles est là,ce grand phare sombre qui illumine ce quil’entoure. Telle est aussi la métamorphosede Richard qui comprend que c’est par

Comment réunir l’art et la vie ?

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cette voie – ce don de soi dans l’art – que lemonde s’ouvre et que les possibles seprésentent à lui. La jeunesse ne s’apitoieplus sur son sort, elle s’engage dans unavenir certain, une autre manière d’habiterle sensible.

On ne pourrait pas refermer ce court textesans parler d’une autre marque de fabriquede Linklater : sa claustrophobieshakespearienne. Ici, elle trouve samanifestation la plus aboutie, ainsi que laplus avouée. Le cinéma de Linklater est detoute façon shakespearien : les personnagessont trop grands pour le monde qu’ilshabitent. On est loin ici de l’emploitraditionnel de la claustrophobie : retrait sursoi, sensation d’étouffement, etc. Déjà, dansTape, un huis clos sur l’amitié, on al’impression que la chambre n’a pasréellement de murs. Chez Linklater, lesmurs, la ville, tout ce qui fait office de paroi,n’est là que pour être brisé. Lespersonnages ont des aspirations si fortesque leur monde devient trop petit etmalléable. On en revient donc àl’émancipation et à l’amour de la vie, moralepar excellence du cinéma deLinklater. Me and Orson Welles nedéroge pas à la règle. Rarementune ville et un décor ne nous aurontparu aussi fermés, sans êtreétouffants. Le film se situe entredeux rives, entre deux états, ildépeint le changement d’un lieupotentiellement fermé qui valentement s’ouvrir à un fatras depossibles. D’où le violent dézoomaérien qui « clôt » le film, et dont lesens n’est maintenant plus àexpliciter. Certains s’étaientégalement offusqués de la laideur del’animation de A Scanner Darkly et WakingLife. Or, esthétiquement parlant, on retrouvece que nous nous entêtons à défendre : lecinéma de Linklater refuse les limites, l’arrêt,le refuge dans l’immobilisme. Tout est enmouvement, le monde n’est plus qu’un tissuorganique tiré vers le maximum de possiblesémancipateurs, pour la jeunesse, le couple,

et les hommes en général.Cette analyse pourrait encore s’étendre surde nombreuses pages. Le plus alarmantpeut­être, dans cette histoire, c’est que Meand Orson Welles moisit en attendant undistributeur. Cela fait bien plus d'un an qu’il aété présenté au festival de Toronto, en 2008.Il y a de quoi se poser des questions quant àl’importance du cinéma de Linklater. Ce film,qui doit impérativement sortir, en dérouteraplus d’un. J’ai beaucoup pensé, en termesde contexte historique, à la sortie de LaRègle du jeu (d’ailleurs, on pourraitrebaptiser le film de la sorte). Ce film serasans doute incompris, tant il s’oppose à laproduction formatée et tendance du cinémaindépendant US. On criera au démodé, àl’ennui, à l’incohérence, à la naïveté.Qu’importe car, comme pour Renoir, dontLinklater est peut­être proche, nousdétenons une des meilleures preuves del’humanité tirée vers l’avant, toujours dansl’émancipation, l’amour de la vie, le refus dunihilisme et de la pesanteur : minorités,jeunesse et amoureux marchent ensemblevers un monde qui enfin leur appartiendra.

Une claustrophobie shakespearienne

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Sur la route, lettre ouvertepar Jean-Maurice Rocher

Ci néma( s ) aux marges

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SUR LA ROUTE  : LETTRE OUVERTEJean­Maurice Rocher

ommencer l'écrituredu "texte" qui arrivedepuis la Belgique oùje me trouve

actuellement n'est probablementpas un hasard. Ainsi : loin d'uncadre trop habituel, et proche deLa Chute d'Icare, tableau deBruegel auquel je tenais à rendrevisite dans l'un des musées deBruxelles, suite à son évocationpar Borges lors d'unepassionnante discussion autourde Profession : Reporter deMichelangelo Antonioni que jene devais pas oublier avant de memettre à écrire.

Tout d'abord, et cela me revient àl'heure de se mettre à écrireenfin, il y a eu un projet de texte

opérant un lien entre deux filmsm'ayant particulièrement marquédernièrement et qui sont,justement, Profession : Reporter(1 975) d'une part, RouteOne/USA de Robert Kramer(1989) d'autre part. Mon premierconstat était que ces deux filmsprenaient pour point de départune situation à peu près similaire.En effet, ils suivent tous deux desindividus qui se posent laquestion du retour en terreconnue après avoir vécu desannées difficiles sur le solafricain respectivement en tantque reporter et docteur. Telle futma première note en marge deRoute One/USA découvert bienaprès Profession : Reporter. Dansle film d'Antonioni, David Locke

(anglais d'origine états-unienne)profite d'une situation incongrueet trop tentante pour changerd'identité et se retrouver lui-même, en lui-même, tout en seglissant dans la peau d'un autredont les activités le conduiront àeffectuer un long périple quil'emmènera en Allemagne puisen Espagne après un sautincognito, chez lui, àLondres. Tandis que dans le filmde Robert Kramer, Doc choisit lelong chemin, la longue route(One) du retour aux sources enterritoire retrouvé pour renoueravec les USA (son peuple, sonhistoire passée et présente, sanature, ses courants de pensée.. .)qu'il a longtemps abandonnés etpour éventuellement trouver unport d'attache qui donne ànouveau un sens à sa vie.

Deux films de "passagers" (pourreprendre le beau titre états-unien du film d'Antonioni), quiembarquent les spectateurs dansle même mouvement que leurspersonnages principaux, qui

"Deux films depassagers"C

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remettent en cause notre regardsur le monde à travers ce qu'ilsracontent et la manière dont ilsfilment, nous transperçantlittéralement de leursinterrogations. D'ailleurs, dansRoute One/USA , le cinéasteréellement dans la mêmesituation de retrouvailles queDoc, participe bien, de par saprésence non cachée à lapremière personne derrière lacaméra, au voyage avec celui-ci.Ce dédoublement de personnalité,cette nécessité de créer unpersonnage imaginaire devant lacaméra, accompagnant leréalisateur (ou vice-versa)paraissait intéressante à étudier

en regard du personnage dual deProfession : Reporter dontAntonioni, a-t-il dit, se sent leplus proche parmi lespersonnages de ses films et qui leconcerne aussi lui-même dans samanière de "vivre" ses filmspendant leurs tournages.

David Locke est poussé à épouserl'identité d'un autre devant sadépouille tout en restant, tout enétant évidemment encore (à larecherche de) lui-mêmeintérieurement. Cet autre dontLocke ne garde que l'identité etl'agenda des jours à venir qui neviendront pas, dans les pas

duquel il va mettre les siens, estle moteur de la fiction. Quant auDoc, il est plus que lecompagnon de voyage ducinéaste, il est en quelque sorteson alter ego fictionnel, ilchemine devant sa caméra, il estdevant lui. Là où le personnagede Locke projetait l'identité d'unautre sur sa propre image pourcontinuer à avancer, c'est lecinéaste lui-même, Kramer, quienvisage comme nécessaire de seprojeter, au moins dans unpremier temps, dans lepersonnage inventé du Doc, afinde commencer son périple àtravers les USA, et porter sonpropre regard (sa caméra) sur ce

"Dans Profession : reporter je n'aipas agi sur la réalité. Je l'airegardée du même regard aveclequel le héros, un reporter,regarde les événements qu'il est entrain de filmer. L'objectivité estl'un des thèmes du film. Si vousobservez bien, il y a deuxdocumentaires dans le film. Ledocumentaire de Locke surl'Afrique et le mien sur lui."Michelangelo Antonioni,entretienavec Betty Jeffries Demby etLarry Stuhahn, FilmmakersNewsletter, vol. 8, 9, juillet 1975.À lire en français dansMichelangelo Antonioni, Écrits,p.297.

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qui l'entoure. Nous l'avons vu,même si cette démarche est"cachée" dans le filmd'Antonioni, elle l'anime pourtantpareillement dans le rapportqu'entretient le cinéaste avec sonpersonnage.

Les personnages de ces deuxfilms sur la route prennent letemps de faire des pauses, deshaltes. Locke fréquente beaucouples hôtels, lieux à partir desquelsil amorce généralement unnouveau virage crucial dans satrajectoire. Quant au Doc, aucontraire, nous ne le voyonsjamais à l'hôtel, il loge chezl'habitant, chez les amis ou lesinconnus rencontrés sur sonchemin. Il fait même d'un restede végétation écrasé parl'urbanisation avancée d'unegrande ville son abri dans le plan,l'habitant recroquevillé au milieude quelques herbes folles quirestent là. Ses retrouvailles avecun vieux copain en Caroline duNord vont le conduire à séjournerquelque temps dans la région. Ilse sépare alors de Kramer (pourle retrouver par la suite). Le vide,le manque laissé par le corps

absent du Doc se ressent dans lecadre. Dès lors, Kramer perd soncap, son "corps de substitution",ne reste plus que le sien, maistoujours retiré de l'image derrièrela caméra. Sa voix-off, laconique,nous fait part de son sentimentdouloureux suite à cette absence.En somme, les deux films tententd'escamoter, à un moment ou àun autre, les corps de leurspersonnages principaux qui sesont longtemps tenus dans lechamp. Et de voir ce que ça fait ?Antonioni fait moins"disparaître" le corps de Lockequ'il ne cherche à le rendre"transparent" pour la caméra.Non pas à la manière caméléon,façon camouflage comme ce futle cas de son couple dansZabriskie Point qui se fondaitfinalement dans la nature, avec laterre, mais en ayant recours à desmouvements de caméra qui,soudain, ne prennent plus du toutLocke pour point central deconvergence du plan.

Tandis que le film d'Antonionisemble avancer sur un tortueuxcourant proche des thèsesexistentialistes de l'époque,

Kramer et Doc remontent encommun à la recherche desorigines de la philosophietranscendantaliste états-unienne,partent sur les lieux qui ontinspiré des philosophes, despoètes du XIXe siècle, tels queWalt Whitman ou bien Henry D.Thoreau.

Marquer ici une pause dans letexte pour signaler que c'est àpropos de cela que basculèrent àun moment donné mesintentions. Abandonner lechemin tracé par les ornièresProfession : Reporter-RouteOne/USA pour s'engageressentiellement sur la trace (dufilm) de Kramer et plusparticulièrement sur sonpèlerinage philosophique. Undésir lié à de nombreusesdiscussions et réflexions, lancéesde Gran Torino, autour ducinéma d'hier et d'aujourd'hui deClint Easwood qui posaientfréquemment la question nonvéritablement élucidée encore dela position qu'occupe le cinéastedans l'histoire révolutionnaire dupays qu'il habite. Ce travail resteà accomplir. Dans le feu de ces

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échanges, revenir à quelquesfigures historiques du devenirrévolutionnaire des USA, via lefilm de Kramer, paraissait alorsdevenu comme une urgence, uneévidence politique.

Cette volonté de se polariser surle film de Kramer était alorsaccentuée par la découverte (dedeux films documentaires) desfrères Maysles grâce à quelquesdiscussions avec un autre Robert,italien celui-là. Salesman et GreyGarden me semblèrent portés parla même volonté que le film deKramer d'offrir un regard directsur les États-Unis, des portraitsdu pays pleins de visages, du côtédu peuple, sans jugement surcelui-ci mais avec commepréoccupation sous jacente à leur"idée" principale, une égalecuriosité. Kramer, tout commeAntonioni, a exprimé quelquesdoutes sur le bien fondé despréceptes du fameux "cinéma-vérité" pratiqué entre autre parles Maysles. Tous deux, ici ou là,remettent en question l'illusionqui consiste à croire que le sujetfilmant peut atteindre unequelconque objectivité, LE"réel". Il y a toujours, pour eux,une manière d'approcher ce quel'on veut filmer, et cette manièreest guidée par des impératifsindividuels, donc purementsubjectifs. On ne se débarrassepas comme cela de son point devue, c'est tout le sujet deProfession : Reporter. C'est àpartir d'une telle manière defilmer, affublé d'une trop sûrecroyance en l'objectivité, que lereporter David Locke rencontre,en Afrique, l'altérité leconduisant à réviser saperception. Le génie d'Antonioniest de nous faire prendreconscience de cette confrontationnouvelle du reporter avec le"réel" (des premières scènes dans

lesquelles Locke arpente le déserttotalement ignoré de seshabitants, en passant parl'entretien révélateur avecl'Africain qui signale ses lacunes,ses limites, au reporter, jusqu'aupanoramique "autonome" finaltandis que Locke est allongé surun lit) dans le même temps qu'ildynamite par sa mise en scène etson montage notre vision.

On retrouve, dans les sujetsabordés par les frères Mayslesdans ces deux films, des idées deThoreau et des éléments del'Amérique qu'il décrit dans sonWalden or life in the woods.L'histoire de cette mère (tante deJacqueline Kennedy Onassis) quichoisit de vivre pauvrement avecsa fille dans leur villa vétuste,envahie par la végétation et lesanimaux sauvages évoqueforcément l'appel à vivresimplement et proche de la naturelancé par Thoreau à sesconcitoyens. De même, dansSalesman, la descriptionrigoureuse du commerce pratiquépar les Wasps, des astuces dedupe en jeu dans cette pratique,rappelle-t-elle les pages duphilosophe dans lesquelles ildécrit la brutalité et l'artificialitédes échanges des Blancs entreeux. Le fait qu'il s'agisse ici devente de bibles, permet de tracerun lien supplémentaire avecRoute One/USA , dans lequel Docet Kramer rencontrent à Bostonune population très profondémentmarquée par la religion.

Enfin, dans une veinedocumentaire, sans bigger thanlife hollywoodien, il se jouait iciune forme d'exorcisme pour celuiqui écrit ces lignes, dans un face-à-face avec un texte écritprécédemment ("Walking on thewild side") traitant des USA surun mode beaucoup plus

"spectaculaire".

Retour à nos deux films aprèsces quelques remarquesin(ter)férentes pour, encore unefois (on pourra lire l'article "Lesfilms du milieu de Rabah AmeurZaïmeche" dans le numéro 2 dela revue, p.25), et ça n'estcertainement pas la dernière,évoquer l'une des premièresscènes de Profession : Reporter,celle dans laquelle Antonionifilme soudain le déplacementd'insectes sur le mur de lachambre de David Locke. DansRoute One/USA , Kramer filmeégalement des insectes, unecolonie de fourmis, alors qu'il seretrouve seul sans le Doc, trèsprécisément où nous l'avionslaissé avant mes quelquesdigressions. Ces gros plansd'insectes qui se glissent dans lesinterstices du montage renvoientà une même polarisation desregards sur les détails alentours.Si leur intrusion dans l'espace dufilm surprend, voire met mal àl'aise dans le film d'Antonionitant elle est inattendue, ilsrépondent plutôt d'une logiqueglobale de successiond'"instantanés contemplatifs"chez Kramer. Ceci correspond,par exemple, à la manière desdescriptions que fait Thoreau dela nature, des animaux quil'entourent lorsqu'il vit au borddu lac. Dans le chapitre BruteNeighbors, il évoque d'ailleurslonguement et avec une précisiond'entomologiste, un combatviolent entre fourmis rouges etfourmis noires qui se déroulesous ses yeux.

"The instincts of the ant are veryunimportant, considered as theant's; but the moment a ray ofrelation is seen to extend from itto man, and the little drudge is

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seen to be a monitor, a little bodywith a mighty heart, then all itshabits, even that said to berecently observed, that it neversleeps, become sublime. "R. W. Emerson, Nature.

Les fourmis, c'est aussi le thèmed'un livre que prend Locke dansla chambre de Robertson, le mortdont il va prendre l'identité. Enrevoyant, en étudiant, le film enDVD, un zoom permet dedéchiffrer le titre de ce livre posépar terre et filmé comme unsigne, il s'agit de The Soul ofTheWhite Ant, d'un certain EugèneN. Marais, poète, journaliste,avocat, drogué, et surtoutnaturaliste, éthologiste sud-africain, né en 1872 et à la fintragique. Dans cet ouvrage, ilpublie les conclusions de sestravaux sur les fourmis,pratiquement une vie derecherche.

Concernant les inserts dans lefilm de Kramer, je voulais aussiévoquer (quitte à pratiquer moi-même, dans mon texte, un nouvelinsert s'apparentant aussi à un"retour à", retour à la pensée d'unautre qu'il s'agira si possible derepenser, au moins afin d'honorerles exhortations d'Emerson)Serge Daney qui, à propos deMilestones (1 975) du mêmeauteur, écrivait : "(. . . ) L'insert est,dans Milestones, le lieu dupassage à vide, le pointd'ancrage de la pulsion de mort(retour à l'inanimé, à ce qui nebouge pas, retour à l'organique,à ce qui n'est pas humain).L'insert est chez Kramer le lieude la jouissance : là où len'importe quoi du réel seprésente. (. . . )" Je suis tombé surson texte "L'aquarium" dans LaRampe, l'un des célèbres recueils

de textes qu'il a signés pour lesCahiers du cinéma entre 70 et 82.Presque par hasard, enrecherchant son texte à propos dufilm d'Antonioni, La Chine, enfinvu récemment suite à sa ressortienationale en salle. "Retour"difficile tant cet article,concernant un film que je doisavouer ne pas avoir vu (quipasse, coïncidence, dansquelques jours à Bruxelles dansle cadre du festival "Écran total",que j 'aurai donc peut-êtredécouvert lorsque sera publié cetexte ?), ne ménage pas Kramer,même s'il lui est reconnaissantd'une absolue sincérité. Il y a deschoses dans le texte de Daney quine collent pas vraiment avecRoute One/USA : on y rencontrebeaucoup de gens, nous voyonsdes enfants, Kramer donne laparole à tous, à l'"autreAmérique", pas seulement à sesdéshérités… L'interprétation (auxaccents ouvertement lacaniens,c'est-à-dire qu'il en va ici del'"auteur", donc de son œuvrepassée, présente et à venir) deMilestones donnée par Daneyserait à reprendre pas à pas, ilfaudrait livrer un véritable travailde fourmi de décorticage du texteen même temps que du film.L'idée de l'"aquarium" est bientoujours là, visuellement, à la finde Route One/USA , et le "tissu"du film de Milestones évoqué parle critique n'est peut-être autreque le corail sous-marin qu'unevoix féminine décrit commefaisant "partie d'un même corps,d'un même système digestif. " Parailleurs, il y a aussi cette coupurebrutale, castratrice, systématique,repérée déjà par le critique dèsque le Doc semble obtenir dansson périple une propositiond'ordre sexuelle : avances dutranssexuel dans sa caravane quise soldent par un

endormissement soudain du Docet un montage d'images"oniriques" d'entraînementmilitaire de paras (pulsion demort), retour tragique dudocumentaire dans la fictionavec l'arnaque du propriétaire dela maison que le Doc s'étaitdécidé à louer pour construiredans le Mississipi un nouveauchez lui, sans doute accompagnéde la femme qu'il rencontre etqu'il invite. Tout aussi bien cefinal met-il encore l'accent surl'influence des textes de Thoreausur le travail de Kramer, car le(l'impossibilité du) chez soi de lasociété civilisée blancheavancée, le processus qui entourel'acquisition (la construction, lalocation, l'achat) d'un foyer sontun des grands thèmesfondamentaux et initiaux deWalden et de l'aventure deThoreau dans les bois.

- Daria : Pretend that yourthoughts are plants- Mark : Ok- Daria : What do they look like ?Grown, like in a garden, or wild,like a fern or a rambling, I meanweeds- Mark : A sort ofjungle- Daria : It'd be nice to plantthoughts in heads, so that no onewould have bad memories. Itcould be possible to plant, youknow, only the good thingsyou've made like a happychildhood, strong parents, onlythe good things- Mark : Just to forget howhorrible it was- Daria : That's the point !There's nothing horrible- Mark : Please !Dialogue du film ZabriskiePoint, M. Antonioni, 1 969.

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Une autre approche plus formellede ces plans d'insectes pourraitêtre proposée à partir du texte deDeleuze, Whitman, qui a circulésur le forum des Cahiers ducinéma grâce à un internautecourant juillet. Ne plus parleralors d'"insert" mais de"fragment", étudier une formed'équilibre atteint ici entre "sensnaturel du fragment" et"sentiment de totalité", de"composition". Cette possibilitésemblerait plutôt appropriéeaussi bien pour l'"écriture" (ausens de montage) du filmd'Antonioni que pour celui deKramer. En effet, le premier estd'origine européenne maisaffirme se sentir plus proche dela littérature anglo-saxonne,quant au second, il est américainet amorce avec Route One/USAson retour au pays après uneséparation de dix années durantlesquelles il a vécu en Europeainsi qu'il l'annonce en début defilm. Les deux ont côtoyé d'assezprès ces deux modes de penserpour restituer peut-être dans leursfilms respectifs quelque chosequi ressemblerait à une symbiosede ceux-ci. Quel genre de filmsmieux que le road-movie, danslequel la continuité d'une routene peut être parcourue sanspasser entre deux bornes quifragmentent, pourrait accueillircette symbiose ?

Le désir d'écrire conjointement àpropos de ces deux films ancienss'est lentement évaporé. Quelquechose s'est progressivementimmiscé dans ma démarche,comme un doute, l'impressiond'écrire à propos de choses,d'idées mortes ou plutôt alorstransformées. J'ai regardé NoMaps For These Territories(2001 ) que j 'avais emporté dansmes bagages, encore une de ces

galettes trouvées un peu parhasard dans les rayons d'unemédiathèque. Il s'agit d'un"documentaire" qui emportel'auteur de science-fictionWilliam Gibson à travers lesUSA. Il est formellementconstitué d'un long tunnel desurimpressions accélérées quidésincarnent les différents lieuxtraversés par la voiture et lesquelques personnes interviewéesqui sont dedans. Un principe quidoit beaucoup à Méliès, là oùAntonioni et surtout Kramerauraient plutôt tendance à sesituer du côté des frères Lumièredans le brouillage des pistesfiction/documentaire. . . J'ai alorsréalisé qu'écrire encore à proposde films tels que Route One/USAet Profession : Reporter n'avaitsans doute plus beaucoup de sensaujourd'hui. Antonioni lui-mêmen'a-t-il pas à de nombreusesoccasions rappelé l'importance etla curiosité qu'il portait à l'aveniret le peu de cas qu'il faisait dupassé. Ces films mille foisétudiés reflètent-ils vraiment lemonde dans lequel nous vivonsmaintenant, l'homme tel que nousle concevons ? Oui et non. Si ledésir rousseauiste d'un retour à lanature reste encore une utopiepartagée par une part desnouvelles générations (désiraffleurant d'ailleurs dans uncertain nombre de films, parfoispeu emballants, de ces dernièresannées), celle-ci paraît, ainsi quel'affirme Gibson, plus que jamaisinenvisageable étant donnél'évolution technologiqueavancée de nos sociétés dontnous ne sommes pas même enmesure de rendre compte desservices "indispensables" qu'elleprocure, sinon sous l'hypothèsed'une société écologique déjàlargement assimilée parl'économie de marché, donc par

des puissances au-dessus de nousautres "consommateurs". Le faitd'être encore touché à l'heureactuelle par ce genre de films ditbien, je crois, la nécessité deretourner au hasard desrencontres (des films) sur leslieux de la pensée d'alors ; maisavec un regard neuf. Un regardancré dans le présent qui ne peutpar sincérité qu'être déceptif,qu'atermoyer, douter, "bugger",provoquant une écriture qui doitprendre en compte qu'elle se faitsans encre, les mains esclavesdes touches mécaniques d'unclavier, les yeux d'un écranlumineux. Jusqu'où peut-onaccepter d'être mis encorrespondance avec nosordinateurs, d'être rapportés àeux ?

L'actualité du mois de juillet, lefeuilleton médiatiquement enfléde la menace à la grippe A, auradonné de quoi élaborer quelquesscénarios de science-fiction sansdoute déjà imaginés ici ou là. Ilfaut pour ceci basculer sur lemode du cauchemar arrivantfroidement à l'heure où laconscience ne retient plus lesélans paranoïaques del'imagination, lorsque plus lecorps s'enroule, se recroquevillesur lui-même, plus le scénariomental se déroule comme uneméchante évidence : visiondélirante d'un monde séparéentre ceux qui sont vaccinés etceux qui ne le sont pas parcequ'il ne le veulent pas ou ne lepeuvent pas, marginalisés dansdes zones, des ghettos, desquelsils sont priés de ne pas sortir etoù on leur refile tout un tas desaloperies de laboratoires.Évolution épouvantable dudéveloppement de l'industriepharmaceutique à la manière decelle de l'industrie informatique,

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tournant à coup de nouveauxvaccins, comme l'anti-virus de nosordinateurs à actualiser à périodesfixées en fonction de l'incessanteformation des virus.

Le "cyberespace", cette toiletechnologique, n'est pas lenouveau lieu qui permet de "voirle progrès, de le voir mieux sanspenser à autre chose", comme ledit dans Route One/USA unhomme solitaire se faisant un feupour se sentir moins seul,habitant dans les bois, loin de laville. Il est le progrès, il est tissuhumain conçu par un métier àtisser technologique dont on nesort pas si facilement, et commeDaney l'écrivait dans sa critiquede Milestones : un tissu ne tientpas chaud. Il n'est pas question desavoir si l'on doit totalement ensortir ou pas, mais de tenter detrouver en prenant un peu derecul quelques failles dans sesmailles pour y voir plus clairquant à ses possibilités.

Peut-être que cet espace social,dont l'organisation technologiqueexterne est conçue tel unvolumineux cerveau, offre lapossibilité de proposer les tenantset les aboutissants de sa solitudeaux autres tout en se perdant unpeu soi-même dans son identité.Guettent le pathos et laschizophrénie. Le forum est l'unedes formes les plus achevéesd'espace dans l'espace. Du faitqu'il passe par la forme écrite, ilremet en question l'espace deparole antique qui portait lemême nom. Thoreau pointaitdans Walden un clivage entre larhétorique des orateurs de cesforums qui s'adressait à ceux quipouvaient l'écouter, et le texte desécrivains qui s'adresse à tousceux qui peuvent le comprendre.Qu'en est-il, alors, des forums sur

internet dans lesquels travaillenten même temps la forme del'écrivain et celle de l'orateur ?N'est-on pas ici en présence d'unepossible refonte totale de cesdeux pôles intellectuels dans uncadre qui ne se soucie guère de ladistance entre interlocuteurs, engardant à l'esprit qu'il faut encoreque ceux-ci aient réellementquelque chose à se dire.

"The intellect is a cleaver; itdiscerns and rifts its way into thesecret of things. I do not wish tobe any more busy with my handsthan is necessary. My head ishands and feet. I feel all my bestfaculties concentrated in it. Myinstinct tells me that my head isan organ for burrowing, as somecreatures use their snout and fore

paws, and with it I would mineand burrow my way throughthese hills. I think that the richestvein is somewhere hereabouts; soby the divining-rod and thinrising vapors I judge; and here Iwill begin to mine. "Henry D. Thoreau, Walden or lifein the woods.

On dit couramment : "je suis surinternet", mais est-on vraiment

sûr d'être "sur" ? Ne serait-il pasplus judicieux d'affirmer quenous sommes plutôt sousl'internet, et ce pour plusieursraisons. D'abord parce que, sanspour autant basculer du côté del'ordre réactionnaire fustigeantrégulièrement l'"impérialismenumérique", il peut exister uneforme (pas nécessairementnéfaste) de rapport dedomination du média surl'internaute. Ensuite parcequ'internet ça se passemaintenant (et il en sera de plusen plus ainsi), techniquement,largement au-dessus de nos têtes,dans les étoiles via les satellitesde télécommunication. Enfin,parce que l'internaute qui s'activeen ligne construit autant degaleries, de réseaux, d'hyperliens,de sites, qui vont ou non se

connecter avec ceux de tels outels autres internautes pourformer le cyberespace, undispositif dont la structures'apparente à une gigantesquefourmilière, donc à une structurejusqu'alors souterraine.

"Still we live meanly, like ants;though the fable tells us that wewere long ago changed into men;like pygmies we fight with

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cranes; it is error upon error, andclout upon clout, and our bestvirtue has for its occasion asuperfluous and evitablewretchedness. Our life is fritteredaway by detail. An honest manhas hardly need to count morethan his ten fingers, or in extremecases he may add his ten toes,and lump the rest. Simplicity,simplicity, simplicit !"Henry D. Thoreau, Walden or lifein the woods.

Pour en revenir aux insectes, il ya un courant (cinématographique)de la science-fiction asseznauséabond, jouant sur lespossibles catastrophes planétairesde "demain" qui vise à ramenerl'homme à un petit insecte à lasurface de la terre et à secontenter de sa petite viemédiocre. Ce type de discoursidéologique est évidemmentparticulièrement perceptible dansle domaine du divertissement leplus spectaculaire, deblockbusters hollywoodiens telsArmageddon (1 998) ou plusrécemment Knowing (2009), auxfilms projetés dans l'enceinte degrands dispositifs d'attractions"scientifiques" comme leFuturoscope. Dans Knowing, nile barbecue de Nicolas Cage, niles États-Unis, ni mêmeaccessoirement le monde neseront sauvés à l'heuremillénariste de la grandecatastrophe, mais seulement unpetit garçon (s'improvisant,certes, végétarien, donc déjàentré en rébellion avec lebarbecue, le père) et une petitefille élus, destinés à lareproduction biologique d'unemeilleure espèce humaine sur uneautre planète, dans un décorédénique digne d'illustrations deprospectus des Témoins deJéhovah. Cette idéologie évolue

aujourd'hui côte à côte avec lagrande tartufferie écolo du débutde siècle sponsorisée par les plusgrosses multinationales,emblématisée dans les salles pardes films aussi divers et variésque Wall-E (2008) ou bien Home(2009). Au Futuroscope, il estfrappant de constater à quel pointles films savent jouer aussi biendes peurs d'hier (sauvagerie de lapériode des dinosauresgigantesques) que de celles dedemain (chocs de la terre avecune hypothétique météorite,dérèglement brutal dans lesystème solaire, etc.) pourmaintenir, à leur sortie de la salle,les spectateurs tous tout petits. Lechaos cosmique est ici une bonnemanne nourrissant l'apathie,renvoyant tout le monde dans sespantoufles et son petit confortmatériel de tous les jours. Cettemanière de poser les choses faitle jeu de la résignation (politique)au quotidien des spectateurs. Il ya peu, Roland Emmerich,réalisateur d'Armageddon et de2012 (2009) affirmait ainsi àpropos de ses films catastrophes,que, comme lui, "la plupart desgens doivent se demander cequ'ils feraient dans une situationextrême. Notre vie quotidiennenous offre peu d'occasions denous conduire en héros et cescatastrophes donnent lapossibilité de faire partager desdrames humains poignants danslesquels des gens ordinaires sesurpassent. " Se précise là lediscours idéologique classique,qui soutient généralement cegenre de films, contribuant àpropager une politique de latristesse dans laquelle vous etmoi ne nous verrions proposerd'autre alternative pour nousextirper de notre misèrequotidienne que d'attendreamorphes sur les sièges de nosvies la "situation extrême" (car)

spectaculaire qui réveillera nosintensités.

Selon Thoreau, la résignation –qui se nomme "conformisme"chez Emerson – est le "désespoirabsolu" pour l'homme. Ilcomparait pourtant, lui aussi etouvertement, les hommescivilisés de son époque à desfourmis. Mais le philosophe lefaisait métaphoriquement, nonpour flatter la consommation desménages et le consensus desopinions, mais bien plutôt pourattaquer ceux qui nous tirent versla bêtise. Et lorsqu'un peu plusloin après la citation proposée ci-dessus, Thoreau écrit, "It [lepays, les familles qui y vivent]lives too fast", on ne peuts'empêcher de sourire etd'invoquer un scénario descience-fiction, penser que s'ildébarquait dans notre début deXXIe siècle, il seraitprobablement pris de vertiges.Cependant, après un certaintemps d'acclimatation, sans doutese retrouverait-il très bien dans lepropos contemporain d'un PaulVirilio.

Je reviens une dernière fois à ceparc à thème pour noter aupassage qu'il n'est pas étonnantde retrouver en son sein uneanimation d'un cinéastepublicitaire spécialiste du "prêt-à-penser" : Jean-Jacques Annaud.Son film en 3D, Les Ailes ducourage, à la gloire de quelquespionniers de l'aviation, est unvaste exercice de style visant àmettre en application le nouveauprocédé technologique tout enfaisant preuve d'une haine ducorps humain tout à fait glauquedans la dernière partie qui suitl'exploit d'Henri Guillaumet.L'aviateur se crashe et survit à lacordillère des Andes après desjours de marche et de chutes dans

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le froid, la neige, qui le laissentquasiment mort, décomposé surun chemin, le nez dans la merdeavant d'être sauvé in extremis pardes autochtones. Mais c'est choseentendue, Annaud préfère auxhommes filmer les bêtes qu'il apourtant toujours dû, pour cela,enrober de l'anthropomorphismele plus niais.

"(. . . ) For Case, who'd lived forthe bodiless exultation ofcyberspace, it was the Fall. Inthe bars he'd frequented as acowboy hotshot, the elite stanceinvolved a certain relaxedcontempt for the flesh. The bodywas meat. Case fell into theprison ofhis own flesh. (. . . )"William Gibson, Neuromancer.

Il est question, dans lecyberespace, aussi bien que dansles films évoqués précédemment,d'une "disparition", ou plutôtd'une sus-pension des corps.Plusieurs films états-uniens sortisen 2009 (parmi lesquelsSurrogates, Gamer) aurontévoqué à leur manière ledélestage, le délaissement ducorps des individus par destechnologies encore issues d'unimaginaire de science-fictionmais dont le cyberespace existantest la préfiguration la pluscrédible. Au-delà de la molle etstéréotypée fable écolo nepouvant certes échapper auxcritiques formuléesprécédemment, les aventuresvirtuelles, surexposées aux yeuxdu monde entier, de Jack Sully –ancien marine paraplégique – surla planète Pandora dans le filmAvatar (2009), représentent laquintessence bondissante etengagée du type d'aliénationdécrit par cette nouvelle tendance

du cinéma d'action. Toutefoiscette sus-pension des corps faitdirectement suite, se présentedans la plupart des cas, moinscomme résistance que commeultime (quoiqu'il faudraitreprendre dans le détail la figuremultiforme de la résistance dansle cinéma hollywoodien de cesdernières années, chantier remisà plus tard) échappatoire à lafable paranoïaque qui a nourrinombre de films de la fin desannées 90, celle qui racontecomment l'homme du XXIe

siècle se trouveirrémédiablement, malgré lui,comprimé dans le maillage serréde l'ultra-visibilité produite par labiométrie et la vidéosurveillancegénéralisées (on pourra lire à cepropos, ce texte :http://cinechanges.blogspot.com/2007/02/dans-miami-vice-on-la-dit-assez.html).

