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03 Sophie Spandonis L'adieu aux larmes // 11 François Teyssandier Perte progressive de soi // 25 Françoise Cohen La Dernière feuille de glycine // 33 Pierre Favory Neuf et sept font seize // 41 Cendrine Dumatin Quarante-cinq minutes plein le cœur // 47 Alban Lecuyer Dans le ventre // 55 Thomas Coppey Le cafard de Benoît Chanard // 61 Luc-Michel Fouassier La Grenade // 69 Ricardo Romero Chambre 22 (San Telmo) // 83 Frédérique Trigodet Je ne voulais pas manquer l'arrivée de l'orage // 87 Benoît Ritt L'adieu à l'auteur // 95 Diego Vecchio Cervelles, cervelles, cervelles

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{ L E S Pe t i t s matins}

03 Sophie Spandonis L'adieu aux larmes // 11 FrançoisTeyssandier Perte progressive de soi // 25 FrançoiseCohen La Dernière feuille de glycine // 33 Pierre FavoryNeuf et sept font seize // 41 Cendrine DumatinQuarante-cinq minutes plein le cœur // 47 AlbanLecuyer Dans le ventre // 55 Thomas Coppey Le cafardde Benoît Chanard // 61 Luc-Michel Fouassier LaGrenade // 69 Ricardo Romero Chambre 22 (San Telmo)// 83 Frédérique Trigodet Je ne voulais pas manquer l'arrivée de l'orage // 87 Benoît Ritt L'adieu à l'auteur// 95 Diego Vecchio Cervelles, cervelles, cervelles

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Sophie Spandonis

L’adieu aux larmesÀ Sandra

« La luz de un fósforo fuenuestro amor pasajero.

Duró tan poco... lo sé...como el fulgor

que da un lucero... »(Enrique Cadícamo)

Il faisait presque nuit. La pluie avait cessé. L’appartement étaitimprégné d’une chaleur moite et enveloppante. J’avais cherché l’ac-calmie en vain. Seul le ciel avait retrouvé la paix, sa lune indifférente,haut perchée. Je tournais. Lisais et relisais. Son dernier message, quim’avait bouleversée. Il était parti quelques semaines auparavant, pourune tournée de deux mois en Espagne. Un beau succès et une aventuremagnifique, m’écrivait-il. L’équipe l’avait engagé à poursuivre dansd’autres pays. Et je venais de comprendre que, probablement, il nereviendrait pas. Qu’il était de passage, qu’il continuerait son chemin,comme il l’avait toujours fait, changeant de continent, d’occupation, devisages, de langue, étreint par le mouvement. Il n’avait rien ici, ou si peu,et ses quelques affaires de voyageur sans bagage n’étaient pas de natureà le faire rentrer. Il m’avait moi, son amie. Moi. Un amour si grand, à lataille du monde, comme il l’écrivait, un flux que tout barrage eût tari.

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Nous habitions à quelques pâtés de maisons l’un de l’autre, de part etd’autre de la grande avenue où je m’apprêtais, une fois encore, à pren-dre le bus. Car moi, je restai là, où nous nous étions rencontrés, venantchacun d’ailleurs. À la croisée des chemins.

Le mieux était sans doute d’aller au cinéma. Me perdre unmoment dans la fiction. Peu importe laquelle. Oublier un moment queje lui avais écrit l’endroit de moi que tu habites est douloureux, quelquepart entre mon sexe et mon front. Ça change. Tu voyages. Quand le buss’est arrêté, depuis plusieurs heures déjà, il habitait mon ventre. Unpeso, annonçai-je au conducteur en guise de salutation. Après avoirlaissé tomber les pièces dans la machine, j’ai cherché mon refuge. Àl’avant, à l’arrière, au milieu, à droite, à gauche. À cette heure-là, toutétait possible. Le faible éclairage différenciait à peine l’intérieur de l’ex-térieur. Dans la pénombre, les yeux d’un homme m’arrêtèrent. Unregard à la fois intense et voilé. Il me fixait. L’homme devait avoir quar-ante ans, cheveux mi-longs, barbu, comme ceux d’ici. Habillé de gris,les mains posées à plat sur les genoux, le dos légèrement voûté. Uneécharpe bleue autour du cou, dans l’atmosphère pesante. Je me sentismal à l’aise. Un type bizarre, comme il y en a tant. Un simple peut-être.Un paumé. Un myope. Un pervers ? J’avançai en regardant ailleurs,essayant de garder un équilibre précaire alors que le bus avait redémarré.Et je me retrouvai assise à côté de lui. Sans le vouloir et sans hésiter. Larépulsion du vide, quelque chose comme ça. Ou l’étrange attraction deses yeux que j’avais fixés une seconde à peine, trop longtemps pour m’ysoustraire.

Je regardai droit devant moi, pour ne pas tourner la tête de soncôté. Ne pas croiser son regard, ne pas lui donner l’occasion de m’abor-der. Aucune envie de sortir de moi. Pas même de me distraire au spec-tacle de la rue. Alors je fixai la nuque du chauffeur, son visage en éclatsdans les trois miroirs aux bords ouvragés placés en haut du pare-briseportant encore les traces de la pluie, l’image d’un Saint en rouge sur une

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image plastifiée, une peluche aux couleurs marine et jaune d’un club defoot, un petit drapeau orgullosamente argentino. L’autoradio en sour-dine égrenait des informations… Demain, il ferait meilleur. Un beausuccès et une aventure magnifique. J’en suis très heureux. Je vais dire oui,je crois, à leur proposition. On continuerait par la Belgique, et puis unfestival en France, l’Allemagne peut-être. Il est question du Maghreb,mais ce n’est pas encore bien défini. Une histoire de plusieurs mois.Une histoire de plusieurs mois… comme la nôtre. Le bus avançaitcahotant et nerveux. Quelques passagers entraient et sortaient. Lechauffeur exécutait tranquillement sa chorégraphie : arrêter, ouvrir,laisser monter, surveiller ceux qui descendent, appuyer sur lacommande de la machine délivrant les billets, coup d’œil à l’intérieurdu bus, dehors sur le trottoir, dehors sur la chaussée, fermer, repartir,parfois repartir puis fermer. Si vite que ses gestes paraissaient simul-tanés. Ou c’est moi qui perdait peu à peu la conscience de la durée, toutentière dissoute dans ce « plusieurs mois » qui flottait dans ma tête.

Je sentais la présence de l’homme à côté de moi. Intense et voilée.Je finis par jeter un regard furtif, intriguée. Il avait le visage légèrementtourné et regardait par la fenêtre. Fausse alerte, erreur de diagnosticconcernant l’origine de mon malaise diffus, un voyageur comme lesautres. Je retournais à lui qui ne reviendrait pas, à la fraîcheur de ses motset de ses gestes qui m’avaient lavée, pour un temps, des questions. Apaiséeque j’étais depuis que je le connaissais. Les larmes ont commencé à couler,très douces, très fines, l’une après l’autre, sans se bousculer. Deux filetsbien réguliers dessinés sur mes pommettes, le creux de mes joues, mesmaxillaires, mon cou. Je continuai de regarder droit devant, sans bouger,la tête tenue, sans essayer de trouver un mouchoir dans mon sac. Entre lajouissance de l’expulsion et la crainte d’en troubler l’ordonnance et laquiétude au milieu des spasmes du bus. Ces larmes qui lui ressemblaientà lui et qui, devenues miennes au hasard d’un mouvement brusque, setransformeraient en un torrent heurté et tonitruant.

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Quelque chose avait changé sur ma gauche. Comme un imper-ceptible déplacement d’air. Je tournai la tête. De profil, l’homme pleu-rait, regardant droit devant lui. Deux filets de larmes se perdant dans sabarbe. Il ne peut pas me faire ça à moi, pas là, pas maintenant. Enragéesoudain. Une voix haineuse… Pourquoi tu pleures ?... Hein, pourquoitu pleures ?... Il tourna la tête vers moi, interdit… Je pleure de te voirpleurer, me répondit-il la gorge serrée, les épaules rentrées, surpris.Pourquoi cette question ? Comment ne le comprenais-je pas ? Lesquelques voyageurs devaient avoir tourné les yeux et tendu l’oreille, lechauffeur surveiller la scène dans l’un des miroirs. Un pas supplémen-taire dans sa chorégraphie. C’est moi maintenant qui restait interdite…Non, je ne le comprenais pas. Qui était-il pour me voler mes larmes,cette part en moi de lui absent, qui n’en finissait pas de me caresser lesjoues et le cou ? Mais pourquoi, tu pleures ? On ne se connaît pas !Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que tu me prends, toi le bizarre, lepauvre type. Tu te rends compte ? Voilà, tu as gagné, à toi le torrent. T’escontent ? Mais de quoi tu te mêles ? Je ne t’ai rien demandé, moi !Rien... Rien… ma voix déraille. Mon visage tout entier trempésoudain, rouge, échauffé, l’air qui me manque, la morve mêlée au sel.L’homme contemple le désastre, l’air inquiet. Je t’en veux. Je t’en veuxtellement. Ne te mets pas dans cet état-là, s’il te plaît… s’il te plaît…je ne voulais pas te mettre en colère… je ne voulais pas te faire demal… Il pose sa main sur mon bras. Je m’en libère d’un geste brutal…c’est juste que… continue-t-il… c’est venu comme ça… s’il te plaît…Il me regarde, avec tristesse. Hasarde un sourire, à l’étroit entre les deuxfilets de larmes persistantes… D’être à côté de toi, je ne sais pas… Déjàquand tu es entrée… Quoi ? quand je suis entrée ?... Il détourne lesyeux et semble hésiter… chercher au fond de lui… je ne sais pas, tun’étais pas comme les autres, ceux qui étaient entrés avant… tu semblaispleine, comme un paquet mal ficelé, qui essaye mais n’arrive pas à boutde son contenu… je me demandais ce qu’il y avait dedans… Il avait

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une voix grave, dont les échos se perdaient déjà au fond de mon ventre.Je me rendis compte que je m’étais arrêtée de pleurer. Nous nousregardâmes en silence. Excuse-moi… De quoi ?... D’avoir crié commeça… C’est rien, t’en fais pas… Lui aussi s’était arrêté de pleurer… Lemalaise avait pris un autre tour. Je me sentais comme déplacée. Assisedans la pénombre, à côté de cet inconnu, nos visages luisant comme lepare-brise du bus. Un paquet mal ficelé, oui, qui n’avait pas résisté auxassauts du voyage, gisant épars. Ouvert malgré moi et malgré lui par lemauvais destinataire. Maintenant, c’était fait. Je lui dis Un chagrind’amour, on peut résumer ça comme ça… Il m’écoutait silencieux, lesyeux baissés vers ses mains qui avaient retrouvé l’appui de ses genoux.C’était sa manière de se caler et de résister aux chaos du véhicule. Jevois... Un chagrin d’amour, la disparition de qui tu aimes, quoi d’autre,pour pleurer comme ça ?...

Je sursautai. Une femme, debout en attendant l’arrêt, avait perdul’équilibre et s’était appuyée sur mon épaule. Rapides excusesmurmurées, son visage déjà détourné, elle descendit. Ça t’arrive souventde pleurer avec les autres comme ça ?... ou je suis une privilégiée ? Sesyeux se plissèrent d’abord, puis le sourire glissa vers ses lèvres. Non…je ne suis pas pleureur de métier, répondit-il content de sa réplique…mais ne le prends pas comme un privilège, non plus… ajouta-t-ilsoudain détendu. La conversation s’était invitée, discrète. Et que fais-tu alors, dans la vie, si tu n’es pas pleureur professionnel ?... J’aurais puimaginer psy, médecin, musicien, confesseur peut-être, confiseur ?…Exilé, si ça avait été un métier. Ou me préparer à une surprise, policier,militaire, employé de banque ou astronaute, à la mesure de celle quim’avait ouverte à lui… Je suis électricien. Rien à voir avec un pleureur,hein ?... Non, répliquai-je, ça te va très bien, électricien, moi ça me plaîtbien… Il rit en silence… Un travail comme un autre, tu sais, pasdésagréable. J’ai une femme et deux enfants. Alors voilà… Et toi ? Quefais-tu, à part avoir un chagrin d’amour ?... J’essayai de tisser les fils

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pour fournir une réponse aussi limpide que la sienne… Ce n’est pastrès précis pour l’instant… Je suis arrivée il y a quelques mois… Ilpencha la tête… Oui ton accent, il dépasse aussi du paquet mal ficelé,tu ne peux pas le cacher… Je souris et continuai, à peine plus sûre demoi… Je travaille avec des artistes… Tu les aides, c’est ça, à se faireconnaître ?... Non, non, je fais des choses avec eux, des sculptures, descompositions avec des objets ou des morceaux d’objets… Dans le genrepetits paquets mal ficelés ! tu vois… Je crois, oui…

Il avait l’air fatigué. Sa journée de travail. Ou notre rencontre.Les deux sans doute. Tu rentres chez toi ? demandai-je. Oui…J’habiteloin, presque au terminus. Et après, il faut que je marche encore un peu.Mais la maison est bien, c’est tranquille, et on a un petit jardin. Engénéral, je m’endors dès que je monte dans le bus… Aujourd’hui,non… Je t’attendais, tu crois ?... Lequel des deux attendait l’autre ? Outu étais moins fatigué que d’habitude et je me suis chargée det’épuiser !... De déposer en lui ma lassitude… Et toi, où vas-tu ?... Tuhabites dans le coin aussi ?... J’allais au cinéma, vers Congreso… Il meregarda étonné… Congreso ? Alors tu as pris le bus dans le mauvaissens ! me dit-il… Je me penchai vers la fenêtre dans un mouvementrapide, ma tête presque sur sa poitrine, et essayai de distinguer lepaysage qui filait derrière la vitre… Des portes d’entrée, quelquescommerces encore ouverts, d’autres fermés, un passant promenant sonchien, les plaques qui disparaissent trop vite pour me renseigner. Je nereconnaissais rien. Il appuya sur le bouton sans un mot… Quelquessecondes plus tard le bus pila et l’accordéon ouvrit le passage. Jedescendis précipitamment en lâchant dans ma fuite un Salut !... etmerci ! mon sac serré contre moi… Je me retournai… Comment tut’app… Le chauffeur ne me laissa pas terminer. J’ai voulu deviner samain qui me faisait signe. Il s’était remis à pleuvoir doucement. J’aitraversé la rue. Quelques minutes plus tard, je montai dans le bus quime ramènerait chez moi, le visage constellé de fines gouttelettes.

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François Teyssandier

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Il était en train de dîner avec sa femme quand brusquement sonnez tomba dans son assiette. Son épouse poussa un cri de frayeur. Luine broncha pas, comme s’il s’attendait à cette chute.

– Tu as perdu ton nez ! dit-elle en fixant son mari avec une lueurd’effroi dans le regard.

– En effet ! répondit-il d’une voix placide.Son flegme irrita son épouse.– Quelle horreur ! s’écria-t-elle, en compressant de ses mains ses

joues un peu molles.– Du calme, ma chérie !De sa fourchette, il repoussa son nez vers le bord de l’assiette.– C’est bien la peine que je te prépare de bons petits plats ! dit-

elle en esquissant une grimace de dégoût.– Je ne vais tout de même pas manger mon nez pour te faire

plaisir !– Ce serait répugnant, en effet !

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– Et mon appendice nasal n’est pas assez beau pour que tu endéplores la perte, n’est-ce pas ? demanda-t-il après un court instant desilence.

– Bien sûr ! dit-elle d’un ton moins revêche pour ne pas blesserdavantage la susceptibilité de son mari. Mais tu vas faire comment pourte moucher ?

– Ce sera plus délicat, en effet ! concéda-t-il.– Plus bruyant, surtout !Il ne répondit rien et se contenta d’envelopper méticuleusement

son nez dans sa serviette.

Quelques jours plus tard, au réveil, il sentit sur son oreiller laprésence d’un objet bizarre qui n’aurait pas dû se trouver là. Il lui fallutquelques secondes pour comprendre qu’il s’agissait d’un de ses yeux.Après vérification, en palpant son visage, il s’aperçut que l’œil droits’était échappé de son orbite pendant qu’il dormait. Il ramassa la petiteboule gélatineuse et la posa délicatement sur la table de nuit, pour nepas réveiller sa femme qui ronflait à ses côtés. Puis il se leva et se dirigeavers la salle de bains. Dans la glace fixée au dessus du lavabo, il observason visage de son œil valide. À la place de l’autre, il y avait un trousombre qui s’évidait vers l’intérieur sans qu’il en aperçût le fond. Ilentendit sa femme qui se tournait dans le lit en geignant faiblement.Elle n’allait pas tarder à se réveiller. Il regagna la chambre d’un pasalerte, en affichant un sourire contraint sur ses lèvres.

– Tu as bien dormi ? demanda-t-il à son épouse.– Hein ? grommela celle-ci d’une voix rauque.– Est-ce que tu as bien dormi ? insista-t-il.– Pourquoi tu me poses cette question ?– Pour savoir si tu as bien dormi !– D’habitude, tu ne me le demandes jamais, s’étonna-t-elle en

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redressant son buste dans le lit.– Ce matin n’est pas un matin comme les autres…– Pourquoi donc ?– Je viens de perdre un œil ! murmura-t-il.– Un œil ?– Oui. Le droit.– Te voilà donc borgne à présent ?– J’en ai peur ! – Tout ça va ne va pas améliorer la beauté de ton visage ! s’écria

sa femme d’un ton ironique.– Non !– Ni améliorer ta vision…– Encore moins, en effet !– Mais par pitié, ne laisse pas traîner ton œil sur la table de nuit !– Comment sais-tu que je l’ai posé là ?– Je m’en doute, tu ne jettes jamais rien à la poubelle !– On ne sait jamais, tout peut resservir un jour !– Un œil, tu ne peux pas savoir comme ça prend la poussière !– Alors tu as raison, autant s’en débarrasser au plus vite !– Est-ce que tu te sens capable, malgré ton œil en moins, de

préparer le petit déjeuner ?– Bien sûr, chérie !– Alors file à la cuisine pour faire le café, mais fais attention à ne

pas te cogner dans la porte, tu n’as pas l’air très réveillé ! dit son épouseen bâillant.

Quand il découvrit, le lendemain, son oreille gauche sous la tablebasse du salon en passant l’aspirateur, il l’observa avec minutie. Il avaittoujours été très fier de ses oreilles. Elles lui rappelaient celles de samère. Finement ourlées et d’un rose porcin, elles étaient selon lui d’une

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taille parfaite. Sa femme, par contre, trouvait qu’elles étaient un peutrop poilues. Il saisit délicatement son oreille entre le pouce et l’index,et l’apporta à son épouse qui s’affairait à la cuisine en vue du repas demidi.

– Qu’est-ce que tu vas en faire ? demanda-t-elle, plus parpolitesse que par curiosité.

– Je vais la ranger dans une boîte ! répondit-il.– Pas dans ma boîte à bijoux, j’espère ? s’inquiéta sa femme.– Non, bien sûr, mon oreille ne vaut pas assez cher ! plaisanta-

t-il.– Tu pourrais la mettre dans un bocal ! suggéra-t-elle.– Un bocal rempli de formol, tu veux dire ?– Comme ça, on pourrait la montrer à nos amis quand ils vien-

nent dîner !– Je ne suis pas sûr que ça les passionne beaucoup !– C’est tout aussi agréable à regarder que des photos de vacances,

non ?– Je crois plutôt qu’elle va finir au fond d’un tiroir…Il observa sa femme qui s’activait à éplucher des carottes. La

mine soucieuse et le front plissé, elle semblait réfléchir intensément. – J’ai une idée, mon chéri ! s’écria-t-elle soudain en portant son

Économe à ses lèvres, au risque de les écorcher.– Dis toujours…– Si on attendait que tes deux oreilles soient tombées ?– Pour en faire quoi ?– Des pendentifs !– Tu serais prête à les porter ? demanda-t-il avec un soupçon

d’incrédulité dans la voix.– Pourquoi non ? répondit-elle d’un ton badin. En sautoir, elles

iraient à merveille avec mon tailleur rouge !Il emballa soigneusement l’oreille dans du papier aluminium,

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et la déposa sur une étagère du réfrigérateur, entre un pot de confitureà la rhubarbe et un reste de cervelas.

– Mais comment tu vas faire à présent pour porter tes lunettes ?demanda sa femme en épluchant un oignon.

– Je vais acheter des lentilles, répondit-il.– Une seule suffira, précisa-t-elle.– C’est vrai, tu as raison !– Mais je t’aimais mieux avec des lunettes…– Ne pleure pas pour ça, ma chérie !– C’est l’oignon ! soupira-t-elle en reniflant.

C’est alors qu’il se trouvait au théâtre, en compagnie de safemme, qu’il perdit l’auriculaire de la main gauche. En pleine représen-tation de L’Annonce faite à Marie. Il se trouvait au premier balcon face à lascène, les bras appuyés sur le rebord en velours cramoisi, lorsque le petitdoigt se détacha de sa main et chut dans le décolleté d’une spectatricedont la poitrine généreuse s’exposait aux regards de tous. La femme,surprise par ce corps étranger qui s’immisçait entre ses seins, poussa uncri de frayeur qui secoua la rangée tout entière. Elle se dressa comme sielle avait été piquée par une guêpe, en agitant ses bras nus pour sedébarrasser de ce corps insolite. Son agitation, aussi imprévue quegrotesque, interrompit la représentation. En effet, les acteurs, pensantqu’un spectateur avait été pris de malaise, s’arrêtèrent de déclamer leurtexte, une lueur d’inquiétude et de contrariété dans le regard. La femmeparvint à récupérer l’auriculaire en farfouillant entre ses seins. Quandelle s’aperçut que la chose en question était un doigt, elle poussa unnouveau cri strident qui glaça le sang de tous les spectateurs. Puis ellejeta avec dégoût vers une rangée plus lointaine ce bout de chair et d’osqui commençait à se raidir. Les acteurs, de plus en plus perplexes, s’in-terrogeaient entre eux à l’avant-scène sur les raisons d’une telle attitude

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de la part de cette spectatrice. Peut-être n’aimait-elle pas le symbolismetrop flamboyant de la pièce, pensèrent-ils dans un premier temps ? Oupeut-être était-ce la mise en scène pas assez exotique à ses yeux quil’avait irritée au point qu’elle manifestât bruyamment sa désapproba-tion ? En fin de compte, la salle exigea que la spectatrice sortît le plusvite possible afin que la représentation pût reprendre son cours normal.Ce que la femme refusa de faire, arguant d’une voix criarde qu’elle avaitretrouvé tous ses esprits. Le calme une fois revenu, les acteurs se glis-sèrent à nouveau dans la peau de leur personnage et poursuivirent lareprésentation.

Quand il s’aperçut que son auriculaire s’était détaché de sa maingauche, sans qu’il éprouvât la moindre douleur, il se garda bien deréclamer son doigt. Il se fit, au contraire, très discret, comme si lebrouhaha généré par cet incident ne le concernait pas. Sa femme,absorbée par le jeu subtil des acteurs et émue jusqu’aux larmes, nes’était aperçue de rien. Agacée par la brutale interruption de la pièce,elle avait cherché dans le regard de son mari une explication à ce chahutinopiné. Mais son mari, en retour, ne lui avait renvoyé qu’une totaleabsence de vie dans son œil mi-clos. Même son visage, d’ordinaireplutôt enjoué, n’offrait aucune expression particulière. Cette froideurde statue, bien masculine pensa-t-elle avec amertume, la fit soudaine-ment exploser de colère, alors que la représentation venait juste dereprendre.

