reconstitution paléogéographique

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de la région du Massif du Mont-Blanc et de la Vallée de l’Arve pendant le dernier maximum glaciaire - Approche chronologique Reconstitution paléogéographique I l y a environ 6 Ma 1 , se produit un refroidissement général du climat de la planète alors que notre monde évolue dans un environnement chaud depuis l'ère secondaire. A la fin du Pliocène, soit vers - 2,5 Ma, ce refroidissement s'accentue. Dans les Alpes, en altitude, l'accumulation des précipitations solides favorise la formation de petits glaciers qui vont commencer à façonner les cirques et à emprunter le réseau hydro- graphique préexistant. Cependant, les grandes périodes glaciaires ne débuteront que vers - 2 Ma. C'est le début du Quaternaire, appelé aussi Pléistocène, qui voit l'entrée en scène de l'Homme et la succession de nombreuses périodes froides dites "glaciations" au cours desquelles d'immenses glaciers recouvrent une grande partie du globe. A leur paroxysme, l'extension de ces glaciations nous apparaît diffi- cilement concevable : un quart des terres émergées dans les hautes lati- tudes sont couvertes de glace sous forme d' inlandsis 2 , analogues à l'actuel Groenland. Dans l'hémis- phère boréal, ces derniers recouvrent l'Amérique du Nord d'une épaisseur de glace de deux à trois mille mètres En Europe du nord, la calotte glaciaire scandinave s'avance jusqu'au nord de l'Allemagne et les Iles Britanniques sont en partie recouvertes par les glaces. Le volume des glaces fait varier le niveau des mers de 100 à 130 m et, à leur extension maximale, les inland- sis atteignent New York, Londres, Berlin, et les glaciers des Alpes s'a- vancent jusqu'à Lyon. Le massif alpin ne génère pas de calotte glaciaire ; de grands glaciers de vallées se mettent en place, con- traints par la topographie. Entre - 2 et - 1 Ma, époque de l'évo- lution des Homo habilis, on dénom- bre environ vingt-cinq épisodes glaciaires et interglaciaires, soit une périodicité de l'ordre de 40 000 ans. Il y a 800 000 ans, à peu près l'époque de la maîtrise du feu, le rythme change : la période passe de 40 000 à 100 000 ans. Les glaciations du Quaternaire Fig. 1 - Paléogéographie des fronts würmiens (complexe des moraines internes) et rissiens (complexe des moraines externes) Dossier Nature et Patrimoine en Pays de Savoie - Nature et Patrimoine en Pays de Savoie - ALSN - n°17 - 1 ALSN - n°17 - 11/2005 1/2005 19

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Page 1: Reconstitution paléogéographique

de la région du Massif du Mont-Blanc et de la Vallée de l’Arve pendant le dernier maximum glaciaire - Approche chronologique

Reconstitution paléogéographique

Il y a environ 6 Ma1, se produit unrefroidissement général du climat

de la planète alors que notre mondeévolue dans un environnement chauddepuis l'ère secondaire.A la fin du Pliocène, soit vers - 2,5 Ma,ce refroidissement s'accentue. Dansles Alpes, en altitude, l'accumulationdes précipitations solides favorise laformation de petits glaciers qui vontcommencer à façonner les cirques età emprunter le réseau hydro-graphique préexistant.Cependant, les grandes périodesglaciaires ne débuteront que vers - 2 Ma. C'est le début du Quaternaire,appelé aussi Pléistocène, qui voitl'entrée en scène de l'Homme et lasuccession de nombreuses périodesfroides dites "glaciations" au coursdesquelles d'immenses glaciersrecouvrent une grande partie duglobe. A leur paroxysme, l'extensionde ces glaciations nous apparaît diffi-cilement concevable : un quart desterres émergées dans les hautes lati-tudes sont couvertes de glace sousforme d'inlandsis2, analogues àl'actuel Groenland. Dans l'hémis-phère boréal, ces derniers recouvrentl'Amérique du Nord d'une épaisseurde glace de deux à trois mille mètresEn Europe du nord, la calotteglaciaire scandinave s'avancejusqu'au nord de l'Allemagne et lesIles Britanniques sont en partierecouvertes par les glaces. Le volume des glaces fait varier leniveau des mers de 100 à 130 m et,à leur extension maximale, les inland-sis atteignent New York, Londres,Berlin, et les glaciers des Alpes s'a-vancent jusqu'à Lyon.Le massif alpin ne génère pas decalotte glaciaire ; de grands glaciers

de vallées se mettent en place, con-traints par la topographie.Entre - 2 et - 1 Ma, époque de l'évo-lution des Homo habilis, on dénom-bre environ vingt-cinq épisodesglaciaires et interglaciaires, soit une

périodicité de l'ordre de 40 000 ans. Ily a 800 000 ans, à peu près l'époquede la maîtrise du feu, le rythmechange : la période passe de 40 000à 100 000 ans.