Dans Neuromancien, l'un desromans phare de William Gibson,Case n'a qu'un désir permanent,rejoindre le cyberespace pouréchapper à un monde dans lequelle corps humain est un tas deviande – notons qu'on retrouvel'expression "sac à viande" dansSurrogates, désignant leshumains ne vivant pas encore parprocuration avec leurs "clones"cybernétiques – à qui on greffedes prothèses, enlève ou ajoutedes organes, fait des implants,enveloppe dans laquelle un autreindividu peut s'immiscer en seconnectant au grand réseau.L'écrivain semble rejoindre ici lecinéaste David Cronenberg qui abâti une œuvre sur l'idéephilosophique que l'homme est,avant tout, un corps à la matièremanipulable, que l'on peutbrancher sur un hyper-monde.Shivers (1 975), un de sespremiers films, mettait déjà en

scène un certain docteur EmilHobbes qui, afin de ramenercrûment les hommes à leurscorps, concevait un parasiteprovoquant leur hystériesexuelle. Vision biologiste,ouvertement régressive àlaquelle l'auteur de ces lignesn'adhère pas mais qui peutdonner une idée du danger qui seprofilerait, face au virtuel, àl'idée d'un retour, d'un réveil tropbrutal, sauvage, des corps sus-pendus dans leur inactivité. Cen'est probablement pas un hasardde retrouver ici le nom duphilosophe Thomas Hobbes,comme ce n'en était sûrementpas un de retrouver celui de JohnLocke dans Profession :Reporter. Sans entrer tropprécisément dans les détailsphilosophiques, et en renvoyantle lecteur au livre que je vaisévoquer pour mieux saisir lesenjeux de mots-idées tels que"personne", "substance","conscience" dans la réflexion deLocke, Yves Michaud dans sonLocke constatait : "(. . . ) Il [Locke]admet qu'une même personnepuisse être rattachée à dessubstances différentes, ou qu'ellepersiste à travers les variationsimportantes d'une substance dèslors que la conscience est lamême. De même, différentespersonnes pourront êtresuccessivement attachées à lamême substance si la conscienced'être la même vient à changer. Ilfaut aussi accepter qu'il y ait desintermittences de la personnecorrespondant à celles de laconscience, ainsi que de fauxsouvenirs [Antonioni a fait lerécit, quelque part, d'une longuescène disparue de son film danslaquelle Locke rencontrait àMunich un homme qui le prenaitpour son ancien ami mais que luine reconnaissait pas du tout, et

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avec qui il allait boire un verredans une taverne] . Locke est ainsiprêt à accepter, commeconséquences de sa théorie, desdédoublements de personnalité àla manière de Dr Jekyll and MrHyde, des cas de paramnésie,voire les fausses personnalitéscomme celles construites par lesservices secrets qui veulentinfiltrer un agent dans un réseauadverse. On peut se demander sila possible évocation de ces caslimites témoigne des défauts desa solution ou de son étonnanteperspicacité. (. . . )" Le lien paraîtimmédiat avec l'histoire queraconte Profession : Reporter.

Corps humains façonnésartificiellement par des artéfactstechnologiques en opposition aucorps-temple bâti par l'homme,qui selon les mots de Thoreau est"dédié au dieu qu'il adore,suivant un style bien à lui, et cen'est pas en frappant à coups demarteau sur du marbre qu'il[l'homme] s'en tirera. Noussommes tous des sculpteurs etdes peintres, et nos matériauxsont notre propre chair, notresang et nos os. La moindrenoblesse commence tout de suiteà raffiner les traits d'un homme,la moindre violence, la moindresensualité les avilit". Corpsblessés, souillés car détestés.Corps escamotés car nerépondant pas essentiellement àla définition de ce qu'estl'homme…

Comment, internautes, pensons-nous notre corps en 2009 derrièrenos avatars ?

Ce texte pour les Spectres futmaintes fois actualisé depuis,mais jamais terminé car àl'impossible, nul n'est tenu. Ildéploie une forme qui se prêterait

tout autant au blog, dans lequel lestyle en vacance enroulequelques souvenirs personnels derencontres d'images et de mots,de ce beau mois de juillet 2009.Après coup, pourquoi ne pasaffirmer que nous n'y aurons pasnon plus rencontré Daney parhasard, qui fut sans doute avecson dernier livre, inachevé,L'Exercice a été profitable,Monsieur, l'ancêtre de tous lesbloggeurs écrivant aujourd'huiquotidiennement avec le cinéma,pour qui, entre autre, se dépliecette lettre ouverte, et avec qui, jel'espère, elle se clôt.

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Les Attrape-nigaudspar Borges et Adèle Mees-Baumann

Vari ati ons du su j et

PLAYTI ME

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LES ATTRAPE-NIGAUDS

Borges et Adèle Mees-Baumann

The goddam movies. They can ruin you. I'm not kidding.

The Catcher in The Rye

Tout a commencé avec le coup de fil de cette amie qui tenait absolument à savoir si çame disait de voir le dernier film de Luc Moullet, La Terre de la folie . Comme elle était dans lemétro, et que certains voyageurs deviennent fous quand vous parlez pendant des heures, el lem’a expliqué très vite qu'on lui avait refilé quelques bil lets pour une avant-premièreorganisée par les Cahiers en présence de l’auteur et tout le rituel ; el le ne pouvait pas y aller,et ça ne lui disait pas trop de les jeter ou de tenter de s’enrichir en les mettant en vente surun satané site. J ’ai juste eu le temps de lui dire que ça me ferait plaisir de lui retirer cecail lou de la chaussure. Comme j’avais un texte à écrire pour Les Spectres ça me ferait unbon sujet et ça me permettrait de découvrir le travail de vieux Luc Moullet.

Cette histoire de site de vente, c'était juste pour rire. C’est pas le genre de fil les avec unsens des affaires très développé, son domaine, si vous voulez tout savoir, c’est la musique etla Chine. El le donne des cours dans un conservatoire, et el le parle chinois, ce qui épatetoujours les abrutis. Faudrait que vous les voyiez s'extasier en lui sortant des banalités trèsprofondes sur la veine qu'el le a et comment c'est une fameuse carte dans son jeu, parce quela Chine allait bientôt détrôner les États-Unis et devenir la première puissance mondiale. Çame tue. Avant, quand vous disiez des trucs incompréhensibles, pour vous faire sentir quevous étiez idiot, on vous demandait si vous parliez chinois, maintenant tout le monde pensequ’il faut être rudement intel l igent pour le parler. Moi-même, je l ’ai pensé. Mais après enavoir discuté avec cette fil le, j ’ai changé d’avis. En fait, si cette langue était si difficile et

Foutez-moi en l’air l’informatique, la bureautique, le management, les centrales nucléaires, la chimie, les machines, la sociologie,la politologie. (Jean-Marie Straub)

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exigeait que vous soyez rudement malin, i l n’y aurait pas un mil l iard de Chinois pour laparler, sans parler de tous les autres mil l iards qui l 'ont fait pendant des mil l iers d’années etqui sont maintenant morts. Sans doute certains Chinois sont très malins, mais il y a autantd’abrutis en Chine qu’ail leurs. En fait, les langues, plus jeune vous les commencez, plus vousavez de chance de les maîtriser ; c’est comme le piano ou le violon.Vous tombez parfois surun surdoué du genre Tokyo Sonata, mais c’est pas plus fréquent qu’au foot ou au tennis. Et, detoute façon, c’est pas encore dans la poche. Je veux dire, même si vous possédez des donsd'enfant prodige, si vous ne pratiquez pas nuit et jour avec une discipl ine d’enfer vous n’avezpas la moindre chance de faire une carrière de virtuose. C’est ce qui fait la différence avecles Asiatiques. Même s’ils ne savent rien deWeber et du protestantisme, ils ont une satanéeéthique du travail . Dès qu'i ls se mettent à un truc, i ls le font à fond, que ce soit lecommunisme, ou lecapital isme. Qu'ils raflentles premiers prix de tousles concours musicaux dela planète n'a doncstrictement rien à voiravec cette modeépistémologique qui acours parmi lesandouil les, qui vousexpliquent que si cestypes et ces fil les sont siforts c’est qu'i ls mangentavec des baguettes, ce quirend leurs doigts trèsagiles, et comme lecerveau et les mains sontl iés, quand vousdéveloppez l’agil ité de vosdoigts vous développezvotre cerveau.

On avait discuté de choses comme ça, un soir, pendant des heures, juste après avoir vuXiao Wu de JZK ; comme ça parle d'un pickpocket, pour être très originaux, on avaitcomparé JZK et Bresson. J 'avais cité un autre film avec des pickpockets, enfin, un pickpocket,un vieux truc de Samuel Ful ler. Je me souviens plus trop bien du titre de ce truc ; c'est avecRichard Widmark. Au début, i l vole un microfilm à une fil le dans le métro et à la fin ils semarient. C'est pas seulement une affaire de sexe ou romantique entre eux, c'est pour ainsidire un amour politique. En fait, cette fil le bossait pour les communistes, sans s’en douter.C'est une fil le sensible et humaine, pas du tout le genre à se mêler de politique, seulementelle vit avec ce type, qu’el le aime, mais plus trop, qui trafique avec des espions. I l ne fait pasça par conviction, c’est pas un rouge ni rien ; i l s’en tape de la démocratie ou ducommunisme, tout ce qu’il veut c’est amasser un maximum d’argent très vite. Quand sacopine apprend ça, el le décide de collaborer avec les fl ics. À la fin, el le réussit à convaincreRichard W. de rendre le microfilm. Ce film n'est pas aussi bon que celui de Bresson, çamanque de scènes vraiment haletantes, mais c'est pas trop mauvais pour un truc sianticommuniste. On n’a pas discuté de ce film, comme elle ne connaissait pas trop SamuelFul ler, je pense même qu’el le ne l’a pas vu faire son numéro, dans Pierrot le fou. On s’est justeémerveil lé devant le cran d'enfer et les mains de virtuose qu'i l fal lait avoir pour faire ceboulot de pickpocket ; el le a fait remarquer un truc à quoi j 'avais jamais songé ; c'était pourainsi dire une obligation pour Bresson de faire un film sur les pickpockets, comme les mains

N'écoutez pas un morceau de musique avec la plus grande intensité, vous abîmerez tout et, dèslors, ce qu’il y a de plus beau et de plus utile au monde. (Thomas Bernhard)

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jouent un rôle si essentiel dans son cinéma. Mais c’est pas le sujet ; je vous raconte tout çajuste pour que vous sachiez comment je me suis retrouvé à la projection de ce film de LucMoullet.

Un cinéaste anglais d'origine arabe

Ce n’est pas le cinéaste le plus connu de la planète, bien qu'i l ait tourné une bonnequarantaine de films. C'est loin de Kenji Mizoguchi, mais c'est un chiffre dont il peut être fier,même si vous vous dites qu’i l aurait pu en tourner beaucoup plus, comme il s’est spécial isédans les courts-métrages fauchés et qu’il tourne depuis si longtemps. Si vous devez croireles critiques et les cinéphiles, ces machins sont d'authentiques merveil les de didactiqueburlesque et de dialectique surréaliste. Une vraie misère qu’une telle œuvre soit réservée àl’él ite des cinéphiles. À quoi ça tient que ce type ne soit pas une star ? On s'explique pastrop ce mystère, surtout que si vous vous retournez sur son parcours, vous avez lesentiment que les bonnes fées s’étaient penchées sur son berceau et que ce type avait degrandes espérances. I l avait à peine dix-huit ans quand il est entré aux Cahiers , du cinéma jeveux dire ; entre cinéphiles, on dit toujours les Cahiers , comme si ça tombait sous le sensqu’il s’agit des Cahiers du Cinéma, et pas d’autres Cahiers , ceux du football , ou je sais pas. I létait en avance sur tous les autres ; ses connaissances étaient pour ainsi direencyclopédiques. Comme il avait pas grand-chose à faire de ses journées et qu'i l avait pastrop de sous pour s'amuser, i l passait ses journées dans les bibl iothèques, à se faire desfiches, des résumés et tout, de centaines de mil l ions de livres sur le cinéma, des trucs raresécrits par des inconnus et qui n’étaient pas encore traduits en français, et qui ne le seraientjamais, et dans des revues dont personne ne savait rien, parfois écrites à la main. I l mettaitdans l ’étude du cinéma la même passion que les talmudistes dans celle des lettres des nomsde Dieu.

I l impressionnait toute la rédaction avec ça, vous pouvez me croire. Personne ne luiarrivait à la chevil le ; les jeunes Turcs n’en menaient pas large quand cette saleté d'enfantprodige se pointait. Quand vous leur demandiez de citer un film de Hawks, ils radotaienttoujours les mêmes titres, alors que vieux Moullet en savait des dizaines, avec les noms detous les acteurs, des scénaristes, des types pas crédités, des secrétaires de production, desfil les qui tapaient les scénarios, de celles que l’équipe se tapait. La vie des décorateurs deséries b hongroises que personne n’avait jamais vues ni tournées n'avait pas de secret pourlui. I ls étaient pas plus stupides que lui, ces jeunes Turcs, seulement s’enfermer à labibl iothèque ça ne leur disait rien. Quand vieux Rohmer y faisait un tour, c’était jamais pourapprendre des trucs sur les séries b, mais pour faire semblant de lire La Critique de la raisonpure , Kierkegaard et les partitions de Beethoven ou de Mozart. I l adorait faire croire qu’ilétait mélomane dans l’âme et qu'i l en connaissait un bout sur la musique transcendantaledes fanfares de Königsberg.

Pourtant, malgré ce départ hyper bril lant, vieux Moullet n’a pas réussi à devenir fameux.Peut-être parce qu'i l était trop jeune, et qu'au lieu de se passionner pour la politique desauteurs, i l avait préféré prendre le parti des acteurs, sans oublier qu’il venait des Hautes-Alpes. Ça joue plus que vous ne croyez. Surtout quand vous ne faites rien pour faire oubliervos origines montagnardes, et que vous en rajoutez même dans l’exotisme et la bizarrerie. Jene dis pas qu’il aurait eu une meil leure carrière, s’i l avait été comme les autres types desCahiers , une saleté de petit bourgeois ou parisien depuis cent mil le générations. Surtoutqu'i ls n’étaient pas tous parisiens ni petit bourgeois. Truffaut était un pauvre délinquant sanspère, qui se serait retrouvé en prison, à force de voler des machines à écrire et des photosérotiques avec ses potes, s’i l n’avait pas été aussi ambitieux qu’un personnage pourri de

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Balzac. I l savait manipuler son monde et se faire pote avec les gens qui pouvaient lui donnerun coup de pouce. C'est ce qui a manqué à Moullet. Si vous voulez absolument le comparerà quelqu’un, c’est à Rozier. Aucun des deux n'a jamais eu de plan de carrière.Vieux Moulletau lieu de se créer ses réseaux d'influence partait des journées entière faire de l’alpinismeou de la marche. Ça vous donne une sacrée image de jouer au type bizarre et un peudingue. Ça vous rend sympathique, mais même si vous êtes doué, les producteurs neprostitueront pas leur femme et leurs maîtresses pour que vous puissiez tourner.

I l y a des types, rester incognitos ne les dérange pas. J ’imagine que si je m’intéressais pasau documentaire, je serais passé à côté de vieux Luc Moullet. Je prétends pas qu’il fasse dudocumentaire ou rien. Si vous voulez savoir la vérité, je suis pas sûr de pouvoir vous dire cequ’il fait. Pour les spécial istes, i l annule la distinction entre la fiction et le documentaire. C’estune noble tâche et tout, même si vous ne voyez pas très bien ce que ça pourrait donnerconcrètement, une fois que cette différence aura été annulée. Surtout que pour beaucoup,el le n’existe pas. Si une chose n’existe pas, vous ne pouvez pas l’annuler. Le problème danscette affaire est que la plupart des gens deviennent fous quand il s’agit du documentaire.C’est la putain de vérité. Pour les uns, tout est fiction ; pour les autres, tout estdocumentaire. Une autre bande tente de vous convaincre que la fiction, c’est dudocumentaire, et le documentaire, de la fiction. Ou alors on se met à vous parler desPalestiniens et des Israéliens, de vieux Rancière qui n’est pas d’accord avec vieux Godard,qui aurait réservé le documentaire aux Palestiniens, et aux Israéliens, la fiction. C’estpossible, mais ça n’aide pas à y voir plus clair. Ce qui est sûr, c’est que quoi que fasse vieuxMoullet, c’est assez bizarre, et ça ne l’aide pas à se faire un nom, ou à laisser son empreintedans les sables du temps. Pratiquement cent pour cent des habitants de la planète ne saventpas qu’il existe, et encore moins qu’il est un membre injustement méconnu de la NouvelleVague, comme le racontent les critiques.

À les l ire, vous croiriez qu’ils se réveil lent au mil ieu de la nuit en sueur et tout le cirqueparce que vieux Luc Moullet n’est pas plus connu, malgré tous ces chouettes films qu’il aréalisés et qu’il soit dans le métier depuis si longtemps. Comme si ces enfants de salaudsétaient follement désintéressés et rêvaient jour et nuit de voir couverts de lauriers tous lesartistes maudits de la planète. Ça me tue. Je ne dis pas que certains ne trouvent pas çainjuste. Ça peut arriver, mais c’est loin de leur faire une peine d’enfer. En général, i ls sontbien trop occupés à se faire une petite place au soleil en racontant des salades, pours’intéresser aux artistes méconnus, surtout maintenant que leur saleté de profession estassiégée par cent mil l iards de blogs et ces forums débordant d’andouil les, qui vousracontent autant de conneries qu’eux, mais qui le font gratuitement. Une connerie gratuite,ce sera toujours mieux qu’une connerie payante. Vous ne pouvez pas lutter contre lagratuité. On comprend qu’ils soient devenus d’horribles nihil istes et que ça ne leur fasse nichaud ni froid d’essayer de vous épater en écrivant que Rohmer est un metteur en scènecatholique parce qu’il fi lme des arbres. Je n’invente rien. C’est la stricte vérité. Je pourraisvous donner les références. Que Rohmer soit catholique et tout, qu’i l ait fi lmé des saletésd’arbres, parfois en carton ou en plastique, ça ne se discute pas, mais c’est pas ça qui fait delui une saleté de catholique intégriste. Ça me met hors de moi de lire ces salades. Même sivous êtes indulgent et que vous comprenez que c’est une profession vraiment désespérée,vous ne pouvez pas accepter ces stratagèmes de l’amertume. La situation des agriculteursn’est pas plus attirante, ou celles des enseignants, ou des infirmières, ou des pompiers, quifont un boulot rudement plus difficile et utile.

Je dis pas que les critiques ne servent à rien. I ls servent à quelque chose. Seulement, jepréférerais les voir brûler des voitures que de se comporter comme des putainsd’entôleurs. D’autant plus que les choses n’ont pas tel lement changé depuis leur âge d'or, je

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veux dire, avant que les forums et les blogs ne leur fassent cette sacrée concurrencedéloyale. À l’époque où ils étaient les seuls à radoter sur les films et le cinéma, les gens nebuvaient pas plus leurs paroles. Pour eux, le cinéma, c’est juste du cinéma. I ls voient des filmsou des séries, et ils vivent leur vie comme ils peuvent. Parfois, i ls aiment un acteur ou uneactrice, ou même un metteur en scène. Si vous les poussez à bout, i ls peuvent al ler jusqu’àvous sortir une débil ité du style « le premier c’était mieux » ; mais faut pas tenter le diable, etleur demander de vous faire des dissertations axiomatiques de cent mil le pages, ou desbalivernes du même genre, comme le voudrait vieux Badiou. I ls préféreraient plutôt secasser une jambe. Ce type est un rêveur-né. Je vous assure, surtout s’i l croit faire un péplumsur la vie de Platon, avec des batail les navales et Di Caprio et Brad Pitt dans les rôles dePlaton et Alcibiade. Je parie que son film s'i l lefaisait ne vaudrait pas plus qu'un film deBernard Henri-Lévy.

En définitive, vous devez vous résoudre àce que les gens ne sachent pas que vieux LucMoullet est un membre de la Nouvelle Vague.De toute façon, les gens ne connaissent quequatre des membres de cette NouvelleVague ; les gens, je veux dire ceux qui croientavoir de la culture et se passionnent pour lesémissions débiles de la télé, où il fautconnaître les paroles de trucs qu’on vous afoutus un mil l ion de fois dans les oreil les, ourépondre à quatre questions débiles à la suite. Mon vieux, dans ce jeu, le plus difficile, c’estpas les réponses, mais de trouver quatre questions auxquelles ces abrutis peuvent répondreà la suite. Quand un mec gagne à ces jeux, ne croyez pas qu’il ait un cerveau de premièregrandeur, ou qu'i l soit une sommité en matière de culture. Vous pouvez être sûr qu’il n’ajamais ouvert un livre de sa vie. Tout ce que vous avez besoin de faire pour bril ler à cesprogrammes, c’est de passer votre vie devant la télé et d’écouter la radio au volant de votreputain de bagnole. C’est pour ça que ces salauds vous récompensent en vous donnantquelques mil l iers d’euros, ou vous consolent avec un dictionnaire encyclopédique ou unesaleté de voyage dans un coin où vous n’avez jamais rêvé de mettre les pieds. I ls vousrefilent toujours des voyages pour deux, comme si vous ne pouviez pas avoir envie devoyager en bande, ou seul. C’est déprimant. Je ne devrais pas vous parler de trucs pareils.

En fait, tout ce je voulais dire c’est que si vous vous intéressez au cinéma, vous ne devezpas penser que tout le monde rêve de vieux Luc Moullet, ou se passionne de savoir qu'i l estle cinéaste le plus burlesque de la Nouvelle Vague. En dehors des critiques et des cinéphiles,qui perdent leur temps à le comparer à Buster Keaton, à Jacques Tati, ou Luis Buñuel. Je dispas qu'i l ne l 'est pas. Si vous voulez mon avis, i l l ’est. Seulement ça ne suffit pas à faire de luiune star. Sans compter que des types burlesques vous pouvez en trouver partout. Mêmedans la foutue Nouvelle Vague. Godard et Rivette sont burlesques, bien qu’ils ne le soientpas autant que vieux Moullet. Godard, personne ne se risquerait à le contester, à moins dechercher à prouver qu’il ne connaît rien au cinéma. Mais Rivette l’est aussi. Même dans sesfilms les plus tristes. Mon vieux, ce type ne s’est pas privé de tourner quelques filmsmorbides. C’est pas un spinoziste qui vit dans la joie en buvant une bière par jour. Suffit devoir son dernier film, sur le cirque, avec ces pauvres clowns qui cassent quelques assiettes,devant trois ou quatre personnes. J ’ai vu ce machin dans une sal le presque vide. I l y avaitencore plus de monde au numéro de clowns. C’était pas trop grave. Au cinéma, si vousn’êtes pas des centaines dans la sal le, ça ne gâche pas votre plaisir, parfois même, vouspréférez qu’il y ait peu de monde, surtout pour les films comiques, où vous avez parfois des

Comment nommer ce privilège d’atteindre par les apparences ledouble qui les suscite ?

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gens qui rient comme des hyènes à des moments où ça ne s’impose pas. C’est triste ce film,mais ça n’a rien à voir avec ces clowns. Mon vieux, vous n’aviez pas vu de numéro aussilugubre depuis La Strada ou La Rampe . Peut-être que j’exagère et que j’assombris toutecette histoire. Le problème est que je ne pouvais pas m’empêcher de me poser desquestions vraiment déprimantes pendant ce foutu numéro. Je me demandais si ça n’était pasau-dessus de leurs moyens toutes ces assiettes cassées. Je ne crois pas qu’ils les achètentneuves ni rien. Ce sont de vieil les assiettes.Y’a pas de doute. Seulement, si vous bossez dansun cirque aussi fauché, même si vous ne faites pas trop de représentations, ça ne doit pasêtre gai de casser des assiettes devant trois ou quatre personnes. Le film n’est pas aussimauvais que ce numéro, mais comme il vient juste après Ne touchez pas la hache , qui est unsatané chef-d’œuvre, vous avez l’impression que ça ne vaut pas grand-chose.

Rivette est un grand metteur en scène, je ne discute pas. Certains de ses films comptentparmi mes favoris, et j ’aime bien deux ou trois textes qu’il a écrits à l ’époque où il étaitcritique, mais il lui est arrivé de faire des navets. Ça m’ennuie de le dire, parce que j’ai lesentiment que c’est un brave type, même si je peux pas l’affirmer à cent pour cent. Vousdevriez le voir sur cette chouette photo, avec sa casquette sur la tête. Appuyé sur unparapet, i l regarde distraitement la mer, ou quelque chose de ce genre. J ’ai plus en tête tousles détails, mais ce que vous pouvez pas oublier, c’est qu’i l sourit gentiment comme un vieuxmonsieur un peu ironique, alors que des mouettes font un bruit d’enfer un peu plus loin.C’est juste une photo. Mais vous avez l’impression de les entendre.

Au fond, ce n’est peut-être pas de sa faute. Si j 'ai pas aimé, c'est que je ne suis pas tropporté sur les films où il est question de cirque. C’est la stricte vérité, même si c’est pas unevérité nécessaire et tout. Je veux dire, si on examine tout ça rationnellement, je pourrais pasaffirmer absolument que je n’aime pas les films sur le cirque. Faudrait pour ça que je les aietous vus, ce qui est pratiquement impossible. Même si on n’en tourne plus trop, il doit enexister quelques centaines de mil l ions. Si je les voyais tous, peut-être qu’il y en aurait un quime plairait. En fait, si on veut être diablement logique, je pourrais jamais affirmer toutbonnement que je n’aime pas les films sur le cirque, tant que je serai vivant et que l’on ferades films sur le cirque, et, même quand je serai mort et enterré, peut-être, qu’alors qu’on enfera un qui m’aurait plus si j ’étais encore en vie. Ça a l’air assez incroyable, je sais, mais c’estpour ainsi dire mathématique. La solution si vous voulez évitez les situations paradoxales,c’est de ne pas vous embarquer dans ces histoires de logique, sinon vous vous retrouvezdans des mondes possibles et tout avec des saletés de chimpanzés, qui à force de taper auhasard sur les touches d’une machine à écrire, même s’ils ne savent pas écrire, ni l ire, ni rien,finissent par vous produire, au bout d’une période de temps infinie, L'Odyssée ou un livreencore plus chouette, comme L’Attrape-cœurs .

Je ne pourrais pas trop vous expliquer tout ça dans les menus détails en langage formel,je ne suis pas une sommité en logique analytique. Tout ce que je peux dire c’est que je n’aiaimé aucun des films sur le cirque que j’ai vus ; et j ’en ai vu des centaines. À une époque, ilsn’arrêtaient pas d’en passer à la télé.Vous auriez cru qu’ils n’avaient rien d’autre à faire. I l yavait encore plus de films sur le cirque que de matchs de foot, je vous assure, surtoutpendant les fêtes, à Noël, ou à Pâques. Je crois même qu’il y avait une espèce de cycle, lesdimanches après-midi, où ils avaient programmé, Sous le plus grand chapiteau du monde etLola Montès . Et bien, même si ce sont des films très différents, je n’ai aimé aucun des deux.En fait si vous voulez savoir la vérité, si vous m’aviez demandé alors si je préférais Sous leplus grand chapiteau du monde , ou Lola Montès , je vous aurais répondu sans hésiter Sous leplus grand chapiteau, même si Lola Montès est supposé être un sacré chef-d'œuvre. Vouspouvez croire que ça ne m'a pas frappé parce que c'était à la télé. Mais je crois pas que çachange les choses tant que ça, ces histoires de tail le de l’écran. Ça change, pas de doute,

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mais pas au point de faire d’unvrai chef-d’œuvre une null ité. Lapreuve, c’est que lorsque je l ’airevu sur grand écran, dans uneversion restaurée et tout, etbien, ça m’a pas passionné plusque ça. Y’a des tas de chef-d’œuvres et tout qui vouslaissent indifférent. Le problèmeest que vous ne pouvez pasaimer un film juste parce quec’est supposé être un classiqueou quelque chose dans le genre.Le seul truc qui m’a tenu enhaleine, c’est que je craignaisque Lola ne se tue à la finquand elle fait son numéro detrapéziste. J ’étais pratiquementsûr qu’el le le ferait. Dans lesfilms sur le cirque, vous aveztoujours un trapéziste pourfoirer son numéro, une saletéde panthère devenue brusquement enragée qui se jette sur le dresseur, ou alors un type quiramasse un sacré coup de fouet qui lui tranche la gorge.

La politique des actrices

Un autre défaut de Lola Montès , en plus d'être un film sur le cirque, c’est l ’actrice quijoue Lola. C’est une horreur. Je ne plaisante pas.Vous ne croyez pas une seule seconde quecette fil le ait pu faire tourner la tête à tant d’hommes. Quand le film est vraiment très bon,ça ne pose pas de problème que vous ne piffiez pas les acteurs ou qu’ils n’aient pas lephysique de l’emploi. Prenez Jeanne Balibar, el le peut me taper sur les nerfs autant qu'el leveut, el le ne réussit pas à gâcher Ne touchez pas la hache . I l y a quelques années, je l ’aimaisbien pourtant, même si el le est moche et que vous ne pouvez pas la regarder troplongtemps, surtout quand elle se défigure à tenter de chanter, comme dans cette espèce declip en noir et blanc pour festival , que lui a tail lé sur mesure son amoureux. Ce qui m’avaitattiré chez elle, c’était son cerveau, et avec le temps je me suis rendu compte qu’el le n’enavait pas, ou alors qu’el le le détruisait en menant un mode d’existence autodestructeur.Peut-être aussi qu’el le n’a jamais été bril lante et que je me suis juste fait des idées. Parfoisquand vous aimez quelqu’un, vous faites tout pour vous aveugler, comme vieux Swann avecsa cocotte.

Le malheur avec ces 36 vues du pic Saint Loup, c’est qu’en plus d’être vraiment mauvais,on y trouve une de ces actrices faites pour vous ruiner l 'existence, je veux dire Jane Birkin.El le me rend pour ainsi dire malade, quand elle se met à parler avec cette voix qui essayetout le temps de vous apitoyer.Vous devriez l’entendre vous parler de Serge Gainsbourg oudu pauvre Dalaï-lama, qui ne peut pas regagner son palais. Je ne suis pas insensible auxmalheurs du chef spirituel du pauvre peuple tibétain, et ça me laisse pas indifférent queGainsbourg ait été un mec si timide et sensible, et que toute sa vie il ait souffert d’unterrible complexe d’infériorité. Ça me touche, jusqu’à ce que Jane Birkin se mette à faire dela publicité pour sa propre compassion et à essayer de vous prouver qu’el le est la femme la

Montage interdit. Le dresseur doit être dans la cage avec le lion.

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plus émouvante du monde. Même si vous n’êtes pas trop nietzschéen ni rien, vous avez justeenvie de lui envoyer une gifle. Je sais que je ne devrais pas me laisser embêter par ces trucsanodins. Je me le dis sans cesse. Et en général, je ne me laisse pas embêter. Mais aveccertaines actrices, c’est tout bonnement au-dessus de mes forces. Le pire, c’est que vieil leJane Birkin n’est pas la pire. Comparée à Brigitte Bardot ou Isabelle Adjani, el le estinoffensive. Le problème avec ces fil le, c'est que si vous pouvez les regarder, les écouter vousdonne la nausée. Peu importe ce qu’el les racontent, vous sentez qu’el les raffolent du foin.

J ’ai rien contre les actrices bêtes. De toute manière si vous ne supportez pas lesactrices bêtes, vous devez renoncer à voir des films. Presque toutes les actrices sont débiles,je vous assure, même celles dont on nous dit qu’el les sont sorties de Harvard et de toutes

ces universités prestigieuses. Surtout elles. Jecrois que si vous voulez trouver des actricesavec un cerveau en bon état defonctionnement, i l faut vraiment revenir trèsloin. Les seules qui me viennent à l’esprit, c’estKatharine Hepburn ou Lauren Baccall . Même sien vieil l issant, el les vous donnent le sentimentd’être devenues bourgeoises, el les ne sontjamais devenues aussi puantes que saleté deBardot. Avant même qu’el le se mette à aimerles phoques et ne pas supporter les êtreshumains, je sentais que cette fil le avait une âmepourrie. J ’ai un sixième sens pour ce genre dechose. Quand j’ai lu que les gars de la NouvelleVague faisaient des salades à son sujet et ausujet de ce film débile, Et Dieu créa la femme , je

me suis dit qu’i ls étaient pour ainsi dire assez cons, même si je peux comprendre qu’ils aientraconté ces balivernes, je veux dire. C’était une fil le facile qui ne crachait pas sur le sexe. I lspensaient que ça les aiderait à tirer leur coup. Je ne crois pas qu’ils y soient arrivés, mais jene peux pas être catégorique comme j’ai pas examiné cette histoire de très près. Ce qui estcertain, c’est que ces mecs étaient obsédés par le sexe. Mon vieux, ce n’est pas l ’amour deLanglois et de sa Cinémathèque qui les a poussés à faire du cinéma, c’est le cul. Ce n’estmême pas un secret. Le cinéma c’était vraiment leur dernière chance de coucher avec desfil les magnifiques.

J ’ignore si vieux Moullet a essayé de coucher avec Brigitte, mais il a dû y penser, poursûr, au moins pendant cette scène du Mépris où vous la voyez dans son bain dévorerpassionnément son livre sur Fritz Lang. I l venait juste de sortir. Vieux Godard faisait pourainsi dire de la publicité pour le bouquin de son pote. Certains peuvent trouver çaembarrassant. Mais je crois pas que ça pose des problèmes éthiques et tout. Je veux dire,vous pouvez faire de la pub pour le l ivre d'un ami, s'i l est vraiment bon, ce qui est sans doutele cas du livre de vieux Moullet, même si je l 'ai pas lu. On ne met pas la main dessus trèsfacilement. C’est pas une rareté pour collectionneur ni rien, mais il ne court pas les rues.Après Le Mépris , les gens ont dévalisé les l ibrairies. Les andouil les. Ça les démangeaitd’imiter Brigitte Bardot dans son bain.

Louis XIV et la boîte de thon

À l’époque où j’ai vu Le Mépris, Luc Moullet et moi, nous ne vivions pour ainsi dire pasdans le même monde. La première fois que j’ai entendu parler de lui, c'était à propos de

Nude or naked ?

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Genèse d’un repas . Ça date déjà. Je ne dis pas ça parce que je fais attention aux dates desorties, c’est juste pour préciser.Autour de moi, tout le monde entrait en lévitation dès qu’ilen était question. C’était le documentaire parfait quevous deviez avoir vu avant de mourir. Vous l 'avezpeut-être fait. Moi, c’est tout comme. On m’en a sisouvent parlé. Je sais pas qui a commencé, ni quand çaa commencé. De toute manière, y a toujours desgens pour vous raconter les films, parfois on vous lesa tel lement racontés que vous pensez les avoir vus, etfinalement ça ne vous dit plus rien de les voir. Audébut du film, vous découvrez vieux Moullet en trainde casser la croûte. Un repas des plus simples.Comme c’est pas le genre de type qui fait juste unesaleté de prière pour remercier le bon dieu avant dese mettre à manger, il en profite pour donner uneleçon sur les al iments qu'i l y a sur sa table, d’où ilsviennent, qui les a faits, et comment ils ont réussi àdébarquer chez lui.

Vieux Moullet aime faire le clown, pas de doute,mais vous ne pouvez pas le réduire à ça. Ce qui luiplaît par-dessus tout, c’est que vous sortiez de sesfilms en ayant appris des trucs, très simples, mais quipeuvent vous servir dans votre foutue existence, dugenre comment ouvrir une bouteil le de coca enverre, comment resquil ler dans le métro, d’où vientque les habitants des Hautes-Alpes soient tel lementarriérés. Avec lui, vous ne riez jamais en vain. Si vous voulez mon avis, ce type est didacticiendans l’âme. Certains le comparent à Godard ou à Rossell ini, qui sont aussi portés surl’aspect pédagogique du cinéma. Ça se défend. Mais ils ne sont pas les seuls. En fait, tous lesmetteurs en scène aiment vous apprendre des choses, même les très mauvais. Mais ceux quine peuvent pas s’en passer, parce que ça fait pour ainsi dire partie de leur personnalité, cesont les metteurs en scène flanqués d’une sensibil ité documentaire. I ls ne s’y prennent pastous de la même manière, pas de doute. Je veux dire, si vous prenez Roberto Rossell ini, cequi le passionne d’un point de vue pédagogique ce sont les grandes idées. De son vivant,surtout à la fin, i l adorait jouer les sommités culturelles prétentieuses, en vous débitant dessalades sur un ton inspiré. Je vous assure.

I l n’a pas toujours été comme ça pourtant. Juste après la guerre, pour faire oublier qu’ilavait été pote avec Mussolini et se faire pardonner, il a feint d’aimer les choses simples de lavie, les gens du peuple, la pêche au thon, les volcans, des tas de trucs pas glamour niattirants. C’est ce qui avait séduit vieil le Ingrid Bergman. Mais el le a vite déchanté. Ça n’a pasduré des siècles ni rien. Ça l’épuisait de jouer la comédie. I l a fini par redevenir un snob trèssupérieur intéressé uniquement par le gratin de l’histoire, les Socrate, Pascal, Descartes, ouLouis XIV. Si les fascistes avaient gagné cette saleté de Deuxième Guerre mondiale, i l auraitfait un film sur la prise de pouvoir de Mussolini ou d’Hitler.Vous pouvez être sûr que ça nelui aurait pas déplu. C’est la différence avec Moullet et Godard, qui, même s’ils n’ont pas lamême conception de la pédagogie, sont très proches. De vrais potes, qui se renvoientl ’ascenseur dès qu’ils peuvent. Alors qu’avec Rossell ini, Godard ne s’est pas vraimententendu, à cause de cet entretien fumeux. Ce n’était pas méchant ni rien. À l’époque où ilétait critique, vieux Godard souffrait d’un terrible complexe d’infériorité ; ça le tentaitcomme le diable d’épater les types des Cahiers. Alors, sans crier gare, il a eu cette idée de

Imagine, dans tout ce bouquin, pas un mot sur l’amitiéentre Lang et Adorno.