– Pourquoi tu ne dis rien ? murmura-t-elle d’une voix sèche àl’oreille de son mari, celle qui s’accrochait encore tant bien que mal àson visage.

– Tu vois bien que le calme est revenu, à présent…– Il faut toujours qu’on tombe sur des femmes hystériques !– C’est sans doute Claudel qui veut ça ! dit-il en plaisantant

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pour détendre l’atmosphère.– Tais-toi donc, je n’ai pas envie que nos voisins t’entendent dire

des bêtises !– Tout ça pour un pauvre petit doigt… soupira-t-il.– Mais de quel petit doigt parles-tu ? s’inquiéta soudain sa

femme.Il comprit qu’il venait sottement de se trahir. – Je disais ça juste pour dire quelque chose !– Ne me dis pas que tu viens encore de perdre un morceau de ton

corps !– Excuse-moi, je ne l’ai pas fait exprès…– Et de quel doigt s’agit-il, si je ne suis pas trop indiscrète ?– De l’auriculaire de ma main gauche ! – Tu aurais pu attendre au moins la fin de la représentation !– Je ne maîtrise plus ce genre de chose, tu le sais bien !Sa femme se leva d’un bond, avant même qu’il ait eu le temps de

l’en empêcher. – Pouvez-vous rendre son petit doigt à mon mari, s’il vous plaît !

s’écria-t-elle d’une voix tonitruante en direction du parterre rempli despectateurs.

Des protestations indignées s’élevèrent aussitôt dans la salle. – Est-ce que quelqu’un l’a récupéré ? demanda-t-elle à la canto-

nade.– Taisez-vous ! cria une voix d’homme.– Si c’est vous qui l’avez, monsieur, je vous demande de nous le

rapporter immédiatement !– C’est une folle ! s’indigna une femme âgée.– Ce doigt est à mon mari, et à personne d’autre ! insista-t-elle.– Interrompre une pièce de Claudel pour si peu ! s’écria un jeune

homme aux cheveux gominés.– Faites-la taire !

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– Qu’elle sorte !D’autres voix agacées se firent l’écho de cette injonction brutale.

Les acteurs, une nouvelle fois, furent obligés de s’arrêter de jouer.Regroupés à l’avant-scène, ils mêlèrent leurs récriminations aux invec-tives générales, menaçant d’interrompre définitivement la représenta-tion si le chahut ne s’arrêtait pas sur le champ.

Il essaya, quant à lui, de faire taire sa femme, mais n’y parvint pas.Elle s’obstinait à vouloir récupérer l’auriculaire de son mari.

– Laisse tomber ! balbutia-t-il en lui pinçant le bras.Sa femme poussa un cri bref de douleur qui ne fit qu’amplifier

sa colère.– Pas question, ce petit doigt t’appartient ! répondit-elle.Il l’entraîna de force dans le couloir après une courte lutte, sous

les yeux ahuris des deux autres spectateurs qui occupaient la loge.– Alors, comme ça, tu capitules ? s’indigna-t-elle en le fusillant

du regard.– Ce n’est qu’un doigt ! soupira-t-il.– Tu n’as jamais eu le sens de la propriété, c’est vrai, mais à ce

point-là !– Sortons, tu n’as plus toute ta raison, ma chérie !– Pauvre Claudel, il ne mérite vraiment pas ça ! Elle se mit à sangloter dans les bras de son mari, brisée par une

émotion aussi forte. Il lui caressa les cheveux en lui murmurant desmots tendres à l’oreille. Elle essuya enfin ses larmes et cessa dehoqueter. Mais son ressentiment ne s’atténua pas pour autant. Ilsrentrèrent chez eux en taxi, sans échanger un mot pendant tout le trajet.Exténués par leur soirée, ils allèrent aussitôt se coucher.

Un matin de décembre, il décida qu’il lui fallait des chaussuresd’hiver, en prévision de la neige que la météo annonçait pour les jours à

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venir. Sa femme tint à l’accompagner. « Tu as absolument besoin de mon avis ! »lui dit-elle d’un ton péremptoire. Ce qui l’énerva un peu. Il était assezgrand, pensait-il, pour choisir tout seul une paire de chaussures à saconvenance. Mais il n’osa pas répondre à sa femme qu’il ne souhaitaitpas sa présence. Il ne voulait pas envenimer davantage leurs relations quin’étaient guère au beau fixe depuis un certain temps. Ils entrèrent doncensemble dans un magasin. Une jeune vendeuse, tout ébouriffée et courtvêtue malgré la saison, se précipita sur lui en affichant un sourireaguicheur qui déplut aussitôt à son épouse.

– Que désirez-vous, monsieur ? demanda l’accorte vendeuse.– Je voudrais acheter une paire de chaussures ! répondit-il avec

un sourire qui se voulait charmeur. – Évidemment ! éructa sa femme en haussant les épaules,

comme pour s’excuser de la bêtise de son mari.– Ça tombe bien, nous ne vendons que des chaussures ! minauda

la jeune fille, en se dandinant sur ses talons hauts.– On s’en serait douté ! grommela l’épouse.– Il paraît que l’hiver va être très froid, aussi je voudrais acheter

une paire de chaussures qui soient à la fois chaudes et confortables, ditle mari sans reprendre son souffle, comme s’il cherchait à se débarrasserau plus vite de la phrase.

– En somme, vous voulez des chaussures d’hiver ! résuma lajeune vendeuse en passant le bout de sa langue rosâtre sur ses lèvrescharnues.

– Voilà ! dit-il– C’est, en effet, ce que cherche mon mari !– J’avais compris, madame ! répliqua sèchement la jeune fille.Elle pria l’homme de s’asseoir sur une chaise et disparut dans la

réserve attenante au magasin. Elle réapparut quelques minutes plustard, portant dans ses bras plusieurs boîtes de couleur marron quicontenaient des modèles différents. Elle déballa toutes les chaussures

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pour les montrer à son client.– Je vais essayer cette paire-là ! dit-il après une courte réflexion.C’étaient des chaussures noires à semelle épaisse et à tige

montante.– Excellent choix, monsieur ! s’écria la vendeuse agenouillée aux

pieds de l’homme, offrant au regard de celui-ci une vue imprenable surses cuisses fuselées.

– Elles ne sont pas un peu trop chères ? grommela sa femme.– C’est du cuir véritable travaillé à la main, madame ! répondit

la jeune fille.Il se tourna vers sa femme par pure politesse.– Qu’est-ce que tu en penses ?– C’est toi qui vas les porter, non ?– En principe, oui ! ironisa-t-il.– Tu devrais tout de même les essayer !– Bien sûr !– Et tu devrais chausser les deux pieds en même temps, insista sa

femme d’une voix sèche. Quelquefois, une chaussure est plus longue ouplus large que l’autre !

– Et vous, comment trouvez-vous ces chaussures, mademoi-selle ? demanda-il à la jeune vendeuse.

– Elles vous iront à merveille ! répliqua celle-ci.– N’est-ce pas ? dit-il d’une voix qui se voulait badine.La jeune fille lui présenta en souriant la paire de chaussures.

L’homme se débarrassa de celles qu’il portait en entrant dans le maga-sin. Il se retrouva donc en chaussettes. Par chance, elles n’étaient pastrouées ! Mais il eut la désagréable impression que quelque choseclochait au niveau de ses pieds. Une sensation bizarre qu’il ne parvintpas à s’expliquer sur le moment.

– Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demanda sa femme.– Vous vous sentez mal, monsieur, dit la vendeuse.

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– Non, non, pas du tout ! – Alors qu’est-ce qu’il t’arrive encore ? s’impatienta sa femme en

blêmissant.– J’ai l’impression de ne plus avoir d’orteils !– Tu ne sais vraiment plus quoi inventer ! soupira-t-elle, exas-

pérée. – Je t’assure, je ne les sens plus au bout de mes pieds...– Enlève tes chaussettes, tu verras bien !Ce qu’il s’empressa de faire. Il retira sa chaussette droite. À peine

l’eut-il enlevée que les cinq orteils roulèrent sur la moquette du maga-sin. La jeune vendeuse poussa un cri strident et s’évanouit aussitôt.Quand il retira la chaussette gauche, le même spectacle s’offrit à sesyeux éberlués. Ses pieds n’avaient plus aucun orteil. Ils ressemblaient àdes moignons parfaitement lisses, sans la moindre cicatrice apparente.

– C’est incroyable ! dit sa femme.Elle fut obligée de s’asseoir sur une chaise, les pupilles dilatées

par la surprise.– Je m’y attendais un peu ! soupira-t-il.– Bien sûr ! Et c’est tout l’effet que ça te fait ?– Il n’ya pas mort d’homme, que je sache !– Toi, rien ne t’inquiète jamais, n’est-ce pas ?– Perdre ses orteils, ce n’est tout de même pas la fin du monde !– Et comment tu vas faire, à présent, pour marcher ? s’exclama

son épouse d’une voix plaintive.Pour toute réponse, il se contenta de hausser les épaules en

détaillant du regard le corps svelte de la jeune vendeuse toujoursallongée sur le sol. La patronne du magasin tentait de la réveiller en luitapotant les joues. La jeune fille finit par ouvrir un œil, puis l’autre.Mais en apercevant les dix orteils qui traînaient par terre au milieu descartons à chaussures comme un jeu d’osselets, elle retomba sans coupférir dans les pommes.

Perte progressive de soi

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– Excusez-la, dit la patronne, elle est très sensible !– Elle n’est surtout pas faite pour ce métier ! s’écria la femme.– Je crois qu’il vaut mieux qu’on s’en aille ! dit-il.– Quel gâchis ! articula à grand-peine son épouse.– N’oubliez pas les chaussures neuves ! s’écria la patronne.– Je vous dois combien ? demanda-t-il.Elle lui indiqua le prix. Il s’empressa de payer en liquide, un peu

gêné et ne souhaitant pas s’attarder davantage dans le magasin.– Je vous remercie, madame…– Je vous en prie, monsieur…– Désolé pour le dérangement !– Laissez, je ramasserai moi-même vos orteils ! répondit la

patronne avec un sourire contraint. À moins que vous ne souhaitiez lesrécupérer ?

– Qu’est-ce que vous voulez qu’on en fasse ? dit la femme.– Au plaisir de vous revoir ! répliqua la patronne en s’emparant

d’une pelle et d’un petit balai, alors que la jeune vendeuse commençaità reprendre ses esprits.

Il enfila avec difficulté les chaussures neuves, bien qu’elles fussentdorénavant d’une pointure trop grande. Il abandonna les anciennesdans le magasin. Il fut obligé de passer son bras gauche sur les épaulesde sa femme pour marcher en claudiquant jusqu’à la plus proche stationde taxis.

Une semaine plus tard, alors qu’il se trouvait en compagnie de safemme dans l’escalator d’un grand magasin, il éternua soudain, bouchegrande ouverte, car il était depuis toujours allergique à la poussière.Aussitôt, toutes ses dents furent projetées vers l’escalator qui descendaitau rez-de-chaussée. Elles ricochèrent sur chaque marche avec un bruitmat, comme si c’étaient des perles qui venaient de se détacher d’un

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collier. Sa femme, qui se trouvait juste devant lui, se retourna, furi-bonde, et le fusilla du regard.

– Il faut toujours que tu te fasses remarquer ! s’écria-t-elle encolère.

Sans se préoccuper davantage de son mari, elle sortit précipitam-ment du magasin et s’enfuit en courant dans la rue.

Il perdit son oreille droite en jouant au tennis alors qu’il était enpasse de gagner la partie, malgré ses chaussures orthopédiques quigrinçaient à chaque déplacement sur le court. Son œil gauche tomba,un matin, dans son café au lait. Il ne chercha même pas à le récupérer.Du coup, il devint aveugle, au grand dam de son épouse qui refusanéammoins de lui acheter une canne blanche. Il perdit les autres doigtsde ses mains en massacrant au piano une valse lente de Chopin devantun aréopage d’amis consternés. Il cessa donc de pouvoir tenir unefourchette ou un stylo. Au cours d’un repas de mariage, il avala salangue en mâchonnant un chou à la crème de la pièce montée. Il perditaussitôt l’usage de la parole, mais personne ne s’en aperçut vraiment,carcela faisait des mois qu’il ne parlait plus guère. Quand, pour finir, sonpénis se détacha de son corps pendant qu’il faisait l’amour avec safemme, celle-ci, à bout de nerfs, bien qu’au bord de l’orgasme, annonçabrutalement à son mari qu’elle le quittait sur le champ.

Deux jours plus tard, le choc de la rupture lui fit perdre la tête.Un promeneur distrait buta contre elle sur le trottoir et, d’un coup depied rageur, la fit rouler dans le caniveau.

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Françoise Cohen

La dernière feuillede glycine

Cette histoire se déroule à New York, au cours de l’année 1991.Le moins que l’on pouvait dire, c’est que Jimmy N. portait fièrementses 82 ans. Il continuait d’exercer son travail de scénariste, plus par goûtque par nécessité. À Manhattan, sur la quarante-quatrième rue, il étaitconnu pour sa tignasse blanche, sa démarche assurée et son sourire bonenfant. Un voisin, parfois, reconnaissant son nom au générique d’unfilm, l’abordait en le voyant sortir de chez lui, entre la neuvième et ladixième avenue, pour le féliciter. Jimmy N. n’en éprouvait pas del’orgueil mais une joie qui s’ajoutait aux cent autres petites joies de savie quotidienne.

Cette année-là, deux événements vinrent bouleverser le cours deson existence.

D’abord, au mois de janvier, il rencontra Claudio, jeune peintresud-américain, à la station de Madison Square Garden. Le jeunehomme, à la barbe longue et aux vêtements fripés avait attiré son atten-tion. Assis sur son paquetage, étranger à l’agitation ambiante, il dessi-

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nait. Lorsqu’il s’approcha de lui, Jimmy sentit une qualité d’airdifférente : une bulle de silence l’entourait et le protégeait. Le jeunehomme se redressa et l’accueillit d’un regard lumineux. La conversations’engagea naturellement entre les deux hommes, se prolongea et duratant qu’on aurait dit deux amis qui se retrouvaient après des années deséparation. Le croquis auquel il travaillait n’était pas celui d’unamateur : le coup de crayon était sûr, la composition parfaitementéquilibrée et la perspective irréprochable. Claudio raconta comment ilavait quitté son Argentine natale pour voir du pays, des musées surtout,précisa-t-il, afin de parfaire son éducation artistique. Jimmy apprit aussiqu’il avait pour unique logement la gare où ils se trouvaient et luiproposa de l’héberger temporairement, chez lui, non loin de là, dans leWest Side. Sans hésiter, Claudio accepta l’offre généreuse.

Jimmy se sentit heureux, il avait toujours aimé les artistes. Deplus, il était habituellement plus à l’aise avec les jeunes qu’avec lespersonnes de son âge. Et celui-ci lui rappelait son fils, David, parti auloin, et qui ne lui téléphonait qu’une fois par an pour son anniversaire.« Mais c’est gentil d’appeler pour votre anniversaire », avait remarqué son amie,Barbara K. « Pensez-vous, c’est pour vérifier que je suis toujours en vie ! »

Claudio n’était pas un profiteur. À peine installé chez Jimmy, ilmit tous ses talents à sa disposition : en plus de bricoler et réparer, ilrangeait et nettoyait mieux que quiconque. L’appartement brillaitcomme un sou neuf, les robinets ne fuyaient plus, la sonnette marchaitenfin, les livres entassés sur le sol avaient maintenant pour les accueillirde nouvelles étagères sciées et vissées au mur par les soins de Claudio.« Quel homme habile et industrieux, ce Claudio ! Il a des mains en or », disaitJimmy à qui voulait l’entendre. « Je ne regrette pas de l’avoir logé chez moi. C’estle Bon Dieu qui me l’envoie ! » Il ne croyait pas si bien dire.

Le reste du temps, Claudio peignait et son ami se chargeait devendre ses compositions à l’une de ses nombreuses connaissances. Lesoir, tandis que Jimmy retouchait un scénario, Claudio jouait de la

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guitare. Il avait tous les dons, ce garçon. La veillée se prolongeait tarddans la nuit, car les deux hommes aimaient profiter de ces heures où laplupart des gens abandonnent le terrain pour aller tout bonnement secoucher.

Les mois avaient passé à New York, et dans les jardins, le print-emps fleurissait. L’appartement de Jimmy N. donnait sur une joliecour en briques dont l’un des murs, celui qui faisait face à ses fenêtres,était couvert de glycines. À cette époque, c’était une explosion de fleursbleues et mauves se déployant en longues grappes et mariées avec unart dont seule la nature est capable. C’est alors que survint le deuxièmeévénement notable.

Jimmy s’était rendu à Brooklyn chez une voyante que l’un de sesamis lui avait chaudement recommandée pour la justesse de ses prédic-tions. Il est probable que s’il n’avait pas eu cette idée saugrenue, rien detout cela ne serait arrivé.

– Voulez-vous la vérité ? avait demandé d’emblée Bégonia, lagitane.

– Mais, bien sûr, c’est pour cela que je suis ici. – Alors, posez votre question.– Voilà, je voudrais savoir combien de temps il me reste à vivre.

Vous comprenez, à mon âge, on y pense et je voudrais bien pouvoirm’organiser.

Jimmy s’attendait à ce qu’elle examine la paume de sa main, ouune quelconque boule de cristal, mais Bégonia se contenta de lui pren-dre les mains et de les serrer fortement dans les siennes. Elle ferma lesyeux et plongea dans une sorte de méditation qui parut très longue àJimmy. Elle lâcha enfin ses mains, rouvrit les paupières et le fixa de sesyeux noirs et perçants. La voyante déclara d’un ton indéfinissable :

– Payez-moi d’abord ; après, qui sait ? vous ne voudrez peut-être plus...

En dissimulant un léger tremblement, Jimmy acquitta le prix de

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la séance et attendit. La révélation arriva :– Votre chemin de vie touche à sa fin. Vous ne passerez pas

l’hiver. Lorsque la dernière feuille des glycines qui ornent votre courtombera, vous mourrez.

Il n’obtint pas un mot de plus que ce verdict impitoyable, malgréses questions et ses supplications.

Pendant le trajet de retour à la maison, au volant de sa voiture,Jimmy pensa que son fils David n’aurait plus à lui souhaiter sonanniversaire. En serait-il soulagé ? Il pensa aussi que cette « diseuse debonne aventure » était plutôt un oiseau de mauvais augure. Il garda sonterrible secret, mais son front soucieux ne tarda pas à intriguer Claudio.

– Un ennui, Jimmy ? – Non, non, rien de grave. – Je crois que vous me cachez quelque chose... Je pourrais peut-

être vous aider. – Ni toi, ni personne, Claudio, ne peut rien pour moi. Une ancienne expression de sa grand-mère revint soudain à

l’esprit de Jimmy : « Que la mort t’oublie ! » Il avait l’impression de n’encomprendre le sens que maintenant. Mais comment la mort pourrait-elle l’oublier ?

Claudio continua de travailler à son tableau, en soupirant. Jimmyremarqua alors que son chevalet faisait face à la fenêtre et qu’il semblaitprendre la cour pour modèle.

– Pourquoi peins-tu cette cour ? – Et pourquoi pas ? répondit le peintre, un peu surpris par la

question. Ces glycines en fleurs sont magnifiques et leurs teintes mauvesbleutées sur fond de rouge brique sont du plus bel effet. Ne trouvez-vous pas ?

– Oui, c’est très beau.La précision du trait de Claudio, la justesse de sa palette étaient

telles que Jimmy croyait voir deux versions identiques et juxtaposées

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du même décor.– J’ai une idée, dit Claudio, je vais peindre plusieurs fois ce

paysage à des saisons différentes, un peu comme Monet et sa cathédralede Rouen. Ça vous plaît ?

Jimmy ne répondit pas. Il pensait qu’une histoire singulière étaiten train de s’écrire sous ses yeux, mais que cette fois-ci, il n’en était nil’auteur ni le maître, elle lui échappait totalement. Il lui restait bien peude saisons à vivre, bien peu de tableaux de Claudio à admirer. Par lafenêtre ouverte, le parfum sucré des fleurs de glycines embaumait lepetit appartement. Il frissonna malgré la douceur de ce mois de mainew-yorkais.

Les semaines et les mois passèrent. L’été s’acheva, l’automne s’in-stalla. Jimmy était souvent maussade, il avait perdu son côté enjouéd’éternel jeune homme. Claudio peinait à le distraire. Il n’avait mêmeplu le goût de l’écriture. Pourquoi composer des scénarios pour desfilms qu’on ne verra jamais ?

Un soir, Jimmy observait par la fenêtre, comme il le faisait deplus en plus souvent, les feuilles de glycine maintenant jaunies. Ilsemblait plongé dans une profonde et sombre contemplation.Quelques trous dégarnissaient le feuillage, laissant à découvert parendroit le mur en briques rouges de la cour. Claudio, n’y tenant plus,lui dit :

– Jimmy, me considérez-vous comme votre ami ? – Quelle question, Claudio, tu le sais bien. – Non, je n’en suis pas si sûr. On partage tout avec un ami, et

voilà des mois que quelque chose vous ronge, je le sens, même si vousvous obstinez à me le cacher.

Alors Jimmy raconta au jeune peintre sa visite à la voyante deBrooklyn, cause de son tourment.

Claudio était interdit. Il avait fait toutes sortes de suppositions,mais aucune ne ressemblait, même de loin, à cette réalité-là.

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– Après tout, cette Bégonia n’est peut-être qu’une fiefféementeuse qui en sait autant que moi sur le destin des gens !

– Non, j’ai retourné cent fois ses paroles dans ma tête, et il n’y apas de doute possible. Comment a-t-elle fait pour deviner que desglycines grimpaient sur le mur de ma cour ? Et d’abord, commentsavait-elle que mes fenêtres donnaient sur une cour ? Non, cette femmeest une authentique voyante, je suis bien obligé de la croire.

– Ne peut-on tromper la mort ? murmura Claudio, dans uneultime tentative pour résister à l’emprise de cette Cassandre.

Les deux hommes restèrent en silence dans le soir tombant.Claudio sentit une grande tristesse pour son ami. Il comprenait soudaincomme il tenait à lui et combien le secret avait dû être lourd à portertout seul. Il entoura ses épaules de ses bras et serra Jimmy contre soncœur. Il fredonna sans s’en apercevoir une ancienne berceuse argentine,ressurgie d’un coin de sa mémoire. Jimmy n’était plus qu’un petit enfantdésemparé, que lui, Claudio, berçait dans la pénombre. C’est à cemoment-là sans doute que l’idée commença à prendre forme dans latête du peintre.

La vie, cependant, continuait : Claudio peignait, prenait soin dela maison, tandis que Jimmy s’était remis au travail : il supervisait main-tenant les scénarios de jeunes collègues inexpérimentés. Le froid arriva,et avec lui, le vent et les tempêtes. Dans la cour, les feuilles de glycinestombaient une à une. Claudio et Jimmy n’avaient plus reparlé de laprédiction de Bégonia. C’était un secret. Chacun portait en lui une partde la même angoisse ; jusqu’à ce matin du 3 novembre 1991.

La radio annonça une très forte tempête pour la nuit suivante.L’alerte météo était lancée. Les vents allaient atteindre une vitesseimpressionnante, le thermomètre descendre bien au-dessous de zéro.Jimmy et Claudio, qui buvaient leur café, levèrent la tête en mêmetemps, et leurs regards effarés se croisèrent en un éclair. Ils avaient eu lamême pensée.