Les glaciations duQuaternaire

Fig. 1 - Paléogéographie des fronts würmiens (complexe desmoraines internes) et rissiens (complexe des moraines externes)

Dossier

Nature et Patrimoine en Pays de Savoie - Nature et Patrimoine en Pays de Savoie - ALSN - n°17 - 1ALSN - n°17 - 11/20051/2005 19

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Historique des recherches

Ala fin du XIXe siècle, la commu-nauté scientifique reconnaît les

traces des glaciations à l'extérieur dumassif alpin et sur les plaines du piémont où de nombreux dépôtsglaciaires (moraines, nappes allu-viales) sont bien préservés.Au début du XXe siècle, les géo-graphes allemands, PENCK etBRUCKNER avancent l'idée de qua-tre avancées glaciaires durant le qua-ternaire. Ils choisissent le nom dequatre rivières affluentes du Danubepour désigner quatre maxima d'intensité glaciaire, définissant ainsiquatre glaciations par ordre d'ancien-neté croissante : Würm, Riss, Mindelet Günz. Aujourd'hui, leurs travauxconstituent toujours une référence. Ilsfurent les premiers à reconnaîtredeux complexes morainiques d'âgedifférent à la périphérie de l'arc alpin.On les identifie depuis le sud deGrenoble jusqu'au nord du Jura : - Le complexe des moraines externesreprésente la plus grande extensiondes glaciers alpins vers l'Ouest.Recouvrant la région de la Dombe etl'ensemble de la région lyonnaise, ilest attribué à plusieurs épisodesglaciaires du Mindel et du Riss.- Le complexe des moraines internes,en retrait de 10 à 40 km du précédentselon la région considérée, estattribué à la dernière glaciationWürm. (Voir Fig. 1).

Les glaciations anciennesdu Mindel et du Riss

C'est une longue période durantlaquelle les glaciers des Alpes

atteignent alors leur plus grandeextension. Il y a 450 000 ans(Mindel), puis entre - 380 000 et - 140 000 (Riss), ces glaciers trans-portent les débris alpins jusqu'à Lyoncomme en témoignent les moraines àmatériel alpin de Fourvière et de laCroix Rousse. Les glaciers du Rhôneet de l'Arve entretiennent alors unvaste lobe glaciaire s'étalant sur larégion lyonnaise et les Dombes.Que reste-t-il dans la vallée de l'Arvede ce paroxysme glaciaire du Riss ?

En fait, peu de chose : seulementquelques reliques, sous la formed'anciennes surfaces d'érosion per-chées à 2 000 m d'altitude, comme leplateau du Petit Croise Baulet. Lasurface du glacier de l'Arve dépassaitprobablement cette altitude dansl'ombilic de Sallanches. Plus en aval,ce sont des blocs de granite aban-donnés sur le flanc Est de la Pointed'Andey à 1 665 m et en rive droite dela vallée, au Môle à 1 550 m. Ondécouvre des grès de Taveyannaz etdes gneiss des Aiguilles Rouges aucol de Cenise à 1 720 m, puis desblocs erratiques3 au Salève à plus de1 300 m, prouvant que ce sommetdisparaissait épisodiquement sousles glaces durant le Riss.

Le dernier maximum dupléistocène récent :

le maximum würmien

Il y a 80 000 ans, commencent lespremiers épisodes froids de la

glaciation du " Würm". Le climat de lapremière partie de la glaciation wür-mienne (pléniglaciaire inférieur) estparticulièrement froid et humide : lesglaciers alpins atteignent pour la plu-part leur plus grande extension entre

- 55 000 et - 65 000 ans ; l'englace-ment est de longue durée, toutes lesvallées alpines sont occupées par lesglaces issues des hauts massifs.Cette période est suivie d'épisodesplus tempérés appelés les "inter-stades würmiens". Puis, le climat serefroidit à nouveau il y a 30 000 ans ; les dix millénaires quisuivent, désignés sous le vocable depléniglaciaire supérieur, sont les plusfroids de la glaciation würmienne etles glaciers progressent à nouveau.