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génie d’inventer un entretien avec Rossell ini. Un truc à ne pas faire, je dis pas. Mais si vouspreniez toute cette affaire comme une blague, ce n’était pas trop grave, surtout que Godardn'avait pas fait dire des trucs débiles, ou méchants à Rossell ini, qui aurait pu passer l’éponge.I l n’en a rien fait.Vous pouvez me croire, c’était pas son genre. La preuve, c’est que plus tard,un jour que Godard et Truffaut lui ont rendu visite chez lui en Ital ie, pour discuter ducinéma et de la vie, après le repas, qui avait pris des jours, et alors qu’on allait passer auxchoses sérieuses, Rossell ini a demandé à Godard d’al ler faire un tour à la cuisine et de

s’occuper de la vaissel le.

Ça pourrait avoir un sensmétaphysique. Certains maîtresaiment infl iger ce genre de blessurenarcissique. Comme dans les histoireszen bouddhistes, où vous aveztoujours un disciple qui veutapprendre l’art du kung-fu, pourvenger sa famil le ou aider des pauvresgens, mais au lieu de ça, i l se retrouveà balayer et à faire le larbin pour lesmoines du temple. Après un temps ilcomprend la raison profonde detoutes ces humil iations ; i l devientexpert et finit par massacrer tout lemonde. Je ne pense pas que ce soitdans cet esprit qu’avait agi RobertoRossell ini. Son genre c’est plutôt devous envoyer faire la vaissel le pour se

venger. Un truc que ne ferait jamais vieux Luc Moullet, même s’il est un peu dingue, pas plusqu’i l n’essaierait de vous rendre sympa une saleté absolue comme Louis XIV. La grandeur nel'attire pas. Quand il fi lme un repas, c’est pas un repas de roi ni rien. Dans Genèse d’un repas ,sur sa table, je ne sais pas si c’est un hasard, ou si c’est des trucs dont il raffole, i l y a juste dela banane, des œufs, et du thon, en boîte, et pas même de la meil leure qualité, juste le genreque vous trouvez dans les grandes surfaces et que les riches donnent à leur chat. Rien despécial , je veux dire, ce sont des aliments que tout le monde ou presque a déjà mangé.Surtout les œufs. Si, en parcourant le monde, vous pouvez tomber sur des gens qui n’ontjamais goûté du thon ou de la banane, les œufs, je ne crois pas que ce soit possible.

Qu’ i l s’ intéresse à des al iments aussi ordinaires le rend très humain. Ce n’est pascomme s’ i l se tapait des vers de terre ou un festin à la Louis XIV, dont i l n ’aurait pas lesmoyens de toute façon, vu qu’ i l est plus fauché que Job. Les gens pensent toujours queles gens du cinéma brassent des mi l l ions ; certains le font, mais pour la plupart, c’est lamisère, surtout pour ceux qui font du documentaire, à moins qu’ i l s n ’aient la veine deMichael Moore, ce qui est loin d’être le cas de vieux Moul let. I l tomberait sous le seui lde pauvreté s’ i l ne donnait pas des cours de cinéma. Ce n’est pas une catastrophe,comme i l est didacticien dans l ’âme. Le seul truc dégueulasse, c’est que ses étudiants sela ramènent sans cesse avec Deleuze par-ci et Deleuze par-là, ce qui lu i fait parfoisperdre les pédales. Vous pouvez le comprendre ; je veux dire, même si vous ne détestezpas Deleuze, si on vous le sort trop souvent, vous en arrivez à ne plus le blairer. I l fautêtre très fort pour garder son sang-froid dans ces situations. Mais ça en vaut lachandel le, parce que je connais rien de supérieur à un phi losophe qui s’y connaît encinéma.

Fuller est-il anticommuniste ? Pas exactement, mais il confond, sans doutepour des raisons commerciales, communisme et gangstérisme. (Luc Moullet)

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De temps en temps vous devez vous plonger dans un livre vraiment philosophique, sivous vous intéressez au cinéma, spécialement à celui de vieux Moullet, qui, sans en avoir l 'air,est l ’un des plus philosophiques que vous puissiez voir. La vérité est que vous n’y pigez riensi vous n'avez pas approfondi les idées de Deleuze sur la petite forme. Si ça ne vous dit pas,autant vous intéresser à un autre cinéaste. Je ne plaisante pas, parce que Luc Moullet lui-même se réfère à « la petite forme » pour expliquer son cinéma. Quand il s’emporte contreDeleuze et l 'accuse d’être trop systématique et de vouloir tout classer, c’est de la pureironie ; personne au monde ne s’intéresse autant aux classements que lui. Ça fait partie desa personnalité profonde. Comme il est fou de géographie, de cartes, i l adore ranger leschoses, créer des schémas, et des choses comme ça. Dans ce film sur la folie dans lesHautes-Alpes, i l parle de l’un de ses ancêtres qui a tué plusieurs personnes parce qu’on avaitdéplacé sa chèvre. I l l ’avait laissée tranquil lement dans un coin, après l’avoir bien attachée, età son retour, je sais pas pourquoi ni qui avait fait ça, el le avait été bougée, juste de quelquescentimètres, mais ça avait suffi à le rendre dingue. C'est pas innocent si vieux Moulletraconte cette histoire et qu’on voit une chèvre sur l’affiche de son film sur lesdépartementales. Ça remonte à des siècles, mais ça l’a sacrément marqué. Ça révèle sa peurde devenir dingue si on bouleverse l 'organisation de son univers. I l est fou d’ordre, même sion le présente toujours comme un gars très surréaliste. I l l ’est, mais il est aussi trèsrationaliste. C’est pas incompatible, les types les plus surréalistes sont souvent les plusrationalistes. Je pourrais vous donner des centaines d’exemples, comme Kant ou Newton.Mieux, prenez un type vraiment cartésien, le type le plus cartésien que vous puissiez trouver,je veux dire, René Descartes, et bien, i l avait une peur bleue que les choses disparaissent ouchangent de place dès qu’il leur avait tourné le dos. C’est pour ça qu’il a mis au point toutce système abracadabrant, avec Dieu pour veil ler à ce que deux et deux ne fassent pas cinqet qu’un malin génie ne désorganise l ’univers et les vérités éternelles.

Finalement, si vous y réfléchissez, ça m’embête de le dire, mais je pense que si vieuxMoullet en veut à Deleuze, c’est qu’i l n’est pas aussi glamour que lui et que le siècle n’estpas moulletien, même si sous certains aspects, i l l ’est. Mais ça, vous ne le comprenez qu’enayant ce concept de « petite forme » en tête.

Vieux Deleuze en parle dans ses l ivres sur le cinéma et dans ses cours. Si vous n’aimezpas l ire ou que les notes pourries de ses étudiants vous mettent au supplice, vous pouvezvous contenter d’écouter ça, tranquil lement. C’est en accès l ibre sur le net et tout. Jetez-yun coup d’œil quand vous avez une minute de libre. Ça vous passionnera. Je vais pas voustenir des plombes avec ce concept. C’est pas nécessaire. Tout ce que vous devez savoir surla petite forme, ça peut tenir en quelques l ignes, si vous procédez avec méthode. Le mieuxque vous ayez à faire, c’est de commencer par le plus simple, en ayant en tête que vieuxDeleuze procède souvent pas opposition ; en fait, i l y a deux types d’image-action, la grandeforme et la petite forme. La première, il la résume par la formule SAS’. I l adorait faire ça, jeveux dire, jouer au mathématicien, au type très rigoureux et scientifique, mais vous ne devezpas vous y laisser prendre, il était aussi scientifique que vieux Moullet. SAS’, c’est uneformule pour ainsi dire marrante, parce que ça ressemble à ces l ivres pourris d’espionnage.SAS’, ça veut dire qu’au début du film, vous avez une situation pourrie, et puis à travers desduels, des luttes et tout, à coup de montages parallèles, vous arrivez à une situation bis. Dansla petite forme, c’est différent, je veux dire, vous ne partez pas d’une situation générale, vouspartez d’une action, qui vous révèle une petite part de la situation, et vous arrivez à uneaction bis. La formule, cette fois, c’est ASA’.Vous avez juste des indices pour vous faire uneidée de la situation, qui est, comme dit vieux Deleuze, « une mosaïque de détails » avec pleinde trous, de manques, d'el l ipses, au sens rhétorique et géométrique. Je ne vais pas vousprendre la tête avec l’aspect géométrique de cette théorie, les spirales, les cônes, leshyperboles, et tout le reste. Ça peut aider les mathématiciens à accrocher, mais c’est pas

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l ’essentiel . L’essentiel c’est que vous compreniez que c’est rudement utile, toutes cesell ipses, si vous ne roulez pas sur l’or, comme vieux Moullet. I l déteste les chichis, i l él iminetout ce qu’il peut du superflu. Quand on lui dit qu’i l fait des films fauchés, i l vous sort queses films coûtent encore bien trop cher, et qu’i ls se situent très largement au-dessus de lamoyenne si vous tenez compte du fait qu’en France il y aurait un mil l ion de caméras, et doncun mil l ion de personnes qui font des films. Ça se défend.

Ce qui est vrai, c’est que si vous faites de la petite forme, parce que ça vous passionne,ou parce que vous ne pouvez pas faire autrement, vous n’avez pas besoin de construiretoute la situation, avec les décors, des duels, des actions, un sacré montage et une mise enscène du diable. Si vous savez tirer parti de votre budget, vous pouvez même devenir génial .Prenez les cinéastes qui veulent faire des films fantastiques, ou de science-fiction, mais quin’ont pas d’argent, pour les soucoupes volantes, les monstres, les super trucages, s'i ls veulentfaire de la grande forme, ils se rendent ridicules, comme Ed Wood. C’était un génie, je dispas, mais ses films sont catastrophiques, si vous les comparez à ceux de Jacques Tourneur etde Val Lewton. Ces types avaient compris que si vous n’avez pas les moyens de vous faire unmonstre crédible, le mieux c’est de ne pas avoir de monstre du tout.Vous montrez juste desbouts d’un truc bizarre, des ombres, et vous faites entendre des bruits angoissants dans lenoir. On voit ça dans ce film de Minnell i ,The Bad and the Beautiful. C’est l ’un des films que jeconnais le mieux au monde, je m’y suis intéressé à un moment où je passais mes journées àregarder des Vincente Minnell i . Ça raconte l’ascension et la chute d’un mogul hollywoodieninspiré de la vie de cent mil le producteurs.Au début, ce type, joué par Kirk Douglas, travail leavec son pote sur des productions du genre La Révolte des hommes chats , La Nuit desmonstres venus de l’espace . I ls avaient rien pour donner de l'al lure à leurs films, juste cescostumes ridicules et de vieux figurants. Ça les rendait fous de voir qu’i ls ne pouvaient rienfaire, s’i ls pensaient en termes de grande forme. I ls se sont mis à retourner ce problèmedans leur tête, et l ’i l lumination est venue, je veux dire, l ’ idée des ombres, et du hors champ.Les choses que vous imaginez sont encore plus terrifiantes que celles que vous voyez. C’estun cliché, mais un cliché qui marche parfois.Voyez la différence entre le premier Alien et lesautres. La petite forme peut vous donner de superbes idées ; je pourrais vous citer descentaines d’exemples, vous parler de Othello et de la scène dans le bain turc, ou alors de lascène du train dans L’Opinion publique . On vous la sort, dès qu'on cherche à vous prouverque Chaplin était un sacré metteur en scène. Chaplin devait filmer l’arrivée d’un train dansune gare, seulement il avait pas de train à filmer, ou alors pas celui dont il rêvait. Pour s’entirer il montre juste l 'ombre de ce train, ou, comme dit vieux Deleuze, « l’action du train quiglisse sur le quai ». Lubitsch a passé sa vie à développer cette idée, c’est tout le secret de la« touche Lubitsch », je veux dire « ne laissez voir d’une situation que ce qu’en exprime uneaction en train de se faire ». La petite forme, c’était pas une contrainte budgétaire ni rien, pourlui, c’était son élément. Certains types ont besoin de la grande forme, comme Ford ouKurosawa. Hawks et Lang bril lent dans les deux. Lubitsch ne se sent à l’aise que dans lapetite forme, comme vieux Moullet. Vous ne faites pas nécessairement de la petite formeparce que vous êtes fauchés. Parfois c'est un truc qui convient à votre personnalité, ou alorsc’est une contrainte du genre. Si vous faites un film policier ou d’enquêtes, vous êtescontraints de faire de la petite forme, et encore plus si vous faites une comédie ou unmachin burlesque.

L’essentiel dans tous les cas avec cette petite forme est que vous meniez votre enquêteen allant d’un indice à l’autre. Luc Moullet fait ça sans arrêt. Dans son dernier film, qui auraitpu s’appeler Genèse de la folie , son enquête commence dans son grenier, et le mène jusqu’enUkraine. Dans Genèse d’un repas , i l commence chez lui, et trace sa ligne d’univers. Les œufsle mènent en Bretagne, le thon au Sénégal, la banane en Équateur. Ça n’a l ’air de rien de nosjours, comme tout le monde essaye de savoir d’où viennent les al iments qu’il mange, si c’est

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respectueux de l’environnement, si les pauvres du Tiers-Monde meurent de faiméquitablement et de manière bio, mais à cette époque ça n’angoissait pas encore. La plupartdes gens s’en battaient l ’œil . Ça ne les tracassait même pas que les filets utilisés pour la pêcheau thon mettent en danger les dauphins. Vieux Moullet était pour ainsi dire en avance surtoutes ces questions, mais vous ne devez pas croire que c’est un type humanitaire et tout. I ldéteste ce genre de choses. Genèse d’un repas , même si ça raconte des choses tristes, c’est pasun truc pleurnichard, ni mélodramatique, on est vraiment loin de Kenji Mizoguchi, même si cetype fait partie de son pentagone royal, avec Fuller, Bunuel, Ruiz et Bresson. Plus jeune, quand ilmanquait d’idées, il lui suffisait de se demander ce que vieux Kenji Mizoguchi aurait fait à saplace, et la situation se débloquait. I l lui doit beaucoup, pas de doute, mais pas son humour.Vous ne riez pas trop dans les films de Kenji Mizoguchi.

En général c’est assez rare les comiques japonais. En tout cas, je ne pourrais pas vous citerun seul auteur japonais comique, en dehors de Kitano. I l y a aussi des moments vachementmarrants dans quelques films d’Ozu. Je crois que si je demandais à vieux Wootsuibrick ilpourrait m’en donner des listes entières. I l en connaît un rayon quand il s’agit du Japon. I l amême appris le japonais enfant en suivant attentivement les mangas. I l a fait ça siméthodiquement qu’il peut donnerdes conférences dans les universitésjaponaises et tout, je vous assure. Àl’époque tout le monde vous racontaitque les mangas étaient dangereuxpour les gosses ; ça vous rendaitsalement agressif dans les cours derécréation et adolescent vous alliezpasser votre vie enfermé dans votrechambre. Personne ne se disait que çapouvait vous aider à apprendre lejaponais. Je dis pas que tous ces gossesdeviennent comme vieuxWootsuibrick,je veux juste dire que regarderGoldorak ne vous change pas endroogs , et qu'écouter LudwigVan ne faitpas de vous un amateur de lait vitaminé.Wootsuibrick, c’est pas son prénom nirien, juste un pseudo composé avec les noms de ses metteurs en scène favoris, en tout cas àl’époque où il s’est décidé pour ce pseudo.Woo c’est pour John Woo,Tsui pour Tsui Hark, etBrick, pour Kubrick. C’est rudement bien trouvé. Je sais pas si ces cinéastes sont encore sesfavoris, ou s’il a changé sur le sujet et qu’il garde juste ce pseudo par habitude. Je devrais luidemander. Discrètement. Ça peut vous agacer si quelqu’un s’intéresse de trop près à votrepseudo. Je pense faire ça un jour, où il aurait le temps pour une discussion approfondie sur lecinéma japonais de vieux Kurosawa et Kenji Mizoguchi. Le seul truc, c’est qu’il ne faudra pas quej’entre avec lui dans des polémiques foireuses. Je fais ça au poil. I l déteste. Je vous assure. Jeconnais personne qui refuse autant les polémiques.

Je ne sais pas si vous l’avez noté, mais je dis souvent « Kenji Mizoguchi », alors que je ne dispresque jamais « Akira Kurosawa », bien que ça puisse prêter à confusion, à cause de cet autreKurosawa qui fait des films d'horreur. Je crois que c’est parce que j’adore ce prénom, « Kenji »,même si c’est pas mon favori. Je lui préfère de loin celui d'Ozu, « Yasujiro », qui est sans doute leprénom de cinéaste que je préfère au monde. Mais je me demande si je l’aurais autant aimé s’il avaitfait d’autres films que ceux qu’il a faits, je veux dire, dès que vous prononcez son prénom vous avezen tête cette ambiance mélancolique et douce, et ça s’imprègne sur son prénom et tout.

Les couchers de soleil forçaientVan Gogh à peindre presque couché.

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Du thon au brochet

Pour expliquer ce qui sépare Kenji Mizoguchi de Kurosawa, vieux Deleuze se réfère autraité de ce fameux peintre chinois, Sie Ho. Je pense pas qu’il l ’ait approfondi ni rien.L’esthétique chinoise traditionnelle ce n’est pas son rayon et il n'essaye pas de le faire croire.I l avoue même à ses étudiants qu’i l ne sait pas comment ça se prononce, « Sie Ho ». C’estpas une catastrophe.Vous pouvez connaître Spinoza comme le dos de votre main sans êtreobligé de savoir prononcer le chinois à merveil le. Je crois que je devrais l ire ce bouquin, si jeveux piger l’opposition que Deleuze fait entre Kenji Mizoguchi et Kurosawa.

I l n’est pas le premier à les opposer, c’est même un lieu commun, mais c’en est plus unsi vous pensez leur différence à partir de la l igne d’univers et du souffle vital . C’est un trucessentiel pour les Chinois. En fait, si les Occidentaux s'intéressent au regard et aux idées, lesChinois, c’est la respiration et le souffle-énergie qui les passionnent. Ça règle leur style devie et leur conception de l’existence. I ls comparent la terre et le ciel à un grand soufflet.Vide, i l est aplati et plus on l’actionne, plus il exhale. Je ne sais pas trop ce que ça peutvouloir dire, même si vous me précisez que cette idée de souffle-énergie évoque pour euxla vapeur qui s'élève au-dessus du riz quand on le cuit. À l’évidence, je n’ai aucune chance debril ler dans la peinture chinoise. C’est des trucs vraiment élémentaires. Si vous ne lescomprenez pas, vous n'arriverez jamais à rendre le souffle vital de la grande forme ou àtracer la l igne d'univers de la petite.

Ce qui est pour ainsi dire marrant, comme on a parlé du thon, c’est que vieux Deleuzedans ce cours se sert du poisson pour expliquer ses histoires de ligne d’univers. Du brochet,pour être précis. Je ne m’y connais pas trop dans ce domaine. Tout ce que je pourrais vous

apprendre de ce poisson, c’est qu’i l est terriblement redoutable ; ce qui peut étonner,comme il passe sa vie dans l’eau douce. Si vous ne connaissez rien aux poissons, vous aveztendance à penser que ceux d’eau douce sont forcément pacifiques. Mais c’est loin d’êtretoujours le cas. Certains sont de véritables machines à tuer, comme le piranha. Le brochetn’est pas aussi redoutable, mais c’est tout de même un prédateur très agressif. I l peut causerde terribles dégâts avec ses dents. Au Canada, ils l ’appellent même le requin d’eau douce.Vieux Deleuze ne parle pas de tout ça, i l fait juste al lusion au brochet qui se planque dansles herbes avant d’attaquer. Je me demande pourquoi il donne cet exemple ; je pense pas que

L’espace de Mizoguchi, c’est des lignes invisibles qui unissent des êtres.

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la pêche l’ait passionné autant qu’el le a passionné Platon. Peut-être qu’il avait en tête un film,ou une espèce de peinture chinoise fameuse où l’on voit un brochet, ou alors c’est cepeintre, Sie Ho je veux dire, qui donne cet exemple. C’est pas trop important, je crois.L’essentiel , si vous voulez tracer la l igne d’univers qui passe entre un brochet, une pierre aufond de l’eau, et de l’herbe, c’est que vous ne pouvez pas vous contenter de peindre unbrochet, une pierre au fond de l’eau, de l’herbe, et de les relier. Si ce n’était que ça, ce seraitun jeu d’enfant de bril ler dans la peinture chinoise traditionnelle. En fait, cette ligne, c’est pasune ligne droite ni rien de ce genre. Vous ne l’inventez pas. El le est déjà dans l ’univers,invisible et tout. Quand vous la tracez, vous devez faire gaffe à ne pas créer des ensemblesfermés.Vous devez lier les choses, en les séparant, de tel le façon que le poisson, la pierre aufond de l’eau, et l ’herbe apparaissent comme des événements « autonomes et décisifs ». Cequi compte pour la petite forme, c’est que vous réussissiez à faire apparaître les choses aumoment où elles disparaissent, comme la coll ine quand le soir tombe, ou quand la brume luitombe dessus. Si vous dessinez un brochet avec sa ligne d’univers, vous devez juste dessinerl’agitation de l’herbe où il se planque. C’est cette agitation qui est la l igne d’univers ; el le unitl ’herbe, le brochet et la pierre.

À la recherche de la Berma

En allant à cette séance, je pensais à aucun des trucs dont je vous ai parlé, je pensais aunarrateur de La Recherche quand il a vu pour la première fois la Berma dans une pièce deRacine. C’était un événement considérable, à l ’époque. Ça devait changer votre viespirituel le, si vous aimiez la l ittérature et les choses comme ça. Pourtant ça ne lui fit aucuneffet. C’est pas que la Berma avait été mauvaiseou pas à la hauteur de sa réputation ; juste lecontraire, en fait. El le avait été si bonne quevous ne le remarquiez pas ; ça ne ressemblait enrien à l’idée qu’il s’était faite de son génied’après toutes les salades qu’on lui avaitracontées sur elle. J ’avais peur d’être déçu, unpeu de la même manière, comme on m’avaittel lement parlé du génie de vieux Moullet, maisje me rassurais en pensant que chez vieuxMarcel, c’était une règle. Ce type était tout letemps déçu. Rien n’est jamais assez bien pourlui ; i l finit toujours pas se dire que c’est pasaussi bien qu’il avait cru ou que c’est loin de cequ’il avait rêvé. La vérité est qu’i l préfèreimaginer les choses plutôt que de les voirréellement.

Je pensais à tout ça, et je me disais quej’étais pour ainsi dire le narrateur de LaRecherche allant à ce spectacle. Ça n’a rien à voir.C’est pas du tout comparable, Luc Moullet n’estpas La Berma, le cinéma, c’est pas le théâtre,mais je me le disais tout de même. De plus, j ’étais à vélo, ce qui fait une grosse différenceavec vieux Marcel. À l’époque, les gens pleins aux as ne roulaient pas à vélo, sauf dans desoccasions vraiment spéciales, enfin je crois ; peut-être que je suis en train de refairel’histoire. Ce qui est certain, même si les saletés de bourgeois se déplaçaient à vélo à cetteépoque, c’est que vieux Marcel n’aurait jamais pu faire un truc pareil . I l n’y aurait même pas

I’ve been to Paris, France, and Paris, Paramount. ParisParamount is better. (Ernst Lubitsch)

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pensé. C’était pas un cascadeur casse-cou ni rien dans le genre, c’était ungosse très couvé ; i l avait dû supplier samère pendant des siècles pour qu’el le lelaisse al ler au théâtre. En fait, comme jesuis là à vous en parler, je me souviensplus du tout comment il s’est rendu àcette représentation. Pas à pied ; àvoiture, sûr ; je devrais relire ce passagepour tirer ça au clair, même si c’est passûr que Proust ait précisé.

La nuit était claire et tout, vousauriez même pu la trouver belle, s’i lavait pas fait aussi salement froid ; çam’embêtait pourtant pas trop ; je meréjouissais à l ’idée de me retrouverdans une sal le de cinéma bien au chaudpour voir un chouette film au mil ieu decinéphiles exigeants, et de me retrouverseul ensuite, dans le froid mordant, àméditer profondément sur ce qui seserait dit pendant le débat. J ’ai roulétranquil lement pendant un temps.Arrivéen bas de la montagne Sainte-Geneviève, j ’ai laissé mon vélo, pour marcher ; de loin, jepouvais voir une longue file d’attente, rue Victor-Cousin. Je m’y attendais, mais pas à cequ’el le soit aussi longue, même pour une avant-première de vieux Luc Moullet organisée parles Cahiers .Vous auriez presque cru que le film avait été déprogrammé pour libérer une sal lesupplémentaire à Avatar. Mais si un truc pareil s’était produit, on aurait eu des émeutes.Vouspouvez déprogrammer Rec2 , mais pas La Terre de la folie . En fait, ça n’avait rien à voir avec la3D. S’i l y avait cette immense file, c’est que vieux Moullet est très populaire et que l'entréede ce cinéma est terriblement étroite. L’œuvre d’un architecte protestant sans doute.

À part ça, c’était une file de cinéma branchée comme il en existe des mil l ions. Sauf qu’ici,on ne discutait pas trop. On n’avait pas trop le temps pour des exercices de virtuosité. Lafile d’attente était un véritable chaos.Vous deviez avoir un ancêtre minotaure pour vous yretrouver. Les gens se dépassaient les uns les autres, sans même le vouloir.Vous n’aviez pasbesoin d’être très malin ou d’avoir une mentalité de prédateur pour piquer une place. Letruc compliqué, c’était de respecter son tour. Je m’en sortais comme je pouvais, parce quemes capacités à garder mon self-control étaient mises à rude épreuve : Jean-Marie Straub étaittout juste derrière moi pour voir le dernier film de vieux Moullet. Vous auriez pu penserqu’il empruntait des entrées réservées, comme une saleté d’affranchi. Mais l 'incarnation de lamorale et de la politique du cinéma faisait la file. Ça m'impressionnait comme le diable.

Je crois avoir vu tous les films qu’il a faits avec Daniel le Huil let, lors de cette granderétrospective qu'i ls avaient organisée au Reflet-Médicis. Je dis pas ça pour faire mon snobfanatique ni rien, surtout que leurs films de la période allemande m’endorment. Ceux quej’aime vraiment appartiennent à la période ital ienne. C’est pas un problème de langue ni rien.J ’adore l’al lemand, je le parle et tout, même si je me débrouil le plus aussi bien qu’à l ’époqueoù je bossais dans ce bar de Berlin soi-disant branché, tout en faisant des recherches sur laphilosophie de vieux Bernard de Clairvaux. Bernard de Clairvaux, vieux pote. C’était un peuaprès la fameuse chute du mur. C’était supposé être la fin de l’histoire. I l ne vous restait plus

People will talk. (Joseph Mankiewicz 1 951 )

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qu’à faire l’andouil le en vous remplissant les poches. Quand je dis que je n’aime pas tropcette période allemande expérimentale, c’est vrai à moitié seulement, parce que j’adore lefilm qu’ils ont fait sur la femme de Bach, alors que le Kafka, qui vient bien après, ne me ditpas grand-chose. C’est loin de valoir le bouquin. Ça m’ennuie de dire une banalité pareil le,mais c’est la stricte vérité. Ce que vous ne comprenez pas trop, c’est pourquoi ils ontchangé le titre en Amerika, rapports de classe , alors qu’ils n’insistent pas trop sur ces rapports.I l y a bien un ou deux trucs un peu marxistes dans le film, mais ça ne risque pas de vouschanger en révolutionnaire. Même Chaplin est plus marxiste. Je parle de lui à cause de cecritique littéraire pour qui L’Amérique de Kafka semble tirée d’un film de Chaplin. C’est unedes meil leures remarques que j’ai lues sur ce livre. Si vous le l isez en pensant à Charlot, leschoses deviennent lumineuses. Vous comprenez que Kafka ne savait rien de l’Amérique,strictement rien. Si vous lui aviez demandé ce que la Statue de la Liberté tient en main, i lvous aurait répondu une épée ; je vous assure, il devait la confondre avec l’ange devant lesportes du paradis. Je dis pas que cette référence à Chaplin vous aide pour tous les passagesdu livre, mais pour certains, c’est un sacré sésame herméneutique. Je déteste cetteexpression, mais il m’arrive de l’employer quand je fais pas trop gaffe et que je me laisse al ler.Je crois que Straub et Huil let auraient été inspirés s’i ls avaient donné un côté Chaplin à leurfilm. On sent que ça les a tentés, par moment, mais c’est pas trop leur genre de bouleverserleur idée de la mise en scène à chaque film qu’ils font.

Parfois, ça marche du tonnerre qu’ils soient si têtus ; parfois, ça foire ; lamentablement.J ’exagère sans doute, mais de temps en temps vous avez besoin d’exagérer pour voir ce quicloche chez un metteur en scène. Si vous voulez savoir toute la vérité, je serais d’accordavec Heidegger plutôt qu’avec François Truffaut, je veux dire, je ne crois pas trop à lapolitique des auteurs. C’est une bonne politique, mais je lui préfère celle des films. Ça ne medit rien d’adorer tous les trucs d’un type, juste parce qu’il est soi-disant un super auteur ettout. Dans certains cas, ça s’impose. Les types qui disent que Godard c’était bien jusqu’àPierrot le fou, mais qu’après ça ne vaut même plus la corde pour le pendre, donnent envie devomir. Comme dit Deleuze, ces types n’en ont rien à cirer de vieux Godard ; i ls n’aimentaucune de ses périodes. I ls cherchent juste à diminuer sa puissance d’agir. C’est arrivé à destas d’artistes. Prenez ce peintre que Godard adore, Rembrandt. I l y a quelques années, c’étaitmon peintre favori. Au début tout le monde adorait ses toiles ; i l se faisait des mil l ions en lesvendant aux cornichons de bourgeois hollandais, mais, quand, après la mort de sa femme, ils’est mis à peindre de manière vraiment personnelle, sombre et tout, sans plus faireattention à ce que les gens al laient bien pouvoir faire de ses peintures, on a commencé àtrouver que ce qu’il faisait avant c’était mieux. Ça ne valait pas grand-chose pourtant, c’étaitjuste de la jol ie peinture ; le genre de choses qu’aurait pu faire Walt Disney s’i l avait été unpeintre hollandais du 1 7e siècle. Si Rembrandt n’avait peint que des machins dans ce genre,on l’aurait vite oublié. En fait, ces mecs n’en avaient pas grand-chose à foutre qu’il ait perdusa femme, et que sa vision du monde et de la peinture ait changé radicalement. Ça ne lesconcernait pas. I ls voulaient juste des tableaux avec des fil les à poil qui se baignent, et qu’i lleur fasse des portraits qui disent combien ils sont vraiment les meil leurs, et qu’i ls ont bienréussi leur vie.

Le cabot d’Artemide

Je sais pas si Straub aime vieux Rembrandt, ou d’autres peintres que Cézanne, ni sid’avoir perdu sa compagne ça a changé sa vision du monde et du cinéma. Ce qui est sûr,c’est que vous trouvez plus facilement leurs films en DVD et que c’était la première fois queje me retrouvais dans une file d’attente avec lui juste derrière moi. Mais je l ’avais déjà vu etentendu quelques fois avant ça ; la première fois, si vous mourez d’envie de savoir tout ça

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dans les détails, c’était lors de l 'avant-première de En avant jeunesse de Pedro Costa. I l adorese produire dans ce genre de circonstances snobs et pourries avec un tas d’andouil les quin’attendent que le moment où il va se mettre à délirer comme une saleté de prophète encolère. Les Cahiers à l’époque de vieux Burdeau avaient eu carte blanche pour montrer tousles documentaires du monde qui leur plaisaient au Cinéma des cinéastes.

Si vous n’habitez pas Paris, c’est au pied de la Butte Montmartre, pas trop loin de laPlace de Clichy. Sur leur site, i ls ne se sentent plus de vous raconter que ce cinéma a unesaleté de charme unique, parce qu’on l 'a construit au cours des années 1 930 dans les mursd’une saleté de cabaret transformé en cinéma. Comme si on s’en battait pas l ’œil de ce qu’ily avait là dans les années 1 930. Si ça avait été construit à la place d’un monastère ou d’unesaleté de bordel les choses n’auraient pas été très différentes, surtout qu’ils ne prennent pasla peine de préciser pourquoi ce cabaret a été transformé en cinéma ni qui a fait ça ; çaaurait été passionnant, et ça aurait pu inspirer un film ou quelque chose dans le genre,comme leur slogan, c’est « le cinéma par ceux qui le font ». La grosse affaire. I ls font desmil l ions de choses, dans les murs de cet ancien cabaret des années 1 930, mais leur plusgrande fierté, ce sont les cocktails et les dégustations. Mon vieux, ce soir-là, vieux Straubs’était fait remarquer comme rarement. En fait, i l avait même pas pu attendre le satané débatqui devait suivre le film de son pote Costa, i l s’est emporté avant même que la sal le soitpleine, avant même de rentrer dans la sal le et tout. I l déteste passer inaperçu ; ses films lefont suffisamment. Dès qu’il se trouve dans un coin, i l doit vous faire sentir que le monde netourne pas comme il voudrait. Ne cherchez pas de type moins bouddhiste zen que lui. Cettefois, ce qui l ’avait mis hors de lui c’était que En avant, jeunesse était projeté dans la petitesal le de cet ancien cabaret des années 1 930, et que des tas de gens n’avaient pas pu avoir deplace. Le traumatisme. Vous vous seriez cru dans une saleté de film de science fictionapocalyptique. C’est la fin du monde, la terre va exploser en cent mil l iards de morceaux, eton a pas prévu assez de vaisseaux pour emporter tout le monde. Ça m’avait tapé sur lesnerfs, ce numéro. Je ne dis pas qu’il n’avait pas eu raison, je dis juste que ça m’avait tapé surles nerfs, même s’il avait eu raison, même si c’est triste que des spectateurs aient dûs’asseoir sur les marches des escaliers, ou rester debout. Le problème est que lesprogrammateurs n’avaient pas senti venir le coup ; i ls imaginaient qu’il y aurait juste leshabitués ordinaires des films documentaires, et pas une véritable marée humaine. Le plusmarrant dans cette histoire est que vieux Straub a passé la séance à ronfler. Je vous assure.

Heidegger ne m’a jamais intéressé. J’ai essayé de le lire ; il m’est tombé des mains. Si j’avais eu quelquechose à dire après la guerre, j’aurais fusillé Heidegger. (Jean-Marie Straub)

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Vous auriez pu l’entendre au Cap Vert. I l était complètement épuisé et pas au mieux. I l avaitdû accepter de venir juste pour faire plaisir à son ami, et pour le débat qui devait suivre. I ladore les débats ; vous avez parfois le sentiment qu'i l ne fait des films que pour en débattre.

