premiers pas dans l'indianisme

18
Jean Filliozat Les premières étapes de l'indianisme In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°3, octobre 1953. pp. 80-96. Citer ce document / Cite this document : Filliozat Jean. Les premières étapes de l'indianisme. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°3, octobre 1953. pp. 80-96. doi : 10.3406/bude.1953.4564 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bude_0004-5527_1953_num_1_3_4564

Upload: alinacee

Post on 11-Jan-2016

239 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

inde

TRANSCRIPT

Page 1: premiers pas dans l'indianisme

Jean Filliozat

Les premières étapes de l'indianismeIn: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°3, octobre 1953. pp. 80-96.

Citer ce document / Cite this document :

Filliozat Jean. Les premières étapes de l'indianisme. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°3, octobre 1953. pp. 80-96.

doi : 10.3406/bude.1953.4564

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bude_0004-5527_1953_num_1_3_4564

Page 2: premiers pas dans l'indianisme

Les premières étapes de l'indianisme

L'arrivée des Portugais dans l'Inde en 1498 fait date dans l'histoire des grandes découvertes. C'est là qu'on fixe

l'origine du contact direct et des rapports permanents de l'Occident avec l'Inde. C'est cependant à une époque bien plus récente, à 1784, date de la création de YAsiatic Society of Bengal à Calcutta, que beaucoup d'auteurs ont tendance à faire descendre le début réel d'une étude de la civilisation indienne par les Occidentaux. Près de trois siècles se seraient donc écoulés entre la découverte matérielle de l'Inde, ou plutôt d'une route de l'Inde propre au commerce, et sa découverte intellectuelle.

Si ces dates avaient bien la valeur qu'on leur attribue ces trois premiers siècles des rapports entre l'Europe et

l'Inde auraient été de pur aveuglement pour les Européens et d'insigne incurie pour les Indiens. Mais l'histoire, réduite à quelques dates saillantes, ne reproduit pas le dessin de la réalité. Elle introduit dans l'esprit des notions aisées à retenir, non pas nécessairement vraies. Ici, jl s'agit de notions très incomplètes et qui, par là, donnent une vue fausse des réactions européennes en face de la culture indienne.

Dès avant l'arrivée de Vasco de Gama à Calicut, les Européens avaient quelques connaissances et beaucoup d'idées préconçues au sujet des Indiens. D'autre part, l'étude de l'Inde, dans ses langues, ses littératures et sa pensée, remonte beaucoup plus haut qu'il n'est communément admis. A la fondation de la Société Asiatique de Calcutta, elle avait déjà franchi plusieurs étapes décisives. Ce sont elles qu'il convient de connaître pour se faire une idée de la manière dont l'humanisme européen a vu le monde indien.

L'Antiquité avait possédé sur l'Inde des données de valeurs très inégales. Le commerce apportait des produits du pays, quelques éohanges scientifiques sont probables entre l'Inde et les Grecs à l'époque des Perses, qui comprenaient une partie de l'Inde dans leur empire. Des renseignements exacts ont été recueillis lors de l'expédition d'Alexandre et surtout par

envoyé dans la vallée du Gange par un de ses successeurs, Seleucus Nicanor. Les marins de l'Empire romain, qui croisaient jusqu'à Oc-éo et jusqu'à la Chine, ont relevé beaucoup de détails sur la géographie et sur les facultés de commerce de l'Inde. Saint Hippolyte, évêque de Rome, a eu une connaissance

juste, au début du 111e siècle, des doctrines brahma-

Page 3: premiers pas dans l'indianisme

— 8i —

niques. Mais les fables l'avaient emporté sur l'information exacte. Depuis le Ve siècle avant J.-C. et surtout depuis

d'Alexandre, des récits fantastiques avaient eu cours sur des êtres étranges dont l'Inde aurait été peuplée : hommes sans bouche, hommes à œil unique au milieu du front ou à oreilles si grandes qu'ils pouvaient s'en envelopper pour dormir, toutes sortes d'autres monstres encore.

Le moyen-âge avait surtout retenu ces merveilles. Toutefois, il n'était pas sans préoccupations plus réalistes à l'égard de l'Inde. A côté des curiosités sur les hommes, les animaux, les plantes et les pierres, que les compilateurs reproduisaient à l'envi, quelques notions justes subsistaient, ou parvenaient à travers le monde islamique. On tenait, de bien des façons, compte de l'Inde lointaine. C'est à elle que la Faculté de médecine de Paris

au XIVe siècle, l'origine de la peste qui, alors, décima l'Europe. Des données calendériques et une méthode

indiennes, transmises par la science islamique, étaient utilisées en 1428 à Newminster, comme il vient d'être démontré par MM. O. Neugebauer et Olaf Schmidt. D'ailleurs, l'apostolat chrétien ne restait pas indifférent à l'Inde, non plus que les voyageurs ou les commerçants, tels qu'un Benjamin de Tudèle, parti en 1151 à la recherche des communautés juives de par le monde, ou un Marco Polo à la fin du xme siècle.

Au XIIe, c'était un problème pour les apôtres chrétiens de savoir si les hommes monstrueux qui, d'après la légende héritée de l'Antiquité, peuplaient l'Inde, devraient être considérés comme des hommes véritables à qui on dut enseigner le christianisme. Et, pour certains théologiens au moins, la réponse était

car le tympan du portail intérieur central de Vézelay, qui date des environs de l'époque où saint Bernard prêchait, à Vézelay même, la seconde croisade (1146), représente la Mission des Apôtres et figure, parmi les peuples auxquels elle s'adresse, les hommes à têtes de chiens, les Cynocéphales indiens des Anciens.

Les missionnaires du moyen-âge devaient constater eux-mêmes plus tard, sur place, que ces monstres n'existaient pas. Toutefois, il ne leur est pas apparu que les hommes véritables qu'ils

en réalité eussent une culture spirituelle valable. Même en séjournant un certain temps auprès d'eux, ils ne les ont, en fait, guère connus. Ne découvrant pas leur pensée, et

a priori qu'ils ne pouvaient être qu'égarés bien loin de toute vérité, ils ont cru vérifier par expérience cette supposition. Leurs rapports ont accrédité l'opinion qu'elle était juste. Ce fut là l'idée préconçue fondamentale que les Temps modernes ont héritée du moyen-âge et dont une connaissance positive récente

Page 4: premiers pas dans l'indianisme

— 82 —

n'est pas encore parvenue à débarrasser tous les esprits, parce que, comme nous le verrons, elle s'est trouvée entretenue par une des orientations de pensée dues à la Renaissance elle-même, et par la permanence de difficultés de contact entre Occidentaux et Orientaux.