Le cadre géographique

Le bassin de l'Arve atteint unesuperficie de 1 856 km2, avec une

altitude moyenne de 1 427 m (voirFig. 2). Il culmine au sommet duMont-Blanc à 4 807 m et s'abaisse à375 m dans le bassin genevois.L'altitude moyenne du massif estainsi très élevée et la topographietrès tourmentée.

La région du massifdu Mont-Blanc

pendant le derniermaximum glaciaire

Fig. 2 - Le massif duMont-Blanc et lebassin de l'Arve

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Dossier

De nos jours, la glaciation du Mont-Blanc est essentiellement concentréesur le massif du Mont-Blanc (stricto-sensu). Ce massif regroupe près de170 km2 de glace et 101 glaciers. Ilporte 15 glaciers de plus de 5 km2 etparmi eux le plus grand et le plusfameux glacier des Alpes occiden-tales françaises : la Mer de Glace,vaste complexe glaciaire de près de40 km2 et 12 km de long. La région étudiée est traversée par lecours de l'Arve qui coule sur le fondd'une vallée ancien-nement surcreusée etfaçonnée par les glaciersqui se sont succédés aucours des épisodesfroids du Pléistocène.L'Arve est issue desmassifs du Mont-Blanc etdes Aiguilles Rouges quifont partie des massifsdits "cristallins externes"des Alpes. Quittant ledomaine cristallin, enaval du verrou desGurres à Servoz, lecours de l'Arve suit untracé sensiblement per-pendiculaire à la direc-tion générale des unitéstectoniques. Son courstraverse successivementles unités mésozoïquesdes nappes delphino - helvétiques dePlaté, des Aravis et des Bornes, puisla bordure sud des nappes charriéesdu Chablais avant de parcourir lesterrains molassiques de la basse val-lée et du plateau des Bornes. L'Arvetermine sa course au contact duchaînon jurassien du Salève où ellerejoint le Rhône.

La reconstitution paléogéographique

Durant la dernière périodeglaciaire, les glaciers alpins ont

largement débordé sur le piémontcomme en témoignent les nombreuxcordons morainiques appartenant au complexe des moraines internes(Fig. 1).

La haute vallée de l'Arve et le massifdu Mont-Blanc, en position centrale

durant cette période, se situaiententièrement dans la zone d'accumu-lation de neige.Ainsi, durant cette phase d'englace-ment maximal, les processus d'éro-sion glaciaire dominaient dans larégion du massif du Mont-Blanc. Lesformes de dépôts sont quasi inexis-tantes car un glacier ne construit pasde moraines en zone d'accumulation ;les dépôts apparaissent en aval de laligne d'équilibre glaciaire. Cependant,dans la périphérie du massif du Mont-

Blanc, la présence de dépôts et deblocs erratiques s'explique parl'abaissement de la surface du glacier au début de la déglaciation ;les dépressions et les replats commeles sommets de l'Arpille, du Prarionou du Mont d'Arbois ont alors piégéde nombreux dépôts glaciairespréservés jusqu'à aujourd'hui.

De nos jours, bien après le retrait desglaces, de nombreuses formes d'éro-sion subsistent encore.En nous appuyant sur la cartographiedétaillée de ces formes, notre étude àgrande échelle nous permet de pro-poser une reconstitution paléogéo-graphique cohérente de la région dumassif du Mont-Blanc et de la valléede l'Arve pendant le maximum würmien.

1. Les formes d'érosion : la "trimline"

L'action érosive d'un glacier tempéré

(proche du point de fusion) imprimeun modelé qui se différencie de celuides zones non recouvertes par laglace, soumises aux seuls agentsd'érosion atmosphérique.La trimline est définie par Thorp(1981) comme la zone de transitionentre la partie inférieure d'un versant,affectée par les processus d'érosionglaciaire, et la partie supérieure de ceversant présentant une forte rugositécar soumise à l'érosion périglaciaireet aux agents atmosphériques. La

zone supérieure montreune topographie tour-mentée aux arêtesdécoupées et striées decouloirs d’éboulisation,la partie basse offre unetopographie propre auxmodelés d’érosionglaciaire (roches mou-tonnées, polissage, striation, défonçage,débitage). La préserva-tion des formes d'éro-sion dépend essentielle-ment de la naturelithologique des ver-sants. Cette limite s'ex-prime de façon très nettesur les rochesendogènes. La trimlinereprésente ainsi l'altitudemaximale atteinte par le

glacier principal (voir Fig. 3).

