rené guénon - 1932 - les etats multiples de l'Être

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  • REN GUNON

    LES TATS

    MULTIPLES

    DE LTRE

    - 1932 -

  • 1

    AVANT-PROPOS

    Dans notre prcdente tude sur Le Symbolisme de la Croix, nous avons

    expos, daprs les donnes fournies par les diffrentes doctrines traditionnelles, une reprsentation gomtrique de ltre qui est entirement base sur la thorie mtaphysique des tats multiples. Le prsent volume en sera cet gard comme un

    complment, car les indications que nous avons donnes ne suffisent peut-tre pas

    faire ressortir toute la porte de cette thorie, que lon doit considrer comme tout fait fondamentale ; nous avons d, en effet, nous borner alors ce qui se rapportait le

    plus directement au but nettement dfini que nous nous proposions. Cest pourquoi, laissant maintenant de ct la reprsentation symbolique que nous avons dcrite, ou

    du moins ne la rappelant en quelque sorte quincidemment quand il y aura lieu de nous y rfrer, nous consacrerons entirement ce nouveau travail un plus ample

    dveloppement de la thorie dont il sagit, soit, et tout dabord, dans son principe mme, soit dans certaines de ses applications, en ce qui concerne plus

    particulirement ltre envisag sous son aspect humain.

    En ce qui concerne ce dernier point, il nest peut-tre pas inutile de rappeler ds maintenant que le fait de nous arrter aux considrations de cet ordre nimplique nullement que ltat humain occupe un rang privilgi dans lensemble de lExistence universelle, ou quil soit mtaphysiquement distingu, par rapport aux autres tats, par la possession dune prrogative quelconque. En ralit, cet tat humain nest quun tat de manifestation comme tous les autres, et parmi une indfinit dautres ; il se situe, dans la hirarchie des degrs de lExistence, la place qui lui est assigne par sa nature mme, cest--dire par le caractre limitatif des conditions qui le dfinissent, et cette place ne lui confre ni supriorit ni infriorit absolue. Si nous

    devons parfois envisager particulirement cet tat, cest donc uniquement parce que, tant celui dans lequel nous nous trouvons en fait, il acquiert par l pour nous, mais

    pour nous seulement, une importance spciale ; ce nest l quun point de vue tout relatif et contingent, celui des individus que nous sommes dans notre prsent mode de

    manifestation. Cest pourquoi, notamment, quand nous parlons dtats suprieurs et dtats infrieurs, cest toujours par rapport ltat humain pris pour terme de comparaison que nous devons oprer cette rpartition hirarchique, puisquil nen est point dautre qui nous soit directement saisissable en tant quindividus ; et il ne faut pas oublier que toute expression, tant lenveloppement dans une forme, seffectue ncessairement en mode individuel, si bien que, lorsque nous voulons parler de quoi

    que ce soit, mme des vrits dordre purement mtaphysique, nous ne pouvons le

  • 2

    faire quen descendant un tout autre ordre, essentiellement relatif et limit, pour les traduire dans le langage qui est celui des individualits humaines. On comprendra

    sans peine toutes les prcautions et les rserves quimpose linvitable imperfection de ce langage, si manifestement inadquat ce quil doit exprimer en pareil cas ; il y a l une disproportion vidente, et lon peut dailleurs en dire autant pour toute reprsentation formelle, quelle quelle soit, y compris mme les reprsentations proprement symboliques, pourtant incomparablement moins troitement bornes que

    le langage ordinaire, et par consquent plus aptes la communication des vrits

    transcendantes, do lemploi qui en est fait constamment dans tout enseignement possdant un caractre vraiment initiatique et traditionnel 1 . Cest pourquoi, comme nous lavons dj fait remarquer maintes reprises, il convient, pour ne point altrer la vrit par une exposition partielle, restrictive ou systmatise, de rserver

    toujours la part de linexprimable, cest--dire de ce qui ne saurait senfermer dans aucune forme, et qui, mtaphysiquement, est en ralit ce qui importe le plus, nous

    pouvons mme dire tout lessentiel.

    Maintenant, si lon veut, toujours en ce qui concerne la considration de ltat humain, relier le point de vue individuel au point de vue mtaphysique, comme on

    doit toujours le faire sil sagit de science sacre , et non pas seulement de savoir profane , nous dirons ceci : la ralisation de ltre total peut saccomplir partir de nimporte quel tat pris comme base et comme point de dpart, en raison mme de lquivalence de tous les modes dexistence contingents au regard de lAbsolu ; elle peut donc saccomplir partir de ltat humain aussi bien que de tout autre, et mme, comme nous lavons dj dit ailleurs, partir de toute modalit de cet tat, ce qui revient dire quelle est notamment possible pour lhomme corporel et terrestre, quoiquen puissent penser les Occidentaux, induits en erreur, quant limportance quil convient dattribuer la corporit , par lextraordinaire insuffisance de leurs conceptions concernant la constitution de ltre humain2. Puisque cet tat est celui o nous nous trouvons actuellement, cest de l que nous devons effectivement partir si nous nous proposons datteindre la ralisation mtaphysique, quelque degr que ce soit, et cest l la raison essentielle pour laquelle ce cas doit tre envisag plus spcialement par nous ; ayant dailleurs dvelopp ces considrations prcdemment, nous ny insisterons pas davantage, dautant plus que notre expos mme permettra de les mieux comprendre encore3.

    Dautre part, pour carter toute confusion possible, nous devons rappeler ds maintenant que, lorsque nous parlons des tats multiples de ltre, il sagit, non pas dune simple multiplicit numrique, ou mme plus gnralement quantitative, mais bien dune multiplicit dordre transcendantal ou vritablement universel, applicable tous les domaines constituant les diffrents mondes ou degrs de

    1 Nous ferons remarquer incidemment, ce propos, que le fait que le point de vue philosophique ne fait jamais

    appel aucun symbolisme suffirait lui seul montrer le caractre exclusivement profane et tout extrieur de ce

    point de vue spcial et du mode de pense auquel il correspond. 2 Voir LHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. XXIV.

    3 Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XXVI XXVIII.

  • 3

    lExistence, considrs sparment ou dans leur ensemble, donc en dehors et au del du domaine spcial du nombre et mme de la quantit sous tous ses modes. En effet,

    la quantit, et plus forte raison le nombre qui nest quun des modes, savoir la quantit discontinue, est seulement une des conditions dterminantes de certains

    tats, parmi lesquels le ntre ; elle ne saurait donc tre transporte dautres tats, et encore moins tre applique lensemble des tats, qui chappe videmment une telle dtermination. Cest pourquoi, quand nous parlons cet gard dune multitude indfinie, nous devons toujours avoir bien soin de remarquer que lindfinit dont il sagit dpasse tout nombre, et aussi tout ce quoi la quantit est plus ou moins directement applicable, comme lindfinit spatiale ou temporelle, qui ne relve galement que des conditions propres notre monde4.

    Une autre remarque simpose encore, au sujet de lemploi que nous faisons du mot tre lui-mme, qui, en toute rigueur, ne peut plus sappliquer dans son sens propre quand il sagit de certains tats de non-manifestation dont nous aurons parler, et qui sont au del du degr de ltre pur. Nous sommes cependant oblig, en raison de la constitution mme du langage humain, de conserver ce terme mme en

    pareil cas, dfaut dun autre plus adquat, mais en ne lui attribuant plus alors quune valeur purement analogique et symbolique, sans quoi il nous serait tout fait

    impossible de parler dune faon quelconque de ce dont il sagit ; et cest l un exemple trs net de ces insuffisances dexpression auxquelles nous faisions allusion tout lheure. Cest ainsi que nous pourrons, comme nous lavons dj fait ailleurs, continuer parler de ltre total comme tant en mme temps manifest dans certains de ses tats et non manifest dans dautres tats, sans que cela implique aucunement que, pour ces derniers, nous devions nous arrter la considration de ce qui

    correspond au degr qui est proprement celui de ltre5.

    Nous rappellerons, ce propos, que le fait de sarrter ltre et de ne rien envisager au del, comme sil tait en quelque sorte le Principe suprme, le plus universel de tous, est un des traits caractristiques de certaines conceptions

    occidentales de lantiquit et du moyen ge, qui, tout en contenant incontestablement une part de mtaphysique qui ne se retrouve plus dans les conceptions modernes,

    demeurent grandement incompltes sous ce rapport, et aussi en ce quelles se prsentent comme des thories tablies pour elles-mmes, et non en vue dune ralisation effective correspondante. Ce nest pas dire, assurment, quil ny ait rien eu dautre alors en Occident ; en cela, nous parlons seulement de ce qui est gnralement connu, et dont certains, tout en faisant de louables efforts pour ragir

    contre la ngation moderne, ont tendance sexagrer la valeur et la porte, faute de se rendre compte quil ne sagit encore l que de points de vue somme toute assez extrieurs, et que, dans les civilisations o, comme cest le cas, une sorte de coupure sest tablie entre deux ordres denseignement se superposant sans jamais sopposer, l exotrisme appelle l sotrisme comme son complment ncessaire.

    4 Voir ibid., p. 124.

    5 Voir ibid., pp. 22-23.

  • 4

    Lorsque cet sotrisme est mconnu, la civilisation, ntant plus rattache directement aux principes suprieurs par aucun lien effectif, ne tarde pas perdre tout

    caractre traditionnel, car les lments de cet ordre qui y subsistent encore sont

    comparables un corps que lesprit aurait abandonn, et, par suite, impuissants dsormais constituer quelque chose de plus quune sorte de formalisme vide ; cest l, trs exactement, ce qui est arriv au monde occidental moderne6.

    Ces quelques explications tant donnes, nous pensons pouvoir entrer dans

    notre sujet mme sans nous attarder davantage des prliminaires dont toutes les

    considrations que nous avons dj exposes par ailleurs nous permettent de nous

    dispenser en grande partie. Il ne nous est pas possible, en effet, de revenir

    indfiniment sur ce qui a t dit dans nos prcdents ouvrages, ce qui ne serait que

    temps perdu ; et, si en fait certaines rptitions sont invitables, nous devons nous

    efforcer de les rduire ce qui est strictement indispensable la comprhension de ce

    que nous nous proposons dexposer prsentement, quitte renvoyer le lecteur, chaque fois quil en sera besoin, telle ou telle partie de nos autres travaux, o il pourra trouver des indications complmentaires ou de plus amples dveloppements sur les

    questions que nous sommes amen envisager de nouveau. Ce qui fait la difficult

    principale de lexpos, cest que toutes ces questions sont lies en effet plus ou moins troitement les unes aux autres, et quil importe de montrer cette liaison aussi souvent que cela est possible, mais que, dautre part, il nimporte pas moins dviter toute apparence de systmatisation , cest--dire de limitation incompatible avec la nature mme de la doctrine mtaphysique, qui doit au contraire ouvrir, qui est

    capable de la comprendre et de l assentir , des possibilits de conception non seulement indfinies, mais, nous pouvons le dire sans aucun abus de langage,

    rellement infinies comme la Vrit totale elle-mme.

