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OLIVIER ROLIN LA CHAMBRE DES CARTES publie.net igor stepanovic

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ISBN 978-2-8145-0089-1© Olivier Rolin & publie.net _ tous droits réservés

première mise en ligne sur publie.net le 6 juin 2009nouvelle mise en page et révision le 11 février 2010

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LA CHAMBRE DES CARTES 5

MES RUINES 18

MONGOLIE 25

LE ROI DES TAUPES 32

REMÉMORATION DE MACEDONIO X. 43

MAGADAN, « DÉBARCADÈRE DE L’ENFER » 52

LES OISEAUX DE LA TOUNDRA PARLENT ESPAGNOL 69

UNE ODEUR D’ÉLÉPHANT UN JOUR DE PLUIE 80

« LA VIE AU PÔLE EST D’UNE TRISTE UNIFORMITÉ. » 91

VUE DE MA TABLE DE TRAVAIL 102

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Chambre avec cartes a été publié par la revue de la Biblio-thèque Nationale de France, n° 8, 2001.Mes ruines a été publié par la revue Monumental, avril 2001.Mongolie a été écrit (écrit pour France Culture, à l’occa-sion d’une journée de défense de « l’exception culturel-le ».Le Roi des taupes a été écrit pour le Théâtre de Montreuil, à l’occasion du Salon du livre de jeunesse.Remémoration de Macedonio X a été publié par l’Alliance française de Bari, Italie.Magadan, «  débarcadère de l’enfer  » a été publié par Le Meilleur des mondes, n°1, printemps 2006.Les oiseaux de la toundra parlent espagnol, Une odeur d’élé-phant un jour de pluie, et « La vie au pôle est d’une triste uni-formité » auraient dû être publiés par Le Monde en sep-tembre 2001. Vue de ma table de travail a été publié par Les Cahiers de l’Ecole de Blois n°2, Les Éditions de l’Imprimeur.

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La chambre des cartes

Toujours, avec les livres, il y eut des cartes. D’abord, ce furent celles où était noté l’emplacement des trésors : pour elles, comme pour des femmes, on tuait, on mourait. Pirates et corsaires, gens réputés de peu de lettres, m’ouvrirent comme à tant d’autres les routes du romanesque. Puis, comme il dut arriver à pas mal de gens de ma génération, j’abordai à la « Lit-térature », territoire majuscule de l’esprit, par Le Ri-vage des Syrtes, livre dont le second chapitre s’intitule « la chambre des cartes ». Le second chapitre de la Lit-térature, la seconde étape de mon voyage de décou-verte à travers les lettres, fut donc ce  lieu que Gracq dit, au sens strict, « attirant », invitant à dévier de la route comme le chant des Sirènes. Au cœur de l’inutile décombre de l’Amirauté, la chambre des cartes, son « ordre méticuleux et même maniaque », son « refus hautain de l’enlisement et de la déchéance », est ce qui demeure « obstinément prêt à servir ». L’ordre, donc, et même la servitude et la grandeur militaires. Et, au

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cœur de ce cœur, il y a les cartes de la mer des Syrtes, avec, au milieu, la ligne rouge marquant la « frontière que les instructions nautiques interdisaient de franchir en quelque cas que ce fût  »  : «  passage périlleux  », «  interdit magique  », «  frontière d’alarme, plus ai-guillonnante encore pour mon imagination de tout ce que son tracé comportait de curieusement abstrait ». La transgression, donc  : son dessin éclatant (sa lettre écarlate). Ce qu’enferme la chambre des cartes, dont ses documents sont l’allégorie, ce sont les forces anta-goniques de la tragédie, les grands masques en quoi se laisse représenter la vie des hommes.

Un lieu « où il convient sans plus de discussion de se tenir  », voilà donc ce qu’est, pour un écrivain, la salle de consultation du département des cartes et plans. Sous vos pieds, quatre étages de magasins. Esca-liers de fer en colimaçon, portes coupe-feu, coursives obscures, entreponts évoquant ceux d’un navire. On est sous la ligne de "ottaison. Salle des machines. Des épis, des sortes de claies, sur des rouleaux reposent de grands et lourds portefeuilles, il faut deux hommes pour en porter un, comme un mort, et quand on l’ou-vre, c’est dans un linceul de lin grège que sont enclo-ses les cartes. Il y a d’ailleurs, hasard, un petit chaînon

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de vocabulaire commun à la mort et à la cartographie : on « relève » un point comme on relève un camarade blessé, au front , on le « porte » sur la carte comme on le porterait en terre. On est sous terre. Nécropole. Combien de corps, de cartes  ? Six cent, sept cent mille ? Feuilles de l’arbre prodigieux de la planète. Un livre se lit assis, c’est au moins l’usage qui prévaut dans les bibliothèques  ; une carte, c’est «  debout, penché sur la table, les deux mains appuyées à plat » : position arc-boutée du bâtisseur, du capitaine, du tribun, du stratège. Position de la pensée tendue vers l’action. Au-delà des fenêtres, il y aurait l’espace, l’océan, la foule, l’ennemi. Un monde à connaître, à façonner, à vaincre. La lecture d’une carte oblige, même les mo-destes, les pessimistes, les timorés, à une posture pro-méthéenne.

Toute carte, d’ailleurs, atteste cette volonté des hommes, grande et terrible, d’être des dieux. Bien plus que ne le fait l’art, qui se contente de voir les cho-ses d’en bas, à notre hauteur. Tandis que pour conce-voir l’idée de carte, il faut s’imaginer très au-dessus, se penser comme un être de haut vol. Dessiner ce qu’on n’a jamais vu, que seuls peuvent contempler, dieux ou anges, ceux qui ne pèsent ni ne posent, ne subissent

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pas cette chute immobile, cet écrasement de la condi-tion humaine, voilà l’extravagant («  l’attirant  ») dé# dont témoigne toute carte, et si sommaire, si rustique soit-elle. Et même : plus elle est sommaire et rustique –tels ces portulans du XIIIè siècle (la « carte pisane ») où se laissent encore apercevoir le cou ou les pattes du mouton sur la peau duquel on a #guré le monde connu –, plus étonne l’ambition qui l’a conçue. Voilà des gens incapables de fabriquer une pure surface accueillante au trait, un support qui fasse oublier qu’il a gambadé, à quatre pattes, dans les prés, des gens à qui le plan est déjà un problème, et ils osent se voir, et se voir voyant, dans la position zénithale d’Apollon, «  l’œil du mon-de  », ou au moins d’Icare. Vers de terre se pensant étoiles. Le plus étrange est que cette orgueilleuse rêve-rie semble le propre de toute humanité, sans égard à la faculté d’abstraction atteinte  : dans un ouvrage de compilation intitulé Les grands navigateurs du XVIIIè siècle (établi avec l’aide, c’est le lieu de le rappeler, «  d’un des géographes les plus compétents de notre époque : M. Gabriel Marcel, attaché à la Bibliothèque nationa-le »), Jules Verne rapporte que l’infortuné La Pérouse, sur l’île de Saghalien (Sakhaline), interrogea les « natu-rels » : « Alors un des vieillards se leva et, avec le bout

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de sa pique, il traça la côte de Tartarie, à l’ouest, cou-rant à peu près nord et sud. À l’est, vis-à-vis, et dans la même direction, il #gura son île et, en portant la main sur la poitrine, #t entendre qu’il venait de tracer son propre pays  ». Tchekhov, au début de L’île de Sakha-line, reprend ce récit.

Autre chose encore est frappante dans les cartes : le souci de la beauté. Quelquefois, il se peut qu’elle vienne de surcroît, sans avoir vraiment été recher-chée : effet adventice de la justesse du trait, du jeu du dessin, de la couleur et de l’écriture. C’est le cas peut-être de cette pelure très légère, du papier de soie di-rait-on, extraite d’un portefeuille consacré à l’île de Sumatra. Une main anglaise du XVIIIè siècle y a #guré, d’un trait sûr et #n, une côte diagonale, avec une île au large. Un lavis bleu cerne ces lignes. La route du ba-teau est matérialisée –  le mot convient peu –  par de très légers pointillés. Quelques sondes sont portées au crayon. Sur la terre, en biais, trois lignes serrées d’une écriture arachnéenne sont un commentaire succinct sur l’aspect de la côte. Presque rien, une composition évanescente, le dessin "ottant, ténu, dans le vide du papier, un soupçon de couleur brumeuse  : il y a dans cette carte une perfection discrète, et sans doute for-

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tuite, qui n’est pas sans rappeler certaines œuvres d’Arpad Szenes. Mais d’autres fois, la beauté est évi-demment le résultat d’une recherche, d’autant plus admirable qu’elle est super"ue, étrangère au propos purement scienti#que ou documentaire qui n’appelle que l’exactitude. Pourquoi alors ces incendies aux "ammes convulsées sur les «  Vues et plans de l’île Amsterdam », de l’ingénieur hydrographe Beautemps-Beaupré ? Pourquoi, sur les « Vues de différentes par-ties de la terre de Van Diemen », autrement dit l’Aus-tralie, du même auteur, cette minutie à dessiner, arbre après arbre, la toison pommelée des jungles, ou bien le hérissement minéral des orgues basaltiques ? Et pour-quoi ces merveilleux nuages au-dessus des grisés plus sombres à mesure que s’éloignent les plans de la côte, des parallèles serrées où s’étagent et miroitent «  les "ots roulant au loin leurs frissons de volets »  ? Pour-quoi dessiner l’éphémère  ? Même les noms des plan-ches sont beaux : « Vue du cap Sud-Ouest. Au Nord du monde, à deux milles de distance. »

Ces « Vues » sont émouvantes pour une autre rai-son encore  : leur date. Mil sept  cent quatre-vingt-treize. D’autres fois : « An I ». Pendant que la Terreur se déchaînait sur la France devenue centre du monde,

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fauchant peut-être leurs familles, il y avait, à l’extrême périphérie du monde, des citoyens et des ci-devants qui dessinaient, très soigneusement, des côtes incon-nues. À qui les aime, les cartes ne proposent pas seu-lement de l’espace, mais aussi des histoires : incomplè-tes, à imaginer, à écrire. Il y a (toujours dans le porte-feuille « Sumatra ») une série de vues cavalières repré-sentant des comptoirs européens sur la côte de cette île, « fort Malborough », « fort de Mocomoco », « fort de Tappemooly  ». L’auteur, anonyme, sert sous d’Es-taing, on est en 1760, en pleine guerre de Sept Ans. Il dessine, en même temps que les lieux, les combats franco-anglais qui s’y livrent. Sa plume, d’une préci-sion admirable, détaille, sur de petites feuilles, les ré-cifs, les vaisseaux avec leurs "ammes et drapeaux, et sur les drapeaux les "eurs de lys ou les croix de Saint-Georges, et sur la terre la « maison du Sultan Dein », la «  pagode chinoise  », la «  maison de campagne du Gouverneur », etc. Et les arbres  ! Plumets cendreux, tremblés ! Foison ! Cet inconnu est le petit maître des cocotiers (incidemment, je crois qu’en littérature, un des traits à quoi on reconnaît un grand style, c’est qu’il est capable d’évoquer dans le même mouvement, pour ainsi dire de zoom, l’image de l’ensemble et celle

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du détail, la force de la forêt et le délié de la feuille : Claude Simon, par exemple – il n’y en a pas tant que ça). Or, sur la « Vue du fort de Tappemooly », à l’en-droit précis où, sur la côte, tire un canon anglais, éclate une tache étoilée d’un bistre léger, semblable un peu à ces images de galaxies lointaines que nous révèlent les télescopes spatiaux. D’où vient cette tache, qui « tom-be » si bien pour #gurer le feu de l’artillerie  ? De la tasse de café du dessinateur ? D’une blessure subie tout en dessinant le combat ? Du fait de ce canon précisé-ment que son sang – si c’est du sang – illustre par ha-sard ? Roman…

Un des ressorts classiques de la machine romanes-que (une des lois de sa balistique), c’est le « il s’en est fallu d’un cheveu  »  : tout peut basculer, le méchant être confondu, l’amoureux retrouver sa belle, le drame virer au happy end, et puis, non, trop tard, l’at-traction du malheur, sur le point d’être annulée, se fait de nouveau sentir, et ne va plus cesser de croître. C’est une histoire de ce genre, et d’une perfection archéty-pale, que nous suggère une des cartes de l’Atlas du voyage de Bruny-Dentrecasteaux, commandant les frégates La Recherche et L’Espérance, 1791-1793. Rappel  : l’expédi-tion de La Pérouse appareille en 1785. En février 1788

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elle est à Botany Bay, en Australie. Après, plus de nou-velles. Celle de d’Entrecasteaux part en 1791, avec pour mission d’aller à sa recherche . Le 19 mai 1793, dans l’archipel des Santa Cruz, Beautemps-Beaupré re-lève la côte d’une île qu’il baptise, du nom d’une des frégates, « île de la Recherche ». Sur la carte, on voit la route des bateaux, des constructions trigonométri-ques, et, au bout, l’île en question : l’ingénieur hydro-graphe est, justement, #er d’avoir mis au point des procédures permettant de cartographier à distance. Or, il y a de la tragédie sous cette géométrie. Laissons la parole à Jules Verne, op.cit. : « C’était Vanikoro, îlot entouré de récifs madréporiques sur lesquels les bâti-ments de La Pérouse avaient fait naufrage et que, sui-vant toute vraisemblance, habitaient encore à cette époque une partie des malheureux navigateurs. Fatalité inconcevable  ! Arriver si près du but et passer à cô-té  !  » Fatalité dont la représentation sur la carte est, pour démarquer Gracq, «  plus aiguillonnante encore pour l’imagination de tout ce que son tracé comporte de curieusement abstrait ».

Sur d’autres cartes du même Atlas, celles du « Grand archipel d’Asie », par exemple (l’Indonésie), on voit des lignes qui ne se referment pas sur elles-

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mêmes, n’enclosent aucun espace : comme des fêlures sur le verre de l’océan, des rides du vide. Derrière, il doit y avoir des îles, qu’on suggère par une ombre gri-sée, une sorte de fantôme, mais on s’astreint à ne plus dessiner que ce qu’on a observé, mesuré. Le monde est lacunaire, incohérent, mais assuré. Les terres de fantaisie disparaissent en quelques années. Sur les car-tes qu’emporte La Pérouse, et dont Louis XVI, qui ne s’intéressait pas qu’à la serrurerie, gardait les doubles, la Nouvelle Guinée est "anquée d’une île aussi grande qu’elle : vingt ans plus tard, cette chimérique « Terre des Arsacides » s’est brisée en multiples éclats, l’archi-pel des Salomon. Rien de plus émouvant que de suivre cette constitution graduelle du monde. Les progrès du savoir, d’abord, se lisent à ceux du blanc qui avoue franchement les Terrae incognitae. Le plein est menson-ger, le vide, philosophiquement, reconnaît  : «  Je sais que je ne sais rien  ». Les plus anciennes cartes de l’Afrique sont bourrées de rivières, de montagnes et de royaumes imaginaires. L’ignorance est volubile. En 1570, l’« Empire du Prêtre Jean » d’Abraham Ortelius est plein comme un œuf, le Nil sort d’un énorme Zaire lacus dont on nous précise : « Tritones et Syrenes in hoc lacu sunt ». Tout ce fourbi prend de la place, au-

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cun espace n’est laissé à l’inconnu. Sur la carte de Co-ronelli, en 1689, il y a bien un vide au cœur de l’Afri-que, mais il est astucieusement occupé, dénié, par un médaillon présomptueux  : des pères Jésuites, y est-il assuré, « ont en#n trouvé les sources du Nil que l’on cherchait depuis tant de siècles ». En 1749, la carte du Sieur d’Anville, revenant sur cette erreur, déclare assez raisonnablement que, «  dans le cas où nous sommes d’ignorer encore les vraies sources de ce "euve  », il n’y a pas de raison de rejeter entièrement la leçon des Anciens ni celle des « géographes orientaux » : en foi de quoi les sources du Nil sont #gurées comme deux lacs surplombés par des hauteurs en hémicycle. Ces «  montagnes de la Lune  », doux croissants jumeaux festonnant l’espace vierge, semblent les seins de l’In-connu. Le blanc atteint sa marée haute sur la carte pu-bliée par Andriveau-Goujon à Paris, en 1854  : le Nil s’arrête au « pays des Pulunch », en dessous règne un grand vide équinoxial où il est écrit « Bonga ? » puis, plus au sud, et sans point d’interrogation : « Bamba ». Mais déjà le re"ux commence, annoncé par un signe, une apparition, sorte d’écharpe grise très approxima-tive, aux contours "ous, esquisse des lacs Nyassa et Tanganyika. Vingt ans plus tard, sur une carte des

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«  principales explorations modernes en Afrique  », le blanc est partout rongé par l’encre noire du savoir po-sitif, les Grands Lacs sont au complet, le Nil #le doux, il y a même des petites croix marquant le «  lieu de la mort ou du meurtre » des voyageurs.