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Jimmy se réfugia dans sa chambre, se coiffa de sa kippa et jetason châle de prière sur ses épaules. Claudio, pour la première fois, l’en-tendit réciter en hébreu : « Shema Israël... Écoute Israël, l’Éternel est notre Dieu,l’Éternel est Un. » Alors, Claudio sut que le moment était venu et qu’ilétait temps d’agir.

Le vent se leva vers sept heures du soir et le tonnerre commençaà se faire entendre. Sur le mur en briques, il restait trois feuilles deglycine.

Au dîner, Jimmy était crispé. Il avait passé la journée hors de lamaison à mettre en ordre ses affaires. Claudio qui avait versé une bonnedose de somnifère dans le verre de son ami, en attendit l’effet. Il netarda pas à se faire sentir. Jimmy s’endormit sur le divan.

Claudio put mettre son plan à exécution. Un coup d’œil dans lacour lui apprit que le temps pressait : deux feuilles de glycines résis-taient encore aux bourrasques de vent. Il mit des couleurs sur sa palette,prit ses pinceaux, une torche et descendit dans la cour. Il se saisit del’échelle qui était toujours rangée dans le même angle et l’appuya contreles briques. Le vent redoublait d’intensité. Il monta prestement jusqu’àla hauteur du feuillage. Il ne restait plus qu’une seule feuille. Le froidvif et pénétrant engourdissait ses membres. Lui, sans y prendre garde,à la lueur de sa petite torche et des éclairs qui illuminaient la nuit, se mità peindre une feuille sur le mur. Le procédé du trompe-l’œil n’avaitaucun secret pour lui. Il utilisait son petit pinceau habituel, à pointe trèsfine, et de la peinture à l’huile, résistante aux intempéries. Au momentoù il achevait son travail minutieux, l’ultime feuille se détacha du mur.Une angoisse l’étreignit. Il ne suffisait pas de tromper l’œil humain,cette fois-ci. Claudio resta un moment sur son échelle, la palette dansune main, le pinceau dans l’autre, comme hébété. Il ne sentait plus sesjambes, la tête lui tournait. Il réussit tant bien que mal à descendre et àmettre pied à terre. Pourquoi avait-il si froid ? C’est vrai qu’il n’avaitmême pas pensé à mettre un manteau pour sortir et que la pluie glacée,

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qui à présent martelait le sol en cadence, ruisselait sur ses cheveux, sesoreilles, son corps tout entier.

Il regagna lentement l’appartement où Jimmy dormait toujours.Le jeune homme tremblait et le souffle lui manquait. Il alla se couchersans bruit.

Le lendemain matin, un cri l’éveilla : « Je suis vivant ! Vivant ! »C’était Jimmy qui le secouait sans ménagement :

– C’est incroyable ! Il reste une feuille ! Regarde, Claudio,regarde ! Mais, qu’as-tu ? Tu es si pâle ; ça ne va pas ?

Claudio, brûlant de fièvre, ne put articuler le moindre mot.Jimmy fit venir un médecin qui diagnostiqua une pneumonie

sévère et ordonna l’hospitalisation d’urgence. Jimmy resta au chevet deson ami plusieurs jours, jusqu’à la fin. Claudio s’éteignit à l’hôpital, le10 novembre, un sourire sur les lèvres. Il avait vingt-cinq ans.

Inconsolable, Jimmy N. décida aussitôt de déménager, loin dela quarante-quatrième rue, et trouva un appartement sans cour et sansplante grimpante. Il y vit peut-être encore aujourd’hui. Qui sait ?

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Pierre Favory

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L’enfant sautillait devant la valise de la femme, sa mère ? – un,deux, trois, nous irons au bois – on sentait qu’elle chantait sans trop ycroire, pour se donner une contenance – quatre, cinq, six, cueillir descerises - ce qu’elle aimait, c’était de faire tourner sa robe, la voir s’en-rouler autour de ses jambes – sept, huit, neuf, dans un panier neuf– marquer un temps d’arrêt pour laisser la robe achever sa course, puisrepartir dans l’autre sens. Elle me regarda du coin de l’œil – dix, onze,douze, elles seront toutes rouges – je repliai mon journal et me levai.

Je ne suis pas certain que tout le monde ait peur, mais je sais quecertaines personnes éprouvent ce sentiment tout au long de leur vie. Jel’ai ressenti pendant des années.

J’ai maintenant les sensations diffuses, fréquentes, de la perte etde l’erreur, plus de la peur.

Il me semble, mais comment en être sûr ? que chacun tente decontrôler cette dangereuse émotion, que tous font des efforts pour nepas laisser transparaître cette horreur, chaude et humide presque

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organique, car elle les condamne aux yeux du groupe.Avez-vous déjà regardé vos mains, les veines et les tendons qui

saillent, et ces taches que la mélanine forme quand nous vieillissons ?Avez-vous regardé vos mains et eu le vertige, le visage frappé par le ventvenu du gouffre ?

Ça y est ! J’ai suivi une femme ! J’étais à la gare Montparnasseattendant le départ du train Paris-Bordeaux de 17h30. En avance, j’aiacheté un thé dans ces drôles de gobelets isolants, je pensais que jen’aimais pas le toucher du polystyrène et que l’absence de chaleur sur lapulpe de mes doigts me gênait quand j’ai senti son parfum, du Chanel,Coco pour être précis – il est étrange de penser qu’un message olfactifpuisse me faire perdre tout contact avec la réalité – , j’ai penché la têtede côté et je me suis déplacé entre la dizaine de personnes qui m’en-tourait, ne sélectionnant que les femmes, jusqu’à découvrir celle quiportait ce parfum. Elle marcha, je la suivis, je ne pouvais faireautrement. Elle cherchait un magazine. Dès qu’elle fut immobile jem’avançai rapidement, très près d’elle, j’inspirai profondément sonodeur, puis fis demi-tour sans même la regarder.

Il ne fallait pas que je me laisse entraîner par les parfums, ils sontdangereux. Leurs odeurs peuvent m’emporter sans que je le sache, c’estmême un des points indéniables, avec l’amour des nombres, que jepartage avec d’Aubun.

J’écrivais, il y a encore un an, une thèse sur cet étrange person-nage : Honoré d’Aubun. Encore que le qualifier d’étrange n’ait pasbeaucoup de sens. C’est plutôt le jugement que notre époque porteraitsur lui, il me semble que le siècle précédent a été plus accueillant enversces êtres complexes et incertains, aux qualités multiples et aux donshétérogènes : mathématicien hédoniste et écrivain élitiste, mais surtoutsportsman.

Je m’étais intéressé à ce personnage sur la foi d’une équivoque– une amie de ma famille, peut-être mal intentionnée, m’avait montré

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sa photo me laissant entendre que nous étions liés, ce qui était fauxmais qui me permit d’occuper quatre longues années de ma vie à cedoctorat, je l’en remercierais encore si elle n’était morte.

La photo qui m’avait appâté était enchâssée dans un album vieil-lot, imitant la reluire d’un livre, et classé, en effet, parmi celles de mafamille.

Nous étions assis, l’un près de l’autre, sur un petit canapé, le livreouvert sur ses genoux. Je me souviens que notre siège était recouvert detoile de Jouy - bergères et petits marquis, escarpolettes et bouillon-nements de jupons. Elle tournait doucement les pages, désignant de sondoigt mince telle image – ma grand-mère aux eaux à Baden-Baden,mon grand-père devant son école de langue, à Dortmund, le sérieux dupropriétaire dans le maintien.

Elle eut un bref mouvement du poignet, tapant de l’ongle lecliché, produisant un bruit sec et répété qui me fit penser au bec d’unoiseau.

– 1910, une drôle d’idée pour un Français d’acheter une entre-prise en Allemagne ! Et avec succès de plus !

Elle rit, je lui souris.– Il avait ton sourire. – Et j’ai son prénom.Je me levai pour allumer les lumières, elle tourna une page.– Tiens, ta grand-mère avec Honoré ! – Honoré ? – Honoré d’Aubun, l’écrivain. Ta mère ne t’en a jamais parlé ? Cela avait suffi, la coquine, comme elle me connaissait bien ! le

simple énoncé de ma mère me mettait en éveil. Je repartis avec la photod’un homme en chapeau melon, ganté, un jonc à la main. Il entrait ousortait d’une maison, sérieux et très soigné, la pose un peu contrainte,me sembla-t-il. Elle me donna quelques dates, pour faire bon poids sansdoute, nous bûmes un petit porto. Elle souriait, à demi allongée dans

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le sofa, dodelinant de la tête. La nuit était complètement tombée, elles’endormit. En partant j’embrassai ses cheveux comme un pardon.

Il est assez difficile d’expliquer pourquoi tel ou tel sujet vouspassionnera au point d’en faire un objet de recherche. Je crois que dansle cas d’Honoré d’Aubun, mis à part le piège de ma vieille amie, ce quime décida fut le premier livre de lui que je retrouvai. Pas tant le texte enlui-même – un traité sur les nombres premiers – que son introduc-tion, où d’Aubun indiquait ne pas pouvoir vivre sans le secours desmathématiques, sciences qui pour lui équivalaient à ce que les stoïcienset les épicuriens nommaient ataraxie, cette quiétude de l’âme proche dubonheur parfait : « Le conflit mathématique, entre le nombre et moi, gomme dansmon esprit tout ce qu’il y a de contemporain. Le trouble et l’envie disparaissent pour faireplace à la mécanique de la réflexion, à la jubilation de la compréhension. Alors l’ataraxieme gagne. »

J’aurais presque pu écrire ces lignes, non pas que je construisedes raisonnements complexes, mais une des rares choses qui me permet-tent de juguler ma peur est de jouer avec les nombres. Je vais dans lesrues additionnant tous les chiffres passant devant mes yeux : ceux de laplaque minéralogique, de l’enseigne, de l’affiche de cinéma, du télé-phone du magasin, et ainsi sans arrêt, les combinant entre eux par addi-tion, soustraction, division – d’Aubun aurait dit que je recherche descaractères de divisibilité. Plus je suis angoissé et plus les chiffres s’af-fichent à mon regard, sans que je ne puisse rien y changer.

Entre aide et contrainte, c’est cette même emprise du chiffre quime lia à d’Aubun. Ensuite je n’eus plus qu’à suivre le chemin qu’il avaittracé - d’abord par ses livres et les lieux qu’il habita, pour partager enfinses passions. Ainsi, sans vraiment m’en rendre compte, il se glissaprofondément dans ma vie.

Ses livres étaient construits d’une manière inhabituelle. Il mêlait,dans un même ouvrage, des parties scientifique à d’autres purementlittéraires. Ainsi, je découvris dans un ouvrage sur la géométrie descrip-

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tive des poèmes glissés çà et là, émaillant fort à propos le premier texte,telles des respirations. Un autre texte, épistémologique celui-ci,retraçant l’histoire de l’apport arabe dans le calcul fractionnaire, cepremier texte s’arrêtait brusquement à la moitié du volume, pour faireplace à des considérations philosophiques sur la nature du temps.

Comme d’Aubun ne prit jamais la précaution de justifierl’étrange architecture de ses ouvrages, il me sembla d’abord que seule lalassitude la commandait, maintenant je pense qu’elle dépendait simple-ment de son refus de limiter la course de sa pensée.

On comprendra que ses œuvres trop dissemblables restèrentconfidentielles, il ne s’en troubla jamais.

Une seule constante pourtant, tous ses ouvrages se terminaientpar les mêmes mots latins : « Sequere deum », expression qui signifie « Suisle dieu », mais qu’une traduction moins littérale donnerait plus juste-ment par « Suis ton destin ».

Je me demande si ce besoin de compter ne vient pas de ma toutepetite enfance. L’un de mes premiers souvenirs heureux est celui d’un jeuqu’une toute jeune femme me fit connaître. J’avais quatre ans, je crois,assis sur ses genoux je caressais son col, elle me prit la main et repliantmes doigts sur ma paume, l’un après l’autre, en commençant par lepouce, elle me raconta une histoire : « La poule a pondu un œuf, le premier leramasse, le deuxième le fait cuire, le troisième le mange et toi, pauvre petit, lèche le plat !Lèche le plat ! » dit-elle en frottant mon auriculaire dans le creux de mamain. Je ris du conte, du chatouillement sur ma peau, de la jolie dame.

D’Aubun avait une autre passion, assez fréquente au XIX°siècle,moins à son époque, celle de suivre des inconnues dans la rue. Onappela ces hommes aux drôles de plaisirs des marcheurs. D’Aubun enavait le type physique parfait : sec, délié, la taille cambrée, pincée par unveston court, le pantalon étroit sans revers, coupé par des bottines, unchapeau pour ombrer le regard et une canne fine pour rythmer lamarche et au besoin se défendre.

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Il écrivit très peu à ce propos, ce n’est que par des témoignageset des recoupements que je pris conscience de cette passion. Ellem’étonna beaucoup, je ne voyait pas quel bonheur l’on pouvait ressen-tir à marcher derrière une femme, pour le comprendre je me forçai àquelques expériences.

Je commis d’abord des erreurs, ainsi je crus que le but était delier connaissance avec une inconnue – d’aborder une dame et par unsubterfuge quelconque d’engager la conversation. Ceci ne m’amena qu’àdes rencontres courantes, parfois charmantes, souvent banales. Ce n’estqu’en renouvelant mes tentatives que je compris l’importance de lagestuelle dans cette relation – une sorte de dialogue des corps – et dansle jeu des rôles que la distance installe : c’était presque une métaphorede l’embrassement amoureux. Des positions naissaient, souvent stéréo-typées, le chasseur et sa proie n’en étaient qu’une. Mais encore fallait-ilêtre sûr que les rôles étaient distribués de manière évidente, ce quin’était pas forcément le cas. Après l’avoir essayé ce jeu me lassa.

Je n’étais pas fait pour les joies de d’Aubun, d’autres m’échap-paient. Né dans le Sud-Ouest il aimait jouer à la pelote à main nue etescalader le flanc des Pyrénées. Le seul goût que nous partagions étaitcelui de la mer. La violence des vagues landaises le fascinait, elle lui futfatale.

Il habitait Arcachon depuis qu’il s’était tardivement marié. Ilavait longuement parlé de cette femme et de cette ville. Comme tantd’autres il l’avait suivie dans la rue, fasciné par les mouvements de soncorps, par sa démarche qu’il décrivit comme un piquant mélange d’au-dace et de sensualité. Il nota aussi le premier vêtement qu’il lui connut,une jupe de faille noire, cette soie à gros grains dessinait son corps detelle manière qu’elle semblait le découvrir. Toutes ses phrasesmontraient qu’il venait de rencontrer un être d’exception. Il n’avait plusà chercher, ce que j’appellerais sa peur était apaisée. Il y a des femmesqui vous font comprendre que la vie peut être heureuse et que vous

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participez de ce bonheur. Il ne la quitta plus.La publication de ma thèse ayant entraîné une très modeste

notoriété, l’on m’avait demandé d’assurer quelques conférences univer-sitaires, la dernière que je donnai étant à Bordeaux. Accompagné deSylviane L., le professeur qui m’avait invité, je décidais de visiterArcachon que je ne connaissais pas. Nous fîmes la route sous une pluiebattante, Sylviane inquiète conduisait lentement, d’énormes camionschargés de billes de bois nous doublaient, soulevant des gerbes d’eausombre. Mais arrivés à Arcachon, le temps se dégagea et nous pûmesdéjeuner en terrasse d’huîtres et de vin blanc.

Marchant sur le ponton je regardais l’eau à peine plus bleue quele ciel gris. Ces couleurs confondues donnaient une sensation de froidet d’infini implacable. Un matin d’Aubun était monté dans son canot,avait mis le cap au large de la baie et n’était jamais reparu. Avait-ilchaviré, s’était-il donné la mort ? Rien ne l’indiquait. Comme l’onretrouva le canot intact et que d’Aubun était bon navigateur l’on écartala thèse de l’accident.

Nous reprîmes la voiture. Leur maison, une villa qu’ils avaientbaptisée Avicenne, se trouvait dans la ville d’hiver. Elle était en bordurede rue, le parc planté de pins s’étendait derrière. La construction destyle orientaliste tranchait parmi les charmantes résidences de villégia-ture, si claires et légères, aux lambrequins découpés. La maçonneriecomposée de bandes alternées rouge et blanc, les fenêtres géminéessommées d’arcs outrepassés, le toit très plat, tout la désignait commedifférente. La villa Avicenne allait si bien à d’Aubun que je n’aurais passu lui imaginer une autre demeure.

La propriété était devenue un parc public et nous pûmes nous ypromener. Je demeurai longtemps entre les pins à contempler le ciel, ilne restait plus rien d’Aubun que mes regards. Je cassai un branchage etde la pointe j’écrivis dans la poussière : sequere deum.

Neuf et sept font seize

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Cendrine Dumatin

Quarante-cinqminutes plein lecœur

Il ne savait plus si le souvenir avait été inventé ou vécu, si les motsqui sortaient chaotiquement de sa bouche relevaient du rêve ou de laréalité. Il voulait faire plaisir à sa psychanalyste, il souhaitait dérouler lefil enchevêtré de son cerveau et il attendait que sa psy tire dessus afinde le guérir, et tout cela de manière expéditive. Il racontait l’histoire detoutes ses violences, des claques, des coups de martinets, des coups depieds, des cris, avec un bourdonnement sourd qui recouvrait le tout. Ilse demandait toujours s’il n’en rajoutait pas, si l’histoire du schéma clas-sique de l’enfant battu n’avait pas été exagéré par ses lèvres anxieuses. Ilimaginait qu’elle écrirait un article sur lui, à la manière des textes freu-diens, cas numéro 1, cas numéro 5, après le petit Hans et la célèbreDora. Rempli de tous ses mauvais rêves, il avait décidé d’en finir et dedévoiler les images de ses nuits à cette inconnue qui aurait pu êtrebrune, belle et sulfureuse, qui aurait pu se frotter les pieds sur les kilimsclassiques et onéreux du cabinet. Mais n’avait-elle pas les cheveuxgrisonnants et un tic agaçant au coin des lèvres ? Il avait attendu quar-

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ante-deux ans avant de consulter et cela lui faisait du bien, du mal, dubien, du mal. Il s’était mis à pleurer de façon irrépressible, ses larmesn’allaient nulle part précisément mais il les essuyait d’une façondiscrète, craignant qu’elle ne le voie et qu’elle en conclue quelque chose.Tous ses regards criaient la gêne, ça me dégoûte pensait-il, je medégoûte. Puis, le soulagement après les phrases énoncées, murmurées,dans le silence froid du cabinet. Ses mots avaient-ils été précis, circon-spects ? Avaient-ils été retenus et admirés aussi par la sournoise en facede lui, la seule dépositaire de ses angoisses, qui le regardait maintenantavec un soupçon de supériorité tout en hochant la tête d’un air avisé ?Il se voulait plus malin que les vieilles théories lacaniennes. Il inventaitde nouvelles histoires parfois, avec des bleus en trop et une expressionde chagrin figé, pour satisfaire à la convention. Il mangeait un peu sesmots, il les avalait à la façon d’un cheese burger. Il savait que ce n’étaitpas élégant. Il n’avait jamais cru en la psychanalyse. Il trouvait que celasentait la foutaise, ces histoires de pas un peu perdus, l’inconscient, tousces trucs en vrac qu’il avait déjà lus et entendus. Essayez donc dem’évaluer, Madame la Sucette, Madame Œdipe, essayez donc de mecoincer et de me guérir.

Il revoyait les grandes mains rouges du père et l’inertie démoni-aque de sa mère, images fulgurantes et réalistes de son enfance. Il avaitl’impression d’être né d’une gifle de son père. Jusqu’à quinze ans, ilrampait et se cachait derrière le fauteuil vert du salon pendant que sasœur s’écriait : « Par-là, par-là, viens vite, il est très en colère », avec des varia-tions étranges dans la voix. Et les hurlements de sa sœur montaient dansles aigus, lui crevaient les tympans. Son père accourait alors et le traînaitpar les cheveux. La punition dépendait de l’état de colère de papa et dela bêtise faite (des mains non lavées, un ballon oublié sur la plage, ungros mot, un verre cassé). Il ne racontait pas les détails des sévices subis,les grands mouvements extravagants des bras en ralenti sur son visage.

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Pour lui, il restait la solution du repli. La solution qu’il adoptait,la solution la plus appropriée pour l’enfant. Vous voulez entendre savoix ? Vous posez des questions ouvertes ? Et puis, petit à petit, il étaitdevenu plus fort et les situations s’étaient inversées.

Aujourd’hui, les grosses mains rouges de son père n’avaient plusd’impact sur lui, plus aucune importance. Le fils lui bloquait ferme-ment les mains derrière le dos et il disait avec une colère salutaire : « Tune bouges pas et tu ne me touches pas », et il rêvait de lui foutre son poing dansla gueule mais on lui avait tellement dit de respecter ses parents, on luiavait tellement dit qu’on n’épousait jamais ses parents et qu’on ne lesfrappait pas non plus.

Il racontait la scène et ses tempes luisaient et sa psy faisait « humhum » ou « hum hum » d’un air compréhensif et il s’interrogeait sur lasignification de ce chagrin d’enfant qui le submergeait, ÉdouardMorand, lieutenant aux stups dans le dix-huitième arrondissementparisien, père de deux enfants. Ce n’était pas une chose aisée de dire lesévidences en ce bas monde. Il recréait ici les forces émotionnelles de sonenfance.

Lui, il ne fallait pas l’ennuyer dans la vie, il souhaitait le calme etle respect après les prises de cocaïne, les arrestations des dealers et leslongues journées crispées dans le nord parisien. C’était quelque chosequi lui tenait à cœur, le respect, des supérieurs hiérarchiques, des secré-taires, de sa femme, de ses deux garçons.

Mais il lui semblait parfois que le quotidien lui échappait et il sesentait alors comme un tas d’ordures, des ordures odorantes, écartelées,multiples. Vous déambulez tranquillement dans votre appartement etpuis oups, voilà, vous tombez sur vous-même, sur le caca, disait son filsde trois ans, le caca docile de vous-même. Vous regardez alors qui vousêtes, les choix de votre présent, l’humeur de votre vie et ce qu’il reste devotre passé. C’est ce qu’il disait, en boucle, les yeux rougis, à sa nouvelle

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amie, qui, à ce moment même, songeait probablement à son vieil amantscandinave.

Alors, pour faire avancer l’action, Édouard était allé voir cettepsychanalyste. Y a-t-il un synonyme de psychanalyste ? se demandait il.

Battre son enfant en rythme, pourquoi pas, au fait ? Le record decelui qui bat son enfant le plus harmonieusement possible. Il détestaitexpliquer et pourtant, là, avec Madame Interprétation, il était toujoursen train d’expliquer. Il expliquait que le rythme des coups sur ses reinslui avaient fait aimer la musique (le son du clairon !)

En fait, il n’avait pas grand chose à dire, car on ne dit pas : je suisbloqué, littéralement, par mes parents. Ils m’interdisent de parler àtable.

Lever la main pour parler à table est une règle de base, disait sonpère entre deux claques, sinon silence. Comment ? Et si je veux le sel ?Le plat de purée ? Sa sœur ne levait plus les yeux depuis longtemps. Ellerestait dans les limbes. Le silence posé sur la table était pire que leslianes de cuir tranchantes du martinet, comme des coups de ciseauxdans la chair. Bof, on s’y fait, je suis jeune, ma peau est dure et je ne peuxdécidément pas m’enfuir en pleurant car c’est ici ma maison, c’est iciqu’on m’a élevé. « C’est pas grave, ça ira », murmurait-il à sa sœur. Samélancolie venait un peu de là, des coups inexplicables, des yeux ferméssur la famille écaillée des repas silencieux, mais pas complètement, unpeu aussi des évènements, du hasard.