I l ne se comporte pas toujours de cette manière exubérante ; quand je suis retombé surlui quelques jours après cette séance, il était différent. Je bossais alors quelques heures parsemaines dans une librairie spécial isée en livres protestants. Vous y trouvez aussi de laphilosophie, de la l ittérature, et les trucs qui marchent très bien, je veux dire des best-sel lerspuants, mais c’est surtout un paradis pour les protestants. Si ça vous démange de rencontrerune célébrité protestante, c’est l ’endroit. Tous les protestants de la vil le viennent acheter làleurs trucs ; i ls pourraient les trouver ail leurs neuf fois sur dix, mais ça les flatte pour ainsidire de les acheter là, comme ils sont protestants, et que c’est une libraire protestante,même s’il y a aucune différence entre un livre acheté dans une libraire ordinaire et celui quevous achetez dans une libraire protestante. Pendant ma pause, j 'al lais souvent manger à unebrasserie de la place Clichy ; je prenais un sandwich au poulet et un verre de lait. Un jour,alors que je m’apprêtais à retourner à la l ibrairie, j ’avais fini de manger et tout, un type estentré en quatrième vitesse. C’était vieux Jean-Marie Straub en personne. Je ne l’ai pasreconnu tout de suite, si vous voulez savoir la vérité. J ’ai d’abord cru que c’était un typeordinaire ; seule l ’al lure super pressée m’avait attiré.Vous sentiez qu’il y avait de l’urgencedans l’air à la manière dont il s’est précipité au comptoir pour commander un whiskey,double peut-être, qu'i l a bu d'une traite avant de reposer son verre comme dans western. I lmourrait de soif. Je crois qu'i l a repris un deuxième verre ; mais je n’en suis pas sûr ; celan’aurait rien eu d’étonnant.Tous les fans de Straub savent qu’il raffole du whisky et du cigare,comme Godard. Ce qui ne colle pas trop avec l’image que j’ai d’eux. Quand j’imagine unfumeur de cigare, j ’ai toujours en tête un cliché à la Eisenstein d’un gros capital iste américaintrès vulgaire.

Vieux Straub s’est pas assis n i rien , et i l n ’a pas traîné au comptoir ; ses deuxverres lu i ont juste pris le temps que je règle mon addition , si bien que lorsqu ’ i l estsorti , je me su is retrouvé juste derrière lu i à le su ivre dans la rue. Je ne faisais pasmon Robert De Niro dans La Valse des pantins , c’est juste que sa sortie correspondaitexactement à mon timing. J 'avais une heure pour manger : d ixminutes de marche pour arriver à la brasserie , le temps decommander, de manger, et d ix minutes pour retourner àla l ibrairie . I l marchait devant moi en haut de la ruede Cl ichy, avant de disparaître soudain en tournant àgauche, dans une cour d ' immeuble où vous l i s iez engrand Vétérinaire . Ça m’avait surpris, même si jesavais que Jean-Marie Straub avait un ch ien . Vousêtes tou jours surpris quand vous découvrezquelqu ’un en dehors de son territoire. Vous vousimaginez ce type quelque part en Sici le , à la recherchedu point un ique et bresson ien d’où toute une séquencepeut être fi lmée ou en train de faire le pitre, dans une deces d iscussions infernales de la Cinémathèque, râlant contre lathéorie et les gens qu i comprennent rien à rien et faisant son show devant un tasd ’abrutis… et vous le voyez entrer chez un vétérinaire. C’était étrange ; aussi étrangeque cette question que lu i avait posée Luc Moul let à propos de je ne sais quel ch iendans Il ginocchio di Artemide . Un blague entre potes, sans doute, comme i l y a pas dech ien dans ce fi lm.

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Ici aussi sont tous les dieux

Lors de cette dernière rencontre, je n’avais pas été impressionné ; faut dire qu’il étaitdevant moi, au comptoir et ensuite quand nous nous sommes retrouvés, dans la rue. Danscette file, i l était derrière, et ça m’embêtait, je vous assure, pour une raison débile. J ’avais lesentiment de lui tourner le dos, sans savoir comment je pouvais arranger ça. J ’aurais eu l’airidiot, si je l ’avais laissé passer devant, surtout que, comme il y avait tout ce monde prêt àemployer n’importe quel moyen pour s’engouffrer dans la sal le, cela aurait pu me coûter maplace, et je ne me voyais pas me retournant pour lui dire quelque chose, lui sourire, ou justele regarder. Le problème avec ce genre de célébrités c’est que vous ne savez jamaiscomment leur exprimer votre admiration, je veux dire, vous ne pouvez pas leur demanderun autographe ni rien de ce genre. Finalement, mes problèmes ont pris fin quand je me suisretrouvé à l’intérieur de cette sal le du Panthéon. Mais pas de veine, je n’ai réussi à avoirqu’un siège marron. Le must dans la sal le des projections des Cahiers , ce sont les siègesjaunes, mais comme toutes les choses importantes de la vie, i ls sont rares. Un jaune pourquatre ou cinq marrons ; comme pour vous rappeler la chance d’enfer que vous avez deposer votre cul sur l’un d’eux. La grosse affaire.

Quant tout le monde est bien instal lé, Jean-Phil ippe Tessé est arrivé. JPT, c’est lerédacteur en chef adjoint des Cahiers . Certains le détestent. Ce qui me dépasse, parce qu’untype pareil ne doit susciter aucune grande passion, suffit de voir comment il s’est débrouil lépour présenter cette soirée. Je dis pas qu’il se pensait supérieur à l’événement ou quelquechose dans le genre, il lui faudrait des forces colossales pour se sentir supérieur à quoi quece soit, c’est juste qu’il avait pas trop de présence. Peut-être qu’il était intimidé par sanouvelle fonction et son nouveau statut, peut-être qu’il est juste comme ça : un type pastrès intéressant. Le seul moment où vous le sentiez impliqué, c’est quand il a parlé desCahiers, pour en faire la pub et nous apprendre que le numéro de février serait largementconsacré à Rohmer, qui venait juste de mourir. La grosse affaire. Un moment, je me suisdemandé s’i ls al laient réussir à convaincre Macé de leur écrire un truc sur l’ontologiecatholique des surfaces réfléchissantes et le rôle de la lumière dans l’invention du cinéma.J ’avais pensé qu’on parlerait pendant des heures de vieux Rohmer, et que la soirée serait unpeu triste. Rien du tout. JPT a juste évoqué la mort de l’ancien rédacteur en chef des Cahiers ,comme ça en passant, comme si c’était un fait parmi d’autres ; faut dire que c’est arrivé aupire moment, au même moment que le tremblement à Haïti.

Terre sans pain

« La Terre de la folie », on pourrait croire que le titre fait al lusion à Stromboli, terra di dio,mais c’est de Las Hurdes de Buñuel que vieux Moullet raconte s'être inspiré. Las Hurdes , c’estune région d’Espagne, en Estrémadure, près du Portugal. À l’époque c’était un des coins lesplus pauvres de l’univers, vous n’y trouviez que des dégénérés ; c’est plus aussi arriérémaintenant, i ls fournissent même officiel lement les Nations-Unies en miel. Ce qui n’est pasrien. Buñuel a eu l’idée de faire son film après avoir lu un bouquin de géographie humainesur cet endroit, dont il avait jamais entendu parler ni rien ; i l n’était pas le seul ; en faitpresque personne ne savait qu’i l existait, même pas le roi d’Espagne. Quand il l ’a découvert,i l est al lé y faire un tour pour montrer à ces gens qu’ils avaient un roi.

Le film est sacrément fameux, surtout dans les mil ieux surréalistes et chez les fous dedocumentaire. Je ne dirais pas que c’est culte, parce que cette expression est réservée auxmachins d’horreurs, ce qu’il n’est pas, bien qu’il soit salement horrible. En fait, comme il s’agitd’un documentaire, pour certains c’est encore plus horrible que les trucs d’horreurs

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ordinaires. Ici, vous n’avez pas la distance imaginaire de la fiction qui vous permet desupporter la vue des choses terrifiantes ; les grands films d’horreur comportent toujoursune dose documentaire, comme L’Exorciste, ou Massacre à la tronçonneuse . Ça se défend. Entous les cas, à l ’époque, les fascistes l ’avaient interdit. Après ça, ce sont les amateurs decinéma humaniste et les amis des animaux qui se sont mêlés de lui pourrir l ’existence. I lstrouvent intolérable de représenter des gens dans des conditions d’abjection aussiextrêmes, surtout que ce film, qui se veut documentaire, n’a strictement rien d’objectif. Leshabitants des Hurdes avaient de bons moments dans leur vie. I ls rigolaient. I l leur arrivaitd’être de bonne humeur. Et on ne voit rien de tout ça dans ce film. Pour montrer queBuñuel n’est qu’un foutu manipulateur propagandiste et que les anarchistes surréalistesutil isent les mêmes moyens que les fascistes, en visionnant méticuleusement le film, ils ontréussi à prouver que l’enfant que l’on nous présente comme mort commence à respirerquand vous ralentissez les images. I ls ont aussi prouvé que la fameuse chèvre qu’on voits’écraser au fond d’un ravin n’y était pas tombée toute seule. Si vous ouvrez bien vosoreil les pendant cette scène, vous pouvez entendre, hors champ, le bruit d’un coup feu. I lsne suggèrent pas que Buñuel lui avait tiré dessus. C’était pas nécessaire. La détonation avaitsuffit à affoler cette pauvre bête. De même, il avait enduit un bougre d’âne de miel pour quedes mil l ions d’abeil les se jettent sur lui. Leur idée, c’est non seulement que ce documentairen’a rien de réaliste ou d’objectif, mais aussi que c’est impossible d’être objectif et de ne pasmanipuler les choses. Le documentaire, c’est aussi de la fiction. En fait, dès que vous filmezune chose, el le est changée. C’est plus la chose elle-même, mais la chose filmée. Dans laréalité, les choses ne sont pas filmées. El les sont tout simplement.

Ces arguments sont tel lement bêtes que vous ne pouvez pas les réfuter. Certains ontpourtant essayé. D’accord disent-ils, cette chèvre n’est pas tombée toute seule, ce gosserespire encore, et on a provoqué l’attaque de l’âne, mais, tout cela admis, la vérité généraledu film subsiste, même non filmée. Ça arrivait tout le temps dans le coin que des chèvrestombent dans les ravins ou que des ânes se fassent attaquer par des abeil les, ça arrivaitmême aux hommes, de tomber dans des ravins ou d’être attaqués par des abeil les. Mais çane marche pas trop ces arguments, je veux dire, à chaque fois que vous faites une recherchesur le net, vous tombez sur des types qui vous racontent, comme s’ils avaient découvertl ’Amérique et construit le pont de NewYork, que l’âne avait été enduit de miel et que cettepauvre chèvre avait été précipitée dans le ravin. Ça les traumatise plus que tout. Je ne dis pasque c’est pas scandaleux. Personne aumonde ne voudrait être précipitédans un ravin ou être attaqué par desmil l iers d’abeil les après avoir étéenduit de miel. Et quand on dit, pourdéfendre Buñuel, que si cette chèvren’était pas tombée d’autres l ’avaientfait avant et après elle, et que peut-être elle-même y serait tombée unjour ou l’autre, ça ne va pas loin. Carpour cette chèvre même, ça nechange rien. Une chèvre n’est pas uneautre. I l suffit de transposerl’argument aux êtres humains pour envoir ses l imites. Je dis pas qu'un typecomme Comoll i a tort de s’opposer àces cornichons. Mon vieux, un critiquecomme lui a rarement tort. Lamajorité du temps, je suis d’accord

Les surréalistes furent des destructeurs. (Maurice Blanchot)

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avec lui, seulement, dans ce cas, la forme de l’argument ne vaut pas grand chose. En fait, sivous voulez tout savoir, chaque fois que l’on me sort un truc dans le genre, je repense àcette anecdote avec Maurice Merleau-Ponty qui va au cinéma. Ça se passe à l’époque où il yavait encore des ouvreuses avec des torches électriques pour vous aider à trouver un siègedans le noir. Un jour qu’il était arrivé en retard, raconte-t-il , sans préciser le titre du film ni lasal le où c’est arrivé, i l y avait cette ouvreuse sympa et tout, c’est lui qui le dit, qui le conduitdans la sal le. El le s’arrête un moment pour voir où il y avait une place libre et lui demandeensuite de la suivre vers la rangée où il y avait juste quelques personnes. Comme ça ils nedérangeraient pas trop de monde. C’était gentil et rudement bien attentionné de sa part.Mais ça n’a pas trop convaincu un penseur aussi sensible que Merleau-Ponty. Pour lui, c'étaitpareil pour chacune des personnes qu’ils al laient déranger. I l a dit ça en souriant doucement,pas du tout comme un philosophe qui cherche juste à séduire une jolie fil le. Je ne sais pas cequi s’est passé ensuite, ni ce qu’el le a répondu. Peut-être que ça l’a laissée indifférente etqu’el le s’est dit que ce type racontait n’importe quoi. Et en un sens, el le aurait eu raison ; jeveux dire, même si Kant ne partage pas mon avis, certaines choses vraies en théorie ne lesont plus en pratique. C’est le genre d’idées que vous ne pouvez pas appliquer ni rien, mêmesi el les sont profondes et tout. Si cette fil le décidait de préserver les rangées minoritaires etdérangeait les majoritaires, el le n’aurait pas l ’air très fine. Des tas de spectateurs lui feraientremarquer qu’el le ne sait pas s’y prendre et que c’est pas très malin de déranger tant demonde et de laisser tranquil les les spectateurs des rangées presque vides. Au fond, lameil leure solution c’est d’éviter aux gens d’être confrontés à ce genre de problèmeaporétique et d’interdire aux spectateurs d’arriver une fois que le film est commencé. De lasorte personne n’est dérangé. Mais même cette solution n’est pas parfaite, parce que vousne tenez pas compte du désir du type qui arrive en retard.

Des Hautes-Alpes au Sud profond

Si vieux Luc Moul let s’est inspiré de Las Hurdes , vu qu’ i l est originaire des Hautes-Alpes i l n 'a pas eu à potasser des bouquins ; et une fois instal lé à Paris, contrairement àcertains péquenots, qui y perdent tout charme, i l est resté l ié à son bled pourri ,col lectionnant toutes les histoires dégueulasses qui s’y passent. I l connaît tous lestueurs en série, les pervers et les tarés du coin. Sans son humour surréal iste, vous leprendriez pour un de ces chasseurs de tueurs en série qui tapissent les murs de leurappartement de photos horribles. I l n ’est pas aussi dérangé, mais pas loin . Au début dufi lm, après nous avoir appris qu’ i l ne se fait pas trop d’ i l lusion sur sa santé mentale, i ldécide de nous faire visiter son grenier. On y arrive par une échel le pourrie et uneouverture de rien du tout. C’est un gars assez âgé et on a un peu peur qu’ i l se tue.Grosse erreur. I l s’en tire à mervei l le. Ce type est plus agi le que le prince des lutins. Unpro de l ’escalade. I l adore cet endroit ; i l y entrepose des dizaines de mil l ions debobines 35mm. Après, i l parle des gens un peu dérangés de sa fami l le, son père et cebisaïeul fou de sa chèvre et tueur en série. I l se demande d’où ça vient, comment çapeut s’expl iquer et si c’est pas l ié à cette terre, qui compte plus de fous par habitantque toute la France. Même si vous croyez que l ’environnement ne peut pas jouer unrôle aussi désastreux sur la santé psychique, vieux Moul let parvient à vous enconvaincre, en dessinant son « pentagone de la fol ie » et en évoquant des centaines defaits divers à vous geler le sang. Personne ne sait à quoi c’est dû précisément. Onspécule. Les uns disent que c’est Tchernobyl ou l 'endogamie, les autres, qui en saventpas plus, penchent plutôt pour le manque d'iode ; mais ça pourrait aussi bien être ceterrible vent qui souffle à longueur d’année, de quoi vous taper sur les nerfs. Peut-êtreque ça remonte à la nuit des temps et qu’ i l y a là un mystère du genre « triangle dudiable ».

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Ce qui est sûr, c’est que le petit vil lage en noir etblanc de Haneke, c’est Disneyland à côté du« pentagone de la folie ». Ça pourrait donner desidées de film à des générations entières de slashers.Pourtant, ça vaut le coup d’œil d’un point de vueesthétique. C’est sauvage et impressionnant. VieuxMoullet, qui a un faible pour la nature sublime, ne seprive pas de nous le faire sentir, tout en discutantavec les débiles de l’endroit. I l fait ça, sans avoir l ’aird’y toucher, sur un ton désinvolte et tout, un peucomme le shérif de No Country For Old Men, sauf quelui ne se place pas au-dessus de la mêlée. C’est pasun pays pour les gens normaux ; vous pouvez le dire.Tout le monde y est dingue, les tueurs, les témoins,les victimes, les fl ics, le metteur en scène.Vous n’avez

jamais vu autant d’imbéciles de votre vie. Même si vous rêvez de mener une vie saine etpure dans les montagnes, en voyant ce film, vous vous dites que vous avez une sacrée veinede ne pas être le voisin d’un de ces arriérés. Prenez ce commissaire, ou cette vieil le dameque Moullet interroge sur un tueur en série de génie. I ls font froid dans le dos. On est loinde l’agent du FBI qui a perdu la tête à force de voir des choses monstrueuses, c’est juste unabruti qui se marre parce son équipe et lui ne valent rien aux puzzles. I ls ont mis deux jourspour reconstituer un cadavre découpé en cent mil le morceaux. La vieil le, el le, doit avoir centtrente ans, ou pas loin, et le visage le plus extraterrestre que vous ayez vu. D’ordinairequand vous parlez à une vieil le dame de meurtres, ou même d'un gosse pas trop poli, el levous sort qu’on est plus en sécurité nulle part et qu’el le ose plus sortir de chez elle, enfin,des trucs dans le genre. Cette vieil le des Hautes-Alpes, tout ce qu’el le a trouvé à dire c’estque ce tueur en avait vraiment dans la caboche de s'être fait exploser la tête après avoirmassacré trois personnes. Ça l’épatait, ce coup de génie.Tous les déséquil ibrés font ça, mais,el le, ça l ’épatait. El le n’y aurait jamais pensé. El le aurait décerné le prix Nobel à ce type.

Les andouil les et les horreurs se succédaient, mais la sal le croulait sous les rires. Ça medéprimait.Vous vous seriez cru à la fin de ce film de Preston Sturges, Les Voyages de Sullivan. Sivous n’avez pas vu, n’essayez pas. Moi, j ’ai vu ça, gosse, par hasard. Gosse, je passais montemps à voir des films par hasard. Certains me sont restés, comme Le Trésor du pendu, Princevaillant, La Dernière Chasse . Ces films m’habitent vraiment. Je pourrais vous dessiner le story-board du Trésor du pendu, que personne ne connaît, alors que des Voyages de Sullivan, qui estsupposé être un classique à casser la baraque, je me souviens juste de cette scène fameuseoù vous voyez tous ces gens rire devant Mickey et Pluto. El le n’a rien de marquant, mais onne vous laisse pas l ’oublier. Dès qu’il est question de ce film, on vous la ressort. Pourcomprendre pourquoi el le est vraiment puante, vous devez la replacer dans le contexte dufilm, qui, en gros, raconte l’histoire, si vous pouvez appeler ça une histoire, de ce metteur enscène qui veut donner une nouvelle orientation à sa carrière.

Son prénom c’est Sull ivan, mais ses potes l ’appellent Sully. Tout baigne pour lui. C’est leponte de la comédie. I l fait rire la planète et remplit les caisses des studios. Mais un matin,sans qu’on sache ce qui lui arrive, i l décide de changer de manière, et il va trouver sonproducteur pour lui demander un mil l ion de dollars pour son nouveau projet, une espèce dedocumentaire néoréaliste hollywoodien, O Brother,Where Art Thou. Ça parlerait de clochards,de gens qui font leurs courses dans les poubelles, d'usines qui ferment, d'atel iers clandestins,des choses comme ça. I l voulait montrer aux communistes que les capital isteshollywoodiens ne fuient pas la misère du monde. Ça ne dérangeait pas trop le producteur,Sul l ivan pouvait faire ce qu'i l voulait, à condition que ce soit une comédie musicale sexy.

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Sull ivan refuse. Trop de gens souffraient dans le monde, il ne pouvait pas continuer à fairedes comédies optimistes, où, beau, jeune, riche et spirituel, vous n’avez rien de plus urgent àfaire que danser et tomber amoureux. On fait tout pour le dissuader. S’i l voyait un pauvre, ilne pourrait même pas le reconnaître. Son domestique se surpasse à ce jeu. C'est le vraicerveau du film. I l sort à Sull ivan des arguments dignes de Spinoza et de Rancière. Ça ne sertà rien, i l lui explique, de dire aux pauvres qu'i ls sont pauvres. I ls le savent, sans avoir fait lesgrandes écoles. Seuls les riches morbides peuvent penser que c'est un sujet glamour quipourrait les passionner, ou qu'i ls rêvent de voir au cinéma leur existence pourrie. Lapauvreté, c'est la chose qui les intéresse le moins au monde, sans parler du cinéma. Pourquoiils paieraient leur place pour voir en faux ce qu'i ls vivent en vrai tous les jours ? Leproblème avec les riches et les théoriciens qui veulent le bien des pauvres, c'est qu'i lspensent la pauvreté en termes de manque. I ls croient que la pauvreté est un manque derichesse, comme la maladie est un manque de santé. Seulement la pauvreté n'est pas unmanque ; vous ne manquez de rien quand vous êtes pauvres. La pauvreté est une réalitépositive en soi, aussi contagieuse que le choléra. Être pauvre, c'est pas ne pas être riche, c'estêtre criminel, mauvais, sale, vulgaire, désespéré.

Un super discours, mais qui ne convainc pas Sull ivan ; un mec très naïf, mais aussi décidéqu’un enfant gâté. I l se déguise en clochard et s'en va, avec dix cents en poche, à ladécouverte des misères du monde. Ça lui prendrait le temps que ça lui prendrait, unesemaine, un mois, ou même un an, mais il ne reviendrait pas avant d'avoir appris ce quec'était qu'être dans la merde. Au fil de son voyage, il en voit de toutes les couleurs et n'enfinit pas de désespérer. I l devient vraiment clochard. Personne ne sait qu’i l est le roi de lacomédie, un type très riche et tout. Finalement, de plus en plus nihil iste, i l finit à la casepénitencier, avec des criminels endurcis, des tueurs. On croit que c'est foutu, et qu'i l pourraplus ressortir de son trou noir. Par chance, c'est la fin du film, Dieu et les cartoons deWaltDisney vont entrer en scène. C’est rudement bien emmené, faut reconnaître.

On est d’abord dans une église noire, quelque part dans le Sud vraiment profond. Onvoit tous ces Noirs très croyants qui prient et chantent merveil leusement. L'orgue joue untruc de circonstance, Nobody Knows the Trouble I've Seen ; et on voit ce prêtre et son aide quiabaissent un petit écran pour se projeter un film. Quand c’est fait, i l explique aux fidèles, deshommes, des gosses, des femmes, tous Noirs, cette église est vraiment très sélecte, vousdeviez être Noir pour en être membre, qu’i ls al laient avoir la chance de voir un superdivertissement et qu'i ls auraient cette fois encore la visite de gars qui n’avaient pas autant deveine qu’eux dans la vie, parce qu’eux ils en avaient beaucoup d’être de pauvres Noirs dansle Sud des États-Unis. I l y avait pas mieux sur terre. Dieu était à leur côté et ils avaient unepetite Église au mil ieu des marais où ilspouvaient tranquil lement chanter et seprojeter de chouettes films. Pour laisser de laplace à leurs invités pas veinards, le pasteurlibère les premiers sièges, et prévient lesfidèles que ces pauvres types qui viendraientleur payer une petite visite, i l ne faudrait pasleur faire sentir, par des mots, des actions oule regard, qu’i ls ne sont pas les bienvenus. I lne fal lait pas les prendre de haut, parce queDieu nous avait tous créés égaux. Enracontant tout ça, le pasteur s’excite avec sagrosse voix marrante et profonde de Noirsuper cool. On dirait presque un cartoon.C'est Jess Lee Brooks qui tient le rôle. Bien Burn Hollywood burn. (Nero)

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qu’il ait tourné dans des tas de films, i l n’est pas très connu. On ne mettait pas son nom augénérique, vu qu’il n’en avait pas non plus dans le film. C’était juste un Noir jouant au Noir.Comme on ne le payait pas trop, il se plaignait pas. Dans ce rôle, i l est au sommet de saforme. I l chante et baratine comme un dieu. On est à des mil l ions de kilomètres du pasteurde Haneke ou du curé de campagne. Ce type ne se prend pas la tête avec la foi, ou à faireentrer des principes puritains dans le crâne des gosses en les battant et tout. I l croit en Dieuet ça le rend détendu et souriant. Jamais il ne vous assommerait avec ses craintesexistentiel les et tout le tremblement. La religion serait une partie de plaisir, si tous lesprêtres étaient aussi cools.Vous n’imaginez pas une seconde le pasteur du Ruban blanc fairedes projections de dessins animés ni rien dans le genre. Le curé de campagne peut-être,comme il est assez sensible et qu’il tente de se faire pote avec ces gosses qui lui rendent lavie impossible. À un moment on le voit même prendre beaucoup de plaisir sur une motolancée à grande vitesse.

Une fois que le pasteur a fait son numéro ; on se remet à chanter. I ls connaissent toutesles chansons de la terre dans cette église, et tout le monde chante comme un ange. Cettefois, c’est Let My People Go qu’ils entonnent, en souvenir de Moïse qui demande au Pharaonde laisser partir les Hébreux errer dans le désert, faire la samba avec le veau d’or etdébarrasser la terre que Dieu leur avait promise des gens qui l ’habitaient. Alors que lesfidèles chantent, la caméra en profite pour jeter un œil à l 'extérieur. Mon vieux, c’est loind’être aussi agréable. Dehors, règne une de ces saletés de brouil lard à vous donner la chairde poule. On entend encore la voix de ces Noirs, mais on ne les voit plus. Ce qu’on voitmaintenant, c’est une bande de prisonniers avec des chaînes aux pieds, tous blancs ; à cetteépoque, il n’y avait pas encore de Noirs dans les prisons, i ls préféraient de loin regarder desdessins animés dans les églises et chanter. Pour qu’ils ne puissent pas se tirer, on les aattachés par deux. Dans cette saleté de brouil lard et dans ces marais, que vous pariezinfestés de crocodiles et de serpents, c’est vraiment des zombies damnés par le bon Dieu ettout.Vous avez l’impression que cette scène a marqué Carpenter, et que c’est de là que luiest venue l’idée de l'égl ise attaquée par les fantômes de pirates cachés dans le brouil lard.Mais ici, on ne craint rien. Ces pauvres bougres vous feraient même pitié, surtout si vouspensez à ces Noirs bien au chaud dans leur Église.

C’est un joli partage du sensible, comme dirait vieux Rancière. Avec un metteur enscène moins créatif et original que Preston Sturges, vous auriez eu d’un côté de pauvresNoirs misérables poursuivis par des chiens dans le brouil lard des marais et de l 'autre desBlancs pleins aux as qui s’amusent dans leur grande baraque. On est loin de ce cliché. Si vousfaites attention à la chanson, vous savez même plus qui est le peuple de Dieu, les esclaves àlibérer, les fidèles noirs ou ces misérables pécheurs blancs, dont vous sentez toute ladétresse quand ils s'avancent vers les premiers rangs, et que la caméra vous montre en grosplan que les chaînes qu'i ls ont aux pieds, c'est pas de la rigolade. Comment des Blancspeuvent faire ça à d’autres Blancs ? I ls prennent place. Les Blancs, devant ; les Noirs, derrière,et la magie commence. Mickey la souris et son cabot Pluto se mettent à faire les cons sur lepetit écran. Au début Sull ivan fait la tête. Après tout ce qu'i l a vécu, se retrouver devant undessin animé deWalt Disney ne l'enchante pas trop. Mais, peu à peu, il se détend, en voyantles autres rire comme des dingues, les Noirs, les Blancs, les prisonniers, les gardiens, lescroyants, les criminels, les gosses, le pasteur, les femmes, les hommes. Tout le monde rit, et,sans le vouloir, d’un coup comme dans un immense lâcher prise, i l se joint à eux. Ça l’étonnelui-même d’avoir retrouvé le sourire. Tout s’i l lumine. I l prend conscience que les filmsmarrants aident les gens à supporter leurs malheurs. I ls règlent tous les problèmes dumonde, de classe, de race et tout. Rien ne vaut les comédies hollywoodiennes et la Bible,c’est la vraie réponse aux communistes et à la misère.

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Je vous assure, c’est aussi malin que ça l’idée de cefilm, et pourtant, vous trouvez des gens qui vous disentque Preston Sturges n’est pas idiot fini. C’est comme Lavie est magnifique , sauf que dans ce cas, c’est pas Mickey lasouris et son cabot débile qui viennent vous sauver lepauvre gars dans le pétrin, mais une saleté d’ange ; j ’ai riencontre les anges, mais je suis pas sûr qu’ils perdraient leurtemps à sauver les personnages des films de Capra ou deSturges. Je sais pas lequel des deux donne le plus envie devomir.

Die Auseinandersetzung

Après le film, on a eu le débat. J ’étais sûr qu’il seraitpuant, mais je suis resté ; je reste toujours aux débats,bien que je sache qu’ils seront puants, mais cette fois cefut une grosse erreur. Une des plus grosses erreurs de mavie. Je vous assure. Mais rien n’aurait pu le laisser deviner.Au début tout s’est passé comme sur des roulettes. Lasal le était aux anges. Vous sentiez que les neurones avaient carburé pour dénicher desquestions du tonnerre à poser à vieux Moullet. Comme s’il ne s’en battait pas l ’œil ou quece genre de truc l’enchantait encore. I l aurait préféré un mil l ion de fois être tranquil lementdans son grenier à mettre un peu d’ordre dans le bordel de ses bobines ou à rêvasser.Quand vous commencez, je ne dis pas, ça doit vous flatter que les gens vous prennent pourun grand manitou, un gars supposé tout savoir sur tout, mais à la longue ça vous lasse,surtout si vous finissez par comprendre qu’ils s’en tapent de vos réponses, et qu’i ls necherchent qu’à vous coincer avec leurs questions débiles. Seulement vous n’avez pas lechoix. On vous fait signer des tas de contrats qui vous obligent à faire de la promotion, desmaking-of, où vous racontez que le monde est merveil leux. Certains s’en tirent au poil , vouspenseriez presque qu’ils sont sincères, comme ce type qui joue le cuisinier dans Shining ; i len pleure d’évoquer le type sensible et humain qu'était Kubrick. La jolie blague. Vous nepouvez pas trop lui en vouloir. I ls font tous ça. C’est après s’être rangés qu’ils se mettent àraconter des vacheries dans leur autobiographie pourrie. C’est pas qu’ils soient devenus plussincères ni rien, c’est juste que ça se vend mieux. Je ne connais que Marlon Brando pourvous démolir un des films où il joue en pleine tournée de promotion.Vous pouvez voir çadans le documentaire des Maysles. Meet Marlon Brando. Ça avait été censuré à l’époque. Je nem’attendais pas à ce que Moullet pousse l’original ité aussi loin lors de cette discussion.

Au début j’ai pas trop suivi ce qui se disait. C’est pas que j’avais la tête ail leurs ou que jepensais à autre chose, je pensais à rien et j’avais pas la tête ail leurs, j ’arrivais juste pas àaccrocher. Ça démarra pourtant en quatrième vitesse, avec un type qui mourait d’envie desavoir si Tchernobyl avait eu une influence décisive sur la folie dans les Hautes-Alpes. Je neplaisante pas. Ce fut vraiment la question. Je me souviens pas de la réponse de vieux Moullet,je pense pas qu’il ait répondu, ou seulement tenté ; personne au monde ne peut essayer derépondre à une question pareil le. Après ce départ bril lant, on a continué sur le même ton,en évoquant je ne sais quel festival du rire du Groenland qui aurait décerné à Moullet unprix pour son interprétation dans ce film. I l s’en tapait. I l savait même pas que ce festivalexistait. En fait, i l prenait toute cette affaire de très haut, en jouant au prince de la pirouette.I l n’avait pas le choix, là non plus. I l fal lait être très zen et sarcastique pour feindre de sepassionner pour cette discussion. Quand on lui demande comment la région Paca avait pusubventionner un film qui lui faisait une réputation aussi désastreuse, i l en profite pour

Those works which satisfied the entire world, likeMickey Mouse. (Arnold Schoenberg)

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évoquer un mystérieux écrivain du Mississippi,Wil l iam Faulkner, qui, lui aussi, avait fait unepublicité horrible à son hameau, avec des histoires d'inceste, de folie, d'infanticide ; ça nel’avait pas empêché de recevoir le prix Nobel et d'attirer des dizaines de mil l ions detouristes dans le Mississippi, venus voir en vrai les décors de toutes ces saletés. Après cetécrivain, on cita Chaplin et Buñuel pour bien situer le génie de Moullet. Ça devait vous fairecomprendre qu’il était un dieu du cinéma au-delà du bien et du mal. C’était impressionnant,pas de doute ; mais pas assez pour empêcher mon voisin, un veinard sur un siège jaune, dejouer les trouble-fête. Au début, raconta-t-il , i l avait ri, puis de plus en plus jaune, etfinalement plus du tout. À mesure que le film avançait en tirant tout le temps sur les mêmesgrosses ficel les, son malaise grandissait devant la manière cynique et tout dont vieux Moullettournait en dérision ses personnages. C’était très perturbant, surtout qu’il ne leur avait pasmontré le film ni demandé leur avis avant de les faire passer pour une bande d’écervelésfinis. C’était finement vu, mais ça n’a pas bouleversé vieux Moullet, qui s’est contenté derépondre que ces gens, i l ne les avait pas torturés pour qu’ils se comportent comme desdéments. De plus, i ls avaient pas fait ça gratuitement, on les avait payés. Quand le type surson siège jaune, qui refusait de se laisser intimider, a dit que ça ne changeait rien, et quec’était pas juste malgré tout, ce fut la fin du monde ; vous vous seriez cru dans Oliver Twist,quand Oliver ose demander un peu plus de gruau.

La sal le était déchaînée. Dans un western, on l’aurait lynché.

Je déteste prendre la parole dans ce genre de circonstances, même quand elles ne sontpas aussi pourries ; c’est pourtant ce que j’ai fait. Ça me déplaisait de voir ce type seul face àune sal le entière, surtout qu’il disait des trucs que j’avais sentis. Le problème est que j’avaisaucune envie de blesser vieux Moullet, en disant des machins déplaisants sur son film ; c’estun gars très sensible. Même si vous ne fondez pas de bonheur devant ses films, ça ne vousdit rien de lui faire de la peine. J ’ai donc fait gaffe à être poli quand j’ai eu la parole. Ce quej’ai dit ne fut pas d’une original ité à tomber par terre. Bien entendu, vieux Moullet était leplus grand burlesque de toute la Nouvelle Vague. Comme l’avait noté Godard : si vousmélangez Courteline et Brecht, vous obtenez vieux Moullet. Personne ne pouvait lecontester. Seulement, i l y avait un truc que je comprenais pas trop. On pouvait parler deBuñuel, de Brecht, et même de vieux Faulkner, à propos de son cinéma. Ça ne me dérangeaitpas, c’étaient de bonnes comparaisons. Mais je comprenais pas ce que venait faire là Chaplin.C’était pas une question de talent ni rien ; je pensais juste qu’on pouvait pas avoir deuxmetteurs en scène aussi éloignés l ’un de l’autre, même s’ils bossaient tous les deux dans lapetite forme, et que tous les deux avaient eu des parents pour ainsi dire fous. Là, j ’avais prisun risque. Je veux dire, je croyais me souvenir que la mère de Chaplin avait été enferméedans un asile de dingues à Londres, mais j ’avais un doute, c’était peut-être celle de CaryGrant, comme tous les deux sont originaires de Londres. Personne dans la sal le ne semblaiten savoir plus. En tous cas on n’a pas essayé de me corriger. J ’ai donc continué, en racontantque si la mère de Chaplin avait été enfermée, Chaplin n’en avait pas profité pour filmer lesgens dans les asiles de Londres et laisser entendre que Jack l’Éventreur ou MonsieurVerdoux était son bisaïeul.

Je sentais que mon baratin ne produisait pas un effet d’enfer. I l devait pas y avoir plus detrois personnes dans toute cette sal le remplie à ras bord d’andouil les pour savoir où jevoulais en venir. Je cherche pas d’excuse, mais faut bien reconnaître que j’avais pas eu letemps de préparer un discours d’embobineur à la Démosthène. J ’improvisais. J ’aurais pum’arrêter là, mais j ’ai continué comme si de rien n’était. Chaplin, j ’ai dit, ne se moquait pasdes pauvres gens qui n’avaient rien dans la caboche, sauf quand c’étaient des salauds, quandils étaient grands et forts, policiers, boxeurs ou propriétaires d’usines. De plus c’étaient justedes acteurs, alors que vieux Moullet avait fait un documentaire. Un documentaire burlesque,

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d’accord, mais un documentairemalgré tout. Je le respectais, c’étaitun formidable auteur surréaliste etun immense acteur comique. Onavait eu raison au Groenland de luidécerner un prix pour soninterprétation. Mais ça me plaisaitpas trop qu’il fasse rire une bande decinéphiles parisiens soi-disantraffinés de ces pauvres diables du« pentagone de la folie ». Même s’ilse présente lui-même comme àmoitié fou.