Et puis, parallèle aux aventures du blanc, il y a cel-les des noms. L’Afrique inconnue fourmille de fantai-sies géographiques et onomastiques. La   «  Seigneurie de Granze », que Coronelli place du côté de l’Ethio-pie, est-ce le « Canze » d’Abraham Ortelius, ou bien plutôt le   «  Beleguanze  »    qui devient  «  Beleguan  »  chez le Sieur Sanson d’Abbeville, géographe ordinaire du roi, en 1655? Elle a disparu chez d’Anville, à sa place il y a une contrée qui s’appelle «  Machidas  ». D’où viennent ces vocables baroques? De l’imagination du cartographe  ? Du rapport d’un marchand arabe à un missionnaire portugais repris par un copiste "a-mand  ? Y a-t-il des érudits qui dénouent ces nœuds, remontent ces #ls embrouillés  ? La Seigneurie de Granze a-t-elle jamais existé ? Est-ce une région ima-ginaire, une faute de prononciation  ? A-t-elle un rap-port avec la langue dite « guèze » ? Quels décrets met-tent #n à ces pays ? Et le « Royaume de Fatigar » ? Ah, celui-là, c’est mon préféré. Il se trouve, chez Ortelius,

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à peu près à la place de Granze (mais pas de Canze). On le reconnaît sans peine dans le  «  Fatigara  »  du Sieur Sanson d’Abbeville, et puis après, pffuittt, volati-lisé, on n’entend plus jamais parler de lui. Pourtant, être roi de Fatigar… Un roi Babar fatigué… Ah, que sont devenus la Seigneurie de Granze et celle d’Or-senna ? Et le Farghestan, et le royaume de Fatigar ? Où sont les neiges d’antan ?  

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Mes ruines

Enfant, j’aimais les relations des explorateurs. Je suivais leurs marches harassantes, je dessinais de peti-tes croix sur les cartes pour marquer le lieu où ils avaient été mangés. J’en étais triste pour eux, un peu, mais au fond  pas tant que ça  : leur #n permettait de clore un chapitre qui commençait à devenir ennuyeux, d’en ouvrir un nouveau qui promettait des émotions inédites. Un jour, j’appris par Internet qu’on avait dé-couvert les sources du Nil, et jusqu’à la moindre île du Paci#que. Malheur ! Je me tournai vers l’archéologie. Je découvris Troie avec Schliemann, le tombeau de Je-ne-sais-plus-qui avec Carter. Je vis de mes yeux les bi-joux très antiques brasiller au fond des souterrains. J’en mis des poignées dans mes poches, que j’offrais ensuite à ma #ancée de l’époque. J’ai connu plusieurs époques, et plusieurs #ancées. Après, je veux dire quand on changeait d’époque, ce qu’elles #rent de ces parures, je l’ignore. Les vendre chez Sotheby’s, proba-

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blement. Je ne raconte tout ça que pour faire com-prendre que je ne suis un néophyte ni en géographie, ni en archéologie, et prévenir ainsi certains petits sou-rires ironiques que j’ai déjà vu voler sur des lèvres futi-les lors de l’une ou l’autre de mes communications devant des sociétés savantes. Les « savants » n’en sont pas moins des gamins, et leurs femmes des bourgeoi-ses, ne l’oublions pas. Et l’inverse est vrai aussi, bien sûr.

La cité fabuleuse à la découverte de laquelle mon nom restera attaché (ou plutôt : sous les décombres de laquelle il demeurera enterré), il n’est pas facile d’en #xer les coordonnées géographiques  : car la boussole s’y affole, #gurez-vous. Ceci en raison de la présence de mines de fer dans son sous-sol. Et non seulement de fer, mais aussi d’anti-fer : ce qui est un comble. Je ne parle pas des lacs de mercure, dont l’éclat fait "amber lugubrement les catacombes. D’où (probablement) la présence en ce lieu d’installations humaines remontant au moins au Linéaire B  : forgerons et fabricants de thermomètres. Ce qui est certain, c’est que parfois la jungle enserre les ruines, mais parfois aussi le désert. Et il n’est pas rare non plus que le vent porte jusque là, entrecoupé de stridences de perroquets et de gla-

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pissements de singes (d’autres fois, de rumeurs auto-routières), le ressassement du ressac. D’ailleurs, au sixième sous-sol (juste au-dessus du lac de mercure), subsiste encore, extrêmement démoli par la pression abjecte de la Terre, un port d’aspect plus ou moins phénicien. Des pêcheurs aveugles, aux yeux de tritons, s’y activent dans l’illusion atavique (ou bien peut-être génétique, je ne me prononce pas sur ces affaires) qu’ils partent pour la pêche au rouget. Ces êtres en-clos dans la pierre, et que l’obscurité a rendu imbéci-les, attrapent dans leurs #lets imaginaires de grosses vermines noctiluques, qu’ils dévorent ensuite avec gloutonnerie.

Car, outre un inextricable enchevêtrement histori-que et architectural, la caractéristique la plus notable de cette ville que j’ai découverte par hasard, et pour ainsi dire sans sortir de chez moi (certains, croyant faire de l’esprit, disent  : «  en moi  »), c’est qu’on y rencontre des créatures qu’il faut bien appeler humai-nes, éparses il est vrai, mélancoliques, parvenues (du fait de tares héréditaires ou non) à des degrés de dégé-nérescence variés, et dont l’origine semble remonter à l’époque où les décombres qu’elles hantent étaient des cités prospères (prospères, d’ailleurs, je n’en sais rien,

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c’est une expression toute faite qui m’a échappé, mais en#n, disons  : vivantes). Une sorte d’orateur grec af-freusement décrépit (sa couronne de laurier tombe en poudre), et que le logos a quitté depuis longtemps, s’agite sous des portiques, il marmonne peut-être de muettes Philippiques à l’intention de ses chèvres. Vieux gâteux. Dans ce qui subsiste d’un amphithéâtre à demi comblé par une avalanche de carcasses automobi-les, on surprend un épouvantail bardé de ferrailles rouillées  : centurion ou gladiateur (à ce stade de dé-composition, il est difficile de faire la différence), à vo-tre vue il s’enfuit en pleurant. Un pochard emperru-qué, l’épée au côté, litronne au milieu de livres calci-nés, répandus comme des vols de corbeaux morts. Un très vieux scribe, reconnaissable à sa façon d’être assis, écrit sans désemparer dans le vide. Par certains côtés, il faut le reconnaître, ma ville évoque le magasin des accessoires d’un théâtre, par d’autres un hôpital psy-chiatrique, par d’autres encore une décharge.

Une de ses curiosités digne d’être rapportée, je crois, est le Musée des musées, du moins ce qu’il en reste. Le Musée extérieur, le seul à mériter, à propre-ment parler, la majuscule, date apparemment de l’épo-que alexandrine. Il n’abritait semble-t-il qu’une seule

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œuvre, qui était un autre musée, plus petit et ancien (remontant sans doute à la XXVè dynastie), lequel à son tour ne contenait qu’un musée encore plus petit et ancien, etc.. En#n, ce sont des conjectures personnel-les, car à vrai dire l’ensemble est très dégradé et pres-que illisible. Il semble, il semble toujours, je tiens à la précision, que cet édi#ce ait servi, à l’époque post-moderne, de labyrinthe dans une fête foraine. On le déduit notamment de certains graffiti obscènes.

Le principe qui a présidé à la croissance de cette ville (ou de ces villes) semble être l’éboulis, la déjec-tion. L’asyntaxe. Ce que nous appelons l’Histoire sem-ble s’y réduire à une chute prolongée d’éléments hété-roclites. Nul plan, nulle stratigraphie possibles de ce foutoir. Certaines parties très modernes (parkings sou-terrains, hypogées-urinoirs de grandes brasseries) voi-sinent avec d’autres carrément sumériennes. Le coq à l’âne y est la norme. Par exemple, on croit être dans, je ne sais pas, une cathédrale, ou un bordel babylonien, et cela devient abruptement le pont-promenade d’un paquebot enquillé dans l’argile. De fantomatiques gueux, vêtus de haillons de popeline blanche, y espè-rent en vain le soleil. Certaines architectures évoquent des idées anciennes d’ordre, d’harmonie. Mais beau-

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coup, jaillies du milieu de ces vestiges historiques qu’elles bousculent et parasitent avec l’obstination aveugle de champignons, semblent avoir été conçues par des forces qui n’ont rien d’humain, des êtres aussi inconcevables que le seraient des  batraciens indus-trieux ou des madrépores mégalomanes. On me de-mande s’il y a des "euves, là-dedans. Bien sûr, et même beaucoup. Les ponts qui les franchissent sont effon-drés, en général. Il y a bien des passeurs, mais alors leurs barques sont trouées. Ce n’est d’ailleurs pas si grave, la plupart de ces "euves étant à sec (ce qui, d’un autre côté, prive les ponts effondrés de leur meilleure réutilisation possible, qui serait celle de plongeoirs).

On trouve un peu partout, gravées, ciselées, ta-guées, de grandes inscriptions en langues diverses, et mélangées. Pour autant que l’on puisse s’en rendre compte (car beaucoup demeurent indéchiffrables), toutes les possibilités de l’écriture sont représentées dans ces archives monumentales, avec tout de même une nette prédominance de quatre genres cardinaux  : l’éloge des héros morts, les constitutions idéales, les regrets de la femme aimée, et les récits et interpréta-tions de cauchemars. Il semble que ces activités nostal-giques et utopiques aient tenu une grande place dans

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l’esprit des peuples qui se sont succédés ici. Ah, j’allais oublier  : on trouve aussi, tout de même, nombre de descriptions très minutieuses, pour ne pas dire labo-rieuses, de scènes où s’étale un érotisme répétitif et parfois sordide. Malheureusement, il n’est pas rare que les inscriptions de cette dernière catégorie aient été martelées ou effacées d’une façon ou d’une autre, et recouvertes par de grands panneaux affichant les horai-res des trains. Au point qu’une thèse, aussi ingénieuse que contestable, fait de l’invention et du développe-ment des chemins de fer le simple prétexte d’un mou-vement de réaction morale.

De toutes façons, à présent, la plupart sont désaf-fectés, comme le reste. Les locomotives, en#n, leurs chaudières, ont été transformées en citernes, piscines, pièces d’eau et abreuvoirs. Certaines ont été recons-truites en briques, mais beaucoup sont originales. Dés-affectés comme le reste, oui, car que transporte-raient-ils (les trains), on se le demande.

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Mongolie

«  Écoutez, Mademoiselle, vous m'êtes sympathi-que, alors je vais essayer de vous remettre un peu les idées en place. Ou les pieds sur terre, ce qui revient au même. Parce que les idées ont les pieds sur terre, Ma-demoiselle, pas la tête dans les nuages. Si elles l'avaient, la tête dans les nuages, eh bien on les sup-primerait, les idées, voilà tout. Donc, vous voulez être poète, soi-disant. Poète ! Pire encore : poétesse ! Alors là, laissez-moi rire un bon coup ! Pourquoi pas accor-deuse de pianos, pendant que vous y êtes  ? Ou pei-gneuse de girafes  ? Et encore, là, ce sont des profes-sions inoffensives... Mais poète... vous savez ce que c'est, ou plutôt ce que c'était ? Un individu taré, neuf fois sur dix, drogué, alcoolique, syphilitique... Vous avez déjà entendu parler de poètes prospères ? De poè-tes sportifs ? De poètes qui ne coûtent rien à la collec-tivité  ? Parce que vous croyez peut-être que ça ne coûte rien de les surveiller, de les soigner ? De les in-terner ? Je n'hésite pas à dire que c'est, ou plutôt heu-

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reusement que c'était une activité subventionnée, la poésie. À part peut-être les poètes nationaux, ça je vous l'accorde. Mais n'est pas poète national qui veut, Mademoiselle. Pour un Victor Hugo, combien de Bau-delaire, combien de pauvres types qui #nissent accro-chés à un réverbère, vous voulez me dire ? Et ce Rim-baud dont vous croyez être si férue, un homme aux mœurs douteuses, soit dit en passant, même ses amis lui tiraient dessus, alors c'est dire. Ses Illuminations, vous savez combien de gens les ont lues ? Hein ? Par-don ? À l'époque, oui. Depuis, naturellement, en met-tant bout à bout, si j'ose dire, tous les gens comme vous, ça #nit sans doute par chiffrer, mais tout de même, depuis le temps, en termes de rentabilité, ça ne doit pas aller chercher plus de 2% l'an. De toute façon, je vais vous dire, on a déjà assez de mal à se compren-dre, d'une manière générale – et notre conversation en est un exemple –, alors ça n'est pas la peine d'aller compliquer la langue pour le plaisir. La tendance, de-puis des années, et sur toutes les places linguistiques, est à la simpli#cation de la langue. Et elle n'est pas près de s'inverser, croyez-moi  : tous les analystes sont for-mels là-dessus. La langue, Mademoiselle, est un média, et les médias, tout le monde vous le dira, ça sert à

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communiquer, pas à embrouiller. Sinon, la sanction est immédiate. Notamment sur le plan #nancier. Je sais bien que ça vous fait rire mais c'est comme ça, vous n'y pouvez rien. Mais puisque je suppose que vous êtes en-tichée d'idées démocratiques – et ne croyez pas que je désapprouve, bien au contraire, toute ma vie en témoi-gne –, on va prendre le problème par un autre bout. Je vous pose simplement la question  : pourquoi croyez-vous que si peu de gens lisent de la poésie ? Regardez les sondages, tirez-en vous-même les conclusions. Les sondages ne sont pas la Bible, d'accord, c'est ce que je dis toujours, mais en#n, tout de même, ils sont un #-dèle re"et de l'opinion. Diriez-vous que la poésie est très utile, assez utile, plutôt inutile, carrément inutile, ne sait pas. Laissez-moi consulter mon écran. Eh bien dites donc... Les chiffres parlent d'eux-mêmes... Les chiffres, eux, ne mentent pas. C'est comme la terre. Non, excusez-moi, c'était une plaisanterie. Et pour-quoi ce désaveu, selon vous  ? Non Mademoiselle, je sais ce que vous allez me dire, mais je vous arrête. Le public est roi. Un roi démocratique, parfaitement. Moi j'appelle ça le marché, mais appelez ça le peuple si vous voulez : ça revient au même. Or, que veut le peu-ple  ? Que dis-je, qu'est-ce qu'il exige  ? Qu'on le dis-

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traie, pas qu'on lui farcisse la tête. Il a assez d'emmer-dements comme ça, le marché. Le peuple, plutôt. C'est aussi simple que ça.

Alors, si vous tenez vraiment à écrire, moi je ne vais pas vous décourager. Après tout, c'est mon métier, de produire des livres. Bookmaker, comme on dit au-jourd'hui. Il faut reconnaître que ça tient du pari. Croyez-moi, en dépit de tout ce que je vous dis, nous sommes les derniers aventuriers du XXIè siècle. Mais en#n, on essaie de limiter les risques. La chasse au ris-que, voilà le grand acquis de nos sociétés modernes. Accidents domestiques, hygiène alimentaire, guerres zéro mort, littérature. Vous n'avez pas la moindre idée, je le vois bien, de la façon dont on fait un livre de nos jours. Savez-vous comment on vend, mettons, un nou-veau modèle d'avion  ? Non, ça ne m'étonne pas. Eh bien on fait un projet, faisabilité technique, rentabilité prévisionnelle, etc., et puis après on contacte les clients éventuels : et s'ils sont intéressés, ils casquent, ils investissent dans le projet, je veux dire, et alors on le fait. Et s'ils n'investissent pas, on oublie. Eh bien c'est exactement de la même façon qu'on fait un livre : on m'amène une idée, si je la juge vendable je contacte sur le Net les lecteurs potentiels, et s'ils passent com-

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mande en nombre suffisant, en avant, on écrit ce foutu bouquin. Sinon, on pense à autre chose. Vous me sui-vez  ? C'est ça, la littérature moderne, Mademoiselle. Croyez-moi, si on avait toujours procédé comme ça – mais, évidemment, on n'avait pas les moyens techni-ques, autrefois –, eh bien ça nous aurait épargné tout un tas de pensums barbi#ants qui encombrent les bi-bliothèques. Et qui dégoûtent les gens de la littérature, en plus ! Parce que je sais bien que des esprits chagrins et passéistes trouvent que ce n'est plus de l'art, ça, mais du commerce... Mais attendez  ! À cela, je ré-ponds toujours, preumio, d'où elle est née, l'écriture, hein ? Du commerce, autant que je sache! Les scribes, les Phéniciens, et compagnie  ! Ah, ça la leur coupe, ça ! Radicalement! Et deussio, c'est moi qui suis pour la littérature, pas les rats de bibliothèque ou les éditeurs à l'ancienne. C'est moi qui suis pour la littérature, parce que je fais de la littérature qui correspond aux désirs du marché, ou du peuple, comme vous voudrez : parce que je fais de la littérature qui marche, moi : pas de la littérature qui clopine, quand elle ne s'emmêle pas les pinceaux ! Donc, si vous tenez à écrire, vous m'amenez un petit projet bien #celé, on balance la chose sur le Net, et on attend le résultat des courses. Oh, en une

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journée pas plus on est #xé. Mais attention, hein  : il me faut une idée choc, une idée qui tienne la route. Pas comme ce grand escogriffe qui l'autre jour a le cu-lot de me proposer ce plan miri#que : c'est la journée d'un type, à Dublin, qui raconte tout ce qui lui passe par la tête, et en plus ça a prétendument un vague rap-port avec l'Odyssée... Ça n'a pas traîné, vous pouvez me croire, j'ai horreur de perdre mon temps. Dublin, je lui dis, tout le monde s'en fout. C'est non. Pourquoi pas Athis-Mons, pendant que vous y êtes ? Tout ce qui lui passe par la tête  : re-non. L'Odyssée, ce vieux ma-chin : re-re-non ! Ce type voulait que je mette son ba-fouillage aux enchères ! Je ne tiens pas à perdre ma ré-putation, moi! Je vous assure, des fois on croit rêver. Bon, eh bien maintenant vous savez ce qui vous reste à faire, vous avez un atout, vous êtes mignonne, pas comme ce bigleux de Dublinois, et j'espère vous sou-haiter prochainement la bienvenue dans le wonderland de la littérature moderne. Allez, au suivant !

