tiqqun l'hypothese cybernetique

59
L’hypothèse cybernétique

Upload: fernando-sanchez

Post on 28-Dec-2015

61 views

Category:

Documents


5 download

TRANSCRIPT

Page 1: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

L’hypothèse cybernétique

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 222

Page 2: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

«Nous pouvons rêver à un temps où la machine àgouverner viendrait suppléer – pour le bien ou pour

le mal, qui sait? – l’insuffisance aujourd’huipatente des têtes et des appareils coutumiers de la

politique.»Père Dominique Dubarle,

Le Monde, 28 décembre 1948

«Il y a un contraste frappant entre le raffinementconceptuel et la rigueur qui caractérisent les

démarches d’ordre scientifique et technique et lestyle sommaire et imprécis qui caractérise les

démarches d’ordre politique. […] On est amené à sedemander s’il y a là une sorte de situation indépas-

sable, qui marquerait les limites définitives de larationalité, ou si l’on peut espérer que cette impuis-sance sera un jour surmontée et que la vie collective

sera finalement entièrement rationalisée.»Un encyclopédiste cybernéticien

dans les années soixante-dix

225224

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 224

Page 3: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

«ILS ONT VOULU UNE AVENTURE et la vivre avec vous.C’est finalement la seule chose à dire. Ils croientrésolument que le futur sera moderne: différent, pas-sionnant, difficile sûrement. Peuplé de cyborgs etd’entrepreneurs aux mains nues, de fièvres bour-sières et d’hommes neuronaux. Comme l’est déjà leprésent pour ceux qui veulent le voir. Ils croient quel’avenir sera humain, voire féminin – et pluriel ; pourque chacun le vive, et que tous y participent. Ce sonteux les Lumières que nous avions perdues, les fan-tassins du progrès, les habitants du XXIe siècle. Ilscombattent l’ignorance, l’injustice, la misère, lessouffrances de tout ordre. Ils sont là où ça bouge, làoù il se passe quelque chose. Ils ne veulent rien rater.Ils sont humbles et courageux, au service d’un intérêtqui les dépasse, guidés par un principe supérieur. Ilssavent poser les problèmes mais aussi trouver lessolutions. Ils nous feront franchir les frontières lesplus périlleuses, nous tendront la main depuis lesrivages du futur. Ils sont l’Histoire en marche, dumoins ce qu’il en reste, car le plus dur est derrièrenous. Ce sont des saints et des prophètes, de véri-tables socialistes. Cela fait longtemps qu’ils ont com-pris que mai 1968 n’était pas une révolution. La vraierévolution, ils la font. Ce n’est plus qu’une questiond’organisation et de transparence, d’intelligence etde coopération. Vaste programme! Et puis…»

227

I

Il n’est probablement aucun domaine de la penséeou de l’activité matérielle de l’homme, dont onpuisse dire que la cybernétique n’y aura pas, tôt outard, un rôle à jouer.

Georges BoulangerLe dossier de la cybernétique, utopie ou science dedemain dans le monde d’aujourd’hui, 1968

Le grand circonvers veut des circuits stables, descycles égaux, des répétitions prévisibles, des comp-tabilités sans trouble. Il veut éliminer toute pulsionpartielle, il veut immobiliser le corps. Telle l’anxiétéde l’empereur dont parle Borgès, qui désirait unecarte si exacte de l’empire qu’elle devait recouvrirle territoire en tous ses points et donc le redoubler àson échelle, si bien que les sujets du monarque pas-saient tant de temps et usaient tant d’énergies à lafignoler et à l’entretenir que l’empire « lui-même»tombait en ruines à mesure que se perfectionnaitson relevé cartographique, – telle est la folie dugrand Zéro central, son désir d’immobilisation d’uncorps qui ne peut «être» que représenté.

Jean-François LyotardÉconomie libidinale, 1973

226

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 226

Page 4: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

qu’une justification rémanente, l’alibi du crime quo-tidien perpétré par la cybernétique.

C ritiques rationalistes de la «croyance écono-mique» ou de « l’utopie néo-technologique», cri-

tiques anthropologiques de l’utilitarisme dans lessciences sociales et de l’hégémonie de l’échangemarchand, critiques marxistes du «capitalismecognitif» qui voudraient lui opposer le «communis-me des multitudes», critiques politiques d’une uto-pie de la communication qui laisse resurgir les piresfantasmes d’exclusion, critiques des critiques du«nouvel esprit du capitalisme» ou critiques de « l’É-tat pénal» et de la surveillance qui se dissimulentderrière le néo-libéralisme, les esprits critiques sem-blent peu enclins à tenir compte de l’émergence dela cybernétique comme nouvelle technologie de gou-vernement qui fédère et associe aussi bien la disci-pline que la biopolitique, la police que la publicité,ses aînés aujourd’hui trop peu efficaces dans l’exer-cice de la domination. C’est dire que la cybernétiquen’est pas, comme ON voudrait l’entendre exclusive-ment, la sphère séparée de la production d’informa-tions et de la communication, un espace virtuel quise surimposerait au monde réel. Elle est bien plutôtun monde autonome de dispositifs confondus avec leprojet capitaliste en tant qu’il est un projet politique,une gigantesque «machine abstraite» faite demachines binaires effectuées par l’Empire, formenouvelle de la souveraineté politique, il faudrait direune machine abstraite qui s’est fait machine deguerre mondiale. Deleuze et Guattari rapportentcette rupture à une forme nouvelle d’appropriationdes machines de guerre par les États-nations : «C’estseulement après la Seconde guerre mondiale quel’automatisation, puis l’automation de la machine deguerre, ont produit leur véritable effet. Celle-ci,

229

L’hypothèse cybernétique

PARDON ! QUOI ? QUE DITES-VOUS ? Quel programme?Les pires cauchemars, vous le savez, sont souvent lesmétamorphoses d’une fable, de celles que l’ON nousracontait lorsque nous étions enfants afin de nousendormir et de parfaire notre éducation morale. Lesnouveaux conquérants, ceux que nous appelleronsici les cybernéticiens, ne forment pas un parti orga-nisé – ce qui nous eût rendu la tâche plus facile –mais une constellation diffuse d’agents, agis, possé-dés, aveuglés par la même fable. Ce sont les assas-sins du temps, les croisés du Même, les amoureux dela fatalité. Ce sont les sectateurs de l’ordre, les pas-sionnés de la raison, le peuple des intermédiaires.Les Grands Récits peuvent bien être morts comme lerépète à souhait la vulgate postmoderne, la domina-tion reste constituée par des fictions-maîtresses. Cefut le cas de cette Fable des Abeilles que publiaBernard de Mandeville dans les premières annéesdu XVIIIe siècle et qui fit tant pour fonder l’économiepolitique et justifier les avancées du capitalisme. Laprospérité, l’ordre social et politique n’y dépen-daient plus des vertus catholiques de sacrifice maisde la poursuite par chaque individu de son intérêtpropre. Les «vices privés» y étaient déclarés garan-ties du «bien commun». Mandeville, « l’Homme-Diable» comme ON l’appelait alors, fondait ainsi,contre l’esprit religieux de son temps, l’hypothèselibérale qui inspira plus tard Adam Smith. Bienqu’elle soit régulièrement réactivée, sous les formesrénovées du libéralisme, cette fable-là est aujour-d’hui caduque. Il en découlera, pour les esprits cri-tiques, que le libéralisme n’est plus à critiquer. C’estun autre modèle qui a pris sa place, celui-là mêmequi se cache derrière les noms d’Internet, de nou-velles technologies de l’information et de la commu-nication, de «Nouvelle Économie» ou de géniegénétique. Le libéralisme n’est plus désormais

228

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 228

Page 5: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

réfutations les plus solides de l’hypothèse libérale.Ce que Foucault appellera plus tard, d’un ton badin,«mort de l’Homme» n’est rien d’autre d’ailleurs quele ravage suscité par ces deux scepticismes, l’un endirection de l’individu, l’autre de la société, et provo-qués par la Guerre de Trente ans qui affectal’Europe et le monde pendant la première moitié dusiècle dernier. Le problème que pose le Zeitgeist deces années, c’est à nouveau de «défendre la société»contre les forces qui conduisent à sa décomposition,de restaurer la totalité sociale en dépit d’une crisegénérale de la présence qui afflige chacun de sesatomes. L’hypothèse cybernétique répond par consé-quent, dans les sciences naturelles comme dans lessciences sociales, à un désir d’ordre et de certitude.Agencement le plus efficace d’une constellation deréactions animées par un désir actif de totalité – etpas seulement par une nostalgie de celle-ci commedans les différentes variantes de romantisme – l’hy-pothèse cybernétique est parente des idéologiestotalitaires comme de tous les holismes, mystiques,solidaristes comme chez Durkheim, fonctionnalistesou bien marxistes, dont elle ne fait que prendre larelève.

E n tant que position éthique, l’hypothèse cyber-nétique est complémentaire, quoique stricte-

ment opposée, du pathos humaniste qui rallume sesfeux dès les années 1940 et qui n’est rien d’autrequ’une tentative de faire comme si « l’Homme» pou-vait se penser intact après Auschwitz, de restaurerla métaphysique classique du sujet en dépit du tota-litarisme. Mais tandis que l’hypothèse cybernétiqueinclut l’hypothèse libérale tout en la dépassant, l’hu-manisme ne vise qu’à étendre l’hypothèse libéraleaux situations de plus en plus nombreuses qui luirésistent : c’est toute la «mauvaise foi» de l’entreprise

231

L’hypothèse cybernétique

compte tenu des nouveaux antagonismes qui la tra-versaient, n’avait plus la guerre pour objet exclusif,mais prenait en charge et pour objet la paix, la poli-tique, l’ordre mondial, bref, le but. C’est là qu’appa-raît l’inversion de la formule de Clausewitz : c’est lapolitique qui devient la continuation de la guerre,c’est la paix qui libère techniquement le processusmatériel illimité de la guerre totale. La guerre cessed’être la matérialisation de la machine de guerre,c’est la machine de guerre qui devient elle-mêmeguerre matérialisée.» C’est pour cela que l’hypothè-se cybernétique non plus n’est pas à critiquer. Elleest à combattre et à vaincre. C’est une question detemps.

L’hypothèse cybernétique est donc une hypothèsepolitique, une fable nouvelle qui, à partir de la

Seconde Guerre mondiale, a définitivement supplan-té l’hypothèse libérale. À l’opposé de cette dernière,elle propose de concevoir les comportements biolo-giques, physiques, sociaux comme intégralementprogrammés et reprogrammables. Plus précisémentelle se représente chaque comportement comme«piloté» en dernière instance par la nécessité desurvie d’un «système» qui le rend possible et auquelil doit contribuer. C’est une pensée de l’équilibre néedans un contexte de crise. Alors que 1914 a sanc-tionné la décomposition des conditions anthropolo-giques de vérification de l’hypothèse libérale –l’émergence du Bloom, la faillite, manifeste en chairet en os dans les tranchées, de l’idée d’individu et detoute métaphysique du sujet – et 1917 sa contesta-tion historique par la «révolution» bolchevique,1940 marque l’extinction de l’idée de société, si évi-demment travaillée par l’autodestruction totalitaire.En tant qu’expériences-limites de la modernité poli-tique, le Bloom et le totalitarisme ont donc été les

230

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 230

Page 6: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

figuré, «action de diriger, de gouverner». Dans soncours de 1981-1982, Foucault insiste sur la significa-tion de cette catégorie de «pilotage» dans le mondegrec et romain en suggérant qu’elle pourrait avoirune portée plus contemporaine : «L’idée du pilotagecomme art, comme technique à la fois théorique etpratique, nécessaire à l’existence, c’est une idée quiest, je crois, importante et qui mériterait éventuelle-ment d’être analysée d’un peu près, dans la mesureoù vous voyez au moins trois types de techniques quisont très régulièrement référés à ce modèle du pilo-tage : premièrement la médecine ; deuxièmement, legouvernement politique ; troisièmement, la directionet le gouvernement de soi-même. Ces trois activités(guérir, diriger les autres, se gouverner soi-même)sont très régulièrement, dans la littérature grecque,hellénistique et romaine, référées à cette image dupilotage. Et je crois que cette image du pilotagedécoupe assez bien un type de savoir et de pratiquesentre lesquels les Grecs et les Romains reconnais-saient une parenté certaine, et pour lesquels ilsessayaient d’établir une tekhnè (un art, un systèmeréfléchi de pratiques référé à des principes géné-raux, à des notions et à des concepts) : le Prince, entant qu’il doit gouverner les autres, se gouverner lui-même, guérir les maux de la cité, les maux descitoyens, ses propres maux ; celui qui se gouvernecomme on gouverne une cité, en guérissant sespropres maux ; le médecin qui a à donner son avisnon seulement sur les maux du corps, mais sur lesmaux de l’âme des individus. Enfin vous voyez, vousavez là tout un paquet, tout un ensemble de notionsdans l’esprit des Grecs et des Romains qui relèvent,je crois, d’un même type de savoir, d’un même typed’activité, d’un même type de connaissance conjec-turale. Et je pense qu’on pourrait retrouver toutel’histoire de cette métaphore pratiquement jusqu’au

233

L’hypothèse cybernétique

d’un Sartre par exemple, pour retourner contre sonauteur l’une de ses catégories les plus inopérantes.L’ambiguïté constitutive de la modernité, envisagéesuperficiellement soit comme processus disciplinairesoit comme processus libéral, soit comme réalisationdu totalitarisme soit comme avènement du libéralis-me, est contenue et supprimée dans, avec et par lanouvelle gouvernementalité qui émerge, inspiréepar l’hypothèse cybernétique. Celle-ci n’est riend’autre que le protocole d’expérimentation grandeurnature de l’Empire en formation. Sa réalisation etson extension, en produisant des effets de véritédévastateurs, corrodent déjà toutes les institutions etles rapports sociaux fondés sur le libéralisme ettransforment aussi bien la nature du capitalisme queles chances de sa contestation. Le geste cyberné-tique s’affirme par une dénégation de tout ce quiéchappe à la régulation, de toutes les lignes de fuiteque ménage l’existence dans les interstices de lanorme et des dispositifs, de toutes les fluctuationscomportementales qui ne suivraient pas in fine deslois naturelles. En tant qu’elle est parvenue à pro-duire ses propres véridictions, l’hypothèse cyberné-tique est aujourd’hui l’anti-humanisme le plusconséquent, celui qui veut maintenir l’ordre généraldes choses tout en se targuant d’avoir dépassé l’hu-main.

C omme tout discours, l’hypothèse cybernétiquen’a pu se vérifier qu’en s’associant les étants ou

les idées qui la renforcent, en s’éprouvant à leurcontact, pliant le monde à ses lois dans un processuscontinu d’autovalidation. C’est désormais unensemble de dispositifs qui a pour ambition deprendre en charge la totalité de l’existence et del’existant. Le grec kubernèsis signifie, au senspropre, «action de piloter un vaisseau» et, au sens

232

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 232

Page 7: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

destination de tout pouvoir. L’hypothèse cyberné-tique énonce ainsi, ni plus ni moins, la politique dela « fin du politique». Elle représente à la fois unparadigme et une technique de gouvernement. Sonétude montre que la police n’est pas seulement unorgane du pouvoir mais aussi bien une forme de lapensée.

L a cybernétique est la pensée policière del’Empire, tout entière animée, historiquement et

métaphysiquement, par une conception offensive dupolitique. Elle achève aujourd’hui d’intégrer lestechniques d’individuation – ou de séparation – etde totalisation qui s’étaient développées séparé-ment : de normalisation, « l’anatomo-politique», etde régulation, « la biopolitique», pour le direcomme Foucault. J’appelle police des qualités sestechniques de séparation. Et, suivant Lukács, j’ap-pelle production sociale de société ses techniques detotalisation. Avec la cybernétique, production desubjectivités singulières et production de totalitéscollectives s’engrènent pour répliquer l’Histoiresous la forme d’un faux mouvement d’évolution.Elle effectue le fantasme d’un Même qui parvienttoujours à intégrer l’Autre : comme l’explique uncybernéticien, « toute intégration réelle se fonde surune différenciation préalable». À cet égard, person-ne sans doute, mieux que l’«automate» AbrahamMoles, son idéologue français le plus zélé, n’a suexprimer cette pulsion de meurtre sans partage quianime la cybernétique : «On conçoit qu’une sociétéglobale, un État, puissent se trouver régulés de tellesorte qu’ils soient protégés contre tous les accidentsdu devenir : tels qu’en eux-mêmes l’éternité leschange. C’est l’idéal d’une société stable traduit pardes mécanismes sociaux objectivement contrôlables.»La cybernétique est la guerre livrée à tout ce qui vit

235

L’hypothèse cybernétique

XVIe siècle, où précisément la définition d’un nouvelart de gouverner, centré autour de la raison d’État,distinguera, alors d’une façon radicale, gouverne-ment de soi/médecine/gouvernement des autres –non sans d’ailleurs que cette image du pilotage, vousle savez bien, reste liée à l’activité, activité qui s’ap-pelle justement activité de gouvernement.»

C e que les auditeurs de Foucault sont censés biensavoir, et qu’il se garde bien d’exposer, c’est

qu’à la fin du XXe siècle, l’image du pilotage, c’est-à-dire de la gestion, est devenue la métaphore cardi-nale pour décrire non seulement la politique maisaussi bien toute l’activité humaine. La cybernétiquedevient le projet d’une rationalisation sans limites.En 1953, lorsqu’il publie The Nerves of Governmenten pleine période de développement de l’hypothèsecybernétique dans les sciences naturelles, KarlDeutsch, un universitaire américain en sciencessociales, prend au sérieux les possibilités politiquesde la cybernétique. Il recommande d’abandonner lesvieilles conceptions souverainistes du pouvoir quiont fait trop longtemps l’essence de la politique.Gouverner, ce sera inventer une coordination ration-nelle des flux d’informations et de décisions qui cir-culent dans le corps social. Trois conditions ypourvoiront, dit-il : installer un ensemble de cap-teurs pour ne perdre aucune information en prove-nance des «sujets» ; traiter les informations parcorrélation et association ; se situer à proximité dechaque communauté vivante. La modernisationcybernétique du pouvoir et des formes périméesd’autorité sociale s’annonce donc comme productionvisible de la «main invisible» d’Adam Smith qui ser-vait jusqu’alors de clef de voûte mystique à l’expéri-mentation libérale. Le système de communicationsera le système nerveux des sociétés, la source et la

234

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 234

Page 8: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

237

et à tout ce qui dure. En étudiant la formation del’hypothèse cybernétique, je propose ici une généa-logie de la gouvernementalité impériale. Je luioppose ensuite d’autres savoirs guerriers, qu’elleefface quotidiennement et par lesquels elle finirapar être renversée.

236

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 236

Page 9: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

M ême si les origines du dispositif Internet sontaujourd’hui bien connues, il n’est pas inutile de

souligner à nouveau leur signification politique.Internet est une machine de guerre inventée par ana-logie avec le système autoroutier – qui fut aussi conçupar l’Armée américaine comme outil décentralisé demobilisation intérieure. Les militaires américainsvoulaient un dispositif qui préserverait la structurede commandement en cas d’attaque nucléaire. Laréponse consista en un réseau électronique capablede rediriger automatiquement l’information même sila quasi-totalité des liens étaient détruits, permettantainsi aux autorités survivantes de rester en commu-nication les unes avec les autres et de prendre desdécisions. Avec un tel dispositif, l’autorité militairepouvait être maintenue contre la pire des catas-trophes. Internet est donc le résultat d’une transfor-mation nomadique de la stratégie militaire. Avec unetelle planification à sa racine on peut douter descaractéristiques prétendument anti-autoritaires dece dispositif. Comme Internet, qui en dérive, la cyber-nétique est un art de la guerre dont l’objectif est desauver la tête du corps social en cas de catastrophe.Ce qui affleure historiquement et politiquement pen-dant l’entre-deux-guerres, et à quoi répondit l’hypo-thèse cybernétique, ce fut le problème métaphysiquede la fondation de l’ordre à partir du désordre.

239

II

La vie synthétique est certainement un des produitspossibles de l’évolution du contrôletechnobureaucratique, de même que le retour de laplanète entière au niveau inorganique est – assezironiquement – un autre des résultats possibles decette même révolution qui touche à la technologiedu contrôle.

James R. Beniger, The Control Revolution, 1986

238

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 238

Page 10: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

l’avion et de compréhension des interactions de l’ar-me avec sa cible. Toute l’histoire de la cybernétiquevise à conjurer cette impossibilité de déterminer enmême temps la position et le comportement d’uncorps. L’intuition de Wiener consiste à traduire leproblème de l’incertitude en problème d’informationdans une série temporelle où certaines données sontdéjà connues, d’autres pas encore, et à considérerl’objet et le sujet de la connaissance comme un tout,un «système». La solution consiste à introduireconstamment dans le jeu des données initialesl’écart constaté entre le comportement désiré et lecomportement effectif, de sorte que ceux-ci coïnci-dent lorsque l’écart s’annule, comme l’illustre lemécanisme d’un thermostat. La découverte dépasseconsidérablement les frontières des sciences expéri-mentales : contrôler un système dépendrait en der-nier ressort de l’institution d’une circulationd’informations appelée «feedback» ou rétroaction.La portée de ces résultats pour les sciences natu-relles et sociales est exposée en 1948 à Paris dans unouvrage répondant au titre sibyllin de Cybernetics,qui désigne pour Wiener la doctrine du «contrôle etde la communication chez l’animal et la machine».