Le cas du franciscain Jean de Monte- Corvino, qui devait devenir le premier archevêque de Cambaluc, c'est-à-dire de Pékin, est significatif à l'égard de la malheureuse difficulté qui a voilé bien longtemps la pensée indienne aux yeux des Européens. Parti de Tauris en 1291 pour l'Inde et la Chine, il s'est arrêté treize mois à la côte de Coromandel, à Méliapour, lieu où une tradition place le tombeau de saint Thomas. Savant et

il a fait des remarques attentives et exactes sur le pays et la nature. Il a constaté qu'il n'y avait pas trace des hommes monstrueux qu'il a beaucoup cherchés, mais il a totalement méconnu la culture des hommes réels. Ce n'est pas, semble-t-il, par mépris de principe ; c'est par ignorance de fait. Il n'a pas cherché à discréditer une culture qui lui serait apparue, il n'en a pas connu l'existence. Il déclare en effet que les Indiens sont sans livres et sans lois, qu'il écrivent sur des feuilles de palmier pour leurs affaires courantes et ne connaissent ni semaine ni mois. Or, dans le sud de l'Inde où il se trouvait, il y avait deux littératures, la sanskrite, plus vaste que la latine, et la tamoule, immense aussi et en pleine floraison ! Quant aux jours de la semaine, ils étaient en usage depuis des siècles, et les mois depuis des millénaires !

Pareille lacune dans l'information d'un témoin par ailleurs éminent résulte de tout cet ensemble de causes complexes. Mais les principales sont très claires. Nous les connaissons bien pour les voir jouer encore, même de nos jours. Tout d'abord, spécialement dans l'Inde, où le contact des étrangers était, et est encore souvent, une souillure, les castes lettrées devaient se tenir soigneusement à distance du groupe où Jean de Monte- corvino pouvait vivre. Par ailleurs, l'ignorance de la langue ôte normalement aux Européens tout moyen d'enquête sur le fond des idées répandues dans le pays où ils sont établis, même si leur établissement est de très longue durée. Enfin, fréquemment, l'entourage indigène des Européens s'adapte à leur ignorance plutôt que de la faire cesser, lui fournissant ainsi le moyen de durer indéfiniment et de se transmettre. Ainsi, la vie européenne s'organise en un milieu clos, d'où le pays peut être observé excellemment dans ses apparences de surface, sans jamais être connu dans son esprit. Bien plus, en de pareils milieux, on envient aisément à se former une représentation traditionnelle spéciale de la culture du pays, représentation que sa persistance accré-

Page 5: premiers pas dans l'indianisme

- 83 -

dite comme si elle était une donnée d'expérience, et qui n'est pourtant fondée que sur une absence initiale de connaissance. Certains même ne souffrent pas inconsciemment de cette

spirituelle : ils la recherchent et s'en font gloire, pensant qu'elle préserve l'intégrité de leur personnalité originelle au sein, voire au-dessus, du peuple exotique chez qui ils vivent. Ce dernier cas ne peut avoir été celui de Jean de Montecorvino, missionnaire qui vouait sa vie à aller vers les autres hommes, mais l'isolement du milieu qui l'avait accueilli est certain. Il suffit à expliquer que, venu nécessairement avec la conviction que les peuples d'Asie ne pouvaient qu'être dans les ténèbres de

il n'ait pas été détrompé. Son témoignage, comme celui de la plupart des autres missionnaires et voyageurs, a donc

cette conviction qui, dès lors, s'est trouvée bien établie à l'avance dans l'esprit de ceux qui, avec Vasco de Gama, abordaient l'Inde.

A ne songer qu'à l'immense essor pris par la pensée en à partir du XVe siècle, et à son ouverture sur tant de domaines

nouveaux, on pourrait croire que la découverte des Indes devait immédiatement livrer un vaste champ de plus à l'investigation ardente de l'esprit européen. Force est bien cependant de

qu'il n'en a rien été. Pourtant il semble que les circonstances eussent dû être

favorables à la fin du xve siècle, car déjà cinquante ans plus tôt dans l'Empire byzantin finissant, l'étude des anciens auteurs grecs avait inspiré un regain d'admiration pour l'Orient qu'ils avaient jadis célébré. GémistePléthon, fervent platonicien, avait rêvé d'une philosophie inspirée à la fois de Platon et de Zoroastre. Dans son Traité des Lois, il avait placé à côté des

exaltées de Zoroastre — quoiqu'à un niveau bien moins élevé — celles des Indiens et aussi des Ibères occidentaux. Il ne les connaissait pourtant guère, mais il était prêt à les croire sublimes, sur la foi des plus vagues assertions anciennes. D'autres admirateurs de l'Antiquité auraient dû, un peu plus tard, dans les Indes désormais ouvertes, s'empresser de les rechercher. Le Traité des Lois, il est vrai, n'avait pu exercer que bien peu d'influence. Livré au feu, comme livre antichrétien, par Gen- nadios, le premier patriarche de Constantinople après la

turque de 1453, il n'a été conservé que par fragments, sans avoir jamais pu être largement répandu. Au reste, les idées grecques qui avaient inspiré Pléthon et qui auraient pu en

d'autres, n'étaient point de celles qu'emportaient avec eux les premiers voyageurs aux Indes, aventuriers qui ne s'en souciaient guère, ou missionnaires à qui l'exaltation de la sagesse païenne de l'Orient devait être pour le moins suspecte.

Page 6: premiers pas dans l'indianisme

Pour ceux-ci, en outre, comme l'a montré récemment M. Marcel Bataillon, les grandes découvertes géographiques ont suscité des perspectives de triomphe imminent de la christia- nisation des terres nouvelles par la conversion des peuples en masse. Le temps était venu non d'apprendre à connaître tous ces hommes, mais de les baptiser en foule. Qu'importait alors leur science ou leur sagesse ?