Au début, ces abrutis m'avaientfait rire, mais j ’ai fini par décrocher. Si on croit que ce sont seulement des saletés d’acteurs,qui sont là à vous baratiner et que rien de tout ça n’est vrai, on peut prendre son pied sansse poser des questions kantiennes sur la dignité de la personne humaine ou des chosescomme ça, mais quand on se rend compte que tous ces gens sont bien réels, ça devientvraiment difficile. Je respectais vieux Moullet. Le cinéma et les travell ings c'étaient la seulemorale, mais je pensais tout de même qu'il avait berné ces pauvres diables des Hautes-Alpesen ne leur expliquant pas qu'i l al lait les rendre débiles dans son film. Qu'il les ait payés n'étaitpas une excuse. Rien ne disait qu'i ls avaient fait ça uniquement pour l 'argent. Certainsdevaient s'être fait une fête à l 'idée de tourner dans un film de la Nouvelle Vague. Certainsavaient même dû penser que ce film allait les lancer dans le cinéma.Avec les dingues vous nesaviez jamais. D'une certaine manière, c'était une chance que La Terre de la folie ne soit pastrop distribuée dans le monde. Je m’inquiétais pas pour les touristes ou les agences detourisme des Hautes-Alpes. Je déteste les touristes autant que les acteurs. En fait, si ce coinétait vraiment aussi fou, je serais pas contre qu’on y expédie tous les touristes de la terre sefaire massacrer.

J ’ai dit tout ça en faisant gaffe à être vraiment poli.

Après avoir fini de débiter toutes ces salades, j 'ai attendu que vieux Moullet me répondecomme à son habitude, en s’en battant l ’œil , mais, au l ieu de sa voix chouette et sarcastique,c’est une autre qui s’est élevée. J ’ai pas eu à me retourner ni rien pour savoir à qui el leappartenait ; vous ne pouviez pas vous tromper, c’était la grosse voix en colère de vieuxStraub. J ’ai fail l i m'évanouir, je vous assure. Je ne m’y attendais pas. Comme il n'était pasencore intervenu dans ce débat, je pensais qu'i l dormait ou qu'i l était sorti promener sonchien. Pas de veine, i l s’était juste fait oublier au fond de la sal le, guettant son moment.

Si Moullet raffole des greniers, Straub, c’est le siège du dernier rang des sal les de cinéma,juste à côté de la sortie, qui l ’attire. I l ne s’assied jamais ail leurs. I l est vrai que c’est unechouette place. De là vous avez une vue panoramique, vous pouvez dormir sans quepersonne ne le remarque, à condition de ne pas ronfler trop fort. Ma question l’avait mis entranse.Vous auriez pu croire qu'i l al lait m'applaudir, comme je défendais les pauvres gens desHautes-Alpes contre les cinéphiles raffinés, mais tout ce qu’il a trouvé à dire, c’est que jefaisais des discours et de la théorie sans oser avouer le fond du problème, et ce que jepensais vraiment. Mon vieux, lui, i l le savait, ce que je pensais, et j ’avais pas à le prier pourqu’il me l’apprenne. Le problème était que je ne digérais pas Moullet ni son film et que j'avaisaucun sens de l'humour. Qu'est-ce qui m'empêchait de rire de ces foutus débiles mentauxdes Hautes-Alpes ? Moullet, c'était tout de même pas du Pavese, du Hölderlin, du

Si vous avez quelque chose à dire, dites-le, écrivez-le, prêchez-le si ça vouschante, mais ne venez pas m'emmerder avec.

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Schoenberg, ou du Bach, c'était du burlesque brechtien. On ne savait plus rire l ibrement derien ; on ne se marrait plus nulle part, ni à la télé, ni à la radio, ni sur Internet, et encoremoins dans la vie. C’était terrible.

La sal le était aux anges. On n'avait jamais rien dit d'aussi osé. Si vieux Straub le leur avaitdemandé, ils m'auraient torturé pour me faire rire. Un vrai leader d'andouil les écervelées.Sentant la sal le prête à tout entendre, il a continué son délire de manipulateur des foules.Que je n'aie pas ri, c'était pas trop grave ; ce qui le démolissait, c'était que tout ça luirappelait des choses vraiment sombres, les pires années de l'histoire de l'humanité. I l avait lesentiment d'avoir remonté le temps et de se retrouver à Hambourg pendant cettelégendaire représentation de Arturo Ui de Brecht. Tout le monde riait alors, ça n’en finissaitpas ; jamais on n’avait autant ri dans l ’histoire de l’humanité. Ça aurait pu être un momentparfait, absolument parfait, s’i l n’y avait eu dans cette sal le quelques spectateurs nazis pourtirer la gueule dans leur coin. Ce jour-là, seuls les nazis n'avaient pas ri à cettereprésentation de Arturo Ui. Comme vieux Moullet est la réincarnation de Brecht, ça suffit àmontrer le genre de personne que vous êtes si vous ne riez pas à La Terre de la folie .

C'était impressionnant comme analogie. Mais je voyais pas où était la tragédie à ce quedes histoires de chou-fleur ne fassent pas se tordre de rire les nazis. De plus, aussi nazisqu'aient été ces nazis, i ls restaient diablement humains, je veux dire, i ls avaient sacrémentraison de ne pas rire à cette pièce. Brecht se foutait d'eux. Aucune raison qu’ils prennent çabénévolement. Si vieux Straub avait voulu dire que les gens ne rigolent pas si vous vousfoutez d’eux, c'était imparable. Même les Juifs avec leur super humour juif ne trouvaient pasmarrantes les blagues antisémites des nazis. Mais s'i l voulait dire que j’étais une saleté denazi parce que je ne me marrais pas trop à ce film de Moullet, son argument ne valait pasgrand-chose. Les gens croient toujours que les arguments de Straub sont hors d’atteinte.C’est une jolie blague. Je vous assure. C'est un grand metteur en scène, mais c’est loin d’êtreun exemple quand il s'agit de discuter tranquil lement comme un être rationnel. Si ces nazisn’avaient pas ri à Hambourg devant Arturo Ui, parce qu’on se foutait d’eux, Hitler se tordaitde rire devant les films de Chaplin, qui n’avait rien d’un nazi. I l l 'adorait tel lement qu'i l luiavait piqué sa moustache pour lui ressembler. C'est seulement quand Chaplin a fait LeDictateur qu'i l l 'a pris en grippe. Prenez Staline ; i l détestait les Américains, mais ça nel’empêchait pas d’adorer les films hollywoodiens les plus puants et de s'emporter quand onlui prenait la tête avec la grandeur du cinéma soviétique, les Eisenstein, les Vertov, et de tousces génies des sal les vides. I l s'en tapait qu'i ls suivent pas les idées du parti, ce qu'i l leurreprochait c'était que leurs films ne ressemblaient pas à In Old Chicago, It Happened OneNight,Tarzan the Ape Man, aux machins de ses idoles, Chaplin, Ford, Spencer Tracy, et surtout,John Wayne, pour qui il avait une passion dévorante. Je veux dire, un jour il l 'adorait, unautre, i l mettait au point avec les gars du KGB un plan pour l 'assassiner. Ça le rendait foud'être amoureux d'un anticommuniste primaire, même s’ils étaient tous les deux d’extrême-droite.

J ’ai rien dit de tout ça, je voulais pas me faire un ennemi de vieux Straub en discutantavec lui. Ce mec a le bras long et tout, i l peut vous créer des ennuis si vous aimez le cinémaet traîner dans les sal les parisiennes. Je me disais que je ne devais pas prendrepersonnellement cette attaque, quand cette vieil le dame derrière moi a cru devoir apporterson soutien à Straub et à Moullet, comme s’ils en avaient besoin. Les vieux se tiennenttoujours les coudes. Dès qu’un vieux est dans le pétrin, vous pouvez être sûr qu’un autrevieux ou une autre vieil le va se précipiter à son secours. Je suis pas contre, comme ils sontfaibles, mais dans ce cas ça ne s’imposait pas, je veux dire, vieux Straub avait tout cette saletéde sal le avec lui. Cette vieil le, que vous auriez cru des Hautes-Alpes, trouvait ma réactionbeaucoup trop morale à son goût. C'était très triste d'être déjà si corrompu à mon âge. El le

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ne souhaitait vraiment pas voir comment je vieil l irais.Après ça, pour que vieux Moullet ne sesente pas trop déprimé, el le lui a dit à quel point son film était génial , et toute la sal le aapplaudi.

Je suis rentré à vélo, tranquil lement, en pensant que vieux Straub devait avoir suivi lesmêmes cours d'histoire du nazisme que Tarantino ; je veux dire, même si vous n’êtes pasaussi fort que lui quand il s’agit de Brecht, vous ne pouvez pas ignorer que cette pièce sur lecommerce des choux-fleurs n'aurait jamais pu être jouée à Hambourg devant des nazis,parce que Brecht ne l'avait écrite qu'en 1 941 , en Finlande, alors qu'i l était en exil depuislongtemps. Ça ne lui avait pris que trois petites semaines. Ce qui est une sacréeperformance, vu que c’est une très bonne pièce, qui n’a pas pris une ride en plus de soixanteans.

Où gît votre sourire enfoui ?

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Erratum

Après final isation du texte, nous avons reçu cette précision de Wootsuibrick concernant son niveauen japonais, que nous nous faisons un plaisir de communiquer au lecteur éventuel : « Vaut-il-mieux imprimerla légende, ou une mesure un peu plus réelle ? J'ai pas encore le niveau nécessaire pour donner une conférenceuniversitaire en langue japonaise, j'ai donc recours à une interprète, Mademoiselle Naoko Okamoto. Elle estdocteur en lettre de l'Université de Tour je crois. Une spécialiste de Debussy. Cette fois-ci lors de mon séjour àTokyo, bizarrement, je n'ai causé avec elle qu'en japonais, et elle a pas arrêté de me charrier en me disant que jedevrais faire cette conférence (colloque avec des chercheurs d'un laboratoire spécialisé en langues et culturesd'Asie et d'Afrique) moi même en japonais, sans son aide. Mon niveau de langue est juste assez suffisant pourdiscuter de tout et n'importe quoi avec mes amis japonais (avec bégaiement fréquent pour trouver mes mots) etma copine cinéphile qui aime l'ancien premier ministre Koizumi, le mec qui a commencé à rendre des visites autemple yasukuni où sont enterrés des criminels de guerre, et qui a ainsi irrité pas mal les chinois.Malheureusement les idées, sentiments complexes, sérieux, j'ai encore beaucoup de mal à les dire. . . J'ai commencéà apprendre le japonais il y a quatre ans et demi . »

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Les voix du peuplepar Jean-Maurice Rocher

Rire et mourirpar Lorin Louis

Mobile suite Gundam, nature de l'ennemipar Mounir Allaoui

Les poi nts de réelpassi on du semblant et montage du réel

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Pour Qiong Zhi. . .

"L'histoire n'est rien d'autre que lasuccession des générations qui

viennent les unes après lesautres."

K. Marx et F. Engels, L'idéologieallemande.

LES VOIX DU PEUPLEJean­Maurice Rocher

Deuxreprésentationsdu peuple :Photogrammesde24 Citymontésdansl'affichedufilm.

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 Au creux de ses deux petites heures, 24 City s'attacheà retracer le parcours d'une deuxième moitié de XXesiècle d'industrialisation chinoise, et vient s'échouer telun vaisseau fantôme sur les premières années du XXIe.De la théorie du Grand Bond en avant de Mao, à celle del'"harmonisation" chère à Deng Xiaoping qui domineaujourd'hui encore largement la ligne d'action dugouvernement chinois1, voici le voyage dans l'histoireauquel nous invite Jia Zhang­ke dans son dernier filmpassionnant. Il tangue sans cesse, comme àl'accoutumée, entre la fiction et le documentaire.  24 City semble donc, d'abord, faire le récit d'unchangement de cap pour la Chine qui ne s'effectua passans heurts : le passage d'une gestion socialiste à unegestion capitaliste de l'économie par l'État pourtant restésous pavillon politique du communisme. Il est manifeste que Jia Zhang­ke ne considère pas lecinéma comme l'outil d'une lutte ouverte et tapageusecontre le gouvernement chinois. Cinéma "trop lent", est­ilsouvent prononcé non sans un certain mépris à la sortiede ses films (car "lent" sous­entend "chiant"). Mais cerythme, lent en effet, prend très discrètement unesignification résistante dans le cadre du pays où le filmest réalisé. Un pays dont une frange grandissante descitoyens est, de son propre aveu, prise à grande vitessedans une spirale broyant son temps. Conscient d'êtretoujours perdant dans un face­à­face brutal avec leredoutable appareil policier de son pays, Jia Zhang­kene s'en satisfait pas. Il louvoie, amenuise ainsi, par lamanière "douce" et sans oublier certains principessocialistes, le champ de la censure d'État. Tel a toujoursété le cas, et ce depuis ses tout premiers films. Lecinéaste n'est pas à proprement parler un militant, disonsqu'il ne prend pas partie mais plutôt position2. Dissident,peut­être, si l'on n'occulte pas toutes ses années detournage indépendant, sans autorisationgouvernementale, mais ce terme paraît encore trop fortpour évoquer son œuvre. Quels sont ces principes chersà Jia Zhang­ke sur lesquels reposent ses films ?Essentiellement, et son dernier film le rappellemagistralement, l'enregistrement de la vie qui se déploieau sein d'espaces prolétariens. Son documentaire InPublic (2001) n'était­il pas l'un des exemples les plusprécis de cet enjeu principal de son cinéma ? Au

Dans un récent essai tourné sousl'égide des Nations Unies, BlackBreakfast (visible à cet endroit), lecinéaste use de sa manièrehabituelle pour évoquer la vastequestion de la pollution dans sonpays, recherchant la prise deconscience individuelle par lesimages et le montage (lapidaires)plutôt que la franche opposition faceaux instances au pouvoir. Lorsqu'onlui demande quel type de réaction ilespère que son film provoquera, JiaZhang­ke affirme : "I would like to usethe film to let the public reconsider

their own human rights condition, and

arouses more consciousness about

right."

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contraire de Diao Yinan ouvrant son film Train de nuit (2008), de veinenaturaliste, avec une autre salle de danse glauque – dont rien ne percequ'une trop évidente noirceur et une morne indistinction des individus quil'occupent –, le cinéaste joue dans In Public avec le lieu de tournage qu'ilchoisit. Il accepte la mise en scène initiale de ce salon de danse (réalisme)tout en en redéfinissant les contours pour raconter une histoire (fiction), sefocalise sur les visages, les gens qui le traversent, le tiennent. C'est lemystère contre la fatalité, c'est le documentaire "contre", tout contre, lafiction. Dans 24 City, l'ancienne usine militaire est l'espace qui cristallise parson devenir toutes les mutations en cours du pays. Le maquillage d'unejeune employée y symbolise, entre autres, l'image d'un curieux passage du"public" au "privé" pour une "ancienne".  24 City fonctionne efficacement par blocs d'espaces et de tempscomplémentaires savamment agencés les uns aux autres. Cette structureest le moyen qui paraît conduire le plus sûrement Jia Zhang­ke à ses fins.Enlevez l'un de ses vrais­faux témoignages et c'est le film tout entier quis'effondre. Tous font de la résistance vis­à­vis de la version embaumée del'histoire du peuple ouvrier érigée en doxa par la pensée dominante.Toujours fidèle aux préceptes formels des cinéastes de la "sixièmegénération" dont il est le fer de lance, Jia Zhang­ke déjoue ce à quoi sonsujet pouvait se prêter : la grande fresque historique quelque peu ripolinéeà la Zhang Yimou (Vivre  !). Chacun des témoignages va à l'essentiel,racontant le passé, le présent, l'avenir, mais pas l'un PUIS l'autre PUIS letroisième : les trois ensemble, atténuant la séparation même de ces troistemporalités. Pris dans des liens inextricables, ils mettent en évidence ettémoignent d'un processus historique3. À première vue, l'idée de continuitétemporelle est présente dans l'assemblage du film, à travers les différentesgénérations qui s'expriment dans les témoignages. Des personnes trèsâgées au début, de plus jeunes à la fin. Mais, sans arrêt, les unes renvoientaux autres : l'ancienne ouvrière sous perfusion (Lu Liping) fait uneremarque à une jeune employée sur son maquillage, Nana (Zhao Tao)conte le récit d'une visite à l'usine de ses parents, etc. Les mutations s'inscrivent à travers les générations représentées àl'écran par les témoignages qui nouent en quelques minutes le fil individueldu vécu avec le fil collectif, idéologique, du produit de leur époque. À lacollision entre deux d'entre elles, les larmes jaillissent. Il faut, pour que lerésultat soit convaincant, au moins de bons acteurs, ou de poignantstémoins. Jia Zhang­ke fait appel aux deux dans 24 City. Le film prend laforme non artificielle d'une stratification dans laquelle chaque nouvellegénération vient se ranger irrémédiablement tout contre la précédente, etce jusqu'à la dernière couche : les images finales de Nana qui a succombéà la profitable loi du marché. Celle­ci paraît plus tenir de l'héroïne éponymedu roman de Zola ou du film de Renoir que de celle du film de GodardVivre sa vie. Les générations s'adaptent à la marchandise, à moins quecela ne soit le contraire – on se souvient, à ce propos, de l'étudeimpeccable proposée par Jia Zhang­ke dans son film Useless4 del'industrie et du marché du textile chinois conçus en niches. Plus questionde prendre le bus mais bien plutôt la Volkswagen dernier cri dans laquellenous est présentée Nana avec son kit main libre de téléphonie mobile. Lapetite­bourgeoisie autrefois étouffée remonte à la surface comme une bulle

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Nana est abandonnée par le cinéaste, de manière complaisante, seule faceaux spectateurs à ses idées erronées, sans interlocuteur avec qui lesdiscuter, les confronter. Une étude rigoureuse laisse apparaître quel'affrontement a lieu en amont du film, en regard même des autrestémoignages. Il aurait été notoirement moins juste de la part de Jia Zhang­ke de chercher à cacher la réalité de cette facette de la Chine d'aujourd'hui.

"Batailler contre les idées fausses, c'est leur objecter d'autres idées et

représentations, bien entendu, mais c'est avant tout faire apercevoir,

derrière le fonctionnement idéologique, la totalité sociale dans laquelle il

s'inscrit."

Isabelle Garo, L'idéologie ou la pensée embarquée.

Il faut, je crois, porter une attention particulière à la mise en scène desdifférents témoins. Ainsi, le bus dans lequel parle une ouvrière peut,accompagnant ses propos, jouer le rôle de vecteur de transition d'une époquevers une autre, la marche lente de Hao Dali sous perfusion symboliser ledéclin d'une époque tendant à être révolue, ou encore la petite fille en patins àroulettes qui semble glisser si légèrement les bras ouverts sur la terrasse d'unimmeuble représenter l'envol de la nouvelle génération. Dans le même temps,n'oublions pas la leçon de Serge Daney : "Il n'y a pas que du typage, que del'exemplaire  ; un film n'est pas qu'un codage, un plan n'est pas entièrementdéterminé par la cause qu'il sert en dernière analyse. L'image résiste." (Laremise en scène, Cahiers du cinéma n°268­269). C'est aussi cette résistance­là qui peut faire le charme incomparable des films de Jia Zhang­ke et, parmoments, transpercer littéralement le spectateur.

qu'évoquent d'ailleursles formes arrondiesde la voiture­cocoon.Cette remontées'effectue dans lemoment historique d'unretour aux activitéscommerciales de laChine qui ont marquéles siècles précédents,le passé dominantainsi le présent. Il estfaux de penser que

On pourrait dire que l'idéologie est affaire de refrain,de rengaine. Ainsi, il n'est pas étonnant que le film aitfréquemment recours à la musique ; des ouvrierschantant à l'unisson les chants du parti, à l'emploiprobablement nostalgique (contradiction) par JiaZhang­ke de la musique de la série téléviséejaponaise Red Suspicion populaire en Chine dans lesannées 80 ou de la célèbre chanson chantée parSally Yeh dans le film The Killer de John Woo (àpropos de l'utilisation de cette chanson dans les filmsde Jia Zhang­ke, on pourra lire cet article). On noteraégalement la ritournelle de Soeurette Lin –personnage central de Le rêve du pavillon rouge,roman datant du XVIIIe siècle qui raconte par le détailla décadence d'une famille aristocratique. Ce romanoccupe une place essentielle dans la littératurechinoise à travers les époques entre autres en raisondes travaux herméneutiques qui ont été et sontencore livrés autour de ses pages –, que les anciensouvriers s'approprient, chantant ensemble maisapparemment sans public, sans contre­champ de lapart du cinéaste, comme pour eux­mêmes.

Les récits de subjectivités traverséespar les époques et qui les onttraversées, expriment donc les liensentre celles­ci, comme exemplairementcelui de cette femme dans un bus.Dans ses propos transparaît lepassage du "on avait tous un travail"(mais quel travail ?!) des années Maoau "que les meilleurs et les plus utilesaient du travail" du refrain capitaliste deDeng Xiaoping drainant son taux dechômage et de précarité. Le spectateurpeut arracher l'idéologie au témoignagedu vécu de cette ouvrière qui a étéremisée aux "bouts usés" – pourreprendre la belle expression d'un desouvriers du film de Jean­Daniel PolletPour mémoire  : la forge (1978) – et quiconclut : "L'essentiel est de trouver às'occuper dans la vie". On est loin durefrain "enrichissez-vous" à moins qu'ilne s'agisse d'un autre "enrichissement"que celui prôné par Deng Xiaoping. Cetémoignage prolétaire, qui est d'ailleurs

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l'un des rares à être restitué à l'écran par une non­actrice, le témoin et letémoignage se superposant à cette occasion, marque une formed'émancipation, d'opposition nette mais sans révolte à l'égard du refraindominant dont nous aurons un aperçu plus tard dans le film.

 Puisqu'il est question de générations, il est aussi question de "famille" –entre guillemets, car la notion de famille ne se cantonne pas à la famille"biologique" dans le film, comme nous allons le voir. Au début du film, unouvrier culpabilise de ne pas avoir revu son chef d'atelier d'autrefois en quiil voit une sorte de père lui ayant appris le métier ; à la fin une jeune filleculpabilise pour le travail qu'elle trouve indigne de ses parents ; entre lesdeux Hao Dali, une ouvrière âgée demande à une jeune employée del'appeler "grand­mère" et non pas "tante". Les films ouvriers qui comptentse posent généralement la question de l'héritage du savoir­faire desparents aux enfants, comme pour conjurer les histoires d'héritage matérielpropres aux classes dominantes. Ici, comme ailleurs – on pensenotamment au film de J.­D. Pollet évoqué précédemment, à Ce vieux rêvequi bouge (2001) d'Alain Guiraudie ou plus récemment à Adieu Gary (2009)de Nassim Amaouche –, la chose est abordée. Le film mesure à samanière la fin annoncée d'un monde ouvrier en déréliction, dans lequel leshowbiz et le commerce servent d'exutoires à une jeunesse qui ne veutplus entendre parler du travail éreintant qu'ont connu les parents, maisconsent quand même à leur livrer une partie de son salaire mirobolant, aunom d'une piété filiale revenue comme les parents de loin, des replis del'Histoire.

Notes :(1) Dans un rapport d'activité du gouvernement chinois daté de 2008, "la théorie de DengXiaoping" figure en second point.

(2) Suivant la distinction opérée par G. Didi­Huberman dans ses récents ouvrages, Quandles images prennent position, L'Oeil de l'histoire 1 et Survivance des lucioles.

(3) S'il soude formellement le documentaire à la fiction, pour autant Jia Zhang­ken'entretient pas un rapport entre Histoire et histoire individuelle inféodée à cette dernière,contrairement à Lou Ye dans son très hypocrite Une jeunesse chinoise – film pourtantrécemment cité par le cinéaste dans les meilleurs films de la dernière décennie (Cahiersdu cinéma n°652).

(4) On pourra lire l'article "Coutures (autour de Useless)", Spectres du cinéma #1, p. 39.

"La tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd

sur le cerveau des vivants."

K. Marx, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte.

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Mobile suite Gundam, nature de l 'ennemiMounir Allaoui

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Pour l'écriture de ce texte, je me suis basé essentiellement surdes éléments composant la première saga Mobile suit Gundam,celle que les fans nomment l'UC (Universal Century). Les œuvresabordées sont : la première série, Mobile suit Gundam, ou plutôtles trois films compilations sortis en DVD chez Beez (1 979-1 981 -1 982), la seconde série, Mobile suit Zeta Gundam (1 985), et lefilm qui conclut l'UC, Mobile suit Gundam, Char contre attaque(1 988). L'UC est cependant composé d'un plus grand nombre deséries plus ou moins importantes.

Le créateur de la première saga Mobile suit Gundam, TomomiYoshiyuki, disait détester les séries d'animation mettant en scènedes affrontements entre robots géants. Paradoxalement la sagaGundam est devenue la saga du genre la plus populaire. C'est aussicelle qui vend le plus de jouets. C'est un peu le Star Wars japonaisen ce qui concerne l'ampleur du phénomène, on y retrouve mêmedes emprunts à la saga de George Lucas. Mais le côté obscur n'estpas clairement défini ici, bien qu'un certain manichéismepermette de comprendre quels sont les actes que devraientchoisir les héros.

L'ennemi, qui n'est plus une créature d'une espèce différente,nous renvoie beaucoup plus à des ressemblances qu'à desdissemblances. Des ressemblances qui tracent une dramaturgiemenant deux camps, ou parfois plus, à l'affrontement. Ce sont cesressemblances, ces similitudes dans la logique d'action des campsqui s'affrontent, qui sont à l'origine du mal. L'origine du mal estrarement attribuée à un camp en particulier, mais à l'acte guerrierlui-même. Les idéologies ne sont que des masquesinterchangeables, les causes, le désir d'action des héros se situentà un niveau moins lisible, en dessous des systèmes visant à faireagir dans le même sens des groupes, des collectivités.

Les paroles échangées entre les deux héros phares, ennemis dela première saga, lors de leur affrontement final, dans le filmChar contre attaque, pourraient même réduire toutes lesidéologies et systèmes mis en place à un prétexte. Un prétextepour pousser ces deux figures à s'affronter sur un champ debataille.

L'un des héros, Amuro Ray, s'adresse ainsi naïvement à sonennemi :

"Tu espères changer le monde, mais savais-tu ceci ? Lesrévolutions sont souvent déclenchées par des intellectuels

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lunatiques que la réalité force à agir violemment. Mais une foisla révolution passée, la bureaucratie et les masses engloutissentleurs idéaux. "

L'ennemi, Char Aznable, qui fut aussi le compagnon de guerrede Amuro Ray dans la série précédant ce film, cherche pour desraisons apparemment écologistes et révolutionnaires à faires'écraser une météorite sur terre. I l répond :

"Je ne cherche pas à changer le monde !" avant d'ajouter plusloin, "Lalaa Sun aurait pu devenir comme une mère pour moi !Comment son meurtrier ose-t-il me dire ça ?".

À entendre ces échanges verbaux, entre deux tirs au laser, etplusieurs enchaînements de coups de pieds et coups de poings demechas, il semblerait que tout cela ne tienne qu'à une histoire demanque affectif, à la disparition d'une maman de rechange, quel'on a cru être une amante. Lors d'une scène de la première sériede la saga, ces deux personnages tuent, en s'affrontant, et enl'affrontant tout en l'aimant, une femme qu'ils idéalisent. I l auraitpu s'agir ici d'une figure assez classique du genre mélodramatique,sauf que la femme est tout autant active que les deux hommes,elle a même pour elle la plus grande puissance d'attaque. C'est ententant de protéger l'un, qu'elle essuie les coups mortels del'autre.

Les spectateurs majoritaires de la saga Gundam en sont encoreà un moment de leur vie où la figure maternelle n'a pas encoreété éclipsée par la petite copine. Cette dernière est encore unesilhouette assez indéfinie, fantasmée, source de délires parfoisapocalyptiques. À travers ce spectacle guerrier destiné à

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l'adolescence se rejoue, est stimulé, ce qui est ou fut de cettepériode de la vie du spectateur.

En trouvant la mort dans le champ de bataille, Lalaa Sun,l'amante, figure maternelle hantant les héros ennemis CharAznable et Amuro Ray, n'est pas comme le serait une Hélène deTroie du manga : une justification de la guerre. Elle n'est pasl'origine de l'affrontement des figures héroïques, mais juste unapprofondissement de leurs états d'âme. Elle nourrit la soifd'affrontement des deux héros ennemis, en gagnant un statutquasi divin. Ce ne sont donc pas fondamentalement deux idéesdifférentes, deux horizons différents, qui poussent les deux hérosà s'entre-tuer, ou plutôt à renouveler, à approfondir leur désir d'endécoudre, mais bien le seul regard divin de celle qu'ils auraientvoulu pouvoir aimer de son vivant.

Mais il vaut peut-être mieux ne pas confondre la psychologiekitsch posée ici, afin de faciliter l'identification aux héros, avec cequi les fait émerger comme individus dominant les collectifs quiles soutiennent.

Les enjeux militaires sont déjà en place, les hérosinterchangeables ; l'idéologie des nations bien qu'étant une greffesuperficielle au désir d'action des héros, reste le moteur principalde la guerre, du moins l'élément essentiel pour unir sous le mêmedrapeau des désirs d'action de formes diverses.

Les héros, ici, ne sont pas des idéologues, mais de pursguerriers dont seuls la puissance d'action et le charisme justifientla supériorité. Leur rapport flou aux idéologies des "nations" quiles emploient, les pousse à se battre pour des raisonspersonnelles, au point que si besoin est, ils peuvent changer decamp, par amour pour un ennemi de leur nation par exemple. Ceschangements de camp se font parfois au sein d'une même série,d'un même arc, mais aussi et surtout essentiellement lors dupassage à une autre série.

Bien que le manichéisme soit moins profond que celui d'unesaga comme, par exemple, Star Wars, des formes destigmatisation de l'ennemi permettent la mise en relief d'un malplus dérangeant. Ainsi des attributs nazis, qui justifiaient qu'ons'identifie plus à un camp qu'à un autre dans la première série,apparaissent dans la seconde série (Zeta Gundam) dans le campde ceux qui les avaient combattus.

Une bonne partie des héros se déplace inévitablement et créeun nouveau camp que l'on peut assimiler à une forme derésistance. Cette résistance combat ce qui fut au départ un camp

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qu'une partie de ses membres avait rallié. . . Bien que ce camp, laFédération terrienne, ne soit tombé sous le joug d'aucun ennemi.Ce n'est cependant pas en reconnaissant des attributs "nazis" sousforme idéologique, ou politique, que la plupart des héros font lechoix de quitter la Fédération, mais en réagissant à des violencesphysiques exercées contre eux.

Cependant, le schéma que je tente de dégager ici est assezincomplet car les héros de Gundam sont des colons vivant dansl'espace, détachés de leur nation mère, la Terre. Bien qu'ils soientadministrés depuis cette planète, ils s'identifient de moins enmoins à elle.

Une partie de ces héros a pourtant combattu sous le drapeaude la Fédération terrienne, la colonie dissidente aux attributsnazis, Zeon. Les personnages de Gundam, ainsi que lesspectateurs de la série, ont ainsi tendance à s'identifier aux deux

camps. Et cette identification à deux systèmes ennemiss'approfondit au fil des épisodes, mettant à distance lemanichéisme d'origine. Ce rapport ambigu à des signes renvoyantau régime nazi peut rappeler la situation du Japon durant laSeconde Guerre mondiale. Ces nazis de l'espace ne sont peut-êtrepas seulement un spectre de l'Allemagne nazie, mais aussi del'armée impériale japonaise. Ces nazis ne sont pas juste desennemis à abattre, ils sont aussi peut-être une part du Japon, del'histoire de la nation qui a engendré la saga Gundam. Les pistesde lecture posées par la première série, où l'on pouvait identifieren surface une guerre opposant les Alliés (la Fédération

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terrienne), à l'Axe (le duché de Zéon), sont troublées dans laseconde série par un déplacement des attributs nazis dans lecamp terrien, sans que pour autant les restes du duché de Zéon ensoient débarrassés.

Ce qui justifie ce basculement est ici un changement d'unepartie du système de la Fédération terrienne. Et plus précisémentla création d'une forme de "Gestapo", les Titans, qui pourchassentles restes du système ennemi ayant perdu la guerre. La violenceet la "barbarie" ne sont pas les principaux éléments permettantune identification des Titans aux nazis, ni l'utilisation d'uneidéologie similaire, mais plutôt l'emploi de signes visuels. Lespersonnages appartenant à cette Gestapo portent des uniformesqui renvoient à l'esthétique vestimentaire nazie, à l'image del'ancien ennemi, le duché de Zéon. Certains choix tactiques, etquelques répliques peuvent cependant renvoyer aux justificationsde l'armée américaine, lors du largage des deux bombesatomiques. Ainsi, des militaires, lors d'un épisode de ZetaGundam, justifient l'emploi d'une arme radicale pour pouvoirrentrer rapidement au pays en minimisant les pertes.

Mais les restes du système ennemi que cherche à annihilercette Gestapo devenus difficilement repérables étant donné quela nation qui soutenait ce système a été plus ou moins annihilée,les actes des Titans deviennent de moins en moins clairs, de plusen plus arbitraires ; au point de mettre en danger tout colon, touthabitant de l'espace, toute personne n'ayant pas pour pays natal laTerre. Cette situation pousse une grande partie des héros à fuir laFédération terrienne, et à combattre cet organe "policier" qui lacompose depuis l'extérieur, sans pour autant rallier les restes del'ancien système ennemi.

Cette mobilité des héros mène au cœur des enjeux de la saga

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Gundam : l'affrontement à un être aimé, ou qui a été aimé. Car ilreste, ou émerge toujours de l'autre côté, un être aimé. Onretrouve cette figure mélodramatique fréquemment dans lecinéma d'action hollywoodien, à la différence que la dramaturgiehollywoodienne, dans l'affrontement, met en évidence deschangements psychologiques fondamentaux : l'un des personnagesest devenu bon, ou mauvais. Dans la saga Gundam les personnagesgardent leur caractère, les systèmes qu'ils ont décidé d'intégrer neles modifient pas, du moins pas toujours. . . Les amantes guerrièressous lobotomie de Zeta Gundam font peut-être exception. I l y aentre la psychologie motrice du drame, et l'acte guerrier, commeun écart. Bien que ce soit l'acte guerrier qui creuse le drame ensemant la mort, les relations entre les personnages sont beaucoupplus de l'ordre du mélodrame amoureux. Mais il s'agit d'unmélodrame amoureux complexifié par sa relation au genreguerrier, à la possibilité constante de trouver la mort de la maind'une personne aimée ou respectée ; ou alors d'un drame guerrier,où l'altérité fondamentale de l'ennemi qui permet sa mise à mortsans conséquences habituellement, est nuancée par la possibilitéde l'aimer. Des personnages meurent dans la saga Gundam. I ls nemeurent peut-être essentiellement que pour faire pleurer dans leschaumières, dans le cadre d'une forme primaire, assez malfagotée ; mais on ne peut nier ici, par cette conséquence, malgréle feu d'artifice spectaculaire et héroïque qu'il déploie, l'absurdité

de l'acte guerrier. À la fin du conflit, les héros de la première sagaGundam n'obtiennent souvent que mort ou survie dans ladésillusion, le déploiement de courage et de puissance estquasiment stérile.