Maintenant, là, affalé sur le divan blanc, il rêvait d’une maintendre, une main qui soulagerait les courbatures, la main aimante decelle qui jamais ne frappe. Allez frappe en augmentant la pression avecle fil de fer, le fil qu’il aurait aimé tendre. Mais Madame Névrose enface de lui reprenait ses pensées, ne les laissait plus divaguer. On est sur

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l’idée de la violence, là, voyez-vous. Elle portait ses paroles comme destrophées. Papa, ça ne se dit pas à quarante-deux ans et avec un boulotpareil.

Y avait-t-il un espace encore possible pour le fils ? Et il voyaitmaman psychanalyste qui hurlait avec les trous des fesses à l’air. Ilsouhaitait juste embrasser la femme consolatrice, celle qui apaiserait sespensées sans en faire tout un plat.

Le plat de lasagnes que maman avait préparé. Il aimait tout dansce plat, le gruyère chaud et les pâtes cuites à point. Il fredonnait l’air deslasagnes, une ritournelle culinaire inventée tout exprès pour le jour deslasagnes, qui faisait rire sa sœur. Il jouissait de l’odeur chaude des pâtesen chantonnant. Et il n’a jamais su, qui, pourquoi, comment, le pères’était mis en colère en certifiant que les lasagnes se mangeaient tièdeset non brûlantes, comme une vérité indiscutable. C’était un signe demauvais goût, c’était un sacrilège de manger les lasagnes trop chaudes.La lasagne. Clac. À terre, près du canapé. La lasagne se mange tiède. Ilne pouvait plus faire machine arrière, vroum vroum du moteur du cœurde l’enfant qui s’emballe. Il s’est relevé, fier, s’est rassis, mains sur latable, un petit sourire insolent au coin des lèvres, « tu peux toujours mefrapper, tu n’es qu’un crétin » ! Il déployait des efforts frénétiques pourretenir ses larmes, disparition du corps et cheveux mal peignés. Il arecraché les lasagnes par petits bouts dans son assiette, en s’en prenant,au deuxième passage, plein la tête, par la main rougie de papa, mainforte, solide, tout à fait à l’aise avec les joues pâles de son fils.

Bon, se disait-il, avec cette lucidité qui ne le quittait jamais,même dans les pires moments d’égarement, il va bientôt falloir trouverun solution. Car. À force. De ne plus parler à table, de se prendre desraclées, avec des mots et des insultes à n’en plus finir, salaud, idiot, petitcon, j’en peux plus de toi, il pensait : je suis au-dessous de zéro (tu es

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pire qu’un zéro). Allez mon petit, tu es prié de te secouer, de ramasserles miettes sur la table, de passer du rouge au rose, d’accéder auxcouleurs délicates des aquarelles japonaises.

La trempe se demandait-il, ça se dénonce ou pas ? Il était vrai-ment en colère mais il avait à peine douze ans. Il avait peu de mots enbouche et il ne savait pas encore s’en servir. Il fallait juste attendre etraviver ses sens car ils étaient obstrués pour l’instant, tièdes, neutres.

C’est pourquoi, trente ans après, il avait en face de lui cettepsychanalyste et il avait follement envie de l’embrasser, presque mêmede la violer (mais on lui avait tellement dit que ça ne se faisait pas devioler sa psychanalyste sur les kilims classiques et onéreux du cabinet),et puis, soudain, elle a murmuré : « À la semaine prochaine, Monsieur Coton. »« N’importe quoi », s’est-il dit.

– Ah non, pardon, Monsieur Morand, a-t-elle ajouté avec unsourire brillant. Elle s’est levée en s’appuyant sur des béquilles et il atout de suite désacralisé l’affaire.

Il a payé et il a attendu l’air de rien le mardi suivant, se disant, jesuis visiblement malade, mon humeur est changeante, je deviens un peuagressif, j’ai besoin d’un suivi psychologique, j’ai quarante-deux ans, unefemme et deux enfants.

Dans le salon, rires chauds de ses deux garçons et, au fond ducouloir, une voix distante et chirurgicale qui le met en garde.

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Alban Lecuyer

Dans le ventre« Tout à coup j’ai eu l’impression que j’étais le monde, et que le monde était moi. »Marina Vlady dans Deux ou trois choses que je saisd’elle, Jean-Luc Godard

Elle s’est encore bourré tout l’intérieur. Jusqu’à déborder. Peutpas s’en empêcher. C’est chaque fois la même chose. Faut combler lesvides. À tout prix. À s’en faire mal. Jusqu’à ce que ses pores éclatent etlibèrent des perles d’arômes artificiels, de gélifiants ou de graisses végé-tales, toutes ces matières qu’elle a enfoncées de force dans son gosier.

L’appartement aussi déborde. Ce n’est pas du désordre, plutôtun trop-plein, une indigestion de nourritures entamées, pas finies, jetéesen vrac après la crise. Un tube en forme de poing serré dégueule sacrème de marrons sous la table basse du salon, près des restes d’unetarte meringuée, un carton de pizza bâille devant la télé, du beurre decacahuètes traîne renversé sur le lit, file sa poisse lustrée au milieu desdraps défaits et partout, éparpillés sur la moquette, des paquets decéréales déchirés, des pots de crème glacée ou de pâte à tartiner pasrebouchés, des yaourts probablement périmés, des miettes de croissants,de chocolat ou de pain d’épices, tout ce qu’elle a ramené de la cuisinecette nuit. On trouve aussi des cubes de chamallows roses et blancs, ils

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sont tombés au hasard de ses envies, là où s’est essoufflé son appétit, sadernière pulsion, certains ont été piétinés. Il y en a tout le long ducouloir, jusqu’aux toilettes où elle tente à présent d’expulser ses excès etses écœurements.

Elle ne s’est pas habillée. A simplement poussé le convecteur dela salle de bains à fond, la céramique de la cuvette est encore froide sousses cuisses. Régulièrement elle tire la chasse, sans se relever. Laisse l’eaurebondir contre ses fesses puis recommence à se déverser, à s’évider dansune purge forcenée. Elle excrète sans pudeur tout ce que son corps nepeut retenir, tout ce qu’il porte de plus ou moins liquide, qui ne ressem-ble ni à un muscle ni à un tissu, tout sauf les organes en fait, certaine quele dégoût de soi s’évacue avec le reste, d’un coup de brosse à chiotte. Çadevait finir comme ça. Ça finit toujours comme ça : par une punition.

La peur du vide l’a ainsi forgée, dans un état d’insatisfactionpermanent, frustrée par cette absence qu’elle ressent parfois dans l’ab-domen et dont elle n’arrive pas à se débarrasser. Les indigestions n’ychangent rien, ni les nausées, il y a toujours ce moment où un venthumide revient se faufiler à travers elle, et grignote sa carcasse, bousculetout pour s’installer. Soudain elle a froid au-dedans, croit entendre descourants d’air siffler entre ses os, comment combler un vide qui n’existe pas ?

Avec les hommes, c’est pareil. Elle accepte, elle exige qu’ils laremplissent, autant qu’ils le veulent, tout ce qu’ils peuvent, car c’est à ceprix qu’en retour elle aime un petit peu. Mariés, handicapés, pervers,vieux, déformés, rien ne la rebute chez ceux qui présentent un trop-plein de désir à dégorger de toute urgence, pourvu qu’ils sachent l’enrepaître correctement. Dans la rue, dans un bar, au cinéma, dans l’as-censeur, dans les toilettes d’un restaurant, d’un train ou d’une station-service, elle sollicite sans répit les spécimens les mieux à mêmed’accomplir leur besogne avec générosité et abondance, n’en a jamaisassez, s’en veut de ne pas être étanche. Serrer les cuisses empêche de

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recevoir et serrer les dents n’empêche que de crier. Alors elle voudraitdéborder, se répandre pour enfin rendre tout ce qu’elle ne sait pasdonner.

Une fois, une seule, elle a cru exploser. Elle a senti son ventre setendre, et vibrer comme la terre avant un séisme, quelque chose deviolent sur le point d’arriver. Elle a compris qu’elle n’attendait que ça,une grosse déchirure là où elle avait mal. Elle n’a pas eu peur, s’estpostée devant le miroir de l’entrée, les yeux grands ouverts à l’affût decet instant où tout s’arrêterait enfin dans la jouissance d’un kyste quiéclate. Et puis les secousses se sont calmées, elle a ressenti une douleurlà, en plein milieu, qui est partie avec le reste dans l’eau des toilettes.

Elle ne pense pas que ça recommencera un jour. Maintenant ilsse protègent tous, la touchent sans la toucher, avec des caresses de latex,comme on enfile des gants avant de procéder à un examen gyné-cologique. Est-ce à ce point dégoûtant à l’intérieur d’elle qu’aucund’eux n’ose y tremper sa chose sans l’avoir soigneusement emballée,hermétiquement conditionnée ? À la fin ils repartent tous avec ce qu’ilsauraient dû lui mettre dans le ventre, le jettent à la poubelle ou l’aban-donnent entre les draps, sans un mot d’excuse, et ça laisse une brèche,un trou béant qu’elle s’efforce ensuite de reboucher avec du sirop deglucose ou de la gélatine de porc, n’importe quoi d’autre, à force elle nefait plus la différence.

Par la porte ouverte des toilettes elle regarde le jour se lever tran-quillement sur la moquette du couloir, glisser jusqu’à ses pieds qu’elletrouve jolis. Son corps se réchauffe un peu, elle sait que ça ne durerapas. Tout à l’heure il faudra sortir. S’habiller, marcher dans la rue, pren-dre le métro, affronter les bousculades du supermarché et le regard descaissières. Les placards de la cuisine et le frigo sont presque vides, aprèsla prochaine crise il ne restera rien.

Elle tire la chasse une dernière fois, promène une grosse poignéede papier sur ses fesses et ses cuisses trempées. Elle a entendu dire qu’on

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faisait ça dans certains pays, pour l’hygiène ou pour le plaisir, elle ne saitplus, en tout cas c’est agréable.

Elle a du mal à se redresser, et à tourner sur elle-même pour véri-fier que l’eau a bien tout emporté loin d’ici. Ses hanches heurtent leporte-papier, puis la poignée de la porte, c’est à croire que les murs sesont rapprochés depuis qu’elle est entrée dans la salle de bains. Elle doitpasser trop de temps dans cette position, assise sur la cuvette, lapoitrine contre les cuisses, son corps a fini par prendre le pli. En réal-ité elle commence à se sentir à l’étroit, se demande si elle ne devrait pasdéménager.

L’appartement est situé au dernier étage. D’ici elle n’entend rien,ni les voitures ni les trottoirs encombrés, elle ne voit rien, pas même lesautres tours du quartier, à cette altitude le ciel devient opaque.Impossible de distinguer le beau du mauvais temps, la crasse dupériphérique éclabousse tout sur son passage, jusqu’au soleil qu’elle nevoit plus que deux fois par jour, en avatar sur les cartes météo de latélévision. Parfois, accoudée à la fenêtre de la chambre, elle se demandesi le monde extérieur existe encore. Si toute chose, lorsqu’on cesse de laregarder, ne risque pas de disparaître. Depuis combien de temps n’est-elle pas sortie de chez elle ?

En passant devant le miroir de l’entrée, elle prend le temps des’observer. Avant, elle n’osait pas se promener nue, même quand elleétait seule, même quand les rideaux étaient tirés. Maintenant, c’estdifférent. Elle joue à se surprendre, à s’espionner. Finalement, elle setrouve plutôt bien faite. Se dit qu’elle est une aubaine pour le voisinqui parviendrait à l’épier aux jumelles ou au télescope. Ses seins sontpleins, ses hanches et ses fesses aussi, tout le reste est bien tendu, lesproportions sont respectées, la recette est réussie. Elle sait bien, elle,qu’on ne grossit pas, que c’est le monde autour de soi qui rétrécit. Elles’en assure en appuyant son index contre son ventre contracté, deprofil : oui, ça peut aller.

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Les hommes lui parlent souvent de son ventre. En réalité, c’estpour lui qu’ils viennent parfois jusque chez elle, pour y réfugier leur têteet se noyer un instant sous ses ourlets, comme on le ferait avec unefemme obèse. Ils disent que là-dessous les bruits du monde disparais-sent, deviennent aussi inaudibles que lorsqu’on se laisse couler en apnée.Des inepties, toujours des inepties, de toute façon les hommes ne saventraconter que ça, c’est une manière de salir ce qu’ils ne peuvent pasposséder.

Avant de s’habiller elle soupèse ses seins, un dans chaque main ;ils lui paraissent lourds tout à coup. Elle les imagine gonflés de couleursvives, de roses bonbons, de verts sirupeux, de rouges qui collent auxdoigts et de jaunes qui fondent sur la langue, de tout ce qui rend sonhaleine perpétuellement sucrée et l’appétit lui revient déjà, elle ne l’at-tendait pas de si tôt. Elle se laisse tomber à quatre pattes et elle ingur-gite, elle engloutit, elle engouffre tout ce qui traîne par terre, dans uneformidable aspiration, proche de l’asphyxie, et tant pis si ça ne fait pasdu bien, et tant mieux si ça fait mal. Les cubes de guimauve, le paind’épices, la crème de marrons, le beurre de cacahuètes, les céréales auchocolat, à pleines mains, plein les doigts, plein la bouche, pas le tempsd’avaler, faut obstruer cette brèche, vite, la colmater, plus de courantd’air, plus jamais. Ça porte un nom, cette manie de vouloir rebouchertous les trous, cette peur du néant, un nom de maladie grave, peuimporte, elle l’a oublié, s’il le faut, si la faim lui fait défaut, elle s’enfourrera par d’autres orifices.

Évidemment elle préfèrerait qu’un homme s’y colle, après toutc’est à eux de s’occuper de ça. Les autres femmes l’ont bien compris,qui se laissent colmater par n’importe qui, dans n’importe quelle posi-tion, elle le sait, elle les a vues faire à la télévision, dans des téléfilmsou dans ces émissions où l’on enferme les gens, mais pour l’instant ellen’a pas le choix, elle doit se contenter de ce qu’elle a sous la main.

À bout de force elle tend le bras sous le lit, trop court, ne

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parvient pas à attraper le paquet de figurines gélifiées, griffe lamoquette de rage, pèse de tout son poids contre le sommier, s’allonge,s’élonge, tous ses membres tendus vers le mirage multicolore, et quandses doigts agrippent enfin le sachet en plastique, c’est de colère qu’ellele déchire, maladroite, intoxiquée, et les figurines s’échappent, sautenten l’air, elle les rattrape au vol avant de s’en prendre à un fond de crèmeglacée ramolli. Aucun plaisir là-dedans, ce n’est qu’un besoin, un besoinmaladif d’étouffer sous les graisses, de s’en tapisser tout l’intérieurcomme on applique un enduit, pour se protéger, pour qu’enfin cesse cevent qui lui glace le sang.

Ça y est, la crise est passée. Elle s’essuie la bouche dans les draps,s’habille en vitesse. Le bouton de son pantalon coince, pas grave, elletire sur le bas de son pull et tente de se rassurer une nouvelle fois devantle miroir de l’entrée.

Ce qu’elle voit est effrayant. Elle voudrait s’en cacher, s’endétacher, cependant quelque chose entrave ses mouvements et l’em-pêche de prendre la fuite ; le couloir est devenu si exigu tout à coup. Lesmurs lui écrasent le ventre, son ventre qui transpire contre la surfacefroide du miroir, c’est la seule partie de son corps dont elle ne peutdistinguer le reflet ni les contours. Elle s’essouffle, toute sa peau la brûleet lui commande de ne plus bouger, elle n’ira pas plus loin. Son volumes’est encastré entre les traverses et les montants de la porte de la salle debain, aucun moyen d’avancer ou de reculer. Ses membres se dilatent,prennent peu à peu la forme rectiligne de l’encadrement, son cou atriplé de volume, bientôt elle manquera d’air. Elle est prise au piège,bloquée face à ce miroir de fête foraine qui lui renvoie une image qui nelui ressemble pas et la terrifie. Tout contre ses joues, presque odorant,l’écho de son visage se déforme, gondole en des masses indistinctes,c’est à peine si elle discerne encore les cavités des yeux et de la bouche.Pourtant, elle en est certaine, on ne grossit pas. C’est le monde autourde soi, ce monde de trottoirs trop étroits, de strapontins ridicules dans

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le métro, de caissières mesquines au supermarché, oui c’est tout cela quise détraque et lui interdit de sortir.

De la chambre, à l’autre bout du couloir, ne subsiste qu’un mincerectangle de lumière, bien moins large qu’elle, le reste de l’appartementa pratiquement disparu, comment est-ce possible ? Si ce n’est pas ellequi grossit, ni le monde qui s’affaisse, alors c’est le creux à l’intérieurd’elle qui enfle, cette enfonçure que d’autres ont laissée en se retiranttrop vite. Elle voudrait crier mais c’est dedans que le son se propage,jusque dans l’espace de son estomac où gargouillent déjà les rires descaissières, le fracas des caddies, des distributeurs automatiques et desrayonnages, de toutes ces choses à angles droits qui lui déchirent leventre et la réveillent la nuit. En fin de compte, rien de tout cela n’a vrai-ment existé en dehors d’elle. Elle contient tout le reste, tous ceshommes qui se sont installés en elle et n’en ressortiront jamais, ni parla bouche ni par ailleurs, qui l’ont envahie jusqu’à la nausée, comme oncolonise une planète à l’abandon. Demain, dans une heure, tout desuite, elle retournera aux toilettes. Quand elle aura digéré ce monde quila rend malade, elle tentera de l’expulser. Et de l’oublier. Une bonne foispour toutes.

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Thomas Coppey

Le cafard de BenoîtChanard

Vous êtes Benoît Chanard. À présent, juste maintenant, l’envievous prend de vous jeter par-dessus la rampe de l’escalator. Mais vouspensez qu’il est trop tard. Vous pensez qu’il est trop tard pour vous jeterparce que si vous le faisiez maintenant, alors qu’il y a si peu de passage,on risquerait de ne pas vous retrouver avant longtemps et l’envie demourir vous passerait peut-être, la douleur aidant. Rien ne dit que l’is-sue de la chute serait fatale. Il n’y a pas haut.

La semaine n’a pas été folichonne, elle n’a pas été mortelle nonplus. Votre dernière journée folichonne remonte à quelques temps déjà,pas si longtemps mais tout de même. Vous n’avez qu’un souvenir vaguedu contenu de cette journée. Vous hésitez, vous pensez à ces momentsoù il fait bon vivre. Vous pensez aussi à ces journées où il ferait bonvivre d’autres choses et ailleurs. Vous pensez que vos expériences sontsans valeur ? À ce propos rassurez-vous, ce que vous vivez est unique.Chaque expérience est unique, pour vous en convaincre inutile dechercher à vous distinguer, vous le savez bien que vous êtes vous-même.

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Vous êtes Benoît Chanard jusqu’au bout des ongles. Votre femme estMme Chanard et vos deux filles (15 et 17 ans) aussi se nommentChanard et ça, si c’est pas une preuve. La journée n’a pas été folichonneparce que, Benoît, vous ne vous y étiez pas préparé, vous négligezdepuis trop longtemps ce que la vie quotidienne recèle de richessesinfinies. C’est là ce qui nous surprend, Benoît, c’est là ce qui noussurprend. Même si vous n’êtes pas seul dans cette situation. Desjournées comme aujourd’hui, vous en avez connu des pelletées. Nonseulement elles n’ont rien de si terrible, surtout au regard de celles quevivent vos collègues du sous-sol, mais on irait bien jusqu’à dire que vousavez de la chance. Ce qu’il est parfois difficile d’accepter c’est lebonheur, le vôtre est grand. Jugez-en vous-même. La vie que vous vivezM. Chanard, c’est encore ce qui se fait de mieux en 2008. Ouvrez lesyeux et ouvrez votre cœur. Une bonne journée au sens où vous l’enten-dez, qu’est-ce que c’est ? Une journée avec vos enfants que vousaimeriez d’ailleurs voir un peu plus souvent ? Ça se conçoit. N’en faitespas une fixation pour autant. Ce qui importe pour vos enfants, c’est labonne insertion que vous confirmez chaque jour et que vous leur offrezde fait.

Alors que Benoît Chanard se laisse porter par l’escalator, lesagents de la station annoncent l’interruption du trafic suite à un acci-dent grave voyageur. Ils oublient ensuite de couper le micro qui leur aservi à faire l’annonce et ainsi le bruit de leurs activités retentit danstoute la station, sur tous les quais. Le téléphone sonne et ils jurent deconcert avant d’y répondre de mauvaise grâce. Des mots comme merde,qu’est-ce qu’ils ont à nous péter les couilles, putain.

Hier, comme tout le monde vous avez appris le mariage duprésident. Vous avez abordé le sujet avec vos collègues. D’ordinaire lessujets en rapport avec la politique sont dits sensibles et sont évités à ce

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titre. Celui-ci n’est pas sensible, en fait vous estimez qu’il faudrait unenouvelle catégorie où le situer. Le président a cherché à fuir la solitudeet c’est bien normal en un sens. Ce qui fait que ce n’est pas un sujetsensible, c’est que vous désapprouvez, comme 76% de la population,l’étalage public que fait le président de sa vie privée. Le côté speed de ladécision met tout le monde mal à l’aise. Le consensus est large et vouspouvez donc aborder la question avec légèreté. Quelque chose vousretient de penser que le lien entre la vie privée du président et la situa-tion globale du pays est vraiment mince. Vous sentez quelque chose là,vous ne creusez pas la question, car on vous le dit : grand bien lui fasse.Vous sentez quelque chose là, mais comment mettre le doigt dessus. Envous jetant par-dessus la rampe croyez-vous ? Si vous voyez un lienentre ce geste possible, la situation générale du pays et la vie du prési-dent, personne d’autre que vous ne le verra Benoît. Benoît, vous sentezdans l’air quelque chose comme une lourdeur, et autour de vous ellesemble oppresser un peu tout le monde. Benoît, il faudrait envisager unecure de vitamines. Il y a des chiffres qui ne se discutent pas, voustravaillez avec, il y en a d’autres en revanche, tout à faits sujets à caution.Ce sont les chiffres qui n’interrogent pas tout le monde. Mille person-nes admettez-le, c’est loin d’être tout le monde. On n’arrête pas de vousle seriner que les gens ont peur pour leur pouvoir d’achat et peur quepersonne ne sache comment faire pour améliorer la situation, et si vousvous y mettez aussi, vous allez vraiment finir par être très nombreux.Vous feriez mieux d’avoir confiance. Ce n’est pas dans vos compétencesde flairer l’atmosphère, et ce qu’il y a dans l’air de dire que c’est atroce-ment sombre au point que vous avez comme ça, dans les transportsl’idée de sauter en l’air, comme ça pour voir. L’ennui c’est qu’il n’y à rienà voir, le type qui vient de faire le pas alors que vous quittiez le quai vaen savoir quelque chose. Il s’est jeté et maintenant il perd son sang sousune rame de métro, pendant que tout le monde blêmit, sauf ceux quine sont pas sûrs parce qu’ils ne l’ont pas vu, qui peuvent encore penser

Le cafard de Benoît Chanard

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que les transports nous emmerdent. Vous êtes mieux où vous êtesM. Chanard, ne traînez plus, vos filles vous attendent et votre femmeaussi.