    6 Voir Orient et Occident et La Crise du Monde moderne.

  • 5

    CHAPITRE PREMIER

    LINFINI ET LA POSSIBILIT

    Pour bien comprendre la doctrine de la multiplicit des tats de ltre, il est ncessaire de remonter, avant toute autre considration, jusqu la notion la plus primordiale de toutes, celle de lInfini mtaphysique, envisag dans ses rapports avec la Possibilit universelle. LInfini est, suivant la signification tymologique du terme qui le dsigne, ce qui na pas de limites ; et, pour garder ce terme son sens propre, il faut en rserver rigoureusement lemploi la dsignation de ce qui na absolument aucune limite, lexclusion de tout ce qui est seulement soustrait certaines limitations particulires, tout en demeurant soumis dautres limitations en vertu de sa nature mme, laquelle ces dernires sont essentiellement inhrentes, comme le

    sont, au point de vue logique qui ne fait en somme que traduire sa faon le point de

    vue quon peut appeler ontologique , des lments intervenant dans la dfinition mme de ce dont il sagit. Ce dernier cas est notamment, comme nous avons eu dj loccasion de lindiquer diverses reprises, celui du nombre, de lespace, du temps, mme dans les conceptions les plus gnrales et les plus tendues quil soit possible de sen former, et qui dpassent de beaucoup les notions quon en a ordinairement1 ; tout cela ne peut jamais tre, en ralit, que du domaine de lindfini. Cest cet indfini auquel certains, lorsquil est dordre quantitatif comme dans les exemples que nous venons de lappeler, donnent abusivement le nom d infini mathmatique , comme si ladjonction dune pithte ou dune qualification dterminante au mot infini nimpliquait pas par elle-mme une contradiction pure et simple2. En fait, cet indfini, procdant du fini dont il nest quune extension ou un dveloppement, et tant par suite toujours rductible au fini, na aucune commune mesure avec le vritable Infini, pas plus que lindividualit, humaine ou autre, mme avec lintgralit des prolongements indfinis dont elle est susceptible, nen saurait

    1 Il faut avoir bien soin de remarquer que nous disons gnrales et non pas universelles , car il ne sagit

    ici que des conditions spciales de certains tats dexistence, et rien de plus ; cela seul doit suffire faire comprendre quil ne saurait tre question dinfinit en pareil cas, ces conditions tant videmment limites comme les tats mmes auxquels elles sappliquent et quelles concourent dfinir.

    2 Sil nous arrive parfois de dire Infini mtaphysique , prcisment pour marquer dune faon plus explicite

    quil ne sagit aucunement du prtendu infini mathmatique ou dautres contrefaons de lInfini , sil est permis dainsi parler, une telle expression ne tombe nullement sous lobjection que nous formulons ici, parce que lordre mtaphysique est rellement illimit, de sorte quil ny a l aucune dtermination, mais au contraire laffirmation de ce qui dpasse toute dtermination, tandis que qui dit mathmatique restreint par l mme la conception un domaine

    spcial et born, celui de la quantit.

  • 6

    avoir avec ltre total3. Cette formation de lindfini partir du fini, dont on a un exemple trs net dans la production de la srie des nombres, nest possible en effet qu la condition que le fini contienne dj en puissance cet indfini et, quand bien mme les limites en seraient recules jusqu ce que nous les perdions de vue en quelque sorte, cest--dire jusqu ce quelles chappent nos ordinaires moyens de mesure, elles ne sont aucunement supprimes par l ; il est bien vident, en raison de

    la nature mme de la relation causale, que le plus ne peut pas sortir du moins ,

    ni lInfini du fini.

    Il ne peut en tre autrement lorsquil sagit, comme dans le cas que nous envisageons, de certains ordres de possibilits particulires, qui sont manifestement

    limits par la coexistence dautres ordres de possibilits, donc en vertu de leur nature propre, qui fait que ce sont l telles possibilits dtermines, et non pas toutes les

    possibilits sans aucune restriction. Sil nen tait pas ainsi, cette coexistence dune indfinit dautres possibilits, qui ne sont pas comprises dans celles-l, et dont chacune est dailleurs pareillement susceptible dun dveloppement indfini, serait une impossibilit, cest--dire une absurdit au sens logique de ce mot

    4. LInfini, au

    contraire, pour tre vraiment tel, ne peut admettre aucune restriction, ce qui suppose

    quil est absolument inconditionn et indtermin, car toute dtermination, quelle quelle soit, est forcment une limitation, par l mme quelle laisse quelque chose en dehors delle, savoir toutes les autres dterminations galement possibles. La limitation prsente dailleurs le caractre dune vritable ngation : poser une limite, cest nier, pour ce qui y est enferm, tout ce que cette limite exclut ; par suite, la ngation dune limite est proprement la ngation dune ngation, cest--dire, logiquement et mme mathmatiquement, une affirmation, de telle sorte que la

    ngation de toute limite quivaut en ralit laffirmation totale et absolue. Ce qui na pas de limites, cest ce dont on ne peut rien nier, donc ce qui contient tout, ce hors de quoi il ny a rien; et cette ide de lInfini, qui est ainsi la plus affirmative de toutes, puisquelle comprend ou enveloppe toutes les affirmations particulires, quelles quelles puissent tre, ne sexprime par un terme de forme ngative quen raison mme de son indtermination absolue. Dans le langage, en effet, toute affirmation

    directe est forcment une affirmation particulire et dtermine, laffirmation de quelque chose, tandis que laffirmation totale et absolue nest aucune affirmation particulire lexclusion des autres, puisquelle les implique toutes galement ; et il est facile de saisir ds maintenant le rapport trs troit que ceci prsente avec la

    Possibilit universelle, qui comprend de la mme faon toutes les possibilits

    particulires5.

    3 Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XXVI et XXX.

    4 Labsurde, au sens logique et mathmatique, est ce qui implique contradiction ; il se confond donc avec

    limpossible, car cest labsence de contradiction interne qui, logiquement aussi bien quontologiquement, dfinit la possibilit.

    5 Sur lemploi des termes de forme ngative, mais dont la signification relle est essentiellement affirmative,

    voir Introduction gnrale ltude des doctrines hindoues, pp, 140-144, et LHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. XVI.

  • 7

    Lide de lInfini, telle que nous venons de la poser ici6, au point de vue

    purement mtaphysique, nest aucunement discutable ni contestable, car elle ne peut renfermer en soi aucune contradiction, par l mme quil ny a en elle rien de ngatif ; elle est de plus ncessaire, au sens logique de ce mot

    7, car cest sa ngation

    qui serait contradictoire8. En effet, si lon envisage le Tout , au sens universel et

    absolu, il est vident quil ne peut tre limit en aucune faon, car il ne pourrait ltre que par quelque chose qui lui serait extrieur, et, sil y avait quelque chose qui lui ft extrieur, ce ne serait pas le Tout . Il importe de remarquer, dailleurs, que le Tout , en ce sens, ne doit aucunement tre assimil un tout particulier et

    dtermin, cest--dire un ensemble compos de parties qui seraient avec lui dans un rapport dfini ; il est proprement parler sans parties , puisque, ces parties

    devant tre ncessairement relatives et finies, elles ne pourraient avoir avec lui

    aucune commune mesure, ni par consquent aucun rapport, ce qui revient dire

    quelles nexistent pas pour lui9 ; et ceci suffit montrer quon ne doit chercher sen former aucune conception particulire

    10.

    Ce que nous venons de dire du Tout universel, dans son indtermination la plus

    absolue, sy applique encore quand on lenvisage sous le point de vue de la Possibilit ; et vrai dire ce nest pas l une dtermination, ou du moins cest le minimum de dtermination qui soit requis pour nous le rendre actuellement

    concevable, et surtout exprimable quelque degr. Comme nous avons eu loccasion de lindiquer ailleurs

    11, une limitation de la Possibilit totale est, au sens propre du

    mot, une impossibilit, puisque, devant comprendre la Possibilit pour la limiter, elle

    ne pourrait y tre comprise, et ce qui est en dehors du possible ne saurait tre autre

    quimpossible ; mais une impossibilit, ntant rien quune ngation pure et simple,

    6 Nous ne disons pas de la dfinir, car il serait videmment contradictoire de prtendre donner une dfinition de

    lInfini ; et nous avons montr ailleurs que le point de vue mtaphysique lui-mme, en raison de son caractre universel et illimit, nest pas davantage susceptible dtre dfini (Introduction gnrale ltude des doctrines hindoues, 2me partie, ch. V).

    7 Il faut distinguer cette ncessit logique, qui est limpossibilit quune chose ne soit pas ou quelle soit

    autrement quelle est, et cela indpendamment de toute condition particulire, de la ncessit dite physique , ou ncessit de fait, qui est simplement limpossibilit pour les choses ou les tres de ne pas se conformer aux lois du monde auquel ils appartiennent, et qui, par consquent, est subordonne aux conditions par lesquelles ce monde est

    dfini et ne vaut qu lintrieur de ce domaine spcial. 8 Certains philosophes, ayant argument trs justement contre le prtendu infini mathmatique , et ayant

    montr toutes les contradictions quimplique cette ide (contradictions qui disparaissent dailleurs ds quon se rend compte que ce nest l que de lindfini), croient avoir prouv par l mme, et en mme temps, limpossibilit de lInfini mtaphysique ; tout ce quils prouvent en ralit, par cette confusion, cest quils ignorent compltement ce dont il sagit dans ce dernier cas.

    9 En dautres termes, le fini, mme sil est susceptible dextension indfinie, est toujours rigoureusement nul au

    regard de lInfini ; par suite, aucune chose ou aucun tre ne peut tre considr comme une partie de lInfini , ce qui est une des conceptions errones appartenant en propre au panthisme , car lemploi mme du mot partie suppose lexistence dun rapport dfini avec le tout.

    10 Ce quil faut viter surtout, cest de concevoir le Tout universel la faon dune somme arithmtique,

    obtenue par laddition de ses parties prises une une et successivement. Dailleurs, mme quand il sagit dun tout particulier, il y a deux cas distinguer : un tout vritable est logiquement antrieur ses parties et en est indpendant ;

    un tout conu comme logiquement postrieur ses parties, dont il nest que la somme, ne constitue en ralit que ce que les philosophes scolastiques appelaient un ens rationis, dont lexistence, en tant que tout , est subordonne la condition dtre effectivement pens comme tel ; le premier a en lui-mme un principe dunit relle, suprieur la multiplicit de ses parties, tandis que le second na dautre unit que celle que nous lui attribuons par la pense.