2. La préservation des "trimlines" : héritage du derniermaximum glaciaire ?

La morphogenèse4 très active desmassifs cristallins résulte principale-ment de l'action conjointe desprocessus suivants :- L'érosion mécanique (cryoclastie) etchimique.Des taux d'érosion minimaux comprisentre 5 et 10 mm par millénaire sontcouramment admis, ce qui correspondà un minimum d'érosion du modeléglaciaire de 200 mm depuis lepléniglaciaire supérieur (~ 25 000BP5) et de 500 mm depuis lepléniglaciaire inférieur (~ 60 000 BP). - Des rééquilibrages post-glaciairesd'ordre gravitaire comme les décom-pressions des versants (écroule-ments).

Fig. 3 - Trimline sur le versant sud de l'Aiguille de Loria. Le massif cristallin des Aiguilles Rouges se prête particulièrement bien à la préservation du modelé

d'érosion glaciaire (photo, Coutterand, 2002).

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- Une tectonique active aux vitessesd'exhumation rapides (~ 1 mm par andans le massif du Mont-Blanc).Ces processus morphogénétiquestrès rapides ne permettent pas lapréservation d'un modelé d'érosionglaciaire antérieure au maximumwürmien (épisodes glaciaires anciensdu Pléistocène moyen). D'autre part, les extensions sur le pié-mont du complexe glaciaire Arve-Rhône ont été très proches pour lesdeux derniers épisodes glaciaires.Etant donné cette faible différence delongueur, il est vraisemblable que lasurface des glaciers des deuxdernières glaciations présente desaltitudes similaires dans les zonesamont. Par conséquent, les trimlinesindiquent bien l'altitude atteinte par laglace durant le dernier maximumglaciaire.

3. Méthode de reconstitution

Dans la région du massif du Mont-Blanc, soixante points permettant d'i-dentifier les positions et les altitudesdes trimlines, ont été relevés et car-tographiés ; ils ont été numériséspuis interpolés à l'aide d'un systèmed'information géographique. Il enrésulte une reconstitution de la sur-face de l'englacement pendant ledernier maximum glaciaire, qui intè-gre également la réactualisation de lacarte de la Suisse au maximum wür-mien (Jäckli, 1970) de l'atlas de laSuisse.

4. Acquisition des données etpaléogéographie

Toutes les vallées étudiées présen-tent sur leurs versants les tracesd'une occupation glaciaire jusqu'auxaltitudes de 2 500 - 2 800 m dans lesparties amont et 2 000 m dans lesparties aval.

Le Val Ferret suisse :La lithologie6 (granite) de la rivegauche du Val Ferret permet uneremarquable préservation des formesd'érosion. La cartographie des trim-lines de la rive gauche du Val Ferretsuisse nous permet de reconstituer lasurface du LGM (Last GlacialMaximum) : de l'altitude de 2 800 m

au-dessus du col Ferret, elles'abaisse à 2 450 m sur Praz-de-Fort,à 2 300 m sur Orsières et 2 200 m auNord du Catogne.

Haute vallée de l'ArveEn rive gauche de la vallée : lesformes du relief à la base desAiguilles de Chamonix ont souventété interprétées comme des épaule-ments d'auge, compatibles avec l'alti-tude atteinte par le glacier principal.Mais ces épaulements (Plan del'Aiguille) correspondent aussi à unedifférence litho structurale entre l'in-trusion granitique des aiguilles et lesgneiss du Plan de l'Aiguille. La cartographie des trimlines identi-fiées au niveau des paléo conflu-ences des appareils du massif duMont-Blanc avec le glacier principalde l'Arve, révèle les altitudes de lasurface du glacier occupant la valléede Chamonix : 2 500 m au glacier duTour, 2 450 m au glacier d'Argentière,2 300 m à la Mer de Glace, 2 200 msous l'Aiguille du Goûter.