L a cybernétique émerge donc sous l’abord inof-fensif d’une simple théorie de l’information, une

information sans origine précise, toujours-déjà là enpuissance dans l’environnement de toute situation.Elle prétend que le contrôle d’un système s’obtientpar un degré optimal de communication entre sesparties. Cet objectif réclame d’abord l’extorsioncontinue d’informations, processus de séparationdes étants de leurs qualités, de production de diffé-rences. Autrement dit, la maîtrise de l’incertitudepasse par la représentation et la mémorisation dupassé. L’image spectaculaire, la codification mathé-

241

L’hypothèse cybernétique

L’ensemble de l’édifice scientifique, dans ce qu’ildevait aux conceptions déterministes qu’incarnait laphysique mécaniste de Newton, s’effondre dans lapremière moitié du siècle. Il faut se figurer lessciences de cette époque comme des territoiresdéchirés entre la restauration néopositiviste et larévolution probabiliste, puis tâtonnant vers un com-promis historique pour que la loi soit redéfinie depuisle chaos, le certain depuis le probable. La cyberné-tique traverse ce mouvement – commencé à Vienneau tournant du siècle puis transporté en Angleterreet aux États-Unis dans les années trente et quarante– qui construit un Second Empire de la Raison oùs’absente l’idée de Sujet jusqu’alors jugée indispen-sable. En tant que savoir, elle réunit un ensemble dediscours hétérogènes qui font l’épreuve commune duproblème pratique de la maîtrise de l’incertitude. Sibien qu’ils expriment fondamentalement, dans leursdivers domaines d’application, le désir qu’un ordresoit restauré et, plus encore, qu’il sache tenir.

L a scène fondatrice de la cybernétique a lieu chezles scientifiques dans un contexte de guerre tota-

le. Il serait vain d’y chercher quelque raison mali-cieuse ou les traces d’un complot : on y trouve unesimple poignée d’hommes ordinaires mobilisés pourl’Amérique pendant la Seconde Guerre mondiale.Norbert Wiener, savant américain d’origine russe,est chargé de développer avec quelques collèguesune machine de prédiction et de contrôle des posi-tions des avions ennemis en vue de leur destruction.Il n’était alors possible de prévoir avec certitude quedes corrélations entre certaines des positions del’avion et certains de ses comportements.L’élaboration du «Predictor», la machine de prévi-sion commandée à Wiener, requiert donc uneméthode particulière de traitement des positions de

240

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 240

Page 11: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

comme de l’intelligence artificielle ; ensuite en tantque collectifs et cela débouche sur la mise en circu-lation d’informations et la constitution de«réseaux». On est ici plutôt situé sur le terrain de lacommunication. Quoique socialement composés depopulations très diverses – biologistes, médecins,informaticiens, neurologues, ingénieurs, consul-tants, policiers, publicitaires, etc. – les deux courantsde cybernéticiens n’en restent pas moins réunis parle fantasme commun d’un Automate Universel, ana-logue à celui que Hobbes avait de l’État dans leLéviathan, «homme (ou animal) artificiel».

L’unité des avancées cybernétiques provientd’une méthode, c’est-à-dire qu’elle s’est impo-

sée comme méthode d’inscription du monde, à la foisrage expérimentale et schématisme proliférant. Ellecorrespond à l’explosion des mathématiques appli-quées consécutive au désespoir causé parl’Autrichien Kurt Gödel lorsqu’il démontra que toutetentative de fondation logique des mathématiques, etpar là d’unification des sciences, était vouée à « l’in-complétude». Avec l’aide d’Heisenberg, plus d’unsiècle de justification positiviste vient de s’effondrer.C’est Von Neumann qui exprime à l’extrême cetabrupt sentiment d’anéantissement des fondements.Il interprète la crise logique des mathématiquescomme la marque de l’imperfection inéluctable detoute création humaine. Il veut par conséquent éta-blir une logique qui sache enfin être cohérente, unelogique qui ne saurait provenir que de l’automate !De mathématicien pur il se fait l’agent d’un métissa-ge scientifique, d’une mathématisation générale quipermettra de reconstruire par le bas, par la pra-tique, l’unité perdue des sciences dont la cyberné-tique devait être l’expression théorique la plusstable. Pas une démonstration, pas un discours, pas

243

L’hypothèse cybernétique

matique binaire – celle qu’invente Claude Shannondans Mathematical Theory of Communication l’an-née même où s’énonce l’hypothèse cybernétique –d’un côté, l’invention de machines de mémoire quin’altèrent pas l’information et l’incroyable effortpour leur miniaturisation – c’est la fonction straté-gique déterminante des nanotechnologies actuelles –de l’autre, conspirent à créer de telles conditions auniveau collectif. Ainsi mise en forme, l’informationdoit retourner ensuite vers le monde des étants, lesreliant les uns aux autres, à la manière dont la circu-lation marchande garantit leur mise en équivalence.La rétroaction, clef de la régulation du système,réclame maintenant une communication au sensstrict. La cybernétique est le projet d’une recréationdu monde par la mise en boucle infinie de ces deuxmoments, la représentation séparant, la communi-cation reliant, la première donnant la mort, laseconde mimant la vie.

L e discours cybernétique commence par renvoyerau rayon des faux problèmes les controverses du

XIXe siècle qui opposaient les visions mécanistes auxvisions vitalistes ou organicistes du monde. Il postuleune analogie de fonctionnement entre les orga-nismes vivants et les machines, assimilés sous lanotion de «système». Aussi l’hypothèse cyberné-tique justifie-t-elle deux types d’expérimentationsscientifiques et sociales. La première vise à faire desêtres vivants une mécanique, à maîtriser, program-mer, déterminer l’homme et la vie, la société et son«devenir». Elle alimente le retour de l’eugénismecomme le fantasme bionique. Elle recherche scienti-fiquement la fin de l’Histoire ; on est ici initialementsur le terrain du contrôle. La seconde vise à imiter levivant avec des machines, d’abord en tant qu’indivi-dus, et cela conduit aux développements des robots

242

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 242

Page 12: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

fusion terrestre ou par suicide cosmique. La cyber-nétique se présente comme la réponse la mieuxadaptée à la Grande Peur de la destruction dumonde et de l’espèce humaine. Von Neumann estson agent double, l’«inside outsider» par excellen-ce. L’analogie entre les catégories de description deses machines, des organismes vivants et celles deWiener scelle l’alliance de la cybernétique et de l’in-formatique. Il faut quelques années pour que la bio-logie moléculaire, à l’origine du décodage de l’ADN,utilise à son tour la théorie de l’information pourexpliquer l’homme en tant qu’individu et en tantqu’espèce, conférant par là même une puissancetechnique inégalée à la manipulation expérimentaledes êtres humains sur le plan génétique.

L e glissement de la métaphore du système verscelle du réseau dans le discours social entre les

années 1950 et les années 1980 pointe vers l’autreanalogie fondamentale qui constitue l’hypothèsecybernétique. Il indique aussi une transformationprofonde de cette dernière. Car si l’ON a parlé de«système», entre cybernéticiens, c’est par compa-raison avec le système nerveux, et si l’ON parleaujourd’hui dans les sciences cognitives de«réseau», c’est au réseau neuronal que l’ON songe.La cybernétique est l’assimilation de la totalité desphénomènes existants à ceux du cerveau. En posantla tête comme alpha et oméga du monde, la cyberné-tique s’est garantie d’être toujours à l’avant-gardedes avant-gardes, celle derrière laquelle toutes n’enfinissent plus de courir. Elle instaure en effet à sondépart l’identité entre la vie, la pensée et le langage.Ce monisme radical se fonde sur une analogie entreles notions d’information et d’énergie. Wiener l’in-troduit en greffant sur son discours celui de la ther-modynamique du XIXe siècle. L’opération consiste à

245

L’hypothèse cybernétique

un livre, pas un lieu qui ne se soit depuis lors animédu langage universel du schéma explicatif, de laforme visuelle du raisonnement. La cybernétiquetransporte le processus de rationalisation commun àla bureaucratie et au capitalisme à l’étage de lamodélisation totale. Herbert Simon, le prophète del’Intelligence Artificielle, reprend dans les années1960 le programme de Von Neumann afin deconstruire un automate de pensée. Il s’agit d’unemachine dotée d’un programme, appelé système-expert, qui doit être capable de traiter l’informationafin de résoudre les problèmes que connaît chaquedomaine de compétence particulier, et, par associa-tion, l’ensemble des problèmes pratiques rencontréspar l’humanité ! Le General Problem Solver (GPS),créé en 1972, est le modèle de cette compétence uni-verselle qui résume toutes les autres, le modèle detous les modèles, l’intellectualisme le plus appliqué,la réalisation pratique de l’adage préféré des petitsmaîtres sans maîtrise suivant lequel « il n’y a pas deproblèmes ; il n’y a que des solutions».

L’hypothèse cybernétique progresse indistincte-ment comme théorie et comme technologie,

l’une certifiant toujours l’autre. En 1943, Wienerrencontre John Von Neumann, chargé de construiredes machines assez rapides et puissantes pour effec-tuer les calculs nécessaires au développement duprojet Manhattan auquel travaillent 15000 savantset ingénieurs ainsi que 300000 techniciens et ouvrierssous la direction du physicien Robert Oppenheimer :l’ordinateur et la bombe atomique naissentensemble. Du point de vue de l’imaginaire contem-porain, « l’utopie de la communication» est donc lemythe complémentaire de celui de l’invention dunucléaire : il s’agit toujours d’achever l’être-ensemble par excès de vie ou par excès de mort, par

244

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 244

Page 13: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

comparer l’effet du temps sur un système énergé-tique avec l’effet du temps sur un système d’infor-mations. Un système, en tant que système, n’estjamais pur et parfait : il y a dégradation de l’énergieà mesure qu’elle s’échange de même qu’il y a dégra-dation de l’information à mesure qu’elle circule.C’est ce que Clausius a nommé entropie. L’entropie,considérée comme une loi naturelle, est l’Enfer ducybernéticien. Elle explique la décomposition duvivant, le déséquilibre en économie, la dissolution dulien social, la décadence… Dans un premier temps,spéculatif, la cybernétique prétend fonder ainsi leterrain commun à partir duquel l’unification dessciences naturelles et des sciences humaines doitêtre possible.

C e qu’on appellera la «deuxième cybernétique»sera le projet supérieur d’une expérimentation

sur les sociétés humaines : une anthropotechnie. Lamission du cybernéticien est de lutter contre l’entro-pie générale qui menace les êtres vivants, lesmachines, les sociétés, c’est-à-dire de créer lesconditions expérimentales d’une revitalisation per-manente, de restaurer sans cesse l’intégrité de latotalité. «L’important n’est pas que l’homme soitprésent mais qu’il existe comme support vivant del’idée technique», constate le commentateur huma-niste Raymond Ruyer. Avec l’élaboration et le déve-loppement de la cybernétique, l’idéal des sciencesexpérimentales, déjà à l’origine de l’économie poli-tique via la physique newtonienne, vient à nouveauprêter main forte au capitalisme. ON appelle depuislors «société contemporaine» le laboratoire où s’ex-périmente l’hypothèse cybernétique. À partir de lafin des années 1960, grâce aux techniques qu’elle ainstruites, la deuxième cybernétique n’est plus unehypothèse de laboratoire mais une expérimentation

247

L’hypothèse cybernétique

246

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 246

Page 14: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

III

Il n’est pas besoin d’être prophète pour reconnaîtreque les sciences modernes, dans leur travaild’installation, ne vont pas tarder à être déterminéeset pilotées par la nouvelle science de base, lacybernétique. Cette science correspond à ladétermination de l’homme comme être dont l’essenceest l’activité en milieu social. Elle est en effet lathéorie qui a pour objet la prise en main de laplanification possible et de l’organisation du travailhumain.

Martin HeideggerLa fin de la philosophie et la tâche de la pensée, 1966

Mais la cybernétique se voit par ailleurs forcée dereconnaître qu’une régulation générale de l’existencehumaine n’est pas encore accomplie à l’heureactuelle. C’est pourquoi l’homme fait encoreprovisoirement fonction, dans le domaine universelde la science cybernétique, de «facteur deperturbation». Les plans et les actions de l’hommeapparemment libre agissent de façon perturbante.Mais tout récemment la science a aussi prispossession de ce champ de l’existence humaine. Elleentreprend l’exploration et la planification,rigoureusement méthodique, de l’avenir possible del’homme agissant. Elle prend en compte lesinformations sur ce qui est planifiable de l’homme.

Martin HeideggerLa provenance de l’art et la destination de la pensée, 1967

249

sociale. Elle vise à construire ce que GiorgioCesarano appelle une société animale stabilisée qui« [chez les termites, les fourmis, les abeilles] ontpour présupposé naturel de leur fonctionnementautomatique, la négation de l’individu ; ainsi lasociété animale dans son ensemble (termitière, four-milière ou ruche) se pose comme un individu pluriel,dont l’unité détermine, et est déterminée par la par-tition des rôles et des fonctions – dans le cadre d’une“composition organique” où il est difficile de ne pointvoir le modèle biologique de la téléologie duCapital».

248

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 248

Page 15: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

que l’action correctrice s’effectue de manière décen-tralisée.» Sous l’influence de Gregory Bateson – leVon Neumann des sciences sociales – et de la tradi-tion sociologique américaine obsédée par la questionde la déviance (le hobo, l’immigrant, le criminel, lejeune, je, tu, il, etc.), la socio-cybernétique se dirigeen priorité vers l’étude de l’individu comme lieu defeedbacks, c’est-à-dire comme «personnalité auto-disciplinée». Bateson devient le rééducateur socialen chef de la deuxième moitié du XXe siècle, à l’origineaussi bien du mouvement de la thérapie familiale quedes formations aux techniques de vente développéesà Palo-Alto. Car l’hypothèse cybernétique réclameune conformation radicalement nouvelle du sujet,individuel ou collectif, dans le sens d’un évidement.Elle disqualifie l’intériorité comme mythe et avec elletoute la psychologie du XIXe siècle, y compris la psy-chanalyse. Il ne s’agit plus d’arracher le sujet à desliens traditionnels extérieurs comme l’avait comman-dé l’hypothèse libérale mais de reconstruire du liensocial en privant le sujet de toute substance. Il fautque chacun devienne une enveloppe sans chair, lemeilleur conducteur possible de la communicationsociale, le lieu d’une boucle rétroactive infinie qui sefasse sans nœuds. Le processus de cybernétisationachève ainsi le «processus de civilisation», jusqu’àl’abstraction des corps et de leurs affects dans lerégime des signes. «En ce sens, écrit Lyotard, le sys-tème se présente comme la machine avant-gardistequi tire l’humanité après elle, en la déshumanisantpour la réhumaniser à un autre niveau de capaciténormative. Tel est l’orgueil des décideurs, tel est leuraveuglement. […] Même la permissivité par rapportaux divers jeux est placée sous la condition de la per-formativité. La redéfinition des normes de vie consis-te dans l’amélioration de la compétence du systèmeen matière de puissance».

251

L’hypothèse cybernétique

E n 1946, une conférence de scientifiques a lieu àNew York, dont l’objet est d’étendre l’hypothèse

cybernétique aux sciences sociales. Les participantss’allient autour d’une disqualification éclairée desphilosophies philistines du social qui partent de l’in-dividu ou de la société. La socio-cybernétique devrase concentrer sur les phénomènes intermédiaires defeedback sociaux, comme ceux que l’école anthropo-logique américaine croit découvrir alors entre «cul-ture» et «personnalité» pour construire unecaractérologie des nations destinée aux soldats amé-ricains. L’opération consiste à réduire la pensée dia-lectique à une observation de processus de causalitéscirculaires au sein d’une totalité sociale invariante apriori, à confondre contradiction et inadaptationcomme dans la catégorie centrale de la psychologiecybernétique, le double bind. En tant que science dela société, la cybernétique vise à inventer une régula-tion sociale qui se passe des macro-institutions quesont l’État et le Marché au profit de micro-méca-nismes de contrôle, au profit de dispositifs. La loi fon-damentale de la socio-cybernétique est la suivante :croissance et contrôle évoluent en raison inverse. Ilest donc plus facile de construire un ordre socialcybernétique à petite échelle : «Le rétablissementrapide des équilibres exige que les écarts soientdétectés aux endroits mêmes où ils se produisent et

250

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 250

Page 16: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

XXe siècle, qui remettent en cause les prétendues« lois» de l’économie politique classique. C’est danscette brèche que s’engouffre le discours cyberné-tique.

L’histoire contemporaine du discours économiquedoit être envisagée sous l’angle de cette montée

du problème de l’information. De la crise de 1929 à1945, l’attention des économistes se porte sur lesquestions d’anticipation, d’incertitude liée à lademande, d’ajustement entre production et consom-mation, de prévision de l’activité économique.L’économie classique issue de Smith flanche commeles autres discours scientifiques directement inspiréspar la physique de Newton. Le rôle prépondérantque va prendre, après 1945, la cybernétique dansl’économie se comprend à partir d’une intuition deMarx qui constatait que «dans l’économie politique,la loi est déterminée par son contraire, à savoir l’ab-sence de lois. La vraie loi de l’économie politiquec’est le hasard. » Afin de prouver que le capitalismen’est pas facteur d’entropie et de chaos social, le dis-cours économique privilégie, à partir des années1940, une redéfinition cybernétique de sa psycholo-gie. Elle s’appuie sur le modèle de la « théorie desjeux» développé par Von Neumann et OskarMorgenstern en 1944. Les premiers socio-cybernéti-ciens montrent que l’homo œconomicus ne pourraitexister qu’à la condition d’une transparence totalede ses préférences à lui-même et aux autres. Fautede pouvoir connaître l’ensemble des comportementsdes autres acteurs économiques, l’idée utilitaristed’une rationalité des choix micro-économiques n’estqu’une fiction. Sous l’impulsion de Friedrich vonHayek, le paradigme utilitariste est donc abandonnéau profit d’une théorie des mécanismes de coordina-tion spontanée des choix individuels qui reconnaît

253

L’hypothèse cybernétique

A iguillonnés par la Guerre Froide et la «chasseaux sorcières», les socio-cybernéticiens tra-

quent donc sans relâche le pathologique derrière lenormal, le communiste qui sommeille en chacun. Ilsforment à cet effet dans les années 1950 laFédération de la Santé Mentale où s’élabore unesolution originale, quasi finale, aux problèmes de lacommunauté et de l’époque : «C’est le but ultime dela santé mentale que d’aider les hommes à vivreavec leurs semblables à l’intérieur d’un mêmemonde… Le concept de santé mentale est coextensifà l’ordre international et à la communauté mondialequi doivent être développés afin que les hommespuissent vivre en paix les uns avec les autres.» Enrepensant les troubles mentaux et les pathologiessociales en terme d’information, la cybernétiquefonde une nouvelle politique des sujets qui reposesur la communication, la transparence à soi et auxautres. C’est à la demande de Bateson que Wiener àson tour doit réfléchir à une socio-cybernétiqued’une envergure plus large que le projet d’un hygié-nisme mental. Il constate sans mal l’échec de l’expé-rimentation libérale : sur le marché, l’informationest toujours impure et imparfaite à cause aussi biendu mensonge publicitaire, de la concentration mono-polistique des médias, que de la méconnaissance desÉtats qui contiennent, en tant que collectif, moinsd’informations que la société civile. L’extension desrelations marchandes, en accroissant la taille descommunautés, des chaînes de rétroaction, rend plusprobables encore les distorsions de communication etles problèmes de contrôle social. Non seulement lelien social a été détruit par le processus d’accumula-tion passé mais l’ordre social apparaît cybernétique-ment impossible au sein du capitalisme. La fortunede l’hypothèse cybernétique est donc compréhensibleà partir des crises rencontrées par le capitalisme au

252

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 252

Page 17: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

plus avancée de l’individualisme contemporain, surlaquelle se greffe la philosophie hayekienne pourlaquelle toute incertitude, toute possibilité d’événe-ment n’est qu’un problème temporaire d’ignorance.Converti en idéologie, le libéralisme sert de couver-ture à un ensemble de pratiques techniques etscientifiques nouvelles, une «deuxième cyberné-tique» diffuse, qui efface délibérément son nom debaptême. Depuis les années soixante le terme mêmede cybernétique s’est fondu dans des termeshybrides. L’éclatement des sciences ne permet plusen effet d’unification théorique : l’unité de la cyber-nétique se manifeste désormais pratiquement par lemonde qu’elle configure chaque jour. Elle est l’outilpar lequel le capitalisme a ajusté l’une à l’autre sacapacité de désintégration et sa quête de profit. Unesociété menacée de décomposition permanentepourra d’autant mieux être maîtrisée que se forme-ra un réseau d’informations, un « système nerveux»autonome, qui permettra de la piloter, écrivent pourle cas français les singes d’État Simon Nora et AlainMinc dans leur rapport de 1978. Ce qu’ON appelleaujourd’hui «Nouvelle Économie», qui unifie sousune même appellation contrôlée d’origine cyberné-tique l’ensemble des transformations qu’ontconnues depuis trente ans les pays occidentaux, estun ensemble de nouveaux assujettissements, unenouvelle solution au problème pratique de l’ordresocial et de son avenir, c’est-à-dire une nouvellepolitique.