A bien considérer, d'ailleurs, la nature et l'extension de de la Renaissance, on doit reconnaître qu'il ne nullement par lui-même à la découverte spirituelle de

l'Orient. On ne saurait, en effet, considérer cet humanisme comme une ouverture sur l'humanité entière. Ce n'est pas

sa gloire que de le constater. Cette gloire n'est pas dans une extension indéfinie qu'il n'a pas recherchée. Elle est dans l'éclat dont il a brillé en son domaine propre, et ce domaine était spécial ; il était gréco-romain, non pas universel. Immense, sans doute, en regard de l'aire étroite où avait pu se mouvoir la culture

il demeurait restreint par rapport à l'ensemble du monde. Ouvrant des perspectives infinies sur le fond des trésors antiques retrouvés, il se concentrait sur ceux-ci ; il y voyait son univers. Les humanités étaient les études par lesquelles on pouvait se juger pleinement homme, nullement l'étude de' tous les hommes.

Dans la vue entière des cultures humaines que nous pouvons embrasser aujourd'hui, l'humanisme de la Renaissance ne peut plus nous apparaître comme une création unique de l'histoire. Il évoque son pendant extrême-oriental, celui de la Chine. Là, c'est le pays même qui est la terre proprement dite « des hommes », et c'est le lettré cultivant l'Antiquité classique de sa nation, qui est l'homme par excellence. Humaniste de la

et lettré chinois ont tous deux, pourtant, dans leur étude le sentiment de la plénitude, celui de la possession intégrale, sinon de tous les détails qui sont dans l'univers, du moins de tout l'essentiel, de tout ce qui vaut d'être connu, pensé ou aimé. Chacun d'eux trouve, avec raison d'ailleurs, son champ assez vaste pour occuper sa vie. Il sait que, quelque diligence qu'il fasse, il n'en épuisera pas toutes les richesses et n'en goûtera pas tous les fruits. Pourquoi, dès lors, le quitter et s'occuper des «

» ou des « Diables étrangers »? — Parce que, répondrons- nous, la connaissance générale de l'homme est à ce prix, parce que ni l'humaniste européen ni le lettré chinois ne se connaît lui- même s'il se croit seul. Mais cette réponse ne pouvait venir qu'au terme d'une lente prise de conscience des autres. Il ne pouvait suffire aux humanistes de la Renaissance d'aborder aux rivages d'Asie pour y découvrir aussitôt d'autres humanismes. Nous

Page 7: premiers pas dans l'indianisme

-85-

savons combien, étranger, il était difficile de seulement se douter de leur existence. De plus, les humanistes enthousiastes, quand ils parcouraient le monde, emportaient partout dans leurs yeux la vision de leur paradis spirituel et ce n'est qu'à travers cette vision qu'ils découvraient ce monde.

Déjà au XVe siècle, ainsi que l'a excellement noté Barthold dans sa Découverte de l'Asie, les voyageurs instruits, comme Barbaro et Nicolo Conti, étaient, en Orient, constamment hantés par le souci de retrouver les peuples, les sites ou les monuments mentionnés par les Anciens, plus peut-être parfois que par le désir de connaître le réel présent.

Au XVIe siècle, l'exemple de l'illustre Camoëns est éclatant. Ses Lusiades, épopée patriotique, ont été conçues et commencées au Portugal, mais en grande partie composées dans les Indes et elle chantent les exploits des Portugais en ces contrées. C'est à Macao, en Chine, qu'il en écrivit, dit-on, une partie dans une grotte, et la légende veut — il y fait d'ailleurs allusion lui- même — qu'il en ait sauvé le manuscrit, dans un naufrage aux bouches du Mékong, l'élevant d'un bras et nageant de l'autre. Pourtant, rien dans le poème n'a pris une couleur d'Extrême- Orient. A Macao, comme au bord du Tage, Camoëns imitait Virgile et citait Pétrarque, chantait les nymphes et redoutait Téthys. La nature tropicale elle-même n'apparaît guère. Les noms géographiques sont, quand il est possible, remplacés par ceux qu'employaient les Anciens, ou du moins ces derniers sont retenus avec prédilection : Ceylan est avant tout l'antique Tapro- bane, même si son nom est rappelé. Les hommes sont quelques princes ou quelques personnages favorables ou hostiles aux Portugais. « La religion des habitants, riches ou pauvres, n'est qu'un tissu de fables inventées à plaisir ; ils vont tout nus... » Dans un temple « on voyait, sculptées dans le bois ou la pierre, les formes des divinités indiennes ; leurs figures et leurs poses variaient beaucoup selon la fiction que leur avait créée le démon ». Et tout de suite ces divinités apparaissent au poète comme les membres de la Chimère, comme Jupiter Ammon bicornu, comme Janus, Briarée, Anubis. Sur les portes d'un jardin de palais, voit- on de nobles figures dans des bas-reliefs pleins d'art et de vérité ? Ce ne peut être qu'Alexandre à la tête de son armée. Ainsi, pour l'ancien étudiant de l'Université de Coïmbre, il n'est rien de par le vaste monde qui ne soit recouvert par le voile gréco-latin de ses humanités.

Et les poètes n'ont pas été seuls à voyager enfermés dans la cage d'or de leur culture. Même la pharmacopée indienne a été vue par un savant observateur, Garcia da Orta, comme à travers Dioscoride, Pline et Galien, et précisément parce qu'il était

Page 8: premiers pas dans l'indianisme

— 86 —

savant. Dans ses Coloquios dos simples, parus à Goa en 1563 et souvent réédités, Garcia da Orta, décrivant les produits du pays, se réfère habituellement aux données des auteurs classiques sur ces produits, occasionnellement aux données arabes, rarement aux données indiennes, pourtant de beaucoup les plus riches. La difficulté de communiquer vraiment avec les savants du pays, telle que nous l'avons soulignée à propos de Jean de Monte- Corvino, a joué certainement dans le cas de Garcia da Orta. Il n'en reste pas moins que les humanistes portugais aux Indes se trouvaient moins prêts à prendre conscience de la culture indienne que ne l'avaient été les Grecs d'Alexandre, précisément parce qu'ils étaient exclusivement occupés des Grecs. Emplis et assouvis par le christianisme traditionnel et par l'humanisme classique

absorbé, les esprits n'avaient plus de place pour des conquêtes trop nouvelles et trop nombreuses à la fois.