Même s’il ne perd qu’une partie infime de son pouvoir d’achat,Benoît trouve que l’hiver dure. Il entend par les chiffres ce que les gensautour de lui pensent mais ne disent pas tout le temps. Ils parlent coûtde la vie, augmentations de salaires, et ce n’est qu’une manière de dire.Sur Benoît Chanard, l’effet de ces chiffres (84 % des Français ne sontpas satisfaits de la politique concernant le pouvoir d’achat, 75 % sontinsatisfaits de « la croissance économique », 68 % du problème del’emploi. 68 % des Français ne font pas confiance au chef de l’État etau gouvernement pour améliorer le pouvoir d’achat et 60 % ne leurfont pas confiance pour améliorer la situation économique), s’associeà ce qu’il renifle dans l’air, c’est-à-dire que Benoît est capable de ressen-tir bien plus qu’il n’est capable d’exprimer et ce qu’il perçoit ne leréjouit pas, c’est lourd effectivement. Il sent qu’il n’est pas seul à sentir,cela ne fait que confirmer ses intuitions, il y a de quoi douter et de quoiassumer qu’il est parfois difficile de faire comme si. Il comprend trèsbien que de moins en moins de gens fassent comme si et de moins enmoins d’efforts pour vous faire croire que. Benoît Chanard n’est pas dutout le consommateur cible en matière de produits morbides, le faitqu’il pense par-ci par-là à se balancer par-dessus une rampe d’escalierrenforce donc son sentiment que quelque chose cloche car personne necomprendrait et lui non plus ne comprend pas ce qui lui traverse l’espritdans ces moments là. Il a le flair, Benoît, il sait qu’il n’est pas le seul àsubir ce genre de pensées et ça ne fait que renforcer son sentiment d’êtrenormalement inséré, à peu près comme tout le monde en somme etqu’il va mal ; plus ou moins mal bien sûr, attention, les critères sonttout relatifs là, et qu’il va mal comme à peu près tout le monde.

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Pour vous Benoît, le moral des ménages au plus bas depuis 1987c’est une alerte ? Alors que vraiment quoi ? Les années 1980 ont euleurs mauvais quarts d’heure mais à tout prendre elles ont été meilleuresque bien d’autres années, ne serait-ce que dans le vingtième siècle, bienmeilleures. D’ailleurs on vous dit « 1987 », mais avant cette date, lamesure n’existait pas, vous voyez bien que c’est complètement fallaci-eux. Ce que vous pensez de l’époque, sans les sondages, on ne sait pastrop où vous en seriez. L’âge croissant de vos filles devrait compenser àvos yeux la chute de votre pouvoir d’achat. Le fait qu’elles vous traitentcomme un père devrait vous satisfaire au plus haut point, c’est-à-direau point de vous rendre parfaitement heureux, car sans l’amour, et vousavez aussi les moyens de votre existence, personne n’aurait de mal àcomprendre pourquoi en ce moment précis, vous vous dites qu’il esttrop tard pour passer par dessus la rampe de l’escalator (ce qu’il esteffectivement), mais grâce à l’amour que vous recevez (et tous les signesafférents) ce que nous avons du mal à concevoir c’est que vous ne soyezpas déjà parvenu en haut de cet escalator au pas de course, il est décidé-ment très long. Vous devriez sourire plus, vous seriez étonné des effetsqu’un simple sourire peut avoir sur votre entourage et par suite, survous-même. En tout cas, vous faites bien de continuer, Benoît. Vousavez le sentiment que les prochains mois seront particulièrement éprou-vants ? Benoît, vous cogitez beaucoup ! Allez Benoît, ce que vous avezeu là, ce n’est qu’un flash. Ce que vous vivez là Benoît, ce n’est riend’autre qu’un mauvais quart d’heure.

Le cafard de Benoît Chanard

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Luc-Michel Fouassier

La grenade

Je la sens là, tout contre ma hanche, masse dense et froide, à peserdans la poche de ma veste. 635 grammes. Je la serre de la main droite,l’index passé dans l’anneau de la goupille. Il suffirait d’un simple gestede ma part. Un mouvement discret de la main que personne ne remar-querait et le tonnerre remplirait l’espace, le sang giclerait, les chairsdéchiquetées seraient répandues alentour. Nos sales tripes.

Ce serait un beau final.

Après l’enterrement de mon père, j’étais repassé par sa maison,histoire de traîner un peu au milieu des meubles et des objets témoinsde son agonisante retraite. Je possédais un double des clefs. Mon pèreavait insisté pour que j’en garde un, des fois que. C’était bien une idéeà lui, ça. J’habitais à plus de cinq cents kilomètres (540 par l’autoroute)mais c’était moi qui devais garder un trousseau. Pas la voisine. Tout ça

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m’avait toujours paru d’un compliqué. Pourtant, je n’avais jamais riendit. Avec le père, on ne discutait pas les ordres.

J’ai passé cet après-midi-là à déambuler d’une pièce à l’autre, sansautre raison que celle de saisir un peu de ce qu’avaient été les dernièresannées de sa vie après que ma mère l’eût quitté, sa solitude revêcheterrée au fond de ce minuscule pavillon de banlieue. J’espérais vague-ment trouver quelque chose qui m’aiderait à comprendre comment onpouvait vivre aussi loin des autres, isolé, sans véritable contact social ets’en accommoder. Trouver ce qui me permettrait d’affronter ma propresolitude.

Les pièces puaient l’ennui et le vieux pyjama rayé, visiblementmon père n’avait eu aucun moyen de passer à travers les murs de saprison.

J’ai jeté un œil au courrier qui traînait sur la table du séjour. Unefacture EDF, des prospectus, grande braderie de printemps chez StopAffaires, le mois des champions à Carrefour. Une lettre de sa mutuellele relançait afin qu’il souscrive une convention obsèques. Je me suis prisà maudire le type qui signait cette lettre, un dénommé Pierre Hyest, quin’avait pas su se montrer suffisamment persuasif, mon père n’ayant, eneffet, entamé aucune démarche pour me faciliter la vie au moment deson décès.

Sur le dossier d’une chaise, j’ai retrouvé le gilet de laine qu’iln’avait pas quitté durant les dernières années. Son ultime uniforme...

Je me suis ensuite attardé sur les photos qui remplissaient deuxcadres en plastique remisés dans un tiroir du buffet. Des clichés quidataient d’avant maman. On y voyait mon père en tenue militaireprenant la pose au sommet d’une dune, son fusil MAS en bandoulière.Il m’est apparu plus grand, élancé. Etait-ce dû à la prise de vue en légèrecontre-plongée ou au fait qu’il se tenait droit ? Cela m’a surpris, moiqui ne l’avais jamais connu que le dos plié, semblant se pencher davan-tage, d’année en année, sur le trou béant laissé par le départ de maman.

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Il souriait qui plus est, le visage enjoué, comme jamais je ne l’avais vude toute mon enfance. À croire que son plus grand bonheur, il l’avaitconnu là-bas dans le grand sud tunisien, à portée de fusil des fellaghas.

Attiré par une lourde odeur qui émanait de la poubelle de lacuisine, j’ai découvert les restes d’une boîte de cassoulet et l’emballagefroissé d’une Vache qui rit. Cela m’a attristé de constater qu’il était partiavec ça dans le ventre.

Je suis sorti prendre l’air dans le jardin. Il n’était plus entretenudepuis un bout de temps déjà. Quelques pots vides traînaient çà et là,sans doute renversés par le vent. De hautes herbes rendaient la progres-sion difficile sur ce qui restait de l’allée gravillonnée. Une petite pluiefine m’a obligé à trouver refuge dans le cabanon blotti au fond du jardinqui lui servait d’atelier de bricolage. L’ordre qui y régnait contrastaitavec l’espace végétal anarchique que je venais de traverser. Chaque outilprenait place sur un tableau de bois portant des numéros.

C’est en voulant saisir un tournevis que j’ai accroché avec mamanche une antique boîte de galettes Mont-Saint-Michel qui adégringolé de l’étagère où elle était posée, déversant son contenu sur lesol de terre battue : quelques flocons de polystyrène et, au milieu, unegrenade défensive quadrillée de couleur mate.

Je restai quelques secondes pétrifié, ne sachant que faire, le regardbraqué sur l’objet de forme oblongue. Sa masse sombre se détachaitparfaitement sur le sol jaunâtre. Quelques centimètres à droite, le visageà moitié mangé par la poussière, la Bretonne du couvercle me souriait,me semblait-il, d’un air narquois, un rictus qui paraissait vouloir direvas-y, prends-la si t’es un homme !

Quand je suis rentré chez moi, j’ai tout de suite pensé au rond deserviette. Il se trouvait que j’en avais un en ma possession, en vieil

La grenade

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argent, gravé jadis à mes initiales. Il était si usé que les lettres avaientpratiquement disparu. Le L ressemblait à un I et le F à un T. Tout unsymbole en somme. Qui étais-je vraiment ? Avais-je encore quelquechose à voir avec ce jeune garçon plein d’espoir à qui on avait offert unset de table pour sa communion ? J’avais tellement changé.

Je montai dans ma chambre, vidai une étagère de l’armoire, celleoù j’entassais mes slips, et posai bien au milieu de la tablette le cerclemétallique.

Mes mains tremblèrent un peu lorsque, avec la plus grande déli-catesse possible, je positionnai la grenade debout au creux de l’anneaud’argent.

Je refermai l’armoire, m’adossai contre elle. Mon sang battaitdans mes tempes. Je sentis une douce chaleur m’envahir les reins.Quelque chose palpitait derrière moi.

Les jours suivants, cela devint comme un jeu, une connivenceentre elle et moi, le clin d’œil du matin au milieu des gestes quotidiens,du goût âcre du café, de l’odeur du pyjama à l’entrejambe, de la tignasseébouriffée, le nez à nez avec elle à chaque fois que, par habitude, j’ou-vrais l’armoire pour prendre un slip propre.

Je restais quelques instants à l’observer, sans oser la toucher. Sapeinture vert foncé piquée de minuscules points de rouille souffrait dupoids des années. On eût dit la peau d’un batracien. Quant à l’anneaude la goupille, il figurait un œil de cyclope semblant me fixer. Elle avaitvraiment une drôle de gueule. Comme moi. Somme toute, on était faitpour s’entendre.

– Désolé, mais vous devez fournir le formulaire F250.– Vous pouvez peut-être clôturer le dossier quand même...– Je vous le répète, pas de déclaration F250, pas de clôture.

Personne suivante s’il vous plaît ?

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Je froissai nerveusement mon ticket. Numéro 218.C’était un sale type plutôt chétif, au regard terne, qui essayait de

se donner de l’importance en opposant un refus buté. Que la personneen face de lui, derrière la vitre, eût perdu son père, il n’en avait visible-ment rien à faire.

– Personne suivante, s’il vous plaît ?...Je sentis m’envelopper l’haleine fétide du 219. Une envie subite

de balancer quelque chose dans la vitre de l’hygiaphone me prit violem-ment. Je n’en pouvais plus. Ça tapait dur dans mon crâne. Peut-être lemanque de sommeil. Faut dire que je n’avais pas beaucoup dormi cesderniers jours. Je parvins à me contenir mais une vision s’imposa à moialors que je quittais les lieux cahin-caha, l’œil était dans l’armoire et meregardait.

Une fois dehors sur le trottoir, devant la masse de béton écra-sante du bâtiment administratif, seul, alors que la pluie tombait en unemultitude de crachats sur ma figure, je sentis comme un poids immense,une extrême lassitude, me tomber dessus. Mes jambes se mirent à trem-bler, ma respiration à s’emballer. Il eut été alors facile d’appuyer onzefois sur les touches d’un téléphone portable et entendre la voix d’unami, des paroles réconfortantes. Mais je n’avais pas d’ami, je venais deperdre la seule personne qui me connaissait un peu et je n’avais jamaispossédé de portable. Ce fut à cet instant précis que je pensai à elle etque je pris la décision de ne plus m’en séparer.

Je me suis mis à faire souvent le même rêve. À peu près une nuitsur deux. Je suis dans un vaste hall. Une gare peut-être, un aéroport. Jeme tiens immobile au milieu des gens qui passent autour de moi,affairés, indifférents. Je les regarde, leurs trajectoires désordonnées quise croisent, on dirait un champ d’électrons excités ou bien un nuage deces petites bestioles qui s’agitent sous les arbres, l’été. Difficile de fixermon attention sur un seul individu. Ils n’ont pas de visages, sont inter-

La grenade

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changeables. Régulièrement, l’un d’eux vient me percuter, manquant depeu me faire tomber. Je vacille mais parviens à récupérer ma stationdebout parfaitement immobile. Courageusement. Jusqu’au moment oùje n’en puis plus. Alors, je sors la grenade de ma poche, la caresselonguement, la fait passer d’une main à l’autre puis la dégoupille. Jecompte les secondes. À cinq, une explosion terrible me fait vibrer toutle corps. Des hurlements stridents emplissent l’espace. Alors, je vois trèsbien comme en zoom ralenti les éclats de métal venir plonger dans lesmasses qui m’entourent, déchirer les peaux, arracher des membres,trancher la viande. Le silence s’abat ensuite, d’un coup, sur une maréede corps sanguinolents. Je suis toujours debout. Indemne.

Il s’agissait d’un rêve, je vous dis, pas d’un cauchemar.

Dans un premier temps, c’est incroyable comme la perceptiondu monde peut s’avérer différente lorsqu’on n’est plus seul et qu’on saitque l’être qui partage notre vie est la force incarnée. On se prend àespérer, on commence à imaginer un changement possible, à croirequ’on aura le courage de résister. Il suffit pour cela de tendre la mainvers cet être et c’est instantané, le réchauffement s’opère au plusprofond du corps, on les sent fondre, les piques de glace acérés qui nousmeurtrissaient le cœur quelques secondes auparavant. On le méprise,ce type qui double toute la file pour se rabattre au dernier moment,celui-ci qui n’a pas lu le livre et qui se permet d’y porter un jugementou encore cet autre, là, qui vous considère en fonction de votre salaireet elles, elles, qui ne vous regardent pas et préfèrent minauder avecl’autre, là, qui double la file d’attente, qui n’a pas lu et qui gagne unpognon fou. La colère monte, et redescend aussitôt. Dans la poche.

Tout ça n’a pas tenu longtemps. Ce n’est pas faute d’avoir espéré.Je m’étais bien imaginé, quoique j’eusse été certain que l’équilibre étaitprécaire, continuer ainsi des années durant. Pourtant, j’aurais dû m’en

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souvenir. Ça fait un bout de temps mais c’est tellement ancré profondé-ment en moi. J’avais trois ans. Premier jour d’école. Premier contactavec l’autre. Ses cris stridents en spirale dans mes oreilles, l’odeur écœu-rante de sa pisse, l’omniprésence de sa salive, partout. Mon espace etmon temps piétinés par l’autre. La journée, une interminable traversée,le bout du monde à atteindre sans la moindre caresse qui aurait pu jouerle rôle d’une poussée salvatrice de vent arrière. Le lendemain, les jourssuivants encore.

Et longtemps après, s’agripper à une forme arrondie, une bouée,comme un enfant suspendu au sein maternel. Jusqu’à ce que l’autre nevous en détache.

Et se retrouver là, échoué.

Mon manteau est idéal, ample, avec de larges pans comme desailes de chauve-souris qui pendent de chaque côté. Les poches sontsuffisamment profondes pour ne rien dévoiler de leur contenu.

J’ai beau me scruter dans la glace murale au fond de la salle, je nevois rien susceptible de me trahir. Juste une légère déformation auniveau de la poche droite, tout à fait insignifiante, qui pourrait êtreoccasionnée par un mouchoir en tissu roulé en boule, un paquet decigarettes, un bonnet. J’observe mon visage. Rien de particulier là nonplus. J’ai vraiment l’air de quelqu’un qui n’a pas d’air.

Tout à l’heure, j’ai eu l’envie irrépressible de sortir, de marcherdans la rue. Voir du monde. J’ai poussé la porte du Balto, me suis inter-calé au comptoir. J’ai commandé un café.

Beaucoup d’agitation et de bruit autour du zinc. C’est l’heure del’apéro. Nous sommes serrés, les corps si proches, les odeurs mélangées.Vraiment, ça n’a jamais été dans mes habitudes de me mêler ainsi auxautres. Pourtant, je ne sais pas pourquoi, quelque chose d’irrésistiblem’a conduit dans ce lieu. Il fallait peut-être que j’essaie, une dernière

La grenade

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tentative. Il me semble qu’il suffirait d’un rien. Quelques paroles quichangeraient le cours de ma vie. On dit tellement que les destins tien-nent à peu de chose.

Au lieu de ça, pour la deuxième fois, le type qui gesticule endiscutant à côté de moi me bouscule. Ne prend pas la peine de s’ex-cuser. Cela ne peut plus durer. Vous qui avez pris du temps pourm’écouter et essayer de me comprendre, le moment est venu où vouspouvez peut-être m’aider. Que devrai-je faire si cet homme me bous-cule encore une fois ? Je vous écoute, que feriez-vous dans la même situ-ation si, de nouveau, il venait à vous provoquer de la sorte ? Vous vousrendez bien compte que je ne peux plus supporter tout ça. Que meconseillez-vous, alors ?

Je glisse la main dans ma poche, mes doigts effleurent le métalfroid de la grenade. Je sens mon cœur qui cogne fort dans ma poitrine,qui fait boum, boum.

Boum...

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Ricardo Romero

Chambre 22 (San Telmo)

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Sophie Spandonis

Pour la fille aux cheveux bleus

– Mais entre, il vaut mieux que tu discutes avec la gardienneparce que moi, je vais te faire fuir, c’est sûr.

Ce que voulait dire l’homme, c’est que son visage maigre couvertd’une barbe de plusieurs jours, son pyjama sale et son sourire qui, plusque me montrer les quelques dents qui lui restaient, me les cachait, meferaient écarter la pension avant même de la voir, avant d’en connaîtreles prix et les conditions. Mais j’étais déjà effrayé. Non par lui, non parJuan. J’avais passé cinq nuits, le téléviseur allumé, dans un hôtel borgnede l’avenue Callao, à un demi pâté de maisons de l’avenue Corrientes.Pendant la journée, je visitais des pensions on ne peut plus tristes, deschambres humides dans lesquelles, pour m’étirer et allonger les bras, ilfallait sortir de la pièce pour gagner des patios encore plus humides etpetits. D’abord dans Once, puis en allant vers le Bajo, pour finir à SanTelmo[1, notes p. 87]. Les pensions de Once étaient pleines dePéruviens qui sou-riaient beaucoup, infiniment, ou te regardaient

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comme si tu étais sur le point d’occuper leur chambre (mais ils ne s’eniraient pas pour autant, ils resteraient là, un peu plus tassés, dormantdans le coin le plus retiré du lit). Je me sentais plus étranger qu’eux.Mais ils ne me faisaient pas peur, eussent-ils partagé mon lit. Celles quim’effrayaient, c’étaient les vieilles qui s’appuyaient contre les portesentrouvertes pour espionner les pas du « nouveau », les jeunes songeursdans la cuisine qui paraissaient dormir debout devant un pot bouillon-nant sur le fourneau, les regards translucides de certains qui te traver-saient comme si tu n’étais pas là, et c’était mieux ainsi, parce que s’ilscommençaient à te fixer… (Je me souviens d’un type blond de presquedeux mètres, vérolé ; quand je passai à côté de lui avec la gardienned’une pension de la rue Bernardo de Irigoyen, il sortit de sa rêverie pourme demander l’heure. Je ne l’avais pas. La gardienne me dit que c’étaitbien, qu’il ne fallait jamais rien avoir de ce qu’ils me demandaient).J’étais intimidé par les pensions silencieuses et presque vides, danslesquelles la lumière n’était jamais suffisante, et qui portaient des nomscomme Brise de mer. Il y avait de la brise, c’est sûr. J’avais peur despensions pleines et bruyantes, avec des voix d’enfants que l’on ne voyaitpas, et qui sur la porte, exhibaient un panneau disant : « Hôtel pourvoyageurs. Places limitées. » On entrait, et on entendait un tel brouhaha desandales invisibles, on voyait tant d’escaliers mal fichus et de chambresdans les recoins les plus invraisemblables, qu’il était impossible de croirece panneau. Pourquoi mentionner que les places étaient limitées, si cen’était pour mentir ? Dehors, les rues ne m’aidaient pas non plus.Maisons hautes et vieilles, balcons sur le point de s’écrouler sous lepoids du linge accroché, objets inclassables et rouillés qui faisaientoffice de fantômes parce que les véritables fantômes grelottaient end’autres lieux, arbustes tordus poussant sur les corniches, herbes incroy-ables lézardant les murs, et soudain ces lumières qui s’allumaient surmon chemin et s’éteignaient immédiatement, à la fois délatrices etamnésiques. J’avais visité plus de vingt pensions et, chaque fois, le

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vertige s’accentuait devant cette irréalité faite de parquets craquants etde murs gras, à l’intérieur desquels battaient de vieilles canalisations. Jen’ai jamais été superstitieux ni sujet aux tourments diurnes d’uncauchemar, mais tout sceptique que je fusse, je m’étais jeté dans lacrédulité comme quelqu’un se jette dans un lac obscur et froid sanssavoir nager. Maladroit, très maladroit, et la tête la première. Parchance, ce matin-là, j’étais arrivé dans la pension de San Telmo enpensant que j’étais toujours dans Montserrat[2], et là se trouvait Juan,avec sa verticalité précaire, désaccoutumée, et le sourire le plus laid etle plus réel que j’avais jamais vu de ma vie.

Par fatigue, parce que quelqu’un avait mis un mot sur ma peur,je finis par m’installer dans cette pension.

C’était une vieille maison, mais bien tenue. Elle avait appartenuà une congrégation de bonnes sœurs qui en avaient fait un hospice pourvieux. Dans les chambres, il y avait des sonnettes inutilisables et desportes condamnées qui avaient servi à raccourcir le chemin. Elle setrouvait au coin des rues Carlos Calvo et Tacuarí, et si sur Tacuarírégnait encore une certaine ferveur commerçante provenant ducentre[3], sur Carlos Calvo, mis à part une épicerie, un supermarchéchinois et un parking, il n’y avait que des maisons squattées et desmaisons insquattables. La chambre individuelle que j’avais louée aupremier étage pour deux cents pesos, avait une fenêtre qui me permet-tait de voir Carlos Calvo jusqu’au Bajo. De ce côté-là, un seul édifice,au milieu du pâté de maisons, incarnait la seconde moitié du XXesiècle. Tous les autres formaient un horizon de terrasses sur lesquelless’accumulaient des meubles inutilisés, des caisses de bouteilles, desbaignoires et de vieilles antennes de télévision. C’était ça mon paysage.Désormais, moi aussi je devenais l’un de ces fantômes que quiconquepasserait dans la rue regarderait avec appréhension. Il regarderait du

Chambre 22 (San Telmo)

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coin de l’œil en espérant que le fantôme fût un fantôme. Que sa misère,son ennui ou sa douleur ne fussent pas de ce monde. Je m’éloignai de lafenêtre et me collai contre l’une des portes condamnées pour écouter.De l’autre côté, aucun bruit ne montait. En bas, Vicky, la gardienne,discutait avec Juan.