S ous l’influence de l’informatisation, les tech-niques d’ajustement de l’offre et de la deman-

de, issues de la période 1930-1970, ont étéépurées, raccourcies et décentralisées. L’image dela « main invisible » n’est plus une fiction justifica-trice mais le principe effectif de la production

255

L’hypothèse cybernétique

que chaque agent n’a qu’une connaissance limitéedes comportements d’autrui et de ses propres com-portements. La réponse consiste à sacrifier l’autono-mie de la théorie économique en la greffant sur lapromesse cybernétique d’équilibrage des systèmes.Le discours hybride qui en résulte, dit par la suite«néo-libéral», prête au marché des vertus d’alloca-tion optimale de l’information – et non plus desrichesses – dans la société. À ce titre, le marché estl’instrument de la coordination parfaite des acteursgrâce auquel la totalité sociale trouve un équilibredurable. Le capitalisme devient ici indiscutable entant qu’il est présenté comme simple moyen, lemeilleurs moyen, pour produire l’autorégulationsociale.

C omme en 1929, le mouvement de contestationplanétaire de 1968 et, plus encore, la crise

d’après 1973 reposent à l’économie politique le pro-blème de l’incertitude, sur un terrain existentiel etpolitique, cette fois. On s’enivre de théories ron-flantes, ici ce vieux baveux d’Edgar Morin et sa«complexité », là Joël de Rosnay, ce niais illuminé,et sa « société en temps réel». La philosophie écolo-giste se nourrit de cette mystique nouvelle du GrandTout. La totalité, maintenant, n’est plus une origineà retrouver mais un devenir à construire. Le problè-me de la cybernétique n’est plus la prévision dufutur mais la reproduction du présent. Il n’est plusquestion d’ordre statique mais de dynamique d’au-to-organisation. L’individu n’est plus crédité d’au-cun pouvoir : sa connaissance du monde estimparfaite, ses désirs lui sont inconnus, il estopaque à lui-même, tout lui échappe, si bien qu’ilest spontanément coopératif, naturellement empa-thique, fatalement solidaire. Lui ne sait rien de toutcela mais ON sait tout de lui. Ici s’élabore la forme la

254

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 254

Page 18: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

R ien n’exprime mieux la victoire contemporainede la cybernétique que ce fait que la valeur puis-

se être extraite comme information sur l’informa-tion. La logique marchande-cybernéticienne, ou«néolibérale», s’étend à toute l’activité, y comprisnon-encore marchande, avec le soutien sans failledes États modernes. Plus généralement, la précari-sation des objets et des sujets du capitalisme a pourcorollaire un accroissement de la circulation d’infor-mations à leur sujet : c’est aussi vrai pour le tra-vailleur-chômeur que pour la vache. La cybernétiquevise par conséquent à inquiéter et à contrôler dansle même mouvement. Elle est fondée sur la terreurqui est un facteur d’évolution – de croissance écono-mique, de progrès moral – car elle fournit l’occasiond’une production d’informations. L’état d’urgence,qui est le propre des crises, est ce qui permet à l’au-torégulation d’être relancée, de s’auto-entretenircomme mouvement perpétuel. Si bien qu’à l’inversedu schéma de l’économie classique où l’équilibre del’offre et de la demande devait permettre la «crois-sance» et par là le bien-être collectif, c’est désor-mais la «croissance» qui est un chemin sans limitesvers l’équilibre. Il est donc juste de critiquer lamodernité occidentale comme processus de «mobili-sation infinie» dont la destination serait « le mouve-ment vers plus de mouvement». Mais d’un point devue cybernétique l’autoproduction qui caractériseaussi bien l’État, le Marché que l’automate, le sala-rié ou le chômeur, est indiscernable de l’autocontrô-le qui la tempère et la ralentit.

257

L’hypothèse cybernétique

sociale de société, tel qu’il se matérialise dans lesprocédures de l’ordinateur. Les techniques d’inter-médiation marchande et financière ont été automa-tisées. Internet permet simultanément de connaîtreles préférences du consommateur et de les condi-tionner par la publicité. À un autre niveau, toutel’information sur les comportements des agentséconomiques circule sous forme de titres pris encharge par les marchés financiers. Chaque acteurde la valorisation capitaliste est le support deboucles de rétroaction quasi permanentes, entemps réel. Sur les marchés réels comme sur lesmarchés virtuels, chaque transaction donne lieudésormais à une circulation d’informations sur lessujets et les objets de l’échange qui dépasse laseule fixation du prix, devenue secondaire. D’uncôté, on s’est rendu compte de l’importance de l’in-formation comme facteur de production distinct dutravail et du capital et décisif pour la « croissance »sous la forme de connaissances, d’innovations tech-niques, de compétences distribuées. De l’autre, lesecteur spécialisé de la production d’informationsn’a cessé d’augmenter sa taille. C’est au renforce-ment réciproque de ces deux tendances que lecapitalisme présent doit d’être qualifié d’économiede l’information. L’information est devenue larichesse à extraire et à accumuler, transformant lecapitalisme en auxiliaire de la cybernétique. Larelation entre capitalisme et cybernétique s’estinversée au fil du siècle : alors qu’après la crise de1929 ON a construit un système d’informations surl’activité économique afin de servir la régulation –ce fut l’objectif de toutes les planifications –, l’éco-nomie d’après la crise de 1973 fait reposer le pro-cessus d’auto-régulation sociale sur la valorisationde l’information.

256

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 256

Page 19: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

Le seul moment de permanence d’une classe entant que telle est aussi celui qui en possède laconscience pour soi : la classe des gestionnaires ducapital en tant que machine sociale. La consciencequi la connote est, avec la plus grande cohérence,celle de l’apocalypse, de l’autodestruction.

Giorgio CesaranoManuel de survie, 1975

259

L’hypothèse cybernétique

IV

Si les machines motrices ont constitué le deuxièmeâge de la machine technique, les machines de lacybernétique et de l’informatique forment untroisième âge qui recompose un régimed’asservissement généralisé : des «systèmeshommes-machines», réversibles et récurrents,remplacent les anciennes relationsd’assujettissement non réversibles et nonrécurrentes entre les deux éléments ; le rapport del’homme et de la machine se fait en termes decommunication mutuelle intérieure, et non plusd’usage ou d’action. Dans la composition organiquedu capital, le capital variable définit un régimed’assujettissement du travailleur (plus-valuehumaine) ayant pour cadre principal l’entrepriseou l’usine ; mais quand le capital constant croîtproportionnellement de plus en plus, dansl’automation, on trouve un nouvel asservissement,en même temps que le régime du travail change,que la plus-value devient machinique et que lecadre s’étend à la société tout entière. On diraitaussi bien qu’un peu de subjectivation nouséloignait de l’asservissement machinique mais quebeaucoup nous y ramène.

Gilles Deleuze, Félix GuattariMille Plateaux, 1980

258

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 258

Page 20: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

l’équivalence, réinvestir ; de l’autre prendre etdétruire, voler et fuir, en creusant un autre espace,un autre temps.» Les crises du capitalisme telles queles comprenait Marx viennent toujours d’une désar-ticulation entre le temps de la conquête et le tempsde la reproduction. La fonction de la cybernétiqueest d’éviter ces crises en assurant la coordinationentre « l’avant-train» et « l’arrière-train» duCapital. Son développement est une réponse endogè-ne apportée au problème posé au capitalisme, quiest de se développer sans déséquilibres fatals.

D ans la logique du Capital, le développement dela fonction de pilotage, de «contrôle» corres-

pond à la subordination de la sphère de l’accumula-tion à la sphère de la circulation. Pour la critique del’économie politique, la circulation ne devrait pasêtre moins suspecte, en effet, que la production. Ellen’est, comme Marx le savait, qu’un cas particulier dela production prise au sens général. La socialisationde l’économie – c’est-à-dire l’interdépendance entreles capitalistes et les autres membres du corpssocial, la «communauté humaine» –, l’élargisse-ment de la base humaine du Capital, fait que l’extrac-tion de la plus-value, qui est à la source du profit,n’est plus centrée sur le rapport d’exploitation insti-tué par le salariat. Le centre de gravité de la valori-sation se déplace du côté de la sphère de lacirculation. À défaut de pouvoir renforcer les condi-tions d’exploitation, ce qui entraînerait une crise dela consommation, l’accumulation capitaliste pourranéanmoins se poursuivre à condition que s’accélèrele cycle production-consommation, c’est-à-dire ques’accélère aussi bien le processus de production quela circulation marchande. Ce qui a été perdu auniveau statique de l’économie pourra être compenséau niveau dynamique. La logique de flux dominera

261

L’hypothèse cybernétique

C’est acquis, la cybernétique n’est pas simple-ment un des aspects de la vie contemporaine,

son volet néotechnologique par exemple, mais lepoint de départ et le point d’arrivée du nouveaucapitalisme. Capitalisme cybernétique – qu’est-ceque cela signifie? Cela veut dire que nous faisonsface depuis les années 1970 à une formation socialeémergente qui prend la relève du capitalisme fordis-te et qui résulte de l’application de l’hypothèsecybernétique à l’économie politique. Le capitalismecybernétique se développe afin de permettre aucorps social dévasté par le Capital de se reformer etde s’offrir pour un cycle de plus au processus d’accu-mulation. D’un côté le capitalisme doit croître, ce quiimplique une destruction. De l’autre il doit recons-truire de la «communauté humaine», ce quiimplique une circulation. « Il y a, écrit Lyotard, deuxusages de la richesse, c’est-à-dire de la puissance-pouvoir : un usage reproductif et un usage pillard. Lepremier est circulaire, global, organique ; le secondest partiel, mortifère, jaloux. […] Le capitaliste estun conquérant et le conquérant est un monstre, uncentaure : son avant-train se nourrit de reproduire lesystème réglé des métamorphoses contrôlées sous laloi de la marchandise-étalon, et son arrière-train depiller les énergies surexcitées. D’une main s’appro-prier, donc conserver, c’est-à-dire reproduire dans

260

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 260

Page 21: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

systèmes de pesées, les feuilles de routes, les procé-dures d’évaluation des performances, les grossistes,la chaîne de montage, la prise de décision centrali-sée, la publicité dans les catalogues, les médias decommunication de masse furent des dispositifsinventés pendant cette période pour répondre, danstoutes les sphères du circuit économique, à une crisegénéralisée du contrôle liée à l’accélération de laproduction que provoquait la révolution industrielleaux États-Unis. Les systèmes d’information et decontrôle se développent donc en même temps ques’étend le processus capitaliste de transformation dela matière. Une classe d’intermédiaires, de middle-men qu’Alfred Chandler a appelé la «main visible»du Capital, se forme et grandit. À partir de la fin duXIXe siècle, ON constate que la prévisibilité devientune source de profit en tant qu’elle est une source deconfiance. Le fordisme et le taylorisme s’inscriventdans ce mouvement, de même que le développementdu contrôle sur la masse des consommateurs et surl’opinion publique à travers le marketing et la publi-cité, chargés d’extorquer de force puis de mettre autravail les «préférences» qui, selon l’hypothèse deséconomistes marginalistes, sont la vraie source de lavaleur. L’investissement dans les technologies de pla-nification et de contrôle, organisationnelles ou pure-ment techniques, devient de plus en plus rentable.Après 1945, la cybernétique fournit au capitalismeune nouvelle infrastructure de machines – les ordi-nateurs – et surtout une technologie intellectuellequi permettent de réguler la circulation des fluxdans la société, d’en faire des flux exclusivementmarchands.

Q ue le secteur économique de l’information, de lacommunication et du contrôle ait pris une part

croissante dans l’économie depuis la Révolution

263

L’hypothèse cybernétique

la logique du produit fini. La vitesse primera sur laquantité, en tant que facteur de richesse. La facecachée du maintien de l’accumulation, c’est l’accélé-ration de la circulation. Les dispositifs de contrôleont par conséquent pour fonction de maximiser levolume des flux marchands en minimisant les événe-ments, les obstacles, les accidents qui les ralenti-raient. Le capitalisme cybernétique tend à abolir letemps même, à maximiser la circulation fluide jus-qu’à son point maximum, la vitesse de la lumière,comme tendent déjà à le réaliser certaines transac-tions financières. Les catégories de « temps réel», de« juste-à-temps» témoignent assez de cette haine dela durée. Pour cette raison même, le temps est notreallié.

C ette propension du capitalisme au contrôle n’estpas nouvelle. Elle n’est post-moderne qu’au sens

où la post-modernité se confond avec la modernitédans son dernier quartier. C’est pour cette raisonmême que se sont développées la bureaucratie à lafin du XIXe siècle et les technologies informatiquesaprès la Seconde Guerre mondiale. La cybernétisa-tion du capitalisme a débuté à la fin des années 1870par un contrôle croissant de la production, de la dis-tribution et de la consommation. L’information surles flux tient dès lors une importance stratégiquecentrale comme condition de la valorisation.L’historien James Beniger raconte que les premiersproblèmes de contrôle ont surgi quand eurent lieules premières collisions entre trains, mettant en périlet les marchandises et les vies humaines. La signali-sation des voies ferrées, les appareils de mesure destemps de parcours et de transmission des donnéesdurent être inventés afin d’éviter de telles «catas-trophes». Le télégraphe, les horloges synchronisées,les organigrammes dans les grandes entreprises, les

262

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 262

Page 22: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

personnes. Perfectionner la circulation d’informa-tions, ce sera perfectionner le marché en tant qu’ins-trument universel de coordination. Contrairement àce que supposait l’hypothèse libérale, pour soutenirle capitalisme fragile, le contrat ne se suffit pas à lui-même dans les rapports sociaux. ON prend conscien-ce après 1929 que tout contrat doit être assorti decontrôles. L’entrée de la cybernétique dans le fonc-tionnement du capitalisme vise à minimiser lesincertitudes, les incommensurabilités, les problèmesd’anticipations qui pourraient s’immiscer dans toutetransaction marchande. Elle contribue à consoliderla base sur laquelle les mécanismes du capitalismepeuvent avoir lieu, à huiler la machine abstraite duCapital.

A vec le capitalisme cybernétique, le moment poli-tique de l’économie politique domine par consé-

quent son moment économique. Ou comme lecomprend, depuis la théorie économique, JoanRobinson en commentant Keynes : «Dès lors que l’onadmet l’incertitude des anticipations qui guident lecomportement économique, l’équilibre n’a plus d’im-portance et l’Histoire prend sa place.» Le momentpolitique, entendu ici au sens large de ce qui assujet-tit, de ce qui normalise, de ce qui détermine ce quipasse à travers les corps et peut s’enregistrer envaleur socialement reconnue, de ce qui extrait de laforme des formes-de-vie, est essentiel à la «croissan-ce» comme à la reproduction du système: d’un côtéla captation des énergies, leur orientation, leur cris-tallisation devient la source première de valorisation;de l’autre la plus-value peut provenir de n’importequel point du tissu bio-politique à condition que celui-ci se reconstitue sans cesse. Que l’ensemble desdépenses puisse tendanciellement se métamorphoseren qualités valorisables signifie aussi bien que le

265

L’hypothèse cybernétique

industrielle, que le « travail immatériel» croisse enregard du travail matériel, n’a donc rien de surpre-nant ni de nouveau. Il mobilise aujourd’hui dans lespays industrialisés plus de deux tiers de la force detravail. Mais ce n’est pas suffisant pour définir lecapitalisme cybernétique. Celui-ci, parce qu’il faitdépendre en continu son équilibre et sa croissancede ses capacités de contrôle, a changé de nature.L’insécurité, bien plus que la rareté, est le nœud del’économie capitaliste présente. Comme le pressen-tent Wittgenstein à partir de la crise de 1929 etKeynes dans son sillage – il y a un lien très fort entre« l’état de la confiance» et la courbe de l’efficacitémarginale du Capital, écrit ce dernier dans le cha-pitre XII de la Théorie générale en février 1934 –,l’économie repose en définitive sur un « jeu de lan-gage». Les marchés, et avec eux les marchandises etles marchands, la sphère de la circulation en généralet, par voie de conséquence, l’entreprise, la sphèrede la production en tant que lieu de prévision de ren-dements à venir n’existent pas sans des conventions,des normes sociales, des normes techniques, desnormes du vrai, un méta-niveau qui fait exister lescorps, les choses en tant que marchandises, avantmême qu’ils fassent l’objet d’un prix. Les secteurs ducontrôle et de la communication se développentparce que la valorisation marchande nécessite l’or-ganisation d’une circulation bouclée d’informations,parallèle à la circulation des marchandises, la pro-duction d’une croyance collective qui s’objectivedans la valeur. Pour advenir, tout échange requiertdes « investissements de forme» – une informationsur et une mise en forme de ce qui est échangé –, unformatage qui rend possible la mise en équivalenceavant qu’elle n’ait effectivement lieu, un condition-nement qui est aussi une condition de l’accord sur lemarché. C’est vrai pour les biens ; c’est vrai pour les

264

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 264

Page 23: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

I l n’y a donc rien d’étonnant à voir le développe-ment du capitalisme cybernétique s’accompagner

d’un développement de toutes les formes de répres-sion, d’un hyper-sécuritarisme. La discipline tradi-tionnelle, la généralisation de l’état d’urgence, del’emergenza, sont amenés à croître dans un systèmetout entier tourné vers la peur de la menace. Lacontradiction apparente entre un renforcement desfonctions répressives de l’État et un discours écono-mique néolibéral qui prône le «moins d’État» – quipermet par exemple à Loïc Wacquant de se lancerdans une critique de l’idéologie libérale qui dissimu-le la montée de « l’État pénal» – ne se comprendqu’en référence à l’hypothèse cybernétique. Lyotardl’explique : « Il y a dans tout système cybernétiqueune unité de référence qui permet de mesurerl’écart produit par l’introduction d’un événementdans le système, ensuite, grâce à cette mesure, detraduire cet événement en information pour le systè-me, enfin s’il s’agit d’un ensemble réglé en homéo-stasie, d’annuler cet écart et de ramener le systèmeà la quantité d’énergie ou d’information qui était lasienne précédemment. […] Arrêtons-nous un peu ici.On voit comme l’adoption de ce point de vue sur lasociété, soit la fantaisie despotique qui est celle dumaître de se placer au lieu supposé du zéro centralet de s’identifier ainsi au Rien matriciel […] ne peutque le contraindre à étendre son idée de la menaceet donc de la défense. Car quel est l’événement quine comporterait pas de menace à ce point de vue?Aucun ; tous au contraire, puisqu’ils sont des pertur-bations d’un ordre circulaire, reproduisant le même,exigent une mobilisation de l’énergie aux fins d’ap-propriation et d’élimination. Est-ce “abstrait”?Faut-il un exemple? C’est le projet même que per-pètre en France et en haut lieu, l’institution d’uneDéfense opérationnelle du territoire, nantie d’un

267

L’hypothèse cybernétique

Capital compénètre tous les flux vivants : socialisationde l’économie et anthropomorphose du Capital sontdeux processus solidaires et indissociables. Il faut etil suffit pour qu’ils se réalisent que toute actioncontingente soit prise dans un mixte de dispositifs desurveillance et de saisie. Les premiers sont inspirésde la prison en tant qu’elle introduit un régime devisibilité panoptique, centralisé. Ils ont longtemps étéle monopole de l’État moderne. Les seconds sont ins-pirés de la technique informatique en tant qu’ellevise un régime de quadrillage décentralisé et entemps réel. L’horizon commun de ces dispositifs estcelui d’une transparence totale, d’une correspondan-ce absolue de la carte et du territoire, d’une volontéde savoir à un tel degré d’accumulation qu’elledevient volonté de pouvoir. Une des avancées de lacybernétique a consisté à clôturer les systèmes desurveillance et de suivi en s’assurant que les sur-veillants et les suiveurs soient à leur tour surveilléset/ou suivis, et ce au gré d’une socialisation ducontrôle qui est la marque de la prétendue «sociétéde l’information». Le secteur du contrôle s’autonomi-se parce que s’impose la nécessité de contrôler lecontrôle, les flux marchands étant doublés par desflux d’informations dont la circulation et la sécuritédoivent à leur tour être optimisées. Au sommet de cetétagement des contrôles, le contrôle étatique, la poli-ce et le droit, la violence légitime et le pouvoir judi-ciaire, jouent un rôle de contrôleurs en dernièreinstance. Cette surenchère de surveillance qui carac-térise les «sociétés de contrôle», Deleuze l’expliquesimplement : «elles fuient de partout». Ce qui confir-me sans cesse le contrôle dans sa nécessité. «Dansles sociétés de discipline, on n’arrêtait pas de recom-mencer (de l’école à la caserne, etc.), tandis que dansles sociétés de contrôle on n’en finit jamais avecrien.»