Il y a eu des exceptions ; on sait que Montaigne, par exemple, écait ouvert à l'intérêt de la connaissance de tous les hommes pour celle de l'Homme. Mais, en général, toutes ces conditions condamnaient d'avance la découverte spirituelle de l'Inde à être difficile. Une circonstance supplémentaire devait, à

des Portugais, la retarder encore. On ne trouvait pas seulement, en arrivant dans l'Inde, des

peuples étrangers au christianisme, mais aussi des chrétiens, les Syro-Malabars relevant du patriarche de Babylone, et, aux yeux des apôtres de l'Église romaine nouvellement établis dans le pays, la première tâche qui s'imposât paraissait être de les amener au catholicisme romain. Beaucoup de missionnaires s'y sont

inaugurant même l'étude des langues indiennes, tamoule et malaiyâlam, que parlaient ces « chrétiens de saint Thomas », comme on les appelait alors, mais ils ont surtout étudié le syriaque, langue de leur liturgie. Ce sont les livres syriaques et non indiens qu'il semblait surtout important d'examiner, afin d'en critiquer les formules qu'on jugeait entachées de nestoria- nisme et en vue de les amender pour les rendre conformes aux doctrines romaines. Les littératures proprement indiennes, et, qui plus est, non chrétiennes, ne pouvaient qu'être négligets. Or, c'est seulement en 1599, au synode de Diamper (c'est-à-dire Udayamperur), tenu sous la présidence de l'archevêque de Goa, don Alexis de Menezes, que la réunion de principe de l'Église syro-malabare à l'Église romaine fut effectuée.

Néanmoins, le clergé portugais envoyé avec les conquérants pour exercer son ministère d'abord auprès d'eux, et qui avait été représenté dès 1500 par huit religieux franciscains, n'avait pas tardé à évangéliser ou à faire évangéliser le pays, et c'était par le contact des religieux avec les Indiens que pouvait se décou-

Page 9: premiers pas dans l'indianisme

-87-

vrir la pensée de ceux-ci. Mais, là encore, les circonstances n'ont pas été d'emblée favorables.

La première chrétienté indienne un peu importante qui fut formée par les missionnaires portugais a été celle des Paravar, pêcheurs tamouls de la côte à l'Est du Cap Comorin. Sous l'impulsion d'un certain Jean de la Croix, chrétien malabar qui' était allé récemment au Portugal, le groupe s'était converti, ou plutôt rattaché, en 1532, au christianisme, afin d'obtenir la protection des Portugais contre des exactions de chefs

La christianis'ation de ces Paravar avait été, dans ces conditions, toute superficielle/Pour la rendre plus profonde, celui qui devait devenir saint François-Xavier et qui débarqua à Goa en 1542, leur fut envoyé après quelque temps de ministère à Goa même, parmi les Portugais.

Il eût fallu une étude approfondie des idées du pays pour enseigner efficacement le christianisme aux Paravar, mais les Paravar eux-mêmes n'étaient guère instruits dans la religion qu'ils pratiquaient, et leurs apôtres chrétiens qui n'avaient pas le loisir de s'informer de la culture indienne auprès de groupes plus savants ne pouvaient découvrir cette culture auprès d'eux. D'autre part, François-Xavier, pressé par le temps, manquant parfois d'interprètes, prit le parti de prêcher par l'exemple de la charité, des bonnes œuvres et de la prière. Il fit traduire tant bien que mal quelques formules par des Indiens qui savaient un peu de portugais. Il apprit ces formules par cœur et il les récitait. Il est peu probable qu'elles étaient comprises ou qu'elles donnaient du christianisme une idée exacte. En fin de compte tout de même le prestige de grand apôtre s'était bien établi et l'adoption de la vie chrétienne avait été fréquente, mais aucun contact réel des Européens avec la pensée indienne n'avait eu lieu. Sans doute, n'y en avait-il pas eu beaucoup davantage avec la pensée chrétienne !

Une seule fois, François-Xavier avait pu avoir un soupçon des hautes doctrines indiennes, lorsqu'un brahmane lui avait parlé de l'unicité de Dieu. Or, il était prêt à admettre la possibilité d'une préexistence de croyances chrétiennes ou d'idées

chez les non-chrétiens et à s'en servir comme d'une base pour y agréger d'autres croyances chrétiennes. Surtout, il n'avait pas le préjugé, alors courant, qu'il était impossible à des Asiatiques d'avoir par eux-mêmes des lumières d'aucune sorte. Il i'a montré plus tard sur le chemin du Japon, comme vient de l'établir le R. P. Bernard-Maitre. Il a appris là qu'il y avait dans l'Ouest un pays de haute culture d'où le bouddhisme japonais tirait son origine, et il a vivement souhaité de pouvoir se rendre en ce pays. En fait, c'était l'Inde ; seulement il ne pouvait la recon-

Page 10: premiers pas dans l'indianisme

— 88 —

naître sous le nom qui lui en était donné par son informateur japonais.

Il a montré aussi qu'il concevait bien la nécessité de l'étude approfondie des langues, car, lors de son séjour dans l'Inde, il a engagé le P. Henriquez à rédiger une première grammaire tamoule.

En de meilleures circonstances, et peut-être dans un séjour plus long, il eût iait la découverte qu'il était si disposé à accepter. Cette découverte était réservée à un de ses successeurs.

En 1.605, arrivait dans l'Inde un jeune jésuite italien, Robert de Nobili, de naissance noble et neveu du Cardinal Bellarmin, théologien illustre. Il allait être le premier à étudier vraiment le pays et les hommes.

