pierre-emmanuel dauzat - hic rhodus, hic salta

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HIC RHODUS , HIC SALTA. Kelsen dans le « moelleux » de la traduction. PIERRE-EMMANUEL DAUZAT . H IC RHODUS, HIC SALTA. Comme beaucoup de locutions latines ou grecques reçues de l’Antiquité — de « nature aime se cacher », magistralement étudiée par Pierre Hadot, à vox clamans ou clamantis in deserto — la formule donne lieu à tous les contresens : bon latiniste depuis sa jeunesse mal- gré des fautes d’inattention vite épinglées par ses professeurs de Trêves 1 , Marx, dans Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, la rend par « voici la rose, dansez » 2 : ce faisant, il ne fait que reprendre la curieuse traduction de Hegel en forme de contre- sens volontaire : dans sa préface aux Principes de la philosophie du droit, en effet, il cite le proverbe en grec Idou Rhodos, idou kai to pêdêma, « feint » de croire que rhodos signifie « rose » 3 , ce qui est vrai, et traduit « Ici est la rose, ici il faut danser ». De Hegel à Marx, on remarquera néanmoins que Marx « traduit » du latin quand Hegel part du grec avant de passer au latin. 1 Voir Wilfried Stroh, Le Latin est mort, vive le latin !, trad. S. Bluntz, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 227-228. 2 Trad. Molitor, p. 154: la traduction respecte le contresens fait par Marx sur le proverbe latin tiré de la fable d’Ésope. 3 Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. A. Kaan, Paris, Galli- mard, Idées, 1973, p. 43-44. 099-124.qxd 5/06/12 15:58 Page 99

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Essai tiré de la revue Conférence

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  • HIC RHODUS, HIC SALTA.Kelsen dans le moelleux de la traduction.

    PIERRE-EMMANUEL DAUZAT.

    H IC RHODUS, HIC SALTA. Comme beaucoup de locutionslatines ou grecques reues de lAntiquit de natureaime se cacher , magistralement tudie par PierreHadot, vox clamans ou clamantis in deserto la formule donnelieu tous les contresens : bon latiniste depuis sa jeunesse mal-gr des fautes dinattention vite pingles par ses professeursde Trves1, Marx, dans Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte,la rend par voici la rose, dansez 2 : ce faisant, il ne fait quereprendre la curieuse traduction de Hegel en forme de contre-sens volontaire : dans sa prface aux Principes de la philosophiedu droit, en effet, il cite le proverbe en grec Idou Rhodos, idou kai to pdma, feint de croire que rhodos signifie rose 3, cequi est vrai, et traduit Ici est la rose, ici il faut danser . DeHegel Marx, on remarquera nanmoins que Marx traduit du latin quand Hegel part du grec avant de passer au latin.

    1 Voir Wilfried Stroh, Le Latin est mort, vive le latin !, trad. S. Bluntz, Paris,Les Belles Lettres, 2008, p. 227-228.2 Trad. Molitor, p. 154 : la traduction respecte le contresens fait par Marxsur le proverbe latin tir de la fable dsope.3 Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. A. Kaan, Paris, Galli-mard, Ides, 1973, p. 43-44.

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  • En bon dialecticien4, Hegel sait ce quil fait, mais Marx le sait-il encore ?La suite suggre que le contresens volontaire de Hegel, assum parMarx (Aufhebung ?), est devenu plus involontaire.Aprs Marx, dautresauteurs, prfrent Voici Rhodes, il faut sauter ou il faut montrer cedont tu es capable 5. Marx corrige moiti son erreur de jeunessedans Le Capital, o lexpression prend le sens, du moins selon ses tra-ducteurs, de Voici Rhodes, il faut sauter 6 : cest la solution le plussouvent retenue pour traduire cette formule devenue un slogan desrvolutionnaires de toutes nuances, des trotskistes ImmanuelWallerstein en passant par le Guy Debord de La Socit du spectacle.