266

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 266

Page 24: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

S i la répression tient le rôle, dans le capitalismecybernétique, de conjuration de l’événement, la

prévision est son corollaire, en tant qu’elle vise à éli-miner l’incertitude liée à tout futur. C’est l’enjeu destechnologies statistiques. Alors que celles de l’État-providence se tournaient tout entières vers l’antici-pation des risques, probabilisés ou non, celles ducapitalisme cybernétique visent à multiplier lesdomaines de responsabilité. Le discours du risqueest le moteur du déploiement de l’hypothèse cyber-nétique : il est d’abord diffusé pour être ensuite inté-riorisé. Car les risques sont d’autant mieux acceptésque ceux qui y sont exposés ont l’impression d’avoirchoisi de les prendre, qu’ils s’en sentent respon-sables et plus encore lorsqu’ils ont le sentiment depouvoir les contrôler et les maîtriser eux-mêmes.Mais, comme l’admet un expert, le «risque zéro»n’existe pas : «La notion de risque affaiblit bien lesliens causaux, mais ce faisant elle ne les fait pas dis-paraître. Au contraire elle les multiplie. […]Considérer un danger en terme de risque, c’est for-cément admettre qu’on ne pourra jamais s’en pré-munir absolument : on pourra le gérer, ledomestiquer, mais jamais l’anéantir.» C’est au titrede sa permanence pour le système que le risque estun outil idéal pour l’affirmation de nouvelles formesde pouvoir qui favorisent l’emprise croissante desdispositifs sur les collectifs et les individus. Il éliminetout enjeu de conflit par le rassemblement obligatoi-re des individus autour de la gestion de menacescensées concerner chacun de la même façon.L’argument qu’ON voudrait nous faire admettre est lesuivant : plus y a de sécurité, plus il y a productionconcomitante d’insécurité. Et si vous pensez que l’in-sécurité croît alors que la prévision est de plus enplus infaillible, c’est que vous avez vous-même peurdes risques. Et si vous avez peur des risques, si vous

269

L’hypothèse cybernétique

Centre opérationnel de l’armée de terre, dont la spé-cificité est de parer à la menace “interne”, ce quinaît dans les obscurs replis du corps social dont“l’état-major” ne prétend pas moins qu’être la têteclairvoyante : cette clairvoyance s’appelle fichiernational ; […] la traduction de l’événement en infor-mation pour le système se nomme renseignement[…] ; enfin l’exécution des ordres régulateurs et leurinscription dans le “corps social”, surtout quand onimagine celui-ci en proie à quelque intense émotion,par exemple à la peur panique qui le secouerait entous sens au cas où se déclencherait une guerrenucléaire (entendez aussi bien où se lèverait on nesait quelle vague jugée insane de protestation,contestation, désertion civile) – cette exécutionrequiert l’infiltration assidue et fine des canauxémetteurs dans la “chair” sociale, soit comme le dit àmerveille tel officier supérieur, la “police des mouve-ments spontanés”. » La prison est donc au sommetd’une cascade de dispositifs de contrôle, le garant endernière instance qu’aucun événement perturbantn’aura lieu dans le corps social pour entraver la cir-culation des personnes et des biens. La logique de lacybernétique étant de remplacer des institutionscentralisées, des formes sédentaires de contrôle, pardes dispositifs de traçage, des formes nomades decontrôle, la prison comme dispositif classique desurveillance est évidemment amenée à être prolon-gée par des dispositifs de saisie comme le braceletélectronique, par exemple. Le développement descommunity police dans le monde anglo-saxon, de la«police de proximité» en France, répond aussi à unelogique cybernétique de conjuration de l’événement,d’organisation de la rétroaction. Selon cette logique,les perturbations dans une zone seront d’autantmieux étouffées qu’elles seront amorties par lessous-zones du système les plus proches.

268

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 268

Page 25: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

exclure sans se priver d’une source potentielle deprofit. Le capitalisme cybernétique fait donc aller depair socialisation de l’économie et montée du «prin-cipe-responsabilité». Il produit le citoyen en tantque «dividu à risques» qui auto-neutralise sonpotentiel de destruction de l’ordre. Il s’agit ainsi degénéraliser l’auto-contrôle, disposition qui favorisela prolifération des dispositifs et en assure un relaisefficace. Toute crise, dans le capitalisme cyberné-tique, prépare un renforcement des dispositifs. Lacontestation anti-OGM comme la «crise de la vachefolle» de ces dernières années en France, ont endéfinitive permis d’instituer une traçabilité inéditedes dividus et des choses. La professionnalisationaccrue du contrôle – qui est avec l’assurance l’undes secteurs économiques dont la croissance estgarantie par la logique cybernétique – n’est quel’autre face de la montée du citoyen, comme subjec-tivité politique ayant totalement autoréprimé lerisque qu’elle représente objectivement. La vigilancecitoyenne contribue ainsi à l’amélioration des dispo-sitifs de pilotage.

T andis que la montée du contrôle à la fin duXIXe siècle passait par une dissolution des liens

personnalisés – ce qui fait qu’ON a pu parler de «dis-parition des communautés» –, elle passe dans lecapitalisme cybernétique par un nouveau tissage deliens sociaux entièrement traversés par l’impératifde pilotage de soi et des autres au service de l’unitésociale : c’est ce devenir-dispositif de l’homme quefigure le citoyen de l’Empire. L’importance présentede ces nouveaux systèmes citoyen-dispositif, quicreusent les vieilles institutions étatiques et propul-sent la nébuleuse associative-citoyenne, démontreque la grande machine sociale que doit être le capi-talisme cybernétique ne peut se passer des hommes,

271

L’hypothèse cybernétique

ne faites pas confiance au système pour contrôlerintégralement votre vie, votre peur risque d’êtrecontagieuse et de présenter un risque bien réel dedéfiance envers le système. Autrement dit, avoirpeur des risques, c’est déjà représenter soi-mêmeun risque pour la société. L’impératif de circulationmarchande sur lequel repose le capitalisme cyber-nétique se métamorphose en phobie générale, enphantasme d’autodestruction. La société de contrôleest une société paranoïaque, ce que confirme sanspeine la prolifération en son sein des théories de laconspiration. Chaque individu est ainsi subjectivédans le capitalisme cybernétique comme dividu àrisques, comme l’ennemi quelconque de la sociétééquilibrée.

I l ne faut pas s’étonner alors que le raisonnementde ces collaborateurs en chef du Capital que sont

François Ewald ou Denis Kessler en France soit d’af-firmer que l’État-providence, caractéristique dumode de régulation sociale fordiste, en réduisant lesrisques sociaux, a fini par déresponsabiliser les indi-vidus. Le démantèlement des systèmes de protectionsociale, auquel on assiste depuis le début des annéesquatre-vingt, vise par conséquent à responsabiliserchacun en faisant porter à tous les «risques» quefont seuls subir les capitalistes à l’ensemble du«corps social». Il s’agit en dernière analyse d’incul-quer le point de vue de la reproduction de la sociétéà chaque individu, qui devra ne plus rien attendred’elle, mais tout lui sacrifier. C’est que la régulationsociale des catastrophes et de l’imprévu ne peut plusêtre gérée, comme elle l’était au Moyen Âge pendantles lèpres, par la seule exclusion sociale, la logiquedu bouc émissaire, la contention et la clôture. Si toutle monde doit devenir responsable du risque qu’ilfait encourir à la société, c’est qu’ON ne peut plus

270

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 270

Page 26: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

273

quoique certains cybernéticiens incrédules aient misdu temps à le croire, comme en témoigne cette prisede conscience dépitée du milieu des années 1980 :

«L’automatisation systématique serait effectivementun moyen radical de surmonter les limites physiquesou mentales qui sont à la source des erreurshumaines les plus communes : pertes momentanéesde vigilance dues à la fatigue, au stress ou à la routi-ne ; incapacité provisoire d’interpréter simultané-ment une multitude d’informations contradictoireset donc de maîtriser des situations trop complexes ;euphémisation du risque sous la pression des cir-constances (urgences, pressions hiérarchiques…) ;erreurs de représentation conduisant à surestimerla sécurité de systèmes habituellement très fiables(on cite le cas d’un pilote refusant catégoriquementde croire que l’un de ses réacteurs est en feu). Il fautcependant se demander si la mise hors circuit del’homme, considéré comme le maillon faible de l’in-terface homme/machine, ne risque pas en définitivede créer de nouvelles vulnérabilités, ne serait-cequ’en étendant les erreurs de représentation etpertes de vigilance qui sont, comme on l’a vu, lacontrepartie fréquente d’un sentiment exagéré desécurité. Le débat mérite en tout cas d’être ouvert.»

En effet.

272

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 272

Page 27: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

peut ainsi dire que le capitalisme le plus outré estsocialiste sous certains de ses aspects, et que toutle socialisme est une «mutation» du capitalismedestinée à tenter de stabiliser le système à traversune redistribution – redistribution estiméenécessaire pour assurer la survie de tous et lesinciter à une consommation plus large. Nousappellerons dans cette ébauche «capitalismesocial» une organisation de l’économie, conçuedans le but d’établir un équilibre acceptable entrecapitalisme et socialisme.

Yona FriedmanUtopies réalisables, 1974

275

L’hypothèse cybernétique

V

L’écosociété est décentralisée, communautaire,participative. La responsabilité et l’initiativeindividuelle existent vraiment. L’écosociété reposesur le pluralisme des idées, des styles et desconduites de vie. Conséquence : égalité et justicesociale sont en progrès. Mais aussi, bouleversementdes habitudes, des modes de pensée et des mœurs.Les hommes ont inventé une vie différente dansune société en équilibre. Ils se sont aperçus que lemaintien d’un état d’équilibre était plus délicat quele maintien d’un état de croissance continue. Grâceà une nouvelle vision, à une nouvelle logique de lacomplémentarité, à de nouvelles valeurs, leshommes de l’écosociété ont inventé une doctrineéconomique, une science politique, une sociologie,une technologie et une psychologie de l’étatd’équilibre contrôlé.

Joël de RosnayLe Macroscope, 1975

Capitalisme et socialisme représentent deuxorganisations de l’économie dérivées du mêmesystème de base, celui de la quantification de lavaleur ajoutée. […] Considéré sous cet angle, lesystème appelé «socialisme» n’est que le sous-système correcteur appliqué au «capitalisme». On

274

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 274

Page 28: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

l’économiste Dennis H. Meadows, s’inspirait des tra-vaux d’un certain Jay Forrester qui avait été chargéen 1952 par l’US Air Force de mettre au point unsystème d’alerte et de défense – le SAGE System –qui coordonnait pour la première fois radars et ordi-nateurs dans le but de détecter et d’empêcher unepossible attaque du territoire américain par desfusées ennemies. Forrester avait monté des infra-structures de communication et de contrôle entrehommes et machines où ceux-ci étaient interconnec-tés pour la première fois en « temps réel». Puis ilavait été nommé dans l’école de management duMIT pour étendre ses compétences en matièred’analyse systémique au monde économique. Ilappliqua les mêmes principes d’ordre et de défenseaux entreprises, puis ce sera le tour des villes etenfin de l’ensemble de la planète dans son ouvrageWorld Dynamics qui inspira les rapporteurs du MIT.Ainsi la «deuxième cybernétique» fut-elle détermi-nante pour fixer les principes de restructuration ducapitalisme. Avec elle, l’économie politique devenaitune science du vivant. Elle analysait le monde entant que système ouvert de transformation et de cir-culation de flux d’énergie et de flux monétaires.

E n France, un ensemble de pseudo-savants –l’illuminé de Rosnay et le baveux Morin mais

aussi le mystique Henri Atlan, Henri Laborit, RenéPasset et l’arriviste Attali – se réunissent pour élabo-rer, à la suite du MIT, Dix commandements pour unenouvelle économie, un «éco-socialisme» disent-ils,en suivant une approche systémique, c’est-à-direcybernétique, obsédée par « l’état d’équilibre» detout et de tous. Il n’est pas inutile a posteriori, lors-qu’ON écoute la «gauche» d’aujourd’hui et aussi la«gauche de la gauche», de rappeler certains desprincipes que de Rosnay présentait en 1975 :

277

L’hypothèse cybernétique

L es événements de Mai 68 ont provoqué dansl’ensemble des sociétés occidentales une réac-

tion politique dont ON a peine à se souvenir l’ampleuraujourd’hui. Très vite, la restructuration du capita-lisme s’organisa, comme se met en marche unearmée. On vit, avec le Club de Rome, des multinatio-nales comme Fiat, Volkswagen et Ford payer deséconomistes, des sociologues et des écologistes pourqu’ils déterminent les productions auxquellesdevaient renoncer les entreprises afin que le systè-me capitaliste fonctionne mieux et se renforce. En1972, le rapport du Massachusetts Institute ofTechnology commandité par ledit Club de Rome,Halte à la croissance, fit grand bruit parce qu’ilrecommandait de stopper le processus d’accumula-tion capitaliste, y compris dans les pays dits en voiede développement. Du plus haut de la domination, ON

revendiquait la «croissance zéro» afin de préserverles rapports sociaux et les ressources de la planète,ON introduisait des composantes qualitatives dansl’analyse du développement contre les projectionsquantitatives centrées sur la croissance, ON exigeaiten définitive que celle-ci soit entièrement redéfinieet cette pression s’accentua encore lorsqu’éclata lacrise de 1973. Le capitalisme semblait faire sonautocritique. Mais si j’ai parlé à nouveau de guerreet d’armée, c’est que le rapport du MIT, rédigé par

276

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 276

Page 29: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

munications et de l’informatique. Sans remettre encause ni la propriété privée, ni la propriété d’État, ON

invite à une cogestion, à un contrôle des entreprisespar les communautés de salariés et d’usagers.L’euphorie réformatrice cybernétique est telle, en cedébut des années 1970, qu’ON évoque sans plus fré-mir, comme s’il ne s’était, depuis le XIXe siècle, agique de cela, l’idée d’un «capitalisme social», ainsique le défendit par exemple l’architecte écologiste etgraphomane Yona Friedman. Ainsi s’est cristallisé cequ’ON a fini par appeler «socialisme de troisièmevoie», et son alliance avec l’écologie, dont ON connaîtaujourd’hui l’emprise politique en Europe. S’il fallaitretenir un événement qui, dans ces années-là, enFrance, a exposé la progression tortueuse vers cettenouvelle alliance entre socialisme et libéralisme, nonsans l’espoir qu’autre chose émerge, ce serait sansconteste l’affaire LIP. Avec elle c’est tout le socialis-me, jusque dans ses courants les plus radicauxcomme le «communisme de conseils», qui échoue àfaire chuter l’agencement libéral, et qui, sans subir àproprement parler de défaite, finit simplementabsorbé par le capitalisme cybernétique. L’adhésionrécente de l’écologiste Cohn-Bendit, le gentil leaderde Mai 68, au courant libéral-libertaire n’est qu’uneconséquence logique du retournement plus profonddes idées «socialistes» sur elles-mêmes.

L’actuel mouvement «anti-globalisation» et lacontestation citoyenne en général ne présentent

aucune rupture à l’intérieur de cette formationd’énoncés élaborée il y a trente ans. Ils réclamentsimplement l’accélération de sa mise en œuvre. S’yfait jour, derrière les contre-sommets tonitruants,une même vision froide de la société comme totalitémenacée d’éclatements, un même objectif de régula-tion sociale. Il s’agit de restaurer la cohésion sociale

279

L’hypothèse cybernétique

1. Conserver la variété des espaces comme des cul-tures, la biodiversité comme la multiculturalité.

2. Veiller à ne pas ouvrir, ne pas laisser s’échapperl’information contenue dans les boucles de régu-lation.

3. Rétablir les équilibres de l’ensemble du systèmepar décentralisation.

4. Différencier pour mieux intégrer, car conformé-ment à ce qu’a pressenti Teilhard de Chardin,l’illuminé en chef de tous les cybernéticiens,« toute intégration réelle se fonde sur une diffé-renciation préalable. […] L’homogène, le mélan-ge, le syncrétisme, c’est l’entropie. Seule l’uniondans la diversité est créatrice. Elle accroît lacomplexité, conduit à des niveaux plus élevésd’organisation.»

5. Pour évoluer : se laisser agresser.6. Préférer les objectifs, les projets à la programma-

tion détaillée.7. Savoir utiliser l’information.8. Savoir maintenir des contraintes sur les éléments

du système.

I l ne s’agit plus, comme ON pouvait faire encoresemblant de le croire en 1972, de mettre en cause

le capitalisme et ses effets dévastateurs, mais plutôtde « réorienter l’économie de manière à mieux ser-vir, à la fois, les besoins humains, le maintien etl’évolution du système social et la poursuite d’unevéritable coopération avec la nature. L’économied’équilibre qui caractérise l’écosociété est donc uneéconomie “régulée”, au sens cybernétique duterme.» Les premiers idéologues du capitalismecybernétique parlent d’ouvrir à une gestion commu-nautaire du capitalisme par en bas, à une responsa-bilisation de chacun grâce à « l’intelligencecollective» qui résultera des progrès des télécom-

278

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 278

Page 30: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

C’est qu’à partir des années 1970, le socialismen’est plus qu’un démocratisme, désormais

absolument nécessaire à la progression de l’hypo-thèse cybernétique. Il faut comprendre l’idéal dedémocratie directe, de démocratie participativecomme désir d’une expropriation générale par lesystème cybernétique de toute l’information conte-nue dans ses parties. La demande de transparence,de traçabilité, est une demande de circulation par-faite de l’information, un progressisme dans lalogique de flux qui régit le capitalisme cybernétique.C’est entre 1965 et 1970 qu’un jeune philosopheallemand, héritier présumé de la « théorie critique»,fondait le paradigme démocratique de la contesta-tion présente en entrant avec fracas dans plusieurscontroverses avec ses aînés. Au socio-cybernéticienNiklas Luhmann, théoricien hyper-fonctionnalistedes systèmes, Habermas opposait l’imprévisibilité dudialogue, des argumentations, irréductibles à desimples échanges d’informations. Mais c’est surtoutcontre Marcuse que fut élaboré ce projet d’une«éthique de la discussion» généralisée qui devaitradicaliser en le critiquant le projet démocratiquedes Lumières. À Marcuse qui explique, en commen-tant les observations de Max Weber, que «rationali-sation» veut dire que la raison technique, auprincipe de l’industrialisation et du capitalisme, estindissolublement une raison politique, Habermasrétorque qu’un ensemble de rapports intersubjectifsimmédiats échappent aux rapports sujet-objetmédiatisés par la technique, et qu’en définitive ils lesencadrent et les orientent. Autrement dit, face audéveloppement de l’hypothèse cybernétique, la poli-tique devrait viser à autonomiser et étendre cettesphère des discours, à multiplier les arènes démo-cratiques, à construire et rechercher un consensusqui, par nature en somme, serait émancipateur.

281

L’hypothèse cybernétique

pulvérisée par la dynamique du capitalisme cyberné-tique et de garantir en dernière instance la participa-tion de tous à cette dernière. Aussi n’est-il passurprenant de voir l’économicisme le plus arideimprégner de façon si tenace et si nauséabonde lesrangs des citoyens. Le citoyen dépossédé de tout seprojette en expert amateur de la gestion sociale etconçoit le néant de sa vie comme succession ininter-rompue de «projets» à réaliser : comme le remarqueavec une feinte naïveté le sociologue Luc Boltanski,« tout peut accéder à la dignité du projet, y comprisles entreprises hostiles au capitalisme». De mêmeque le dispositif «autogestion» fut séminal dans laréorganisation du capitalisme depuis trente ans, lacontestation citoyenne n’est rien d’autre que l’instru-ment actuel de la modernisation de la politique. Cenouveau «processus de civilisation» repose sur lacritique de l’autorité développée dans les années1970, au moment où se cristallisait la deuxièmecybernétique. La critique de la représentation poli-tique comme pouvoir séparé, déjà récupérée par lenouveau management dans la sphère de productionéconomique, est aujourd’hui réinvestie dans la sphè-re politique. Partout ce ne sont qu’horizontalité desrapports et participation à des projets qui doiventremplacer l’autorité hiérarchique et bureaucratiquepoussiéreuse, contre-pouvoirs et décentralisationsqui sont censés défaire les monopoles et le secret.Ainsi s’étendent et se resserrent sans obstacles leschaînes d’interdépendance sociale, ici faites de sur-veillance, ailleurs de délégation. Intégration de lasociété civile par l’État et intégration de l’État par lasociété civile s’engrènent de mieux en mieux. Ainsis’organise la division du travail de gestion des popu-lations nécessaire à la dynamique du capitalismecybernétique. L’affirmation d’une «citoyenneté mon-diale» devra prévisiblement la parachever.