    11 Le Symbolisme de la Croix, p. 126.

  • 8

    un vritable nant, ne peut videmment limiter quoi que ce soit, do il rsulte immdiatement que la Possibilit universelle est ncessairement illimite. Il faut bien

    prendre garde, dailleurs, que ceci nest naturellement applicable qu la Possibilit universelle et totale, qui nest ainsi que ce que nous pouvons appeler un aspect de lInfini, dont elle nest distincte en aucune faon ni dans aucune mesure ; il ne peut rien y avoir qui soit en dehors de lInfini, puisque cela serait une limitation, et qualors il ne serait plus lInfini. La conception dune pluralit dinfinis est une absurdit, puisquils se limiteraient rciproquement, de sorte que, en ralit, aucun deux ne serait infini12 ; donc, quand nous disons que la Possibilit universelle est infinie ou illimite, il faut entendre par l quelle nest pas autre chose que lInfini mme, envisag sous un certain aspect, dans la mesure o il est permis de dire quil y a des aspects de lInfini. Puisque lInfini est vritablement sans parties , il ne saurait, en toute rigueur, tre question non plus dune multiplicit daspects existant rellement et distinctivement en lui ; cest nous qui, vrai dire, concevons lInfini sous tel ou tel aspect, parce quil ne nous est pas possible de faire autrement, et, mme si notre conception ntait pas essentiellement limite, comme elle lest tant que nous sommes dans un tat individuel, elle devrait forcment se limiter pour

    devenir exprimable, puisquil lui faut pour cela se revtir dune forme dtermine. Seulement, ce qui importe, cest que nous comprenions bien do vient la limitation et quoi elle tient, afin de ne lattribuer qu notre propre imperfection, ou plutt celle des instruments intrieurs et extrieurs dont nous disposons actuellement en tant

    qutres individuels, ne possdant effectivement comme tels quune existence dfinie et conditionne, et de ne pas transporter cette imperfection, purement contingente et

    transitoire comme les conditions auxquelles elle se rfre et dont elle rsulte, dans le

    domaine illimit de la Possibilit universelle elle-mme.

    Ajoutons encore une dernire remarque : si lon parle corrlativement de lInfini et de la Possibilit, ce nest pas pour tablir entre ces deux termes une distinction qui ne saurait exister rellement ; cest que lInfini est alors envisag plus spcialement sous son aspect actif, tandis que la Possibilit est son aspect passif

    13 ;

    mais, quil soit regard par nous comme actif ou comme passif, cest toujours lInfini, qui ne saurait tre affect par ces points de vue contingents, et les dterminations,

    quel que soit le principe par lequel on les effectue, nexistent ici que par rapport notre conception. Cest donc l, en somme, la mme chose que ce que nous avons appel ailleurs, suivant la terminologie de la doctrine extrme-orientale, la

    perfection active (Khien) et la perfection passive (Khouen), la Perfection, au

    sens absolu, tant identique lInfini entendu dans toute son indtermination ; et, comme nous lavons dit alors, cest lanalogue, mais un autre degr et un point de vue bien plus universel, de ce que sont, dans ltre, l essence et la substance

    14. Il doit tre bien compris, ds maintenant, que ltre nenferme pas

    12 Voir ibid., p. 203.

    13 Cest Brahma et sa Shakti dans la doctrine hindoue (voir LHomme et son devenir selon le Vdnta, pp. 72 et

    107-109). 14

    Voir Le Symbolisme de la Croix, pp. 166-167.

  • 9

    toute la Possibilit, et, que, par consquent, il ne peut aucunement tre identifi

    lInfini ; cest pourquoi nous disons que le point de vue auquel nous nous plaons ici est beaucoup plus universel que celui o nous navons envisager que ltre ; ceci est seulement indiqu pour viter toute confusion, car nous aurons, dans la suite,

    loccasion de nous en expliquer plus amplement.

  • 10

    CHAPITRE II

    POSSIBLES ET COMPOSSIBLES

    La Possibilit universelle, avons-nous dit, est illimite, et ne peut pas tre autre

    quillimite ; vouloir la concevoir autrement, cest donc, en ralit, se condamner ne pas la concevoir du tout. Cest ce qui fait que tous les systmes philosophiques de lOccident moderne sont galement impuissants du point de vue mtaphysique, cest--dire universel, et cela prcisment en tant que systmes, ainsi que nous lavons dj fait remarquer occasionnellement diverses reprises ; ils ne sont en effet, comme tels,

    que des conceptions restreintes et fermes, qui peuvent, par quelques-uns de leurs

    lments, avoir une certaine valeur dans un domaine relatif, mais qui deviennent

    dangereuses et fausses ds que, prises dans leur ensemble, elles prtendent quelque

    chose de plus et veulent se faire passer pour une expression de la ralit totale. Sans

    doute, il est toujours lgitime denvisager spcialement, si on le juge propos, certains ordres de possibilits lexclusion des autres, et cest l, en somme, ce que fait ncessairement une science quelconque; mais ce qui ne lest pas, cest daffirmer que ce soit l toute la Possibilit et de nier tout ce qui dpasse la mesure de sa propre

    comprhension individuelle, plus ou moins troitement borne1. Cest pourtant l,

    un degr ou un autre, le caractre essentiel de cette forme systmatique qui parat

    inhrente toute la philosophie occidentale moderne ; et cest une des raisons pour lesquelles la pense philosophique, au sens ordinaire du mot, na et ne peut avoir rien de commun avec les doctrines dordre purement mtaphysique2.

    Parmi les philosophes qui, en raison de cette tendance systmatique et

    vritablement antimtaphysique , se sont efforcs de limiter dune faon ou dune autre la Possibilit universelle, certains, comme Leibnitz (qui est pourtant un de ceux

    dont les vues sont les moins troites sous bien des rapports), ont voulu faire usage

    cet gard de la distinction des possibles et des compossibles ; mais il nest que trop vident que cette distinction, dans la mesure o elle est valablement applicable,

    ne peut aucunement servir cette fin illusoire. En effet, les compossibles ne sont pas

    autre chose que des possibles compatibles entre eux, cest--dire dont la runion dans

    1 Il est remarquer en effet que tout systme philosophique se prsente comme tant essentiellement luvre

    dun individu, contrairement ce qui a lieu pour les doctrines traditionnelles, au regard desquelles les individualits ne comptent pour rien.

    2 Voir Introduction gnrale ltude des doctrines hindoues, 2me partie, ch. VIII ; LHomme et son devenir

    selon le Vdnta, ch. Ier ; Le Symbolisme de la Croix, ch. I

    er et XV.

  • 11

    un mme ensemble complexe nintroduit lintrieur de celui-ci aucune contradiction ; par suite, la compossibilit est toujours essentiellement relative

    lensemble dont il sagit. Il est bien entendu, dailleurs, que cet ensemble peut tre, soit celui des caractres qui constituent toutes les attributions dun objet particulier, ou dun tre individuel, soit quelque chose de beaucoup plus gnral et plus tendu, lensemble de toutes les possibilits soumises certaines conditions communes et formant par l mme un certain ordre dfini, un des domaines compris dans

    lExistence universelle ; mais, dans tous les cas, il faut quil sagisse dun ensemble qui soit toujours dtermin, sans quoi la distinction ne sappliquerait plus. Ainsi, pour prendre dabord un exemple dordre particulier et extrmement simple, un carr rond est une impossibilit, parce que la runion des deux possibles carr et

    rond dans une mme figure implique contradiction ; mais ces deux possibles nen sont pas moins galement ralisables, et au mme titre, car lexistence dune figure carre nempche videmment pas lexistence simultane, ct delle et dans le mme espace, dune figure ronde, non plus que de toute autre figure gomtriquement concevable

    3 Cela parat mme trop vident pour quil soit utile dy

    insister davantage ; mais un tel exemple, en raison de sa simplicit mme, a

    lavantage daider comprendre, par analogie, ce qui se rapporte des cas apparemment plus complexes, comme celui dont nous allons parler maintenant.

    Si, au lieu dun objet ou dun tre particulier, on considre ce que nous pouvons appeler un monde, suivant le sens que nous avons dj donn ce mot,

    cest--dire tout le domaine form par un certain ensemble de compossibles qui se ralisent dans la manifestation, ces compossibles devront tre tous les possibles qui

    satisfont certaines conditions, lesquelles caractriseront et dfiniront prcisment le

    monde dont il sagit, constituant un des degrs de lExistence universelle. Les autres possibles, qui ne sont pas dtermins par les mmes conditions, et qui, par suite, ne

    peuvent pas faire partie du mme monde, nen sont videmment pas moins ralisables pour cela, mais, bien entendu, chacun selon le mode qui convient sa nature. En

    dautres termes, tout possible a son existence propre comme tel4, et les possibles dont la nature implique une ralisation, au sens o on lentend ordinairement, cest--dire une existence dans un mode quelconque de manifestation

    5, ne peuvent pas perdre ce

    caractre qui leur est essentiellement inhrent et devenir irralisables par le fait que

    dautres possibles sont actuellement raliss. On peut encore dire que toute possibilit qui est une possibilit de manifestation doit ncessairement se manifester par l

    3 De mme, pour prendre un exemple dordre plus tendu, les diverses gomtries euclidienne et non-

    euclidiennes ne peuvent videmment sappliquer un mme espace ; mais cela ne saurait empcher les diffrentes modalits despace auxquelles elles correspondent de coexister dans lintgralit de la possibilit spatiale, o chacune delles doit se raliser sa faon, suivant ce que nous allons expliquer sur lidentit effective du possible et du rel.

    4 Il doit tre bien entendu que nous ne prenons pas ici le mot existence dans son sens rigoureux et conforme

    sa drivation tymologique, sens qui ne sapplique strictement qu ltre conditionn et contingent, cest--dire en somme la manifestation ; nous nemployons ce mot, comme nous le faisons aussi parfois pour celui d tre lui- mme, ainsi que nous lavons dit des le dbut, que dune faon purement analogique et symbolique, parce quil nous aide dans une certaine mesure faire comprendre ce dont il sagit, bien que, en ralit, il lui soit extrmement inadquat (voir Le Symbolisme de la Croix, ch. Ier et II).