En rive droite : le versant Est desAiguilles Rouges porte partout lestraces d'une occupation glaciaire tar-dive : jusqu'au Dryas récent, tous lescirques étaient englacés. Les arêtespartageant les cirques mettent en évidence plusieurs trimlines, témoinsde l'altitude atteinte par l'écoulementdu glacier de l'Arve en contact avec lemassif des Aiguilles Rouges. Leursaltitudes s'abaissent de 2 350 m surl'arête des Crochues à 2 200 m au colde Bel Lachat, versant sud duBrévent. La présence de "sillonsrocheux" et "dos de baleine" orientésvers le nord-ouest suggère le fonc-tionnement d'une diffluence7 vers lebassin de la Diosaz.A l'amont de la vallée de Chamonix, àchaque épisode froid du Pléistocènemoyen et récent, la diffluence desglaciers du Tour et d'Argentière parles cols des Montets, des Posettes etde Balme a fonctionné. Ces deuxappareils alimentaient le glacier duRhône par les vallées de l'Eau Noireet du Trient dès que leur surfacedépassait 1 600 m d'altitude sur lesflancs de la vallée de l'Arve. La direction de l'écoulement de cesdeux appareils est confirmée : en

effet, au nord du col des Montets, àproximité du sommet de la montagnedes Posettes (2 200 m), on observedans les conglomérats du Permienun poli glaciaire aux stries orientéesselon un axe SSE-NNW, en directionde la vallée du Rhône.

Sud du massif et Val MontjoieLa rive droite du Val Montjoie permetd'identifier plusieurs trimlines imputa-bles à l'écoulement du glacier de Tréla Tête. Les roches moutonnées de laGrande Roche de Tré la Têteatteignent 2 350 m d'altitude. En rivegauche de la vallée du Bon Nant, ausud du col du Joly, l'Aiguille deRoselette (cristallin) présente unépaulement et une trimline à l'altitudede 2 250 m. Ces observations mettent en évi-dence deux diffluences : la premièrepar le col de la Fenêtre (2 240 m) etla seconde par le col du Joly (1 989m). Les glaces du haut Val Montjoiedébordaient alors vers le Beaufortain.Les dépôts cristallins et les blocserratiques rencontrés sur les crêtesdu Mont d'Arbois (1 827 m) prouventque les arêtes situées au nord-ouestdu Mont Joly ont été recouvertes parl'écoulement glaciaire issu du massifdu Mont-Blanc. Plus en aval, depuisl'ombilic de Sallanches, le glacier del'Arve diffluait en une vaste nappevers le glacier de l'Isère par le seuilde Megève et la vallée de l'Arly.

Sud-est du massif du Mont-Blanc :Val Ferret italien et Val Veni C'est dans ces deux vallées que lesformes d'érosion glaciaire sont lesmieux préservées grâce à la litholo-gie (granite) du versant est du massifdont les dénivellations atteignent 2 000 à 2 500 m. De ce fait, la géomorphologie nous permet aisé-ment de préciser l'altitude atteinte parles flux glaciaires. Dans le Val Ferret,les trimlines atteignent l'altitude de 2 750 m au niveau de Pré-de-Bar etaux Monts Rouges de Triolet, puis 2 675 m sous l'Aiguille de la Brenva,le Mont Chétif (2 443 m) et la mon-tagne de la Saxe (2 348 m) disparaissant sous le glacier.La géomorphologie au sud du colFerret démontre que la surface dumaximum était supérieure d'une

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Page 5: Reconstitution paléogéographique

centaine de mètres à celle duVal Ferret suisse ; cettepaléogéographie confirme lamise en place d'une diffluencevers le nord (Val Ferret suisse)par les dépressions du Petit etdu Grand col Ferret.Dans le Val Veni, les trimlinesatteignent plus de 2 800 m d'alti-tude aux Aiguilles Rouges duBrouillard et 2 850 m au nord ducol de la Seigne. En rive droitedu Val Veni, l'altitude atteintepar la surface du glacier lui per-mettait de déborder une grandepartie des crêtes situées àl'ouest du Mont Favre (2 967 m)et de s'écouler au sud vers lebassin de la Thuile.Dans la vallée des Glaciers, ausud-ouest du col de la Seigne,les trimlines témoignent d'une sur-face glaciaire proche de 2 800 m. Six kilomètres en aval, les formesd'érosion reconnues au Cormet deRoselend suggèrent le fonction-nement d'une diffluence de l'appareilde la vallée des Glaciers vers leBeaufortain.