C'est à la suite de cet entretien, et de plusieurs au-tres du même genre, que Mademoiselle X se décida à partir pour la Mongolie, modeste république d'Asie centrale qui se trouvait encore, au beau milieu du XXIè siècle, à l'écart des circuits du marché. Nombre

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de songe-creux qui n'avaient pas su s'adapter à l'évolu-tion du monde se retrouvaient à Oulan-Bator, qui #nit par ressembler, paraît-il, au Montparnasse du début du siècle précédent. Elle y devint chamane et y eut beau-coup d'enfants, d'un violoncelliste.

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Le roi des taupes

Les gens ne me croient pas, mais je fais constam-ment des choses extraordinaires, sans me fatiguer le moins du monde. En#n, moi je ne les trouve pas si ex-traordinaires que ça, mais les autres, si. Je ne sais pas pourquoi.

Par exemple, quand j’en ai assez du bruit de la cir-culation, je vais me reposer dans les nuages. C’est ex-trêmement mœlleux et rembourré de tous côtés, et très rafraîchissant. Je me baigne dans les réservoirs de pluie, j’y attrape des poissons transparents (on ne voit que leurs arêtes), puis je vais visiter les écuries des éclairs. De toute façon, dans les nuages, on ne s’ennuie jamais. On peut dormir dans des hamacs de brume, ou bien se laisser dévaler le long des pentes de plume. Une chose qui est très divertissante, c’est que les mil-liards de gouttelettes d’eau re"ètent tous les spectacles de la Terre, en dessous, mais évidemment tout est complètement mélangé. On nage au milieu d’un "ot

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d’images sans queue ni tête. On voit facilement un troupeau de vaches dans une gare, un train sur la mer, des voitures sur la cime des arbres, en#n c’est beau-coup plus amusant que le monde d’en bas. Les gens qui ne peuvent pas aller dans les nuages, je ne sais pas comment est leur vie, mais je me dis qu’elle doit être bien ennuyeuse.

Une chose que je fais, aussi, c’est visiter le fond des mers. Mais ça, je ne peux le faire qu’en été, parce que d’abord il me faut nager, jusqu’à ce que je rencon-tre un certain poisson nommé Robert. Ce poisson a une passion, c’est de t’avaler. Bon, il t’avale. C’est un mauvais moment à passer, c’est tout. Après, une fois que tu es dedans, tu constates que l’intérieur ressem-ble un peu à celui d’un autobus, ou plutôt d’un avion. Il y a des espèces de banquettes qu’on dirait faites en caoutchouc. Tu t’assieds. Ça sent la sardine, mais on s’habitue vite . Et là, tu t’aperçois que ce poisson a sur chaque côté une rangée d’écailles transparentes, comme des hublots. Ah, tu commences à ne pas re-gretter d’avoir été avalé… Dis donc… Ca dé#le, les baleines, les pieuvres, les serpents de mer, le épaves… Et tout au fond, eh bien, contrairement à ce qu’on dit,

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il y a des gens (dans les nuages aussi, mais pas beau-coup et très vaporeux et silencieux, ils ne sont pas dé-rangeants). Ce ne sont pas vraiment des gens comme nous, ils sont complètement aplatis, on dirait en fait des espèces de grosses galettes avec des yeux globuleux sur le dessus, et de très courtes jambes par en dessous. Mais ce sont des gens quand même, pas des soles meu-nière. Pour dormir, ils s’empilent les uns sur les au-tres, et c’est celui qui se trouve en haut qui fait le guet. C’est nécessaire, parce que le fond des mers est assez dangereux. Il y a des loups, très aplatis eux aussi (leurs queues ressemblent à celles des castors), et qui courent très vite sur une vingtaine de pattes, au moins. Et puis les calmars géants. Souvent, ces pauvres gens te font signe, avec leurs bras minuscules comme ceux des tê-tards. Ils fouillent la vase à longueur de journée, ils y récoltent des espèces de légumes. Je crois que je n’ai-merais pas beaucoup vivre là-bas. Encore que… Après tout, je n’en sais rien. Tout de même, il y a peu de so-leil.

Lorsque je raconte ça, on ne me croit pas. Je ne sais pas pourquoi. Je ne vois pas ce qu’il y a de telle-ment extraordinaire à ça. Je trouve ça plutôt banal.

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Pour sortir du poisson nommé Robert, c’est très simple. C’est très simple, mais… je ne sais pas si je peux le dire. Bon, je vais le dire quand même. Il suffit de lui chatouiller le trou du cul. De l’intérieur, évi-demment. Ce poisson est très sensible de là. Il éternue du trou du cul, en quelque sorte. Et alors, il t’expulse dans une bulle, et tu remontes à la surface, voilà tout. Moi, je ne vois pas qu’est-ce qu’il y a de si incroyable dans cette histoire.

C’est comme pour ma planète. J’ai découvert une planète, et je vais m’y promener le plus souvent possi-ble. Découvrir une planète, ça ne devrait pas étonner les gens, il y en a tellement… Et c’est quand même as-sez grand, en général. Ce qui m’étonne plutôt, moi, c’est que tout le monde n’en découvre pas tout le temps. Mais les gens ne savent plus regarder. En#n, passons. Ce n’est pas seulement pour me distraire que je vais m’y promener, mais aussi pour essayer de ran-ger. Parce que, je ne sais pas pourquoi, mais il y a cons-tamment du désordre sur ma planète. Ce que j’appelle du désordre, c’est que les choses n’arrêtent pas de changer de place. Par exemple, quand je la quitte, il y a une montagne avec une grotte dedans. Eh bien, quand j’y retourne, quelques jours plus tard, c’est la monta-

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gne qui est dans la grotte. Je m’en aperçois très bien, du premier coup d’œil, mais je fais d’abord mine de ne rien remarquer. C’est que…Je crois savoir qui est res-ponsable de ça… Mais je n’ai jamais réussi à le sur-prendre, alors n’en parlons pas. Je ne sais même pas s’il existe, en fait. Je veux dire, le dérangeur. Ou la dé-rangeuse, d’ailleurs (je préférerais que ce soit une dé-rangeuse). C’est pourquoi j’ai baptisé ma planète la planète des dérangements.

Ma planète est assez molle dans l’ensemble, mais en#n on peut quand même marcher dessus. Elle est molle à peu près comme du Bonbel, disons (attention, j’ai dit du Bonbel, pas de la Vache qui rit  : nuance  !). D’ailleurs, il en sort des souris à profusion. Quand je dis des souris, naturellement, elles ne ressemblent pas exactement à des souris d’ici, et même pas du tout, mais je sais quand même que ce sont des souris. Des souris dérangées, si vous voulez. Elles mesurent un bon mètre de long, et sont faites de tas d’anneaux arti-culés avec des petites pattes roses en dessous, et des oreilles, roses aussi, au dessus. Je m’explique  : elles ont peut-être une vingtaine d’anneaux, et chacun de ces anneaux porte une paire d’oreilles et une paire de pattes roses. Vous voyez ? Mais je sais que ce sont des

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souris parce que le museau (avec moustaches et tout) et la queue, sont exactement ceux d’une souris d’ici. J’espère que je suis clair. Et leur poil est gris ou blanc comme… Ou bien parfois bleu, c’est vrai. Mais sur-tout, c’est leur air perpétuellement affairé, effrayé, moustaches à ressorts, qui me fait penser que ce sont des souris. D’ailleurs, si ça n’en est pas, au fond, ça m’est égal. Elles peuvent être ce qu’elles veulent, moi je les appelle comme ça, voilà tout. En tout cas, ce ne sont pas des mille-pattes. Il y a des gens qui prétendent que si, mais je sais encore reconnaître un mille-pattes, #gurez-vous.

Donc, la surface de ma planète est assez molle, mais pas trop. À cause du désordre qui y règne, c’est assez difficile de la décrire. Il y a une montagne, je l’ai dit, et une grotte. Ah, il y a toute une région qui est couverte d’arbres bizarres, des arbres ou des herbes, je ne sais pas, moi. Pas des zèbres, je n’ai pas dit des zè-bres. Si vous n’écoutez pas, je ne peux pas le faire à vo-tre place. On dirait des énormes cheveux de caout-chouc. Mais non, en#n, pas des chevaux  ! Des che-veux. Et pour la couleur, ils sont tout à fait comme des chevaux, aussi. Non, comme des cheveux. Vous voyez, vous êtes inattentifs, et alors je m’embrouille. C’est-à-

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dire qu’ils ont toutes les nuances du vert. D’accord  ? En général, ils sont couchés, mais il arrive qu’ils se hé-rissent subitement, et alors, si on est à cheval sur l’un d’eux (sur l’un de ces cheveux), ni une ni deux, on se retrouve projeté dans les airs. C’est même le moyen que j’utilise pour quitter ma planète (Pour y aller, je ne dirai pas comment je fais. Pas si bête. Je ne tiens pas à ce que le premier venu en pro#te pour aller y faire n’importe quoi et augmenter encore le désordre. Je sais comment sont les gens. Ils n’ont qu’à faire l’effort de s’en trouver une, de planète, pour s’y amuser comme ils veulent, et même la saloper complètement, si ça leur chante.).

Excusez-moi, je me suis un peu énervé, mais c’est que cette histoire de désordre me dérange. Bon, j’ai-merais bien vous décrire des choses extraordinaires, mais, honnêtement, je ne vois rien de tel sur ma pla-nète. Qu’est-ce que je pourrais..  ? Ah oui, peut-être ça, tout de même : dessus, il y a un petit volcan. Mais alors, vraiment minuscule, de la taille d’un pot de "eurs, pas plus. Cela suffit quand même à faire une fa-meuse lumière, la nuit. Il faut vous dire qu’il fait pres-que toujours nuit. Quand le jour vient, on dirait que c’est par hasard, et pour très peu de temps. Des jours

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de… quelques minutes, pas plus, une heure à tout cas-ser, et encore, rarement. Cela fait partie du désordre général. C’est sûr, ce serait plus commode s’il faisait jour plus souvent, mais que voulez-vous… Il y a ce volcan de poche, alors il ne faut pas se plaindre.

D’ailleurs l’obscurité, moi, j’en ai l’habitude. Je veux parler de l’obscurité obscure, naturellement. Pas de l’autre, celle qui est bleue. En#n, on s’entend. Parce que, il ne faut pas croire que je suis le genre d’agité qui n’aime que les destinations lointaines, nua-ges, abîmes, cosmos et compagnie. Non non, au con-traire, tout fait mon affaire, même ce que j’ai sous les pieds. J’adore me promener sous la terre. Je choisis un endroit où elle est molle, si elle ne l’est pas assez j’ar-rose, et hop  !, en deux temps trois mouvements me voilà là-dessous. C’est plein de souterrains. Il y a des gens qui me disent que je suis trop grand pour y pas-ser. «  Jusque là, on vous suivait, me disent-ils, mais à présent, non, on n’y croit pas. » C’est extraordinaire comme les gens ne savent pas voir plus loin que leur nombril. Ils sont vaniteux, ils essaient tout le temps de se hausser du col, de se gon"er, et ils croient que tout le monde est comme eux. Mais non. Moi, je ne sais pas, je suis peut-être exagérément modeste, mais je

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m’adapte aux circonstances. Quand je suis dans les nuages, d’accord, je me déplie, je me déploie, je m’ef-#loche, je me transforme en un géant de coton. Mais sous terre, je deviens facilement tout petit et tassé. Ça me paraît normal. Je n’aime pas être remarqué, voilà tout.

Ce que je fais là-dessous ? Oh, des tas de choses. Je peux dire que je ne m’ennuie jamais. Par exemple, j’explore des rivières souterraines, je dresse des car-tes, je me bats contre des animaux sauvages – ça n’est pas ça qui manque. La courtilière, par exemple, ça vous dit quelque chose  ? Non, évidemment vous ne connaissez que les tigres, ce genre-là. Eh bien, la cour-tilière, c’est une espèce de dragon venimeux et, croyez-moi, il vaut mieux ne pas se laisser surprendre. On la chasse avec des cure-dents. Et la larve de four-mi-lion, alors  ! Elle a des mandibules comme des ci-sailles. Je ne veux vexer personne, mais les crocodiles peuvent aller se rhabiller. En somme, je mène une vie d’explorateur. Et puis, je trouve des trésors. C’est fou le nombre de choses intéressantes que les gens peuvent enterrer. Et puis, après, ils oublient. Alors moi je les récupère, et je me fais mon musée souterrain. Le mu-sée du Louvre, vous voyez  ? Ca passe pour un grand

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musée, n’est-ce pas ? Eh bien, je ne veux pas me van-ter, ce n’est pas mon genre, mais mon musée souter-rain… je crois que vous me comprenez. Une chose que je fais encore, pour m’amuser, c’est de mélanger les racines. Par exemple, je greffe ensemble une tulipe et un rosier, ou bien un pommier et une vigne, et puis après, je vais voir le résultat en haut. Tête des jardi-niers… Quelle rigolade !

Je vous dirais bien encore quelque chose, mais…Je sens que vous n’allez pas me croire. Pourtant, moi, je ne vois rien d’extraordinaire à cela. Encore, si je pré-tendais que j’ai été nommé roi d’Angleterre… Bon, je ne dis pas. Mais roi des taupes, franchement, je ne vois pas de quoi me vanter. Alors, si je le dis, c’est que c’est vrai. Les taupes m’ont nommé roi, un point c’est tout. J’en vois d’ici qui vont dire qu’on voit bien que les taupes n’y voient rien, parce que je n’ai visiblement pas une tête de roi. Ah ah, voyez-moi ça… Eh bien, ceux qui disent ça, ils se mettent le doigt dans l’œil. Je dirais plutôt, moi, leur roi, que les taupes ont une vue perçante. J’en ai vu plus d’une faire mouche à cent mètres. Avis aux amateurs. Quant à ma tête, je ne sais pas. Mais vous avez vu celle des rois ?

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Ça me fait penser que ce poisson… Vous savez, je vous en ai parlé, non ? Celui qui vous avale. Eh bien, il ne s’appelle pas Robert, en #n de compte, mais Louis. Oui, c’est ça, Louis, c’est comme ça qu’il s’appelle. Mais ça fait un moment que je ne l’ai pas vu, alors…

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Remémoration de Macedonio X.

Pour Pascale.

J'ai rencontré pour la dernière fois Macedonio quelques jours avant sa mort. Vous vous souvenez qu'il habitait alors un petit appartement sur le port de Tra-ni, presque sous le campanile de la cathédrale. La lu-mière de la mer lessivait la pierre blanche comme de l'os. Lui-même semblait presque désincarné, réduit à un très petit peu d'humanité légère, opalescente. Il s'était séparé de ses livres, dispersés dans plusieurs ins-titutions savantes d'Amérique et d'Italie. Il me dit qu'il avait la certitude de sa #n imminente, et que tout était bien. Comme je protestais pour la forme, il me #t taire avec une douce ironie. À quatre-vingt-huit ans passés, il était temps pour lui de prendre congé. À quoi bon, d'ailleurs, vivre encore? Il n'avait plus envie d'appren-dre, ayant en#n compris. L'oublieuse mémoire retien-dra sans doute l'immense érudit que fut Macedonio. Mais il n'avait pas toujours été ce savant que nous

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avons connu. Vous ignorez sans doute que sa beauté, la fortune de sa famille, un tempérament porté aux excès avaient fait de lui, dans ses jeunes années, un dandy fameux dans les milieux de l'Europe cosmopolite. Les fêtes qu'en son palais napolitain il donnait pour une élite de riches originaux, les scandales qui parfois s'y attachaient, défrayèrent la chronique des premières années de l'entre-deux-guerres. Comment tout cela prit #n, comment, né pour les fastes de la Renaissance, il en connut soudain, et pour toujours, la boulimie de savoirs, il me le raconta lors de cette dernière rencon-tre.