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Deux réalisations charnières. Deux films attendus, par deux cinéastes serrésde près. Mais il faut noter que les raisons de cette attente divergent. Pour l’un, lenouveau (ou peut­être, futur­ex) pape de la comédie U.S. qui, avec son impulsionpremière, a réussi à changer la donne du rire et à lui conférer un rythme et unecodification particulière, cette dernière réalisation est le moyen de mesurer sonapport et son renouvellement au genre auquel il contribue depuis une décennie.Pour le second, sorti du giron du premier avec une réalisation remarquée(Superbad (2007)), il s’agit d’observer cette nouvelle trajectoire qui signe sonémancipation et la perte tutélaire.

Alors que les deux œuvres sont attendues au terme de leurs manœuvresrespectives, avec des enjeux différents et des préjugés qui le sont tout autant,ces deux films traitent d’une fin. Ou plus précisément, et bien que cet abord soitavant toute chose un prétexte narratif, de la mort. Mort d’une époque conjuguéeà la fin d’une innocence pour Adventureland, et mort du comédien en mêmetemps que mort d’un rire (ou du risible) pour le Funny People d’Apatow. Mais à yvoir de plus près, l’articulation du registre comique avec le champ de la mort,cette macabre danse d’un rire mortifère, tend à donner un relief qui accentuedavantage les questionnements relatifs aux enjeux des deux films. Il y a unecertaine hantologie, une traversée du spectre de la mort, qui résonne enconcordance avec les deuils que véhiculent les deux films ainsi que ceux quitraversent les préoccupations de leurs réalisateurs.

Car finalement, Apatow nous propose, avec cette histoire d’un comédien(Adam Sandler) condamné à mort par son médecin et esseulé dans son vasteXanadu, une déclinaison comique d’un registre nécrologique. Tout baigne, sedilue dans un environnement mortifère. Y compris quand la situation est touteentière consacrée à la comédie, quand le trublion monte sur scène pour faire rireou pleurer, dissimulant dans son ombre portée sa funeste compagnie. Touts’oriente vers cette absence de totalité et en devient un élément du rire ou del’émotion recherchée. C’est l’annonce solennelle du médecin qui, dès lespremières minutes du film, déclenche cette omniprésence incongrue, cette tramesi peu drolatique mais si peu dramatique également, cette sorte de blague

Lorin Louis

Rire et mourirautour d'Adventureland et de Funny People

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primitive, originelle, comme la matrice du rire lui­même. Cette phrase, "Vous allezmourir" génère autant les rires qu’elle porte la charge dramatique. Rires etlarmes. Mais cette annonce si grave soit­elle, n’est pas seulement dramatique –le drame ne suffit plus – mais touche à l’essence même de la tragédie, laneutralise, la retourne comme un gant et convoque ainsi le rire significatif. Rire dela mort, rire avec la mort : telle est la malédiction du drame et telle est la tramequ’ajuste Judd Apatow dans son dernier film.

En ceci, la mort se fait la complice du réalisateur. Elle invoque ce que le travailde mise en scène n’a plus besoin de créer. Tout découle de la mort de cecomédien qui constitue, d’une certaine manière, la paresse d’Apatow, ce dernierlui laissant champ libre. Elle est alors la force qui met la machine en branle, quimet en exergue les situations comiques et celles qui le sont moins. Elle provoqueen son sillage les renversements, les absences, les manques qu’il faut, devantelle, impérieusement combler. Bien évidemment, elle se fait prétexte, devenantce qui justifie la narration et devient par là la maîtresse d’une temporalité révoluemais faussement espérée, celle d’une femme, de gosses et d’une baraque enbanlieue. Et le fait qu’une fois évacuée de l’histoire, sa présence nécessite d’êtremimée, simulée, qu'il faille faire semblant d’être mourant ou de mourir pourreconquérir son ex­femme afin de lui dérober sa vie de famille, rejoint cet aspectd’un gag originel, d’un rire qui serait premier. Tromper les autres en trompant sapropre mort serait finalement toucher du doigt l’essence du rire.

Le comédien doit mourir et s’il ne meurt pas, sa faculté de faire rire doitsuccomber à sa place. Le changement de registre au bout de l’heure de filml’illustre parfaitement. Apatow vacille entre ce partage d’un rire qu’il est si aisé deconvertir en pathos. Rire jusqu’aux larmes. Et puis, la mort d’un rire est­ellerisible ? Le fait de ne plus rire, de ne plus faire rire ou de, peut­être, n’avoir

Funny People. Revoir ce qui a été fait, ce qui n'est plus.

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jamais fait rire, est­ce bien matière à rigoler ou à pleurer ? Les lignes de partagedes émotions ont toujours été brouillées chez Apatow, lui qui aime faire appel à cequ’il y a de plus graveleux, de plus viscéral – à travers la langue, en particulier –pour finir par s’échouer dans ce qu’il y a de plus mielleux. Une bipolarité quiquestionne le traitement du réalisateur, l’enjoignant, à l’instar d’Adam Sandlerdevant sa mort en puissance, à déposer le bilan pour mesurer et qualifier sonapport au genre. En ceci, Funny People semble signer la fin d’un âge d’or, ou toutau moins l’échéance d’une période. Il reste alors à tirer les conséquences d’unepareille mise en abîme entre le super­producteur de comédies et son alter­ego,hypothétique mort en sursis. Et là, il faut convenir qu’Apatow ne tire en rien uneréflexion qui supposerait un véritable parcours, un sincère regard sur ce qu’il aconstruit de sa griffe. Peut­être une touche de scepticisme, rapidement évacuée,celle de voir la faillite d’une aspiration, l’impossibilité d’un retour à une famille quin’est pas sienne, que l’on ne peut usurper, qui peut vaciller mais finalement, jamaisne s’effondre. La sacro­sainte famille, idéal inabordable pour George Simmons, estla pierre de touche du cinéma d’Apatow, et ce sont les deux personnagesprincipaux qui se trouvent alors renvoyés dos à dos, le Don Quichotte du stand-upqui se rue à l’assaut d’inaccessibles moulins à vent et son serviteur funéraireinterprété par l’inénarrable Seth Rogen. La famille préservée du scandale, la mortévacuée au profit de la vitalité d’un règlement de comptes à poings fermés, leretour à l’ordre recouvré : Apatow semble moins observer son monde qu’il nes’applique à en conserver la forme. Le signe d’un rire qui ne trouve plus l’essencevitale de son impulsion. Un rire qui, peut­être, se meurt.

Adventureland de Greg Mottola montre autre chose. Au contraire de l’individuqui, par le funeste augure, solde les comptes de sa vie, Mottola nous narre quant àlui la mort d’une décennie, un temps qui s’évanouit. D’une certaine manière, l’aborddu réalisateur, si on l’articule avec sa production précédente, s’apparente à lachronique d’une fin annoncée qui trouverait sa genèse dans ce présent opus et sonpoint d’orgue dans Superbad. En l’espèce, une évolution au travers des âges, à larecherche de l’origine d’une progression (ou d’une régression) de la comédie,jalonnée par ces deux films. Partir de l’humour à la Apatow, celui des années 2000,

Funny People. Dans l'ombre de la scène, la mort.

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pour revenir à la source (les années 80) et finalement, s’en éloigner.Adventureland, malgré l’influence qui s’y fait ressentir, apparaît motivé par unetrajectoire que le film revendique en propre, par l’effet d’un clinamen qui le sépare,petit à petit, de sa figure tutélaire. Apatow est encore là, mais encore, seulement.Il est amené, lui aussi, à s’évanouir, petit à petit, relégué à une simple ligne deremerciements. Ici, les jeunes adultes sont moins menés à la trique que par leregard tendre – et peut­être alourdissant car sans grande valeur – du réalisateur.

Une tendresse, aussi. Mottola pousse un soupir à l’adresse d’un temps, d’uneépoque révolue et morte. Peut­être subsiste­t­il encore un écho, une résonanceque le réalisateur a tenté de capter ou de prolonger dans son opus précédent.Peut­être Superbad n’est qu’un héritier grassement comblé de la lignée d’où il estissu. Mais ici se trouve une véritable mélancolie, une nostalgie prégnante,doucement étouffante et amèrement acidulée. On est d’ailleurs plus dans laréminiscence que la restitution d’une simple chronologie, tant s’y accolel’expérience d’un vécu. Ce dernier transparaît au­delà du fantasme de lanarration : l’époque est ou a été vécue, vivante, et le film en est la postérité. On yretrouve aussi ce regard porté sur les influences, les teen-movies des années 80,Fast Times et John Hugues en tête. Au­dedans, des histoires de cœurd’adolescents en quête d’une direction, changeant peu à peu leur rythme decroissance et finissant par jongler avec des réalités qui n’ont pas la cruauté deleur âge.Adventureland et sa spatialité particulière – le temps d’un été dans un parc

d’attraction à deux sous, juste avant sa fermeture saisonnière – devient le lieu dela mort d’une époque et de celle d’une innocence. L’évolution du personnageprincipal, interprété brillamment par Jesse Eisenberg, donne presque l’impressiond’une trajectoire descendante, si cette dernière ne trouvait pas sa bifurcation dansun happening inespéré. En un été, les bonnes résolutions du héros, JamesBrennan, ont été ébranlées ; son pucelage, vibrant témoignage d’un choix désuet,est devenu l’enjeu de situations limites. En deux mois, son dépucelage aurait puêtre finalement double. Mais seule l’expérience amoureuse, sans la vulgarité du

Adventureland. Lieu et temps d'une nostalgie.

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corps et du langage (Apatow), sans son expression sexuée et sexuelle – si cen’est une érection accidentelle, cet organe tendu et frustré, qui sera objet de riséeet de honte –, vaudra et se cristallisera par la perte de l’innocence et de lacrédulité, en une perte de la virginité. Le final, romantique et édulcoré à souhait,aura valeur de révélation et confirmera le cheminement initiatique de celui quicroyait pouvoir avoir une maîtrise sur les événements (son été en Europe, sonparcours universitaire, sa vocation de reporter à la Albert Londres sorti tout droitd’une école de journalisme…). Bien sûr on retrouve l’impératif de maturité cher auxfilms d’Apatow. Mais ici, elle n’est pas tellement une défaite. Elle n’est pas unerésignation. Elle est, en cette durée sensible et palpable, l’œuvre d’une conquête.

Une bifurcation : le film de Mottola, moins obsédé par sa propre finitude et saquête de sens que l’œuvre de son ancien chaperon, en vient à former uncroisement qu’il serait intéressant de garder à l’œil pour suivre l’évolution d’ungenre filmique. Un avantage que le film d’Apatow, malgré certaines qualités, n’apas su exploiter et questionner. La mort a bon dos mais ne donne pas toutes lesréponses…

Adventureland réprime le thème consacré d'Apatow : le bas­ventre.

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Zéro de condu i te

Au milieu coule Desplechinpar Stéphane Bell iard

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AU MILIEU COULE DESPLECHINStéphane Belliard

1 - L'année dernière, vous êtes allé à Prague pour rencontrer des intellectuels tchèques. À l'aéroport, quand vous repartiez, les douaniers ont « trouvé » de la drogue dans

votre valise. Vous avez passé vingt-quatre heures en prison et vous avez été libéré grâce à l'intervention du gouvernement français. Quelle a été, pendant ces vingt-quatre

heures, votre expérience de la dissociation ?

Derrida : Une lumière un peu plus impitoyable peut-être, mais aussi une sorte de compassion. Malgré tout, avant

l 'emprisonnement, i l y eut cet interrogatoire de huit heures avec des fonctionnaires terrifiants qu'on pouvait plaindre

aussi. Le procureur, le commissaire, la traductrice et l 'avocat commis d'office savaient très bien pourquoi on avait monté

ce piège, i ls savaient que les autres savaient, se surveil laient, conduisaient la comédie avec une intel l igence

imperturbable.

I ls en ont joué une autre quand ils sont venus me libérer, les mêmes, en m'appelant respectueusement Monsieur le

Professeur. Comme j'ai souvent nommé Kafka (je travail lais à ce moment à un petit texte sur « Devant la loi » que j'avais

Emmanuel Sal inger fut un temps le parfait

représentant du héros chez Arnaud Desplechin.

Son jeu tout en maladresse et en fronde

adolescente fit merveil le dans La Vie des morts.

Emmanuel le Devos en parla très bien dans les

bonus du DVD de Rois et reine : pour el le,

Sal inger était cet être qui se cherche et qui cherche la vérité dans un monde peu

clair. I l incarna ensuite Mathias dans La Sentinelle, étudiant en médecine légale, fi ls

de diplomate tabassé sans savoir pourquoi par des pol iciers, dans le train qui lui fait

quitter l 'Al lemagne. Le jeu de Sal inger amena ce film vers une quête éperdue où le

père (invisible) était à tuer, où l 'effroi côtoyait parfois comme chez Franz Kafka1 , le

comique, où l 'histoire famil iale se mélangeait à la grande Histoire (la tête du mort

dans la val ise de Mathias). Sal inger en fut d'ail leurs le co-scénariste avec Desplechin,

ainsi que Noémie Lvovsky et Pascale Ferran, toutes deux amies de longue date du

cinéaste, amies depuis leur rencontre à l 'IDHEC pour tout dire.

Amalric, qui avait pointé le bout de son nez dans La Sentinelle avec un

personnage déjà très loquace, partit de là dans Comment je me suis disputé. Le film

fut une réussite, avec comme modèle le film d'auteur tourné dans une chambre de

bonne : c'est que le cinéaste aime provoquer en jouant sur les archétypes des

critiques récurrentes qui tombent sur les fi lms qu'i l défend et aime, ceux de la

Nouvel le Vague et de ses héritiers. Sur cette base, i l essaye de dépoussiérer ses films

dits "d'auteur". La Sentinelle reposait sur ce principe aussi en louchant du côté de

chez Resnais et La vie des morts partait, lui, de Bergman. Leur réussite provenait

autant du jeu des acteurs, que d'une distanciation, d'une bifurcation et d'une

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avec moi, et c'est sans doute pendant que j'étais al lé sur la tombe de Kafka qu'on s'est occupé de ma val ise à

l 'hôtel) , l 'avocat me dit en aparté : « Vous devez avoir l'impression de vivre une histoire de Kafka. » Et plus tard : « Ne

prenez pas la chose au tragique, considérez cela comme une expérience littéraire. » Je lui ai répondu que je prenais

cela au tragique, mais d'abord pour lui — ou pour eux, je ne sais plus. Et puis, de mon côté, les dissociations

étaient autres mais aussi peu descriptibles en quelques mots. Je connaissais le scénario et faisais, je pense, tout ce

qu'i l fal lait faire. Mais comment décrire tous les mouvements archaïques qui se déchaînent sous cette surface, au

moment du piège de la douane, de l 'interrogatoire, de la première incarcération — les hurlements et les injures

des gardiens à travers la porte bl indée et dans le cachot même où l 'un d'eux fait mine de frapper parce que je

demande un avocat français, et puis la nudité, les photographies (jamais je n'ai été plus photographié de ma vie,

de l 'aéroport à la prison, vêtu ou nu avant de revêtir l '« uniforme » de prisonnier...) ?

(Derrida, Descel ler ("La Vieil le Neuve Langue"), in Points de suspension)

revital isation du genre abordé. Avec Comment je me suis disputé cependant (et on n'y prêta

qu'une faible attention à l 'époque) le héros Amalric remplaça Sal inger et gl issa d'une

distanciation à l 'égard du genre vers une distanciation amusée, voire ironique et par là même

moins torturée. Mais ce changement ne fut pas gênant à ce moment-là car il était pris dans le

flot des acteurs tournoyant devant la caméra du cinéaste. C'est que ce cinéma est totalement

influencé par les acteurs auxquels i l fait appel . En l 'état Ma vie sexuelle est un grand film avec

une pluie d'actrices magnifiques, tel le Marianne Denicourt, Emmanuel le Devos, Jeanne Bal ibar,

toutes tenant la dragée haute en terme de séduction à Mathieu Amalric, en le secouant,

l 'intriguant sentimentalement.

L'adaptation de la nouvel le d'Arthur Symons, Esther Kahn, se devait d'être encore dans

la défense provocatrice d'un type de cinéma : celui académique de François Truffaut, si tant est

que celui-ci puisse représenter une forme d'académisme. Desplechin fit Esther en pensant

à Les Deux Anglaises et le Continent : son tournage en anglais, ses costumes, sa lumière et ses

effets de montage. Pourtant Esther Kahn, comme tous les films des débuts du réal isateur, va

plus loin, i l s'incarne dans un genre et le redynamise. Le film est certes en costumes mais il n'a

pas grand-chose à voir avec Truffaut (Les Deux Anglaises et le Continent est désincarné, rien n'y

vit, tout y est joué d'avance "comme un train qui avance dans la nuit") . C'est surtout une "leçon

de mise en scène" où Renoir et Hitchcock ( "la référence" pour le cinéaste qui en parle à

longueur d'interviews) auraient al l ié leurs atouts. L'extraordinaire scène de la première

représentation relève à el le seule du miracle, tenant une demi-heure durant le spectateur en

haleine dans un souffle, un seul , ouf ! Fi lm de et sur la révélation, i l marqua d'une empreinte

indélébile le cinéaste et donna une impulsion bizarre à sa carrière : ce fut une révélation

malheureuse pour le spectateur car el le mit à mal le plus intéressant de son travail . On peut dire

qu'avec Esther, Desplechin sentit qu'i l avait franchi un cap : la fol ie inquiétante qui perçait

dans La Sentinelle ou Ma vie sexuelle, cette espèce d'être au monde tout droit sorti de chez Kafka

qui remportait l 'adhésion à une vérité et à une franchise de son cinéma, s'effi locha dès lors peu

à peu. Si le fi lm est beau, c'est aussi (surtout ?) grâce à l 'actrice Summer Phoenix qui joua

Esther : sa distanciation naturel le marque le film du sceau de l 'étrangeté. Son caractère, passif et

violent en même temps, figure le passage à l 'acte qui nous est montré, le passage à l 'âge adulte.

Les tergiversations de Sal inger et d'Amalric sont ici brisées, quelque chose de salvateur, de

l ibérateur s'incarne physiquement devant nous, quelque chose comme un dépucelage (abordé

d'ail leurs dans le film).

Léo en jouant "Dans la compagnie des hommes", partit de cet Esther Kahn, de son jeu

théâtral et cinématographique, du l ien vérité-mensonge, de la scène et de la représentation

(voir les prises des répétitions intimement l iées dans le découpage aux prises dans le décor du

film). Léo rejoue tout le cinéma de Desplechin pour mettre (ou remettre, c'est selon) la question

du père au centre de son cinéma et de son questionnement. Roussil lon joue ici ce père

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Spectres du cinéma #4 Printemps 201 0 http://spectresducinema.blogspot.com 87

fouettard ressemblant étrangement au policier pervers qui tabasse Mathias dans La Sentinelle.

On pourrait dire que les deux sont l iés et que Kafka s'invite à nouveau dans cette œuvre tirée

d'une pièce anglaise d'Edward Bond. Chez Desplechin, le père n'est jamais vraiment le père et

la recherche de l 'identité du héros Léo (ici Sami Bouaji la, excel lent de bout en bout) est le

cœur du film. Qui dit la vérité ? Où me situer par rapport à el le ? Aux autres ? À mon père ? À ma

famil le ? Autant de questions intéressantes et légèrement paranoïaques qui traversent tout le

film. Cependant, si Léo en jouant "Dans

la compagnie des hommes" est encore un très bon

film, des signes de fatigue apparaissent ici et là

comme avec ce personnage très mal dessiné,

gauchement incarné par Hippolyte Girardot et dont

l 'attirance exercée sur Sami Bouaji la laisse perplexe.

On pense également à Anna Mouglal is qui a du mal

à exister : sa relation avec Sami Bouaji la est surfaite,

rien ne se passe vraiment entre eux. Et que dire du

personnage de Bakary Sangaré qui pousse malgré

lui Léo au suicide. Que dire si ce n'est qu'i l est une

caricature de victime, qu'i l rappel le les personnages ratés de la zone du Pola X de Léos Carax,

que rien de sa psychologie n'est effleuré, que l 'on ne comprend rien à rien de lui. On voit bien

où veut al ler Desplechin, vers le Shakespeare bouffon et la description renoirienne du petit

peuple mais cela se greffe mal à son cinéma. Ça ne col le pas, comme on dit.

À bien y repenser aujourd'hui, la polémique que lança Marianne Denicourt à la sortie

de Rois et reine symbolise concrètement le passage du cinéma de Desplechin vers une maturité

effrayante où la rancœur, le ressentiment cinéphil ique qui s'exhiba si longtemps chez lui n'eut

plus prise dans l 'action concrète de faire un film. La reprise d'Amalric comme héros dans un

registre musclé et dégl ingué incarne une nouvel le forme

beaucoup plus hybride de son cinéma. La fausseté, une

espèce de déconnexion de la réal ité et des partis-pris de

mise en scène tout droit sortis de Seinfeld2 et se voulant

originaux, hal lucinèrent le spectateur que j'étais par leur

incongruité. Par exemple, le rap dansé par Amalric finit par

nous dire autre chose que la l iberté et le ridicule supposé du

personnage qu'i l sous-tend : cinéaste doué, Desplechin

s'enfermait dans une bul le de pseudo-l iberté pour ne plus

entendre et voir que ce qu'i l voulait du monde et ici du rap

qui l 'entoure. La scène du hold-up dans l 'épicerie famil iale est du même acabit : el le joue sur

des ressorts comiques passant de Kitano à Wes Anderson mais rate encore sa cible. Rien n'est

drôle car tout y est surjoué. Les effets sont si appuyés (on pense aussi à la première scène dans

2 - "J 'adore les récits au long cours, pleins de péripéties, la série télé Seinfeld ou les premiers Friends. Dans un autre genre, Fanny et Alexandre, de Bergman,

et Les Aventures de Pinocchio, de Comencini, sont les feuil letons que j'aurais rêvé voir à 1 2 ans à la télé, pendant les vacances de Noël . Je voulais comparer

deux parcours qui ne sont pas comparables, les histoires séparées d'un homme et d'une femme rel iés seulement par un enfant. (...) Nora, jouée par

Emmanuel le Devos, croit être l ibre et se retrouve en prison dans la maison famil iale, à Grenoble. Ismaël , joué par Mathieu Amalric, se croit en prison à

l 'hôpital psychiatrique alors qu'i l va vers sa l iberté. Pour al ler et venir entre eux, je souhaitais un film qui relève tour à tour d'une farce burlesque à la Mel

Brooks ou à la Harold Lloyd, et d'un mélodrame hitchcockien. Mais on imaginait aussi l 'héroïne engagée dans une féerie sombre, un conte d'Hoffmann ou

de Hawthorne, et l 'homme dans une comédie de Shakespeare. Je voulais que le film saute sans cesse d'un registre à l 'autre. Pour Ismaël , nous pensions,

avec mon co-scénariste Roger Bohbot, à Charlot ou au Woody des premiers Al len. Pour Nora, aux Amants du Capricorne, à Marnie et aux Enchaînés, de

Hitchcock, ainsi qu'à Une autre femme, d'Al len. Des femmes qui doivent traverser des épreuves gigantesques pour se l ibérer."

Entretien avec Arnaud Desplechin par Louis Guichard et Jacques Morice pour Télérama n°2868, du 1 er au 7 janvier 2005.

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la cage d'escal ier) que tout tombe à plat. Le père d'Almalric n'est plus ce père castrateur, cet

homme fascinant par son pouvoir et par son ambiguïté morale mais un épicier lambda,

un Français moyen, bref une caricature. L'histoire et les relations entre les êtres ne sont plus les

préoccupations premières de Desplechin : c'est là que la sitcom Seinfeld intervient. Rien

n'advient plus dans l 'instant (ce qui faisait la force de Desplechin). I l n'y a plus de magie de

confrontation des personnages. Toute scène est marquée du sceau d'une intention grossière,

voyante où ses protagonistes ne sont que des pantins. Dans l 'interview du DVD de

Rois et reine encore, Desplechin dit que son film est découpé en deux parties d'une heure

sept chacune, avec juste douze minutes pour le fils. Desplechin fait de la

mécanique hitchcockienne de Vertigo un principe du film et s'en délecte. Ce qu'oubl ie

Desplechin ici par rapport au Maître, c'est qu'i l n'en va pas de même de la structure d'un film et

d'une recette toute faite. La structure de Vertigo, son montage, va dans le sens de son scénario

alors qu'on a plutôt l 'impression que Rois et reine est d'abord une structure de montage avant

d'être un scénario. Ce qui du coup donne un autre côté toc à tout le film. La catastrophe est

totale lorsqu'on voit apparaître Hippolyte Girardot comme un double déformé d'un Amalric

déjà passablement névrosé et quelque peu agaçant. Ce double monstrueux, presque

complètement raté, est le symbole même de ce pseudo-double-fond comique du scénario. On

se pose dès lors la question du pourquoi du choix répété de Girardot. C'est que les deux

hommes se connaissent depuis longtemps : déjà dans Un monde sans pitié, on se souvient de

Girardot dans le rôle du glandeur paumé mais on se souvient moins du co-scénariste du film de

Rochant, Desplechin. I l ne faut pas oublier également que les deux hommes avaient déjà

travail lé ensemble, toujours avec Rochant comme réal isateur, dans Comme les doigts de la

main . Ce court-métrage de 1 984 que je n'ai pas vu, lorgnait, dit-on, vers le burlesque tendance

Buster Keaton avec comme narrateur Hippolyte Girardot, et Desplechin à la photo. L'idée a

donc fait longtemps son chemin chez Desplechin, et Amalric joue dans Rois et reine et dans Un

conte de Noël de cette fol ie burlesque mal dégrossie. I l refait en quelque sorte Un monde sans

pitié mais à un âge d'homme mûr. D'ail leurs Amalric n'a pas à proprement parler de mal-être, on

pourrait même dire que son mal-être est bienheureux, festif, clairvoyant, rien de sombre. Pour

ce Rois et reine, on pourrait aussi parler des femmes et du manque de répondant de cel les-ci

face au même Amalric. Comment je me suis disputé était réussi car le personnage d'Amalric se

frottait, on l 'a déjà dit ici, à une pléiade de femmes (et donc d'actrices) toutes aussi mystérieuses

et fortes que lui, si ce n'est plus. Dans Rois et reine, seule Devos subsiste alors qu'el le est la plus

fragile, la plus névrosée des personnages de Desplechin. El le ressemble d'ail leurs un peu à Léo

dans sa sol itude et sa relation au père. Amalric est bien seul

dans Rois et reine, i l y a bien la reine Catherine mais il n'y a rien

du côté de la séduction. Amalric est seul face à lui-même, face à

ses certitudes, rien ne peut l 'éblouir, tout est semble-t-i l joué et

surjoué d'avance. Le mystère s'est tu et Téchiné et Bergman

(encore) sont passés par là. Toute la partie du film avec Devos

fait penser à Léo mais aussi à Téchiné. Quelque chose du

scénario et même de la manière de filmer du Lieu du crime est ici

présent dans les scènes avec le fils. On pense encore à Catherine

Deneuve, el le l ie le cinéma de Desplechin à celui de Téchiné. Si

Téchiné et Deneuve sont là, c'est pour mettre du romanesque dans la trame ou disons plutôt

dans la relation de Devos avec son père. Relation père-fi l le qui, el le, va voir du côté de

Bergman ; Bergman admiré par Téchiné. La boucle est bouclée.

L'Aimée, premier documentaire (famil ial ) de Desplechin, se situe à Roubaix et fait écho

au moyen-métrage La Vie des morts. I l pose beaucoup de questions sur ce que peut et ce que

veut ce cinéma. Après les errements constatés dans Rois et reine, L'Aimée parle de la séparation

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d'un bien, de la maison de la famil le et de sa perte comme questionnement du souvenir intime.

I l pointe ici même l 'embourgeoisement cinéphil ique : Desplechin a toujours joué avec les

étiquettes col lant au cinéma d'auteur pour essayer de s'en défaire tout en reconnaissant (et

c'est ici la l igne ténue, le mince fil sur lequel i l se balance) en faire partie. Rattrapé par son

histoire personnel le et par ses drames famil iaux, i l essaye de conjurer le sort en mêlant fiction et

réal ité.

Un conte de Noël part de Rois et reine et de L'Aimée : l 'h i stoi re personnel le devient

fiction à Roubaix dans un mael ström bergmanien garn i de plusieurs "techn iques" sonores

et visuel l es de montage, dont l ' inspi ration est assumée par Desplech in . La maison

fami l ia le de L'Aimée est devenue réa l i té fictionnel le. Mais seu lement, tout ou presque y

est too much . Les effets sont du pire effet : on a du mal à comprendre par exemple ce que

veut d i re ce ra lenti lorsque Amal ric tombe de tout son long en pleine rue. Mais on a

encore plus de mal à comprendre le fa i t que Desplech in mette une musique pop-rock

écossa ise l à-dessus. Pour montrer qu ' i l a vu Les Infiltrés de Scorsese ? Qu ' i l ne s'en

inqu iète pas, cela se voit comme le nez au mi l ieu de la figure. Mais vers où va tout cela ?

Deneuve est le nœud et la réponse du problème : l a "Cath" repart d 'un état de mal -être

bourgeois. Un conte de Noël a beaucoup de rémin iscences téch in iennes et louche du côté

de Ma saison préférée, beau fi lm certes sur l a viei l l esse mais fi lm qu i ne sa i t parler d 'autre

chose que d 'une certa ine bourgeoisie frança ise. Ces défauts sont les mêmes que ceux

d 'Un conte de Noël : même quasi -autisme ou rid icu le devant le fa i t de ne pas parven ir à

incarner ce qu i n 'est pas lu i . La première scène du fi lm où Deneuve est prise d 'un vertige

est d 'a i l l eurs un écho d irect à l a scène de Ma saison préférée où Marthe Vi l l a longa tombe

d 'un escabeau . Dans la scène précédente, Roussi l lon parle tout seu l face caméra et

rappel le l a dern ière scène de Ma saison préférée où Deneuve, encore el l e, réci te un

poème face caméra éga lement. Roussi l lon est d 'a i l l eurs devenu un père bonne pâte en

puissance, l argué de toutes parts par rapport à l 'Amal ric. La fol ie toute-pu issante de

celu i -ci figure la toute-pu issance du montage "décomplexé" de Desplech in qu i va dans

tous les sens, qu i semble ne plus douter de rien a lors que le doute éta i t l e moteur de sa

fiction auparavant. Le couple Devos-Amal ric autrefois impossible dans Comment je me

suis disputé est devenu réa l i té déjantée. Tout ceci n 'est pas parvenu à maturi té mais

semble bel et bien parvenu .

Le cinéma de Desplech in est devenu la norme, dans la droi te l igne du fameux et

nébu leux cinéma du mi l ieu : un cinéma bien insta l l é, trop insta l l é, je n 'ose d ire

bourgeois. Depu is Rois et reine, l e cinéaste s'est essayé à deven ir un mélange entre un

François Truffaut fantasmé (c'est-à-d i re provocateur et innovant, ce qu ' i l n 'éta i t bien

évidemment pas) et un Téch iné loufoque (ancré dans une réa l i té non bourgeoise du

monde, ce qu ' i l n 'est que trop rarement, voir certa ins passages de J'embrasse pas , par

exemple) . On peut d i re qu ' i l a perdu sur tous les tableaux, que l 'aspect banca l qu 'a

tou jours eu le cinéma de Truffaut, l a fausseté qu i s'en dégage, se retrouve

au jourd 'hu i pour le pire dans son cinéma et que le cinéaste forme avec Noémie Lvovsky

et Pasca le Ferran le centre de ce cinéma. Retournement de si tuation assez

extraord ina i re : a lors que les trois furent les représentants i l y a 1 5 ans de la nouvel le

avant-garde du cinéma frança is (i l s fi rent l ' IDHEC ensemble et écrivi rent en commun

également La Sentinelle) . Chacun d 'entre eux (et N icolas Klotz l 'a très bien vu et en parle

dans l 'entretien qu ' i l nous a accordé) s'est enfoncé dans un cinéma sans l 'H istoi re et sans

h istoi re (pas d ' instants magiques et qu i existent) , où i l n 'y a plus que l ' immuable h istoi re

fami l ia le : des fi lms comme Lady Chatterley ou Les Sentiments tombent à pieds joints dans

les écuei l s qu ' i l s vou la ient évi ter. À force de jouer avec le feu , l 'orig ina l i té de Petits

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arrangements avec les morts ou des premiers fi lms de Lovsky s'est capita l i sée. L'argent est

rentré pour le plus grand malheur de ces cinéastes, étouffés plutôt qu 'étoffés par l a

surabondance de biens mis à leur d isposi tion . Desplech in se défend de fa i re partie de ce

cinéma du mi l ieu3, ma is en voyant comme une élection démocratique ou un plébisci te le

fa i t que des spectateurs a i l l ent voir ses fi lms, i l se place dans une posi tion d 'élu ou de

dominant, d 'homme dans la place, d 'Homme de cinéma, tel Truffaut, qui, n'en déplaise à

Desplechin, aurait pu être lui aussi un cinéaste du mil ieu. Dès lors, l 'ancien pensionnaire de

l 'IDHEC ne juxtapose son cinéma que sur des positions assises, instal lées, où chaque scène ou

situation n'existe pas car si peu incarnée. Les acteurs sont devenus des personnages de théâtre

aux rôles immuables, là où la force du cinéaste était justement d'arriver à faire naître de

l 'instant. Mais comme aucun écueil n'est absolument fatal , i l ne faut pas désespérer de

Desplechin mais plutôt espérer, même si ce n'est pas en s'enfonçant dans des modes de

production ouatés, des référencements cinéphil iques incongrus et des partis pris qui se veulent

provocateurs mais qui ne le sont pas, qu'i l retrouvera ce qui faisait tout le sel de son cinéma.

L'économie de moyens peut être une école d'humil ité et de regard. I l doit être certes agréable

d'avoir les moyens de certaines de ses ambitions mais traîner de trop dans les sphères de

l 'argent et dans le ronron de l 'économie du mil ieu peut aussi être un jeu dangereux

où l 'asphyxie guette. L'argent n'est pas en soi une donne qui fait qu'un film est réussi ou non,

rien ne fait loi en la matière. Mais chez certains cinéastes, et Desplechin fait sûrement partie de

cette caste, i l est bon qu'à un moment le souffle de l 'inspiration parte d'une contrainte, d'un

levier, d'un front, d'une contestation à l 'établ issement cinéphil ique. Les premiers fi lms du

cinéaste furent créés de la sorte. Ceux qui suivirent, de moins en moins. Gageons que

Desplechin se retrouvera, en se perdant à nouveau dans des contradictions sal ingeriennes, des

élans amoureux pour un genre cinéphil ique et avec des acteurs qui le troubleront à nouveau,

espérons-le pour son cinéma.

3-"Pierre Murat : Êtes-vous d'accord avec la croisade de Pascale Ferran pour les « films du mil ieu » ?

Arnaud Desplechin : Pascale est une amie. J 'éprouve pour el le une admiration infinie. Pour son talent de cinéaste. Pour son grand sens civique – dont je

suis, moi, totalement dépourvu. Je n'ai jamais fait partie d'un syndicat. Ni même de l 'avance sur recettes : comment pourrais-je juger quelqu'un, puisque

mon travail , c'est de proposer et d'être jugé ? En fait, c'est le terme « cinéma du mil ieu » qui me gêne. Y faire entrer des cinéastes comme Truffaut, Rohmer

ou Demy, c'est totalement déraisonnable ; quand je revois leurs fi lms, à ces trois-là – et Dieu sait que je les revois –, je suis frappé par leur radical ité

extrême. I ls sont inassimilables ! Bien sûr que Pascale a raison, que sa révolte est juste. Ce qui nous différencie, c'est une petite appréciation esthétique.

Truffaut n'est pas « du mil ieu », mais un dingue qui, avec Tirez sur le pianiste ou Les Deux Anglaises et le Continent, va droit dans le mur... En fait, voilà : je ne

suis ni un théoricien ni un mil itant, rien qu'un spectateur de base. Sur un plateau, moi, je ne sais rien faire. La lumière, ce n'est pas moi. Le cadrage, non

plus. Je suis nul en son. Je ne sais pas jouer la comédie. Peut-être suis-je comme une sorte de... député des spectateurs. Je ne représente pas toute la

démocratie du cinéma, bien sûr, rien qu'une petite circonscription. Et je suis réélu tous les deux-trois ans si je parviens à transcrire les aspirations de ceux

qui acceptent d'al ler voir mes films – de voter pour moi, en quelque sorte. Jamais, je ne pourrais dire : « Moi, en tant que cinéaste... » Quel le blague ! Je suis

juste un spectateur. Je regarde, je réfléchis, je laisse parler ma sensibil ité. Je fais, sur un plateau, la même chose que je faisais à 20 ans dans les sal les. La

seule différence, c'est qu'aujourd'hui je fabrique des films et que j'adore ça."