Les Paravar christianisés relevaient de l'autorité du nâyakkar, ç' est-à-dire du souverain de Madurei, et, comme un certain

nombre d'entre eux se rendaient continuellement dans cette ville, le souverain avait autorisé les Portugais à y créer un

chrétien tenu par le P. Gonçalo Fernandes. Celui-ci avait tenté pendant de nombreuses années, saris aucun succès, de faire à Madurei des conversions. La religion chrétienne

aux yeux des gens de cette ville comme celle de& « Pranguis » (pirangi), ainsi que les Musulmans leur avaient appris; à nommer les Européens d'après le nom des Francs. Or, les- « Pranguis », ta fait les Portugais, étaient considérés par les hautes, castes comme une espèce d'hommes abominable, tant leur

choquait les usages et les sentiments religieux indiens. De plus, les convertis des « Pranguis », les Paravar, étaient gens de caste méprisée et les prêtres qui étaient en contact avec eux devenaient, de ce fait, intouchables comme eux. Les formules chrétiennes, maladroitement traduites, ajoutaient encore parfois à l'éloignement que pouvait inspirer une religion qui se présentait dans des conditions déjà si peu avantageuses. C'est ainsi que, pour demander au catéchumène s'il voulait devenir chrétien, on lui posait une question qui signifiait littéralement : « Veux-tu entrer dans la famille des Pranguis ? », c'est-à-dire « dans la famille des Portugais ». Les Paravar l'avaient bien voulu, qui avaient recherché leur protection. Les sujets du nâyakkar de Madurei s'en gardaient farouchement. Il n'est pas même sûr que les Paravar, faisant profession de foi dans de pareilles conditions, aient tous compris qu'ils étaient entrés dans une nouvelle religion plutôt que dans une alliance de castes.

Parvenu en 1606 à Madurei, Nobili s'est aussitôt adonné à l'étude du tamoul que le P. Fernandes n'avait jamais appris, se contentant, pour communiquer avec ses fidèles, des notions de portugais que ceux-ci s'étaient efforcés d'acquérir en entrant dans

Page 11: premiers pas dans l'indianisme

- «9 ~

la « famille des Portugais ». Nobili a, en outre, très rapidement entrepris l'étude du télougou et du sanskrit. Le tamoul était la langue du pays, à la fois langue courante et langue

ancienne, le télougou était utile pour communiquer avec ceux qu'on appelait les « Badaga » (Nobili l'appelait [d'ailleurs badagalia lingua), c'est-à-dire les Vadagary « gens du Nord » et dont le pays était en effet au Nord du pays tamoul, en principe à partir de la latitude de Madras, mais dont, des éléments de culture littéraire étaient présents bien plus au sud. Quant au sanskrit, Nobili avait bien vu la nécessité de son étude, comme langue sacrée et parce que les expressions techniques

et théologiques en étaient constamment utilisées dans les autres langues. Il a même cru à tort, en raison du nombre considérable de mots sanscrits employés dans la partie de la

tamoule qu'il lisait, que le sanskrit avait plus de rapports avec le tamoul que le latin avec l'espagnol, l'italien et le portugais. Il n'en est rien, en réalité, car le tamoul et le télougou s'opposent au contraire, dans leur structure profonde, comme langues « dravidiennes », au sanskrit, langue « indo-aryenne ». Le nombre des emprunts de vocabulaire, ne crée pas la parenté linguistique. Mais, du point de vue purement empirique, Nobili, ne parlant d'ailleurs que de « connexio », est bien excusable, surtout en un temps où la linguistique n'était pas née.

Ces études attestent l'intention bien claire chez Nobili d'entrer complètement dans l'intelligence des cultures indiennes et cette intention s'est manifestée chez lui tellement tôt, qu'on peut se demander si elle n'a pas été suscitée par des conseils reçus avant même son installation à Madurei. François Roz, le premier évêque romain de la chrétienté syro-malabare, d'abord évêque de Angamâle, à l'ancien siège du métropolite chaldéen, puis archevêque de Cranganor, par transfert du siège épiscopal dans une ville portugaise, a pu orienter Nobili, car il était lui-même de ceux qui jugeaient nécessaires la connaissance des langues eî des usages des pays. En tout cas, il a toujours soutenu Nobili dans toutes ses entreprises.

Celles-ci ne~se sont pas bornées à l'étude des langues, puis des littératures, pour être en mesure de discuter avec les savants, elles ont consisté à se séparer des chrétiens « pranguis » méprisés, pour fonder parmi les hautes castes un apostolat plus efficace.

Nobili a nié être « prangui », affirmé la noblesse de sa lignée et déclaré être rotnaka sannyâsi, c'est-à-dire « renonçant romain ». Il savait quel respect s'attache, même parmi les brahmanes, à ceux qui renoncent au monde par religion, tout en appartenant à une caste élevée omme celle de la noblesse guerrière ou

Il pouvait légitimement échapper à l'opprobre des

Page 12: premiers pas dans l'indianisme

— 9© —

« Pranguis » puisqu'il n'était pas Portugais, et faire valoir ses titres réels de noblesse et de renoncement au monde, pour entrer en contact avec les brahmanes et les plus hautes personnalités du pays. Il fallait, en outre, se conformer aux usages de civilité indienne et s'indianiser par le régime alimentaire, le costume, les habitudes. Mais ceci exigeait aussi de se tenir à l'écart des « Pranguis », à commencer par le P. Fernandes et ses chrétiens. En effet, tout cqntact avec eux eût fait participer Nobili à leur abjection du point de vue indien et eût interdit tout rapport avec lui. Ulcéré, le P. Fernandes se plaignit aux autorités ecclésiastiques, dénonça Nobili comme versant dans le paganisme et déchaîna la longue querelle des « rites malabars ». En Chine, à la même époque, le P. Ricci venait pareillement d'instaurer — Nobili le savait — la méthode d'accommodation aux usages du pays et d'étude approfondie des langues et des idées des peuples. Pareillement, la querelle des « rites chinois » devait bientôt s'allumer elle aussi.