Les hasards nous mettent sur le chemin de nos destinées, et c'est lorsque nous divaguons que nous de-venons ce que nous devons être. Le hasard prit pour lui l'apparence de ce château octogonal que l'empereur Frédéric II #t construire au sommet d'une colline des Murge. Un jour du printemps de 1920, Macedonio y #t une excursion en compagnie du jeune Lord Caven-dish et de la maîtresse de ce dernier, une danseuse in-do-lituanienne de la dernière beauté. Une rivalité, dont la danseuse était l'enjeu, mais pas l'unique cause, ne cessa de se renforcer tout au long de la journée. Désireux sans doute d'établir, aux yeux de l'exotique

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créature, sa supériorité intellectuelle, Cavendish, dont la fatuité n'avait d'égale que la crédulité, et en qui les théories saugrenues et pittoresques trouvaient toujours un convaincu, soutint que Castel del Monte était l'œu-vre d'un mage persan ramené par l'empereur de sa croisade, et qui avait encodé le chiffre de l'immortalité dans les nombres dé#nissant sa #gure  : huit façades, huit tours à huit pans, seize salles, trois escaliers, quinze fenêtres etc. Macedonio essaya de lui faire en-tendre que, pour miraculeux qu'il fût, ce chiffre dont la connaissance était supposée ouvrir les portes de l'éternité n'en était pas moins, s'il existait, composé nécessairement d'une combinaison de nombres com-pris entre zéro et neuf, qu'il était sans doute impossible de concevoir un édi#ce, si modeste et sans malice fût-il, qui n'enfermât dans son dessin des fonctions de tous ces nombres, et qu'ainsi sa prétendue théorie était une absurdité pompeuse. Cavendish n'en démordait pas, sa morgue naturelle affrontée à la volonté qu'avait Macedonio de lui faire perdre la face #rent qu'ils failli-rent en venir aux mains. La danseuse, qui s'ennuyait as-sez, parvint à les dissuader de commettre des actes dont, étant des gentlemen, ils ne tarderaient pas à rou-gir. Puisque vous êtes un esprit si fort, lui jeta pour #-

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nir l'Anglais, je compte que vous m'apprendrez bientôt le principe caché qui a présidé, selon vous, à cette in-explicable construction. Mademoiselle en sera témoin. Je n'y manquerai pas, répliqua Macedonio ; vous pour-rez bientôt mesurer l'étendue de votre sottise.

Ils revinrent à Bari sans échanger une parole, et d'ailleurs de leur vie ils ne devaient plus se parler, ni même se revoir. Aiguillonné par le désir de ridiculiser Cavendish, et de lui enlever ainsi sa maîtresse, Mace-donio commença aussitôt ses recherches. Chaque jour un peu plus profondément, il s'enfonça dans les inex-tricables taillis des disciplines que des rêveurs, des érudits, des imposteurs, des esprits ingénieux ou lou-foques, avaient mises à contribution pour percer le supposé «  secret  » de la parfaite, et parfaitement in-utile, forteresse. Pythagore, Hermès Trismégiste, Zo-sime le Panopolitain, Raymond Lulle, Albert le Grand furent ses premiers guides dans le #évreux voyage qu'il entreprenait, et dans le cours duquel il ne savait pas encore qu'il mourrait. La notoriété de sa fortune, avec la naïveté et même l'ignorance qui étaient les siennes au début, lui furent cause de quelques déboires. Un es-croc palermitain lui vendit, à prix d'or évidemment, de prétendus manuscrits d'Orphée. Un autre, de Simon le

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Mage. Assez vite, le souvenir de l'impudent aristocrate, l'imagination du camou"et qu'il comptait lui in"iger, s'estompèrent jusqu'à s'effacer complètement. L'image érotique de la danseuse indo-lituanienne résista un peu plus longtemps, mais elle-même #nit par s'évanouir. Ces sentiments tout compte fait sommaires, me dirait Macedonio, n'auraient été que le prétexte de son ini-tiation à un désir autrement plus brûlant que ceux de la vengeance ou de la chair, et qui était celui du savoir : ce furent ses termes, quelques jours avant sa mort, je les rapporte sans les approuver ni même les compren-dre complètement. Je me demande s'il n'y avait pas là-dedans une forme atténuée de cagoterie. La numéro-logie et l'alchimie le menèrent aux mathématiques, aux sciences physiques, à l'épistémologie, à la théolo-gie, à bien d'autres savoirs qui tous ensemble le con-duisirent à la philosophie. Il n'est pas de #gure au monde ou dans les royaumes de l'esprit, me disait Ma-cedonio, quelques jours avant de mourir, à quoi on n'ait comparé Castel del Monte : on y a vu la couronne du Saint Empire, le temps d'après le Septième Sceau, un labyrinthe, une machine à calculer satanique, la re-présentation d'un atome ou d'un mouvement stellaire, un baptistère, une variation sur le thème du Dôme du

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Roc, des farfelus ont même imaginé d'y trouver un temple à l'Octopode-Mère, la grande divinité pieuvre dont on sait que le culte subsiste, clandestin, dans cer-taines régions du bassin méditerranéen, d'autres y ont reconnu l'image d'un navire spatial antique venu pro-bablement de la planète Tlön. Jorge Luis Borges, dont l'esprit raffiné et enfantin n'était jamais rassasié d'énigmes, se #t décrire le monument, qui lui inspira dit-on la forme de la bibliothèque de Babel. Il n'est donc pas de savoir ni d'élucubration dont je n'aie dû prendre connaissance, me dit Macedonio, cependant que le soleil couchant faisait éclater dans le bassin de Trani une "oraison incongrue de lavandes et de lilas.

Après l'assassinat de Mateotti, les destinées du fa-scisme italien (dont certains idéologues mythomanes lurent, dans Castel del Monte, une annonce ésotéri-que) entrèrent en contradiction avec celle de Macedo-nio. Ce n'était pas, comme vous le savez, qu'il fût pro-gressiste, mais son ancienne éducation et sa nouvelle érudition lui faisaient trouver les Chemises noires vul-gaires. Il s'exila, d'abord en France, puis aux États Unis. Il y connut de nouveaux savants, de nouvelles bi-bliothèques, de nouveaux domaines de la curiosité humaine. Il avait complètement oublié, non seulement

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le Lord et sa maîtresse, mais jusqu'à l'énigmatique châ-teau des Pouilles qui avait marqué le début de son chemin spirituel. Un soir qu'il avait fait, dans une salle de Boston, une conférence sur la poésie mystique de Jalaleddin Rumi, une vieille sorcière extrêmement far-dée vint le trouver alors que, son exposé terminé, il rangeait rêveusement ses papiers. Tout cela est bien beau, lui dit-elle : mais le secret de Castel del Monte? N'oubliez pas que vous me le devez. Il lui fallut quel-ques instants pour reconnaître la danseuse indo-litua-nienne. Le nom même de la forteresse lui était sorti de l'esprit, il crut d'abord qu'il s'agissait d'un faubourg ita-lien de New York.

Dans l'instant où il la reconnut, me dit Macedonio, il se souvint aussi de l'étrange machine de pierre, du jeune Lord Cavendish, des années insoucieuses de sa jeunesse, de ce printemps de 1920 qui fut si tardif qu'un peu de neige (se rappelait-il) crêtait encore les collines des Murge. Une jeune femme avait été trouvée morte au milieu des orangers de sa terrasse napolitaine que bornait le Pausilippe. C'était, me dit-il, c'était au début de la mémoire. Et la vérité lui apparut aussi, dans toute sa magni#que, son évidente banalité. Il n'y a que l'innocence qui croie au mystère, et innocent, cela

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faisait bien longtemps qu'il ne l'était plus  : mais ce jour-là, il le devint un peu moins encore. Le secret de l'étrange monument, c'était évidemment qu'il n'en avait pas. C'était l'image dans le tapis d'Henry James. La forteresse octogonale n'était qu'une fabrique à rêves, une provocation à ourdir des pensées et à les composer dans une forme. Le dessin rigoureux qu'on lui avait donné était une invitation à la fantaisie. Qui avait tué cette jeune femme, comment (une branche de laurier lui sortait de la bouche), pourquoi, Macedonio ne le savait toujours pas. En #n de compte, me dit-il, cepen-dant que la nuit jetait ses encres autour des grands os-sements de la cathédrale, c'était peut-être un emblème de la littérature : je n'osai lui demander s'il s'agissait du château ou de la morte.

Ce soir-là, me dit-il, il comprit encore que se te-nait dorénavant devant ses yeux ce qui lui était, comme à chacun, depuis toujours destiné, la demeure qui lui était personnellement réservée (comme un comparti-ment de ce wagon-lit qu'il eût aimé prendre autrefois avec la danseuse) dans le néant abominable. Cavendish, lui apprit la vieille sorcière, avait trouvé une mort cou-rageuse lors des combats de Cyrénaïque. Macedonio revint en Italie, s'installa à Trani où il ne faisait plus rien

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que pêcher à la ligne, depuis la jetée du port. De temps en temps, mais rarement, un de ces vifs éclairs qui fourmillent dans l'opacité de l'eau (à quoi il le reje-tait aussitôt) se laissait prendre à son hameçon. Il était trop tard, pensait-il, pour que tout son savoir #nisse en poésie. Il mourut, comme je l'ai dit, peu de jours après notre rencontre, et je ne puis m'empêcher de noter que c'était le quatre-vingt-huitième jour de sa quatre-vingt-huitième année.

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Magadan, « débarcadère de l’enfer »

On vole longtemps vers l’Est, quelque neuf heures depuis Moscou, et huit fuseaux horaires. Vers la #n, la lueur de l’aube fait bleuir la neige couvrant des monta-gnes extrêmement froissées, ridées. Fripée aussi, comme une vieille pomme, est la bonne tête de Gali-na, ma voisine, qui ra"e pains et gâteaux secs du petit déjeuner en prévision des huit heures de bus l’atten-dant pour rentrer chez elle. À l’aéroport de Magadan, un panneau vous accueille : « Bienvenue à la Kolyma, cœur d’or de la Russie ». L’or reste, avant les pêche-ries, la principale ressource de l’oblast de Magadan. La mort du précédent gouverneur, assassiné par balles, a sûrement quelque chose à voir avec les pro#ts dégagés par l’exploitation du fabuleux métal. Autrefois, c’étaient les déportés qui l’arrachaient au sol gelé. Mains soudées par le froid au manche de la pioche. La Kolyma était une immense mine d’or.

La trassa, la piste que les détenus prenaient pour gagner les différents camps dispersés dans la taïga –

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Djelgala, Arkagala, Djankhara, Nexikane, Ka-dyktchane, Oltchane, Orotoukane, Verkhni At-Ou-riakh, Elguen (camp de femmes), etc… – est à présent une mauvaise route qui #le vers Iakoutsk, à quelque 1850 kilomètres. Elle franchit la rivière Magadan, à gauche "amboient les bulbes –  d’or, naturellement –  de la toute nouvelle cathédrale, devant, la ville se disperse sur des collines dominant la mer d’Okhotsk. Petits immeubles de béton sale, baraques de bois, talus et ornières de neige boueuse où clapotent pneus et bottes, palissades de tôle, tout assez épars et déglingué. La cathédrale resplendit à une des extrémités de la place centrale, derrière l’ancien siège du Dalstroï, la Direction de la Construction du Grand Nord, une suc-cursale du NKVD qui exerçait l’autorité absolue sur les déserts glacés que traverse le "euve Kolyma : deux millions de km2 à l’Est de la Léna, sur lesquels ont été déportés, de 1932 à 1957, un million d’hommes (chif-fre officiel). De l’autre côté de la place, la «  Maison Blanche  » ou «  maison Vaskov  », le siège-prison du MGB, abrite aujourd’hui la Douma. « Quand on disait de quelqu’un : ‘il a été à la maison Vaskov’, cela signi-#ait qu’il avait séjourné dans un cercle de l’enfer  »,

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écrit Evguénia Guinzbourg dans Le Ciel de la Kolyma1. Et son #ls, Vassili Axionov, qui vint la rejoindre à Ma-gadan à l’âge de 15 ans : « La sécurité de Magadan ai-mait son confort et s’était installée dans une maison à quatre petites colonnes doriques. Elle ressemblait à l’hôtel particulier de quelque hobereau  » (Une Brûlu-re2). Ici, un scrupule m’oblige à préciser : je crois avoir identi#é la maison Vaskov (quatre colonnes doriques, en effet), l’ancien siège du Dalstroï, etc. Mais je n’en suis pas absolument sûr. Peu de gens, pendant le peu de jours que j’ai passés à Magadan, ont été capables de me donner des indications précises sur la topographie du Maglag (Magadanskié Laguéria, les camps de Maga-dan). Où était, par exemple, le camp « de la Quaran-taine », où les déportés étaient regroupés à leur des-cente de bateau? Le seul bâtiment incontestablement reconnaissable est celui du «  Palais de la Culture  », avec ses statues de bronze sur le toit, « un marin, un mineur, une trayeuse, un soldat, ‘ceux qui ne boivent pas’ comme on les nommait en ville  » (Axionov, op.cit.). La volonté d’oubli, d’effacement, est immense,

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1 Éditions du Seuil, 1980

2 Gallimard, 1983.

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multiple, minutieuse. On ne sait plus, on est las de cette histoire terrible, survivre aujourd’hui est assez difficile comme ça. Il y a bien un monument aux dé-portés, d’ailleurs hideux, le « Masque de la Douleur » (маска скорьби) mais il a été dressé au sommet d’une colline où personne ne passe. « Les documents de notre passé sont anéantis, les miradors abattus, les baraques rasées de la surface de la terre, le #l de fer barbelé rouillé a été roulé et transporté ailleurs », écrit Chalamov dans ses Récits de la Kolyma3. «  Avons-nous jamais été ? »

Le centre de la ville, avec ses inévitables façades gréco-soviétiques, s’étend autour des perspectives Lé-nine et Karl-Marx –respectivement ex-chaussée de la Kolyma et perspective Staline. À leur intersection s’élève toujours la « maison de cinq étages, en pierre, qui a peut-être été la première de la ville  », et qu’Evguénia Guinzbourg a contribué à construire en 1940. Au rez-de-chaussée, une salle de jeux et un trak-tir, un bistro nommé Svoboda, « Liberté ». L’auteur du Ciel de la Kolyma rapporte ce paradoxal attachement des déportés pour ce qu’ils ont construit sous la con-

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3 Verdier, 2003.

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trainte. Lorsque, libérée, elle revient à Magadan en 1947, le spectacle de ce qui semble «  presque une vraie ville  » l’emplit d’exaltation  : «  Quelle énigme que le cœur humain  ! Je maudis de toute mon âme l’homme qui a imaginé d’édi#er une ville sur cette terre éternellement gelée, en la réchauffant avec le sang, la sueur et les larmes de tant d’innocents. Mais en même temps, c’est indéniable, j’éprouve une es-pèce de #erté stupide… Comme il a grandi et embelli depuis sept ans, notre Magadan ! » Au-delà d’un rond-point piqué d’une énorme antenne en treillage métal-lique, la perspective Lénine devient une route qui plonge vers la baie de Nagaïevo, serrée dans la pince de deux caps enfarinés. À gauche, un quartier de baraques en bois, hérissé de poteaux télégraphiques, de grêles cheminées, empanaché de fumées, noir entre les talus de neige, porte le nom de « Shanghaï » (personne ne saura me dire pourquoi cette appellation poétique, qu’atteste déjà Axionov). À droite, étagés jusqu’à la mer, les immeubles lépreux d’une cité. Sur un mur, une inscription à la peinture rouge d’un humour ma-gni#que  : все плохо, что не революция  ? « Tout va mal, pourquoi pas la Révolution ? ». Au bas de la route, parfaitement incongrue, une baraque

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«  Hot Dog Pizza  » surmontée d’un hamburger géant en plastique.

La mer, pas encore complètement gelée, a la con-sistance d’une purée grise, grumeleuse, soulevée de lentes ondulations. Le soleil traîne très bas dans un ciel violet nébuleux, surmonté d’une colonne de feu (et l’on se prend à songer, si l’on est tant soit peu lecteur du Nouveau Testament, à ces versets de Matthieu 15, 39 – 16, 4 : « Et après avoir renvoyé les foules, il monta dans le bateau et vint dans le territoire de Magadan. Et les Pharisiens et les Sadducéens s’avancèrent et, pour le mettre à l’épreuve, lui demandèrent de leur mon-trer un signe parti du ciel. Répondant, il leur dit : « Le soir venu, vous dites  : beau temps, car le ciel rou-geoie ; et le matin : aujourd’hui orage, car le ciel rou-geoie tristement. Vous savez discerner le visage du ciel, et les signes des temps, vous ne le pouvez pas ! Géné-ration mauvaise et adultère qui recherche un si-gne  ! »). Une femme mélancolique erre sur la grève. Elle est venue en 1971, «  pour un homme  » qui l’a quitté, elle était couturière mais n’a plus de travail, elle aimerait vendre son appartement et retourner à Voronej, mais où trouver un pigeon qui veuille acheter à Magadan ? Le long du rivage une zone de cabanes en

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bois, en tôle, aux toits frangés de fanons de glace, en-combrée de ferrailles, d’épaves, de vieux bidons de fuel. C’est là ce que Chalamov appelle «  le débarca-dère de l’enfer  ». L’unique voie d’accès à la Kolyma était maritime, cinq ou six jours à fond de cale depuis Vladivostok  : c’est pourquoi les zeks parlaient du «  continent  » pour désigner Vladivostok et ses camps de transit, comme s’ils étaient eux-mêmes sur une île. Jusque dans le milieu des années 30, le transport mouillait dans la baie de Nagaïevo, et les déportés étaient débarqués dans des chaloupes, à un apponte-ment qu’on voit encore, à demi écroulé. Puis on leur #t construire les quais d’un modeste port, à l’ouest de la baie, et le navire accostait. « Les colonnes de déte-nus s’étiraient vingt-quatre heures sur vingt-quatre à travers toute la ville, du port jusqu’à la Quarantaine » (Axionov).