280

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 280

Page 31: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

travers d’une «réappropriation des outils» et desinstitutions, qui devraient être gagnées par une«convivialité» générale ; convivialité qui serait enmesure de saper la loi de la valeur. Le philosophedes techniques Simondon fait même de cette réap-propriation le levier du dépassement de Marx et dumarxisme : «Le travail possède l’intelligence des élé-ments, le capital possède l’intelligence desensembles ; mais ce n’est pas en réunissant l’intelli-gence des éléments et l’intelligence des ensemblesque l’on peut faire l’intelligence de l’être intermé-diaire et non mixte qu’est l’individu technique. […]Le dialogue du capital et du travail est faux parcequ’il est au passé. La collectivisation des moyens deproduction ne peut opérer une réduction de l’aliéna-tion par elle-même; elle ne peut l’opérer que si elleest la condition préalable de l’acquisition par l’indi-vidu humain de l’intelligence de l’objet techniqueindividué. Cette relation de l’individu humain à l’in-dividu technique est la plus délicate à former.» Lasolution au problème de l’économie politique, del’aliénation capitaliste comme de la cybernétiquerésiderait dans l’invention d’une nouvelle relationaux machines, d’une «culture technique» qui auraitjusqu’à présent fait défaut à la modernité occidentale.C’est une telle doctrine qui justifie depuis trente ansle développement massif de l’enseignement «cito-yen» des sciences et des techniques. Parce que levivant, contrairement à ce que suppose l’hypothèsecybernétique, est essentiellement différent desmachines, l’homme aurait une responsabilité dereprésentation des objets techniques : «L’hommecomme témoin des machines, écrit Simondon, estresponsable de leur relation ; la machine individuellereprésente l’homme, mais l’homme représente l’en-semble des machines, car il n’y a pas une machinede toutes les machines, alors qu’il peut y avoir une

283

L’hypothèse cybernétique

Outre qu’il réduit le «monde vécu», la «vie quoti-dienne», l’ensemble de ce qui fuit de la machine decontrôle, à des interactions sociales, à des discours,Habermas ignore plus profondément encore l’hété-rogénéité fondamentale des formes-de-vie entreelles. Au même titre que le contrat, le consensus estattaché à l’objectif d’unification et de pacificationpar gestion des différences. Dans le cadre cyberné-tique, toute foi dans l’«agir communicationnel»,toute communication qui n’assume pas la possibilitéde son impossibilité, finit par servir le contrôle. C’estpourquoi la technique et la science ne sont pas sim-plement, comme le pense l’idéaliste Habermas, desidéologies qui viendraient recouvrir le tissu concretdes relations intersubjectives. Ce sont des « idéolo-gies matérialisées», des dispositifs en cascade, unegouvernementalité concrète qui traverse ces rela-tions. Nous ne voulons pas plus de transparence ouplus de démocratie. Il y en a bien assez. Nous vou-lons au contraire plus d’opacité et plus d’intensité.

M ais je n’en aurai pas fini avec le socialisme telque l’a périmé l’hypothèse cybernétique tant

que je n’aurai pas évoqué une autre voix ; je veuxparler de la critique centrée sur les rapportshommes-machines qui, depuis les années 1970, s’at-taque au nœud supposé du problème cybernétiqueen posant la question de la technique par-delà techno-phobie – celle d’un Theodore Kaczynski ou du singelettré de l’Oregon, John Zerzan – et technophilie, etqui prétend fonder une nouvelle écologie radicalequi ne soit pas bêtement romantique. Dès la criseéconomique des années 1970, Ivan Illich est parmiles premiers à exprimer l’espoir d’une refondationdes pratiques sociales non plus seulement au tra-vers d’un nouveau rapport entre sujets, commechez Habermas, mais aussi entre sujets et objets, au

282

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 282

Page 32: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

VI

Tout comme la modernisation l’a fait dans uneépoque antérieure, la postmodernisation (ouinformatisation) actuelle marque une nouvelle façonde devenir homme. Là où la production d’âme estconcernée, comme dirait Musil, on devraitréellement remplacer les techniques traditionnellesdes machines industrielles par l’intelligencecybernétique des technologies de l’information et dela communication. Il nous faut inventer ce que PierreLévy appelle une «anthropologie du cyberespace».

Michael Hardt,Toni Negri, Empire, 1999

La communication constitue le troisième moyenfondamental du contrôle impérial. […] Les systèmescontemporains de communication ne sont passubordonnés à la souveraineté ; c’est au contrairela souveraineté qui semble être subordonnée à lacommunication. […] La communication est la formede production capitaliste dans laquelle le capital aréussi à soumettre entièrement et mondialement lasociété à son régime, supprimant toutes les voiesde remplacement.

Michael Hardt, Toni Negri, Empire, 1999

285

pensée visant toutes les machines.» Dans sa formeutopique actuelle, comme chez Guattari à la fin de savie ou aujourd’hui chez un Bruno Latour, cette écoleprétendra «faire parler» les objets, représenter leursnormes dans l’arène publique au travers d’un «par-lement des choses». À terme, les technocratesdevraient faire place à des «mécanologues» etautres «médiologues» dont on ne voit pas en quoi ilsdiffèreraient des technocrates actuels si ce n’estqu’ils seraient plus rompus à la vie technique, qu’ilsseraient des citoyens idéalement accouplés à leursdispositifs. Ce que font mine d’ignorer nos utopistes,c’est que l’intégration de la raison technique par tousn’entamerait en rien les rapports de force existants.La reconnaissance de l’hybridité hommes-machinesdes agencements sociaux ne ferait certainementqu’étendre la lutte pour la reconnaissance et la tyran-nie de la transparence au monde inanimé. Dans cetteécologie politique rénovée, socialisme et cybernétiqueatteignent leur point de convergence optimal : le pro-jet d’une République verte, d’une démocratie tech-nique – «un renouveau de la démocratie pourraitavoir pour objectif une gestion pluraliste de l’en-semble de ses composantes machiniques», écritGuattari dans son dernier texte publié – la vision mor-telle d’une paix civile définitive entre humains etnon-humains.

284

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 284

Page 33: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

sociale, d’une «économie solidaire», d’une « trans-formation du mode de production», non plus parcollectivisation ou étatisation des moyens de produc-tion mais par collectivisation des décisions de pro-duction. Comme l’affiche par exemple un YannMoulier Boutang, il s’agit finalement que soit recon-nu « le caractère social collectif de la création derichesse», que le métier de vivre en citoyen soit valo-risé. Ce prétendu communisme en est réduit à undémocratisme économique, au projet de reconstruc-tion d’un État «post-fordiste», par le bas. La coopé-ration sociale y est posée comme toujours-déjàdonnée, sans incommensurabilités éthiques, sansinterférences avec la circulation des affects, sansproblèmes de communauté.

L’itinéraire de Toni Negri à l’intérieur del’Autonomie, puis de la nébuleuse de ses dis-

ciples en France et dans le monde anglo-saxon,montre combien le marxisme autorisait une telleglissade vers la volonté de volonté, la «mobilisationinfinie», scellant sa défaite inéluctable, à terme, faceà l’hypothèse cybernétique. Cette dernière n’a euaucun mal à se brancher sur la métaphysique de laproduction qui recouvre tout le marxisme et queNegri pousse à son terme en considérant tout affect,toute émotion, toute communication en dernière ins-tance comme un travail. De ce point de vue, auto-poïèse, autoproduction, auto-organisation et auto-nomie sont des catégories qui jouent un rôle homo-logue dans les formations discursives distinctes oùelles ont émergé. Les revendications inspirées parcette critique de l’économie politique, celle du reve-nu garanti comme celle des «papiers pour tous», nes’attaquent aux fondements que de la seule sphèreproductive. Si certains de ceux qui demandentaujourd’hui un revenu garanti ont pu rompre avec la

287

L’hypothèse cybernétique

L’utopie cybernétique n’a pas seulement vampiriséle socialisme et sa puissance d’opposition en en

faisant un «démocratisme de proximité». Dans cesannées 1970 pleines de confusion, elle a aussi conta-miné le marxisme le plus avancé, rendant intenable etinoffensive sa perspective. «Partout – comme l’écritLyotard en 1979 –, à un titre ou à l’autre, la Critiquede l’économie politique et la critique de la société alié-née qui en était le corrélat sont utilisés en guise d’élé-ments dans la programmation du système.» Face àl’hypothèse cybernétique unifiante, l’axiome abstraitd’un antagonisme potentiellement révolutionnaire –lutte des classes, «communauté humaine» (Gemein-wesen) ou «social-vivant» contre Capital, generalintellect contre processus d’exploitation, «multi-tude» contre «Empire», «créativité» ou «virtu-osité» contre travail, «richesse sociale» contre valeurmarchande, etc. – sert en définitive le projet politiqued’une plus grande intégration sociale. La critique del’économie politique et l’écologie ne critiquent pas legenre économique propre au capitalisme, ni la visiontotalisante et systémique propre à la cybernétique,elles en font même paradoxalement les moteurs deleurs philosophies émancipatrices de l’histoire. Leurtéléologie n’est plus celle du prolétariat ou de lanature mais celle du Capital. Leur perspective estaujourd’hui profondément celle d’une économie

286

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 286

Page 34: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

haut que le marxisme de Negri avait fonctionné,comme tous les autres marxismes, à partir d’unaxiome abstrait sur l’antagonisme social, c’est qu’ila besoin concrètement de la fiction de l’unité ducorps social. Sous ses jours les plus offensifs, commeceux qui furent vécus en France pendant le mouve-ment des chômeurs de l’hiver 1997-1998, ses pers-pectives visent à fonder un nouveau contrat social,fût-il appelé communiste. Au sein de la politiqueclassique, le négrisme joue déjà le rôle d’avant-garde des mouvements écologistes.

P our retrouver la conjoncture intellectuelle quiexplique cette foi aveugle dans le social conçu

comme objet et sujet possible d’un contrat, commeensemble d’éléments équivalents, comme classehomogène, corps organique, il faut revenir à la findes années 1950, lorsque la décomposition progres-sive de la classe ouvrière dans les sociétés occiden-tales inquiète les théoriciens marxistes car ellebouleverse l’axiome de la lutte des classes. Certainscroient alors trouver dans les Grundrisse de Marxune parade, une préfiguration de ce qu’est en trainde devenir le capitalisme et son prolétariat. Dans lefragment sur les machines, Marx envisage en pleinephase d’industrialisation que la force de travail indi-viduelle puisse cesser d’être la source principale dela plus-value car « le savoir social général, laconnaissance» deviendrait la puissance productiveimmédiate. Ce capitalisme-là, que l’ON dit aujour-d’hui «cognitif», ne serait plus contesté par le prolé-tariat qui naquit dans les grandes manufactures.Marx suppose qu’il le serait par « l’individu social».Il précise la raison de ce processus inéluctable derenversement : «Le capital met en branle toutes lesforces de la science et de la nature, il stimule lacoopération et le commerce sociaux pour libérer

289

L’hypothèse cybernétique

perspective de mise au travail de tous – c’est-à-direà la croyance dans le travail comme valeur fonda-mentale – qui prédominait encore auparavant dansles mouvements de chômeurs, c’est à condition,paradoxalement, d’avoir conservé une définitionhéritée, restrictive de la valeur comme «valeur-tra-vail». C’est ainsi qu’ils peuvent ignorer qu’ils contri-buent finalement à améliorer la circulation des bienset des personnes.

O r c’est précisément parce que la valorisationn’est plus assignable en dernier ressort à ce qui

a cours dans la seule sphère productive qu’il fau-drait désormais déplacer le geste politique – je songeà la grève, par exemple, sans même parler de grèvegénérale – vers les sphères de la circulation des pro-duits et de l’information. Qui ne voit que la demandede «papiers pour tous», si elle est satisfaite, necontribuera qu’à une plus grande mobilité de laforce de travail au niveau mondial, ce qu’ont biencompris les penseurs libéraux américains? Quant ausalaire garanti, s’il était obtenu, ne ferait-il pasentrer simplement un revenu supplémentaire dansle circuit de la valeur? Il représenterait l’équivalentformel d’un investissement du système dans son«capital humain», d’un crédit ; il anticiperait uneproduction à venir. Dans le cadre de la restructura-tion présente du capitalisme, sa revendicationpourrait être comparée à une proposition néo-key-nésienne de relance de la «demande effective» quipuisse servir de filet de sécurité au développementsouhaité de la «Nouvelle Économie». De là aussil’adhésion de plusieurs économistes à l’idée d’un«revenu universel» ou «revenu de citoyenneté». Cequi justifierait celui-ci, de l’avis même de Negri et deses fidèles, c’est une dette sociale contractée par lecapitalisme envers la «multitude». Et si j’ai dit plus

288

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 288

Page 35: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

est séparé, moment dans la métamorphose du capi-tal, lui obéissant autant que le gouvernant.» Le pro-blème éthique que pose l’espoir placé dansl’intelligence collective, qui aujourd’hui se retrouvedans les utopies d’usages collectifs autonomes desréseaux de communication, est le suivant : «on nepeut décider que le rôle principal du savoir est d’êtreun élément indispensable du fonctionnement de lasociété et agir en conséquence à son endroit que sil’on a décidé que celle-ci est une grande machine.Inversement, on ne peut compter avec sa fonctioncritique et songer à en orienter le développement etla diffusion dans ce sens que si l’on a décidé qu’ellene fait pas un tout intégré et qu’elle reste hantée parun principe de contestation.» En conjuguant lesdeux termes pourtant irréconciliables de cette alter-native, l’ensemble des positions hétérogènes dontnous avons trouvé la matrice dans le discours deToni Negri et de ses adeptes, et qui représentent lepoint d’achèvement de la tradition marxiste et de samétaphysique, sont condamnées à l’errance poli-tique, à l’absence de destination autre que celle queleur ménage la domination. L’essentiel ici, et quiséduit tant d’apprentis intellectuels, c’est que cessavoirs ne soient jamais des pouvoirs, que la connais-sance ne soit jamais connaissance de soi, que l’intelli-gence reste toujours séparée de l’expérience. Lavisée politique du négrisme est de formaliser l’infor-mel, de rendre explicite l’implicite, patent le tacite,bref de valoriser ce qui est hors-valeur. Et en effet,Yann Moulier-Boutang, chien fidèle de Negri, finitpar lâcher le morceau en 2000, dans un râle irréelde cocaïnomane débilité : «Le capitalisme dans sanouvelle phase, ou sa dernière frontière, a besoin ducommunisme des multitudes.» Le communismeneutre de Negri, la mobilisation qu’il commande,n’est pas seulement compatible avec le capitalisme

291

L’hypothèse cybernétique

(relativement) la création de la richesse du temps detravail. […] Ce sont là les conditions matérielles quiferont éclater les fondements du capital.» La contra-diction du système, son antagonisme catastrophique,viendrait du fait que le Capital mesure toute valeuren temps de travail tout en étant amené à diminuercelui-ci à cause des gains de productivité que permetl’automation. Le capitalisme est en somme condam-né parce qu’il demande à la fois moins de travail etplus de travail. Les réponses à la crise économiquedes années 1970, le cycle de luttes qui dure plus dedix ans en Italie, donnent un coup de fouet inespéréà cette téléologie. L’utopie d’un monde où lesmachines travailleront à notre place paraît à por-tée de main. La créativité, l’individu social, le gene-ral intellect – jeunesse étudiante, marginauxcultivés, travailleurs immatériels, etc. – détachésdu rapport d’exploitation, seraient le nouveau sujetdu communisme qui vient. Pour certains, dontNegri ou Castoriadis, mais aussi les situationnistes,cela signifie que le nouveau sujet révolutionnairese réappropriera sa « créativité », ou son « imagi-naire », confisqués par le rapport de travail, et feradu temps de non-travail une source nouvelled’émancipation de soi et de la collectivité. L’Auto-nomie en tant que mouvement politique sera fon-dée sur ces analyses.

E n 1973, Lyotard, qui a longtemps fréquentéCastoriadis au sein de Socialisme ou Barbarie,

note l’indifférenciation entre ce nouveau discoursmarxiste ou post-marxiste du general intellect et lediscours de la nouvelle économie politique : « lecorps des machines que vous appelez sujet social etforce productive universelle de l’homme n’est autreque le corps du Capital moderne. Le savoir qui y esten jeu n’est nullement le fait de tous les individus, il

290

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 290

Page 36: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

crise des années 1970 sans remettre en cause lecapitalisme, «relancer la croissance», et non plus lastopper, impliquait par conséquent une réorganisa-tion profonde dans le sens d’une démocratisationdes choix économiques et d’un soutien institutionnelau temps de la vie, comme dans la demande de«gratuité» par exemple. C’est à ce titre seulementque l’ON peut affirmer aujourd’hui que le «nouvelesprit du capitalisme» hérite de la critique socialedes années 1960-1970 : dans l’exacte mesure oùl’hypothèse cybernétique inspire le mode de régula-tion sociale qui émerge alors.

I l n’est donc guère étonnant que la communica-tion, la mise en commun de savoirs impuissants

que réalise la cybernétique, autorise aujourd’hui lesidéologues les plus avancés à parler de «communis-me cybernétique», comme le font Dan Sperber ouPierre Lévy – le cybernéticien en chef du mondefrancophone, le collaborateur de la revueMultitudes, l’auteur de l’aphorisme: « l’évolutioncosmique et culturelle culmine aujourd’hui dans lemonde virtuel du cyberespace.» «Socialistes et com-munistes, écrivent Hardt et Negri, ont longtempsexigé que le prolétariat ait l’accès libre et le contrôledes machines et des matériels qu’il utilise pour pro-duire. Toutefois, dans le contexte de la productionimmatérielle et biopolitique, cette exigence tradi-tionnelle prend un aspect nouveau. Non seulementla multitude utilise des machines pour produire,mais elle devient elle-même de plus en plus machi-nique, les moyens de production étant de plus enplus intégrés aux esprits et aux corps de la multitu-de. Dans ce contexte, la réappropriation signifieavoir le libre accès (et le contrôle sur) la connaissan-ce, l’information, la communication et les affects,parce que ce sont quelques-uns des moyens pre-

293

L’hypothèse cybernétique

cybernétique, il en est désormais la condition d’ef-fectuation.

U ne fois les propositions du Rapport du MIT digé-rées, les économistes de la croissance ont souli-

gné en effet le rôle primordial de la créativité, del’innovation technologique – à côté des facteursCapital et Travail – dans la production de plus-value.Et d’autres experts, aussi bien informés, ont alorsaffirmé doctement que la propension à innoverdépendait du degré d’éducation, de formation, desanté, des populations – à la suite de l’économicistele plus radical, Gary Becker, ON appellera cela le«capital humain» –, de la complémentarité entre lesagents économiques – complémentarité qui peut êtrefavorisée par la mise en place d’une circulationrégulière d’informations, par les réseaux de commu-nication – ainsi que de la complémentarité entrel’activité et l’environnement, le vivant humain et levivant non-humain. Ce qui expliquerait la crise desannées 1970 c’est qu’il y a une base sociale, cogniti-ve et naturelle au maintien du capitalisme et à sondéveloppement qui aurait été négligée jusqu’alors.Plus profondément, cela signifie que le temps denon-travail, l’ensemble des moments qui échappentaux circuits de la valorisation marchande – c’est-à-dire la vie quotidienne – sont aussi un facteur decroissance, détiennent une valeur en puissance entant qu’ils permettent d’entretenir la base humainedu Capital. On vit dès lors des armées d’expertsrecommander aux entreprises d’appliquer des solu-tions cybernétiques à l’organisation de la pro-duction : développement des télécommunications,organisation en réseaux, «management parti-cipatif» ou par projet, panels de consommateurs,contrôles de qualité contribuent à faire remonter lestaux de profit. Pour ceux qui voulaient sortir de la

292

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 292

Page 37: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

contradicteur ou d’en être un régulateur, de créer aulieu de vouloir que la créativité se libère, de désirerplutôt que de désirer le désir, bref, de combattre lacybernétique au lieu d’être un cybernéticien critique.

O n pourrait, habité par la passion triste de l’origi-ne, chercher dans le socialisme historique les

prémisses de cette alliance devenue manifestedepuis trente ans, que ce soit dans la philosophie desréseaux de Saint-Simon, dans la théorie de l’équi-libre chez Fourier ou dans le mutuellisme deProudhon, etc. Mais ce que les socialistes ont encommun depuis deux siècles, et qu’ils partagentavec ceux d’entre eux qui se sont déclarés commu-nistes, c’est de ne lutter que contre un seul des effetsdu capitalisme : sous toutes ses formes le socialismelutte contre la séparation en recréant du lien socialentre sujets, entre sujets et objets, sans lutter contrela totalisation qui fait qu’ON peut assimiler le social àun corps et l’individu à une totalité close, un corps-sujet. Mais il y a aussi un autre terrain commun,mystique, sur fond de quoi le transfert des catégo-ries de pensée du socialisme et de la cybernétiqueont pu s’allier, celui d’un humanisme inavouable,d’une foi incontrôlée dans le génie de l’humanité. Demême qu’il est ridicule de voir derrière la construc-tion d’une ruche à partir des attitudes erratiques desabeilles «une âme collective», comme le faisait audébut du siècle l’écrivain Maeterlinck dans une pers-pective catholique, de même le maintien du capita-lisme n’est-il en rien tributaire de l’existence d’uneconscience collective de la «multitude» logée aucœur de la production. Sous couvert de l’axiome dela lutte des classes, l’utopie socialiste historique,l’utopie de la communauté, aura été en définitiveune utopie de l’Un promulguée par la Tête sur uncorps qui n’en peut mais. Tout socialisme – qu’il se

295

L’hypothèse cybernétique

miers de la production biopolitique.» Dans ce com-munisme-là, s’émerveillent-ils, ON ne partagera pasles richesses mais les informations et tout le mondesera à la fois producteur et consommateur. Chacundeviendra son «automedia» ! Le communisme seraun communisme de robots !