Juan était un retraité de la Marine, un sergent chargé des tâchesadministratives qui, entre autres choses, avait été secrétaire d’Astiz[4]en Afrique du Sud. Maintenant, il avait entre cinquante-cinq et soix-ante ans et passait ses journées allongé sur son lit. Ce matin-là, il avaitfait une exception et s’était levé pour répondre à la sonnette. Vicky enavait profité et l’avait obligé à rester hors de la pièce pour la nettoyeret changer les draps. Cela faisait deux mois que Juan ne le lui avait paspermis. Ce jour-là, je descendis et, pendant que Vicky terminait delaver, j’essayai de distraire un peu Juan, pour qu’il cessât de crier. Nousdevînmes amis. Durant les premières semaines, lorsque je n’étais pasavec lui, je m’asseyais sur le garde-corps de ma fenêtre. C’était déjà mafenêtre. En plus du paysage de terrasses, sur la rue, je pouvais voir enpermanence quelques-uns des occupants du squatt le plus proche dela pension, un groupe d’adolescents menés par un type énorme. Ilsétaient dehors presque toute la journée, écoutant à fond lesRedondos[5] et de la cumbia villera[6] ; ils criaient, riaient, buvaientde la bière et faisaient partie du spectacle de ma compassion. Ce quej’appelais « un état d’âme Topaze » : j’avais pitié de moi, en pensantque j’avais pitié de tous. Mais brusquement, une après-midi, apparutla fille aux cheveux bleus, qui traversa le groupe d’adolescents, sanspresque leur prêter attention, tournant à peine la tête pour saluer legros qui trônait sur les marches de l’entrée. Le gros répondit à sonsalut et les adolescents la laissèrent passer. La fille aux cheveux bleusvivait dans la pension, je l’avais déjà vue, mais je n’avais pas pu l’ob-server avec attention parce qu’elle ne restait jamais en place. Elle ne

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cuisinait pas, ne regardait jamais la télévision quelle que fût l’heure, neparlait à personne (plus tard, je saurais qu’elle regardait des dessinsanimés à sept heures du matin). Elle était un éclair qui, à pas courts etrapides, disparaissait dans sa chambre.

– Elle te plaît, me dit Juan, quand je lui parlai du respect étrangeque j’avais découvert chez le gros.

– Comment me plairait-elle si je ne peux jamais voir son visage ?– C’est pour ça qu’elle te plaît.Juan adorait ce type de réponse. Ensuite, il me demanda de lui

en raconter un peu plus sur ce que j’avais vu entre le gros et elle. Il avaitfait de moi son lien avec le monde. C’était toujours ça. Le gros et sespetits camarades étaient d’orgueilleux délinquants. Ils volaient etvendaient ce qu’ils volaient, et opéraient rarement dans le quartier,seulement quand une voiture stationnait dans le coin sans protection.Les propriétaires de voitures pouvaient voir qui c’était, ou du moins oùse fourraient ceux qui avaient cassé la vitre et volé l’autoradio, et s’ils nele savaient pas, la femme de l’épicerie le leur dirait, mais ils préféraients’en aller en murmurant des injures. Pour ma part, chaque fois que jepassais, le gros me demandait des pièces et je ne lui en donnais pas, mesouvenant du conseil de la gardienne de la pension de la rue Bernardode Irigoyen. Le gros avait les bras couverts de cicatrices parce quechaque fois que la police venait le chercher, il se réfugiait chez lui et secoupait en criant qu’il avait le sida. Durant les semaines que j’avaispassées dans la pension, j’avais déjà eu l’occasion d’assister à l’une de cesscènes. On ne voyait pas le gros mais l’on entendait ses cris. Finalement,les policiers renonçaient.

– Tu vas voir, quand je la croise, comme je la mets en pétard, medit Juan, alors qu’il portait à sa bouche une cuiller débordant delentilles.

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Son sourire était laid et je mis un certain temps à comprendrequ’il parlait de la fille aux cheveux bleus.

Juan était malade. Il avait des problèmes circulatoires qui affec-taient l’une de ses jambes, et il voulait mourir. Il avait de la famille à LaRioja, mais cela faisait longtemps qu’il l’évitait, et de fait, jusqu’à cequ’il fût interné, elle ne sut pas où il avait vécu ces dernières années. Lesbons jours, je réussissais à le faire sortir de sa pièce, en l’appâtant avecun bon repas, en général un guiso[7]. C’était l’hiver, et les guisos onttoujours renvoyé pour moi à la chaleur du foyer. J’étais inspiré, et dansle froid de ces semaines-là, je les réussis mieux que jamais. Je n’ai pluscuisiné de guisos comme ça depuis. Les mauvais jours, Juan ne voulaitpas même ouvrir la porte, et si l’on insistait, il tapait de l’autre côté etcriait qu’on le laissât en paix, qu’il payait sa chambre et que s’il voulaity mourir, il en avait entièrement le droit.

Il me raconta beaucoup d’histoires du temps de son service.Comment il était arrivé de La Rioja et peu à peu avait construit unepetite carrière à partir de rien. Il me raconta des histoires terribles quej’ai oubliées. Depuis le début, j’ai su qu’il me les racontait pour que jeles oublie, parce que lui ne pouvait y parvenir. Ce n’étaient pas deshistoires terribles en soi, elles étaient terribles dans leurs détails, quipermettaient d’entrevoir ce qu’il y avait derrière. Juan était arrivé tard àsa condition de Bartleby, et depuis qu’il claudiquait dans la douleur(parce qu’il claudiquait même en étant assis), il essayait de signifierclairement qu’il préférait ne pas le faire.

– Mais regarde qui vient nous rendre visite, tu ne veux pas voircomment est mon pied ?

J’ignorai la maladie de Juan jusqu’à ce qu’un midi la fille auxcheveux bleus apparût dans la salle à manger et s’arrêtât net à la porte.Avant qu’elle n’ait pu réagir, Juan retira sa savate et sa chaussette et lui

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montra son pied noir. La fille aux cheveux bleus l’insulta et s’en futcomme elle était venue, à pas courts et rapides. Juan riait. Moi non. Jepensais que j’avais enfin vu le visage de la fille aux cheveux bleus.

Parfois, les discussions devenaient philosophiques.– Les seules femmes qui tombèrent amoureuses de moi, le furent

juste parce qu’on pouvait tomber amoureuse de moi.– Ce n’est pas très sympathique pour ces femmes.– Pour moi non plus.

Une après-midi que Juan était particulièrement de bonnehumeur, il échangea son pyjama contre un costume usé, mit desespadrilles et appela un taxi depuis la pension. Il me demanda de l’ac-compagner sans me dire où nous allions. Quand nous sortîmes, enpassant par chez Vicky, il se pencha et dit : « Fais-toi plaisir, nettoie ma cham-bre, espèce de sorcière. » Ils rirent tous les deux.

Quand le taxi arriva, je l’aidai à monter.– Prends la rue Estados Unidos et tourne sur la rue Perú, lui

indiqua Juan.C’était à quatre pâtés de maison. À peine avait-on tourné sur la

rue Perú, qu’il le fit s’arrêter.– Là, c’est bon.Le chauffeur de taxi le regarda d’abord dans le rétroviseur et,

voyant qu’il était sérieux, il se retourna et s’adressa à moi.– Vous vous foutez de moi, mon gars ?Juan vint à ma rescousse.– Non, fait comme si nous continuions le chemin. Fais tourner

le compteur jusqu’à dix pesos et voilà. Prends.Mais le chauffeur de taxi n’apprécia pas. Nous descendîmes.

Quand Juan put se tenir debout, il m’indiqua un vieil immeuble. C’était

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une pension, je me souvenais d’être passé par là.– C’est là que vit ma fiancée, me dit-il.Sa fiancée s’appelait Leticia et elle était bien plus âgée que lui.

Elle avait vécu dans notre pension jusqu’à ce que Vicky ne la chasseparce qu’elle se disputait avec tout le monde, espionnait et se mêlait dela vie de tous les locataires. C’était avant que je n’arrive. Je demandai àJuan s’il était en colère contre Vicky à cause de ça et il me répondit qu’ilne pourrait jamais se mettre en colère contre elle. « En plus, elle m’a faitune faveur », me dit-il.

La pension était obscure et même si elle ne s’appelait pas brisede je ne sais quoi, un vent glacial soufflait dans les couloirs à hauteurdes pieds. Nous fûmes reçus par un Péruvien, et Juan demanda Leticia.Nous attendîmes. Leticia apparut, rayonnante. Elle devait avoir vingtans de plus que Juan. Elle n’avait pas l’air d’une vieille indiscrète. Ellenous fit entrer dans sa chambre et pendant un long moment, nousrestâmes silencieux, tous les trois, en souriant. Puis Juan lui dit que jesortais avec la fille aux cheveux bleus. Leticia dit « Aaaaaaahhh » etacquiesça. Moi, je ne dis rien. Juan fut le premier à se rendre comptequ’il allait se passer quelque chose entre la fille aux cheveux bleus etmoi. Ensuite, c’est moi qui m’en rendis compte, puis les autres, ceux dela pension, et pour finir la fille aux cheveux bleus.

– Tu veux un petit sanduiche ?La chambre était si petite que je ne pouvais rien vouloir. Je lui dis

que non, je la remerciai. Juan demanda à la femme des nouvelles de sesenfants et elle montra les photos qu’elle avait sur la table de nuit, cellesqu’à coup sûr elle lui montrait toujours. Sa fille vivait aux États-Unis,son fils à Bariloche. Son fils lui avait rendu visite peu de temps avant etlui avait offert le réfrigérateur qui se trouvait dans un coin (dans cettechambre, tout était un coin).

– Vraiment, tu ne veux pas un petit sanduiche ?

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Sans me laisser le temps de répondre, elle ouvrit le réfrigérateuret sortit un emballage en papier. Dedans, il y avait un sandwich de painde mie, elle m’en offrit la moitié. Il était à l’œuf et au fromage, ou dumoins le paraissait. Quand nous sortîmes, je dis à Juan que sa fiancéem’avait sûrement empoisonné.

– Non, me dit-il. Elle voulait surtout te montrer le réfrigérateur.

Deux mois après mon arrivée dans la pension, Juan fut interné àl’hôpital Naval. On devait l’amputer de son pied noir. Je lui rendis visitequatre fois, une fois avant qu’ils ne l’amputent, et les trois autres après.La première fois, j’y allai avec Vicky et la fille aux cheveux bleus. Il ne sepassait toujours rien entre nous, mais quand je descendis chercherVicky, elles m’attendaient toutes les deux. Juan lui montra de nouveauson pied noir et nous nous mîmes tous à rire. Elle se couvrait les yeuxen disant « Assez, assez », mais elle ne s’en alla pas. Juan avait très peur etne pouvait quasiment pas manger. Là, nous apprîmes qu’il avait unulcère de la taille de sa tête. Il était maigre, très maigre, et avait des accèsde mauvaise humeur. Il se plaignait des cachets qu’on lui faisait pren-dre et du traitement prodigué par les infirmières. Pendant le momentoù nous restâmes, il ne pleura pas.

Quand nous sortîmes, nous décidâmes de lui faire un cadeau.Dans la pension, nous réunîmes de l’argent à nous trois et quelquesautres locataires, et le dimanche, je me rendis à la Foire de San Telmoavec la fille aux cheveux bleus. Nous cherchions une casquette de capi-taine. Nous la trouvâmes dans un magasin de déguisements et de vête-ments usagés de toutes sortes. Elle était un peu abîmée mais elle faisaitun effet impeccable. C’était une belle casquette de capitaine. Enrevenant à la pension, nous passâmes devant le gros et ses petits cama-rades. Le gros me regarda bizarrement, et depuis ce jour ne medemanda plus de pièces, et s’il le faisait c’était un peu comme en

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souvenir d’une vieille plaisanterie entre nous. Ils finirent par embarquerle gros un an plus tard. Il avait été emprisonné plusieurs fois pendantquelques semaines mais revenait toujours. La dernière fois, visiblement,il avait fait quelque chose d’autre. Neuf véhicules de patrouillebloquèrent la rue. Le gros se coupa les bras comme d’habitude et se mità crier. Après un bon moment, ils réussirent à le faire sortir, le frap-pèrent en plusieurs endroits et le mirent à terre. Il continua de se débat-tre jusqu’à ce qu’ils tirassent plusieurs balles de caoutchouc. Ilsappuyaient un pied contre son dos et tiraient sur lui. Il se tint tran-quille, si tranquille qu’ils ne pouvaient plus le lever. Quand ils y par-vinrent, ils ne purent le mettre dans le véhicule de patrouille. Il étaittrop grand. Ils durent arrêter une camionnette, le charger par derrièreet embarquer le conducteur comme témoin. Quand ce fut fait,quelqu’un cria « Libérez Willy ! », depuis l’un des balcons de l’édifice leplus haut du pâté de maisons. Tous, de la pension, nous étions sur laterrasse. Nous fûmes quelques-uns à rire et à ressentir de la honte aussi.La fille aux cheveux bleus n’était pas là.

Juan fut ravi de sa casquette. Ce jour-là, nous étions quatre,Vicky, la fille aux cheveux bleus, Leticia et moi. Avec la casquette, salaideur semblait prendre sens, même si son sourire amaigri était plusdifficile à regarder que son moignon. La fille aux cheveux bleuss’évanouit presque quand il leva la jambe et le lui montra. Vicky l’ac-compagna prendre l’air et nous restâmes seuls, Juan et moi. Leticiaregardait par la fenêtre. Ensuite, elle dirait qu’elle n’avait pas vu uneaussi belle fenêtre depuis longtemps, mais pour le moment, elle secontentait de regarder.

– Ça y est ? Vous sortez ensemble ?– Non, répondis-je.Nous rigolâmes tous les deux.

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Les deux autres visites, je les fis seul. Quand il n’y avait personned’autre, il m’était plus facile de le faire rire. Il me raconta que les gensde l’hôpital avait contacté les membres de sa famille, et que dansquelques jours ils viendraient le chercher pour le ramener à La Rioja.Juan ne voulait pas s’en aller avec eux, il disait qu’ils voulaient mettre lamain sur sa pension de mille cinq cents pesos. Il allait un peu mieux,était plus tranquille, et paraissait presque enthousiaste quand il parlaitde la prothèse qu’on allait lui poser. La famille arriva avec un jourd’avance et nous ne pûmes nous dire adieu, mais nous nous parlâmesplusieurs fois au téléphone. Puis, nous cessâmes tous les deux d’appeler.Par téléphone aussi, je le faisais rire, et je lui racontais comment ça allaitavec la fille aux cheveux bleus. Il était attentif, et me disait que sa famillele traitait comme un duc, et qu’il n’était plus déprimé. « Parce que lesmédecins m’ont dit que j’étais déprimé », me dit-il. Mais il était évident que safamille lui paraissait plus étrange que sa prothèse. C’était peut-être unebonne chose.

Après le départ de Juan, les gens allèrent et vinrent, et moi jerestai là, toujours sans travail et sans pouvoir profiter du temps librepour écrire ou lire. Avec Ernesto, le Cubain, nous nous saoulions desjours durant. Avec lui aussi, nous fîmes de la figuration dans un feuil-leton télé intitulé Betania et nous jouâmes une infinité de parties deescobas de quince[8]. Un jour, assis sur le garde-corps de la fenêtre, jeme souvins de la peur. Désormais j’étais à l’intérieur de la peur, et lapeur me protégeait, elle me permettait de me sentir bien. Si jedescendais dans la cuisine, je rencontrerais un type songeur devant unpot bouillonnant sur le fourneau. Sur le chemin, Leticia m’espionneraitpar la porte entrouverte, et m’accuserait ensuite d’avoir volé un paquetde pâtes dans son panier. Vicky l’avait laissée revenir. Si je restais dansla cuisine le temps suffisant, le type sourirait et me parlerait. Je pour-rais aussi être tenté, et voler pour de bon le paquet de pâtes de Leticia.

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J’habitais la peur, les sandales invisibles, les balcons déglingués, leslumières qui s’allumaient sur mon passage, les bruits secrets des murs.Le gros ne me manquait pas mais je pouvais identifier son absence.Dans la pièce de Juan, il y avait maintenant un cuisinier. Je m’approchaide l’une des portes condamnées et m’y collai pour voir si j’entendaisquelque chose. Je ne perçus rien. Je ne sais combien de temps je me tinsainsi, essayant d’entendre. « Qu’est-ce que tu fais ? », me demanda-t-elle.Je me retournai et souris : « Rien », répondis-je. La fille aux cheveuxbleus venait de se réveiller dans mon lit.

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NOTES :

[1] Once et San Telmo sont des quartiers de Buenos Aires. ElBajo est la zone qui borde le Rio de la Plata, du quartier de Retiro àcelui de La Boca.

[2] Quartier de Buenos Aires.

[3] Le quartier de San Telmo est attenant au « centre » deBuenos Aires, zone dévolue aux affaires, à la finance et dans laquelle setrouvent également les grandes instances du pouvoir politique.

[4] Alfredo Astiz (né en 1951) fut, à partir de 1976, un acteurimportant de la dictature militaire argentine. Il infiltra plusieurs organ-isations de défense des droits de l’homme et contribua à de nombreusesarrestations, qui, pour la plupart furent suivies de tortures et d’exécu-tions.

[5] Los redonditos de ricota : groupe de rock argentin, trèspopulaire.

[6] Variante de la cumbia argentine (musique populairedansante, elle-même adaptée de la musique folklorique colombienne),la cumbia villera est née vers 2000, dans les quartiers pauvres, et s’endistingue par ses thèmes (drogue, alcool, sexe, délinquance…) et sonlangage cru et argotique.

[7] Ragoût, aux multiples variantes, le plus souvent servi en platunique.

[8] Jeu de cartes.

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Frédérique Trigodet

Je ne voulais pasmanquer l'arrivée de l'orage

Ce dont je me souviens, avec le plus de justesse, c'est du poids dusilence. La maison s'endormait dans la torpeur d'une fin de week-end.Ce n'était pas encore la veille du lundi et plus tout à fait dimanche. Jerepensai aux cris et cavalcades de l'après-midi, savourant mon silence,cet îlot au creux duquel je me réfugiais dès qu'on m'en laissait la possi-bilité. Un calme salvateur pour affronter le reste du monde, les autresjours, dans l'autre vie.

Charlotte est passée une première fois dans le cadre de la porteouverte, afin d'attirer mon attention. Assis à mon bureau, j'ai fait minede ne pas la remarquer. Je n'étais pas d'humeur à reprendre nos chamail-leries du dimanche. Pas envie de parler. Pas besoin de connaître le menudu repas, ni le programme télé. J'ai écouté son pas déçu, alourdi par lachaleur, qui l'entraînait vers la cuisine.

C'est là que l'air frais s'est engouffré par la fenêtre. Une respira-tion légère qui a couru, un parfum d'iris et de lilas à ses trousses. Le

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silence a pris de la consistance. Et, durant quelques minutes, le tempsa paru s'immobiliser. Plus un bruit au-dehors, ni en-dedans. Plus unsouffle alentour. J'ai posé mon livre. Pour attendre.

J'ai senti la présence de Charlotte dans la pièce d'à côté et j'aiimaginé son manège. Sa déambulation désœuvrée. La silhouette encontre-jour sur la baie lumineuse, regard perdu dans la contemplationde la campagne, fixant le lointain pour oublier qu'elle s'ennuyait. Elle ases astuces pour chasser la pesanteur du dimanche, ce sentiment annon-ciateur de semaines effroyablement semblables aux précédentes.

À l'horizon, le ciel ardoise s'est partagé en deux, envahi de nuagesgonflés, fermes et laiteux, pareils à des blancs en neige. Le goutte-à-goutte de la pluie a débuté comme un tapotement délicat de doigts :froissement de feuille, clapotis, cliquetis d'ardoise, crépitement detôle…

Charlotte s'est arrêtée devant la porte. « Tu as vu, il pleut. » Sa voixmonocorde a déchiré le silence qui précède l'orage, brisant le charme del'averse débutante. J'ai regardé ma femme, debout sur le seuil. Je lui aisouri. « Viens t'asseoir. On verra plus tard pour le dîner. » Je voulais lui dire« Reste avec moi », mais je n'y suis pas arrivé. Elle est repartie sans un mot,dans la cuisine ou le salon, je ne l'ai pas suivie. Je ne voulais pas manquerl'arrivée de l'orage.

Un vent tourbillonnant a envahi le jardin et la maison, faisantclaquer des portes. Une illumination blanche a lavé le ciel avant le gron-dement sec d'un éclair, dont l'écho est venu s'écraser contre un mur.Charlotte est apparue au milieu du bureau, comme un fantôme, unepeur enfantine accrochée au visage. Tout près de moi. Je ne l'ai pasrassurée quand l'éclat de la grêle nous a enveloppés de son odeur froide.

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Elle a planté ses yeux dans les miens et elle a dit : « C'est trop tard. Je parsdemain. » Le jour suivant, elle s'était envolée.

Notre histoire d'amour manquée a mis vingt ans à se fissurer,pour s'achever dans l'indifférence. Il n'y a pas eu d'autre orage pendantl'été. Plus de silhouette dans le cadre de la porte. Pourtant, je garde unsouvenir imprécis de cette soirée. En fait, ce dont je me souviens avecle plus de justesse, c'est du poids du silence.

Je ne voulais pas manquer l'arrivée de l'orage

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Benoît Ritt

L’adieu à l’auteur

La première fois que je fus mis en contact avec lui, ce fut par unephotographie, ce cliché que tout le monde connaît, placé sur laquatrième de couverture de son unique roman, Le livre de mon elle. Cettephotographie si trouble, de profil, dans un clair-obscur qui laissait àpeine distinguer ses traits. Rappelez-vous la légende, si peu loquace :« L’auteur. »

C’était en 1988 si je me souviens bien, il avait vingt et un ans eton pensait qu’il avait l’avenir devant lui.

Mais revenons au passé, ce jour est peut-être le moment de fairele point sur son personnage, de rassembler les pièces éparpillées de sa vie.

Il naît à Barcelone en 1967. Par coquetterie, il n’avouera jamaisla date exacte. Il grandit entouré de deux frères et d’une sœur, tous plusâgés que lui, je les salue, ils sont dans la salle. Tous ont une éducationfrancophone, la mère étant française, mais lui seul ira au lycée françaisde la ville, il fera là toute sa scolarité. Cette éducation et sa maîtrise, trèsjeune, de la langue française, le rapprochent de sa mère, avec qui il passe

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de longues heures à parler. Les deux, lorsqu’ils veulent s’isoler dumonde environnant, pratiquent cette langue qu’ils sont les seuls àconnaître si bien. Leur jeu préféré, à cette époque, alors qu’il est adoles-cent, consiste à parler tout bas, en français, au milieu d’une foule cata-lane. C’est pour eux la seule manière de se créer un espace intime, unebulle qui les protège. Il a peu d’amis, joue très peu, il lit, énormément.D’abord les auteurs espagnols, ceux de la Nueva Narrativa, EduardoMendoza en tête, il aime ses récits enlevés, polyphoniques, drôles etdocumentés. Lorsqu’il viendra vivre en France, il continuera àfréquenter ces auteurs barcelonais, seule façon à ses yeux de ne pasoublier sa ville natale, de retraverser les quartiers de l’enfance, de flânerdans les rues si souvent arpentées. Il lit, il continue de lire, les livres desa mère, les classiques français, Balzac et Zola surtout, il aime lesunivers recréés, les sagas, les gros livres qui accaparent des journéesentières, les histoires qui traversent des générations de personnages.