    5 Cest alors l existence au sens propre et rigoureux du mot.

  • 12

    mme, et que, inversement, toute possibilit qui ne doit pas se manifester est une

    possibilit de non-manifestation ; sous cette forme, il semble bien que ce ne soit l

    quune affaire de simple dfinition, et pourtant laffirmation prcdente ne comportait rien dautre que cette vrit axiomatique, qui nest nullement discutable. Si lon demandait cependant pourquoi toute possibilit ne doit pas se manifester, cest--dire pourquoi il y a la fois des possibilits de manifestation et des possibilits de non-

    manifestation, il suffirait de rpondre que le domaine de la manifestation, tant limit

    par l mme quil est un ensemble de mondes ou dtats conditionns (dailleurs en multitude indfinie), ne saurait puiser la Possibilit universelle dans sa totalit ; il

    laisse en dehors de lui tout linconditionn, cest--dire prcisment ce qui, mtaphysiquement, importe le plus. Quant se demander pourquoi telle possibilit ne

    doit pas se manifester aussi bien que telle autre, cela reviendrait simplement se

    demander pourquoi elle est ce quelle est et non ce quest une autre ; cest donc exactement comme si lon se demandait pourquoi tel tre est lui-mme et non un autre tre, ce qui serait assurment une question dpourvue de sens. Ce quil faut bien comprendre, cet gard, cest quune possibilit de manifestation na, comme telle, aucune supriorit sur une possibilit de non-manifestation ; elle nest pas lobjet dune sorte de choix ou de prfrence 6, elle est seulement dune autre nature.

    Si maintenant on veut objecter, au sujet des compossibles, que, suivant

    lexpression de Leibnitz, il ny a quun monde , il arrive de deux choses lune : ou cette affirmation est une pure tautologie, ou elle na aucun sens. En effet, si par monde on entend ici lUnivers total, ou mme, en se bornant aux possibilits de manifestation, le domaine entier de toutes ces possibilits, cest--dire lExistence universelle, la chose quon nonce est trop vidente, encore que la faon dont on lexprime soit peut-tre impropre; mais, si lon nentend par ce mot quun certain ensemble de compossibles, comme on le fait le plus ordinairement, et comme nous

    venons de le faire nous-mme, il est aussi absurde de dire que son existence empche

    la coexistence dautres mondes quil le serait, pour reprendre notre prcdent exemple, de dire que lexistence dune figure ronde empche la coexistence dune figure carre, ou triangulaire, ou de toute autre sorte. Tout ce quon peut dire, cest que, comme les caractres dun objet dtermin excluent de cet objet la prsence dautres caractres avec lesquels ils seraient en contradiction, les conditions par lesquelles se dfinit un monde dtermin excluent de ce monde les possibles dont la

    nature nimplique pas une ralisation soumise ces mmes conditions ; ces possibles sont ainsi en dehors des limites du monde considr, mais ils ne sont pas pour cela

    exclus de la Possibilit, puisquil sagit de possibles par hypothse, ni mme, dans des cas plus restreints, de lExistence au sens propre du terme, cest--dire entendue comme comprenant tout le domaine de la manifestation universelle. Il y a dans

    lUnivers des modes dexistence multiples, et chaque possible a celui qui convient

    6 Une telle ide est mtaphysiquement injustifiable, et elle ne peut provenir que dune intrusion du point de vue

    moral dans un domaine ou il na que faire ; aussi le principe du meilleur , auquel Leibnitz fait appel en cette occasion, est-il proprement antimtaphysique, ainsi que nous lavons dj fait remarquer incidemment ailleurs (Le Symbolisme de la Croix, p. 35).

  • 13

    sa propre nature ; quant parler, comme on la fait parfois, et prcisment en se rfrant la conception de Leibnitz (tout en scartant sans doute de sa pense dans une assez large mesure), dune sorte de lutte pour lexistence entre les possibles, cest l une conception qui na assurment rien de mtaphysique, et cet essai de transposition de ce qui nest quune simple hypothse biologique (en connexion avec les modernes thories volutionnistes ) est mme tout fait inintelligible.

    La distinction du possible et du rel, sur laquelle maints philosophes ont tant

    insist, na donc aucune valeur mtaphysique : tout possible est rel sa faon, et suivant le mode que comporte sa nature

    7 ; autrement, il y aurait des possibles qui ne

    seraient rien, et dire quun possible nest rien est une contradiction pure et simple ; cest limpossible, et limpossible seul, qui est, comme nous lavons dj dit, un pur nant. Nier quil y ait des possibilits de non-manifestation, cest vouloir limiter la Possibilit universelle ; dautre part, nier que, parmi les possibilits de manifestation, il y en ait de diffrents ordres, cest vouloir la limiter plus troitement encore.

    Avant daller plus loin, nous ferons remarquer que, au lieu de considrer lensemble des conditions qui dterminent un monde, comme nous lavons fait dans ce qui prcde, on pourrait aussi, au mme point de vue, considrer isolment une de

    ces condition : par exemple, parmi les conditions du monde corporel, lespace, envisag comme le contenant des possibilits spatiales

    8. Il est bien vident que, par

    dfinition mme, il ny a que les possibilits spatiales qui puissent se raliser dans lespace, mais il est non moins vident que cela nempche pas les possibilits non-spatiales de se raliser galement (et ici, en nous bornant la considration des

    possibilits de manifestation, se raliser doit tre pris comme synonyme de se

    manifester ), en dehors de cette condition particulire dexistence quest lespace. Pourtant, si lespace tait infini comme certains le prtendent, il ny aurait de place dans lUnivers pour aucune possibilit non-spatiale, et, logiquement, la pense elle-mme, pour prendre lexemple le plus ordinaire et le plus connu de tous, ne pourrait alors tre admise lexistence qu la condition dtre conue comme tendue, conception dont la psychologie profane elle-mme reconnat la fausset sans

    aucune hsitation ; mais, bien loin dtre infini, lespace nest quun des modes possibles de la manifestation, qui elle-mme nest nullement infinie, mme dans lintgralit de son extension, avec l indfinit des modes quelle comporte, et dont chacun est lui-mme indfini

    9. Des remarques similaires sappliqueraient de mme

    nimporte quelle autre condition spciale dexistence ; et ce qui est vrai pour chacune

    7 Ce que nous voulons dire par l, cest quil ny a pas lieu, mtaphysiquement, denvisager le rel comme

    constituant un ordre diffrent de celui du possible ; mais il faut bien se rendre compte, dailleurs, que ce mot rel est par lui-mme assez vague, sinon quivoque, tout au moins dans lusage qui en est fait dans le langage ordinaire et mme par la plupart des philosophes ; nous navons t amen lemployer ici que parce quil tait ncessaire dcarter la distinction vulgaire du possible et du rel ; nous arriverons cependant, par la suite, lui donner une signification

    beaucoup plus prcise. 8 Il est important de noter que la condition spatiale ne suffit pas, elle seule, dfinir un corps comme tel ; tout

    corps est ncessairement tendu, cest--dire soumis lespace (do rsulte notamment sa divisibilit indfinie, entranant labsurdit de la conception atomiste), mais, contrairement ce quont prtendu Descartes et dautres partisans dune physique mcaniste , ltendue ne constitue nullement toute la nature ou lessence des corps.

    9 Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XXX.

  • 14

    de ces conditions prise part lest encore pour lensemble de plusieurs dentre elles, dont la runion ou la combinaison dtermine un monde. Il va de soi, dailleurs, quil faut que les diffrentes conditions ainsi runies soient compatibles entre elles, et leur

    compatibilit entrane videmment celle des possibles quelles comprennent respectivement, avec cette restriction que les possibles qui sont soumis lensemble des conditions considres peuvent ne constituer quune partie de ceux qui sont compris dans chacune des mmes conditions envisage isolment des autres, do il rsulte que ces conditions, dans leur intgralit, comporteront, outre leur partie

    commune, des prolongements en divers sens, appartenant encore au mme degr de

    lExistence universelle. Ces prolongements, dextension indfinie, correspondent, dans lordre gnral et cosmique, ce que sont, pour un tre particulier, ceux dun de ses tats, par exemple dun tat individuel considr intgralement, au del dune certaine modalit dfinie de ce mme tat, telle que la modalit corporelle dans notre

    individualit humaine10

    .

    10 Voir ibid., ch. XX ; cf. LHomme et son devenir selon le Vdnta, pp. 42-44, et aussi ch. XIII et XIV.

  • 15

    CHAPITRE III

    LTRE ET LE NON-TRE

    Dans ce qui prcde, nous avons indiqu la distinction des possibilits de

    manifestation et des possibilits de non-manifestation, les unes et les autres tant

    galement comprises, et au mme titre, dans la Possibilit totale. Cette distinction

    simpose nous avant toute autre distinction plus particulire, comme celle des diffrents modes de la manifestation universelle, cest--dire des diffrents ordres de possibilits quelle comporte, rparties selon les conditions spciales auxquelles elles sont respectivement soumises, et constituant la multitude indfinie des mondes ou des

    degrs de lExistence.

    Cela pos, si lon dfinit ltre, au sens universel, comme le principe de la manifestation, et en mme temps comme comprenant, par l mme, lensemble de toutes les possibilits de manifestation, nous devons dire que ltre nest pas infini, puisquil ne concide pas avec la Possibilit totale ; et cela dautant plus que ltre, en tant que principe de la manifestation, comprend bien en effet toutes les possibilits de

    manifestation, mais seulement en tant quelles se manifestent. En dehors de ltre, il y a donc tout le reste, cest--dire toutes les possibilits de non-manifestation, avec les possibilits de manifestation elles-mmes en tant quelles sont ltat non-manifest ; et ltre lui-mme sy trouve inclus, car, ne pouvant appartenir la manifestation, puisquil en est le principe, il est lui-mme non manifest. Pour dsigner ce qui est ainsi en dehors et au del de ltre, nous sommes oblig, dfaut de tout autre terme, de lappeler le Non-tre ; et cette expression ngative, qui, pour nous, nest aucun degr synonyme de nant comme elle parat ltre dans le langage de certains philosophes, outre quelle est directement inspire de la terminologie de la doctrine mtaphysique extrme-orientale, est suffisamment

    justifie par la ncessit demployer une dnomination quelconque pour pouvoir en parler, jointe la remarque, dj faite par nous plus haut, que les ides les plus

    universelles, tant les plus indtermines, ne peuvent sexprimer, dans la mesure o elles sont exprimables, que par des termes qui sont en effet de forme ngative, ainsi

    que nous lavons vu en ce qui concerne lInfini. On peut dire aussi que le Non-tre, dans le sens que nous venons dindiquer, est plus que ltre, ou, si lon veut, quil est suprieur ltre, si lon entend par l que ce quil comprend est au del de lextension de ltre, et quil contient en principe ltre lui-mme. Seulement, ds lors quon oppose le Non-tre ltre, ou mme quon les distingue simplement, cest que ni lun ni lautre nest infini, puisque, ce point de vue, ils se limitent lun

  • 16

    lautre en quelque faon ; linfinit nappartient qu lensemble de ltre et du Non-tre, puisque cet ensemble est identique la Possibilit universelle.