Si l’amnésie, parmi les habitants, est la règle, il faut reconnaître que le musée de la ville, sur Karla Marksa Prospekt, n’y participe pas. Plusieurs salles y sont consacrées aux camps. On y voit des photos d’Edouard Pétrovitch Berzine, le fondateur du Dal-stroï, sanglé dans une vareuse à ceinturon de cuir  : personnalité étonnante de vieux bolchevik sans scru-

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pule ni état d’âme, artiste peintre d’occasion, secré-taire de Dzerjinski, garde du corps letton de Lénine, dont il a la calvitie et le bouc, arrêté en 1937, fusillé en 1938 comme « espion japonais ». Il parcourait les pistes de la Kolyma dans une Rolls Royce qui avait ap-partenu à Nadiejda Kroupskaïa, la veuve de Lénine. « Un esthète, comme tous les tchékistes de l’époque », commente Chalamov qui raconte sa #n – ou plutôt sa disparition du monde visible – dans le Récit intitulé « Khan-Guireï » : convoqué de Magadan à Moscou en novembre 1937, il prend le Transsibérien. « Tout près de Moscou, à Alexandrov, par une nuit glaciale de dé-cembre que balayait une tempête de neige, Berzine descendit sur le quai. Et il ne regagna pas son compartiment. » On voit aussi des photos du général Nikichov, son successeur de 1939 à 1948, et surtout d’Alexandra Romanovna Gridassova, sa « jeune et jolie épouse » au dire d’Evguénia Guinzbourg qui l’appelle la « souveraine de la Kolyma ». Si Nikichov a bien une grosse gueule barrée d’une petite moustache hitlé-rienne qui correspond au signalement qu’en donne Chalamov (« un homme mou et corpulent »), Gridas-sova, qui affiche une tête de cantatrice grassouillette sur un uniforme sanglé d’un large baudrier, ne semble

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pas aussi charmante qu’il est dit dans Le Ciel de la Ko-lyma. Elle se piquait d’inclinations artistiques, et avait à ce titre la haute main sur le théâtre et les « brigades culturelles ». Cette « romantique komsomole » devint rapidement une « bête sauvage », selon Chalamov qui la nomme, lui, Rydassova, C’est cependant à son inter-cession qu’Evguénia Guinzbourg, libérée en 1947, avant d’être arrêtée de nouveau en 1949 et condamnée à la relégation perpétuelle, dut de pouvoir faire venir son #ls à Magadan.

On voit aussi, parmi les objets exposés au musée, des brouettes en bois grossièrement construites, l’ins-trument de base, avec le pic et la pelle. Son autre nom, c’est « la machine de l’Osso » – Ossoboïé soviechtchianié, la «  Conférence spéciale  », tribunal du Guépéou-NKVD. « Je suis revenu de la Kolyma sans avoir acquis aucune connaissance ni appris aucun métier. En revan-che, il y a une chose que mon corps sait faire et qu’il n’oubliera jamais  : c’est pousser, rouler une brouet-te ». C’est Chalamov qui l’écrit, dans un Récit intitulé, précisément, « La Brouette », et qui est une étude ex-trêmement minutieuse sur les différents types de brouettes et les différentes façons de s’en servir, d’y adapter son corps de façon à économiser l’effort  :

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mode d’emploi dont dépendent, en #n de compte, la mort ou la survie du rouleur.  Une étoile de bois gar-nie d’ampoules électriques rouges, qui ornait la porte d’un camp, fait songer au vers d’Akhmatova dans Re-quiem4   : звезды смерти стояли над нами, « les étoiles de la mort planaient sur nous ». Dans une vitrine, l’ordir n° 14968, l’ordre d’arrestation de Var-lam Chalamov, émis par le NKVD le 12 janvier 1937, dans une autre des «  certi#cats de mort  » (свидетельство о смерти) postdatés : tel, qui a été fusillé en 1938, est donné pour mort d’un arrêt du cœur en 1944. En 1938, sous le successeur de Berzine à la tête du Dalstroï, le colonel Garanine, les pelotons d’exécution fusillaient sans relâche. Chalamov : « Pen-dant des mois, de jour comme de nuit, lors des appels du matin et du soir, on lut d’innombrables condamna-tions à mort. Par un froid de moins cinquante, les dé-tenus musiciens – des droits communs – jouaient une marche avant et après la lecture de chaque ordre. Les torches fumantes ne parvenaient pas à percer les ténè-bres et concentraient des centaines de regards sur les minces feuillets couverts de givre porteurs des horri-

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4 Éditions de Minuit, 1980.

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bles messages  ». Garanine #nit fusillé à Magadan comme « espion japonais » : il « fut un des innombra-bles bourreaux de Staline, tué par un autre bourreau au moment voulu ».

Vassili Ivanovitch Kovalev ne décolère pas contre la volonté d’oubli des habitants de Magadan, et surtout contre l’organisation de l’amnésie par les autorités. C’est un petit homme prodigieusement énergique, vif, agité, volubile. Marié une première fois pendant dix-huit ans, il en a eu assez, s’est remarié avec une jeu-nesse de trente ans sa cadette, en a eu une #lle (il sort sa photo  : une mignonne blondinette à casquette CNN) qui a à présent dix ans, que sa mère, dont il est séparé, ne lui laisse pas voir, mais il va la rencontrer à la sortie de l’école. Cheveux à peine grisonnants, sourcils broussailleux, nez busqué, dents en métal blanc, Vassili Ivanovitch, à soixante-quatorze ans, pète le feu. Il se moque de ma veste fourrée et de ma chap-ka en poil de loup : lui, le froid, il connaît, il se ballade avec, pour toute veste, une chemise canadienne verte et un béret basque comme couvre-chef. « Tant que les oreilles ne gèlent pas, ça va. » Il a été tractoriste dans un kolkhoze, docker, marin – sur un bateau qui s’appe-lait le « Félix Dzerjinski »…–, maçon, pompiste à l’aé-

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roport, ouvrier à la distillerie de vodka et dans une en-treprise aurifère. « Marin ou maçon, la seule chose qui m’intéressait, c’était l’anéantissement du régime soviétique.  ». Il était membre militant d’un «  parti démocrate de Russie  » dont j’entends parler, je l’avoue, pour la première fois. Il me montre une photo de lui jeune, en borsalino, assez play-boy, petit ma-riole, un rien voyou. Né à Odessa, Vassili Ivanovitch a de qui tenir, en fait d’antisoviétisme. Son père, un petit koulak, a été déporté en 1930 en Nouvelle-Zemble. Il s’est évadé à la faveur d’une révolte, est revenu à Odessa déguisé en femme. Reconnu, arrêté de nou-veau, fusillé le 13 octobre 1933. Sa mère tente de se suicider en se jetant avec lui, tout enfant, sous le tramway. Hôpital, ils survivent. «  C’est ainsi que se termine l’épopée de mes parents.  » La sienne com-mence en 1952, date à laquelle il est arrêté, à l’âge de vingt-deux ans. D’abord déporté aux mines de nickel de Norilsk, dans le Grand Nord Sibérien, il débarque à Magadan le 7 septembre 1953 : « Il y avait des grillages pour nous empêcher de sauter à l’eau, des chiens. On marchait par groupes d’environ deux cents, puis on s’asseyait en haut de la côte. Il n’y avait là que des ten-tes et des baraques, à l’époque. »

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Vassili Ivanovitch, lui, lit partout, sous la topogra-phie de la ville actuelle, celle de la capitale du Maglag. «  Ici, c’était l’in#rmerie du camp n°18, c’est un bâti-ment qui date de 38 ou 39  »  : il désigne une longue maison basse au toit un peu plié, couvert de tôle, en-tourée par des immeubles de cinq étages assez détério-rés. Dans les années 60, ça a été un jardin d’enfants ; à présent, c’est squatté. Plus bas, sous les immeubles  : « C’était l’endroit où on fusillait. Les gens qui habitent ici, personne ne sait ce que c’était, tout le monde s’en fout. » Un soleil froid, blanc, passe au-dessus de la col-line, faisant fulgurer les dizaines de bouteilles de bière mordorées qui jonchent la neige. Plus loin, Vassili Iva-novitch me mène dans un carré piqueté de sapins, en-tre des immeubles gris. « Là, il y avait une maison dans la cave de laquelle on fusillait. En 1962, on l’a fermée et on a ensablé la cave. Puis c’est devenu une coopéra-tive de menuiserie, puis on l’a rasée et on a asphalté, il y a un an. »

De l’autre côté de la rivière, sur une colline au sud de la trassa, Vassili me guide jusqu’à une grande bâtisse abandonnée, à un étage, en briques recouvertes de crépi, aux ouvertures béantes quadrillées de fortes grilles. Tout autour, l’environnement habituel de petits

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immeubles pouilleux, de baraques, d’épaves automobi-les. C’est le «  camp du kilomètre quatre  », construit sous Berzine. Vassili sort une lampe de mineur d’un sac de plastique noir, il déblaie la neige qui masque un soupirail, et nous voici au sous-sol. Le sol est couvert d’une glace sombre, parfaitement lisse et transparente, profonde, à travers laquelle on aperçoit des tas de cho-ses, ferrailles, pneus, godasses. «  Ici, dit Vassili, il y avait cinquante personnes, debout, serrées les unes contre les autres. Le sol était toujours couvert d’eau, venue d’un canal. On avait droit à 200 grammes de pain par jour. » On entre en se courbant dans une cave d’environ quatre mètres sur huit. La porte aux gonds énormes, à l’énorme loquet, est en tôle d’environ dix centimètres d’épaisseur, découpée d’une ouverture rectangulaire pour passer la nourriture. Le plafond est à environ 1,90 m. Il y fait complètement noir. L’arma-ture métallique des châlits est encore là, rouillée, sur deux niveaux. Le sol est couvert de glace noire (là, on pense au Cocyte de Dante), les murs et le plafond scintillent de cristaux de givre (Chalamov : « Au bout d’une heure on nous conduisit dans l’isolateur du camp, glacial et sans chauffage. Du givre couvrait les murs et le sol était gelé »). « Voici la cellule où j’ai pas-

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sé quatre mois  », commente Vassili. L’émotion lui coupe la respiration. « On était une quarantaine là-de-dans. Des types s’accroupissaient pour mourir, les bras croisés, se balançant un peu sur leurs pieds, et quand ils ne bougeaient plus, ils étaient morts. Une douzaine sont morts comme ça. Personne ne les aidait. Personne ne criait, aucune plainte. Il ne fallait pas parler : quand tu parles, tu perds des calories. Je faisais tout pour es-sayer de garder des forces. » À l’étage, une pièce dé-vastée, jonchée de gravats, de boîtes de conserve, de bouteilles, est l’ancien bureau du chef du camp, un droit commun qui tuait les détenus de sa propre main.

« Se souvenir du mal d’abord, et du bien ensuite. Se souvenir du bien pendant cent ans, et du mal pen-dant deux cents ans » : telle est l’âpre leçon que Cha-lamov retire de la Kolyma. Pourtant, en Russie même, la mémoire du mal tend à s’estomper. Avec nous, pour visiter le camp du kilomètre quatre, il y avait un dépu-té du parti démocratique Iabloko, « La Pomme ». Un brave type d’une quarantaine d’années, un peu lour-daud, qui n’avait pas la vie facile à la Douma, seul dé-puté d’opposition aux poutiniens. Il n’en revenait pas. Jamais il n’aurait cru que, dans sa ville, il y avait eu de si terribles geôles… Et si la maladie de l’oubli frappe

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la Russie, avec combien plus de force sévit-elle chez nous… Tout le monde ou presque, et c’est tant mieux, connaît le nom d’Auschwitz, à qui celui de Kolyma évoque-t-il une autre énorme machine à avilir et tuer ? Dans quelles écoles l’enseigne-t-on ? Le communisme n’a pas toujours eu l’apparence insigni#ante de Marie George Buffet. Il n’a pas toujours été un groupuscule qui rappelle aux éléphants socialistes qu’il convient de gauchir leur discours. Il a été in#niment plus que cela, une espérance planétaire, et bien pire, plus sinistre que cela. Il ne s’agit pas de « comparer » camps nazis et so-viétiques, le mot même de « comparaison » est déplo-rable, avec les images de froide évaluation qu’il en-traîne. La mort de masse n’est pas une marchandise, une chose susceptible d’être pesée. Il s’agit en revan-che de garder à l’esprit les témoignages de ceux qui, comme Margarete Buber-Neumann, ont connu les deux systèmes concentrationnaires5. Il s’agit de conti-nuer à ré"échir aux pages admirables de Vassili Gross-man, à s’interroger sur les paroles terribles que Liss, l’Obersturmbannführer du camp de concentration, adresse au vieux bolchevik Mostovskoï, dans Vie et Des-

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5 Déportée en Sibérie, Éditions du Seuil, 1986. Déportée à Ra-vensbrück, Éditions du Seuil, 1988.

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tin6: «  Ici, chez nous, vous êtes chez vous (…) Nous sommes vos ennemis mortels, oui, bien sûr. Mais notre victoire est en même temps la vôtre. Vous comprenez ? Si c’est vous qui gagnez, nous périrons, mais nous con-tinuerons à vivre dans votre victoire. » Il s’agit de con-tinuer à se demander s’il n’y a pas dans cette dialecti-que sinistre quelque vérité, ce genre de vérité qui en-gendre non la certitude militante, mais le doute, que connaît –pour le rejeter aussitôt- Mostovskoï : « Et si les doutes qui s’emparaient parfois de lui, tantôt timi-des, tantôt destructeurs, étaient justement ce qu’il y avait de plus honnête, de plus pur en lui  ? (…) Et si c’étaient eux qui contenaient le grain de la vérité révo-lutionnaire ? C’étaient eux qui contenaient la dynamite de la liberté ! »

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6 L’Âge d’Homme, 1983.

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Les oiseaux de la toundra parlent espagnol

Cela fait longtemps qu’on n’épate plus personne en racontant qu’on a volé dans un Ilyouchine 18. On ne s’étendra donc pas sur les circonstances plus ou moins pittoresques dans lesquelles s’effectue la liaison hebdomadaire Moscou-Khatanga. Un petit détail pour-tant, juste pour illustrer la notion (autrement un peu abstraite) de gradient thermique  : lorsqu’on quitte Moscou, dans la soirée, il fait une vingtaine de degrés, on est en chemisette ; à l’arrivée, le lendemain matin, on annonce une température de moins trente-cinq. Ah… Les bagages étant entassés à l’arrière de la car-lingue, on va y prélever de quoi se couvrir. Gants, chapka, ça va, mais comment passer un collant, par exemple, sans indécence ? Eh bien, on va aux toilettes, tout simplement. Oui mais, et sans vouloir entrer dans des détails scabreux, l’unique toilette de l’Ilyouchine 18, à ce stade du voyage, est assez loin de ressembler à

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ce qu’on peut attendre d’une cabine d’essayage. En fait, c’est un cloaque. Bon, on se met donc en devoir de se dévêtir en évitant tout contact avec le milieu am-biant. Accrocher son pantalon, mais où  ? Le petit porte-manteau rétractable est collé par vingt ans de peinture. On est un peu anxieux, parce que bien évi-demment la porte ne ferme pas, et qu’on n’aimerait pas être surpris ainsi : debout sur ses chaussures, en ca-leçon et chaussettes, le pantalon passé comme une écharpe autour du cou, essayant de démêler le collant réticent d’une seule main (l’autre s’efforçant de main-tenir la porte, tandis que, des dents, on empêche le pantalon de glisser). Il faut ajouter que l’Ilyouchine vole, c’est incontestable, et même très bien, et depuis longtemps, mais que, comme à tous les avions, il lui arrive de rencontrer des turbulences. Et c’est à ce moment, où on se sent vaguement ridicule, que sou-dain vous glace d’horreur l’idée que les mille dollars qu’on a mis dans la poche fessière du pantalon… s’ils allaient glisser… s’ils étaient tombés justement là, derrière… dans… Seigneur  ! Finalement, comme souvent, tout se passe mieux qu’on ne l’a imaginé, et c’est un peu fatigué mais chaudement vêtu et muni de son magot qu’on débarque au petit matin à Khatanga,

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une petite ville située à la même longitude que Pnom Penh ou Singapour. Mais alors, beaucoup plus au Nord.