Ce qui le rendra si mélancolique, c’est certainement de n’avoirjamais réussi à écrire un tel roman, de n’avoir pu écrire que des frag-ments, des formes courtes.

L’adolescence pour lui n’est pas une période difficile, il la passecalmement, sans crise, sans grande détresse, il est trop calme pour cela,et il se refuse à être un problème pour sa mère, si fragile et déjà gagnéepar la maladie qui l’emportera. Ce refus d’extérioriser ce qu’il ressent,cette conviction à être silencieux, discret, effacé, sera, certains l’ont dit,à l’origine de son écriture, le déclic du choix de son mode d’expression.

Entre quatorze et quinze ans, il écrit quelques poèmes, toujourstrès courts, à la demande de sa fille je me propose de vous en lire un :

Désir cristallisé,Torrent d’amour figé, Se réveillant car effleuréPar l’aile pure d’un ange

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Passant par-là.Ange qui ritQuand on lui parleDu temps qui,Paraît-il,Nous détruit.

Quand je l’ai rencontré en 1990, il m’a expliqué que ce poèmeavait été le déclencheur de sa carrière d’auteur – je mets ici toutes lesréserves nécessaires au terme « carrière » – non pas pour la qualité dece petit poème, qu’il critiquera par la suite, mais par les circonstancesqui ont suivi sa rédaction. Attablé à la terrasse du café Zurich deBarcelone, il inaugurait par ce poème un carnet qu’il venait d’acheter.S’étant rendu compte de l’heure tardive, il se leva et partit affolé parl’idée que sa mère devait s’inquiéter de ne pas le voir rentrer. Presquechez lui, il repensa au carnet qu’il avait oublié sur la table du café. Ilrepartit donc immédiatement vers le centre-ville et, arrivé au niveau dela terrasse, vit qu’un couple était installé à sa table et feuilletait soncarnet. Plutôt que de l’aller chercher, il fit demi-tour et rentra chez lui.Le lendemain matin, il avait décidé de son art : il essaimerait ses textesau travers de la ville.

Dès lors il se met à rédiger quantité de poèmes, de nouvelles, defragments, de chapitres d’exposition des romans que jamais il netermine, des bribes de dialogues, il griffonne sur les murs, laisse desfeuillets dans les endroits de passage, glisse des cartes dans les boîtes àlettres. Jamais on ne pourra réunir ces textes épars, ils sont perdus pournous. On ne saura jamais, non plus, si les textes qu’il entourait de rougedans les revues ou journaux littéraires qu’il lisait avec avidité sont de luiet publiés par des indélicats, ou juste des textes dont il appréciait laqualité. D’ailleurs, s’il n’avait écrit cette nouvelle, Les Feuilles du hasard,jamais nous n’aurions connu cette manie. Nombreuses ont été les inter-

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prétations avancées pour expliquer ce geste, l’une d’entre elles fut lapeur supposée d’être jugé par autrui. Possible. Possible autant que celledisant qu’il voulait par là créer l’intérêt, être cherché et, inconsciemmentou non, découvert. Je pense quant à moi qu’il ne se sentait pas prêt, jepense qu’il s’entraînait, qu’il forgeait son art sous couvert de dilettan-tisme, que cette manière de ne rien garder était la certitude que lemeilleur était pour après, pour la maturité. Mais ce n’est qu’une autreinterprétation. Nous savons en tout cas qu’il plaçait la littérature trèshaut, qu’il ne vivait que pour elle, « Je ne me suffis pas », répétait-il souvent.Je pense qu’il attendait d’écrire quelque chose qui ressemblât à cetteperfection qu’il voyait dans les livres lus durant sa jeunesse.

Cette « littérature volante », comme il aimait à la nommer, est saprincipale activité entre 1982 et 1987, année de ses vingt ans, et annéeoù, enfin, il est titulaire du baccalauréat. À la troisième tentative.

Il profite des vacances scolaires pour rédiger les premières pagesde ce qui sera son premier roman, et dans le même temps il prend ladécision de partir à Paris pour y poursuivre ses études. Le décès de samère à cette époque est pour beaucoup dans ce choix, il l’aura enquelque sorte libéré du poids d’une obligation qu’il s’était lui-mêmeimposée. Il part donc à Paris et s’inscrit à la Sorbonne où il commencedes études de Lettres. Il découvre durant ces années celui qui deviendrason auteur de prédilection, Marcel Schwob, duquel il lit et relit sanscesse les Vies imaginaires. Il décide de rédiger son mémoire de quatrièmeannée sur cet auteur, et c’est alors qu’il prend contact avec moi, afin queje sois son directeur de recherches. Par hasard, deux ans auparavant,j’avais eu entre les mains ce petit fascicule que l’on considère comme leseul roman de sa bibliographie. J’étais donc intéressé par ce jeunehomme qui sollicitait mon aide pour la rédaction d’un mémoire. Maiscomme vous le savez, il ne réalisera jamais ce projet. Il répétera souventque Schwob « lui échappe », qu’il ne le « maîtrise pas ». Je sais qu’il connais-sait par cœur de longs passages de son œuvre, mais par je ne sais quel

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mystère, il n’a jamais pu écrire ne serait-ce qu’une page cohérente surlui. Il ne validera pas l’année universitaire, ce qui le décidera, en 1991,à partir, encore une fois.

Il passe neuf ans en Afrique, comme professeur de français, ilpasse un an dans un pays, deux ans dans un autre, employé par lesAlliances françaises ou les lycées français du Maroc, du Mali, de laMauritanie, toujours cherchant à descendre plus au sud. Au Sénégal, ilapprend le décès de son père. Il doit remonter jusqu’au Maroc pourpouvoir se rendre en Espagne. Il arrivera trois jours après l’enterrement.Il décide alors de passer par le Portugal avant de rejoindre l’Afrique, ily reste six mois, le temps d’apprendre le portugais et de découvrir unauteur qui le marquera profondément, Fernando Pessoa. Il se passionnepour l’auteur aux multiples hétéronymes, se prend à regretter de ne pasavoir distribué les textes de sa jeunesse en les signant d’un nom différentà chaque fois. Il gardera néanmoins une grande ferveur pour l’auteur deLisbonne, et les traductions qu’il en fit ont aidé à le faire connaître enEspagne.

Toujours pris dans son mouvement vers le sud, il reprend lebateau pour l’Afrique, pour s’installer quelque temps en Guinée-Bissau,certainement une manière pour lui de garder une part du Portugal oùil avait vécu heureux. Il devient directeur de l’Institut français de la capi-tale Bissau. En juillet 1998 la guerre civile éclate, et après avoir refusé àde nombreuses reprises de quitter le pays, il y est contraint par la juntemilitaire. Il embarque sur le dernier bateau militaire français, qui ledépose en Côte d’Ivoire. Marqué par ces événements qui lui ont faitperdre tout ce qu’il avait, il décide de se mettre définitivement à l’écri-ture. Et il se remet à ce projet qui en fait ne l’avait jamais quitté, uneautobiographie romancée, dans laquelle il revient sur ses années d’en-fance à Barcelone, où il illumine la figure maternelle, recrée celle dupère, toujours trop distant vis à vis de lui, où il convoque frères et sœurpour donner l’image d’une famille heureuse, unie, pas très éloignée

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certes de la vérité mais, que les présents veuillent bien me pardonner,légèrement subjective et améliorée.

Lui qui rêve d’un roman immense compose un concert auto-biographique qui semble infini. Il s’épuise à construire le récit d’une vie,n’arrive pas à terminer, sans cesse réécrit et repousse le moment de lafin, il reprend les épisodes déjà écrits et les retravaille continuellement.

En 2000, de retour en France, il propose son texte aux éditionsGallimard, qui l’acceptent pour la collection L’un et l’autre. Il a souventdit qu’il aurait préféré voir son texte publié dans la Série Noire : il seprenait pour l’enquêteur de sa propre vie.

Succès d’estime, dira-t-on de l’ouvrage. Il refuse toute promo-tion de son livre, mais écrit à toutes les rédactions de journaux et maga-zines proposant une rubrique Courrier des lecteurs pour ouvrir unetribune polémique à son propre livre, chaque fois sous une identitédifférente. Ici il écrira que « ce livre bouleverse les thèses de Philippe Lejeune surla hiérarchisation des rapports entre ressemblance et identité », là que l’ouvrage« étouffe l’auteur sous le masque d’un personnage ». Il se défendra toujoursd’avoir écrit une autobiographie, malgré les signes évidents de laproduction et la collection qui le publie : il écrira ailleurs que « touteautobiographie est une fiction parmi mille autres possibles ». Dans les moments dedoute, il flagellera son propre livre, comme dans cette lettre du 26novembre 2001 envoyée au journal Télérama, qui venait de faire unecritique dithyrambique du livre, lettre incendiaire, où il se qualifiait,sous pseudonyme bien entendu, de charlatan et de mauvais littérateur,nous avons tous en mémoire cette phrase qui le faisait rire,malheureusement : « C’est un livre qui ne raconte rien, et qui de plus ne trouve pasles mots pour le dire. » On ne connaîtra jamais la part du jeu et la part del’autodestruction chez lui, à l’étiquette d’écrivain il préférait celle d’éru-dit, et c’est comme cela qu’il se présentait ; il lisait de manière compul-sive, et chaque livre lu succédant à un autre me semble parfois avoir été,d’une part la quête du mystère de la création littéraire, d’autre part le

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moyen de toujours reculer le moment d’écrire son propre livre. Jepréfère conserver de lui l’image d’un amateur exigeant, et garder mesquestions sans réponses.

Il nous a quitté hier et je reste persuadé qu’il n’aurait pas aiméque nous cherchions absolument les clés de sa littérature. Il nous aquitté hier à l’âge de trente-sept ans et c’est l’âge auquel est mort sonauteur adulé, Marcel Schwob.

Marcel Schwob dont il voulait que je lise un passage de la corres-pondance le jour de son enterrement, un extrait qui commence ainsi :« La première fois que je fus mis en contact avec lui, ce fut par une photographie, ce clichéque tout le monde connaît, placé sur la quatrième de couverture de son unique roman,Le livre de mon elle. Cette photographie si trouble, de profil, dans un clair-obscurqui laissait à peine distinguer ses traits. Rappelez-vous la légende, si peu loquace :“L’auteur” ».

L’adieu à l’auteur

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Diego Vecchio

Cervelles, cervelles,cervelles

Traduction de l'espagnol (Argentine) par Bernardo Schiavetta

Le calendrier patagonien célèbre la Fête du Pétrole le 13décembre.

À cette date-là, il y a longtemps, quelque part dans les faubourgsde la ville australe de Comodoro Rivadavia, un chien errant, en grattantle sol pour y cacher un os, vit sortir des entrailles de la terre une épaissebave noire. Non point de l'excrément du Diable, mais de l'hydrocarbureparaffiné. Au même moment, à quelques mètres du premier puits depétrole (et l'on peut regretter que ce deuxième événement soit moinsnotoire), naissait Evaristo Robustiniano Torres, le plus brillantromancier de ce lointain Territoire National, lequel n'avait pas à cetteépoque le rang éminent de Province Fédérale. Certes, grâce au pétrole,Comodoro Rivadavia acquit sa richesse matérielle. Mais sa richessespirituelle lui fut accordée par les romans d'Evaristo RobustinianoTorres, lequel eut le génie d'inventer Victricius. Celui-ci était au ComteDracula ce que le ñandú est à l'autruche et le puma au tigre : une espèce

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sud-américaine plus petite et moins agressive que le modèle classique.Les romans d'Evaristo Robustiniano Torres, fidèles aux derniersprogrès de l'hématologie, racontaient des aventures moins sanglantesque sanguines.

En 1628, William Harvey fit la découverte de la circulation dusang chez les animaux et l'homme. En 1882, Metchnikov s'aperçut durôle joué par les leucocytes dans la défense de l'organisme. Grâce àVictricius, la fiction surpassa la science. Evaristo Robustiniano Torresinventa un vampire dont les papilles pouvaient identifier, à partir d'unegoutte extraite de la carotide de sa victime, la composition biochimiquede son sang. En moins d'une minute, avec une étroite marge d'erreur,Victricius pouvait savoir ce que la science ne savait pas encore détaillersi rapidement : la quantité de globules rouges, globules blancs, plaquet-tes, protides, urée, glucose, chlore, sodium, fer, calcium, phosphore,fibrine et lipides. Surtout, lipides.

L'Argentine était à cette époque un pays de vaches grasses, degros bonshommes et de grosses bonnes femmes. Leurs viandes et leurschairs se dandinaient à travers les deux millions de kilomètres carrés dela surface nationale, occupant de leurs excès de poids et de volume lesvastes étendues solitaires. Les Argentins mangeaient alors, en moyenne,un kilo et demi de bœuf par jour, sans autre garniture que de maigressalades.

Les viandes rouges aux abondantes protéines véhiculent égale-ment des lipides qui collent aux artères, provoquant ainsi des maladiescoronariennes et cérébro-vasculaires. Ce n'était pas étonnant que lescauses principales de mortalité, imputables à ce régime riche en mauvaischolestérol, fussent alors l'infarctus du myocarde et les accidents vascu-laires cérébraux.

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Evaristo transforma en source d'inspiration ce problème de santépublique. Victricius ne suçait que le sang des personnes souffrant desurpoids. Si le taux de cholestérol sanguin était inférieur à deux millemilligrammes par litre, Victricius lâchait sa proie immédiatement. Pourles valeurs supérieures, la morsure d'inspection était suivie d'unemorsure de purification à but non seulement alimentaire mais aussithérapeutique.

La morsure du vampire traditionnel manque de précision.Guidée par le mal, elle ne cherche qu'à vider la victime de ses fluidesvitaux pour la métamorphoser en vampire. La morsure de Victricius, enrevanche, était hautement sélective. Guidée par le Souverain Bien de laSanté, elle absorbait des lipides. Que des lipides. Au réveil, la victimese trouvait légère, comme si elle avait ingéré non pas un kilo et demi deviande et d'abats, mais deux cent cinquante grammes de riz à la vapeur.

Victricius était un vampire du Nouveau Monde, débordantd'entregent et de bonté. Il ne ressemblait pas aux vampires du VieuxMonde, possédés par des pulsions destructrices. Refusant souvent desvictimes sous-alimentées, il préférait jeter son dévolu sur quelquemalheureuse brebis. Plutôt défaillir lui-même que faire défaillir autrui.Ce fut une trouvaille que d'imaginer Victricius du point de vue héma-tologique, hors des canons du gore. Les vampires d'EvaristoRobustiniano Torres n'étaient plus les ambassadeurs du mal, mais deschevaliers blancs de la science, serviteurs zélés du progrès.

Les premières histoires d'Evaristo Robustiniano Torres parurentdans une revue médicale, désireuse d'égayer un peu les sévères articles quitraitaient de la génétique de la drosophile ou de la découverte de lalutéine. Il faut joindre l'utile à l'agréable, dit la sagesse des nations, adagequi garde toute son actualité. Les histoires d'Evaristo Robustiniano

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Torres connurent un véritable succès. Les divers épisodes constituèrentpeu à peu un roman. Une fois celui-ci publié, on se l'arracha.

Cette éclatante réussite l'encouragea à sortir un deuxième, puisun troisième, puis un quatrième et un cinquième roman feuilleton.Chaque épisode surgissait de sa plume comme le pétrole du sol pata-gonien, laissant sur les marges de la page et de la table de nombreusestaches d'encre. L'œuvre d'Evaristo Robustiniano Torres grandissait etles distilleries de pétrole se répandaient au même rythme. En peu detemps, il avait derrière lui une saga de cinquante romans, détaillant l'ex-istence de Victricius, année après année, depuis la première enfancejusqu'aux temps de sa vieillesse heureuse quand, domicilié là-haut, surles sommets andins, il vivait entouré de l'affection de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants vampires.

Sa renommée dépassa les frontières patagoniennes et EvaristoRobustiniano Torres dut souvent monter à Buenos-Aires, la capitale. Ily prononçait des conférences, allait aux cocktails, donnait des inter-views à la radio. Là-bas, dès qu'il mettait les pieds dans la rue, quelquelecteur l'accostait pour lui tenir des propos de ce type : « Je parie que dansvotre prochain roman Victricius fera l'impossible pour baisser le taux de cholestérol decette pauvre femme de cent vingt kilos, accro à la charcuterie. » EvaristoRobustiniano Torres répondait : « On verra, on verra. »

Grâce à ses juteuses royalties, il fit construire son hacienda aubord d'une falaise patagonienne. De la fênetre de sa chambre, on voyaitla mer et quelques distilleries. Les histoires de vampires naissaient aucours de ses promenades sur la plage, entre l'océan et le désert,lorsqu'Evaristo Robustiniano Torres s'absorbait dans la contemplationdes hautes cheminées qui lâchaient des gaz toxiques et des flammesbleu-vert dans l'atmosphère.

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Ainsi naquirent les épisodes de son cinquante-et-unième roman,Le Mal de Wöhler, sans aucun doute son chef-d'œuvre. Victricius, âgé desoixante-quinze ans, souffrait désormais d'une dégénérescence séniledu système nerveux, maladie décrite par la première fois, vers la mêmeépoque, par le Dr Friedrich Wöhler. Ses papilles gustatives ayant perdude leur acuité, notre aimable vampire commença à commettre degrossières erreurs d'analyse. Victricius absorbait les lipides sans faire dedétail. Il mordait quiconque se trouvait à sa portée. Ses morsures neposaient aucun problème aux individus porteurs d'un taux decholestérol élevé. Elles furent fatales, en revanche, aux porteurs d'untaux de cholestérol normal ou bas.

Le cholestérol est indispensable à la vie. L'organisme l'utilisepour produire la bile, des hormones et la vitamine D. Mais ce n'est pastout. Ce stérol, qui se présente sous forme de cristaux blancs nacrés, estun élément constitutif des membranes cellulaires, et notamment decelles des neurones. Chez les personnes faiblement constituées, la chuteabrupte du taux de cholestérol peut être mortelle.

La morsure de Victricius, autrefois bénigne, était devenue létale.Il comptait déjà quinze victimes à son actif. Il l'ignorait. La policerestait plongée dans la perplexité. Jamais on n'avait connu de cassemblable. Les cadavres portaient une marque au cou. Les médecinslégistes ne trouvaient pas la cause ultime du décès.

Maintenant, Victricius était sur le point d'enfoncer ses crocsdans le cou d'une belle à la cholestérolémie effroyablement basse. Lajeune femme sous-alimentée dormait d'un sommeil de plomb. C'étaitune nuit de pleine lune, l'été, et la fenêtre de la chambre restait grandeouverte. Il est inutile de souligner que l'absorption des lipides de laprotagoniste allait provoquer une véritable hécatombe hématologique.

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Victricius ne le savait pas. Est-on coupable d'un meurtre nonprémédité ? Les lecteurs suivaient la publication de chaque épisode, lesnerfs à vif.

L'accident survint juste à ce moment-là.

Evaristo Robustiniano Torres sortait alors d'un cocktail (eh oui,quelques milligrammes de whisky nageaient dans les flots de son sang).Sa voiture décapotable emprunta à toute vitesse une avenue. À toutevitesse également, une deuxième voiture décapotable, débouchant d'unerue perpendiculaire, grilla le feu rouge. Le choc fut inévitable. L'autreconducteur succomba sur le coup. Evaristo Robustiniano Torrestraversa le pare-brise et s'étala sur la chaussée, les bras ouverts. Unemare de liquide céphalo-rachidien nimba son crâne redoutablementenfoncé à l'occiput. Cela aurait pu être pire. Cela peut toujours êtrepire. L'ambulance arriva heureusement à temps. Les ambulanciersramassèrent dans un flacon stérile les morceaux de substance blancheet grise, éparpillés sur le bitume. Soigné dans l'hôpital le plus proche,Evaristo Robustiniano Torres resta en vie, mais plongé dans le coma.La nouvelle frappa l'opinion publique. Ses lecteurs envoyèrent desfleurs et des lettres qu'Evaristo Robustiniano ne put ni respirer ni lire.

Quinze années s'écoulèrent avant qu'il ne se réveillât amnésique,paralytique, perfusé de partout, sous pneumothorax, comme vous l'avezdeviné peut-être. Ses lecteurs ne l'avaient point oublié. Une association,le Cercle des Amis de Romans de Vampires, faisait toujours la promo-tion de ses œuvres et avait même créé le Prix Evaristo RobustinianoTorres. Il était décerné chaque année, à l'issue d'un concours, à unroman inédit censé inventer la fin manquante du Mal de Wöhler et nedépassant pas les cent cinquante pages dactylographiées à doubleespace.

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Désormais ses fidèles ne ménagèrent pas leurs efforts pouraccélérer son rétablissement. Certains lui rendaient visite tous les jours.Grâce à leur ténacité, Evaristo Robustiniano Torres sortit de l'amnésie.Ce miracle le ramena au moment où il avait écrit la première phrase deson premier livre. Bien entendu, un seul souvenir ne saurait reconstrui-re une vie. Il en faut au moins trois, comme les trois points qui déli-mitent une surface. Mais c'était mieux que rien. Un tel passé anémié,réduit à un seul souvenir, lui servait à tirer une ligne, à traverser l'abîme.De ce fait, Evaristo Robustiniano Torres resta le même, avant et aprèsl'accident. Que demander de plus ? Sa volonté de fer lui permit derécupérer une à une, par des exercices de rééducation, les fonctionsperdues : la reconnaissance des objets, la locomotion, l'équilibre, voirele désir sexuel.

Ces jours-là – beaucoup s'en souviennent – furent tumultueux.Lorsque Evaristo Robustiniano Torres récupérait une fonction, seslecteurs manifestaient dans la rue, poussant des cris de joie :« Aujourd'hui Evaristo Robustiniano Torres a marché après quinze années de prostra-tion et de paralysie. C'est le corps de la littérature qui se remet en marche. » Ou bien :« Aujourd'hui Evaristo Robustiniano Torres peut à nouveau éternuer. C'est le corps dela littérature qui se remet à éternuer. » Lorsque les infirmières le surprirent àse toucher un peu, profitant de l'érection matinale, elles s'écrièrent :« Evaristo Robustiniano Torres se masturbe. C'est le corps de la littérature qui ànouveau se masturbe. »

Mais de langage, point.

Evaristo Robustiniano Torres pouvait mener une vie quasimentnormale, mais le langage ne revenait pas. Mille et un exercices de réé-ducation le laissèrent muet comme une carpe. Un malheur n'arrivejamais seul : co-morbidité courante dans ce type de cas, il souffrait par

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dessus le marché d'agraphie. Evaristo Robustiniano Torres ne pouvaitcommuniquer que par des mimiques.

Les médecins s'aperçurent que le jour de l'accident, en ramassantla matière encéphalique, le personnel ambulancier avait oublié quelquepart un morceau de l'aire de Broca. Ce n'était pas la première fois que celaarrivait. Sans son aire de Broca, Evaristo Robustiniano Torres ne pouvaitrécupérer la parole et encore moins l'écriture. Il était plus que probableque jamais il ne recommencerait à parler ni à écrire. Cette vérité frappales lecteurs (mais aussi les docteurs et les infirmières) comme un coup defouet au tympan. Evaristo Robustiniano Torres avait pleine consciencedu drame. Il ne pouvait parler, mais il pouvait penser. Fait qui démontreque la pensée est une activité indépendante du langage. Fait qui devraitréfuter, d'une fois pour toutes, l'absurde théorie selon laquelle la penséeest un langage intériorisé. Evaristo Robustiniano Torres pensa ceci :dépourvue de littérature, Art suprême du Sens, la vie n'avait pas de Sens.En conséquence, il devint triste. Les membres les plus vulnérables duCercle s'attristèrent à leur tour. Sans les écrits d'Evaristo RobustinianoTorres, la vie n'avait plus de Sens. Evaristo tenta de se supprimer enavalant un flacon de barbituriques. Les membres les plus vulnérables duCercle essayèrent également de se supprimer, en avalant des flacons debarbituriques. Se suicider aux barbituriques était à la mode dans cesglorieuses années 1960. Il était si facile alors d'acheter en pharmacie, sansordonnance, un tube de Véronal ! La dose ingérée étant insuffisante,Evaristo Robustiniano Torres survécut. Hélas ! tel ne fut pas le cas desmembres les plus vulnérables du Cercle, lesquels tombèrent comme desmouches. Hélas ! Double hélas même ! Peu de temps après, le médecind'Evaristo Robustiniano Torres trouva une solution.