Propos recueil l is par Pierre Murat, Télérama n° 3045.

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Ru i nes d' un souri re

Herbier imaginaire de la BA deFilm socialisme

Quo vadis Godard Quo vadis cinema

par Les Spectres

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On ne vous racontera pas en maints détails laborieux, comme dirait Mallarmé, lepourquoi du comment de cet herbier. On pourrait suggérer que la couverture en estl’une des origines. L’origine s’inventant toujours dans des fictions, ce serait une joliehistoire, à supposer qu’on lui accorde une certaine attention. Une couverture avec Filmsocialisme, c’est le signe que l’on trouvera dans nos pages quelque chose du nouveauGodard. Quelque chose, pas la chose même, juste les bandes­annonces découvertessur le Net alors que nous terminions ce numéro. Elles faisaient défiler le film dans sonintégralité à une vitesse qui interdisait toute vision. Nous avons décidé d’arrêter cemouvement pour bricoler quelques montages d’images et de mots, assemblés dans un« herbier ». À certains, il pourrait rappeler celui de Jean­Jacques Rousseau, au« jardinier du cinéma », que le jardin est toujours déjà perdu. Nous pensions alorsnaïvement prendre le film de vitesse, paraître avant lui. Hélas, pour nous, il est depuislongtemps sur les écrans. Il ne nous aura pas seulement rattrapés, maislamentablement battus, des obstacles multiples ayant différé ce numéro et joué contrenotre avance sur lui. Les conséquences de l’un d’eux se lisent en filigrane dans l'histoirede l'âne Martin que Camille raconte à Paul dans Le Mépris. Pour aller vite et pour que letapis s’envole, il faut éviter de penser à ce à quoi on ne doit pas penser. Quand on courton court ; quand on est dans un conte des mille et une nuits, on est dans un conte desmille et une nuits. La bonne nouvelle, c’est que d’ici le prochain numéro des Spectres,« l’œuvre de notre patience », nous aurons eu le temps de penser Film socialisme, et depenser avec lui (sur le forum). Some came running, d’autres plus lentement ; mais cen’est pas pour plaire à Camille que les Spectres se préfèrent sans cigare ni chapeau…Long est le temps, mais ils paraissent les Spectres. Certains se marrent déjà.

Les Spectres

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les lieux sont les tablettes de cire

sur lesquelles on écrit

les images

les lettres qu'on y trace

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UNEPUISSANCEQUIDÉPASSELAFAIBLESSEDEL'ŒIL

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ciel/mer/fil le/des/choses

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SUPER

PERÇU

pARTout

quelque pART

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"L'avarice commence où la pauvreté cesse."Merci Monsieur Godard.

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Des femmes, autant de corps sujets au désir et à lacontemplation. Des choses ? Plutôt de l’or, mais pas celuiauquel on pense. De la beauté furtive, éclatée,insaisissable. Ce qui demeure.

Des femmes, autant d’histoires, d’Histoire et de paroles.Comment les voir ? Comment apprendre à voir ? Ouvrir leregard des générations qui arrivent. Ouvrir le cinéma.

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s i godard écri t enMAJUSCULESdans ses fi lms c ' es tpour qu'onpuisse l ' entendreCRIER

ou bien s'il écrit en lettre CAPITALES c'est comme unjournaliste et sa UNE pour apporter les nouvelles URGENTES

ou alors c'est comme

des PANNEAUX INDICATEURS

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ou alors c'est comme

des PANNEAUX INDICATEURS

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UNO. Godard a dit de Derrida qu’il n’avait pas de style ; ça tombebien, moi non plus. C’est ainsi que j’avais pensé débuter cesfragments. Aucune phrase ne venant s’enchaîner à la première, j’aidécidé de tout recommencer, sans rien changer à ce début raté, parquelques questions : il s’annonce donc comment le nouveauGodard ? Vous avez vu les bandes­annonces ? Vous l'avez vus'annoncer ? Sans doute, et pas d’une seule manière, pas une fois.Six, peut­être, ce qui n’est pas rien, même si c’est deux fois moinsque six fois deux. Vous en pensez quoi de ce qui s’annonce du film àtravers cette série de B.A. ? Moi, encore rien. J’en suis encore àchercher ce qu’elles me rappellent. Des films de Godard, vousdites ? C’est forcé, le passé se garde toujours dans ce quis’annonce, mais, c’est autre chose que je cherche à préciser, c’est àautre chose que j’ai pensé en les regardant, comme pour ne pas lesvoir, comme pour me bander les yeux, m’aveugler. À l’accéléré

QUO VADI S GODARD

QUO VADI S C INÉMA

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mécanique d’Orange mécanique ? Je ne crois pas ; je n’y ai passongé une seconde, bien que je connaisse le film par cœur. Non, cequi m’est revenu en tête à ce moment doit être lié à mon enfance,peut­être aux 33 tours que l’on jouait à la vitesse des 45 ? Tiens, 33/45, deux dates dans l’histoire.On dit que de Palma avait utilisé le même procédé pour Femmefatale ; j’en avais pas entendu parler avant les bandes­annonces deFilm socialisme. Rien d’étonnant, je ne me suis jamais passionnépour de Palma ou les bandes­annonces, les siennes ou celles d’unautre ; probablement, parce que je n’ai jamais vraiment attendu lesfilms, comme j’ai pu attendre quelques disques, des bouquins, desmatchs de foot, des rencontres de tennis, des choses comme ça. Jene vis pas le cinéma dans des horizons d’attente forts. Les filmsarrivent, je les vois ; ou alors, ils sont là depuis longtemps, annoncéspar toute l’histoire du cinéma, attendant que je les voie. De « vieuxfilms » pour utiliser cette expression, dont Godard aura mis enévidence l’étrangeté  : « On dit "un vieux Ford", mais on ne dit pas"un vieux Flaubert".  » Génie wittgensteinien de Godard, nous rendresensibles aux usages de la langue, rendre le naturel étrange, lemettre à bonne distance, pour que nous puissions le voir et nousétonner, comme un gosse devant les devises de la République.Aucun journaliste ne demandera jamais à un homme politique :qu’est­ce que la liberté, l’égalité, la fraternité ?Peut­on entrer dans l’univers de Godard, son cinéma, sans devenirl’enfant ou l’animal, que l’on est ; sans revenir à l’enfance de l’art ?Donc, les bandes­annonces, ce n’est pas ma passion, mais il fauttout aussi dire que je me souviens avoir regardé deux trailers, aumoins, avec intérêt, celui de Le Nouveau Monde de Malick, ce futaussi le titre d’un Godard, et celui d’Avatar. Des bandes­annoncestrès conventionnelles, mais qui jouaient avec la naissance du regard,le désir de voir du nouveau, de voir à nouveau, ce qu’on appelle ladifférence, qui n’émerveille plus que dans quelques films.Mais un trailer n’est pas une bande­annonce, du moins si l’on encroit les mots ; c’est autre chose ; l’un, c’est comme si le film le tiraitderrière lui ; l’autre est résolument tournée vers le film qui vient. Il yaura de la mimésis, qu’on ne s’y trompe pas. Ce qui s’annonce, serépète.

UN (PLUS UN). Pourquoi un film doit­il s’annoncer, par une bande ?Plus j’y pense, plus il me semble que quelque chose de l’être ducinéma s’annonce là. Car j’ai bien du mal à imaginer l’équivalentlittéraire d’une B.A. de La Recherche, ou pictural, de La Ronde. Çaressemblerait à quoi ? À quelques passages choisis ? À une partiedu tableau ?

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Certains considèrent les bandes­annonces comme des paratextes,bien que nous n'ayons affaire ni à un résumé, une quatrième decouverture, un commentaire, à des choses comme ça ; bien entendu,il y a du parergon dans la B.A., mais c’est une autre histoire. Celle ducadre, du vêtement, du voile.L’essentiel ici est de faire naître l’envie de voir, en mentant, enpromettant infiniment plus qu’on ne peut tenir. Il faut bien (se)vendre. La bande­annonce doit annoncer pour que le désir bande ;on pourrait le dire comme ça. Est­ce très différent avec Godard ? Sesbandes sont­elles suffisamment à part pour échapper aux nécessitésdu commerce ? Peut­être pas, mais il est aussi vrai que leur statutest très différent et qu’elles font partie de son cinéma. Leur existenceest presque autonome. Un paradoxe, si on admet que la bande­annonce, par définition, même chez Godard, doit disparaître, samission remplie. Comme les anges. L’annonce faite, elle doit laisserplace à la chose même qu’elle aura annoncée, le film. Autrement dit,il n’existe pas de bande­annonce en soi et pour soi, comme diraientles philosophes. Si quelqu’un cherchait à en tourner, il échoueraitnécessairement ; il ferait des films.La B.A. doit venir avant le film, le précéder, pour en signaler lavenue, pour lui ouvrir la voie ; elle doit l’annoncer. Mais en un autresens, le sens peut toujours se renverser, se jouer à côté de la doxa,la B.A., dans l’ordre de la création, vient après le film ; une bande­annonce suit le film, elle en est faite, même si rien ne l’y oblige.Deux ordres donc, celui de la création, et celui de la communication,de la pub, de la contrebande, parfois.Le cinéma existe entre deux annonces, celle de l’ange et lacommerciale. On sait la passion de Godard pour les deux. Si le filmfait appel à la bande­annonce, s’il l’appelle, s’il doit se faireannoncer, être annoncé, ce n’est pas uniquement parce qu’il abesoin de se faire connaître en faisant sa propre apologie, c’est qu’illui appartient d’annoncer.Le cinéma appartient à l’espace de l’annonce, grande ou petite.Godard l’aura souvent dit. Le cinéma ne fabrique pas seulement dela mémoire, des durées, longues, il ouvre aussi l’avenir. Il annoncece qui vient ; parfois la catastrophe. C’est ce que Les Histoires ducinéma racontent. Le cinéma l’avait annoncé1, mais personne ne luiavait prêté attention. Même Chaplin n’a pas été cru. Quand lecinéma fait signe vers ce qui arrive, il n’est pas plus fort queCassandre à convaincre. Il ne sera jamais raisonnable, hélas. C’estpourquoi, aussi, sans doute, pour aller au­delà de cet échec, il luiappartient d’annoncer autrement, selon une autre vérité, le temps dela résurrection. L’image annonce qu’elle viendra au temps de larésurrection. Elle annonce son propre avenir. Son retour. N’est­elle

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pas déjà là ? Ne vivons­nous parmi les images ? Je ne sais pas, pasplus que je ne peux deviner où se situe ce temps de la résurrection ;mais gardons juste en mémoire pour la pensée, pour le penser, quel’image viendra au temps de la résurrection, et que le cinémaappartient à l’ordre de l’annonce, de la promesse autrement dit.Le cinéma fait signe ; il salue, autrement dit.Cela peut se dire autrement, avec Derrida, ce ne sont pas les motsqui manquent pour cette vérité. Dans la bande­annonce fait signe« l’imminence ». On dit «   coming soon », « prochainement sur vosécrans ». Ce que la bande annonce n’est jamais trop loin, troplointain ; elle n’annonce jamais que le prochain, le proche. Elleappartient au temps de l’imminence, elle annonce l’imminent, ce quiarrivera bientôt sur nos écrans, mais, comme le cinéma estpromesse de résurrection, ce qui s’annonce dans l’imminence, dansle soon, dans le prochainement, porte déjà en lui l’appel du pluslointain. La bande­annonce promet le film, mais le film, le cinémadans le film, promet tout autre chose, le retour paradoxal de ce quine fut pas, le retour de l’image.Re­naissante ou re­venante, dirait Derrida, l’image l’est toujours ;c’est pourquoi l’image n’est pas, c’est pourquoi, comme le conseilleGodard, il ne faut pas utiliser le verbe être. D’une image, il ne fautpas dire qu’elle est ou qu’elle n’est pas. Une image n’est pas. Lecinéma n’est pas, c’est sa vérité, celle qu’il ne cesse d’affirmer vingt­quatre fois par seconde. Moins ou plus.Je ne sais plus qui demandait à Derrida : «   Godard vous a-t-ilinfluencé » ?, hésitation de Derrida, ne comprenant pas trop d’oùpouvait surgir une telle question, puis, une réponse très derridienne :« Non, je ne pense pas, du moins pas consciemment ».

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I I I . Le cinéma, on croit le savoir, c’est des images. Il suffirait defermer les yeux pour échapper à sa puissance. Pour Godard, aucontraire l’image n’est pas ; elle est toujours image de quelque chosequ’elle n’est pas, qui n’est pas en elle, ni dans la tête de celui qui laregarde, ni ailleurs. C’est pourquoi elle peut garder et promettre. Toutfilm en ce sens est une B.A., en tant qu’il annonce la venueprochaine, peut­être moins « la bonne parole » que « la bonneimage », celle qui garde ouverte la promesse.«   Prochainement sur vos écrans ».Tout se joue dans la beauté de ce « prochainement », mais il fautavoir gardé quelques souvenirs d’enfance pour en saisir l’intensité.Prochainement, sur nos écrans, donc, il y aura Film socialisme, unfilm de Jean­Luc Godard (JLG). Nous sommes un peu dans laposition de Marie, à qui on annonce un fils, un peu spécial, endehors de l’ordre du monde. Comme elle, nous voulons engendrerde la pensée, des affects d’un film d’exception. Godard, bienentendu, n’ignore pas le lien de ces deux annonces ; chez lui, il y atoujours du grand dans le petit, Rome ou les Tziganes dans CD­Rom ; l’annonce faite à Marie, dans les petites annonces.Marie n’est pas étrangère à son cinéma, ni les anges. Il l’avaitsaluée, il y a quelques années dans une station service, si mamémoire ne me trompe pas, et on peut parier que des anges, il y enaura encore dans Film socialisme, ainsi qu’une station­service, unefamille plus ou moins sainte, quelques animaux, dont un âne, celuides Évangiles, de Bresson, celui du Mépris, Martin. Je crois les avoiraperçus, entraperçus, dans les images de la B.A. Je ne crois pas metromper, mais faut attendre. On verra.

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En anglais, on ne dit pas « attends de voir », mais « attends etvois » ; «   wait and see ». Comme s’il suffisait d’attendre pour voir,comme si attendre était déjà voir, ou plutôt, comme si voir ne suffisaitjamais à combler l’attente, même quand on voit pleinement, endirect, la chose même, en chair et en os.Ainsi, comme le conseillait Hitchcock, nous redisons la même chose,sans l’avoir cherché.Une image ne se voit pas. Jamais. Elle comporte toujours unetension, une intention qui la déborde hors d’elle­même, hors de soncadre. Elle fait sortir le présent de ses gonds. Pas une image juste,pas juste une image, une image toujours « désajustée », du moinsquand elle échappe au système techno­militaire, où elle n’existequ’ajustée, visée, ciblée.Je vois, j’attends Film socialisme, sans avoir la prétention decompter parmi ceux qui l’attendent avec le plus d’impatience ;comme on attend le messie, dit­on. JLG est un metteur en scènedont on attend les films. S’il en avait été autrement, rien de tout cecinéma autour de ces bandes­annonces n’aurait eu lieu. On estimpatient de voir, mais en même temps, tout semble se mettre enplace pour que le film ne soit pas vu. «   Mon nom empêche mes filmsd’être vus ». C’est vrai. C’est triste. Et, on peut ajouter, pour faire duShakespeare, il est triste que ce soit vrai. Hélas, c’est ainsi ; c’estnécessaire ; s’il en était autrement, s’il pouvait en être autrement, iln’y aurait pas de bandes­annonces. Les films ne s’annonceraientpas. Ils ne se donneraient pas à penser, à sentir, avant d’avoir étévus.Pré­voir, voir avant d’avoir vu, et ne plus voir donc.

QUATRO. À chaque art, sa vitesse pour (nous) rendre la vérité, leschoses, tout ce dont la vie nous prive. Comme le disait un petitsoldat photographe, le cinéma c'est vingt­quatre fois la vérité parseconde. C’est la vitesse à laquelle la vérité se donne au cinéma, ets’y prostitue aussi, quand elle ne vit pas sa vie. C’est connu.Mais que lui arrive­t­il donc quand elle se donne trop vite, quand toutun film défile en quelques minutes ?Où passe, où est passée la vérité de Film socialisme quand ellepasse, quand elle est passée devant nos yeux à une telle vitesse ?Je ne sais pas ; c’est un peu comme au Louvre, dans Bande à part.Une autre bande, justement, une autre manière d’aller trop vite pourla vérité. Même à 24 images par seconde. Combien d’œuvres, demillénaires, parcourus en quelques minutes ? Les quelquessecondes du cent mètres, c’est de la blague à côté.

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Ici, je sens que je devrais donner quelques citations de Godardparlant du ralenti et de l’accéléré à l’époque de Sauve qui peut (lavie) ; ah, la force, la beauté de cette parenthèse, de cette mise entreparenthèse de la vie, de cette épochè ; la beauté du cinéma quirelève la vie.La vérité a ses vitesses et ses lenteurs, comme la vie, comme lamort. Pascal pensait que l’on ne lit bien, ni trop vite ni troplentement ; faut pas être Pascal pour le penser, vous me direz, sansdoute, mais on ne lit que pour dire que l’on a lu, pour citer. Ce quiimporte trop souvent regrette Godard, c’est le nom : «   Quand on medemande est-ce que je peux vous citer, je dis toujours oui, vous ledevez même, mais ne dites pas que c’est moi. Ils refusent tous, bienentendu  ; seul les intéresse le nom, pas la vérité, pas la chose.L’auteur, pas le film.  »Donc, on ne lit bien ni trop lentement ni trop vite. On n’écrit pas nonplus trop lentement ou trop vite, mais ça c’est Ponge qui l’a dit. Jesens que je n’écris pas bien ; trop vite, trop lent ; jamais dans lerythme des choses à dire. Je n’ai pas le tempo. Même si je tape enécoutant Frank Sinatra. Ça ne swingue pas.Mais parlons d’autre chose. Demandons­nous quel serait le bonrythme du cinéma, selon Pascal ? Celui de la raison ? Celui de lagrâce ? Je ne sais pas. Je devrais le relire, pour voir.En attendant, si le ralenti à sa limite absolue fixe l’image, nous donnel’image sans l’image de la vie, la mort du cinéma donc ; l’accéléré, àson tour et à sa manière, nous précipite vers la mort. Vers la fin, leschoses vont toujours plus vite. Imaginez un corps qui tombe. Unecascade. C’est aussi le mouvement de la vie. À l’article de la mort,dit­on, on revoit défiler toute sa vie à une vitesse hallucinante. C’estqu’il faut être alors très rapide, le plus rapide possible, pour seprojeter toute une vie en un temps infime ; il faut porter les images àla vitesse de la pensée pour avoir le temps de revoir toute sa vie,une dernière fois, comme on ne l’avait encore jamais vue ; parce quevoir, n’est pas vivre, même si l’existence se dédouble toujours : unqui regarde, l’autre qui vit.Il y a un moment très poignant dans Sauve qui peut (la vie), celui oùle personnage joué par Dutronc (Godard) renversé par une bagnole,ça arrive pas mal chez lui, il a dû vivre quelque chose d’approchant,sans qu’on sache s’il va mourir ou non, dit : «   Je ne suis pas en trainde mourir puisque je ne vois pas ma vie défiler devant mes yeux » ;c’est le genre d’illusion, de légende qui garde en vie. Nana ne voyaitpas sa vie défiler devant ses yeux en regardant le film de Dreyer, çane l’a pas empêchée de mourir la mort de Jeanne d’Arc. Il ne fautpas s’aveugler, quand la vie défile à une telle vitesse sur l’écran ducerveau, on est déjà mort. L’image s’est déjà séparée de la vie ;bientôt ne restera plus que cette image originaire, la plus fascinante

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de toute, un cadavre, une image déjà en décomposition, qu’il fautpréserver, momifier. Origine du cinéma. Cinéma des origines.Redonne vie aux images sans vie, une image de la vie à ce que lamort œuvre sans cesse. On se souvient de la nouvelle de Poe, dansVivre sa vie.Est­ce la mort de Rohmer qui aura donné une telle vitesse à cettebande­annonce ? La mort du socialisme, qui n’aura pas été grand­chose ? Godard aurait déclaré que ce serait son « dernier film ».

KHAMICHA. Le titre s’est fait attendre. Nous avons d’abord attenduSocialisme, puis, à l’heure de Cannes, un autre est venu : Filmsocialisme ; comme pour nous signifier l’arbitraire des titres, audouble sens du mot, contingence des signes et absolu du pouvoir(de nommer), comme pour nous dire : Cannes ce n’est que ducinéma, ne croyez surtout pas y trouver autre chose que dessocialistes.Un film, pas du cinéma.« Film », se sera ajouté à « socialisme », comme un supplément,sans grand intérêt au fond, du moins dans l’ordre de l’information. Lemot « film » ne nous apprend rien. Autant parler de « PeintureJoconde », « Musique Jupiter » ou de « Pubs Girbaud ».Film socialisme ; c’est un étrange montage, pas très fidèle au géniede la langue française ou suisse. C’est moins naturel que OneAmerican Movie, Un film d’Allemagne, ou Film ; mais cela peut aussise lire simplement comme la variation d’une construction plusordinaire, Socialisme (film) ou Socialisme (le film), qui chercherait àdistinguer le film des autres versions de son contenu, artistiques ounon.Mais de quoi, de qui se distinguerait alors Socialisme film ?Du socialisme réel, de l’utopique, de celui qui vient, de celui qui s’estannoncé, qui est passé, sans avoir jamais eu lieu, de vrai lieu ; traced’un événement appelant à la fidélité des sujets de vérité ?C’est peut­être une question ; l’évidence est que « film » est venuaprès « socialisme », comme le cinéma est venu après lesocialisme ; de quand date le mot, et la chose qu’il nomme ? Est­cepareil les mots, les choses ? L’avant, l’après ? En attendant lesréponses de Godard, des autres, en attendant le film Filmsocialisme, nous avons la bande­annonce ; la plus rapide del’histoire ? Elle n’annonce pas seulement le film, elle est le film, maisà une vitesse qui le nie, comme l’espace l’oiseau. Changez la vitessedes choses, et vous changez les choses. Accélérez un quatuor deBeethoven et vous sentez que la beauté est une donation du temps.

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Un temps pour tout. Que voit­on quand les images défilent à unetelle vitesse ? Rien. Tout. La différence entre le film tel qu’on le verra,avec ses vitesses, ses lenteurs, et le film accéléré, impossible à voir :des sons, des images, des légendes, des enfants, des animaux…des choses comme ça, mais séparés d’eux­mêmes, de leur rythme.Quand tout va à la même vitesse, rien ne va plus.

Que de rythmes, remarquait Godard, on aura perdu depuis lesdébuts du cinéma. Celui du petit garçon, de la petite fille, de lafemme, des grands du burlesque ne sont pas identiques. Tout ce quele cinéma permettait alors. Je pense à ces mots de Thoreau queGodard doit connaître, en tant que jardinier amateur de DouglasSirk : «   If a man does not keep pace with his companions, perhaps itis because he hears a different drummer. Let him step to the musicwhich he hears, howevermeasured or far away. »Tout le film en une bande­annonce, plus de différence, plusd’annonce. On n’imagine pas Bouddha ni Jésus courant après lebus, ils y perdraient leur essence, disait Musil ; c’est un peu ce qui seproduit ici ; dans cette trop grande vitesse mécanique, le film perdson être. Bien entendu le cinéma, c’est de la mécanique, maisplaquée sur du vivant, elle ne provoque plus que le rire. Adieu lesdurées, la matière, la mémoire. Notons, avec Godard, que l’accéléréne fut le plus souvent utilisé que pour faire rire, par exemple (maispas seulement) dans le burlesque. Cette bande­annonce ne fait pasrire, c’est vrai. C’est pas son but. Si elle a un but, ce serait moins denous faire rire que de se moquer de nous ; du moins, c’est ce quej’imagine. Nous aimons Godard, mais nous ne savons pas l’attendre.Qu’est­ce qu’un amour incapable d’attente ? Cela pourrait être unequestion de Rohmer. Godard répondrait peut­être : «   un amourd’enfant  ? » C’est pourquoi, il nous gâte, nous qui attendons ses filmscomme s’ils devaient nous sauver la vie, nous sauver de la vie en lui

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substituant nos désirs ; quelle pitié ; l’absolu, comme un coup derevolver.Que dire de cette impatience, de cette volonté qu’il arrive, non paspour le voir, mais pour le commenter, l’analyser, le faire disparaîtredans les discussions, les paroles ?Peut­être ceci : «   On veut trop parler avant de voir. Depuis le débutdu cinéma, voir ne sert qu’à parler »2

Nous ne supportons plus que les choses fassent leur durée, aientleur temps, se déplient à leur allure. Hélas pour elles, pour nous. Onse souvient. Badiou à l'arrivée de Sarkozy avait beaucoup parlé de lavitesse, des hommes­rats qui ne peuvent pas attendre leur part depouvoir. À cette vitesse, du pouvoir, du capitalisme, du matérialismedémocratique, il opposait la lenteur de la pensée, qui n’est pasnécessairement celle des croisières, et de ses philosophes.L’homme aux rats avait pris le temps d’une croisière avant d’appuyersur l’accélérateur pour nous mener loin de 68, comme si 1981 n’avaitpas mis fin aux années rouges.«   Lorsque le temps, disait Heidegger, n’est plus que vitesse, alors laquestion pour quel but, à quelle fin, et quoi ensuite, comme unspectre traverse toute cette sorcellerie ».C’était il y a bien longtemps, bien avant les nouvelles vitessesd'apparition (au sens fantomatique, de Derrida) des nouveauxappareils techno­télé­médiatiques, avant les nouveaux rythmes del'information et de la communication, les nouveaux modesd'appropriation3.C’est sur le Net que nous aurons découvert la bande­annonce duprochain film de Godard, c’est là qu’elle se sera annoncée, c’est surle Net que sera d’abord visible, pour qui le demandera, le film­même,pour ceux qui croient à quelque chose de tel. Si on voulait parler decette bande­annonce, vraiment, et ne pas se contenter de tournerautour d’elle, en essayant de la séduire et de l'attirer vers le monde,il serait nécessaire d’exposer le lieu de sa visibilité, de sonexposition.Il faudrait analyser «   le rôle que jouent la vitesse et la puissancemédiatiques » du Net, qui prend le monde de vitesse, «   pours'étendre de façon inouïe, de plus en plus différenciée et de plus enplus accélérée, au-delà des normes de vitesse qui ont jusqu'iciinformé la culture humaine ».Il faudrait aussi lier, agencer, l’imminence de ce qui s’annonce dansla vitesse de la B.A. à d’autres imminences, au jour d’aujourd’hui,plus graves, qui arrivent, qui sont en cours, en route, immenses,mais encore sans nom.

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«   Quelque chose d’unique est en cours en Europe, dans ce quis’appelle encore l’Europe même si on ne sait plus très bien ce quis’appelle ainsi. À quel concept, en effet, à quel individu réel, à quelleentité singulière assigner ce nom aujourd’hui  ? Qui en dessinera lesfrontières  ? Se refusant aussi bien à l’analogie qu’à l’anticipation, cequi s’annonce ainsi parait sans précédent. Expérience angoissée del’imminence, traversée de deux certitudes contradictoires  : le trèsvieux sujet de l’identité culturelle.

Son nom ne masquerait-il pas quelque chose qui n’a pas encore devisage  ?

Nous nous demandons dans l’espoir, la crainte et le tremblement àquoi va ressembler ce visage.

Ressemblera-t-il encore  ? »4

HEXI . Enfant, le petit Jean­Luc Godard devait réciter, et bienréciter, aux anniversaires de mariage de son grand­père, undemi­dieu5 banquier à Paribas et ami de Paul Valéry, LeCimetière marin6. C’est un très long poème, il fallait beaucoupde mémoire pour le retenir et le dire tel quel. Déjà, dans cesouvenir, et dans le poème de Valéry, on peut pressentir certainsdes plus beaux plans du Mépris ; toute la beauté à venir de lamer et du moi qui changent, de la vie vaste parce qu’ivred'absence, et la tragédie grecque. Je ne me souviens pas siBergala parle de cette rencontre littéraire, je n’ose pas direoriginaire, ou formatrice, avec la mer, avec la Méditerranée,«   cette machine à faire de la civilisation7 ». Quelle image ! Jesuis émerveillé à chaque fois par Paul Valéry. Ce n’est pas un demes auteurs, loin de là, mais impossible de ne pas éprouver de

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la joie devant cette capacité à faire de la pensée, à créer desimages, impossible de rester insensible à cette machine, siastucieuse, si ingénieuse, à faire de l’esprit. Un des « produits »de «   la machine à faire de la civilisation », un civilisé, a pensé laMéditerranée, dans le paradoxe d’une formule, qui nous mènetrès loin de la distinction nature­culture ; enfin, peut­être, car lemot a bien des sens, il ne désigne pas seulement l’étendued’eau, la mer « elle­même ».Quel rapport avec le film à venir de Godard, la bande­annonce ?On verra, attendons. Pour l’instant, je veux garder vivace,présente, presque vierge, l’image du petit Jean­Luc récitant àson grand­père, banquier à Paribas, Le Cimetière marin de PaulValéry. Elle reviendra cette image. Elle est faite pour hanter. Enelle, je sens «  le temps scintille et le songe est savoir ». «   Pourmoi seul, à moi seul, en moi-même  ? » Je ne crois pas. C’est là,d’une présence absolue. Comme ces quatre vitesses que jeveux saisir, dégager ou libérer de cette bande­annonce : lavitesse du film, celle de la B.A., celle de la croisière et celle dela «   machine à faire de la civilisation », la mer, ou, plusjustement, la Méditerranée. Ainsi, le temps de la croisière seréfléchit dans la très longue et très lente histoire de laMéditerranée. « Notre mer », avec ses échanges commerciaux,ses cultures, ses langues, ses conflits, ses légendes, sesreligions, ses hommes, ses femmes, ses éternités, dont cellesde Rimbaud et de Pierrot le fou, qui trouva la mort d’avoir ététrop lent. La mort va parfois plus vite que le désir de vivre, leregret de la vie.Comment expliquer la présence de la Méditerranée dans Filmsocialisme ? C’est la question qui vient à l’esprit, si on pense autravail de Bergala. «   Dans Le mépris, écrit­il, du choc frontal dela rencontre avec la lumière de la Méditerranée, avec le midi, laplus grande altérité possible, Godard puisera une forced'inspiration inconnue de lui à ce jour, qui produira une intensitéesthétique sans heurts ni à-coups, une tension calme et sanspics ni éclats, une éclatante sérénité stylistique.   » Après Pierrotle fou, «  il renoncera définitivement à la Méditerranée pour filmerle bord du lac Léman, la Bretagne, la Mer du Nord, s'éloignantrésolument du cinéma de l'altérité absolue  ». On pourraitdiscuter ce passage, riche et conventionnel, longtemps, on secontentera juste de noter combien cette « idée » d’ « altéritéabsolue » est insuffisante. L’absolu, étant sans relation, n’a pasd’altérité ; l’altérité en tant que différence et relation ne peut êtreabsolue. Seule l’identité sans vie, non vivante, est absolue,qu’on la nomme Dieu ou, ce qui revient au même, Mort. Et puis,comme nous le savons aujourd’hui, Godard n’aura pas renoncédéfinitivement à la Méditerranée. Il aura juste pris un long détourpour y revenir, le long détour des héros, Ulysse, par exemple,qui occupe chez lui, comme Homère, une place dont

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l’importance m’apparaît de plus en plus extrême. De mémoire,seulement, on se rappelle. Dans Le Mépris, il y a l’Odyssée ;dans Les Carabiniers, Notre musique, plutôt L’Iliade ; la guerrede Troie est la guerre où se pense le conflit israélo­palestinien ;après Lang­Hölderlin, c’est au tour d’un autre poète d’incarnerl’image de la résistance poétique, Mahmoud Darwich, lePalestinien­Troyen.