Une bourgade de Sibérie, au bord d’un estuaire pris par les glaces dix mois sur douze. Froid impé-rieux, scintillant, fumant, partout étendu. La nuit po-laire pendant quatre mois. Des nuées de moustiques en juillet. Trois mille habitants, des géologues prospectant les immensités vierges de l’Arctique, des gens qui vi-vent de l’aéroport, le seul sous ces latitudes à pouvoir accueillir tous types d’avions, des chasseurs-pêcheurs plus ou moins sédentarisés. Trois magasins, deux res-taurants sinistres, sombres, soviétiquement engoncés de peluche pourpre, une église en construction, un musée de poche  : une salle, oiseaux empaillés, os de mammouths, dessins d’enfants, costumes dolganes – le petit peuple nomade, apparenté aux Yakoutes, de cette partie de la Sibérie. Maisons de briques, de planches, de tôles, surmontées de hautes et grêles cheminées vomissant des fumées drues. Conteneurs, épaves de camions, de chenillettes, de radars, de tout, épars : ce côté déglingue propre à tous les paysages urbains de la Russie, et que multiplie le grand Nord. En bas, sur le "euve pétri#é, des chalands, des raffiots à l’abri d’une

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digue de glace. La débâcle, lorsqu’elle survient, fait paraît-il déferler sur tout ça une vague énorme, de plus de dix mètres de haut. À des milliers de kilomè-tres de Moscou, à 2500 de Krasnoiarsk, la capitale ré-gionale, Khatanga est une île, entre toundra et ban-quise. Matirik, «  le continent  », c’est ainsi qu’on ap-pelle la Russie. Autrefois (avant la perestroïka, du temps de la puissance de l’URSS), des cargos, menés par des brise-glaces nucléaires, arrivaient de Mour-mansk ou d’Arkhangelsk. C’était le temps où Khatanga était une grosse base militaire. Mais cela fait longtemps que tout ça est terminé, la Russie n’a plus les moyens, les militaires sont partis, et la route maritime s’arrête désormais à Doudynka, le port du nickel sur l’estuaire de l’Iénisséi, à quelques centaines de kilomètres de l’autre côté de la péninsule de Taïmyr. À part la glace, presque tout ce qu’on trouve à Khatanga y arrive par avion. Même, dit-on, les briques de certains immeu-bles.

«  Il y en a qui aiment Paris, moi, je préfère Kha-tanga  »  : tel est l’avis d’Anatoly Androsov. Crinière blanche, yeux bleus, nez en pied de marmite, une bonne tronche de Russe, Anatoly est né en Extrême Orient, à 120 kilomètres de Vladivostok. Il est venu ici

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en 1968, pour construire la piste. Des pistes d’avia-tion, il en a fait sur le cap Schmidt et sur l’île Wrangel, tout au bout de l’Asie, sur la mer des Tchouktches, près du détroit de Behring. Il en a fait sur la banquise. Ses clients étaient, évidemment, les militaires. On était aux avant-postes, ici, à trois mille kilomètres des côtes de l’Amérique du nord, de l’autre côté du pôle. Cons-truire des pistes, c’est sa spécialité. En#n, c’est une fa-çon de parler, car des « spécialités », il affirme en riant en avoir dix ou quinze. Anatoly, à présent, règne avec ses chats sur ce qui ressemble à première vue (et même à seconde) à une vaste ferraille. Bidons, ba-teaux, conteneurs, tracteurs, camions, mécaniques in-descriptibles jonchent la neige. Dans ce fatras, on trouve même des moteurs d’avion. Tout stocker, tout récupérer, tout réparer, tout fabriquer, c’est le boulot d’Anatoly Androsov, ingénieur à tout faire. Sans lui, rien ne marcherait à Khatanga. Quant à son point de vue sur Paris et Khatanga, on peut en avoir un autre, mais il est certain qu’on croise ici des destins qui sor-tent un peu de l’ordinaire. Des vies taillées à coups de hache. Vladimir Ivanovitch Eisner, chasseur et écrivain (entre autres talents), est un personnage magni#que de ce bout du monde. Collier de barbe, yeux bleu-gris,

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une tête un peu à la Soljénitsyne, il vient de publier six nouvelles. Lui non plus, dont tous les frères et sœurs vivent aujourd’hui en Allemagne, ne peut s’éloigner longtemps de la péninsule de Taïmyr :

« Mon cœur est ici. Les gens du Nord ne sont pas des voleurs, ils n’ont pas froid aux yeux. Je suis allé deux ou trois fois en Allemagne, mais le climat est trop doux, il pleut, il n’y a pas de neige. Au bout de quel-ques semaines je me sens las.» Selon lui, beaucoup des gens qui venaient ici le faisaient pour échapper au con-formisme de la vie soviétique : bien au-dessus du cer-cle polaire, on était loin, on était libre. En#n, libre… ce n’était pas le cas de tout le monde, évidemment. Il y avait aussi les zeks. Les rivages de l’estuaire faisaient partie du sinistre archipel. On y voit toujours des gou-lags abandonnés. Ils étaient peuplés autrefois de pri-sonniers #nlandais, d’Allemands de la Volga, de « Frè-res des Forêts », ces Lettons qui luttèrent, longtemps après la seconde guerre mondiale, contre l’occupation soviétique. Des dizaines de milliers de gens sont morts sur les bords de l’Océan Glacial, parce qu’ils faisaient partie d’un peuple condamné. Je me souviens d’avoir vu autrefois, en Lituanie, des photos prises lorsque Gorbachtchev avait autorisé pour la première fois, en

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1988, une délégation de baltes à se rendre sur les lieux de déportation de leurs parents : baraques de bois nu-mérotées, un vieil homme aux longs cheveux gris, sur un bat-"anc, en train de mourir, un cercueil sur un bulldozer, sous le ciel immense, un enclos de croix en-chevêtrées. Une locomotive abandonnée du «  Stalin railway  », ce chemin de fer démentiel qui devait tra-verser tout l’Arctique jusqu’au delta du Iénisséi, et dont la mort du dictateur a fait arrêter les travaux, en 1953.

Vladimir Eisner lui-même est né dans une famille d’origine allemande, à Omsk, en Sibérie centrale, en 1947. «  Ils étaient venus là quand Stolypine avait dis-tribué des terres, en 1905. Enfant, j’étudiais l’Alle-mand dans la Bible. À l’école, des gamins me traitaient de fasciste. Je me suis beaucoup bagarré, après, on me laissait en paix ». Il a commencé par être météorolo-gue au cap Tchéliouskine, au nord de la péninsule de Taïmyr, le point le plus septentrional de toute l’Eura-sie. Il y observait les aurore boréales, il y a vu un jour tomber une énorme météorite. Son rêve serait d’aller un jour à sa recherche. Bientôt il s’est lassé de ce mé-tier sédentaire, et il est devenu chasseur professionnel, en 1985. Son territoire de chasse était l’île de Dick-

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son, dans les bouches de l’Iénisséi. «  Il faut travailler pendant l’hiver, il n’y a pas de soleil, mais c’est la pé-riode où les fourrures sont belles. Je chassais le renard polaire, le renne, je pêchais. En octobre, quand les froids arrivent, que la neige commence à tomber, tu stockes de l’essence et du charbon dans tes abris. Tu as une cabane comme base, et trois ou quatre abris, sur une zone de huit cents kilomètres carrés. Après, tu peux te réfugier là. Sinon, tu meurs. Mon père, mes frères étaient chasseurs  : je n’étais pas un chichaco, comme dit Jack London. Les chichacos, ils meurent dans les débuts. Le bourane (espèce de motoneige) tombe en panne, ils partent à pied et disparaissent dans la toundra. Les bêtes, les ours polaires les bouffent. Les ours polaires, ils s’enfoncent dans la péninsule rien que par curiosité. Et puis aussi, l’hiver, ils doivent manger des herbes qu’on ne trouve pas en quantité suffisante sur la côte, alors, petit à petit, ils s’avancent vers la limite de la taïga. Et c’est ainsi qu’un jour l’ours polaire rencontre l’ours brun. Et c’est lui qui fuit, il est très lâche. L’ours brun t’attaque, l’ours blanc s’enfuit. Ou alors, il faut qu’il ait très faim, ou mal aux dents, ou qu’il vienne de tuer un phoque et qu’il te prenne pour un phoque. » Et les loups ? « Il y

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en a plein, qui suivent les troupeaux de rennes. Ils ne sont dangereux qu’en février, pendant leurs noces. Dans la toundra, les animaux ne te fuient pas, tu peux jouer avec les perdrix des neiges, les lièvres… » Vla-dimir Ivanovitch parle avec des accents édéniques de ces solitudes glacées. Ce qui est assez pittoresque, c’est qu’il le fait dans un espagnol châtié, appris il y a trente ans  : «  C’était une passion d’enfance. J’aimais cette langue à cause de sa prononciation sévère, et des his-toires de pirates… Perros ingleses, Chiens d’Anglais, rendez-vous ! » Il rit, et poursuit : «  Et puis, las aves en la tundra hablan muy bien castellano, les oiseaux migra-teurs de la toundra parlent très bien le castillan, ils vont passer l’hiver là-bas, dans les pays du sud… »

Konstantin Ouksousnikov est lui aussi un homme de la toundra. C’est un dolgan. Les dolgans sont noma-des, éleveurs de rennes, chasseurs et pêcheurs. Leur maison mobile, appelée balok, consiste en une pièce tapissée de fourrure, posée sur des patins de bois, et traînée par des rennes. En 1947, alors qu’il avait onze ans, son grand-père, chasseur stakhanoviste du kol-khoze « Staline », perd l’œil droit dans un accident de traîneau : l’enfant est con#é au borgne, a#n de l’aider désormais dans ses expéditions. Après toute une vie

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vouée à la traque de la fourrure et de la viande, Kons-tantin Nikolaïevitch, devenu vieux, recueille, pour le compte de la réserve du Taïmyr, les légendes et les chansons que les jeunes oublient. « Le pouvoir soviéti-que a essayé de nous organiser en kolkhozes et sovkho-zes, comme partout. Si une ‘brigade’ perdait des ren-nes, elle était punie. Si elle en avait trop, elle était pu-nie aussi, comme ‘koulak’. Jusque dans les années trente, sous Staline, il y avait des rescapés de l’armée Koltchak qui passaient dans nos villages pour essayer de reconstituer une armée blanche. Un de ces ‘ban-dits’, comme les autorités les appelaient, avait survécu à dix grandes batailles – en#n, des grandes batailles pour ici…– il s’est #nalement fait attraper en Yakoutie. Il s’appelait Charine. Mais nous, rouges, blancs, on s’en foutait. Ce qu’on voulait, c’était juste continuer à vivre comme on avait l’habitude de vivre. » Avant, ra-conte encore Konstantin Nikolaïevitch, il y avait des chamans. «  Mais ils les ont tous arrêtés et déportés dans les camps de Norilsk, dans ces années-là. Il y en avait un, venu de Yakoutie, si on lui mettait les menot-tes, il arrivait à se libérer. Les juges lui ont demandé de prouver son pouvoir, alors il a fait paraître des ours dans le tribunal. Ils l’ont supplié de faire disparaître les

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ours, alors il les a fait disparaître. Comme ils conti-nuaient à ne pas le croire, il a déclenché une inonda-tion. Finalement, on l’a relâché. Il est rentré en Yakou-tie et a suscité autour de son village une barrière invi-sible contre les méchants et contre le feu. Il s’appelait Spiridon.  » Konstantin Nikolaïevitch se marre silen-cieusement à la pensée des bonnes blagues que ce Spi-ridon-Astérix faisait aux autorités et aux incrédules. « Des femmes se moquaient de lui, hop, elles se sont retrouvées toutes nues ».

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Une odeur d’éléphant un jour de pluie

Une rampe descend vers les nappes éblouissantes du "euve. Bateaux bétonnés dans le blanc. Au bas de la falaise, une porte en fer donne accès à des souterrains, creusés sous la « ville ». À quelles #ns ? Stocker des vi-vres, paraît-il. C’est possible. On ne comprend pas bien pourquoi avoir creusé la roche sur des centaines de mètres pour y entreposer du poisson et des carcas-ses de rennes que le froid ambiant permettrait de con-server en plein air, ou dans le premier hangar venu, on se dit qu’on y verrait bien des bombes et des missiles, dans ces souterrains, du temps où Khatanga était une base aérienne avancée, une sentinelle polaire des Fola-mour de ce bord-là… On se dit ça, mais peut-être l’ex-URSS a-t-elle tendance à rendre paranoïaque. Les voûtes scintillent de pétales de givre, le sol est couvert d’une glace cireuse comme de la bougie. Au fond d’une galerie, au milieu d’un mur de pavés de glace, une porte en bois à moulures chantournées dans le style Monsieur Meuble, autant dire un peu incongrue

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ici. Derrière, il y a une autre curiosité (et même la seule célébrité) de Khatanga : le mammouth Jarkov.

C’est pendant l’été 1997 qu’une famille dolgane découvre, près de la rivière Bolchaïa Balakhnya, dans la péninsule de Taïmyr, une défense de mammouth émer-geant de quelque trente centimètres du sol. Les Jarkov – c’est leur nom – creusent et exhument l’autre dé-fense. Longues de trois mètres, remarquablement con-servées, elles sont toutes deux encore encastrées dans la mâchoire de l’animal. De telles trouvailles ne sont pas rares. La Russie exporte, chaque année, tout à fait légalement, plusieurs tonnes d’ivoire de mammouth, vers Macao, Hong Kong, le Japon. Les défenses sont tronçonnées et vendues au poids, un kilo vaut de 150 à 200 dollars. Blaise Cendrars parle déjà de ce com-merce, qu’il prétend avoir pratiqué, dans Le Lotissement du ciel  : «  Les aigrettes du feu Saint-Elme crépitaient jusque sur les patins de notre traîneau quand nous re-descendions de l’extrême Nord, venant de l’embou-chure, une fois de la Léna et une autre fois du Iénisséi, où nous avions échangé, une première fois une cargai-son de disques de sel gemme contre autant de disques d’argent pur, et la deuxième fois, contre de l’ivoire

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fossile, dents de narval, dit unicorne ou licorne, et dé-fenses de mammouth, en tout trente-six traîneaux. »

Si la découverte d’ossements de mammouth n’est pas rare, celle de squelettes en bon état l’est plus, et celle d’animaux congelés dans le permafrost avec leurs « parties molles » est carrément exceptionnelle. Mais il y en a des exemples. À l’époque où Cendrars se trouvait en Russie, il avait dû être frappé par l’expédi-tion qu’Eugen P#zenmayer et Otto Herz avaient me-née jusque dans la lointaine Yakoutie, quelques années auparavant, pour recueillir les restes du « mammouth de la Berezowska »  : les deux zoologistes de l’Acadé-mie Impériale des Sciences avaient parcouru, en dix mois, près de 30 000 kilomètres aller et retour, en train, bateau, traîneau, chariot, à cheval ; parvenus sur place, ils étaient restés « muets devant ce témoin des temps reculés qui dans son tombeau de glace s’était conservé presque intact  ». L’ancêtre, néanmoins, n’était guère présentable  : non seulement il puait af-freusement, une « odeur d’écurie mal entretenue mê-lée à celle de la putréfaction cadavérique  », mais en plus, étant probablement mort asphyxié, noyé dans un marais (comme Jarkov), il bandait : pour information, 90 centimètres de long sur 18 de large en moyenne.

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Herz et P#zenmeyer ne disposaient évidemment pas des moyens de conserver, une fois décongelé, le mammouth de la Berezowska, c’est pourquoi ils du-rent le décharner  : ce qui permit à Talbot Clifton, un voyageur Anglais qui rencontra les deux naturalistes, de prétendre qu’il avait mangé de la viande de ce pa-chyderme à Yakoutsk, le jour de Noël 1901 : pure van-terie selon toute apparence. Avant le mammouth de la Berezowska, il y avait eu celui qu’un chasseur toun-gouze avait découvert, en 1799, dans le delta de la Lé-na, et que Cuvier put observer . Beaucoup plus près de nous, il y a Dima, le bébé mammouth mis au jour par un bulldozer, en 1977, dans la région de Magadan. Le surgissement épisodique, à la faveur du dégel, de ces dépouilles énormes, a fait naître chez les peuples de l’Arctique, aussi bien Sibérien que Nord-Américain, la poétique croyance que les mammouths étaient des sor-tes de taupes géantes, ou de baleines terrestres, qui remonteraient de temps en temps à la surface pour y respirer.

La récupération de la grosse taupe découverte par la famille Jarkov est le fait de deux personnages pitto-resques, un Français et un Néerlandais, qui ne comp-tent pas que des amis. Certaines sommités les dés-

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avouent –mais d’autres, comme Yves Coppens, les sou-tiennent. «  Un aventurier et un paléontologue ama-teur », a titré en octobre 1999 le Spiegel allemand, aga-cé par l’excessive médiatisation de leur chasse au mammouth. On peut comprendre cette irritation, qui n’en est pas moins injuste. Ni l’un ni l’autre n’est un escroc. L’un comme l’autre parle, «  communique  » trop, ça c’est probable. C’est assez amusant – ou in-quiétant, comme on veut – de voir les problèmes ul-tra-contemporains (l’argent, la télévision, leur utilité, leur danger, etc.) pointer leur faux-nez dans ce bout du monde glacé. Chacun ou presque a vu, dans Match, sur Discovery Channel – dans cent quarante-six pays ! –  les images de l’hélitreuillage, par un hélicoptère MI 26, du bloc de vingt-trois tonnes de permafrost ourlé de défenses comme de formidables moustaches en croc. L’idée – et l’exploit – avait été de découper en plein hiver la terre gelée, dure comme du granit, a#n de préserver la « chaîne du froid » et de conserver in-tacts les restes de l’animal avec tout son environne-ment. Plusieurs choses permettaient raisonnablement de penser que le mammouth était là-dedans presque entier, momi#é par le froid : le pelage qui affleurait au sommet, et les défenses trouvées « en position anato-

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mique  », encore encastrées dans la mâchoire – alors que, non soudées à l’os, elles auraient dû tomber au moment de la décomposition du cadavre : si ce n’avait pas été le cas, c’était peut-être que la carcasse avait été, très peu de temps après la mort, ensevelie dans une gangue de boue bientôt gelée.