Nobili répondit en 1610 aux accusations de Fernandes dans une Apologie qui nous a été conservée et qui était accompagnée de dissertations spéciales sur des points d'usage admis par Nobili et dénoncés comme païens par Fernandes. Cette apologie et ces dissertations prouvent la compétence admirable de Nobili, acquise en peu d'années sur les choses de l'Inde. Elles constituent même des documents encore utiles, par leurs précision, sur les pratiques indiennes du XVIIe siècle et sur la société du Sud de l'Inde à cette époque. Elles auraient dû servir à Goa, et en Europe où elles ont été portées, à éclairer l'opinion sur la civilisation des Indes, si les préjugés sur l'absurdité et les ténèbres du paganisme n'avaient pas été encore trop fermement établis.

Nobili cite fréquemment dans son Apologie et dans ses lettres des termes, voire des phrases et des passages entiers des livres sanskrits et tamouls. Il a donc été aisé de se convaincre

de sa science indianiste. Dans tous ses exposés, il pose en principe la nécessité de aux textes originaux qui expliquent les raisons des choses

qu'on veut interpréter et il cite effectivement ces textes, dans une telle variété qu'elle suppose le concours de pandit, de savants qui ne dédaignaient pas de travailler avec lui et n'avaient pas hésité à l'instruire. Cet exemple aurait dû montrer à tous, et a

montré à plusieurs esprits impartiaux, que l'Inde n'était ni ignorante, ni fermée et que la caste brahmanique n'était point telle que l'avait crue un moment dans ses déceptions saint François-Xavier, quand il avait écrit le 15 janvier 1544 :

II y a dans ce pays une race qui s'appelle les Brahmes... c'est la race la plus perverse du monde ; c'est bien d'elle que l'on peut

Page 13: premiers pas dans l'indianisme

entendre le psaume qui dit : « de la race impie, de l'homme injuste et trompeur protège-moi (Ps. 42) ». S'il n'y avait pas de Brahmes, tous les infidèles se convertiraient à notre foi.

Menezes, l'archevêque de Goa, primat des Indes, celui qui avait amené les chrétiens syro-malabars à l'Église romaine, donna d'abord raison à Nobili contre Fernandes conformément à l'avis de François Roz. Mais, après son départ de l'Inde, les plaintes reprirent et Nobili, sans cesse inquiété et condamné dans son action, qu'on interprétait comme s'entachant de

ne sut que tardivement employer la méthode qui, seule, pouvait à la fois assurer des succès au christianisme dans les hautes castes et ouvrir à l'Europe la connaissance du monde indien, tout en offrant à l'Inde celle de la pensée européenne tout entière. Dans l'Inde, en effet, comme ce fut le cas en Chine, les sciences et tous les concepts de l'Europe n'eussent pas tardé à être connus de ceux qu'auraient d'abord attirés les

religieuses. En réalité, la querelle des rites malabars, comme celle des

rites chinois, a une portée bien plus grande que celle de sur le caractère païen ou non-païen, religieux ou civil,

de tel ou tel détail de costume ou d'usage. Elle n'était qu'une forme prise par le conflit permanent qui existe, lors de la rencontre de deux civilisations, entre des partis opposés à l'intérieur de chacune d'elles. Dans l'une et dans l'autre, certains tiennent pour la nécessité de s'adapter aux formes découvertes, afin de faciliter le rapprochement avec les nouveaux hommes, en présence desquels ils se trouvent. D'autres veulent, au contraire, défendre leur caractère préétabli, se prémunir contre toute influence qui le modifierait. Ce conflit est célèbre depuis que les historiens d'Alexandre ont narré comment le conquérant macédonien avait adopté les usages des Perses et combien certains de ses

s'en scandalisaient. Les partisans du contact et de l'adaptation ont le sentiment

d'enrichir leur patrimoine intellectuel en acquérant la connaisance des autres hommes et les idées que possèdent ces autres hommes. Les autres craignent d'y perdre et, contre toute intrusion en eux d'un élément étranger, se défendent par l'ignorance, voire l'hostilité. Quelques-uns reculent aussi, consciemment ou non, devant l'effort d'enquête et de compréhension qu'il leur faudrait faire et aiment mieux le tenir pour inutile que de le tenter en vain. L'attachement du plus grand nombre aux seules normes

et chrétiennes de leurs pays a empêché Nobili d'être plus qu'un précurseur, alors qu'il était digne de fonder l'indianisme. De même, l'attachement exclusif des lettrés chinois à leurs propres normes classiques a longtemps caché le reste du monde à la Chine.

Page 14: premiers pas dans l'indianisme

Cependant, depuis Nobili, d'assez nombreuses études de langues indiennes ont été faites au xvine siècle par les

et les précurseurs de l'indianisme se sont bientôt En 1664, le P. Heinrich Roth envoyait à Rome la première

grammaire sanskrite, malheureusement restée inédite. La indienne aussi a commencé, au xvne siècle, à susciter un

grand intérêt. Un Hollandais, Abraham Roger, qui avait séjourné à la Côte de Coromandel, a publié en 1651 une description de la vie, des mœurs et des idées des brahmanes, avec des spécimens de leur poésie, sous le titre De open-deure tôt het verborgen heydendotn : « La porte ouverte vers le paganisme caché », ouvrage traduit en français en 1670. Déjà la curiosité de l'Europe s'était éveillée à l'égard de l'Empire mongol. Dès 163 1, avait paru à Leyde un elzévir qui en donnait une

: De Imperio Magni Mogolis sive India vera, et ce fut une autre description des mêmes États qu'offrirent en 1699 les célèbres Voyages de Bernier, ce Bernier que la Fontaine connut chez Madame de la Sablière et auprès de qui il confirma

qu'il prenait à l'Inde, patrie du Pilpay à qui il se plaisait à faire remonter l'origine d'une partie de ses fables.

En outre, l'Inde n'était pas seule à se révéler à l'Europe au xvuie siècle. D'autres pays apparaissaient qui prolongeaient le monde indien, l'Indonésie et la péninsule indochinoise :

par les voyageurs ; la péninsule indochinoise, le Siam en particulier, par les relations diplomatiques nouées entre Louis XVI et le roi du pays.