Q u’elle rompe seulement avec les postulats indivi-dualistes de l’économie ou qu’elle considère

l’économie marchande comme volet régional d’uneéconomie plus générale – ce qu’impliquent toutes lesdiscussions sur la notion de valeur, comme celles dugroupe allemand Krisis, toutes les défenses du doncontre l’échange inspirées par Mauss, y comprisl’énergétique anti-cybernétique d’un Bataille, ainsique toutes les considérations sur le symbolique, quece soit chez Bourdieu ou Baudrillard – la critique del’économie politique reste in fine tributaire de l’éco-nomicisme. Dans une perspective de salut par l’acti-vité, l’absence d’un mouvement de travailleurs quicorresponde au prolétariat révolutionnaire imaginépar Marx sera conjurée par le travail militant de sonorganisation. «Le parti, écrit Lyotard, doit fournir lapreuve que le prolétariat est réel et il ne le peut pasplus qu’on ne peut fournir la preuve d’un idéal deraison. Il ne peut que se fournir lui-même commepreuve et faire une politique réaliste. Le référent deson discours reste imprésentable directement, nonostensible. Le différend refoulé revient à l’intérieurdu mouvement ouvrier, en particulier sous la formede conflits récurrents sur la question de l’organisa-tion.» La quête d’une classe de producteurs en luttefait des marxistes les plus conséquents des produc-teurs d’une classe intégrée. Or il n’est pas indiffé-rent, existentiellement et stratégiquement, des’opposer politiquement plutôt que de produire desantagonismes sociaux, d’être pour le système un

294

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 294

Page 38: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

297

réclame plus ou moins explicitement des catégoriesde démocratie, de production, de contrat social –,aujourd’hui, défend le parti de la cybernétique. Lapolitique non-citoyenne doit s’assumer comme anti-sociale autant qu’anti-étatique, elle doit refuser decontribuer à la résolution de la «question sociale»,récuser la mise en forme du monde sous forme deproblèmes, rejeter la perspective démocratique quistructure l’acceptation par chacun des requêtes dela société. Quant à la cybernétique, ce n’est plusaujourd’hui que le dernier socialisme possible.

296

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 296

Page 39: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

I l est coutume lorsqu’on est écrivain, poète ou phi-losophe de parier sur la puissance du Verbe pour

entraver, déjouer, percer les flux informationnels del’Empire, les machines binaires de l’énonciation.Vous les avez entendus les chantres de la poésiecomme dernier rempart face à la barbarie de lacommunication. Même quand il identifie sa positionà celle des littératures mineures, des excentriques,des « fous littéraires», lorsqu’il traque les idiolectesqui travaillent toute langue pour montrer ce quiéchappe au code, pour faire imploser l’idée même decompréhension, pour exposer le malentendu fonda-teur qui fait échec à la tyrannie de l’information,l’auteur qui, de plus, se sait agi, parlé, traversé pardes intensités, n’en reste pas moins animé devant sapage blanche par une conception prophétique del’énoncé. Pour le «récepteur» que je suis, les effetsde sidération que certaines écritures se sont mises àrechercher sciemment à partir des années 1960 nesont à cet égard pas moins paralysants que l’était lavieille théorie critique catégorique et sentencieuse.Voir depuis ma chaise Guyotat ou Guattari jouir àchaque ligne, se distordre, éructer, péter et vomirleur devenir-délire ne me fait bander, jouir, râlerqu’assez rarement, c’est-à-dire seulement lorsqu’undésir me porte sur les rives du voyeurisme.Performances pour sûr mais performances de quoi?

299

VII

La théorie c’est la jouissance sur l’immobilisation.[…] Ce qui vous fait bander, théoriciens, et vousjette dans notre bande, c’est la froideur du clair etdu distinct ; en fait, du distinct seul, qui estl’opposable, car le clair n’est qu’une redondancesuspecte du distinct, traduite en philosophie dusujet. Arrêtez la barre, vous dites : sortir du pathos,– voilà votre pathos.

Jean-François LyotardÉconomie libidinale, 1973

298

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 298

Page 40: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

spontanés.» L’enjeu de toute énonciation n’est pas laréception mais bien la contagion. J’appelle insinua-tion – l’illapsus de la philosophie médiévale – la stra-tégie qui consistera à suivre la sinuosité de lapensée, les paroles errantes qui me gagnent tout enconstituant en même temps le terrain vague où vien-dra s’établir leur réception. En jouant sur le rapportdu signe à ses référents, en usant des clichés àcontre-emploi, comme dans la caricature, en lais-sant s’approcher le lecteur, l’insinuation rend pos-sible une rencontre, une présence intime, entre lesujet de l’énonciation et ceux qui se branchent surl’énoncé. « Il y a des mots de passe sous les motsd’ordre, écrivent Deleuze et Guattari. Des mots quiseraient comme de passage, des composantes depassage, tandis que les mots d’ordre marquent desarrêts, des compositions stratifiées organisées.»L’insinuation est la brume de la théorie et sied à undiscours dont l’objectif est de permettre les luttescontre le culte de la transparence attaché, dès l’ori-gine, à l’hypothèse cybernétique.

Que la vision cybernétique du monde soit unemachine abstraite, une fable mystique, une élo-

quence froide à laquelle de multiples corps, gestes,paroles, échappent continuellement ne suffit pas pourconclure à son échec inéluctable. Si quelque chose faitdéfaut à la cybernétique à cet égard, c’est cela mêmequi la soutient : le plaisir de la rationalisationoutrancière, la brûlure que provoque le « tautisme»,la passion de la réduction, la jouissance de l’aplatis-sement binaire. S’attaquer à l’hypothèse cyberné-tique, il faut le répéter, ce n’est pas la critiquer et luiopposer une vision concurrente du monde socialmais expérimenter à côté d’elle, effectuer d’autresprotocoles, les créer de toutes pièces et en jouir. Àpartir des années 1950, l’hypothèse cybernétique a

301

L’hypothèse cybernétique

Performances d’une alchimie d’internat où la pierrephilosophale est traquée à jets d’encre et de foutremêlés. L’intensité proclamée ne suffit pas à engen-drer le passage d’intensité. La théorie et la critique,quant à elles, restent cloîtrées dans une police del’énoncé clair et distinct, aussi transparent quedevait l’être le passage de la « fausse conscience» àla conscience éclairée.

L oin de céder à une quelconque mythologie duVerbe ou essentialisation du sens, Burroughs

propose dans Révolution électronique des formes delutte contre la circulation contrôlée des énoncés, desstratégies offensives d’énonciation qui ressortissentaux opérations de «manipulation mentale» que luiinspirent ses expériences de «cut-up», une combi-natoire des énoncés fondée sur l’aléa. En proposantde faire du «brouillage» une arme révolutionnaire ilsophistique indéniablement les recherches précé-dentes d’un langage offensif. Mais comme la pra-tique situationniste du «détournement», que riendans son modus operandi ne permet de distinguerde celle de la «récupération» – ce qui explique safortune spectaculaire –, le «brouillage» n’est qu’uneopération réactive. Il en est de même pour lesformes de lutte contemporaines sur Internet qui sontinspirées par ces instructions de Burroughs : pira-tages, propagations de virus, spamming ne peuventservir in fine qu’à déstabiliser temporairement lefonctionnement du réseau de communication. Maispour ce qui nous occupe ici et maintenant,Burroughs est contraint d’en convenir, en des termescertes hérités des théories de la communication, quihypostasient donc le rapport émetteur-récepteur :« Il serait plus utile de découvrir comment lesmodèles d’exploration pourraient être altérés afin depermettre au sujet de libérer ses propres modèles

300

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 300

Page 41: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

VIII

Il nous manque aussi cette générosité, cetteindifférence au sort que donne à défaut d’unegrande joie la familiarité des pires déchéances etque le monde qui vient nous apportera.

Roger Caillois

Sans cesse le fictif paie plus cher sa force, quandau-delà de son écran transparaît le réel possible.Sans doute n’est-ce qu’aujourd’hui que ladomination du fictif s’est faite totalitaire. Maisc’est justement là sa limite dialectique et«naturelle». Ou bien dans l’ultime bûcher disparaîtjusqu’au désir et avec lui son sujet, la corporéité endevenir de la Gemeinwesen latente, ou bien toutsimulacre est dissipé : la lutte extrême de l’espècese déchaîne contre les gestionnaires de l’aliénationet, dans le déclin sanglant de tous les «soleils del’avenir», commence à poindre enfin un avenirpossible. Il ne manque désormais aux hommes,pour être, que de se séparer définitivement de toute«utopie concrète».

Giorgio CesaranoManuel de survie, 1975

303

exercé une fascination inavouée sur toute une géné-ration «critique», des situationnistes à Castoriadis, deLyotard à Foucault, Deleuze et Guattari. On pourraitcartographier leurs réponses de la sorte: les premierss’y sont opposés en développant une pensée audehors, en surplomb, les seconds en usant d’une pen-sée du milieu, d’une part «un type métaphysique dedifférend avec le monde, qui vise aux mondes supra-terrestres transcendants ou aux contre-mondes uto-piques», de l’autre «un type poïétique de différendavec le monde qui voit dans le réel lui-même la pistequi conduit à la liberté», comme le résume PeterSloterdijk. La réussite de toute expérimentation révo-lutionnaire future se mesurera essentiellement à sacapacité à rendre caduque cette opposition. Cela com-mence quand les corps changent d’échelle, se sententépaissir, sont traversés par des phénomènes molécu-laires qui échappent aux points de vue systémiques,aux représentations molaires, et font de chacun deleurs pores une machine de vision accrochée auxdevenirs plutôt qu’un appareil photographique, quicadre, qui délimite, qui assigne les êtres. J’insinuedans les lignes qui suivent un protocole d’expérimen-tation destiné à défaire l’hypothèse cybernétique et lemonde qu’elle persévère à construire. Mais commepour d’autres arts érotiques ou stratégiques, sonusage ne se décide pas ni ne s’impose. Il ne peut pro-venir que du plus pur involontarisme, ce qui implique,certes, une certaine désinvolture.

302

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 302

Page 42: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

Tous les individus, les groupes, toutes les formes-de-vie ne peuvent pas être montés en boucle de rétroac-tion. Il y en a de trop fragiles. Qui menacent decasser. De trop forts, qui menacent de casser.Ces devenirs-là,en instance de cassure,supposent qu’à un moment de l’expérience vécue lescorps passent par le sentiment aigu que cela peutfinir abruptement,d’un instant à l’autre,que le rien,que le silence,que la mort sont à portée de corps et de geste.Cela peut finir.La menace.

F aire échec au processus de cybernétisation,faire basculer l’Empire passera par une ouver-

ture à la panique. Parce que l’Empire est unensemble de dispositifs qui visent à conjurer l’évé-nement, un processus de contrôle et de rationalisa-tion, sa chute sera toujours perçue par ses agents etses appareils de contrôle comme le plus irrationneldes phénomènes. Les lignes qui suivent donnent unaperçu de ce que peut être un tel point de vuecybernétique sur la panique et indiquent assez biena contrario sa puissance effective : «La panique est

305304

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 304

Page 43: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

dans un théâtre, on pourrait fuir ensemble, commeun troupeau de bêtes en danger, et augmenterl’énergie de la fuite par des mouvements de mêmedirection. Une peur de masse de cette espèce, active,est le grand événement collectif vécu par tous lesanimaux qui vivent en troupe et qui se sauventensemble parce qu’ils sont bons coureurs.» Je tiensà cet égard pour un fait politique de la plus hauteimportance la panique de plus d’un million de per-sonnes que provoqua Orson Welles en octobre 1938en annonçant par voie d’ondes l’arrivée imminentedes martiens dans le New Jersey, à une époque où laradiophonie était encore suffisamment vierge pourqu’on attache à ses émissions une certaine valeur devérité. Parce que «plus on lutte pour sa propre vieplus il devient évident qu’on lutte contre les autresqui vous gênent de tous les côtés», la panique révèleaussi, à côté d’une dépense inouïe et incontrôlable,la guerre civile en son état nu : elle est «une désinté-gration de la masse dans la masse».

E n situation de panique, des communautés sedétachent du corps social conçu comme totalité

et veulent lui échapper. Mais comme elles en sontencore captives physiquement et socialement, ellessont obligées de s’attaquer à elle. La panique mani-feste, plus que tout autre phénomène, le corps plu-riel et inorganique de l’espèce. Sloterdijk, ce dernierhomme de la philosophie, prolonge cette conceptionpositive de la panique ; «Dans une perspective histo-rique, les alternatifs sont probablement les premiershommes à développer un rapport non hystériqueavec l’apocalypse possible. […] La conscience alter-native actuelle se caractérise par quelque chosequ’on pourrait qualifier de rapport pragmatique avecla catastrophe.» À la question, « la civilisation, dansla mesure où elle doit s’édifier sur des espérances,

307

L’hypothèse cybernétique

donc un comportement collectif inefficace parcequ’inadapté au danger (réel ou supposé) ; elle secaractérise par la régression des mentalités à unniveau archaïque et grégaire, elle aboutit à desréactions primitives de fuite éperdue, d’agitationdésordonnée, de violences physiques et, d’une façongénérale, à des actes d’auto- ou d’hétéro-agressivi-té ; les réactions de panique relèvent des caractèresde l’âme collective avec altération des perceptionset du jugement, alignement sur les comportementsles plus frustes, suggestibilité, participation à la vio-lence sans notion de responsabilité individuelle. »

L a panique est ce qui fait paniquer les cybernéti-ciens. Elle représente le risque absolu, la mena-

ce potentielle permanente qu’offre l’intensificationdes rapports entre formes-de-vie. De ce fait, il faut larendre effrayante comme s’y efforce le même cyber-néticien appointé : «La panique est dangereuse pourla population qu’elle atteint ; elle majore le nombrede victimes résultant d’un accident en raison desréactions de fuites inappropriées, elle peut mêmeêtre la seule responsable des morts et des blessés ; àchaque fois, ce sont les mêmes scénarios : actes defureur aveugle, piétinement, écrasement…» Lemensonge d’une telle description consiste à imagi-ner les phénomènes de panique exclusivement enmilieu clos : en tant que libération des corps, lapanique s’autodétruit parce que tout le mondecherche à s’enfuir par une issue qui est trop étroite.

M ais il est possible d’envisager, comme à Gênesen juillet 2001, qu’une panique d’une échelle

suffisante pour déjouer les programmations cyber-nétiques et traverser plusieurs milieux, dépasse lestade de l’anéantissement, ainsi que le suggèreCanetti dans Masse et Puissance : «Si l’on n’était pas

306

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 306

Page 44: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

des éléments du système. On appelle «bruit», uncomportement qui échapperait au contrôle tout enrestant indifférent au système, ce qui par consé-quent ne peut pas être traité par une machine binai-re, réduit à un 0 ou à un 1. Ces bruits, ce sont leslignes de fuite, les errances des désirs qui ne sontpas encore rentrés dans le circuit de la valorisation,le non-inscrit. Nous avons appelé Parti Imaginairel’ensemble hétérogène de ces bruits qui prolifèrentsous l’Empire sans pour autant renverser son équi-libre instable, sans modifier son état, la solitudeétant par exemple la forme la plus répandue de cespassages du côté du Parti Imaginaire. Wiener, lors-qu’il fonde l’hypothèse cybernétique, imagine l’exis-tence de systèmes – appelés «circuits fermésréverbérants» – où proliféreraient les écarts entrecomportements désirés par l’ensemble et comporte-ments effectifs de ces éléments. Il envisage que cesbruits pourraient alors s’accroître brutalement ensérie, comme lorsque les réactions d’un pilote fontchasser son véhicule après qu’il s’est engagé sur uneroute verglacée ou qu’il a percuté une glissière d’au-toroute. Surproduction de mauvais feedbacks quidistordent ce qu’ils devraient signaler, qui amplifientce qu’ils devraient contenir, ces situations indiquentla voie d’une pure puissance reverbérante. La pra-tique actuelle du bombardement d’informations surcertains points nodaux du réseau Internet – le spam-ming – vise à produire de telles situations. Touterévolte sous et contre l’Empire ne peut se concevoirqu’à partir d’une amplification de ces «bruits»capables de constituer ce que Prigogine et Stengers –qui invitent à une analogie entre monde physique etmonde social – ont appelé des «points debifurcation», des seuils critiques à partir desquelsun nouvel état du système devient possible.

309

L’hypothèse cybernétique

des répétitions, des sécurités et des institutions, n’a-t-elle pas pour condition l’absence, voire l’exclusionde l’élément panique», comme l’implique l’hypothè-se cybernétique, Sloterdijk oppose que «c’est seule-ment grâce à la proximité d’expériences paniquesque des civilisations vivantes sont possibles». Ellesconjurent ainsi les potentialités catastrophiques del’époque en retrouvant leur familiarité originaire.Elles offrent la possibilité de convertir ces énergiesen «une extase rationnelle par laquelle l’individus’ouvre à l’intuition : “je suis le monde”». Ce quidans la panique rompt les digues et se transforme encharge positive potentielle, intuition confuse (dans lacon-fusion) de son dépassement, c’est que chacun yest comme la fondation vivante de sa propre crise aulieu de la subir comme une fatalité extérieure. Larecherche de la panique active – « l’expériencepanique du monde» – est donc une technique d’as-somption du risque de désintégration que chacunreprésente pour la société en tant que dividu àrisque. C’est la fin de l’espoir et de toute utopieconcrète qui prend forme comme pont jeté vers lefait de ne plus rien attendre, de n’avoir plus rien àperdre. Et c’est une manière de réintroduire, parune sensibilité particulière aux possibles des situa-tions vécues, à leurs possibilités d’effondrement, àl’extrême fragilité de leur ordonnancement, un rap-port serein au mouvement de fuite en avant du capi-talisme cybernétique. Au crépuscule du nihilisme, ils’agit de rendre la peur aussi extravagante que l’es-poir.

D ans le cadre de l’hypothèse cybernétique, lapanique est comprise comme un changement

d’état du système autorégulé. Pour un cybernéticien,tout désordre ne peut partir que des variations entrecomportements mesurés et comportements effectifs

308

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 308

Page 45: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

Prigogine et Stengers, là où le système a le “choix”entre deux régimes de fonctionnement et n’est, àproprement parler, ni dans l’un ni dans l’autre, ladéviation par rapport à la loi générale est totale : lesfluctuations peuvent atteindre le même ordre degrandeur que les valeurs macroscopiquesmoyennes. […] Des régions séparées par des dis-tances macroscopiques sont corrélées : les vitessesdes réactions qui s’y produisent se règlent l’une surl’autre, les événements locaux se répercutent donc àtravers tout le système. Il s’agit là vraiment d’un étatparadoxal qui défie toutes nos “intuitions” à proposdu comportement des populations, un état où lespetites différences, loin de s’annuler, se succèdent etse propagent sans répit. Au chaos indifférent del’équilibre a ainsi fait place un chaos créateur telque l’évoquèrent les anciens, un chaos fécond d’oùpeuvent sortir des structures différentes.»

I l serait naïf de déduire directement de cette des-cription scientifique des potentiels de désordre un

nouvel art politique. L’erreur des philosophes et detoute pensée qui se déploie sans reconnaître en elle,dans son énonciation même, ce qu’elle doit au désirest de se situer artificiellement au-dessus des pro-cessus qu’elle objective, même depuis l’expérience ;ce à quoi n’échappent pas, d’ailleurs, Prigogine etStengers. L’expérimentation, qui n’est pas l’expé-rience achevée mais son processus d’accomplisse-ment, se situe dans la fluctuation, au milieu desbruits, à l’affût de la bifurcation. Les événements quise vérifient dans le social, à un niveau assez signifi-catif pour influer sur les destins généraux, ne consti-tuent pas la simple sommation des comportementsindividuels. Inversement, les comportements indivi-duels n’influent plus d’eux-mêmes sur les destinsgénéraux. Restent néanmoins trois étapes qui n’en

311

L’hypothèse cybernétique

L’erreur commune de Marx et de Bataille avecleurs catégories de « force de travail» ou de

«dépense» aura été d’avoir situé la puissance derenversement du système en dehors de la circulationdes flux marchands, dans une extériorité pré-systé-mique, d’avant et d’après le capitalisme, dans lanature chez l’un, dans un sacrifice fondateur chezl’autre, qui devaient être le levier à partir duquelpenser la métamorphose sans fin du système capita-liste. Dans le premier numéro du Grand Jeu, le pro-blème de la rupture d’équilibre est posé dans destermes plus immanents quoique encore quelque peuambigus : «Cette force qui est, ne peut rester inem-ployée dans un cosmos plein comme un œuf et ausein duquel tout agit et réagit sur tout. Seulementalors un déclic, une manette inconnue doit fairedévier soudain ce courant de violence dans un autresens. Ou plutôt dans un sens parallèle, mais grâce àun décalage subit, sur un autre plan. Sa révolte doitdevenir la Révolte invisible.» Il ne s’agit pas simple-ment d’une « insurrection invisible d’un million d’es-prits» comme le pensait le céleste Trocchi. La forcede ce que nous appelons politique extatique ne vientpas d’un dehors substantiel mais de l’écart, de lapetite variation, des tournoiements qui, partant del’intérieur du système, le poussent localement à sonpoint de rupture et donc des intensités qui passentencore entre formes-de-vie, malgré l’atténuation desintensités qu’elles entretiennent. Plus précisément,elle vient du désir qui excède le flux en tant qu’il lenourrit sans y être traçable, qu’il passe sous sontracé et qu’il se fixe parfois, s’instancie entre desformes-de-vie qui jouent, en situation, le rôle d’at-tracteurs. Il est, cela se sait, dans la nature du désirde ne pas laisser de traces là où il passe. Revenons àcet instant où un système en équilibre peut basculer :«Au voisinage des points de bifurcation, écrivent

310

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 310

Page 46: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

de la même façon que le capitalisme, à coup de miseen circulation et de contrôle dans le but de saisir,comme dans la guerre classique, le cœur de l’ennemiet de prendre le pouvoir en prenant sa tête.