    Nous pouvons encore exprimer les choses de cette faon : la Possibilit

    universelle contient ncessairement la totalit des possibilits, et on peut dire que

    ltre et le Non-tre sont ses deux aspects : ltre, en tant quelle manifeste les possibilits (ou plus exactement certaines dentre elles) ; le Non-tre, en tant quelle ne les manifeste pas. Ltre contient donc tout le manifest ; le Non-tre contient tout le non-manifest, y compris ltre lui-mme ; mais la Possibilit universelle comprend la fois ltre et le Non-tre. Ajoutons que le non-manifest comprend ce que nous pouvons appeler le non-manifestable, cest--dire les possibilits de non-manifestation, et le manifestable, cest--dire les possibilits de manifestation en tant quelles ne se manifestent pas, la manifestation ne comprenant videmment que lensemble de ces mmes possibilits en tant quelles se manifestent1.

    En ce qui concerne les rapports de ltre et du Non-tre, il est essentiel de remarquer que ltat de manifestation est toujours transitoire et conditionn, et que, mme pour les possibilits qui comportent la manifestation, ltat de non-manifestation est seul absolument permanent et inconditionn

    2. Ajoutons ce propos

    que rien de ce qui est manifest ne peut se perdre , suivant une expression assez

    frquemment employe, autrement que par le passage dans le non-manifest ; et, bien

    entendu, ce passage mme (qui, lorsquil sagit de la manifestation individuelle, est proprement la transformation au sens tymologique de ce mot, cest--dire le passage au del de la forme) ne constitue une perte que du point de vue spcial de

    la manifestation, puisque, dans ltat de non-manifestation, toutes choses, au contraire, subsistent ternellement en principe, indpendamment de toutes les

    conditions particulires et limitatives qui caractrisent tel ou tel mode de lexistence manifeste. Seulement, pour pouvoir dire justement que rien ne se perd , mme

    avec la restriction concernant le non-manifest, il faut envisager tout lensemble de la manifestation universelle, et non pas simplement tel ou tel de ses tats lexclusion des autres, car, en raison de la continuit de tous ces tats entre eux, il peut toujours y

    avoir un passage de lun lautre, sans que ce passage continuel, qui nest quun changement de mode (impliquant un changement correspondant dans les conditions

    dexistence), nous fasse aucunement sortir du domaine de la manifestation3.

    1 Cf. LHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. XVI.

    2 Il doit tre bien entendu que, quand nous disons transitoire , nous navons pas en vue exclusivement, ni

    mme principalement, la succession temporelle, car celle-ci ne sapplique qu un mode spcial de la manifestation. 3 Sur la continuit des tats de ltre, voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XV et XIX. Ce qui vient dtre dit

    doit montrer que les prtendus principes de la conservation de la matire et de la conservation de lnergie , quelle que soit la forme sous laquelle on les exprime, ne sont en ralit que de simples lois physiques tout fait relatives

    et approximatives, et qui, lintrieur mme du domaine spcial auquel elles sappliquent, ne peuvent tre vraies que sous certaines conditions restrictives, conditions qui subsisteraient encore, mutatis mutandis, si lon voulait tendre de telles lois, en en transposant convenablement les termes, tout le domaine de la manifestation. Les physiciens sont

    dailleurs obligs de reconnatre quil ne sagit en quelque sorte que de cas-limites , en ce sens que de telles lois ne seraient rigoureusement applicables qu ce quils appellent des systmes clos , cest--dire quelque chose qui, en fait, nexiste pas et ne peut pas exister, car il est impossible de raliser et mme de concevoir, lintrieur de la

  • 17

    Quant aux possibilits de non-manifestation, elles appartiennent

    essentiellement au Non-tre, et, par leur nature-mme, elles ne peuvent pas entrer

    dans le domaine de ltre, contrairement ce qui a lieu pour les possibilits de manifestation ; mais, comme nous lavons dit plus haut, cela nimplique aucune supriorit des unes sur les autres, puisque les unes et les autres ont seulement des

    modes de ralit diffrents et conformes leurs natures respectives ; et la distinction

    mme de ltre et du Non-tre est, somme toute, purement contingente, puisquelle ne peut tre faite que du point de vue de la manifestation, qui est lui-mme

    essentiellement contingent. Ceci, dailleurs, ne diminue en rien limportance que cette distinction a pour nous, tant donn que, dans notre tat actuel, il ne nous est pas

    possible de nous placer effectivement un point de vue autre que celui-l, qui est le

    ntre en tant que nous appartenons nous-mmes, comme tres conditionns et

    individuels, au domaine de la manifestation, et que nous ne pouvons dpasser quen nous affranchissant entirement, par la ralisation mtaphysique, des conditions

    limitatives de lexistence individuelle.

    Comme exemple dune possibilit de non-manifestation, nous pouvons citer le vide, car une telle possibilit est concevable, au moins ngativement, cest--dire par lexclusion de certaines dterminations : le vide implique lexclusion, non seulement de tout attribut corporel ou matriel, non seulement mme, dune faon plus gnrale, de toute qualit formelle, mais encore de tout ce qui se rapporte un mode

    quelconque de la manifestation. Cest donc un non-sens de prtendre quil peut y avoir du vide dans ce que comprend la manifestation universelle, sous quelque tat

    que ce soit4, puisque le vide appartient essentiellement au domaine de la non-

    manifestation ; il nest pas possible de donner ce terme une autre acception intelligible. Nous devons, ce sujet, nous borner cette simple indication, car nous

    ne pouvons pas traiter ici la question du vide avec tous les dveloppements quelle comporterait, et qui scarteraient trop de notre sujet; comme cest surtout propos de lespace quelle conduit parfois de graves confusions

    5, les considrations qui sy

    rapportent trouveront mieux leur place dans ltude que nous nous proposons de consacrer spcialement aux conditions de lexistence corporelle

    6. Au point de vue o

    nous nous plaons prsentement, nous devons simplement ajouter que le vide, quelle

    que soit la faon dont on lenvisage, nest pas le Non-tre, mais seulement ce que nous pouvons appeler un de ses aspects, cest--dire une des possibilits quil renferme et qui sont autres que les possibilits comprises dans ltre, donc en dehors de celui-ci, mme envisag dans sa totalit, ce qui montre bien encore que ltre nest pas infini. Dailleurs, quand nous disons quune telle possibilit constitue un aspect

    manifestation, un ensemble qui soit compltement isol de tout le reste, sans communication ni change daucune sorte avec ce qui est en dehors de lui ; une telle solution de continuit serait une vritable lacune dans la manifestation, cet

    ensemble tant par rapport au reste comme sil ntait pas. 4 Cest l ce que prtendent notamment les atomistes (voir LHomme et son devenir selon le Vdnta, pp. 112-

    113). 5 La conception dun espace vide est contradictoire, ce qui, notons-le en passant, constitue une preuve

    suffisante de la ralit de llment thr (ksha), contrairement la thorie des Bouddhistes et celle des philosophes physiciens grecs qui nadmettaient que quatre lments corporels.

    6 Sur le vide et ses rapports avec ltendue, voir aussi Le Symbolisme de la Croix, ch. IV.

  • 18

    du Non-tre, il faut faire attention quelle ne peut tre conue en mode distinctif, ce mode sappliquant exclusivement la manifestation ; et ceci explique pourquoi, mme si nous pouvons concevoir effectivement cette possibilit quest le vide, ou toute autre du mme ordre, nous ne pouvons jamais en donner quune expression toute ngative : cette remarque, tout fait gnrale pour tout ce qui se rapporte au

    Non-tre, justifie encore lemploi que nous faisons de ce terme7.

    Des considrations semblables pourraient donc sappliquer toute autre possibilit de non-manifestation ; nous pourrions prendre un autre exemple, comme

    le silence, mais lapplication serait trop facile faire pour quil soit utile dy insister. Nous nous bornerons donc, ce propos, faire observer ceci : comme le Non-tre,

    ou le non-manifest, comprend ou enveloppe ltre, ou le principe de la manifestation, le silence comporte en lui-mme le principe de la parole ; en dautres termes, de mme que lUnit (ltre) nest que le Zro mtaphysique (le Non-tre) affirm, la parole nest que le silence exprim ; mais, inversement, le Zro mtaphysique, tout en tant lUnit non-affirme, est aussi quelque chose de plus (et mme infiniment plus), et de mme le silence, qui en est un aspect au sens que nous

    venons de prciser, nest pas simplement la parole non-exprime, car il faut y laisser subsister en outre ce qui est inexprimable, cest--dire non susceptible de manifestation (car qui dit expression dit manifestation, et mme manifestation

    formelle), donc de dtermination en mode distinctif8. Le rapport ainsi tabli entre le

    silence (non-manifest) et la parole (manifeste) montre comment il est possible de

    concevoir des possibilits de non-manifestation qui correspondent, par transposition

    analogique, certaines possibilits de manifestation9, sans prtendre dailleurs en

    aucune faon, ici encore, introduire dans le Non-tre une distinction effective qui ne

    saurait sy trouver, puisque lexistence en mode distinctif (qui est lexistence au sens propre du mot) est essentiellement inhrente aux conditions de la manifestation

    (mode distinctif ntant dailleurs pas ici, dans tous les cas, forcment synonyme de mode individuel, ce dernier impliquant spcialement la distinction formelle)

    10.

    7 Cf. Tao-te-king,ch. XIV.

    8 Cest linexprimable (et non pas lincomprhensible comme on le croit vulgairement) qui est dsign

    primitivement par le mot mystre , car, en grec, drive de , qui signifie se taire , tre silencieux . A la mme racine verbale mu (do le latin mulus, muet ) se rattache aussi le mot , mythe , qui, avant dtre dvi de son sens jusqu ne plus dsigner quun rcit fantaisiste, signifiait ce qui, ntant pas susceptible de sexprimer directement, ne pouvait tre que suggr par une reprsentation symbolique, que celle-ci soit dailleurs verbale ou figure.

    9 On pourrait envisager de la mme faon les tnbres, dans un sens suprieur, comme ce qui est au del de la

    manifestation lumineuse, tandis que, dans leur sens infrieur et plus habituel, elles sont simplement, dans le manifest,

    labsence ou la privation de la lumire, cest--dire quelque chose de purement ngatif ; la couleur noire a dailleurs, dans le symbolisme, des usages se rapportant effectivement cette double signification.

    10 On pourra remarquer que les deux possibilits de non-manifestation que nous avons envisages ici

    correspondent l Abme () et au Silence () de certaines coles du Gnosticisme alexandrin, lesquels sont en effet des aspects du Non-tre.