Faire venir un marteau-piqueur, un groupe élec-trogène, et tout le reste (poutrelles, postes de soudure, équipe, ravitaillement etc.), en pleine toundra, par moins quarante, ça c’est le génie de l’ « aventurier ». Bernard Buigues est un pied-noir égaré dans le Grand Nord. Né au Maroc, il rêve d’y retourner et de s’y consacrer à l’arboriculture, et à la peinture. En atten-dant, les hasards de la vie et des amitiés l’ont amené d’abord en Antarctique, avec Jean-Louis Étienne, puis en Sibérie, à Khatanga, où il habite une partie de l’an-née. Son business, c’est une petite société, Cercles Polai-res Expéditions, qui comme son nom l’indique organise des randonnées polaires. Son hobby, les mammouths. Yeux bleus, accent chantant, en jeans et baskets par moins vingt, paresseux (prétend-il) mais constamment en mouvement, téléphone rivé à l’oreille, résolvant les mille problèmes que le climat, la bureaucratie et un certain génie russe de la complication suscitent en

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permanence, affrétant un avion ici, achetant du kéro-sène là, négociant un propousk (autorisation), toujours patient, convaincant, rieur, jamais découragé. Tout ça, dit-il, lui épargne une psychanalyse. Dick Mol est un batave blond, officier des douanes à l’aéroport d’Ams-terdam, et à part ça amateur éclairé de mammouths –  un des meilleurs au monde, paraît-il. Gabelou, pa-léontologue  : quel rapport entre ces deux activités  ? Pas évident, mais, en cherchant bien, il y en a un. Ca-pable de reconnaître un Stradivarius qu’un aigre#n s’apprête à exporter frauduleusement, ou un Atlas de la bibliothèque de Pierre le Grand volé et maquillé par des maffieux russes, Dick est aussi un spécialiste de la lutte contre le commerce des espèces menacées. Me-nacé, certes cela fait longtemps que le gros mastoc poi-lu, au crâne en pointe, aux défenses spiralées, ne l’est plus  : pour le mammouth, hélas, à la différence du chimpanzé ou de l’éléphant, les carottes sont cuites depuis au moins douze mille ans. Mais Dick Mol n’a toujours pas avalé la chose  : il aimerait revenir en ar-rière, coincer les responsables de cette subite dispari-tion.

« Qui a tué le mammouth, ou quoi ? » : c’est le ti-tre du programme scienti#que qu’il s’efforce d’ani-

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mer, du fond des souterrains glacés de Khatanga. Cette passion lui vient de l’enfance, où il passait son temps à déterrer des fossiles. La contemplation d’une photo de molaire de mammouth, objet pourtant peu propre à déclencher des crises existentielles, décida de sa vie en 1968 : elle serait dévouée à cet animal éteint. Depuis, il a accumulé une collection de plus de quinze mille pièces, une bibliothèque comprenant plus de six mille titres. Il n’est pas un musée, une galerie de paléontolo-gie au monde qu’il n’ait visité. Il poursuit son idée #xe jusque dans les fonds de la Mer du Nord, où les pa-trons des chalutiers néerlandais draguent pour lui, avec le poisson plat, les restes des grands herbivores du pléistocène qui y pâturaient il y a vingt mille ans, du temps où c’était une steppe. Lui demande-t-on de vous retracer l’histoire du mammouth, il démarre aussitôt, sur le ton du récitant d’une épopée. C’est il y a envi-ron 2 300 000 ans que le mammouth, venant d’Afri-que où il voisinait avec l’éléphant – dont, contraire-ment à une idée reçue, il n’est pas l’ancêtre – com-mence à coloniser l’Eurasie. Meridionalis – c’est le nom de son espèce – mesure plus de quatre mètres au gar-rot, est imberbe et muni de vastes oreilles. C’est un grand voyageur  : il franchit le détroit de Behring qui

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est alors un pont, et fait souche en Amérique du Nord, sous le nom de Columbi. Le refroidissement du climat ne lui réussissant pas, il évolue pour donner naissance, il y a environ un million d’années, probablement en Sibérie, à Trogontherii, ou « mammouth des steppes », plus ramassé – trois mètres soixante-dix au garrot – et protégé par une fourrure. Et comme décidément il fait de plus en plus froid, ce dernier cède à son tour la place, il y a 300 000 ans, à Primigenius, le mammouth laineux  : guère plus de deux mètres soixante-dix au garrot, longue fourrure, longues défenses spiralées, petites oreilles et crâne en pain de sucre. Le mam-mouth laineux se protège également du froid par une épaisse couche de graisse, particularité qui sera bien plus tard (à la période holocène) le prétexte d’une formule fameuse, et controversée. Entre temps, il y a 10 000 ans, est survenue l’extinction subite. Pourquoi, on ne sait pas. On fait beaucoup d’histoires pour les dinosaures : mais pour les mammouths, tellement plus sympathiques ?

Dick Mol, lui, veut en avoir le cœur net. « C’est un roman policier », aime-t-il à dire. Faisons en#n pi-voter la porte de bois chantourné dans le mur de glace, au fond des souterrains de Khatanga  : le mam-

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mouth est là, ou plutôt le bloc, avec ses formidables moustaches d’ivoire, ceinturé d’une passerelle de planches. Énorme pavé de permafrost velu  : sur le sommet, autour de quatre vertèbres, affleure en effet une toison drue. On a l’impression d’être en présence d’une ébauche du Créateur, de l’argile sur le point de devenir animale dans l’atelier de la Genèse. Sous les grandes mèches du pelage extérieur, entre le noir et le roux, une sous-couche de bourre blonde : Jarkov porte sa fourrure d’hiver, il est probablement mort au début du printemps, il y a de cela vingt mille trois cents ans, selon les datations au carbone 14. Un technicien du BRGM ausculte la masse au radar, sans obtenir d’écho bien net. D’ailleurs, Dick Mol a dû déchanter, il ne croit plus à la présence dans ce sarcophage de l’animal complet. Il reporte toute son énergie, qui est grande, sur l’épluchage minutieux du bloc, couche après cou-che, secteur par secteur  : il espère en tirer une mine d’informations sur l’environnement dans lequel vivait le mammouth laineux. Le souterrain de Khatanga, avec son pensionnaire hérissé de sèche-cheveux, évoque aussi un monstrueux salon de coiffure. Après vingt mi-nutes de chauffage, le permafrost commence à dégeler, formant une boue épaisse qu’on « pèle » à la truelle,

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puis dépose dans des sacs dûment étiquettés, et expé-die vers divers laboratoires. C’est évidemment un peu moins spectaculaire que prévu initialement, on est loin de Jurassic Park, mais il y a peut-être là-dedans, dans cette fange noire pleine de graines, de racines, de spo-res, d’insectes, la réponse à l’énigme de la mort des mammouths. Et puis, tout de même, il y a aussi des émotions  : du pelage, lorsqu’on le décongèle, émane une odeur vieille de vingt mille ans. Une odeur assez aigre de chien mouillé, ou plutôt d’éléphant un jour de pluie.

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« La vie au pôle est d’une triste uniformité. »

Chaque week-end d’avril, il se fait un grand re-mue-ménage à Khatanga, bourgade autrement assez engourdie. De l’avion de Moscou, le samedi matin, débarque une troupe hétéroclite, qui n’a en commun que l’uniforme fourré-"uo et la manie qui fut celle du capitaine Hatteras, le héros de Jules Verne : « marcher invariablement vers le nord ». Ces gens « montent au pôle  », lequel n’est accessible à peu près commodé-ment que ce mois-là (avant, c’est la nuit  ; après, la banquise commence à se disloquer). Dans le même avion, qui repart le lendemain, embarque la troupe de la semaine précédente, la garde descendante. La pre-mière est, en général, relativement silencieuse, sonnée par le décalage horaire (cinq fuseaux de différence avec Moscou), le coup de massue du froid, et peut-être (pour les plus méditatifs) un certain étonnement de se trouver là, au #n fond de la Sibérie, entre Iénisséi et

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Léna. La seconde n’a pas de ces timidités : elle vient de réaliser ce que les plus fanfarons s’imaginent être un exploit, et les autres, tout simplement, un des rêves de leur vie. Ça se fête. À l’hôtel Za Polarié, il est inutile d’essayer de dormir. Déjà qu’en général le soleil de minuit et diverses autres tracasseries ne vous facilitent pas le sommeil, mais alors, là... Lorsque les « retours du pôle » sont des Nouveaux Russes, il est déconseillé de se promener dans les couloirs, mais ce serait une erreur de croire que les autres peuples se montrent sous un jour tellement plus convenable. J’ai souvenir d’un trio d’Anglais, une femme et ses deux mecs, Eve-lyn Waugh ne les eût certes pas emmené dans ses baga-ges (même comme chiens).

On trouve de tout parmi ces explorateurs : des es-pèces de Nicolas Hulot mondialisés qui ont «  fait l’Antarctique en voilier », «  le Grœnland en kayak », mille autres dispendieuses facéties, et se proposent de gagner le sommet du monde à skis, pour les classiques, ou bien en montgol#er ou en ULM, ou bien encore bourgeoisement en hélicoptère, mais alors c’est pour y plonger sous la glace ou y sauter en parachute; et aussi d’authentiques sportifs, des sérieux, des silencieux, des obstinés, des mordus des pôles. Dans l’Ilyouchine

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qui m’emmenait de Moscou à Khatanga, j’avais pour voisin une sorte de géant francophone. Certaines idées ridicules qu’on se fait sur les peuples (malgré qu’on en ait) m’empêchèrent d’abord de concevoir que ce co-losse pouvait être belge. Or il l’était bel et bien et, ayant déjà traversé l’Antarctique dans un traîneau tiré par un cerf-volant, il venait tester son matériel en pré-vision d’un raid sur la calotte polaire depuis les îles de Nouvelle-Sibérie jusqu’à Resolute Bay, au Canada  : 2800 kilomètres. Il m’apprit pourquoi un traîneau ant-arctique serait inutilisable dans l’Arctique, et inverse-ment, comment on fait pour tenir à distance les ours blancs, le bruit de tonnerre que la glace qui se brise fait rouler dans le silence, et autres choses magni#ques.

Pendant mon séjour à Khatanga, j’ai encore vu dé-#ler un philatéliste natif de Mâcon, qui venait pour la quatrième année consécutive oblitérer au pôle, un cheikh arabe photogénique et jovial, que les mauvais esprits grati#aient du surnom de «  quarante-deux femmes  », ce qui était évidemment très exagéré (je l’aurais bien vu en revanche en amant de l’infortunée Lady Diana), deux militaires français qui allaient « s’entraîner sur la banquise » (en prévision du jour de la guerre avec les esquimaux  ?), et même un cardinal

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romain. Ça, franchement, je ne pouvais pas y croire  : ce type avait un bonnet de laine rouge sur la tête, d’ac-cord, mais qu’est-ce que ça prouvait ? Si tous les gens qui portaient des bonnets de laine rouge étaient cardi-naux… Eh bien si, j’ai dû l’admettre, il l’était  : venu dire une messe au pôle en mémoire des morts de l’ex-pédition du Stella Polare, conduite il y a un siècle par le prince des Abruzzes. Tous ces êtres exotiques – skieurs, plongeurs, parachutistes, Nouveaux Russes, Norvégiens, postiers français, cheikhs arabes, cardi-naux italiens, etc... – déambulent pendant le week-end dans la rue Sovietskaïa sous les yeux étonnés (mais qui n’en laissent rien paraître) des indigènes.

L’avant-dernière étape du voyage au pôle se fait dans le ventre d’un biréacteur Antonov. On s’y entasse à la va comme j’te pousse, avec une trentaine de fûts de deux cents litres de kérosène que, pour la commodité de la manutention, on ne remplit qu’une fois chargés dans l’avion. Au cours de l’opération, ils débordent à gros bouillons, alors on éponge un peu les "aques avec une serpillière. « Demandez à vos compatriotes de ne pas allumer de cigarette  », me supplie un Américain, qu’angoissent l’irresponsabilité et le tabagisme présu-més des French guys. Les passagers sont assez tassés, je

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me retrouve assis sur la marche du poste de pilotage, un autre est installé dans les toilettes, un autre encore encastré dans la penderie. Un gros lard s’est affalé d’autorité sur le siège du radio qui, débonnaire, se pose sur une caisse pour tripoter son manipulateur Morse. La semaine passée, quatre pneus du train ont éclaté au roulage. Rien n’est assuré, mais Davaï, « al-lons-y  », c’est le charme de la Russie. Et en#n, dans l’ensemble, ça décolle, ça vole et ça atterrit, sur la banquise, au lieu-dit « Bornéo », par 88 degrés nord et des poussières, à environ deux cents kilomètres du pôle. On s’extrait de la soute de l’Antonov, et on dé-barque en pleine enfance. Il n’est aucun paysage qui soit plus fortement lié à l’imaginaire enfantin – celui de ma génération, en tout cas. À cause notamment des Voyages et aventures du capitaine Hatteras, ce feuille-ton qui commence curieusement comme Moby Dick – Hatteras, à bord, reste aussi invisible qu’Achab – et #-nit presque comme Frankenstein.

Des tentes orange, un gros biplan sur ses patins, deux hélicoptères rouges, jouets piqués au centre du cercle parfait de l’horizon. Plaine éblouissante, que des crêtes de glace bleue sillonnent comme des haies dans la campagne. Par moments, entre des plaques soule-

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vées, une balafre d’eau verte et noire, à peine refer-mée. Jules Verne, dont le style est généralement d’une platitude de banquise, se surpasse pour décrire l’éton-nement de l’un de ses héros devant l’«  ice-#eld  »  : « Ah, c’est véritablement un spectacle curieux, s’écria le docteur en contemplant ces merveilles des mers bo-réales, et l’imagination est vivement frappée par ces tableaux divers » : que dire après cela ? À « Bornéo », les sportifs déballent skis, pulkas, montgol#ers, para-chutes, tout leur barda, et partent sous la conduite de guides. Nous, nous allons rejoindre pour quelques jours trois scienti#ques russes dans une petite station dérivante, à proximité immédiate du pôle, pré#gura-tion d’une base plus importante qui devrait être im-plantée dans deux ans. Une heure d’hélico, et on y est. Trois tentes orange, côtelées, comme trois demi-ci-trouilles posées sur la glace, trois cheminées qui fu-ment au travers, autour, rien, une planète morte et somptueuse, toute de verre et d’ouate. Après le va-carme de marteau-piqueur-violoncelle du MI 8, le si-lence des espaces in#nis.

Une base dérivante, cela peut aller de quelques tentes à un village préfabriqué, installé à proximité du pôle, et qui voyage ensuite avec la banquise sous l’ac-

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tion des vents et des courants. Les Russes étaient les spécialistes de cette navigation immobile autour de l’Océan Glacial, où se conjuguaient recherche scienti-#que et renseignement. La première base dérivante, SP 01 (pour Severnii Polious, Pôle Nord en Russe), fut installée en 1937 par un nommé Ivan Papanine. Pauvre pêcheur de Sébastopol, puis tourneur dans un chantier naval, puis marin rouge, puis Commissaire du Peuple, ce Gagarine polaire avait tout pour faire un héros de l’Union Soviétique : ce qu’il devint en effet, en 1938, accueilli en grande pompe par Staline sur la place Rouge. Mais il n’avait pas volé son triomphe. Déposé par avion sur la banquise, dans des conditions acrobati-ques, il avait ensuite, avec ses trois compagnons, par-couru 1750 kilomètres en 274 jours, avant d’être ré-cupéré au large du Grœnland sur ce qui n’était plus qu’un gros glaçon battu par les vagues. Après SP 01, il y eut trente autres bases dérivantes, dont SP 22, qui parcourut un peu plus de 17 000 kilomètres en 2335 jours, de 1973 à 1982. Sur certaines, grandes comme des villages, des équipages de plusieurs dizaines d’hommes se relayaient tous les six mois. Cette expé-rience accumulée de l’isolement dans un milieu hostile a évidemment servi pour les vols spatiaux de longue

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durée. Mais là encore, tout s’est arrêté avec la peres-troïka. La dernière base, SP 31, a été abandonnée en 1991. La grande misère russe fait que si cette histoire recommence, ce sera largement dû au fait que Bernard Buigues, le Français de Khatanga, ne s’intéresse pas qu’aux mammouths.