L a révolte invisible, le «coup-du-monde» dontparlait Trocchi, joue au contraire sur la puissan-

ce. Elle est invisible parce qu’elle est imprévisibleaux yeux du système impérial. Amplifiées, les fluc-tuations par rapport aux dispositifs impériaux nes’agrègent jamais. Elles sont aussi hétérogènes quele sont les désirs et ne pourront jamais former detotalité close, pas même une multitude dont le nomn’est qu’un leurre s’il ne signifie pas multiplicitéirréconciliable des formes-de-vie. Les désirs fuient,ils font clinamen ou pas, ils produisent des intensitésou pas, et par-delà la fuite, ils continuent à fuir. Ilsrestent rétifs à toute forme de représentation en tantque corps, classe, parti. Il faut donc bien en déduireque toute propagation de fluctuations sera aussi pro-pagation de la guerre civile. La guérilla diffuse estcette forme de lutte qui doit produire une telle invisi-bilité aux yeux de l’ennemi. Le recours par une frac-tion de l’Autonomie à la guérilla diffuse dans l’Italiedes années 1970 s’explique précisément en vertu ducaractère cybernétique avancé de la gouvernemen-talité italienne. Ces années étaient celles du dévelop-pement du «consociativisme», qui annonce lecitoyennisme actuel, l’association des partis, dessyndicats et des associations pour la répartition et lacogestion du pouvoir. Encore le plus important n’est-il pas ici le partage mais la gestion et le contrôle. Cemode de gouvernement va bien au-delà de l’État-providence en créant des chaînes d’interdépendanceplus longues entre citoyens et dispositifs, étendantainsi les principes de contrôle et de gestion de labureaucratie administrative.

313

L’hypothèse cybernétique

font qu’une et qui, à défaut d’être représentées,s’éprouveront à même les corps comme problèmesimmédiatement politiques : je veux parler de l’ampli-fication des actes non-conformes ; de l’intensificationdes désirs et de leur accord rythmique ; de l’agence-ment d’un territoire, si tant est que « la fluctuationne peut envahir d’un seul coup le système toutentier. Elle doit d’abord s’établir dans une région.Selon que cette région initiale est ou non plus petitequ’une dimension critique […] la fluctuation régres-se ou peut, au contraire, envahir tout le système».Trois problèmes donc qui demandent des exercicesen vue d’une offensive anti-impériale : problème deforce, problème de rythme, problème d’élan.

C es questions, envisagées depuis le point de vueneutralisé et neutralisant de l’observateur de

laboratoire ou de salon, il faut les reprendre à partirde soi, en faire l’épreuve. Amplifier des fluctuations,qu’est-ce que cela signifie pour moi? Comment desdéviances, les miennes par exemple, peuvent-ellesprovoquer le désordre? Comment passe-t-on desfluctuations éparses et singulières, des écarts de cha-cun par rapport à la norme et aux dispositifs à desdevenirs, à des destins? Comment ce qui fuit dans lecapitalisme, ce qui échappe à la valorisation peut-ilfaire force et se retourner contre lui? Ce problème, lapolitique classique l’a résolu par la mobilisation.Mobiliser, cela voulait dire additionner, agréger, ras-sembler, synthétiser. Cela voulait dire unifier lespetites différences, les fluctuations en les faisant pas-ser pour un grand tort, une injustice irréparable, àréparer. Les singularités étaient déjà là. Il suffisait deles subsumer sous un prédicat unique. L’énergieaussi était toujours-déjà là. Il suffisait de l’organiser.Je serai la tête, ils seront le corps. Ainsi le théoricien,l’avant-garde, le parti ont-ils fait fonctionner la force

312

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 312

Page 47: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

O n doit à T. E. Lawrence d’avoir élaboré les prin-cipes de la guerilla à partir de son expérience de

combat aux côtés des Arabes, contre les Turcs en1916. Que dit Lawrence? Que la bataille n’est plus leprocessus unique de la guerre, de même que la des-truction du cœur de l’ennemi n’est plus son objectifcentral, a fortiori si cet ennemi est sans visagecomme c’est le cas face au pouvoir impersonnel quematérialisent les dispositifs cybernétiques del’Empire : «La plupart des guerres sont des guerresde contact, les deux forces s’efforçant de resterproches afin d’éviter toute surprise tactique. Laguerre arabe, elle, devait être une guerre de ruptu-re : contenir l’ennemi par la menace silencieuse d’unvaste désert inconnu et en ne se découvrant qu’aumoment de l’attaque.» Deleuze, même s’il opposetrop rigidement la guérilla, qui pose le problème del’individualité, et la guerre, qui pose celui de l’orga-nisation collective, précise qu’il s’agit d’ouvrir l’es-pace le plus possible et de prophétiser ou, mieuxencore, «de fabriquer du réel et non d’y répondre».La révolte invisible, la guérilla diffuse ne sanction-nent pas une injustice, elles créent un monde pos-sible. Dans le langage de l’hypothèse cybernétique,la révolte invisible, la guérilla diffuse, au niveaumoléculaire, je sais la créer de deux manières.Premier geste, je fabrique du réel, je détraque et je

315

IX

C’est là que les programmes généralisés se cassentles dents. Sur des bouts de monde, sur desmorceaux d’hommes qui n’en veulent pas, desprogrammes.

Philippe Carles, Jean-Louis Comolli,«Free Jazz, hors programme, hors sujet, horschamp», 2000

Les quelques rebelles actifs doivent posséder desqualités de vitesse et d’endurance, d’ubiquité etl’indépendance des voies de ravitaillement.

T. E. Lawrence, «Guerilla», Encyclopaedia Britannica, tome X,1926

314

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 314

Page 48: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

mesure où elle parvient à son objectif qui est de«dérober à l’adversaire tout objectif», de ne jamaisfournir de cibles à l’ennemi. Elle impose dans ce casà l’ennemi une «défense passive» très coûteuse enmatériels et en hommes, en énergies, et étend dansle même mouvement son propre front en reliantentre eux les foyers d’attaques. La guérilla tend doncdès son invention vers la guérilla diffuse. Ce type delutte produit de surcroît des rapports nouveaux trèsdistincts de ceux qui ont cours dans les armées tra-ditionnelles : «On recherchait un maximum d’irré-gularité et de souplesse. La diversité désorientait lesservices de renseignements ennemis. […] Chacunpouvait rentrer chez soi lorsque la conviction luimanquait. Le seul contrat qui les unissait était l’hon-neur. En conséquence l’armée arabe n’avait pas dediscipline au sens où la discipline restreint et étouffel’individualité et où elle constitue le plus petit déno-minateur commun des hommes.» Pour autantLawrence n’idéalise pas, comme sont tentés de lefaire les spontanéistes en général, l’esprit libertairede ses troupes. Le plus important est de pouvoircompter sur une population sympathisante qui tientalors à la fois le rôle de lieu de recrutement potentielet de diffusion de la lutte. «Une rébellion peut êtremenée par deux pour cent d’éléments actifs etquatre-vingt-dix-huit pour cent de sympathisantspassifs», mais cela nécessite du temps et des opéra-tions de propagande. Réciproquement, toutes lesoffensives de brouillage des lignes adverses impli-quent un service de renseignements parfait «quidoit permettre d’élaborer des plans dans une certi-tude absolue» afin de ne jamais fournir d’objectifs àl’ennemi. C’est précisément le rôle que pourraitdésormais avoir une organisation, au sens que ceterme avait dans la politique classique, que cettefonction de renseignements et de transmission des

317

L’hypothèse cybernétique

me détraque en détraquant. Tous les sabotagesprennent leur source là. Ce que mon comportementreprésente à ce moment n’existe pas pour le disposi-tif qui se détraque avec moi. Ni 0 ni 1, je suis le tiersabsolu. Ma jouissance excède le dispositif. Deuxièmegeste, je ne réponds pas aux boucles rétroactiveshumaines ou machiniques qui tentent de me cerner,tel Bartleby je «préfère ne pas», je me tiens àl’écart, je ne rentre pas dans l’espace des flux, je neme branche pas, je reste. Je fais usage de ma passi-vité comme d’une puissance contre les dispositifs. Ni0 ni 1, je suis le néant absolu. Premier temps: je jouisperversement. Deuxième temps: je me réserve. Au-delà. En deçà. Court-circuit et débranchement. Dansles deux cas le feedback n’a pas lieu, il y a une amor-ce de ligne de fuite. Ligne de fuite extérieure d’uncôté qui semble jaillir de moi ; ligne de fuite intérieurede l’autre qui me ramène à moi. Toutes les formes debrouillages partent de ces deux gestes, lignes de fuiteextérieures et intérieures, sabotages et retraits,recherche de formes de lutte et assomption deformes-de-vie. Le problème révolutionnaire consiste-ra désormais à conjuguer ces deux moments.

L awrence raconte que ce fut aussi la question quedurent résoudre les Arabes auprès desquels il se

rangea face aux Turcs. Leur tactique consistait eneffet « toujours à procéder par touches et replis ; nipoussées, ni coups. L’armée arabe ne chercha jamaisà conserver ou à améliorer l’avantage, mais à se reti-rer et à aller frapper ailleurs. Elle employait la pluspetite force dans le minimum de temps et à l’endroitle plus éloigné.» Les attaques contre le matériel etnotamment contre les canaux de communication plusque contre les institutions elles-mêmes sont privilé-giées, comme priver un tronçon de voies ferrées deses rails. La révolte ne devient invisible que dans la

316

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 316

Page 49: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

Lawrence. Le caractère flottant du pouvoir, ladimension nomade de la domination exigent parconséquent un surcroît d’activité de renseignement,ce qui signifie une organisation de la circulation dessavoirs-pouvoirs. Tel devrait être le rôle de la Sociétépour l’Avancement de la Science Criminelle (SASC).

D ans Cybernétique et société, alors qu’il pressenttrop tardivement que l’usage politique de la

cybernétique tend à renforcer l’exercice de la domi-nation, Wiener se pose une question similaire, enpréalable à la crise mystique dans laquelle il finira savie : «Toute la technique du secret, du brouillage desmessages et du bluff consiste à s’assurer que sonpropre camp peut faire usage plus efficacement quel’autre camp des forces et opérations de communica-tion. Dans cette utilisation combative de l’informa-tion, il est tout aussi important de laisser ouverts sespropres canaux d’information que d’obstruer lescanaux dont dispose l’adversaire. Une politique glo-bale en matière de secret implique presque toujoursla considération de beaucoup plus de choses que lesecret lui-même.» Le problème de la force reformuléen problème de l’invisibilité devient donc un problè-me de modulation de l’ouverture et de la fermeture. Ilrequiert à la fois l’organisation et la spontanéité. Oupour le dire autrement, la guérilla diffuse requiertaujourd’hui de constituer deux plans de consistancedistincts quoique entremêlés, l’un où s’organise l’ou-verture, la transformation du jeu des formes-de-vieen information, l’autre où s’organise la fermeture, larésistance des formes-de-vie à leur mise en informa-tion. Curcio : «Le parti-guérilla est l’agent maximalde l’invisibilité et de l’extériorisation du savoir-pou-voir du prolétariat, invisibilité par rapport à l’ennemiet extériorisation envers l’ennemi cohabitant en lui,au plus haut niveau de synthèse.» On objectera qu’il

319

L’hypothèse cybernétique

savoirs-pouvoirs accumulés. Ainsi la spontanéité desguérilleros n’est-elle pas nécessairement opposée àune quelconque organisation en tant que réservoird’informations stratégiques.

M ais l’important est que la pratique du brouilla-ge, telle que Burroughs la conçoit, et après lui

les hackers, est vaine si elle ne s’accompagne pasd’une pratique organisée de renseignements sur ladomination. Cette nécessité est renforcée du fait quel’espace dans lesquels la révolte invisible pourraitavoir lieu n’est pas le désert dont parle Lawrence.L’espace électronique d’Internet non plus n’est pasl’espace lisse et neutre dont parlent les idéologuesde l’âge de l’information. Les études les plusrécentes confirment d’ailleurs qu’Internet est à lamerci d’une attaque ciblée et coordonnée. Le maillagea été conçu de telle manière que le réseau fonction-nerait encore après une perte de 99 % des 10 mil-lions de «routeurs» – les nœuds du réseau decommunication où se concentre l’information –détruits de manière aléatoire, conformément à cequ’avaient voulu initialement les militaires améri-cains. Par contre, une attaque sélective conçue àpartir de renseignements précis sur le trafic, etvisant 5 % des nœuds les plus stratégiques – lesnœuds des réseaux haut-débit des grands opéra-teurs, les points d’entrée des lignes transatlantiques– suffirait à provoquer un effondrement du système.Virtuels ou réels, les espaces de l’Empire sont struc-turés en territoires, striés par les cascades de dispo-sitifs qui tracent les frontières puis les effacentlorsqu’elles deviennent inutiles, dans un balayageconstant qui est le moteur même des flux de circula-tion. Et dans un tel espace structuré, territorialisé etdéterritorialisé, la ligne de front avec l’ennemi nepeut pas être aussi nette que dans le désert de

318

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 318

Page 50: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

X

La révolution c’est le mouvement, mais lemouvement ce n’est pas la révolution.

Paul Virilio, Vitesse et politique, 1977

Dans un monde de scénarios bien réglés, deprogrammes minutieusement calculés, de partitionsimpeccables, d’options et d’actions bien placées,qu’est-ce qui fait obstacle, qu’est-ce qui traîne,qu’est-ce qui boite?La boiterie indique le corps.Du corps.La boiterie indique l’homme au talon fragile.Un Dieu le tenait par là. Il était Dieu par le talon.Les Dieux boitillent quand ils ne sont pas bossus.Le dérèglement c’est le corps. Ce qui boite, fait mal,tient mal, l’épuisement du souffle et le miracle del’équilibre. Pas plus que l’homme la musique netient debout.Les corps ne sont pas encore bien réglés par la loide la marchandise.Ça ne marche pas. Ça souffre. Ça s’use. Ça setrompe. Ça échappe.Trop chaud, trop froid, trop près, trop loin, tropvite, trop lent.

Philippe Carles, Jean-Louis Comolli, «Free Jazz, hors programme, hors sujet, horschamp», 2000

321

ne s’agit là après tout que d’une autre forme demachine binaire, ni meilleure, ni moins bonne quecelles qui s’effectuent dans la cybernétique. On auratort car c’est ne pas voir qu’au principe de ces deuxgestes se trouve une distance fondamentale avec lesflux réglés, une distance qui est la condition même del’expérience au sein d’un monde de dispositifs, unedistance qui est une puissance que je peux convertiren épaisseur et en devenir. Mais on aura tort surtoutparce que c’est ne pas comprendre que l’alternanceentre souveraineté et impouvoir ne se programmepas, que la course que ces postures dessinent est del’ordre de l’errance, que les lieux qui en sortent élus,sur le corps, à l’usine, dans les non-lieux urbains etpéri-urbains, sont imprévisibles.

320

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 320

Page 51: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

priation qui devrait permettre de contester la policesur son propre terrain, en créant un contre-mondeavec les mêmes moyens que ceux qu’elle emploie.La vitesse est ici conçue comme une des qualitésimportantes pour l’art politique révolutionnaire.Mais cette stratégie implique d’attaquer des forcessédentaires. Or sous l’Empire celles-ci tendent às’effriter tandis que le pouvoir impersonnel des dis-positifs devient nomade et traverse en les faisantimploser toutes les institutions.

À l’inverse, c’est la lenteur qui a informé un autrepan des luttes contre le Capital. Le sabotage lud-

diste ne doit pas être interprété dans une perspectivemarxiste traditionnelle comme une simple rébellionprimitive par rapport au prolétariat organisé, commeune protestation de l’artisanat réactionnaire contrel’expropriation progressive des moyens de produc-tion que provoque l’industrialisation. C’est un actedélibéré de ralentissement des flux de marchandiseset de personnes, qui anticipe sur la caractéristiquecentrale du capitalisme cybernétique en tant qu’il estmouvement vers le mouvement, volonté de puissan-ce, accélération généralisée. Taylor conçoit d’ailleursl’Organisation Scientifique du Travail comme unetechnique de combat contre le « freinage ouvrier»qui représente un obstacle effectif à la production.Dans l’ordre physique, les mutations du systèmedépendent aussi d’une certaine lenteur, comme l’in-diquent Prigogine et Stengers : «Plus rapide est lacommunication dans le système, plus grande est laproportion des fluctuations insignifiantes, incapablesde transformer l’état du système: plus stable est cetétat.» Les tactiques de ralentissement sont donc por-teuses d’une puissance supplémentaire dans la luttecontre le capitalisme cybernétique parce qu’elles nel’attaquent pas seulement dans son être mais dans

323

L’hypothèse cybernétique

O n a souvent insisté – T. E. Lawrence n’y fait pasexception – sur la dimension cinétique de la

politique et de la guerre comme contrepoint straté-gique à une conception quantitative des rapports deforce. C’est typiquement la perspective de la guérillapar opposition à celle de la guerre traditionnelle. Il aété dit qu’à défaut d’être massif un mouvement sedevait d’être rapide, plus rapide que la domination.C’est ainsi que l’Internationale Situationniste for-mule par exemple son programme en 1957 : « Il fautcomprendre que nous allons assister, participer, àune course de vitesse entre les artistes libres et lapolice pour expérimenter et développer les nou-velles techniques de conditionnement. Dans cettecourse la police a déjà un avantage considérable. Deson issue dépend pourtant l’apparition d’environne-ments passionnants et libérateurs ou le renforce-ment – scientifiquement contrôlable, sans brèche –de l’environnement du vieux monde d’oppression etd’horreur. […] Si le contrôle de ces nouveaux moyensn’est pas totalement révolutionnaire, nous pouvonsêtre entraînés vers l’idéal policé d’une sociétéd’abeilles. » Face à cette dernière image, évocationexplicite mais statique de la cybernétique achevéetelle que l’Empire lui donne figure, la révolutiondevrait consister dans une réappropriation desoutils technologiques les plus modernes, réappro-

322

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 322

Page 52: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

325

son processus. Mais il y a plus : la lenteur est aussinécessaire à une mise en rapport des formes-de-vieentre elles qui ne soit pas réductible à un simpleéchange d’informations. Elle exprime la résistancede la relation à l’interaction.

E n deçà ou au-delà de la vitesse et de la lenteur dela communication, il y a l’espace de la rencontre

qui permet de tracer une limite absolue à l’analogieentre le monde social et le monde physique. C’est eneffet parce que deux particules ne se rencontrerontjamais que les phénomènes de rupture ne peuventêtre déduits des observations de laboratoire. La ren-contre est cet instant durable où des intensités semanifestent entre les formes-de-vie en présence chezchacun. Elle est, en deçà du social et de la communi-cation, le territoire qui actualise les puissances descorps et s’actualise dans les différences d’intensitéqu’ils dégagent, qu’ils sont. La rencontre se situe endeçà du langage, outre-mots, dans les terres viergesdu non-dit, au niveau d’une mise en suspens, de cettepuissance du monde qui est aussi bien sa négation,son «pouvoir-ne-pas-être». Qu’est-ce qu’autrui? «Unautre monde possible», répond Deleuze. L’autreincarne cette possibilité qu’a le monde de n’être pas,ou d’être autre. C’est pourquoi dans les sociétés dites«primitives» la guerre revêt cette importance pri-mordiale d’annihiler tout autre monde possible. Il nesert à rien pourtant de penser le conflit sans penser lajouissance, la guerre sans penser l’amour. Danschaque naissance tumultueuse à l’amour, renaît ledésir fondamental de se transformer en transformantle monde. La haine et la suspicion que les amants sus-citent autour d’eux sont la réponse automatique etdéfensive à la guerre qu’ils font, du seul fait de s’ai-mer, à un monde où toute passion doit se méconnaîtreet mourir.

324

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 324

Page 53: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

et comme il marche sur deux jambes et qu’il frappealternativement le sol de ses pieds, qu’il ne peutavancer qu’en faisant chaque fois ce même mouve-ment des pieds, il se produit intentionnellement ounon un bruit rythmique.» Mais cette course n’est pasprévisible comme le serait celle d’un robot : «Lesdeux pieds ne se posent jamais avec la même force.La différence peut être plus ou moins grande entreeux, selon les dispositions et l’humeur personnelles.Mais on peut aussi marcher plus vite ou plus lente-ment, on peut courir, s’arrêter subitement, sauter.»Cela veut dire que le rythme est le contraire d’unprogramme, qu’il dépend des formes-de-vie et queles problèmes de vitesse peuvent être ramenés à desquestions de rythme. Tout corps en tant qu’il est boi-teux porte avec lui un rythme qui manifeste qu’il estdans sa nature de tenir des positions intenables. Cerythme qui vient des boiteries des corps, du mouve-ment des pieds, Canetti ajoute en outre qu’il est àl’origine de l’écriture en tant que traces de ladémarche des animaux, c’est-à-dire de l’Histoire.L’événement n’est rien d’autre que l’apparition detelles traces et faire l’Histoire c’est donc improviserà la recherche d’un rythme. Quel que soit le créditque l’on accorde aux démonstrations de Canetti,elles indiquent comme le font les fictions vraies, quela cinétique politique sera mieux comprise en tantque politique du rythme. Cela signifie a minimaqu’au rythme binaire et techno imposé par la cyber-nétique doivent s’opposer d’autres rythmes.