  • 19

    CHAPITRE IV

    FONDEMENT DE LA THORIE

    DES TATS MULTIPLES

    Ce qui prcde contient, dans toute son universalit, le fondement de la thorie

    des tats multiples : si lon envisage un tre quelconque dans sa totalit, il devra comporter, au moins virtuellement, des tats de manifestation et des tats de non-

    manifestation, car ce nest que dans ce sens quon peut parler vraiment de totalit ; autrement, on nest en prsence que de quelque chose dincomplet et de fragmentaire, qui ne peut pas constituer vritablement ltre total 1 . La non-manifestation, avons-nous dit plus haut, possde seule le caractre de permanence

    absolue ; cest donc delle que la manifestation, dans sa condition transitoire, tire toute sa ralit ; et lon voit par l que le Non-tre, loin dtre le nant , serait exactement tout le contraire, si toutefois le nant pouvait avoir un contraire, ce

    qui lui supposerait encore un certain degr de positivit , alors quil nest que la ngativit absolue, cest--dire la pure impossibilit2.

    Cela tant, il en rsulte que ce sont essentiellement les tats de non-

    manifestation qui assurent ltre la permanence et lidentit ; et, en dehors de ces tats, cest--dire si lon ne prend ltre que dans la manifestation, sans le rapporter son principe non-manifest, cette permanence et cette identit ne peuvent tre

    quillusoires, puisque le domaine de la manifestation est proprement le domaine du transitoire et du multiple, comportant des modifications continuelles et indfinies.

    Ds lors, on comprendra aisment ce quil faut penser, au point de vue mtaphysique, de la prtendue unit du moi , cest--dire de ltre individuel, qui est si indispensable la psychologie occidentale et profane : dune part, cest une unit fragmentaire, puisquelle ne se rfre qu une portion de ltre, un de ses tats pris isolment, et arbitrairement, parmi une indfinit dautres (et encore cet tat est-il fort loin dtre envisag ordinairement dans son intgralit) ; et, dautre part, cette unit,

    1 Comme nous lavons indiqu au dbut, si lon veut parler de ltre total, il faut bien, quoique ce terme ne soit

    plus proprement applicable, lappeler encore analogiquement un tre , faute davoir un autre terme plus adquat notre disposition.

    2 Le nant ne soppose donc pas ltre, contrairement ce quon dit dordinaire ; cest la Possibilit

    quil sopposerait, sil pouvait entrer la faon dun terme rel dans une opposition quelconque ; mais, comme il nen est pas ainsi, il ny a rien qui puisse sopposer la Possibilit, ce qui se comprend sans peine, ds lors que la Possibilit est en ralit identique lInfini.

  • 20

    en ne considrant mme que ltat spcial auquel elle se rapporte, est encore aussi relative que possible, puisque cet tat se compose lui-mme dune indfinit de modifications diverses, et elle a dautant moins de ralit quon fait abstraction du principe transcendant (le Soi ou la personnalit) qui pourrait seul lui en donner

    vraiment, en maintenant lidentit de ltre, en mode permanent, travers toutes ces modifications.

    Les tats de non-manifestation sont du domaine du Non-tre, et les tats de

    manifestation sont du domaine de ltre, envisag dans son intgralit ; on peut dire aussi que ces derniers correspondent aux diffrents degrs de lExistence, ces degrs ntant pas autre chose que les diffrents modes, en multiplicit indfinie, de la manifestation universelle. Pour tablir ici une distinction nette entre ltre et lExistence, nous devons, ainsi que nous lavons dj dit, considrer ltre comme tant proprement le principe mme de la manifestation ; lExistence universelle sera alors la manifestation intgrale de lensemble des possibilits que comporte ltre, et qui sont dailleurs toutes les possibilits de manifestation, et ceci implique le dveloppement effectif de ces possibilits en mode conditionn. Ainsi, ltre enveloppe lExistence, et il est mtaphysiquement plus que celle-ci, puisquil en est le principe ; lExistence nest donc pas identique ltre, car celui-ci correspond un moindre degr de dtermination, et, par consquent, un plus haut degr

    duniversalit3.

    Bien que lExistence soit essentiellement unique, et cela parce que ltre en soi-mme est un, elle nen comprend pas moins la multiplicit indfinie des modes de la manifestation, car elle les comprend tous galement par l mme quils sont galement possibles, cette possibilit impliquant que chacun deux doit tre ralis selon les conditions qui lui sont propres. Comme nous lavons dit ailleurs, en parlant de cette unicit de lExistence (en arabe Wahdatul-wujd) suivant les donnes de lsotrisme islamique4, il rsulte de l que lExistence, dans son unicit mme, comporte une indfinit de degrs, correspondant tous les modes de la

    manifestation universelle (laquelle est au fond la mme chose que lExistence elle-mme) ; et cette multiplicit indfinie des degrs de lExistence implique corrlativement, pour un tre quelconque envisag dans le domaine entier de cette

    Existence, une multiplicit pareillement indfinie dtats de manifestation possibles, dont chacun doit se raliser dans un degr dtermin de lExistence universelle. Un tat dun tre est donc le dveloppement dune possibilit particulire comprise dans un tel degr, ce degr tant dfini par les conditions auxquelles est soumise la

    3 Nous rappelons encore qu exister , dans lacception tymologique de ce mot (du latin ex-stare), cest

    proprement tre dpendant ou conditionn; cest donc, en somme, ne pas avoir en soi-mme son propre principe ou sa raison suffisante, ce qui est bien le cas de la manifestation, ainsi que nous lexpliquerons par la suite en dfinissant la contingence dune faon plus prcise.

    4 Le Symbolisme de la Croix, pp. 20-2l.

  • 21

    possibilit dont il sagit, en tant quelle est envisage comme se ralisant dans le domaine de la manifestation

    5.

    Ainsi, chaque tat de manifestation dun tre correspond un degr de lExistence, et cet tat comporte en outre des modalits diverses, suivant les diffrentes combinaisons de conditions dont est susceptible un mme mode gnral

    de manifestation ; enfin, chaque modalit comprend elle-mme une srie indfinie de

    modifications secondaires et lmentaires. Par exemple, si nous considrons ltre dans cet tat particulier quest lindividualit humaine, la partie corporelle de cette individualit nen est quune modalit, et cette modalit est dtermine, non pas prcisment par une condition spciale dexistence, mais par un ensemble de conditions qui en dlimitent les possibilits, ces conditions tant celles dont la

    runion dfinit le monde sensible ou corporel6. Comme nous lavons dj indiqu7,

    chacune de ces conditions, considre isolment des autres, peut stendre au del du domaine de cette modalit, et, soit par sa propre extension, soit par sa combinaison

    avec des conditions diffrentes, constituer alors les domaines dautres modalits, faisant partie de la mme individualit intgrale. Dautre part, chaque modalit doit tre regarde comme susceptible de se dvelopper dans le parcours dun certain cycle de manifestation, et, pour la modalit corporelle, en particulier, les modifications

    secondaires que comporte ce dveloppement seront tous les moments de son

    existence (envisage sous laspect de la succession temporelle), ou, ce qui revient au mme, tous les actes et tous les gestes, quels quils soient, quelle accomplira au cours de cette existence

    8.

    Il est presque superflu dinsister sur le peu de place quoccupe le moi individuel dans la totalit de ltre9, puisque, mme dans toute lextension quil peut acqurir quand on lenvisage dans son intgralit (et non pas seulement dans une modalit particulire comme la modalit corporelle), il ne constitue quun tat comme les autres, et parmi une indfinit dautres, et cela alors mme que lon se borne considrer les tats de manifestation ; mais, en outre, ceux-ci ne sont eux-

    mmes, au point de vue mtaphysique, que ce quil y a de moins important dans ltre total, pour les raisons que nous avons donnes plus haut

    10. Parmi les tats de

    5 Cette restriction est ncessaire parce que, dans son essence non-manifeste, cette mme possibilit ne peut

    videmment tre soumise de telles conditions. 6 Cest ce que la doctrine hindoue dsigne comme le domaine de la manifestation grossire ; on lui donne aussi

    quelquefois le nom de monde physique , mais cette expression est quivoque, et, si elle peut se justifier par le sens

    moderne du mot physique , qui ne sapplique plus en effet qu ce qui concerne les seules qualits sensibles, nous pensons quil vaut mieux garder toujours ce mot son sens ancien et tymologique (de , nature ) ; lorsquon lentend ainsi, la manifestation subtile nest pas moins physique que la manifestation grossire, car la nature , cest--dire proprement le domaine du devenir , est en ralit identique la manifestation universelle tout entire.

    7 Le Symbolisme de la Croix, p. 102.

    8 Ibid., p. 107.

    9 Voir ibid., ch. XXVII.

    10 On pourrait donc dire que le moi , avec tous les prolongements dont il est susceptible, a

    incomparablement moins dimportance que ne lui en attribuent les psychologues et les philosophes occidentaux modernes, tout en ayant des possibilits indfiniment plus tendues quils ne le croient et quils ne peuvent mme le supposer (voir LHomme et son devenir selon le Vdnta, pp. 43-44, et aussi ce que nous dirons plus loin des possibilits de la conscience individuelle).

  • 22

    manifestation, il en est certains, autres que lindividualit humaine, qui peuvent tre galement des tats individuels (cest--dire formels), tandis que dautres sont des tats non-individuels (ou informels), la nature de chacun tant dtermine (ainsi que

    sa place dans lensemble hirarchiquement organis de ltre) par les conditions qui lui sont propres, puisquil sagit toujours dtats conditionns, par l mme quils sont manifests. Quant aux tats de non-manifestation, il est vident que, ntant pas soumis la forme, non plus qu aucune autre condition dun mode quelconque dexistence manifeste, ils sont essentiellement extra-individuels ; nous pouvons dire quils constituent ce quil y a de vraiment universel en chaque tre, donc ce par quoi tout tre se rattache, en tout ce quil est, son principe mtaphysique et transcendant, rattachement sans lequel il naurait quune existence toute contingente et purement illusoire au fond.