Andréï, Vladimir et Alexéï, les trois scienti#ques russes, en sont reconnaissants, mais on sent aussi que cette situation d’assistés leur pèse. Tous trois sont issus de la Faculté Arctique de Léningrad. Ils ont choisi leurs spécialités – météorologie et océanographie polaires – parce que les masses d’air ou d’eau ne connaissant pas de frontière, leur étude les amènerait nécessairement à voyager hors de ce monde fermé qu’était alors l’URSS. Tout ça ne les empêche pas d’être nostalgiques de la puissance passée. « Je suis #er de deux choses au moins, la Victoire contre les Nazis, et Gagarine  », s’échauffe Andréï, qui affirme d’ailleurs solennelle-ment, au cours d’une discussion dignement arrosée, sous leur tente (il se redresse soudain sur son lit de camp, engoncé dans son sac de couchage, pour faire cette proclamation) qu’il « reste marxiste à cent pour cent ». Vladimir, le chef, qui a fait quarante-cinq expé-ditions depuis 1974 et en a commandé dix, à travers

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toutes les mers arctiques, de Behring à Barents, Vladi-mir qui a fait l’expérience du silence se lisse la barbe, pensif. Alexéï, un géant, fait un bon sourire de loup édenté. Alexéï ne parle pas l’Anglais, d’ailleurs on sent que la discussion, ce n’est pas son truc. Moi, j’essaie assez stupidement de faire admettre à Vladimir, qui a commandé SP 30, l’avant-dernière base dérivante, que son boulot était au moins autant l’écoute des installa-tions américaines du Grand Nord que l’étude du grand courant transpolaire. Le lendemain, on aura tous les cheveux gelés. 

Mais « le lendemain », ça ne veut rien dire : le so-leil est toujours là, à environ vingt-cinq degrés de l’ho-rizon, et quand les Russes vont se coucher, nous on se lève – ou l’inverse, je ne sais plus très bien, ici tout ça revient au même. Les Russes ont choisi d’être à l’heure GMT, nous à celle de Khatanga  : GMT-7. On pourrait aussi bien prendre celle de New York  : il est toutes les heures à la fois, ou aucune. Il y a quelques petits paradoxes spatio-temporels attachés à cette posi-tion mythique, 90° Nord. À peine est-on au pôle qu’on n’y est plus, on est sur un immense radeau de glace qui glisse sans cesse, et dans quelque direction qu’on aille on va vers le sud. On est si près du pôle, à quelque mi-

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nutes de latitude, que notre mouvement invisible nous fait faucher quarante-cinq méridiens dans une jour-née  : un huitième de tour du monde en six kilomè-tres  ! On commence la journée par 150° Est, au lar-ge  de la Sibérie, on la termine par 166° Ouest,  au large de l’Alaska, on a franchi sans bouger la ligne de changement de date, on a gagné un jour, mais il n’y a pas de jour. Les Russes font leurs petites expériences, ils recueillent des échantillons de neige pour y déceler les traces de pollution, mesurent les radiations, le taux d’ozone, font des prélèvements d’eau des couches pro-fondes de l’océan : par un trou percé à travers le mètre cinquante de glace que mesure en cet endroit la ban-quise, ils laissent descendre, au bout d’un #lin d’acier, une sorte de grosse éprouvette à ouverture réglée sur la pression. La remontée de l’engin, à l’aide d’un treuil manuel, peut prendre des heures.

Les autres, nous, on ne fait pas grand chose. Man-ger, dormir. Lire  : le jour permanent fait une bonne lampe de chevet. Faire une marche autour du campe-ment , avec en poche un rustique "ingue pour le cas où on rencontrerait un ours polaire, mais les ours, en gé-néral, ne vont pas jusqu’au pôle : qu’y mangeraient-ils (à part nous) ? Pas d’eau libre, pas de phoques. Le dan-

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ger, c’est plutôt d’avoir le nez gelé (Jules Verne  : « Vous étiez complètement frost-bitten ; votre nez était tout blanc  »). Certains jours la lumière est une eau-forte qui décape le moindre relief, d’autres fois c’est un lait qui efface tout. La grande distraction, c’est l’ar-rivée du vertaliot (l’hélico). Dans l’air glacé, le silence, on l’entend de très loin, aigu, invisible encore, et puis on le voit, rouge dans le bleu, traînant son sillage de fumée, et puis il est là, assourdissant, barattant la neige. Et puis après, manger, et lire, et dormir. « Une existence de taupe  », dit, assez bien cette fois, Jules Verne : « La vie au pôle est d’une triste uniformité ».

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Vue de ma table de travail

Il y a un premier plan, au centre de quoi rayonne l’écran de l’ordinateur où s’inscrit la description du premier plan  : c’est à travers (ou à la surface de) ce rectangle opalescent que les choses vues essaient de passer dans les mots, de se transformer en mots (mais «  ces deux mondes sont étanches  », selon Francis Ponge). À gauche, un pan de mur perpendiculaire. Perpendiculaire à quoi ? Aux « plans » arbitrairement, et virtuellement, découpés. Perpendiculaire à l’hori-zon. Des lambeaux d’un papier peint ancien, entre le blanc crème et le bleu horizon, justement, ont été in-tentionnellement conservés jusqu’à une hauteur d’en-viron 1 mètre sur ce mur, peint en blanc au-dessus, et sur lequel est accrochée (mais je n’en vois que le coin inférieur gauche) une reproduction du Fort carré d’Anti-bes par Nicolas de Staël. Je n’en vois que le coin infé-rieur gauche, mais je sais qu’il y a des gris de plomb, des blancs plumeux, des bleus qui répètent ceux du « petit pan de mur » et aussi ceux du paysage marin au

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3ème plan. L’ordinateur est posé sur un panneau de bois sombre (une porte couchée sur des tréteaux) re-vêtu d’une plaque de liège. À sa gauche il y a un télé-phone d’un modèle assez ancien, bleu, et un répon-deur noir, de modèle «  Fidelis 6800  », hideux, évo-quant quelque chose entre une pierre tombale et la re-présentation traditionnelle des Tables de la Loi. À sa droite une lampe de bureau à abat-jour noir hémisphé-rique est #xée par une pince au bord de la table. Une boîte de thé Earl Grey de la Compagnie coloniale sert de pot à crayons et stylos. Deux couteaux pliants, une gomme, un "acon à pans coupés d’encre Waterman noire, diverses feuilles de papier sur lesquelles repo-sent une paire de lunettes à monture métallique et un taille-crayon en forme de sous-marin fabriqué en Ré-publique populaire de Chine, un petit carnet de notes édité par la BN et dont la couverture est illustrée par une photo de divers manuscrits de Valéry, Apollinaire, Diderot, Butor, Jankélévitch, Brantôme, Aragon, Cha-teaubriand, une carte postale représentant la baie vue de l’autre côté (regardant donc vers le point d’où j’ob-serve et décris), sont posés sur la table et complètent le premier plan.

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Le second plan (ou ce qu’il me plaît d’appeler ain-si) est constitué, à environ cinq mètres de moi, par le mur de la maison, percé d’une porte-fenêtre vitrée et d’une fenêtre à deux vantaux. En deçà, à l’intérieur, tout est immobile (sauf les lettres qui avancent sur l’écran de l’ordinateur, et ma main sur le clavier), au-delà, à l’extérieur, tout ou presque est mobile (sauf la ligne de la côte de l’autre côté de la baie). Tout à fait à gauche de ce plan, j’aperçois un bout d’une bibliothè-que réservée aux écrits maritimes, et dont les rayons supportent, outre les livres, un bric-à-brac de menus objets liés à la navigation (maquettes à quatre sous, jumelles etc.). Puis un fauteuil de rotin à moitié dé-mantibulé, blanc, sur lequel sont jetés des nattes de plage (fabriquées, comme le taille-crayons, en Répu-blique populaire de Chine), un sac de couchage roulé, rayé de bleu roi et de blanc, et un Panama à ruban noir venant de chez Christy’s à Londres. Sur le pan de mur au-dessus de ce fauteuil est accroché un dessin botani-que représentant une plante dont le nom m’est incon-nu (mais il se pourrait bien qu’il s’agisse de cannabis), à longues feuilles lancéolées et menues "eurs bleues en grappe ; ce dessin est collé sur un carton bleu, et enca-dré de bois sombre. Au-delà s’ouvre la porte-fenêtre à

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six rangées de trois petits carreaux, tenus par une huis-serie de bois marron assez moche. L’embrasure est en-cadrée d’une moulure peinte en gris clair (le mur lui-même est blanc). À droite de la porte, retenus de tom-ber par l’angle curviligne que forme avec le mur une table ronde, sont appuyés quelques bâtons de marche ; l’un d’eux est une branche de bouleau que je me sou-viens parfaitement avoir coupée en 1992, en Lozère, alors que j’écrivais une série de petits textes sur des objets naturels de la Margeride : j’y suis assez attaché ; un autre est une canne dans un style afro-pacotille, dont la poignée est constituée par un tigre peinturluré (Mobutu en avait des comme ça, en mieux assuré-ment). La table ronde, marquetée dans un style arabi-sant, porte une boussole chinoise, une paire de jumel-les, et un grand pot de verre dans lequel sont plantés des rameaux de saule très sinueux, frisés (je les trouve eux aussi assez «  chinois  »), portant encore quelques chatons duveteux, et deux grandes « éoliennes de pla-ge » en plastique, l’une rose l’autre verte  (je ne sais pas, ou bien j’ai oublié, le nom de ce jouet  ; un ami que je consulte au moyen du téléphone bleu précé-demment évoqué me suggère qu’il pourrait s’appeler «  moulin à vent  », c’est bien possible et pourtant ce

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nom n’a pas l’évidence du temps retrouvé); lorsque le soleil les frappe (mais ce n’est pas le cas en ce mo-ment), leurs pales vrillées jettent sur les murs des re-"ets diaprés (qui m’évoquent les «  lichens de soleil » du Bateau ivre). Sur le mur au-dessus de la table est accroché un dessin, encadré d’une baguette de bois clair, représentant un  Iris Xyphioides – Iris faux – Xy-phium. À droite s’ouvre la fenêtre, à l’huisserie peinte en gris, et dont l’embrasure est encadrée, comme celle de la porte, de moulures grises. Sur l’appui sont posés une coupe de bois sombre, une bouteille de verre blanc contenant des morceaux de verre polychromes, usés par la mer (ces fragments de verre poli et les « éo-liennes de plage » m’évoquent très vivement mon en-fance), une «  jeannette  » en bois, massive (je ne suis pas sûr que ce mot soit encore bien compréhensible), un bouquet de "eurs sèches dans un pot de porcelaine gris, et un petit tableau encadré de bois noir, très laid, mais auquel je tiens parce qu’il m’a été offert en 1997 par un peintre, en Sibérie, et qui représente un paysage du lac Baïkal ( avec des vagues couleur d’huître comme celles que j’aperçois au « troisième plan »). À droite de la fenêtre, une armoire rustique en bois sombre.

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Pour être complet, pour être honnête avec les cho-ses il faut ajouter qu’entre le «  premier  » et le «  se-cond  » plan, arbitrairement choisis, construits (pas tout à fait arbitrairement : le premier plan peut être dit tel parce qu’en effet, en deçà de lui il n’y a rien  ; quand au « second », il est la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, ou encore, je l’ai dit, ce qui est essen-tiellement immobile et ce qui est essentiellement mo-bile ; ce sont plutôt les limites de ces « plans », l’épais-seur que je leur donne, qui sont arbitraires et construi-tes), entre le premier et le second plan donc s’étend un espace interlope où s’entasse de gauche à droite un fourbi consistant en  : un bout de table ronde métalli-que, blanche, une chaise pliante blanche, deux fauteuils genre transat sous la fenêtre, une table ovale en acajou dite «  de bateau  », un fauteuil d’osier à coussins de jeans bleus, un tapis de laine blanche, ou qui l’a été, plusieurs gravures et un manteau de cheminée en bois sombre portant une maquette de bateau sous verre, devinés plutôt qu’aperçus tout à fait à droite de mon champ visuel.

L’extérieur, le règne du mobile, se laisse voir d’abord, à gauche («  d’abord  » parce que je décide, pour les besoins du «  passage en mots  » qui s’opère

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dans le rectangle opalescent au centre du premier plan, que la description va aller dans ce sens), à travers les carreaux de la porte vitrée (qui projettent d’autres rectangles lumineux sur les dalles grises du sol). De bas en haut, quatre bandes  : les dalles inégales de la terrasse, que l’eau d’une averse récente fait briller sous le soleil revenu. Au-dessus, la mer, où « maint diamant d’imperceptible écume  » scintille dans un gris-vert qui, je l’ai dit, évoque la chair d’une huître ; des coffres ou corps-morts (qu’ici les gens appellent « tangons », mais le mot est impropre) y font de petites taches d’un rouge vif ; sept bateaux de pêche y sont au mouillage, ainsi que quelques barcasses appelées ici «  plates  », leurs étraves unanimement dirigées vers la droite (l’Ouest) sous l’action combinée du vent de Sud-Ouest et de la marée descendante ; les coques des ba-teaux de pêche sont peintes de bandes, diversement conjuguées, de bleu, de vert et de blanc  ; l’extrémité de la branche d’un rosier, ainsi que le sommet hirsute, un peu balais de chiottes, d’un genêt, se découpent sur ce fond (et masquent en partie les bateaux)  ; les feuilles du rosier, vertes pour les plus anciennes, rou-ges pour les toutes récentes, frémissent dans le vent ; je distingue trois boutons  ; le rosier grimpe contre le

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mur de la maison tandis que le genêt pousse sur la pente en dessous de la terrasse ; les rameaux du genêt sont animés d’un mouvement d’oscillation beaucoup plus lent que celui, vif, des feuilles du rosier  ; toute cette bande est barrée horizontalement par un garde-corps en alu (assez moche). Au-dessus, la côte de l’au-tre côté de la baie, où des champs recouverts de plasti-que brillent comme du papier d’alu sur un fond vert sombre  ; tout à fait à gauche, un peu en avant de la côte, un îlot en forme de bernique, sur lequel les ma-rées hautes ont laissé une trace noire ; à droite un banc de rochers très plats, à peine émergeant, dessine une ligne noire un peu dentelée. Encore au-dessus le ciel qui de ce côté (vers l’Est) est encore sombre, couleur plume de pigeon (tandis qu’à travers la fenêtre, vers l’Ouest, il est bleu avec, au-dessus de l’autre rive, des cumulus d’un blanc nacré). «  En haut du ciel  », si je puis m’exprimer ainsi, se découpe l’armature rouillée d’une petite marquise ; des vitrages dépolis, plusieurs cassés, y sont sertis.

Le temps que je résolve (tant bien que mal, plutôt mal que bien, à mon avis) quelques problèmes techni-ques posés par cette description (comment rendre compte à la fois de l’étagement vertical, plan, des qua-

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tre bandes formées par la terrasse, la mer, la côte et le ciel, mais aussi de la profondeur qui éloigne le genêt, etc., de la branche de rosier ?), le temps que j’essaie de résoudre ces problèmes, donc, le temps a changé, et le ciel vu par la fenêtre, à droite, n’est plus bleu et nua-geux, mais uniformément gris (illustration de la mobi-lité dont l’extérieur est le domaine). La côte en des-sous est divisée en une bande supérieure grise, plus éloignée, sur laquelle il pleut déjà, et un premier plan de rochers fauves crêtés de quelques pins vert sombre. La mer est d’un gris-vert qui m’évoque le bronze (ou bien qui est peut-être ce qu’on appelle, au sens propre, « glauque »). Elle est à demi masquée par la coque en plastique bleu d’une annexe retournée, et par la lame droite et mince d’un safran, une épave trouvée en mer, peinte en rouge sang de bœuf, appuyées toutes deux contre le garde-corps bornant la terrasse. Dans le coin inférieur droit de la fenêtre on voit la palissade de paille, rendue grise par les intempéries, qui sépare ma terrasse de celle de la maison voisine, et, en dessous, les feuilles longues, d’un vert un peu rongé de jaune, d’un massif d’agapanthes.

Cela c’est ce qui est «  sous mes yeux  ». Mais on peut penser (je pense) que ce que je vois est fait aussi

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de ce que, stricto sensu, je ne vois pas, mais dont je sais la présence et dont ma mémoire rétablit l’image : der-rière moi, une bibliothèque et, sur un rayon de cette bibliothèque, une gouache sur papier et une peinture sur bois qui représentent, l’une assez naïvement, imi-tant une carte postale, l’autre dans un style qui res-semble à celui de Nicolas de Staël (et notamment du « Fort d’Antibes »), des vues de la baie ; de l’autre cô-té du mur (« second plan »), une clématite en "eurs ; à gauche de la porte vitrée, la cale du petit port de pê-che et, de l’autre côté de la baie, la pointe avec trois îlots dont l’un porte un phare ; à l’arrière des bateaux de pêche, leurs noms, dont certains me plaisent (« Sa-medi soir  », «  Hermione  », «  Apocalypse  »…)  ; à droite, derrière la palissade de paille, la ville de P.  : avec la digue du port qui semble une muraille et deux clochers qui ont l’air de minarets, elle m’évoque une vue d’un port de Turquie (Antalya  ?) #gurant dans le cartouche d’une carte marine dressée au XIXè siècle qui se trouve dans ma chambre à Paris. Idéalement, au-delà de ces points invisibles mais présents, on peut de proche en proche convoquer le monde entier. Prati-quement on s’en abstient, et le paysage en reste là.

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