La moyenne et la basse vallée del'ArveL'altitude élevée et la puissante ali-mentation des massifs du Mont-Blancet des Aiguilles Rouges permettaient

au glacier de l'Arve d'atteindre unealtitude proche de 1 900 m dans l'om-bilic de Sallanches. La préservationdu modelé d'érosion glaciaire serévèle très médiocre dans les rochessédimentaires. On observe cepen-dant, au-dessus du verrou de Cluses,dans les calcaires urgoniens, à l'alti-tude de 1 650 mètres, une surface deroches moutonnées en "dos debaleines" orientées dans le sens del'écoulement du glacier de l'Arve. Cedernier débordait alors les crêtes versla vallée du Reposoir. Ce modeléglaciaire, aujourd'hui transformé en

lapiés de ruissellement,traduit bien l'action érosivede la glace basale en con-tact avec les calcaires. Au nord, après avoir franchile verrou de Cluses-Magland, la surface du gla-cier s'abaissait à l'altitude de1 500 m à l'aval de celui-ci,puis à 1400 m entre lapointe d'Andey et le Môle.En contact avec le versantEst du Salève, à l'altitude de1200 m, ce vaste flux s'é-coulait sur le plateau desBornes (col d'Evires et duSappey), pour retrouver leglacier du Rhône au sud duSalève à l'altitude de 1 100 m.Les appareils glaciaires,issus des massifs préalpins

(Giffre, Reposoir et Borne)rejoignaient le glacier de l'Arve entre1 500 m et 1 300 m d'altitude. Dans larégion genevoise, seuls les Voironset le Salève émergeaient de ce vasteflux glaciaire. Au sud du Salève, dansla région de l'Albanais, le courantprincipal était réactivé par les ice-treams issus du glacier de l'Isère parles cluses de Chambéry et d'Annecy.Ces puissants fleuves de glace réu-nis dans la région de l'actuel lac duBourget, s'écoulaient vers les plainesdu Lyonnais, à l'ouest de la Dent du

Fig. 4 - Trimlines du versant est du massif du Mont-Blanc (Val Ferret, Italie). La préservation

du modelé d'érosion glaciaire (lithologie3 : granite) autorise une reconstitutionprécise de la surface du "maximum würmien".

Fig. 5 - Au "maximumwürmien", leglacier de l'Arveen contact avecle versant est duSalève diffluevers le sud sur leplateau desBornes.

Dossier

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Page 6: Reconstitution paléogéographique

Chat, par les dépressions (col del'Epine) et par la vallée du Rhône.Avant de déboucher sur les plainesdu Bas-Dauphiné, le glacier duRhône s'ouvrait un passage entre leGrand Colombier et la Montagne duChat. Il débouchait alors dans ladépression de Morestel et se heurtaità l'obstacle du plateau de Crémieu,relief tabulaire formé de calcaired'âge jurassique. Ses altitudes sontbasses et le glacier würmien l'afacilement submergé. Au-delà, lesglaces formaient un vaste lobeglaciaire appelé "lobe de piémont"sur une largeur de 30 km. Cetteavancée maximale est bien matéria-lisée par le complexe des morainesde Grenay, situé à 15 km de Lyon ;c'est le complexe des morainesinternes. Les nombreux blocs erra-tiques de granite du Mont-Blanc, etde roches du Valais que l'on rencon-

tre aujourd'hui, jalonnent le parcoursdu glacier, à l'image de la Pierre duBon Dieu près de Treps. Entre le bassin lémanique et la régionlyonnaise, le glacier würmien peutêtre considéré comme un vaste glacierde piémont dont l'existence est liée àune alimentation puissante située àl'amont, c'est-à-dire dans les partiescentrales de la zone alpine, en amontdu bassin lémanique et du verrou deCluses. C'est elle qui fournit l'essen-tiel de la glace (zone d'alimentation)tandis que la région aval constitue lazone d'ablation (voir Fig. 5).

Synthèse concernant le maximumwürmien du Pays du Mont-Blanc

Notre reconstitution paléogéo-graphique met en évidence quatreprincipales zones d'accumulation

(voir Fig. 6 et 7) :- Haute vallée de l'Arve (les Posettes,col de Balme), surface du glacier ~ 2 400 m d'altitude.- Haut Val Montjoie, surface du glacier ~ 2 300 m altitude. - Val Ferret italien (Pré de Bar), alti-tude 2 800 m. - Val Veni, altitude 2 850 m et hautevallée des Glaciers, altitude 2 800 m