  • 23

    CHAPITRE V

    RAPPORTS DE LUNIT

    ET DE LA MULTIPLICIT

    Dans le Non-tre, il ne peut pas tre question dune multiplicit dtats, puisque cest essentiellement le domaine de lindiffrenci et mme de linconditionn : linconditionn ne peut pas tre soumis aux dterminations de lun et du multiple, et lindiffrenci ne peut pas exister en mode distinctif. Si cependant nous parlons des tats de non-manifestation, ce nest pas pour tablir dans lexpression une sorte de symtrie avec les tats de manifestation, qui serait injustifie et tout fait artificielle ; mais cest que nous sommes forc dy introduire en quelque faon de la distinction, faute de quoi nous ne pourrions pas en parler du

    tout; seulement, nous devons bien nous rendre compte que cette distinction nexiste pas en soi, que cest nous qui lui donnons son existence toute relative, et ce nest quainsi que nous pouvons envisager ce que nous avons appel des aspects du Non-tre, en faisant dailleurs ressortir tout ce quune telle expression a dimpropre et dinadquat. Dans le Non-tre, il ny a pas de multiplicit, et, en toute rigueur, il ny a pas non plus dunit, car le Non-tre est le Zro mtaphysique, auquel nous sommes oblig de donner un nom pour en parler, et qui est logiquement antrieur

    lunit ; cest pourquoi la doctrine hindoue parle seulement cet gard de non- dualit (adwaita), ce qui, dailleurs, doit encore tre rapport ce que nous avons dit plus haut sur lemploi des termes de forme ngative.

    Il est essentiel de remarquer, ce propos, que le Zro mtaphysique na pas plus de rapports avec le zro mathmatique, qui nest que le signe de ce quon peut appeler un nant de quantit, que lInfini vritable nen a avec le simple indfini, cest--dire la quantit indfiniment croissante ou indfiniment dcroissante1 ; et cette absence de rapports, si lon peut sexprimer ainsi, est exactement du mme ordre dans lun et lautre cas, avec cette rserve, pourtant, que le Zro mtaphysique nest quun aspect de lInfini ; du moins, il nous est permis de le considrer comme tel en tant quil contient en principe lunit, et par suite tout le reste. En effet, lunit primordiale nest pas autre chose que le Zro affirm, ou, en dautres termes, ltre

    1 Ces deux cas de lindfiniment croissant et de lindfiniment dcroissant sont ce qui correspond en ralit

    ce que Pascal a si improprement appel les deux infinis (voir Le Symbolisme de la Croix, p. 203) ; il convient

    dinsister sur le fait que lun et lautre ne nous font aucunement sortir du domaine quantitatif.

  • 24

    universel, qui est cette unit, nest que le Non-tre affirm, dans la mesure o est possible une telle affirmation, qui est dj une premire dtermination, car elle nest que la plus universelle de toutes les affirmations dfinies, donc conditionnes ; et

    cette premire dtermination, pralable toute manifestation et toute

    particularisation (y compris la polarisation en essence et substance qui est la

    premire dualit et, comme telle, le point de dpart de toute multiplicit), contient en

    principe toutes les autres dterminations ou affirmations distinctives (correspondant

    toutes les possibilits de manifestation), ce qui revient dire que lunit, ds lors quelle est affirme, contient en principe la multiplicit, ou quelle est elle-mme le principe immdiat de cette multiplicit

    2.

    On sest souvent demand, et assez vainement, comment la multiplicit pouvait sortir de lunit, sans sapercevoir que la question, ainsi pose, ne comporte aucune solution, pour la simple raison quelle est mal pose et, sous cette forme, ne correspond aucune ralit ; en effet, la multiplicit ne sort pas de lunit, pas plus que lunit ne sort du Zro mtaphysique, ou que quelque chose ne sort du Tout universel, ou que quelque possibilit ne peut se trouver en dehors de lInfini ou de la Possibilit totale

    3 La multiplicit est comprise dans lunit primordiale, et elle ne

    cesse pas dy tre comprise par le fait de son dveloppement en mode manifest ; cette multiplicit est celle des possibilits de manifestation, elle ne peut pas tre

    conue autrement que comme telle, car cest la manifestation qui implique lexistence distinctive ; et dautre part, puisquil sagit de possibilits, il faut bien quelles existent de la faon qui est implique par leur nature. Ainsi le principe de la

    manifestation universelle, tout en tant un, et en tant mme lunit en soi, contient ncessairement la multiplicit ; et celle-ci dans tous ses dveloppements indfinis, et

    saccomplissant indfiniment selon une indfinit de directions4, procde tout entire de lunit primordiale, dans laquelle elle demeure toujours comprise, et qui ne peut tre aucunement affecte ou modifie par lexistence en elle de cette multiplicit, car elle ne saurait videmment cesser dtre elle-mme par un effet de sa propre nature, et cest prcisment en tant quelle est lunit quelle implique essentiellement les possibilits multiples dont il sagit. Cest donc dans lunit mme que la multiplicit existe, et, comme elle naffecte pas lunit cest quelle na quune existence toute

    2 Nous rappelons encore, car on ne saurait trop y insister, que lunit dont il sagit ici est lunit mtaphysique

    ou transcendantale , qui sapplique ltre universel comme un attribut coextensif celui-ci, pour employer le langage des logiciens (bien que la notion d extension et celle de comprhension qui lui est corrlative ne soient plus proprement applicables au del des catgories ou des genres les plus gnraux, cest--dire quand on passe du gnral luniversel), et qui, comme telle, diffre essentiellement de lunit mathmatique ou numrique, ne sappliquant quau seul domaine quantitatif ; et il en est de mme pour la multiplicit, suivant la remarque que nous avons dj faite prcdemment plusieurs reprises. Il y a seulement analogie, et non pas identit ni mme similitude,

    entre les notions mtaphysiques dont nous parlons et les notions mathmatiques correspondantes ; la dsignation des

    unes et des autres par des termes communs nexprime en ralit rien de plus que cette analogie. 3 Cest pourquoi nous pensons quon doit, autant que possible, viter lemploi dun terme tel que celui

    d manation , qui voque une ide ou plutt une image fausse, celle dune sortie hors du Principe. 4 Il va de soi que ce mot de directions , emprunt la considration des possibilits spatiales, doit tre

    entendu ici symboliquement, car, au sens littral, il ne sappliquerait qu une infime partie des possibilits de manifestation ; le sens que nous lui donnons prsentement est en conformit avec tout ce que nous avons expos dans

    Le Symbolisme de la Croix.

  • 25

    contingente par rapport celle-ci ; nous pouvons mme dire que cette existence, tant

    quon ne la rapporte pas lunit comme nous venons de le faire, est purement illusoire ; cest lunit seule qui, tant son principe, lui donne toute la ralit dont elle est susceptible ; et lunit elle-mme, son tour, nest pas un principe absolu et se suffisant soi-mme mais cest du Zro mtaphysique quelle tire sa propre ralit.

    Ltre, ntant que la premire affirmation, la dtermination la plus primordiale, nest pas le principe suprme de toutes choses ; il nest, nous le rptons, que le principe de la manifestation, et on voit par l combien le point de vue

    mtaphysique est restreint par ceux qui prtendent le rduire exclusivement la seule

    ontologie ; faire ainsi abstraction du Non-tre, cest mme proprement exclure tout ce qui est le plus vraiment et le plus purement mtaphysique. Cela tant dit en

    passant, nous conclurons ainsi en ce qui concerne le point que nous venons de traiter :

    ltre est un en soi-mme, et, par suite, lExistence universelle, qui est la manifestation intgrale de ses possibilits, est unique dans son essence et sa nature

    intime ; mais ni lunit de ltre ni l unicit de lExistence nexcluent la multiplicit des modes de la manifestation, do lindfinit des degrs de lExistence, dans lordre gnral et cosmique, et celle des tats de ltre, dans lordre des existences particulires

    5. Donc, la considration des tats multiples nest

    aucunement en contradiction avec lunit de ltre, non plus quavec l unicit de lExistence qui est fonde sur cette unit, puisque ni lune ni lautre ne sont affectes en quoi que ce soit par la multiplicit ; et il rsulte de l que, dans tout le domaine de

    ltre, la constatation de la multiplicit, loin de contredire laffirmation de lunit ou de sy opposer en quelque faon, y trouve le seul fondement valable qui puisse lui tre donn, tant logiquement que mtaphysiquement.

    5 Nous ne disons pas individuelles , car dans ce dont il sagit ici sont compris galement les tats de

    manifestation informelle, qui sont supra-individuels.

  • 26

    CHAPITRE VI

    CONSIDRATIONS ANALOGIQUES

    TIRES DE LTUDE

    DE LTAT DE RVE

    Nous quitterons maintenant le point de vue purement mtaphysique auquel

    nous nous sommes plac, dans le chapitre prcdent, pour envisager la question des

    rapports de lunit et de la multiplicit, car nous pourrons peut-tre mieux encore faire comprendre la nature de ces rapports par quelques considrations analogiques,

    donnes ici titre dexemple, ou plutt d illustration , si lon peut ainsi parler1, et qui montreront dans quel sens et dans quelle mesure on peut dire que lexistence de la multiplicit est illusoire au regard de lunit, tout en ayant, bien entendu, autant de ralit quen comporte sa nature. Nous emprunterons ces considrations, dun caractre plus particulier, ltude de ltat de rve, qui est une des modalits de manifestation de ltre humain, correspondant la partie subtile (cest--dire non-corporelle) de son individualit, et dans lequel cet tre produit un monde qui procde

    tout entier de lui-mme, et dont les objets consistent exclusivement dans des

    conceptions mentales (par opposition aux perceptions sensorielles de ltat de veille), cest--dire dans des combinaisons dides revtues de formes subtiles, ces formes dpendant dailleurs substantiellement de la forme subtile de lindividu lui-mme, dont les objets idaux du rve ne sont en somme quautant de modifications accidentelles et secondaires

    2.

    Lhomme, dans ltat de rve, se situe donc dans un monde qui est tout entier imagin par lui

    3, dont tous les lments sont par consquent tirs de lui-mme, de sa

    propre individualit plus ou moins tendue (dans ses modalits extra-corporelles),

    comme autant de formes illusoires (myvi-rpa)4, et cela alors mme quil nen

    1 En effet, il ny a pas dexemple possible, au sens strict de ce mot, en ce qui concerne les vrits

    mtaphysiques, puisque celles-ci sont universelles par essence et ne sont susceptibles daucune particularisation, tandis que tout exemple est forcment dordre particulier, un degr ou un autre.

    2 Voir LHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. XIV.

    3 Le mot imagin doit tre entendu ici dans son sens le plus exact, puisque cest bien dune formation

    dimages quil sagit essentiellement dans le rve. 4 Voir LHomme et son devenir selon le Vdnta, p. 108.