La Méditerranée, pour Godard, ce fut d’abord la Grèce. Dans LeMépris, les deux sont rassemblées par le nom du poète de l’absencedes dieux. «   J'ai choisi Hölderlin à cause de cette fascination que laGrèce, la Méditerranée exercent sur lui ». Quand il écrit son texte surle film de Pollet, presque à la même époque, ses analyses se situentsans grande surprise dans l’espace de l’humanisme classique. LaGrèce est liée à l’essence de l’Occident et de l’homme universel,incarnée exemplairement dans l’esprit grec, latin, chrétien etl’ensemble des traits qui, en définissant les frontières de lasupériorité européennes, excluent ses autres, la Turquie, parexemple ; qu’on y interdise ou pas le voile.« Que savons­nous aujourd’hui de la Grèce ? » demandait Godard.Si la question est plus vivante que jamais, cet « aujourd’hui » n’estplus le nôtre, mais, comme le fut la sienne, notre expérience est liéeà la forme irréductible d’un aujourd’hui, qu’il soit authentique oudéchu. Qu’est­ce qui lui donne forme ? Qui sommes­nousaujourd’hui, dans notre relation à la Méditerranée, à la Grèce, àl’Europe, à l’Occident, au monde ?Relisons, ce texte, en nous demandant quelles distances le séparentaujourd’hui de Godard.«   Que savons-nous aujourd’hui de la Grèce. Que savons-nous des

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pieds agiles d’Atalante… des discours de Périclès… à quoi pensaitTimon d’Athènes en grimpant au forum  ; que savons-nous de nous-mêmes, hormis que nous sommes nés là il y a des milliers d’années  ;que savons-nous de cette minute superbe où quelques hommes,comment dire, au lieu de ramener le monde à eux comme unquelconque Darius ou Gengis khan se sont sentis solidaires de lui,solidaires de la lumière non pas envoyée par les dieux mais réfléchiepar eux, solidaires du soleil, solidaires de la mer… de cet instantdécisif et naturel, le film de Jean-Daniel Pollet nous livre sinon letrousseau complet, du moins les clés les plus importantes… les plusfragiles aussi… Dans cette banale série d’images en 16mm. , c’est ànous maintenant de savoir retrouver l’espace que seul le cinéma saittransformer en temps perdu. . . ou plutôt le contraire. . . car voici desplans lisses et ronds abandonnés sur l’écran comme un galet sur lerivage. . . puis, comme une vague, chaque “collure” vient y imprimerou effacer le mot souvenir, le mot bonheur, le mot femme, le motciel. . . La mort aussi puisque Pollet, plus courageux qu’Orphée, s’estretourné plusieurs fois sur cette “Angel Face” dans l’hôpital de je nesais quel “Damas”. »

ACROPOLIS NOW. Le texte se termine par on ne sait quel«  Damas  ». Pas un mot de la Sicile, de l’Égypte, de l’Espagne… Pasun mot non plus de la Grèce du présent de la question. La Grèce, quiaura défini l’être comme présence, si l’on en croit Heidegger, esttoujours au passé. Seule intéresse la Grèce de Socrate, destragiques, d’Homère, des dieux, de la démocratie, qu’on dit avoir étéinventée à Athènes, la jolie blague. Notons que le penseur de l’êtrene sera allé en Grèce qu’une seule fois, en 1962, un an avant le filmde Pollet, un an avant Le Mépris.Mais que se passait­il en Grèce, en France, ailleurs pendant

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l’aujourd’hui de la question de Godard ? Des guerres, des drames,des choses comme ça, mais qui ne l’intéressaient pas, semble­t­il. Ilétait alors moins porté sur l’Histoire, il n’était pas encore entré enelle, à pas lents. Il se contente de redire lyriquement sa leçonhumaniste, des choses apprises chez Malraux, chez Faure, un peupartout, sans beaucoup de sens critique. En Méditerranée grecquecommence la civilisation dans un partage sans cesse réactivé ; d’uncôté, l’élément barbare, asiatique, incarné par la figure d’un tyran, ici,Darius et Gengis Khan, mais on peut citer des exemples plusproches, comme le président iranien, qui lui aussi veut ramener lemonde à lui ; de l’autre, des hommes libres, solidaires de la terre, dela mer, du soleil ; presque déjà écologistes.La machine à faire de la civilisation sépare l’homme de la civilisationde son autre, situé de d’autre côté de la Méditerranée, sur l’autrerive.La Grèce a eu ses Barbares, et puis Rome, et ensuite la Chrétienté ;et les choses n’ont pas changé, pas trop. La Méditerranée esttoujours le lieu d’un partage, du partage entre l’Europe et ses autres.La civilisation est située du côté du bon cap ; le cap de ceux quipensent, créent, parlent, aiment, vivent et font librement la civilisationde la liberté. C’est l’idée qui anime le film bushiste de Manoel deOliveira, Um Filme Falado, qui, extérieurement, est très proche decelui à venir de Godard ; même croisière méditerranéenne à traversles cultures occidentales.Que nous donnera à penser Film socialisme de tout ça, de ce typede croisière idéologique ? À en croire le titre ce sera une tout autreaffaire, une autre histoire. Certaines choses restent cependant assezambivalentes dans la pensée de Godard ; il n’échappe pas à unecertaine forme d’« occidentalisme », comme le montrent sesHistoires du cinéma. À une époque, il se référait beaucoup et avecadmiration à la fameuse distinction des trois rythmes de l’histoire deBraudel ; il n’en gardait que deux, le lent et le rapide, qu’il variait à samanière. «   Il y a deux histoires, une histoire proche, qui court versnous à pas précipités, - et c’est la télévision ou le Spiegel, et bientôtGoya et Matisse sur CD-Rom (on peut bien entendu ajouter le Net ;rien ne court à sa vitesse de nos jours, et c’est lui que Godard achoisi pour nous annoncer très vite son film) –, et une histoirelointaine qui nous accompagne à pas lents, et c’est Kafka, c’est PinaBausch  ; c’est Fassbinder8.  » C’est dans cette histoire qu’il s’estaperçu que «   le mot "musulman" avait été inventé par on ne sait quelkapo de Dachau ou Mauthausen pour désigner un Juif lorsqu’iln’avait plus aucune force, et qu’il avait fallu cinquante ans pourretrouver ce Juif sous un uniforme musulman dans les ruines deSarajevo et Srebrenica.9 »Cela Godard ne l’a pas appris chez l’héritier de Pirenne et de l’espritdes colonies, Braudel pour qui «  l’Islam vis-à-vis de l’Occident, c’est lechat vis-à-vis du chien  ; on pourrait dire un contre-Occident (…) il est à

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lui seul, l’"autre" Méditerranée, la Contre-Méditerranée prolongée par ledésert10.  »Ce n’est pas la Méditerranée «  altérité absolue » pour l’homme du Nord,c’est la Méditerranée qui porte en elle, son autre, l’autre de laMéditerranée, l’Islam. C’est ce qui se dit, d’une manière ou d’une autre.Par la Méditerranée se fait le partage nord/sud, des riches et despauvres, des croisières et des radeaux des « sans­papiers » ; «  le lacintérieur est un cordon sanitaire ».Quand, bien après Le Mépris, et le texte sur le film de Pollet, oninterroge Godard sur une possible différence entre la Méditerranée duMépris et celle de Notre musique, conscient des limites idéologiques dela Grèce allemande férue «  des Grecs dans le mauvais sens, dans lesens guerrier », il répond n’avoir pas «  du tout pensé, dans Notremusique, à la Méditerranée. Bien qu’il y ait peut-être un aspectméditerranéen, puisqu’il y a un écrivain espagnol, un écrivainpalestinien  ; Sarajevo, comme la Palestine, ce sont des lieux de laMéditerranée abandonnés par l’Europe.  »Dans quel film de Godard voit­on le livre de Braudel L’Identité de laFrance dans une flaque de boue ? L’identité de la France traînée dansune flaque de boue ? Ce plan serait­il censuré, aujourd’hui, s’il était prisau mot, vu à la lettre ? Provoquerait­il une de ces polémiques dont nousavons maintenant pris l’habitude11 ? Qui comprendrait encore,simplement, en le voyant, qui penserait simplement : «  Le propre d'uneculture, c'est de n'être pas identique à elle-même, c’est de ne pouvoirs'identifier, dire «  moi  » ou «  nous  » que dans la non-identité à soi, ladifférence avec soi. Il n'y a pas de rapport à soi, d'identification à soisans culture, mais culture de soi comme culture de l'autre. Une culturen'a jamais une seule origine. La particularité de la culture française, desFrançais à se sentir universels n’a rien de particulier  ; il n'est pas réservéaux Français de se sentir "hommes d'univers". Ni même sans doute auxEuropéens. Aucune identité culturelle ne se présente comme le corpsopaque d'un idiome intraduisible mais toujours, au contraire, commel'irremplaçable inscription de l'universel dans le singulier, le témoignageunique de l'essence humaine et du propre de l'homme12.  »

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Répétons la question de Godard : «   que savons-nous aujourd’hui dela Grèce » ? Qu’en sait aujourd’hui Godard, à l’heure où l’Europe,peut­être le monde, tremble en Grèce ?En titre de The Economist, cette semaine, on lit : «   Acropolis now.Europe’s debt crisis spins out of control ».La couverture nous montre des hélicoptères au­dessus de l’Acropoledans le soleil couchant et Angela Merkel dans le rôle de Brando,«   the horror, the horror  »  ; que viennent faire là ces hélicoptères ?Avaient­ils anticipé la présence des 200 militants communistes quiont occupé ce mardi matin le site de l'Acropole, «   pour protestercontre la cure d'austérité infligée aupays.  » Sur leur banderole :"   Peuples de l'Europe, soulevez-vous ", en grec et en anglais. Lalangue de l’être, la langue du capitalisme.Quelle sera la langue de l’hypothèse communiste, du communisme àvenir, du socialisme qui s’annonce ?Les langues de l’autre.Aujourd’hui, en Grèce se lient l’Acropole et l’Apocalypse ; Godard lesait­il ?Serait­ce donc aujourd’hui l’Acropolis ?Maintenant ?Non, pas maintenant, plutôt l’Apocalypse.«   Demeure, Athènes (Nous nous devons à la mort).  »D’un fragment à l’autre, ou pour le dire plus vite « d’un fragmentl’autre », parfois d’une ligne, d’un mot, l’autre, je suis passé deDerrida à Godard, et de Godard à Derrida, sans le dire, sansl’annoncer, le signaler, on l’aura parfois senti, lu, noté, faisant monmontage, pour mon bon plaisir, avec pour seul souci que quelquechose naisse de beau de cette rencontre.

L’ESPACE CINÉMATOGRAPHIQUE. Mais quel rapport tout ça,avec Film socialisme, avec ses bandes­annonces ? Quels rapports ?Comme si cela pouvait constituer une question. Quels rapports ? Desmillions, et plus encore. Tous les rapports qui vous plairont. À vousseulement de les imaginer, puisqu’ils n’existent pas. Moi, ce quim’enchante, c’est des riens du tout, des presque riens, des chosescomme ça. Découvrir, par exemple, sans l’avoir cherché, sansfeindre de l’avoir trouvé, l’inventant certainement, que tout était làdepuis longtemps, depuis des éternités, sinon l’éternité ; oui, sinonl’éternité ; c’est sans doute une illusion, que tout semble se déplier,

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venir en présence ; en lumière ? Dans la lumière ? Je le sais, et je necrois pas céder à une vision « rétrospective », au télos du sens et del’artiste qui peu à peu prend conscience de lui­même dans lemouvement par où se fait son œuvre. Autre chose est en jeu ; autrechose se joue, à quoi importe peu que tout ne soit qu’un leurre. Il estnécessaire, comme l’écrivait Blanchot13, si l'absence doit semaintenir, être notre règle, la loi qui nous commande et donne àpenser, qu'au mot de la réponse, de la solution, vienne sans cessese substituer un autre, qui nous éloigne, nous tienne à distance,nous ramène au large, sans cesse, et à celui­ci un autre encore, quinous fuit, le fuyant, «   et à ce dernier le mouvement même de lafuite ». Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons avancer, nous acheminervers le règne sans règne des images, qui vont et viennent, necessant de nous inquiéter en nous privant des mots, du pouvoir denommer, le seul qui arrête la vie des images, la vie autrement dit, etson image, le passage, le montage infini de ce qui ne passe passans engendrer dans l’esprit une idée, une expérience, un goût, ledésir de «   l'inextinguible réel incréé ». Et à la fin, si ce mot pouvait iciavoir un sens, nous devrions nous trouver non pas face à deschoses, à des légendes, à des animaux, à des choses comme ça,des formes ou des images, mais dans les pas, dans les parages d’unrythme poétique, comme celui, étrange, inquiétant au­delà de touteinquiétude, du film de Pollet, dont le texte de Godard ne rend pas laforce. Mais là ne sont pas sa vérité, sa profondeur, sa nécessité.Pour les approcher, il faut en extraire les mots les plus justes, pasceux que Godard aura extraits du film de Pollet, et les poser commedes galets sur la route de «   la mer allée avec le soleil  ». «   Damas »,«   Orphée », «   temps perdu », «   Angel face ». Ce ne sont que desmots, mais tout de même, ce n’est pas un hasard, si là, déjà, setrouvent liés, dans un texte sans grand intérêt, le temps perdu,Orphée, Paul… et presque la formule centrale des Histoires ducinéma. À chacun de ces mots pour qu’il résonne pleinement, il fautjoindre, faire correspondre son autre, son absent, sa trace. PourDamas, ce sera Paul ; Orphée aura Eurydice. Le temps perdu, celuiqui ne se retrouve que dans sa recréation. Mais à quoi, à qui, doncfaire correspondre ce visage d’ange ? Quel visage donner à cetange ? Celui de Jean Simmons ? Celui de Preminger, que je n’aimepas ? Les visages des anges innombrables qui habitent l’imaginairede Godard ?On verra, plus tard. En attendant, d’avoir vu pour comprendre, onimagine Paul, pas encore saint, pas encore chrétien, envoyé àDamas persécuter les chrétiens. Ce fut un grand persécuteur dechrétiens, avant de devenir un grand chrétien. Il croit aller à Damas,alors qu’il s’achemine vers l’éternité, vers Jésus revenu d’entre lesmorts. Retournement. Conversion. Le temps de l’image est venupour lui. Il fait son entrée dans le cinéma de Godard sur le chemin deDamas, le lieu où tout se retourne, se convertit ; mais à quoi ? Je nesais pas. À une énigme dont Orphée réaffirme le mouvement deretournement. Le poète a perdu son amour ; comme Stewart dans

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Vertigo, les maîtres de l’univers l’autorisent à descendre aux enfersle ramener. Eurydice dit à Orphée : «   Ne te retourne pas.  » Et Orphéese retourne, vers cette ombre, cette « présence voilée » et la perd ànouveau. Orphée, c’est le cinéma, se retournant vers la mort, versles désastres de l’histoire, vers les enfers, le négatif.S’il y a un retournement au cinéma, c’est qu’il y a d’abord eu untournage. On tourne et on retourne. On tourne deux fois.Godard, en bergsonien ami des durées, aime la répétition ; c’esten elle qu’il crée la différence.«   On sauvera ça au montage », c’est la formule qui débuteMontage, mon beau souci. Elle doit être entendue au sens fort,celui du salut ; par le montage se fait le salut de ce qui a ététourné. Le montage est le retournement ou la résurrection deschoses. Le temps perdu retrouvé.«   Le cinéma, a cru Godard14, autorise Orphée à se retourner surEurydice sans la faire mourir », dans les Histoires, où le poètedes poètes, qui fait penser à l’ange de l’histoire de Klee rendufameux par Benjamin, intervient à plusieurs reprises. Je mesouviens, je pense (mais je ne veux pas revoir pour m’enassurer) de la voix de Cocteau venue du Testament d’Orphée,d’images de cadavres, de bombardements, de guerre : «   quellehorreur, quelle horreur, quelle horreur ». Le cinéma comme lapoésie, en tant que cinéma, quand il cesse de se raconter deshistoires pour raconter l’Histoire ne peut que descendre auxenfers avec Dante. Les films de Godard forment une divinecomédie, sans dieu. La comédie de l’absence du divin. PourtantGodard croit au paradis, du moins à sa trace ; tous ses grandspersonnages semblent le chercher ; vivre sa vie, c’est vivred’une manière absolue, religieuse, métaphysique ; sans lesouvenir de cette trace, qui est aussi une promesse, aucunerédemption ne serait possible.Il faudrait entendre Blanchot, ici ; il faudrait que Blanchot sefasse entendre ; la voix des lectures de jeunesse de Godard.«  Quand Orphée descend vers Eurydice, l’art est la puissance parlaquelle s’ouvre la nuit, mais c’est vers Eurydice qu’Orphée estdescendu, l’extrême que l’art puisse atteindre, sous le nom, et sous levoile qui la couvre. Elle est le point profondément obscur vers lequell’art, le désir, la mort, la nuit semblent tendre ».Godard, Blanchot, Derrida sont entrés dans la métaphysique par« la porte de la mort ».Celle de l’infini ?

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J’aime beaucoup cette image de Ricœur, elle ne concernait queDerrida dans son esprit. Il l’avait inventée, à l’époque où ilss’expliquaient autour de la métaphore, vive ou morte. La mélancolie,c’est ce qui lie, en moi, en ce moment­même, Derrida, Blanchot, etGodard ; l’affect de deuil, cette étrange passion pour les traces, quisont aussi des promesses ; on ne comprend pas en général cetteidée ; on croit que la trace renvoie nécessairement à un événementpassé ; mais il suffit d’une image pour voir qu’en elle les troisdimensions du temps sont inséparables. On imagine Robinson surson île ; il se balade sur la plage, et découvre des traces de pas. Toutle temps est là ; il découvre dans son présent les traces d’unpassage, d’un passé, et craint ou espère le retour de ceux qui sontpassés là ; les trois temps, en une image.Depuis des éternités, le monde lutte contre l’éternité. Godard auradit, redit, répété tant de belles choses, tant de choses comme ça, oùse lient dans l’intensité de l’image la beauté et la pensée. Cité, seraitun meilleur mot. Oui. Il aura cité tant de choses, à venir devant soncinéma et à s’en aller. Ce n’est pas une image poétique15, maisl’essence de l’image. Une image, ça vient, ça part ; elle montre ledépart et l’arrivée ; elle va de l’un à l’autre, et revient de l’autre à l’un,comme dans un roman de Virginia Woolf. Les vagues ? Oui, peut­être Les Vagues.Dans le poème qui donne une partie de son titre à Montage, monbeau souci, on peut lire : «   Beauté, mon beau souci, de qui l'âmeincertaine a, comme l'océan, son flux et son reflux ». On y trouveaussi Ulysse, du moins sa femme, et sa toile sans fin, qui du soir aumatin se défait, comme la mer, toujours recommencée, comme unmontage sans fin, qui n’aboutirait à aucune œuvre.C’est comme une vérité, qui viendrait de loin ; de la Grèce,d’Homère, de l’enfance, du cinéma ; art de l’enfance ; enfance del’art16.

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Petit garçon, on s’en souvient, Jean­Luc Godard récitait à son grand­père, banquier à Paribas et ami de Paul Valéry, Le Cimetière marin.Le cinéma, le cinéma, toujours recommencé. Le montage autrementdit.On recommence donc, tout le cinéma ou le cinéma seul de Godard,depuis ce moment, cet anniversaire de mariage, ces histoires d’eauet de mort, l’épreuve de la mémoire et du cœur. On dit « réciter parcœur », « apprendre par cœur », comme si ça n’en valait pas lapeine autrement, comme si citer, ou réciter, n’a pas de valeur, quandle cœur n’est pas de la partie ; et la diction17.

FILM SOCIALISME, NEUF ŞIFR. Pas une bande, des bandes ;parce qu’une bande, c’est toujours à plusieurs, et suspect aux yeuxdes ministres de la police. De combien de manières, combien de foisGodard nous a­t­il annoncé son film à venir ? Au moins six. Àchacune, une idée du nouveau film de Godard, Film socialisme. Cenom, « Godard », on devrait lui poser la question de Shakespeare àJuliette et à Roméo, la question de Stephen Dedalus : « What is in aname  ?  ». Ce n’est pas uniquement une affaire de mots, de signes,c’est une longue histoire, onto­théo­logique ; c’est l’histoire, elle­même, l’histoire de l’innommable, du jour et de la nuit, desvainqueurs et des vaincus innommés. Non comptés.Godard avait pensé appeler Le Mépris « À la recherche d’Homère » ;parce qu’il fut le premier auteur de l’histoire ? Parce que ce poèteaveugle (il y a beaucoup d’aveugles18 chez Godard) avait chanté lesvaincus et les vainqueurs ? Parce qu’avec lui l’auteur anonymedisparaît derrière l’œuvre ? À l’époque, mais il ne faut pas trop lecroire, l’action faisait le nom, que le chant rendait immortel. Dieu estvenu, le paradis, l’enfer, le purgatoire, la naissance, basse ou haute ;puis, la Révolution a signé la fin des privilèges de la naissance.

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Égalité, liberté, fraternité, comme on dit. Les hommes valent autantque leurs actes. On est ce qu’on se fait. On devient son propreauteur. La longue suite des luttes pour la reconnaissance, et onarrive très vite au cinéma19, à la politique de l’auteur, du nom, parcequ’un auteur, c’est d’abord un nom, une essence. La légenderaconte que la Nouvelle Vague a beaucoup œuvré pour qu’Hitchcockdevienne l’égal des autres maîtres de l’univers (des formes), l’unedes voix du silence. C’est oublier la généalogie humaniste, le sujet,et les lois du marché. De l’auteur à la marque, le chemin est court.Spielberg est une marque, comme « la Picasso ». Désormais lapolitique de l’auteur est partout. Ce qui gêne les gardiens destraditions, des vraies valeurs, des vrais modèles. Polanski est unauteur, pas Ribéry. Heidegger a retracé dans l’un de ses cours, la« déchéance historiale » de la gloire grecque en célébrité. Lesathlètes grecs évidemment n’étaient pas des vedettes sportives.Autrefois, les grands étaient vraiment grands ; leurs erreurs mêmes,leurs fautes, leurs échecs étaient géniaux. C’est ça la politique del’auteur, une politique aristocratique ; un renversement de l’idéaldémocratique de l’acte mesure de la valeur. Avec la politique del’auteur, une action, une œuvre vaut ce que vaut son auteur ; on estdans des relations de fidélités, dans quelque chose d’un peumédiéval. Selon que vous serez auteur ou pas, les jugements de lacritique vous rendront blanc ou noir.Godard aura fini par le comprendre, sans vraiment le comprendre. Jene sais pas s’il considère Messi comme un auteur, mais il aime lesport, le tennis, le foot. La grande équipe de Hongrie des années1950, l’Ajax des oranges mécaniques, le Barça. Dans Filmsocialisme, il y aura une joueuse de tennis oubliée, une vaincue, etdes noms illustres, Badiou, pour les philosophes, Patti Smith, pourles punks rimbaldiens.

Et il y aura Godard ; l’auteur, et son surnom, JLG. Pourtant, si onjette un œil sur le générique, ils sont toute une bande à avoir

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collaboré à ce film : Fabrice Aragno, Paul Grivas, Louma Sanbar,Anne­Marie Miéville, Pierre Binggeli, Jean­Paul Battaggia. Mais onne parle que de lui20, « Godard ». Hélas, pour son œuvre. Il s’estsouvent plaint du succès de la politique des auteurs. Désormais toutle monde se prend pour un auteur, se dit auteur, c’est­à­dire pense àsoi avant de penser à l’œuvre. Lui, il n’en est plus là, il est entré dansl’histoire à pas lents, il ne cherche plus à se faire un nom, mais às’en détacher, à en libérer ses œuvres, ses enfants. Il en veut à sonnom, à la politique des auteurs, qui interdit à ses films d’être vus, eneux­mêmes, pour eux­mêmes, et d’être jugés sur pièce. Son nom faitécran à son œuvre, il est en guerre contre lui. Un chauffeur de taxipeut lui demander, «   Alors Monsieur Godard, ça va ce montage  ? »,sans avoir vu un seul de ses films. Pourtant « Godard », ce n’est pasune image, un plan, ce n’est rien du film.«  What’s in a name  ? That which we call a rose by any other namewould smell as sweet. So Jean-Luc Godard would, were he notJean-Luc Godard call’d, retain that dear perfection which he oweswithout that title.  »Voyez ce passage du nom au titre. Le nom est un titre. Le titre detous les films de Godard, c’est son nom ; entre les films de Godard,son nom, le public, la critique, les médias, c’est une histoire d’amour ;pas Tendre est la nuit, Roméo et Juliette. Une histoire polérotique.C’est comme si ses films s’aimaient à travers son nom, malgré lui,comme s'ils mouraient par sa faute, mais ne pouvaient survivre qu'enlui21. Le nom est la mort et la survie de la chose même, commel’image, mais autrement. Entre l’image et le nom, il y a la guerre, lacatastrophe. On le sait, Godard a souvent séparé le cinéma parlantdu muet. Ce cinéma avait quelque chose de plus « socialiste »,« égalitaire ». Avec le muet, les gens étaient à égalité, ils ouvraientles yeux ensemble, ils pensaient, imaginaient. Le muet montrait leschoses, sans les dire. Il ne nommait pas, il ne donnait pas de nom. Ilne parlait pas. Au nom de quoi22 ? Tout le malheur vient de lanomination. On ne voit plus ce que l’on nomme : l’image seule lelaisse à lui­même, le donne sans le donner, le présente dans sonabsence, comme infini, comme autre. La vraie politique, ce n'est pascelle de l’auteur, c’est celle de l’œuvre ; ou comme le dit, autrement,Gadamer, «   le subjectum de l’expérience de l’art, qui subsiste etperdure, n’est pas la subjectivité de celui qui la fait mais l’œuvre d’artelle-même », c’est elle qui appelle la réponse, au dialogue, c’est avecelle qu’il faut discuter. L’œuvre est la seule politique qui vaille, maiscomme l’œuvre ce sont les enfants, il n’y a de bonne politique quecelle des enfants ou des animaux ; «   l’œuvre c’est l’enfant, etl’homme c’est l’adulte, c’est les parents. Et avec le cinéma il y avaitquelque chose  : l’enfant montrait aux parents ce qu’ils étaient, et enmême temps, il parlait de ce qu’il était lui, l’enfant. Et les parentsn’ont rien voulu savoir, savoir, donc voir. Ils ont pris peur. Et Hitlers’est mis à crier et à punir et Roosevelt a proposé un « new deal   »   ;car devenait dangereux, non pas de raconter des histoires, mais de

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voir de l’Histoire.   »

1 0. Film socialisme va s’ajouter aux autres « JLG films ». Commentle verrons­nous ? C’est à lui de nous l’apprendre, si la fonction ducinéma n’est pas de faire voir, mais de nous faire voir comment nousvoyons. Comment voyons­nous aujourd’hui, les légendes, l’or, lesanimaux, les paroles… des choses comme ça ? Nous le verronsbientôt sur nos écrans. C’est la bonne nouvelle. C’est imminent. Filmsocialisme est déjà là et pourtant encore à venir, il ne peuts’annoncer que s’il est déjà là, il ne s’annonce que s’il reste encore àvenir ; à la fin, il sera là ; il aura alors fini de s’annoncer ; entre lecinéma, l’image et le socialisme, le lien est nécessaire ; commel’image, ce que nomme ce mot, le socialisme, le socialisme utopique,que je préfère appeler « communisme », a toujours été lié à une idéede la fin, à ce qui doit venir à la fin pour mettre fin à l’injustice ; lesocialisme, en idée, dans l’idée, l’idée du socialisme, c’est l’idée dela justice au­delà des lois ; on pourrait lui donner bien des prénoms,celui d’Antigone par exemple. Ou d’autres encore, peut­être plusjustes, moins glorieux, celui du premier venu. Le nom et le visage del’un de ces hommes, de ces femmes qui… ont… trouvé, quitrouveront, qui trouvent la mort en traversant la Méditerranée ? Lessans­noms. Des Ulysse sans gloire. Des argonautes sans légende.Des spectres ; en danger plutôt que dangereux. Il y a quelque chosedans le nom de Godard qui l’aura toujours destiné à l’annonce, àcette transcendance de la promesse. Quelque chose qui s’écrit dansson nom, qui s’écrit avec son nom, dans la langue d’une culture qu’ilaime et combat, et qui substitue «  à l'annonce de la "  bonnenouvelle  " de fait, à son événement effectif, phénoménal, historiqueet empiriquement constatable, l'annonce d'une bonne nouvelleidéale, inadéquate à toute empiricité, la bonne nouvelle téléo-eschatologique  ; les figures vivantes de tous les messies, qu'ilsfussent annoncés, reconnus ou toujours attendus  ».

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C’est pourquoi le mot « image » ne suffit pas, qu’il désigne « justeune image » ou « une image juste ». Avant cette distinction, selon ladistribution du juste, sa place, sa position, juste avant ou juste aprèsle nom, il faut dire qu’il n’y a pas d’image seule. Pas plus qu’unprésent, une image pure, seule n’existe pas. L’image n’estjamais de rien, bien qu’elle ne soit image que d’être habitée parrien. Un rien ? Une chose. Les choses, la cause du cinéma.Toute image est image de quelque chose. L’image de ce quis’annonce en elle, vient et revient ; en elle, avec elle, pournous. « En elle » ? J’ai écrit ces mots sans trop réfléchir ; maisoù et comment, « en elle » ? Y a­t­il dans l’image un dedans, unlieu, un espace où se loge, habite, cette chose qui s’annonce,qui est déjà là, sans quoi elle ne pourrait pas s’annoncer,revenir, se promettre. « Pour nous ». J’ai aussi écrit ces mots,mais qui « nous », de quel droit dire « pour nous », comme sinous existions, comme si cela ne faisait pas de doute, commesi nous ne faisions pas seulement semblant d’être « nous », un« nous » et que cette image nous était destinée à nous et pas àd’autres, en nous et hors de nous, à des passants, commenous, plus ou moins considérables. Un mot trop facile, arrive,va s’écrire, s’est déjà pensé en moi, m’ayant précédé, ouvert lechemin, la voie, me guidant, vers lui. Ce mot, bien entendu,vous l’avez anticipé, il était prévisible, vous l’attendez, etpourtant, il n’arrivera pas. Alors qu’est­ce qui revient,s’annonce, fait retour, et se promet, dans Film socialisme, aujour d'aujourd'hui, «  dans la plus grande incertitude au sujet del'Europe même, de ses frontières géographico-politiques (aucentre, à l'est et à l'ouest, au nord et au sud) , de ses frontièresdites "  spirituelles  " (autour de l'idée de la philosophie de laraison, du monothéisme, des mémoires juive, grecque,chrétienne (catholique, protestante, orthodoxe) , islamique,autour de Jérusalem, d'une Jérusalem elle-même divisée,déchirée, d'Athènes, de Rome, de Moscou, de Paris…)23 ».Qu’est­ce qui revient, passe, se promet ? Des images. Un autretemps. Le temps de l’autre ; le temps, de l’autre ; sans cettealtérité, sans l’autre, il n’y aurait pas de temps ; le temps, unealtération du même ; une image. Là encore nous sommes dansles parages de Derrida, bien entendu, et comme nous sommesaussi en mer, en croisière, en vacances, il faut bien que l’imagenous conduise à la carte postale. Le lien est aisé, dira­t­on. Àla lettre, les cartes postales sont des images, c’est ce qui lesdistingue des lettres, mais c’est surtout à une image de Godardque je pense. «   Une image, c’est comme une carte postale,dans la carte postale, il y a à la fois  : ce qui s’est passé pourcelui qui l’a écrite, et qui dit " je pense à toi, je t’embrasse   ", laphoto choisie ou non  ; et la présence de celui qui reçoit la cartepostale  ; il y a toujours ces trois éléments, présent, passé,futur ». Le temps de l’image est triple. Comme tout temps,comme le temps, dira­t­on, et on aura eu raison de le dire. Une

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image, ce n’est pas seulement de l’espace, de l’étendue, c’estdu temps. L’image est à l’image du temps qui se contempledans l’éternité. Trois en un ; une trace. Une destinerrance, plusqu’une croisière. J’aime beaucoup cette idée de l’image­cartepostale, que l’image soit inséparable des trois horizons dutemps, et de ces mots si simples, les mots des pauvres gens,comme dirait Ferré : «   je pense à toi, je t’embrasse  » ; oui, avecle temps, tout s’écrit en lumière, tout reste, comme lesmontagnes, les nuages.

Oh, j’allais l’oublier, la bonne nouvelle, l’annonce, que je voulaisfaire : on l’a retrouvée.Quoi ?Une photo de Rimbaud.C'est une image qui vient de loin. Non, pas exactement une image,c’est plutôt comme une image qui vient de loin. Comme une image,pas une image. L’image, elle, viendra, bien plus tard, quand nous neserons plus là. Que dire devant cette photo, qu’on n’attendait pas,qu’on n’espérait pas ? Des banalités. Il se ressemble. Pas tellement.Qu’était­il donc allé faire en Afrique parmi ces idiots de colons, cespauvres types à l’avant­poste de la civilisation ? Des choses commeça. Et finalement, sans chercher à rien apprendre à personne, onpourrait aussi dire que cette photo, aussi inespérée soit­elle, ne nousrend pas le poète. Mais était­ce nécessaire ? Nous avons sespoèmes, c’est en eux, que Rimbaud se trouve, pour qui le cherche,pour qui veut le retrouver, c’est en eux qu’il s’est changé en éternité,pour l’éternité ; enfin, nous disons ça, sans savoir très bien ce que çapeut bien vouloir dire. Peut­être que le poète aurait échangé sesœuvres complètes contre quelques années de plus ; comme ditAchille, plutôt être vivant et le dernier des hommes, que roi desombres. Si Rimbaud avait vécu s’étonne Godard, il aurait eu le

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même âge que Pétain. Quel montage. Au fond, sans chercher à êtreni profond ni original, ce qu’il faut dire et penser devant cette photo,ce n’est pas que Rimbaud n’a rien d’un colon, qu’il ne pose pas avecla bêtise d’un personnage de Flaubert, c’est quelque chose de plusnécessaire, d’indiscutable, une vérité à la portée de n’importe qui.Devant cette photo, il faut penser simplement. Rimbaud est mort24.Rimbaud devait mourir. «   C’est la loi. Il était menacé de mort oupromis à la mort  : trois morts, trois instances, trois temporalités de lamort au regard de la photographie  : la première avant la prise de vue,la seconde depuis la prise de vue, la dernière plus tard encore, pourdemain, mais c’est imminent, après la parution de l’empreinte25.  »C’est triste ?Oui ; personne ne prétendrait le contraire. Une image, c’est toujoursmélancolique ; mais peu importe, puisque «   nous sommes infinis,éternellement ». Hélas, ça, personne ne veut l’entendre. Si les misesen garde et les annonces pouvaient changer quelque chose àl’histoire, le cinéma ne serait pas numéro un chez les Cassandre26.Mais, ce n’est pas son affaire, sa cause ; il aime trop la sagesse,pour jamais être sage, retournant ainsi le temps vers l’éternité ; «   lamer allée avec le soleil.  »Comme une image de Rimbaud qui vient de loin ; en attendant larésurrection.Mais il est tard, peut­être avez­vous déjà vu Film socialisme. Il aurasans doute été plus rapide que les Spectres, qui prennent un tempsfou à paraître. Leur temps d’apparition est d’une lenteur effrayante.Des zombies de la vieille époque plus que des spectres. Deszombies en noir et blanc ; mais «   il y a plus d’un retard dans leretard  ; toutes les temporalités d’une vie ne marquent pas toutes lamême heure  ; on avance là, on recule ailleurs. Le retard sepluralise.  »J’ai parlé de la vitesse27, de la lenteur, du lièvre et de la tortue. Unefable que Godard connaissait par cœur dans sa versionphilosophique et poétique, il la récitait à son grand­père, ami de PaulValéry et banquier à Paribas :«   Zénon  ! Cruel Zénon  ! Zénon d'Êlée  ! Quelle ombre de tortue pourl'âme, Achille immobile à grands pas  ! ».C’est ce qu’il récitait à son grand­père ; à nous il aura dit :«   Deux histoires nous accompagnent, celle qui se rapproche de nousà pas précipités, et une autre qui nous accompagne à pas lents. Lespas précipités, c’est terminé  : je suis entré dans l’histoire à paslents28.  »

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Cœur :là aussi fais-toi connaître,là au milieu du marché.Crie-le, le schibboleth, à toute forcedans l'étrangeté du pays  :février. No pasarán.

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 1 «   Le cinéma, ou plutôt le cinématographe a disparu à ce moment-là. Il adisparu parce que ces camps, il les avait annoncés.  » JLG par JLG 2, p.404. 2 JLG par JLG 1. , p.11. 3 Spectres de Marx, Derrida. 4 L'Autre Cap, Derrida. 5 «   Alors que je ne connais pas les dates d’anniversaire de mes parents, jeconnais celle de mes grands-parents. Avec eux, j’ai eu une relation du même ordre

que celles des Grecs avec leurs dieux ou leurs demi-dieux.  » JLG par JLG 2, p.31. 6 «   Mon grand-père m’a beaucoup marqué. Il était banquier à Paribas. C’était unami de Paul Valéry. Il avait tous ses livres. Pour ses anniversaires de mariage, je

devais bien réciter Le cimetière marin. J’aimais bien son Tel Quel aussi. » JLG parJLG 2, p.432. 7 Le mot civilisation serait entré dans le dictionnaire de l'Académie en 1835,cinq ans après le débarquement des troupes françaises en Algérie. 8 JLG par JLG 2, p.403. 9 JLG par JLG 2, p.404. 10 La Méditerranée 1, Braudel, p.143. 11 JLG par JLG 2, p.388. 12 Derrida. 13 La Part du feu, Blanchot.  14 «  Et ce sont des sels d’argent qui ont fixé la première fois la lumière. On a

donc cru qu’il s’agissait de toucher la monnaie en achetant à crédit cette robe sans

couture de la réalité dont rêva André Bazin. Moi aussi j’avais cru un instant que le

cinéma autorise Orphée à se retourner sans faire mourir Eurydice. Je me suis

trompé.   »

  15 «  Une image, c’est en mouvement, ça vient, ça part, elle montre le départ, et

l’arrivée, elle va de l’un à l’autre, et revient de l’autre à l’un.   »

  16 «  Il faut bien voir ça  : l’enfance de l’art, et pas autre chose. Ensuite, il suffira

d’une ou deux guerres mondiales pour assassiner cette enfance, et pour que la

télévision devienne cet adulte imbécile et triste qui dilapide l’héritage.   »

 17 «   C’est vrai que j’apprécie les gens qui ont une diction.   » JLG par JLG 2,p31. 18 «  Oh miracle de nos yeux aveugles.   » JLG par JLG 2, p.30. 19 Ce n’est pas la seule manière de raconter l’histoire ; il y a aussi celle deRancière. 20 Il y a eu le temps des noms avec le cinéma, puis la télé, ce fut au tour dessurnoms, dit Godard. 21 Derrida à propos de Roméo et Juliette et de Roméo et Juliette. 22 «  Je me suis posé cette question  : si j’étais torturé est-ce que je parlerais  ? Etsi je ne parle pas, pourquoi, au nom de quoi, est-ce que je ne parle pas  ?  » JLG

par JLG 2, p.24. 23 L'Autre Cap, Derrida. 24 «  Pour nous le cinéma pouvait disparaître, mais il mourrait jeune, commeRimbaud.   » JLG par JLG 2, p.27. 25 Demeure, Athènes (Nous nous devons à la mort), Derrida 26 Archéologie du cinéma et mémoire du siècle, Jean­Luc Godard, YoussefIshaghpour, p.64. 27 «  Pour faire un film, il faut être jeune. Quand on court moins vite, il n’y a rien àfaire  : quand on ne peut plus courir, on ne court plus.   » JLG par JLG 2, p.28. 28 JLG par JLG 2, p.10.