C'est alors que put être vraiment fondé l'indianisme. A la fin du xvne siècle, une partie des missionnaires des Indes

était finalement convaincue qu'il fallait suivre l'exemple de Nobili et, d'autre part, le souci naissait en Europe de réunir et de lire les monuments littéraires de l'Inde et de l'Extrême-Orient. On commençait à recevoir alors à Paris des livres chinois pour la Bibliothèque du Roi, où, durant de nombreuses années, on entretint un bibliothécaire chinois, Arcade Hoang. Mais c'est surtout au début du xvme siècle par l'action de l'abbé Bignon, nommé bibliothécaire du Roi en novembre 17 18, que fut

entreprise la constitution de fonds indiens et extrême- orientaux d'ouvrages permettant d'étudier les langues et

les littératures. Bignon avait déjà recueilli lui-même des livres chinois, « tartares » (c'est-à-dire mandchous) et indiens, qu'il déposa à la Bibliothèque à son entrée en fonctions, et il demanda aussitôt à Etienne Fourmont, professeur au Collège Royal, un mémoire sur les livres chinois, tartares, indiens, siamois etc. à acheter pour la Bibliothèque. On envoya ce mémoire aux missionnaires. Certains étaient peu préparés à répondre

Page 15: premiers pas dans l'indianisme

— 93 —

aux requêtes de Bignon. Parfois, ils ne pouvaient pas se» procurer les livres spécialement désignés par Fourmont, et ils ne voyaient pas l'utilité d'en envoyer d'autres, car ils considéraient que, dans l'immédiat, ces livres seraient inutiles à Paris et ils

pas qu'il pussent jamais avoir un intérêt autre que purement local, dans les pays de missions. Mais d'autres étaient d'avance en état de satisfaire, et au delà, toutes les demandes. C'étaient les jésuites Le Gac, Calmette et surtout Pons. Deux groupes de missionnaires étaient en effet déjà à l'œuvre pour étudier les littératures indiennes. Ces deux groupes étaient opposés, l'un étant celui des jésuites, l'autre étant luthérien, mais ils travaillaient simultanément et non sans féconde émulation.

C'est en 1706 qu'avait été fondée à Tranquebar, un peu au Nord de Karikal, la mission luthérienne, par Bartholomaeus Ziegenbalg (1683-1719), sur ordre du roi Frédéric IV de Danemark. Cette mission avait été bientôt soutenue par la Société anglaise De promovenda cognitione Christi qui l'avait dotée d'une imprimerie. Ziegenbalg était allemand et avait fait ses études de théologie à Halle. Il avait appris en peu de temps le tamoul, langue de la région, traduit le Nouveau Testament et une partie de l'Ancien, rédigé des mémoires considérables sur les religions indiennes et publié à Halle en 1716 une grammaire tamoule. Ses mémoires sont restés longtemps manuscrits. L'un, la Généalogie der malabarischen Gôtter, n'a été édité qu'en 1867. Un autre, le Malabarisches Heidenthum, le «Paganisme malabar», n'a paru qu'en 1926, par les soins du grand indianiste

Caland. Mais ils n'ont pas laissé d'être aussitôt utilisés en Europe, où ont été faits d'après eux, d'après le second surtout, des exposés substantiels des mœurs et des religions des Tamouls, par La Croze et par Niecamp, exposés où beaucoup d'auteurs ont puisé par la suite, fort légitimement, puisque la science de Ziegenbalg est encore utile de nos jours.

Dans le temps où Ziegenbalg travaillait avec tant de succès, la mission des Jésuites, à laquelle s'était adressé Bignon pour faire passer à Paris les monuments des littératures de l'Inde,

de son côté fort activement les lettres indiennes, à la fois dans le Sud et dans l'Est. Les études sanskrites étaient pratiquées par le P. Calmette et surtout par le P. Pons, qui était alors à Chander- nagor. Qaant aux études supérieures tamoules, c'étaient les plus florissantes. Deux savants missionnaires les avaient portées à un point tel que leur œuvre reste encore usuelle aujourd'hui, soit pour avoir passé dans des ouvrages devenus classiques, soit pour être elle-même restée fondamentale.

Le premier de ces deux missionnaires a été le P. Louis Noël de Bourzès, que les Portugais appelaient le P. Louis Natal, et dont

Page 16: premiers pas dans l'indianisme

— 94 --

on trouve le nom écrit « de Bourzes », ou même « de Bourges ». Il fut missionnaire au Madurei de 1710 à 1735. Il a été l'auteur principalement d'un grand dictionnaire tamoul-français, resté inédit mais dont la substance a passé dans les travaux lexico- graphiques de Dupuis et Mousset, au xixe siècle, travaux qui demeurent fondamentaux à côté du moderne Tarnïl Lexicon de l'Université de Madras.

Le second a été le P. Constantio Josefo Beschi, arrivé à la mission en 171 1, auprès du P. de Bourzès. Admirablement doué pour l'étude des langues, il a été probablement l'Européen qui a le mieux possédé le tamoul. Il a été l'auteur du Têmbâvani, une immense épopée de plus de 14.000 stances tâmoules sur la vie de saint Joseph, dont on a pu, avec de bonnes raisons,

l'intérêt, soit pour la mission, soit pour les belles-lettres, mais qui n'en est pas moins un chef-d'œuvre reconnu de poésie tamoule savante. Sa maîtrise de la langue a eu, aussi et surtout, une efficacité scientifique considérable. Il a composé un

dictionnaire tamoul, le Çaduragarâdi, maintes fois réédité et utilisé comme point de départ dans plusieurs autres travaux lexicographiques. Son œuvre grammaticale est plus importante encore. Elle comprend une grammaire du tamoul vulgaire, une autre du tamoul littéraire, un traité de poésie et de rhétorique, — ces trois en latin — et une grammaire en tamoul même

et expliquant l'enseignement singulièrement pénétrant et complet des anciens grammairiens tamouls. Ces ouvrages

une grande autorité aujourd'hui encore et sont utilisés avec profit. Ils n'ont pas été seulement œuvres

de pionnier ; ils font partie des fondations de la philologie tamoule moderne.