  • 27

    possde pas actuellement la conscience claire et distincte. Quel que soit le point de

    dpart intrieur ou extrieur, pouvant tre fort diffrent suivant les cas, qui donne au

    rve une certaine direction, les vnements qui sy droulent ne peuvent rsulter que dune combinaison dlments contenus, au moins potentiellement et comme susceptibles dun certain genre de ralisation, dans la comprhension intgrale de lindividu ; et, si ces lments, qui sont des modifications de lindividu, sont en multitude indfinie, la varit de telles combinaisons possibles est galement

    indfinie. Le rve, en effet, doit tre regard comme un mode de ralisation pour des

    possibilits qui, tout en appartenant au domaine de lindividualit humaine, ne sont pas susceptibles, pour une raison ou pour une autre, de se raliser en mode corporel ;

    telles sont, par exemple, les formes dtres appartenant au mme monde, mais autres que lhomme, formes que celui-ci possde virtuellement en lui-mme en raison de la position centrale quil occupe dans ce monde5. Ces formes ne peuvent videmment tre ralises par ltre humain que dans ltat subtil, et le rve est le moyen le plus ordinaire, on pourrait dire le plus normal, de tous ceux par lesquels il lui est possible

    de sidentifier dautres tres, sans cesser aucunement pour cela dtre lui-mme, ainsi que lindique ce texte taoste : Jadis, raconte Tchoang-tseu, une nuit, je fus un papillon, voltigeant content de son sort ; puis je mveillai, tant Tchoang-tcheou. Qui suis-je, en ralit ? Un papillon qui rve quil est Tchoang-tcheou, ou Tchoang-tcheou qui simagine quil fut papillon ? Dans mon cas, y a-til deux individus rels ? Y a-t-il eu transformation relle dun individu en un autre ? Ni lun ni lautre ; il y a eu deux modifications irrelles de ltre unique, de la norme universelle, dans laquelle tous les tres dans tous leurs tats sont un

    6.

    Si lindividu qui rve prend en mme temps, dans le cours de ce rve, une part active aux vnements qui sy droulent par leffet de sa facult imaginative, cest--dire sil y joue un rle dtermin dans la modalit extra-corporelle de son tre qui correspond actuellement ltat de sa conscience clairement manifeste, ou ce quon pourrait appeler la zone centrale de cette conscience, il nen faut pas moins admettre que, simultanment, tous les autres rles y sont galement agis par lui,

    soit dans dautres modalits, soit tout au moins dans diffrentes modifications secondaires de la mme modalit, appartenant aussi sa conscience individuelle,

    sinon dans son tat actuel, restreint, de manifestation en tant que conscience, du

    moins dans lune quelconque de ses possibilits de manifestation, lesquelles, dans leur ensemble, embrassent un champ indfiniment plus tendu. Tous ces rles

    apparaissent naturellement comme secondaires par rapport celui qui est le principal

    pour lindividu, cest--dire celui o sa conscience actuelle est directement intresse, et, puisque tous les lments du rve nexistent que par lui, on peut dire quils ne sont rels quautant quils participent sa propre existence : cest lui-mme qui les ralise comme autant de modifications de lui-mme, et sans cesser pour cela

    dtre lui-mme indpendamment de ces modifications qui naffectent en rien ce qui constitue lessence propre de son individualit. De plus, si lindividu est conscient

    5 Voir Le Symbolisme de la Croix, pp. 28-29 et 197-198.

    6 Tchoang-tseu, ch. 11.

  • 28

    quil rve, cest--dire que tous les vnements qui se droulent dans cet tat nont vritablement que la ralit quil leur donne lui-mme, il nen sera aucunement affect alors mme quil y sera acteur en mme temps que spectateur, et prcisment parce quil ne cessera pas dtre spectateur pour devenir acteur, la conception et la ralisation ntant plus spares pour sa conscience individuelle parvenue un degr de dveloppement suffisant pour embrasser synthtiquement toutes les modifications

    actuelles de lindividualit. Sil en est autrement, les mmes modifications peuvent encore se raliser, mais, la conscience ne reliant plus directement cette ralisation la

    conception dont elle est un effet, lindividu est port attribuer aux vnements une ralit extrieure lui-mme, et, dans la mesure o il la leur attribue effectivement, il

    est soumis une illusion dont la cause est en lui, illusion qui consiste sparer la

    multiplicit de ces vnements de ce qui en est le principe immdiat, cest--dire de sa propre unit individuelle

    7.

    Cest l un exemple trs net dune multiplicit existant dans une unit sans que celle-ci en soit affecte ; encore que lunit dont il sagit ne soit quune unit toute relative, celle dun individu, elle nen joue pas moins, par rapport cette multiplicit, un rle analogue celui de lunit vritable et primordiale par rapport la manifestation universelle. Dailleurs, nous aurions pu prendre un autre exemple, et mme considrer de cette faon la perception ltat de veille8 ; mais le cas que nous avons choisi a sur celui-l lavantage de ne donner prise aucune contestation, en raison des conditions qui sont particulires au monde du rve, dans lequel lhomme est isol de toutes les choses extrieures, ou supposes extrieures

    9, qui constituent le

    monde sensible. Ce qui fait la ralit de ce monde du rve, cest uniquement la conscience individuelle envisage dans tout son dveloppement, dans toutes les

    possibilits de manifestation quelle comprend ; et, dailleurs, cette mme conscience, ainsi envisage dans son ensemble, comprend ce monde du rve au mme titre que

    tous les autres lments de la manifestation individuelle, appartenant lune quelconque des modalits qui sont contenues dans lextension intgrale de la possibilit individuelle.

    Maintenant, il importe de remarquer que, si lon veut considrer analogiquement la manifestation universelle, on peut seulement dire que, comme la

    conscience individuelle fait la ralit de ce monde spcial qui est constitu par toutes

    ses modalits possibles, il y a aussi quelque chose qui fait la ralit de lUnivers manifest, mais sans quil soit aucunement lgitime de faire de ce quelque chose

    7 Les mmes remarques peuvent sappliquer galement au cas de lhallucination, dans lequel lerreur ne

    consiste pas, comme on le dit dordinaire, attribuer une ralit lobjet peru, car il serait videmment impossible de percevoir quelque chose qui nexisterait en aucune faon, mais bien lui attribuer un mode de ralit autre que celui qui est vraiment le sien : cest en somme une confusion entre lordre de la manifestation subtile et celui de la manifestation corporelle.

    8 Leibnitz a dfini la perception comme lexpression de la multiplicit dans lunit (multorum in uno

    expressio), ce qui est juste, mais la condition de faire les rserves que nous avons dj indiques sur lunit quil convient dattribuer la substance individuelle (cf. Le Symbolisme de la Croix, pp. 34-35).

    9 Par cette restriction, nous nentendons aucunement nier lextriorit des objets sensibles, qui est une

    consquence de leur spatialit ; nous voulons seulement indiquer que nous ne faisons pas intervenir ici la question du

    degr de ralit quil y a lieu dassigner cette extriorit.

  • 29

    lquivalent dune facult individuelle ou dune condition spcialise dexistence, ce qui serait une conception minemment anthropomorphique et antimtaphysique.

    Cest alors quelque chose qui nest, par consquent, ni la conscience ni la pense, mais dont la conscience et la pense ne sont au contraire que des modes particuliers

    de manifestation ; et, sil y a une indfinit de tels modes possibles, qui peuvent tre regards comme autant dattributions, directes ou indirectes, de ltre universel, analogues dans une certaine mesure ce que sont pour lindividu les rles jous dans le rve par ses modalits ou modifications multiples, et par lesquelles il nest pas davantage affect dans sa nature intime, il ny a aucune raison de prtendre rduire toutes ces attributions une ou plusieurs dentre elles, ou du moins il ne peut y en avoir quune, qui nest autre que cette tendance systmatique que nous avons dj dnonce comme incompatible avec luniversalit de la mtaphysique. Ces attributions, quelles quelles soient, sont seulement des aspects diffrents de ce principe unique qui fait la ralit de toute la manifestation parce quil est ltre lui-mme, et leur diversit nexiste que du point de vue de la manifestation diffrencie, non du point de vue de son principe ou de ltre en soi, qui est lunit primordiale et vritable. Cela est vrai mme pour la distinction la plus universelle quon puisse faire dans ltre, celle de l essence et de la substance , qui sont comme les deux ples de toute la manifestation ; a fortiori en est-il ainsi pour des aspects

    beaucoup plus particuliers, donc plus contingents et dimportance secondaire10

    :

    quelque valeur quils puissent prendre aux yeux de lindividu, lorsque celui-ci les envisage de son point de vue spcial, ce ne sont l, proprement parler, que de

    simples accidents dans lUnivers.

    10 Nous faisons allusion ici, notamment, la distinction de l esprit et de la matire , telle que la pose,

    depuis Descartes, toute la philosophie occidentale, qui en est arrive vouloir absorber toute ralit, soit dans les deux

    termes de cette distinction, soit dans lun ou lautre seulement de ces deux termes, au-dessus desquels elle est incapable de slever (voir Introduction gnrale ltude des doctrines hindoues, pp. 137-142.

  • 30

    CHAPITRE VII

    LES POSSIBILITS

    DE LA CONSCIENCE INDIVIDUELLE

    Ce que nous venons de dire au sujet de ltat de rve nous amne parler quelque peu, dune faon gnrale, des possibilits que comporte ltre humain dans les limites de son individualit, et, plus particulirement, des possibilits de cet tat

    individuel envisag sous laspect de la conscience, qui constitue une de ses caractristiques principales. Bien entendu, ce nest pas au point de vue psychologique que nous entendons nous placer ici, quoique ce point de vue puisse se dfinir

    prcisment par la conscience considre comme un caractre inhrent certaines

    catgories de phnomnes qui se produisent dans ltre humain, ou, si lon prfre une faon de parler plus image, comme le contenant de ces mmes phnomnes

    1.

    Le psychologue, dailleurs, na pas se proccuper de rechercher ce que peut tre au fond la nature de cette conscience, pas plus que le gomtre ne recherche ce quest la nature de lespace, quil prend comme une donne incontestable, et quil considre simplement comme le contenant de toutes les formes quil tudie. En dautres termes, la psychologie na soccuper que de ce que nous pouvons appeler la conscience phnomnique , cest--dire la conscience considre exclusivement dans ses rapports avec les phnomnes, et sans se demander si elle est ou nest pas lexpression de quelque chose dun autre ordre, qui, par dfinition mme, ne relve plus du domaine psychologique

    2.

    Pour nous, la conscience est tout autre chose que pour le psychologue : elle ne

    constitue pas un tat dtre particulier, et elle nest dailleurs pas le seul caractre distinctif de ltat individuel humain ; mme dans ltude de cet tat, ou plus prcisment de ses modalits extra-corporelles, il ne nous est donc pas possible

    dadmettre que tout se ramne un point de vue plus ou moins similaire celui de la psychologie. La conscience serait plutt une condition de lexistence dans certains

    1 Le rapport de contenant contenu, pris dans son sens littral, est un rapport spatial ; mais ici il ne doit tre

    entendu qu