    Paolo Bernardini, savant latiniste italien, impute son erreur une distraction de son latin , qui lui a fait oublier que salta nestautre que limpratif de salto, qui est son tour le frquentatif desalio : or, si salire signifie bien sauter , saltare ne veut pas diresauter, mais bien danser . Autrement dit, tu es Rhodes, il fautdanser parce qu Rhodes la danse tait chose quotidienne. Maislauteur ne sen flicite pas moins de limage heureuse qui natde la traduction errone : Jai toujours pens un exil ou unclandestin, cach sur un navire, et son complice, ou un marincomplaisant, qui lui indique Rhodes, le terme espr de sa fuite, lhorizon, et linvite sauter par-dessus bord pour atteindre llede ses rves, de la libert et du bonheur, peut-tre 7.

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    4 Voir J.-M. Rabat, Ils re Sur Blanchot, Beckett, Bernhard , in coll.,critures du ressassement, Bordeaux, Presses universitaire de Bordeaux,2001, p. 93.5 Cf. J. Lacarrire, Les Fables dsope, Paris, Albin Michel, 2003 (n 111, levantard) : et sope, Fables, d. bilingue, trad. D. Loayza, Paris, GF-Flam-marion, 1995, p. 68-69.6 K. Marx, Le Capital, I, 2e section, chap.V, Les contradictions de la for-mule gnrale du capital , in Marx, uvres. conomie, I, d. M. Rubel,Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 1965, p. 714, ou K. Marx,Le Capital, I, Paris, ditions Sociales, 1977, p. 128 et 592.7 Paolo Bernardini, La veglia della ragione, Milan, Edizioni Biogra-phiche, 2003, p. 40.

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  • Si fin latiniste que soit lauteur et louable que soit son meaculpa, il nest pas sr que la philologie soit ici aussi serviable quily parat : car la formule latine est traduite du grec, de la fableconnue sous le nom de fanfaron , o il est question dun spcia-liste du pentathlon qui se vante de ses exploits olympiquesaccomplis dans diverses cits, dont Rhodes, et promet de pro-duire des tmoins. Arriv dans cette ville, quelquun le prend parti : Enfin, mon gaillard, si tu dis vrai, quoi bon destmoins ? Voici Rhodes : voyons ton saut ! (autou gar kai Rodos kaipdma). Et la morale est simple : La fable montre quest super-flu tout discours sur une question que peut trancher lpreuvedes faits . Trois contresens au moins qui senchanent : celui deMarx, dabord, par ascendance hglienne, qui parle dune rose( sans pourquoi ? ), celui des marxistes ensuite, qui y voient uneinvitation promthenne relever les dfis, celui du philologueenfin, encore plus trange, qui croit devoir traduire du latin uneformule qui vient du grec. De la rose la danse en passant par lesaut olympique, qui peut douter de la fcondit des contresens8 etde lautorit de la jurisprudence qui sempare dune phrase sortiede son contexte pour lui imprimer un sens unique , quitte en fausser le sens quand on la remet dans son contexte ? Lameilleure leon est sans doute celle du philologue repenti qui faitdu traducteur, mme approximatif, un passager clandestin, qui aquelque chose nous apprendre.

    Face la traduction dun texte nouveau, quil relve de la litt-rature ou des sciences dites humaines, le traducteur est double-ment dans la situation du passager lapproche de son point dechute : ne sachant quoi il a affaire, ni sil doit danser ou sauter, ildoit trancher malgr la double ignorance dont parlait Platon.Lhistoire de la traduction est jalonne dpisodes de ce genre,plus ou moins reconnus, o les traducteurs ont d trancher sans

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    8 Cf. H. Saffrey, Encore Hic Rhodus, hic salta , Revue philosophiquede la France et de ltranger, 96, 1971, p. 221-223.

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  • trop savoir sur quelles bases, et o leurs solutions, plus ou moinshasardeuses, ont fait jurisprudence. Pour inusite quelle soit,cette notion mme de jurisprudence applique la traduction9

    nous sera ici prtexte aborder un pisode complexe et souventmal compris de la traduction de Kelsen en France.