Dans son laboratoire de l'Université de La Plata, le Dr CarlosAmeghino Fonseca, brillant chercheur argentin, venait de greffer avec

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succès un cerveau de rat sur un rat. Scoop mondial : la première greffede cerveau de l'histoire. L'expérience devait maintenant s'étendre auxêtres humains. Le Dr Carlos Ameghino Fonseca se mit à chercher desvolontaires par petites annonces. En les lisant, le médecin d'EvaristoRobustiniano se demanda : « On pourrait peut-être greffer à Torres, non pas uncerveau entier, entreprise risquée dans l'état actuel de la science argentine, mais un quartde cerveau, ou plus exactement une aire de Broca saine, dodue et bien irriguée ! Il pour-rait alors parler et surtout recommencer à écrire. »

Sans tarder, le médecin se mit en contact avec le chercheur.Carlos Ameghino Fonseca accepta le patient avec enthousiasme.Désormais, il suffisait d'attendre. Les membres survivants du Cercleprofitèrent de l'attente pour lancer une quête de fonds, destinée àfinancer le coût exorbitant de l'expérience (plusieurs millions de pesos,comme vous pouvez l'imaginer). On organisa des cycles de lecture desromans d'Evaristo Robustiniano Torres. On édita des produits dérivés :les poupées des vampires de la saga. Tous les membres du Cerclerecueillirent les tickets usagés. Une association de bienfaisance offraitun fauteuil roulant en échange de dix milles tickets usagés. On demandason équivalent en argent, puisque le romancier marchait déjà. EvaristoRobustiniano Torres attendait lui aussi. L'attente dura des années.

L'organe, voilà le problème. Il est déjà difficile de trouver unrein, un cœur, un foie. Mais un cerveau, pensez donc ! Pourvu qu'ilpuisse éliminer convenablement les déchets métaboliques, n'importequel rein est bon. Pourvu qu'il puisse pomper du sang artériel et dusang veineux sans les mélanger, n'importe quel cœur fait l'affaire.Pourvu qu'il puisse produire les doses suffisantes de bile pour faciliterl'absorption des graisses, n'importe quel foie peut servir. Ce quiimporte est l'état de marche de tels organes, s'ils sont sous garantie.Leur taille, leur couleur ou leur sexe n'a aucune importance.

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Dans le cas du cerveau, la question est diablement pluscompliquée. Le cerveau humain est l'objet le plus complexe que laNature ait produit au cours de l'évolution du vivant, depuis les premiersmicrobes apparus au sein du bouillon primordial par l'action de lamétéorite de plutonium qui frappa alors la planète Terre, jusqu'à l'ap-parition d'un certain singe, lequel, longtemps après le surgissement despremiers végétaux et animaux, se mit à marcher debout, à opposer lepouce aux autres doigts de sa main, à parler, à écrire et à attraper desmaladies. On ne sait pas trop pourquoi.

Dans cette substance molle et humide comme le pain perdu, dela taille d'une noix de coco, on trouve autant de bits d'information qu'ily a d'étoiles dans l'univers. Dans cet organe dont le poids atteint augrand maximum deux kilos, il y a un tel nombre de neurones que, si onles alignait à la queue leu leu, en démêlant bien leurs dendrites, onobtiendrait un mince fil capable de relier la Terre à la Lune. Mais cen'est pas tout. Le cerveau n'est pas un simple organe de connexion et decontrôle, mais aussi de conservation et de stockage de données. Enconséquence, deux cerveaux ne se valent pas toujours. Il n'est pas indif-férent qu'on vous greffe celui d'un prince ou celui d'un savetier.

Dans l'idéal, on greffe sur un écrivain un cerveau d'écrivain. Or,s'il est déjà difficile et plus que difficile de trouver un cerveau toutcourt, que dire d'un cerveau d'écrivain !? Les écrivains sont peu enclinsau don d'organes. Ils s'intéressent à la célébrité, à l'argent, au pouvoir,au sexe. Jamais aux greffes. Voilà le drame de l'écrivain EvaristoRobustiniano Torres. Voilà le drame de la littérature.

Les membres du Cercle lancèrent un appel à la solidarité sur lesondes radiophoniques. « Nous avons besoin d'un cerveau d'écrivain, sans distinc-tion de sexe, de race ou de nationalité, n'ayant subi aucun accident vasculaire cérébral.

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Il est destiné à Evaristo Robustiniano Torres, lequel ne peut ni parler ni écrire depuisvingt ans, en raison des graves séquelles d'un accident automobile. Veuillez contacter laboîte postale 159 dans les meilleurs délais. Merci d'avance. »

L'annonce n'éveilla pas la moindre réponse. EvaristoRobustiniano Torres ne perdit pourtant pas espoir. Sa patience et sonabnégation furent récompensées. Quelque temps après, on lui fit dond'un quart d'hémisphère cérébral gauche. Le donateur était un boucherde cinquante ans, mort paisiblement d'un infarctus du myocardependant sa sieste, un dimanche l'après-midi. Il était habile à couper laviande et à satisfaire les désirs (toujours insatisfaits, par définition) deses clientes. Certes, son cerveau n'était pas le cerveau idéal, mais c'étaitmieux que rien (rien : la mutité et l'agraphie).

L'opération dura plus de dix heures. Plus de vingt personnesprirent part aux travaux. Marqueur. Ciseaux. Tenaille. Clic ! Scie.Bistouri. Perceuse. Brrrrr ! Enlever le cerveau. Barre d'étain. Chalumeau.Ffff ! Mettre le cerveau à sa place. Contrôler la pression artérielle. Clou.Marteau. Toc ! Contrôler le rythme cardiaque. Coudre. Fermer.

Les effets de l'anesthésie à peine dissipés, Evaristo RobustinianoTorres marmonna quelques sons archaïques semblables au babil desnourrissons ou aux sonorités articulées autrefois par l'homme lorsqu'ilcommença à être homme : prémices de la langue prébabélique chargéesde tous les sons et de tous les sens. Médecins et lecteurs furent enthou-siasmés. L'opération avait été une réussite.

Pour la première fois depuis son accident, Evaristo RobustinianoTorres prononça d'une voix rauque quelques mots. L'intubation chirur-gicale avait irrité ses cordes vocales. Un frisson ascendant parcourut lamœlle épinière des membres du Cercle. Ils s'attendaient à entendre de

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la bouche même du maître le dénouement du Mal de Wöhler enfin révélé.Ils attendaient la suite de l'histoire. Leur vie leur était insupportableavec cette histoire tronquée. Qui pourrait dire le contraire ? Tout lemonde fut déçu. Les premières paroles prononcées par EvaristoRobustiniano Torres furent :

– Viande hachée.

Vous avez bien lu : « Viande hachée. » Il ne savait même pas utiliserl'article partitif ! Un frisson descendant parcourut la colonne vertébraledes médecins et des lecteurs. Ils s'attendaient à ce qu'EvaristoRobustiniano Torres leur déclarât enfin ce qui arriverait à cette pauvrefille sous-alimentée, au taux dangereusement bas de cholestérol,endormie là dans sa chambre, la fenêtre grande ouverte, tandis qu'unvampire sénile s'approchait d'elle pour lui baiser le cou. Se réveillerait-elle en criant ? Continuerait-elle à dormir bêtement, avant la lipothymiefatale ? Victricius saurait-il enfin comprendre qu'il était devenu uninstrument du mal… lui ! si soucieux du bien et du progrès de l'hu-manité !? Evaristo Robustiniano Torres répondait toujours : « Tripes »,« Os à mœlle », « Ris de veau... »

Les médecins autorisèrent sa sortie de l'hôpital, affirmant qu'ilne fallait pas perdre espoir. La récupération du langage serait une ques-tion de temps, le temps qu'il faudrait à ce quart de cerveau pour pren-dre possession de l'empire laissé à l'abandon, de nommer des nouveauxministres, de tracer de nouvelles voies ferrées, de nouvelles routes,chemins et ponts, de signer un traité de paix avec les muscles et lesquelette, d'envoyer des ambassadeurs jusqu'aux lointaines contrées dusystème urinaire. Il fallait attendre un peu. Evaristo RobustinianoTorres quitta l'hôpital. Un attroupement de lecteurs, armés d'appareilsde photo, de calepins et de crayons, l'attendait dehors :

– Maître, voulez-vous nous dire comment Victricius arrivera à

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réparer tout le mal qu'il a fait jusqu'à présent ? Quinze victimes !Evaristo Robustiniano Torres répondit de cette voix rauque qui

sortait de sa bouche, mais qui semblait sortir de la bouche de quelqu'und'autre :

– Rumsteck.– Est-ce que l'héroïne se tire de ces mauvais pas ? Ou est-ce

qu'elle meurt ?– Joue de bœuf.– Est-ce qu'elle a pu voir le visage de son assassin ?– Tête de veau.Le pire, c'était que parfois, pour des raisons inconnues, la

machine s'enrayait. Evaristo Robustiniano Torres répétait alors« …cervelle, cervelle, cervelle… » jusqu'à l'épuisement physique. Il n'étaitmême pas capable de dire cerveau !

Les limites du monde sont les limites du langage. Le monded'Evaristo Robustiniano Torres, l'écrivain au cerveau de boucher, s'étaitrétréci à un monde de viande et d'abats. Quel gâchis de talent, detemps, d'argent ! Est-ce parce qu'un médecin argentin au cerveau mou,trop prudent, avait décidé de lui greffer un quart de cerveau plutôtqu'un cerveau entier ? Parfois le choix du moindre risque est à l'originedes plus grandes catastrophes.

La Faculté avait été mise en échec. Evaristo Robustiniano Torresn'était pas seulement incapable de parler comme avant. Il ne pouvait pasécrire non plus. La greffe de cerveau n'avait rien changé à son agraphie.La raison était simple. Le donateur était presque illettré. Il n'avait faitque deux ou trois années d'école primaire. Son savoir se limitait àl'arithmétique nécessaire à son métier. Et c'est bien connu : il y a deslimites d'âge pour apprendre. Les circuits neuronaux rouillent s'ils nesont pas stimulés pendant la première enfance.

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La Philosophie avait été mise en échec aussi. Chose bien plusgrave. Car l'erreur d'un médecin gâche la vie d'un individu ou d'ungroupe, pendant quelques années, tandis que l'erreur d'un penseur peutaffecter l'Humanité pendant des siècles. Les philosophes avaientsimplifié exagérément le problème, étayant leurs argumentations avecl'exemple d'une greffe de cerveau entier et non celle d'un quart. Parailleurs, comme cela arrive souvent, ils avaient compliqué inutilementle problème en imaginant que la conscience, au lieu de se loger dans lecerveau, pourrait être placée à l'intérieur de petit doigt de la maingauche ou droite. Que surviendrait-il alors, s'étaient-ils demandé grave-ment, si l'on coupait ce petit doigt ou si l'on se livrait à d'autres atro-cités du même acabit ? Et les philosophes de se perdre dans desconsidérations sur la mémoire, les idées innées, le concept de substance,l'immortalité de l'âme... On se trouvait devant l'impensable : ce pauvreécrivain répétant toute la journée « cervelle, cervelle, cervelle... »

Comment mettre Evaristo Robustiniano Torres hors circuit ?

En plein désespoir, les membres du Cercle convoquèrent uneassemblée extraordinaire. Comme il est fréquent dans de tels cas, ledésespoir stimula extraordinairement les capacités d'interprétation dechacun. Ou plutôt de l'une des membres, Urania Narvaez, une fille quilisait des romans de vampires à contrecœur, depuis des années, pourfaire plaisir à son fiancé, lauréat du prix Evaristo Robustiniano Torres,José Felix Galeano, l'un des éléments les plus fanatiques du Cercle.

Les romans de notre auteur tombaient des mains d'UraniaNarvaez. Elle détestait la courtoisie de ce vampire patagonien, si pleind'amabilité et d'obligeance avec chaque victime. En toute sincérité, tantqu'à lire des histoires de vampires, elle préférait de loin les histoires devampires purs et durs, de ceux qui arrivent au port sur un voilier infesté

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de rats, cachés dans leurs cercueils, des vrais vampires qui n'ont mêmepas besoin d'une nuit pour sucer le sang de la population d'une villejusqu'à la dernière goutte. Avouer une telle vérité à José Felix Galeanoaurait entraîné la rupture de leurs fiançailles. Feindre était le seul remèdepossible. Mais en matière de sentiments, le secret n'existe pas. Des vasescommunicants relient les cœurs des amants, dépassant ce que les amantssavent ou croient savoir. La réticence d'Urania à l'égard de Victriciusentraîna une réticence au mariage de la part de José Felix Galeano. « Nousnous marierons lorsque je serai enfin en thèse », dit-il au début. Mais José FelixGaleano devint Docteur et ils ne convolèrent pas. « Nous nous marierons dèsque j'aurai trouvé un bon poste. » Mais José Felix Galeano trouva un bon postedans l'hôpital même où notre romancier était soigné et ils ne semarièrent pas pour autant. « Non, en fait, nous nous marierons lorsque EvaristoRobustiniano Torres recommencera à écrire. Je te donne ma parole d'honneur cette fois-ci », dit-il un soir, alors que le vocabulaire d'Evaristo RobustinianoTorres restait dans le domaine exclusivement boucher. En pleine assem-blée générale du Cercle, Urania Narvaez leva la main pour demander laparole. Elle ne pouvait pas laisser passer l'occasion.

– Après son traumatisme crânien, l'écriture d'EvaristoRobustiniano Torres a subi une révolution copernicienne. Ou bien, sivous préférez, une Kehre. À vrai dire, Evaristo Robustiniano Torres setrouvait alors dans une impasse. Cinquante romans de vampires avaientépuisé les possibilités ouvertes à son imagination. Il ne pouvait produireque du réchauffé. La seule issue a été le saut dans le vide. Grâce à sonaccident, il a pu passer d'une prose hématologique à une poésie que jequalifierai de « bovine ». Pendant des mois, j'ai compilé une à une lesparoles prononcées par Evaristo Robustiniano Torres. Là où d'autresvoient une kyrielle de noms de morceaux de viande, je vois, moi, unPoème.

Un murmure surgit de la salle. Les yeux de José Felix Galeano seremplirent de larmes. Il voyait bien que cette interprétation entraînerait,

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sinon la fin du Cercle des Vampires, du moins une sécession. C'est bience qui arriva. Le Cercle se divisa en deux. D'une part, ceux qui refu-saient avec horreur l'interprétation d'Urania Narvaez, la trouvant nonseulement erronée mais surtout pernicieuse. D'autre part, ceux quiacceptèrent avec ferveur cette interprétation, considérant désormais queles poèmes bovins d'Evaristo Robustiniano Torres étaient les plus beauxpoèmes jamais écrits. Il se trouva même un éditeur qui n'hésita pas à lespublier, avec une préface d'Urania Narvaez. Elle y écrivait : « Il y a plusde littérature dans un étal de boucher que dans tous les rayonnages de nos bibliothèques.Écrire n'est-il pas une manière de couper et hacher et saler et frire et cuire au fourneauune viande exquise entre toutes… la chair du langage ? »

Urania Narvaez et José Felix Galeano célébrèrent enfin leursnoces.

Le livre fut un véritable désastre commercial. Mais deux critiquesfurent dithyrambiques : deux articles suffirent pour qu'en peu de tempsune poignée de lecteurs, fatigués des coups bas assenés par les romans,adoptât le livre. Un livre culte. Les épigones se mirent à foisonner. Enfin de compte, personne ne pouvait écrire un poème sans qu'ici ou làquelque vers montrât l'influence bouchère d'Evaristo RobustinianoTorres.

C'est l'histoire de beaucoup d'écoles et de mouvementslittéraires. Mû par une dyspepsie, par un calcul rénal ou par un fibrome,quelque gros malade proclame violemment, à grands renforts derhétorique, une théorie quelconque. Un groupuscule de fous, de cri-minels et d'hystériques, certainement moins talentueux, l'entoure d'unevénération aveugle, où tout jugement critique est absent. Ensuite,comme une nuée de scorpions, ils consacrent leurs vies à diffuser levenin.

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Urania Narvaez et José Felix Galeano furent les heureux parentsde beaux jumeaux.

Les médecins avaient affirmé que les troubles neurologiques d'EvaristoRobustiniano Torres guériraient avec le temps, mais ils se trompaient. Le tempspassa sans que le vocabulaire d'Evaristo Robustiniano Torres s'enrichît de motsnouveaux. En vérité, il ne s'appauvrissait pas non plus. Incapable d'apprendre oud'oublier, Evaristo Robustiniano Torres grossissait. Son nouvel organe avaitréveillé en lui un appétit carnivore incontrôlable. S'agissait-il d'une pathologie del'hypophyse ? Pas du tout. Il n'y avait, là encore, qu'un simple problème d'inter-prétation. Le personnel de maison, en prenant ce qui était un automatisme pourdes ordres, croyait satisfaire une demande inexistante : faux-filet, côte de bœuf,bavette, araignée, onglet, rognons, foie, fraise, langue, mamelle, rôti, ragoût,cervelle, cervelle, cervelle... Ce régime fit augmenter en flèche le mauvaischolestérol. La cervelle, autant que le jaune d'œuf, est un aliment contenant lesplus forts taux de cholestérol. Les artères coronariennes d'Evaristo RobustinianoTorres s'obstruèrent. Après les repas, lorsqu'il marchait ou montait les escaliers,il ressentait des pointes au cœur. Quelques minutes de repos suffisaient à calmerla douleur, au début. Mais les choses se gâtèrent vite. Il avait beau s'aliter, mettreun sac à glaçons sur la région précordiale ou prendre de bonnes doses demorphine, les crises devenaient chaque fois plus fréquentes, plus intenses. Et nonsans raison. Evaristo Robustiniano Torres dépassait les cent kilos. Avec un tel excèsde poids, même le nitrite d'amyle restait inefficace.

À l'instar du donateur, Evaristo Robustiniano Torres décéda après undîner, nuitamment, d'un infarctus du myocarde. Se déchirant les unes après lesautres, les artères coronariennes firent entendre une mélodie de harpe, la musiquede leurs propres sphères célestes. Ses derniers mots furent : « Cure-dent. »

Il mourut en se curant les canines.

Cervelles, cervelles, cervelles

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Repèresbibliographiques

Françoise Cohen a publié plusieurs ouvrages en espagnol(Argentine) : El Niño y el sol (conte poétique pour enfants) LugarEditorial, 1992, George Sand, el fervor cotidiano (monographie sur GeorgeSand), Almagesto, 1994, Detras de la transparencia (recueil de nouvelles),Grupo editor, 1995, et plusieurs nouvelles dans le quotidien La Prensa,Buenos Aires. En français, elle a publié plusieurs nouvelles dans lesrevues Textes et Marges et Brèves et une courte biographie d'artiste : EmilioTrad, éditions Snoeck, Belgique.

Thomas Coppey publie pour la première fois.

Cendrine Dumatin vient de publier un recueil de nouvellesBaignade interdite aux éditions Artisfolio, 2008.

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Pierre Favory est plasticien. Il ajoute des textes à ses travaux quideviennent depuis quelque temps des nouvelles autonomes. Il publiepour la première fois.

Luc-Michel Fouassier a publié en recueils collectifs et en revues(Harfang, Sol'Air). Il est aussi l'auteur d'un recueil de nouvelles, HistoiresJivaro, paru aux éditions Quadrature (www.editionsquadrature.be) dontcertains textes avaient déjà été publiés dans les numéros 19 et 20 de larevue Rue Saint Ambroise.

Alban Lecuyer a publié plusieurs nouvelles dans la revue Lesrefusés et a participé à l'ouvrage collectif Les 15 vies de Daisy Nepsy,éditions du Cygne.

Benoît Ritt a remporté un concours de nouvelles à Lille en1996 et publié plusieurs nouvelles dans Rue Saint Ambroise.

Né en 1976 en Argentine, Ricardo Romero est l'auteur d'unroman, Ninguna parte (2003), et d'un recueil de nouvelles, Tantas nochescomo sean necesarias (2006), tous deux inédits en France. Chambre 22 estextrait d'un recueil collectif, Buenos Aires / Escala 1:1 (Editorial Entropia,2007), lui aussi inédit. Ricardo Romero est également directeur d'unerevue, Oliverio, et éditeur.

Sophie Spandonis a publié plusieurs nouvelles dans Rue Saint-Ambroise. Elle est également photographe et traductrice, et vit actuelle-ment à Buenos Aires.

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François Teyssandier a publié trois pièces à L'Avant-scènethéâtre, Des voix dans la ville, L'Accusation, Le Temps de solitude, et deux recueilsde poésie, La Musique du temps aux éditions P.J. Oswald et Livres du songeaux éditions Belfond (qui a obtenu le prix Louise Labé). Il a publié despoèmes dans les revues Poésie1, Vagabondages, Poésiades, L'Almanach des poètes,Poésie 2000 (anthologie), Artère, Les Heures, Glanes, Voix d'encre, Isis, Décharge,Arpa, Friches, Pyro, N4728, Le Coin de table, L'Arbre à paroles, Comme en poésie...,ainsi que des nouvelles dans les revues Nota Bene, Roman, Brèves, Rue SaintAmbroise et Moebius.

Frédérique Trigodet a publié dans les revues Encres vagabondes etSol'air et dans un recueil collectif, Mauves en noir 2008. Elle anime égale-ment la revue Pr'Ose ! Son blog : http://emmabovary33.over-blog.com

Diego Vecchio a publié plusieurs ouvrages en espagnol(Argentine) : Historia calamitatum, Paradiso, 2000, Egocidios: MacedonioFernández y la liquidación del yo, Beatriz Viterbo, 2003, et le recueil denouvelles Microbios, Beatriz Viterbo, 2006 dont la nouvelle que nouspublions dans le présent numéro a été extraite.

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{ L E S Pe t i t s matins}

Revue de création littéraire

9, rue Max-Ernst, 75020 [email protected]

Directeur de la publicationBernardo Toro

Comité de lectureEsteban Buch, Max Marcuzzi, André Mora, Naïri Nahapétian, Isabelle Renaud, Sophie Spandonis, François Teyssandier, Bernardo Toro.

MaquetteLpm d’après Labomatic

Vente au numéro 10 eurosAbonnement 4 livraisons par anFrance 30 eurosÉtranger 40 eurosAbonnement de soutien 50 euros

Dépôt légal décembre 2008ISSN 1632-2584

Rue Saint-Ambroise préserve la couche d’ozone et préfère les manuscrits envoyés par mail.

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Achevé d’imprimer en décembre 2008par Trèfle Communication

75011 ParisDépôt légal : décembre 2008Numéro d’impression : 7248

Imprimé en France