M ais cela signifie aussi que ces autres rythmes,en tant que manifestations d’une boiterie onto-

logique, ont toujours eu une fonction politique créa-trice. Canetti, encore lui, raconte que d’un côté « larépétition rapide par laquelle les pas s’ajoutent auxpas donne l’illusion d’un plus grand nombre d’êtres.

327

L’hypothèse cybernétique

L a violence est bien la première règle du jeu de larencontre. Et c’est elle qui polarise les errances

diverses du désir dont Lyotard invoque la libertésouveraine dans son Économie libidinale. Mais parcequ’il se refuse à voir que les jouissances s’accordententre elles sur un territoire qui les précède et où secôtoient les formes-de-vie, parce qu’il refuse decomprendre que la neutralisation de toute intensitéest elle-même une intensification, rien moins quecelle de l’Empire, parce qu’il ne peut en déduire quetout en étant inséparables, pulsions de vie et pul-sions de mort ne sont pas neutres en face d’un autresingulier, Lyotard ne peut finalement dépasser l’hé-donisme le plus compatible avec la cybernétisation :désaississez-vous, abandonnez-vous, laissez passerles désirs ! Jouissez, jouissez, il en restera toujoursquelque chose ! Que la conduction, l’abandon, lamobilité en général puissent accroître l’amplificationdes écarts à la norme ne fait aucun doute à conditionde reconnaître ce qui, au sein même de la circula-tion, interrompt les flux. Face à l’accélération queprovoque la cybernétique, la vitesse, le nomadismene peuvent représenter que des élaborations secon-daires vis-à-vis des politiques de ralentissement.

L a vitesse soulève les institutions. La lenteurcoupe les flux. Le problème proprement ciné-

tique de la politique n’est donc pas de choisir entredeux types de révolte mais de s’abandonner à unepulsation, d’explorer d’autres intensifications quecelles qui sont commandées par la temporalité del’urgence. Le pouvoir des cybernéticiens a été dedonner un rythme au corps social qui tendancielle-ment empêche toute respiration. Le rythme, tel queCanetti en propose la genèse anthropologique, estprécisément associé à la course : «Le rythme est àl’origine un rythme de pieds. Tout homme marche,

326

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 326

Page 54: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

«Levant le rideau des mots, l’improvisation devientgeste,acte non encore dit,forme non encore nommée, normée, honorée.S’abandonner à l’improvisationpour se libérer déjà – quelques beaux qu’ils soient –des récits musicaux déjà là du monde.Déjà là, déjà beaux, déjà récits, déjà monde.Défaire, ô Pénélope, les bandelettes musicales quiformentnotre cocon sonore,qui n’est pas le monde mais l’habitude rituelle dumonde.

Abandonnée, elle s’offre à ce qui flotte autour du sens,autour des mots,autour des codifications,elle s’offre aux intensités,aux retenues, aux élans, aux énergies,au peu nommable en somme.[…] L’improvisation accueille la menace et la dépasse,la dépossède d’elle-même, l’enregistre, puissance etrisque.»

329

L’hypothèse cybernétique

Ils ne bougent pas de place, ils poursuivent la dansetoujours au même endroit. Le bruit de leur pas nemeurt pas, ils se répètent et conservent longtempstoujours la même sonorité et la même vivacité. Ilsremplacent par leur intensité le nombre qui leurmanque.» D’un autre côté, «quand leur piétinementse renforce, c’est comme s’ils appelaient du renfort.Ils exercent, sur tous les hommes se trouvant à proxi-mité, une force d’attraction qui ne se relâche pas tantqu’ils n’abandonnent pas la danse.» Rechercher lebon rythme ouvre donc à une intensification de l’ex-périence aussi bien qu’à une augmentation numé-rique. C’est un instrument d’agrégation autantqu’une action exemplaire à imiter. À l’échelle de l’in-dividu comme à l’échelle de la société, les corps eux-mêmes perdent leur sentiment d’unité pour sedémultiplier comme armes potentielles : «L’équiva-lence des participants se ramifie dans l’équivalencede leurs membres. Tout ce qu’un corps humain peutavoir de mobile acquiert une vie propre, chaquejambe, chaque bras vit comme pour lui seul.» Lapolitique du rythme est donc la recherche d’uneréverbération, d’un autre état comparable à unetranse du corps social, à travers la ramification dechaque corps. Car il y a bien deux régimes possiblesdu rythme dans l’Empire cybernétisé. Le premier,auquel se réfère Simondon, c’est celui de l’hommetechnicien qui «assure la fonction d’intégration etprolonge l’auto-régulation en dehors de chaquemonade d’automatisme», techniciens dont la «vie estfaite du rythme des machines qui l’entourent et qu’ilrelie les unes aux autres». Le second rythme vise àsaper cette fonction d’interconnexion: il est profon-dément désintégrateur sans être simplement bruitis-te. C’est un rythme de la déconnexion. La conquêtecollective de ce juste tempo dissonant passe par unabandon préalable à l’improvisation.

328

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 328

Page 55: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

D ans la perspective cybernétique la menace nepeut être accueillie et a fortiori dépassée. Il faut

qu’elle soit absorbée, éliminée. J’ai déjà dit que l’im-possibilité infiniment reconduite de cet anéantisse-ment de l’événement est la dernière certitude surlaquelle fonder des pratiques d’opposition au mondegouverné par les dispositifs. La menace, et sa géné-ralisation sous forme de panique, pose des pro-blèmes énergétiques insolubles aux tenants del’hypothèse cybernétique. Simondon explique ainsique les machines qui ont un haut rendement eninformation, qui contrôlent avec précision leur envi-ronnement, ont un faible rendement énergétique.Inversement, les machines qui demandent peud’énergie pour effectuer leur mission cybernétiqueproduisent un mauvais rendu de la réalité. La trans-formation des formes en informations contient eneffet deux impératifs opposés : «L’information est, enun sens, ce qui apporte une série d’états imprévi-sibles, nouveaux, ne faisant partie d’aucune suitedéfinissable d’avance ; elle est donc ce qui exige ducanal d’information une disponibilité absolue parrapport à tous les aspects de la modulation qu’ilachemine ; le canal d’information ne doit apporterlui-même aucune forme prédéterminée, ne pas êtresélectif. […] En un sens opposé, l’information se dis-tingue du bruit parce qu’on peut assigner un certain

331

XI

C’est la brume, la brume solaire, qui va remplirl’espace. La rébellion même est un gaz, une vapeur.La brume est le premier état de la perceptionnaissante et fait le mirage dans lequel les chosesmontent et descendent, comme sous l’action d’unpiston, et les hommes lévitent, suspendus à unecorde. Voir brumeux, voir trouble : une ébauche deperception hallucinatoire, un gris cosmique. Est-cele gris qui se partage en deux, et qui donne le noirquand l’ombre gagne ou quand la lumièredisparaît, mais aussi le blanc quand le lumineuxdevient lui-même opaque.

Gilles Deleuze«La honte et la gloire : T. E. Lawrence», Critique etclinique, 1993

Rien ni personne n’offre en cadeau une aventurealternative : il n’est d’aventure possible que de seconquérir un sort. Tu ne pourras mener cetteconquête qu’en partant du site spatio-temporel où«tes» choses t’impriment comme une des leurs.

Giorgio CesaranoManuel de Survie, 1975

330

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 330

Page 56: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

oppose les armées traditionnelles qui «ressemblentà des plantes immobiles», à la guérilla, comparableà une « influence, une idée, une espèce d’entitéintangible, invulnérable, sans front ni arrières et quise répand partout à la façon d’un gaz». Le brouillardest le vecteur privilégié de la révolte. Transplantéedans le monde cybernétique, la métaphore fait aussiréférence à la résistance à la tyrannie de la transpa-rence qu’impose le contrôle. La brume bouleversetoutes les coordonnées habituelles de la perception.Elle provoque l’indiscernabilité du visible et de l’invi-sible, de l’information et de l’événement. C’est pour-quoi elle représente une condition de possibilité dece dernier. Le brouillard rend la révolte possible.Dans une nouvelle intitulée «L’amour est aveugle»,Boris Vian imagine ce que seraient les effets d’unbrouillard bien réel sur les rapports existants. Leshabitants d’une métropole se réveillent un matinenvahis par un «raz-de-marée opaque» qui modifieprogressivement tous les comportements. Les néces-sités qu’imposent les apparences deviennent vitecaduques et la ville se laisse gagner à l’expérimenta-tion collective. Les amours deviennent libres, facili-tées par la nudité permanente de tous les corps. Lesorgies se répandent. La peau, les mains, les chairsreprennent leurs prérogatives car « le domaine dupossible est étendu quand on n’a pas peur que lalumière s’allume». Incapables de faire durer unbrouillard qu’ils n’ont pas contribué à former, leshabitants sont donc désemparés lorsque « la radiosignale que des savants notent une régression régu-lière du phénomène». Moyennant quoi, tous déci-dent de se crever les yeux afin que la vie continueheureuse. Passage au destin : le brouillard dontparle Vian se conquiert. Il se conquiert par une réap-propriation de la violence, une réappropriation quipeut aller jusqu’à la mutilation. Cette violence-là qui

333

L’hypothèse cybernétique

code, une relative uniformisation à l’information ;dans tous les cas où le bruit ne peut être abaissédirectement au-dessous d’un certain niveau, onopère une réduction de la marge d’indéterminationet d’imprévisibilité des signaux.» Autrement dit,pour qu’un système physique, biologique ou socialait assez d’énergie pour assurer sa reproduction, ilfaut que ses dispositifs de contrôle taillent dans lamasse de l’inconnu, tranchent dans l’ensemble despossibles entre ce qui relève du hasard pur et s’ex-clut d’office du contrôle et ce qui peut y entrer entant qu’aléa, susceptible dès lors d’un calcul de pro-babilité. Il s’ensuit que pour tout dispositif, commedans le cas spécifique des appareils d’enregistre-ment sonore, «un compromis doit être adopté quiconserve un rendement d’information suffisant pourles besoins pratiques et un rendement énergétiqueassez élevé pour maintenir le bruit de fond à unniveau où il ne trouble pas le niveau du signal».Dans le cas de la police par exemple il s’agira detrouver le point d’équilibre entre la répression – quia pour fonction de diminuer le bruit de fond social –et le renseignement – qui informe sur l’état et lesmouvements du social à partir des signaux qu’ilémet.

P rovoquer la panique voudra donc d’abord direétendre le brouillard de fond qui se surimpose

au déclenchement des boucles rétroactives et quirend coûteux l’enregistrement des écarts de com-portement par l’appareillage cybernétique. La pen-sée stratégique a tôt saisi la portée offensive de cebrouillard. Lorsque Clausewitz s’avise par exempleque « la résistance populaire n’est évidemment pasapte à frapper de grands coups» mais que «commequelque chose de vaporeux et de fluide, elle ne doitse condenser nulle part». Ou lorsque Lawrence

332

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 332

Page 57: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

reformer quelques sociétés secrètes ou quelquesconspirations conquérantes comme ce fut le casdans la franc-maçonnerie, le carbonarisme etcomme le fantasmèrent encore les avant-gardes dusiècle dernier – je pense notamment au Collège deSociologie. Constituer une zone d’opacité où circuleret expérimenter librement sans conduire les fluxd’information de l’Empire, c’est produire des «sin-gularités anonymes», recréer les conditions d’uneexpérience possible, d’une expérience qui ne soit pasimmédiatement aplatie par une machine binaire quilui assigne un sens, d’une expérience dense quitransforme les désirs et leur instanciation en un au-delà des désirs, en un récit, en un corps épaissi.Aussi lorsque Toni Negri interroge Deleuze sur lecommunisme, ce dernier se garde-t-il bien de l’assi-miler à une communication réalisée et transparente :«Vous demandez si les sociétés de contrôle ou decommunication ne susciteront pas des formes derésistance capables de redonner des chances à uncommunisme conçu comme “organisation transver-sale d’individus libres”. Je ne sais pas, peut-être.Mais ce ne serait pas dans la mesure où les minori-tés pourraient reprendre la parole. Peut-être laparole, la communication sont-elles pourries. Ellessont entièrement pénétrées par l’argent : non paraccident, mais par nature. Il faut un détournementde la parole. Créer a toujours été autre chose quecommuniquer. L’important ce sera peut-être de créerdes vacuoles de non-communication, des interrup-teurs pour échapper au contrôle.» Oui, l’importantpour nous ce sont ces zones d’opacité, l’ouverture decavités, d’intervalles vides, de blocs noirs dans lemaillage cybernétique du pouvoir. La guerre irrégu-lière avec l’Empire, à l’échelle d’un lieu, d’une lutte,d’une émeute, commence dès maintenant par laconstruction de zones opaques et offensives. Chacune

335

L’hypothèse cybernétique

ne veut éduquer en rien, qui ne veut rien construire,n’est pas la terreur politique qui fait tant gloser lesbonnes âmes. Cette violence-là consiste tout entièredans le déblaiement des défenses, dans l’ouverturedes parcours, des sens, des esprits. «Est-elle jamaispure?», demande Lyotard. «Une danse est-ellevraie? On pourra le dire, toujours. Mais là n’est passa puissance.» Dire que la révolte doit devenirbrouillard cela signifie qu’elle doit être à la fois dis-sémination et dissimulation. De même que l’offensi-ve doit se faire opaque afin de réussir, de mêmel’opacité doit se faire offensive pour durer : tel est lechiffre de la révolte invisible.

M ais cela indique aussi que son premier objectifsera de résister à toute tentative de réduction

par exigence de représentation. Le brouillard estune réponse vitale à l’impératif de clarté, de trans-parence, qui est la première empreinte du pouvoirimpérial sur les corps. Devenir brouillard veut direque j’assume enfin la part d’ombre qui me comman-de et m’empêche de croire à toutes les fictions dedémocratie directe en tant qu’elles voudraient ritua-liser une transparence de chacun à ses propres inté-rêts et de tous aux intérêts de tous. Devenir opaquecomme le brouillard, c’est reconnaître qu’on nereprésente rien, qu’on n’est pas identifiable, c’estassumer le caractère intotalisable du corps physiquecomme du corps politique, c’est s’ouvrir à des pos-sibles encore inconnus. C’est résister de toutes sesforces à toute lutte pour la reconnaissance. Lyotard :«Ce que vous nous demandez, théoriciens, c’est quenous nous constituions en identités, en responsables.Or si nous sommes sûrs d’une chose c’est que cetteopération (d’exclusion) est une frime, que les incan-descences ne sont le fait de personne et n’appartien-nent à personne.» Il ne s’agira pas pour autant de

334

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 334

Page 58: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

il lui faut « l’indépendance des voies de ravitaille-ment», sans laquelle aucune guerre n’est envisa-geable. Si la question de la base est centrale danstoute révolte, c’est aussi en raison des principesmêmes d’équilibrage des systèmes. Pour la cyberné-tique, la possibilité d’une contagion qui fasse bascu-ler le système doit être amortie par l’environnementle plus immédiat de la zone d’autonomie où les fluc-tuations ont lieu. Cela signifie que les effets decontrôle sont plus puissants dans la périphérie laplus proche de la zone d’opacité offensive qui secrée, autour de la région fluctuante. La taille de labase devra par conséquent être d’autant plus grandeque le contrôle de proximité est appuyé.

C es bases doivent être aussi bien inscrites dansl’espace que dans les têtes : «La révolte arabe,

explique Lawrence, en avait dans les ports de la merRouge, dans le désert ou dans l’esprit des hommes quiy souscrivaient.» Ce sont des territoires autant quedes mentalités. Appelons-les plans de consistance.Pour que des zones d’opacité offensive se forment etse renforcent, il faut qu’existent d’abord de telsplans, qui branchent les écarts entre eux, qui fassentlevier, qui opèrent le renversement de la peur.L’Autonomie historique – celle de l’Italie des années1970 par exemple – comme l’Autonomie possiblen’est rien d’autre que le mouvement continu de per-sévérance des plans de consistance qui se consti-tuent en espaces irreprésentables, en bases desécession avec la société. La réappropriation par lescybernéticiens critiques de la catégorie d’autonomie– avec ses notions dérivées, auto-organisation, auto-poïèse, auto-référence, auto-production, auto-valo-risation, etc. – est de ce point de vue la manœuvreidéologique centrale de ces vingt dernières années.Au travers du prisme cybernétique, se donner à soi-

337

L’hypothèse cybernétique

de ces zones sera à la fois noyau à partir duquelexpérimenter sans être saisissable et nuage propa-gateur de panique dans l’ensemble du systèmeimpérial, machine de guerre coordonnée et subver-sion spontanée à tous les niveaux. La proliférationde ces zones d’opacité offensive (ZOO), l’intensifica-tion de leurs relations, provoquera un déséquilibreirréversible.

A fin d’indiquer sous quelles conditions peut se«créer de l’opacité», comme arme et comme

interrupteur des flux, il convient de se tourner unedernière fois sur la critique interne du paradigmecybernétique. Provoquer le changement d’état dansun système physique ou social nécessite que ledésordre, les écarts à la norme, se concentrent dansun espace, réel ou virtuel. Pour que des fluctuationsde comportement fassent contagion il faut en effetqu’elles atteignent d’abord une « taille critique»dont Prigogine et Stengers précisent la nature : «Ellerésulte du fait que le “monde extérieur”, l’environ-nement de la région fluctuante, tend toujours àamortir la fluctuation. La taille critique mesure lerapport entre le volume, où ont lieu les réactions, etla surface de contact, lieu du couplage. La taille cri-tique est donc déterminée par une compétition entrele “pouvoir d’intégration” du système et les méca-nismes chimiques qui amplifient la fluctuation à l’in-térieur de la sous-région fluctuante.» Cela veut direque tout déploiement des fluctuations dans un systè-me est voué à l’échec s’il ne dispose pas au préalabled’un ancrage local, d’un lieu à partir duquel lesécarts qui s’y révèlent pourraient contaminer l’en-semble du système. Lawrence confirme, une fois deplus : «La rébellion doit avoir une base inattaquable,un lieu à l’abri non seulement d’une attaque mais dela crainte d’une attaque.» Pour qu’un tel lieu existe,

336

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 336

Page 59: TIQQUN L'Hypothese Cybernetique

L’autonomie dont je parle, elle, n’est pas tempo-raire ni simplement défensive. Elle n’est pas une

qualité substantielle des êtres mais la conditionmême de leur devenir. Elle ne part pas de l’unitésupposée du Sujet mais engendre des multiplicités.Elle ne s’attaque pas aux seules formes sédentairesdu pouvoir, comme l’État, pour ensuite surfer sur sesformes circulantes, «mobiles», « flexibles». Elle sedonne les moyens de durer comme de se déplacer,de se retirer comme d’attaquer, de s’ouvrir commede se fermer, de relier les corps muets comme lesvoix sans corps. Elle pense cette alternance commele résultat d’une expérimentation sans fin.«Autonomie» veut dire que nous faisons grandir lesmondes que nous sommes. L’Empire, armé de lacybernétique, revendique l’autonomie pour lui seulen tant que système unitaire de la totalité : il estcontrait d’anéantir ainsi toute autonomie dans cequi lui est hétérogène. Nous disons que l’autonomieest à tout le monde et que la lutte pour l’autonomiedoit s’amplifier. La forme actuelle que prend la guer-re civile est d’abord celle d’une lutte contre le mono-pole de l’autonomie. Cette expérimentation-là serale «chaos fécond», le communisme, la fin

de l’hypothèse cybernétique.

339

L’hypothèse cybernétique

même ses propres lois, produire des subjectivités necontredit en rien la production du système et sarégulation. En appelant il y a dix ans à la multiplica-tion des Zones d’Autonomie Temporaire (TAZ) dansle monde virtuel comme dans le monde réel, HakimBey restait ainsi victime de l’idéalisme de ceux quiveulent abolir le politique sans l’avoir préalablementpensé. Il se trouvait contraint de séparer dans la TAZle lieu de pratiques hédonistes, d’expression « liber-taire» des formes-de-vie, du lieu de résistance poli-tique, de la forme de lutte. Si l’autonomie, ici, estpensée comme temporaire, c’est que penser sadurée exigerait de concevoir une lutte qui s’articuleavec la vie, d’envisager par exemple la transmissionde savoirs guerriers. Les libéraux-libertaires du typede Bey ignorent le champ des intensités dans lequelleur souveraineté appelle à se déployer et leur projetde contrat social sans État postule au fond l’identitéde tous les êtres puisqu’il s’agit en définitive demaximiser ses plaisirs en paix, jusqu’à la fin destemps. D’un côté les TAZ sont définies comme des«enclaves libres», des lieux qui ont pour loi la liber-té, les bonnes choses, le Merveilleux. De l’autre lasécession d’avec le monde dont elles sont issues, les«plis» dans lesquels elles se logent entre le réel etson codage ne devraient se constituer qu’après unesuccession de «refus». Cette « idéologie californien-ne», en posant l’autonomie comme attribut de sujetsindividuels ou collectifs, confond à dessein deuxplans incommensurables, l’«auto-réalisation» despersonnes et l’«auto-organisation» du social. C’estparce que l’autonomie est, dans l’histoire de la phi-losophie, une notion ambiguë qui exprime à la foisl’affranchissement de toute contrainte et la soumis-sion à des lois naturelles supérieures, qu’elle peutservir à nourrir les discours hybrides et restructu-rants des cyborgs «anarcho-capitalistes».

338

Tout a failli, vive le communisme !

interieur_tiqqun2 14 août 4/09/09 13:15 Page 338