Il en a presque été de même des travaux du P. J. Fr. Pons qui avait cultivé le sanskrit à Chandernagor, au Bengale. C'est Pons qui a constitué, pour répondre à la demande de Bignon, la plus riche et la meilleure collection d'ouvrages sanskrits qui ait été envoyée à Paris au xvme siècle. Cette collection ne comprenait pas les Veda, premiers monuments littéraires de l'Inde, lesquels avaient été envoyés du Sud par Calmette et Le Gac, mais toutes les branches principales de la littérature classique sanskrite y étaient représentées par des œuvres majeures. De la sorte, quand, réunie aux autres envois des missionnaires, elle fut incorporée dans les fonds de la Bibliothèqe royale et décrite, sommairement mais exactement, d'après les notices de Pons et de ses confrères, dans le catalogue des Codices orientales qui parut en 1739, une véritable bibliothèque de fondation de la philologie sanskrite se trouvait constituée en Europe.

Avec les textes, Pons avait livré leur clé : une grammaire

Page 17: premiers pas dans l'indianisme

— 95 —

sanskrite de sa composition, en latin, et une traduction latine du plus classique des dictionnaires sanskrits, V Amarakoça. Comme Beschi étudiant les anciens grammairiens du pays, il avait fondé ses exposés sur ceux des grammairiens sanskrits. L'utilisation de la clé ainsi donnée était toutefois difficile. Elle n'a pas été tentée aussitôt. Mais, lorsque l'étude du sanskrit eut commencé à produire dans l'Inde, par le concours des savants anglais et des pandit indiens du Bengale, des traductions remarquables, les travaux de Pons purent fournir l'initiation nécessaire à ceux qui, sans le secours des pandit, devaient fonder l'enseignement de la philologie sanskrite en Europe : Chézy en France et Frédéric Schlegel en Allemagne. En outre, Pons, dans une longue lettre, écrite de Karikal le 23 novembre 1740, a pu donner sur le sanskrit, sa littérature et sur les diverses branches de l'enseignement indien classique de la philosophie, les premières indications fondées sur les textes, indications claires et, à de menus détails près, exactes.

C'est donc par les missionnaires des Indes que les premières bases philologiques de l'indianisme ont été jetées. Mais ses bases historiques ont été établies en Europe, peu après l'époque des Beschi et des Pons.

C'est à l'historien de l'Asie orientale, Joseph de Guignes, que revient en effet l'honneur d'avoir fondé l'histoire de l'Inde, en confrontant les données fournies par un érudit tamoul éminent, Maridâs Pi//ei, de Pondichéry, avec celles que pouvaient livrer les historiens grecs, latins, arabes, persans, turcs et chinois. L'identification avec le Sandracottus contemporain de Seleucus, d'un Sandragutten figurant dans les listes dynastiques d'un ouvrage traduit par Maridâs Pi//ei, le Bâgavadam, a. permis à de Guignes de rattacher à la chronologie générale non seulement un des plus grands souverains de l'Inde ancienne, mais encore une longue suite de princes antérieurs ou plus récents dont les

indiquaient les durées de règnes. Outre ce résultat positif, de Guignes a inauguré ainsi une méthode de recherche qui est restée d'importance primordiale dans l'indianisme. L'Inde, pour s'éclairer historiquement, a besoin des témoignages d'auteurs étrangers, d'autant plus que son expansion à l'étranger

la vitalité de ses cultures religieuses, philosophiques, et artistiques, qui ont été adoptées ou qui ont exercé une

grande influence depuis l'Iran jusqu'au Pacifique. Dès 1753, de Guignes lisait à l'Académie des Inscriptions et

Belles Lettres des Recherches sur les philosophes appelés Samanéens où il étudiait notamment les données d'un écrit persan sur les doctrines indiennes. En 1756, dans son Histoire générale des Httns, il livrait de premières indications sur le bouddhisme d'après les sources chinoises, sujet qu'il a repris beaucoup plus largement

Page 18: premiers pas dans l'indianisme

— 96 —

en 1776, dans des Recherches historiques sur la religion indienne et sur les Uvres fondamentaux de cette religion qui ont été traduits en chinois. En dépit de nombreux contre-sens, alors inévitables, il ressortait déjà des données rassemblées par de Guignes un tableau frappant de l'expansion bouddhique en Asie à partir de l'Inde, c'est-à-dire une notion claire d'un mouvement historique comparable à l'expansion chrétienne dans l'Occident ancien.

Quoiqu'il se soit gravement égaré, sur le tard, en matière d'histoire chinoise, en voulant confondre les traditions de la Chine avec celles de l'Egypte, de Guignes a en même temps été un des vrais fondateurs de l'histoire universelle désintéressée. Universelle.parce qu'elle voulait se fonder réellement sur la connaissance de tous les hommes, et non pas seulement, comme avec Bossuet, de ceux qu'enfermaient les horizons biblique, antique et européen. Désintéressée, parce qu'elle voulait

tout le réel, sans se limiter selon des jugements de valeur a priori, et sans se faire, comme avec Voltaire, arsenal d'arguments pour les théories qu'on veut défendre.

« Je suis bien éloigné, écrivait-il au début de l'Histoire des Huns, de penser, avec un Auteur du siècle, que les Turcs

ne méritent guère plus que l'on recherche leur origine et leur histoire, que les loups et les tigres de leurs pays. Les hommes sont partout les mêmes, et souvent avec cette grossièreté qui les rend méprisables à des yeux prévenus, ils ont moins de vices, plus de franchise, plus de droiture, plus de bonne foi, et peut-être en général plus de vertus solides. Cette réflexion que présente à tout instant la lecture de l'Histoire, est bien capable d'humilier notre amour-propre, et de nous faire rabattre de l'opinion

que la vanité nous porte à concevoir si aisément de nous- mêmes. Nous n'imitons pas en tout les Grecs ni les Romains ; nous admirons leurs belles actions ; nous blâmons leurs défauts. C'est avec la même équité que nous devons traiter les autres Nations. »

Ainsi, après la réunion de la documentation et des instruments philologiques de base, l'indianisme, avec un de Guignes

universel, pouvait prendre sa place dans l'histoire des civilisations. Il était définitivement constitué et là s'achèvent les premières étapes de sa formation que nous voulions évoquer : avec saint François-Xavier, celle du pressentiment ; avec Nobili, celle du précurseur ; avec Pons, Beschi, Ziegenbalg et de Guignes, celle de la fondation.

Jean Filliozat,