L'altitude atteinte par l'englacementsuggère l'existence de plusieurs diffluences :- Glaciers du Tour et d'Argentièrevers le glacier du Rhône.- Glacier de Bérard vers le bassin dela Diosaz.- Glacier de Ferret italien vers le glacier du Rhône.- Glacier de l'Arve vers le glacier del'Isère. - Glacier de l'Arve par le col de BelLachat vers le bassin de la Diosaz.- Glacier du Bon Nant vers leBeaufortin.- Glacier du Val Veni vers la valléedes Glaciers et le bassin de la Thuile

5. Approche chronologique,l'âge du maximum würmien

En ce qui concerne l'âge du derniermaximum d'englacement, la questionest encore très controversée. Pourcertains auteurs comme GérardNICOUD de l'université de Savoie, lemaximum du Rhône et de l'Isèreserait antérieur aux interstades wür-miens, soit plus ancien que 40 000BP, pour d'autres, Michel CAMPY(Université de Franche-Comté) etChristian SCHLÜCHTER (Universitéde Berne) le maximum se seraitdéroulé entre 21 et 23 000 BP, soit àla fin du Würm, le pléniglaciairesupérieur. Actuellement, de nom-breux travaux sont en cours pouraffiner la chronologie ; depuis plusd'une dizaine d'années, une tech-nique de datation utilisant les raresnucléides produits par l'interaction durayonnement cosmique avec lesroches de surface a été développéeet appliquée à la datation de la géo-morphologie. En collaboration avecles physiciens du CEREGE d'Aix-en-Provence, nous utilisons la mesure

Fig. 6 - Carte SIG après interpolation où l'équidistance

des courbes de niveau est de 100 m (collaboration J. F. Buoncristiani, Université de Bourgogne)

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Page 7: Reconstitution paléogéographique

Fig. 7 - Reconstitution paléogéographique du massif du Mont-Blanc au maximum würmien. Direction des flux et diffluences (équidistance des courbes de niveau 100 m).

Dossier

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Bibliographie

Page 8: Reconstitution paléogéographique

Fig. 8 - Les Alpes du nord au maximum würmien (équidistance des courbes de niveau 200 m)

des âges d'exposition des roches(mesure des cosmogéniques in situ,Be8). Les résultats obtenus semblentprometteurs ; nous avons appliquécette méthode aux blocs erratiquesde l'Arpille de Ravoire (2 065 m). Cesblocs de granite du Mont-blanc ontété déposés peu après le maximum,au cours de l'abaissement de la sur-face du glacier. L'âge obtenu de 26 427 ± 1 500 BP demande à êtreconfirmé par d'autres datations.

Conclusion

Cette reconstitution paléogéo-graphique (voir Fig. 7 et 8) révèle

que les massifs du Mont-blanc et desAiguilles Rouges, par leurs altitudesélevées, nourrissaient une puissantenappe de glace. L'altitude atteinte parles flux issus de ces deux massifs

permettait la mise en place d'impor-tantes digitalisations. L'englacementpuissant du Nord du massif du Mont-Blanc constituait alors un obstacle àl'écoulement des glaces valaisannescontraignant le glacier du Rhône às'écouler vers le Nord.La vitesse des processus d'altérationnous permet d'attribuer un âge jeuneà la genèse des trimlines. Le résultatdes datations doit être considérécomme un âge minimal. En consi-dérant les datations disponibles dansles zones aval et l'âge obtenu sur lesblocs de l'Arpille, le dernier maximumglaciaire pourrait être calé entre 30 000 et 26 000 BP (voir Fig. 7 et 8).

COUTTERAND Sylvain,EDYTEM, CISM Universitéde Savoie, F-73376 Le Bourget du Lac Cedex

26 Nature et Patrimoine en Pays de Savoie - Nature et Patrimoine en Pays de Savoie - ALSN - n°17 - 1ALSN - n°17 - 11/20051/2005

1Ma : million d’années.2Inlandsis : calotte glaciaire recou-vrant une surface continentale.3Bloc erratique : rocher isolé ausol dont la présence s’explique parle transport d’un glacier aujourd’huidisparu.4Morphogenèse : naissance etévolution des formes du relief parles déformations de la croûte ter-restre, le volcanisme, l’érosion et lasédimentation.5BP : Before Present, avant 19506Lithologie : nature des rochesd’une formation géologique.7Diffluence : fait pour un coursd’eau ou pour un glacier, de sediviser en plusieurs bras qui ne serejoignent pas vers l’aval. 8Be : symbole chimique du béryl-lium