    Aujourdhui considr comme le chantre de la thorie puredu droit , Kelsen nest pas apparu dans le dbat juridique occi-dental avec la clart platonicienne quon lui a prte par la suite.Ses liens de jeunesse avec Otto Weininger, lauteur de Sexe etCaractre, qui linitia la philosophie, son amiti avec Freudnoue dans les annes 1920 et jamais dmentie, sa frquentationdes positivistes la Austin et sa lecture kantienne de lpistmo-logie de Platon (souponn dhomosexualit pour son empresse-ment dnigrer les femmes), son mariage singulier du positivismejuridique au dualisme philosophique (avec sa trop clbre dis-tinction du Ist et du Soll, ce qui est et ce qui devrait tre ),son volution du relativisme absolu, voire du nihilisme juri-dique (voyant dans le nazisme un systme de normes lgitime,bien que diffrent) au pragmatisme anglo-saxon dans le cadredune vision leibnizienne impnitente achvent de faire de sonuvre un objet difficile identifier, quivoque et inpuisable ,rebelle toute traduction univoque. De ce point de vue, il estintressant dobserver demble que la traduction de son uvre,en Europe comme aux tats-Unis, a toujours suscit des accusa-tions de contresens (les traducteurs sont toujours les boucs mis-saires de ce genre de critique), mais que, dans son cas plus quendautres peut-tre, la rhtorique du contresens est loin de se limi-ter laspect technique et linguistique de la rception. Avantmme de dnoncer les contresens de ses traducteurs, on sestappliqu dnoncer les contresens philosophiques que Kelsen

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    9 P.-E. Dauzat, Jurisprudence(s) de la traduction , Colloque de Tou-lon, 24-25 novembre 2005, in J.-J. Sueur, d., Interprter et traduire,Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 217-231.

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  • aurait commis : ainsi de la pirouette mthodologique qui lefait passer de ltre au devoir-tre et du contresens auquel ilaurait cd en confondant droit naturel et loi naturelle 10,pour succomber au pire contre-sens [de] laccusation de dua-lisme par laquelle Kelsen se figure rgler son compte la doc-trine du droit naturel 11. Dautres accuseront Kelsen de contre-sens en parlant de science normative sous prtexte quunescience ne saurait tre que positive ou parce quil naurait pascompris que labsence dun contrle de constitutionnalit deslois nempche nullement quune loi soit inconstitutionnelle12.Bref, comme chez Henri tienne ou rasme, la rhtorique ducontresens joue plein au point que le contresens de traductionnapparat que comme un contresens parmi dautres, pas nces-sairement privilgi. Rien nindique que les flottements reprsici ou l dans la traduction ne soient pas de simples reproduc-tions des flottements dans les usages terminologiques de lalangue originale. Quand on sait que Kelsen a t traduit en fran-ais ds les annes 1920 et quil a accompagn personnellementla rception de son uvre travers la Revue internationale de lathorie du droit quil dirigeait avec Lon Duguit et Frantisek Weyr,on est tent de penser quil faut lui faire endosser en partie laresponsabilit des malentendus dont la rception de son uvre at loccasion13.

    Rappelons que le traducteur de la version de rfrence de la Tho-rie pure du droit, Charles Eisenmann, tait lunique disciple direct

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    10 Cf. P. Amselek, Mthode phnomnologique et thorie du droit, Paris,LGDJ, 1964, p. 148.11 Michel Villey, Leons dhistorie de la philosophie du droit, Paris, Dalloz,1962, p. 146.12 Archives de philosophie du droit, 33, 1989, p. 298.13 Sur lhistoire de la rception de Kelsen en France, cf. Carlos MiguelHerrera, Du rejet au succs ? Sur la fortune de Hans Kelsen enFrance , Austriaca, n 63, 2006, p. 151-166.

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  • de Kelsen en France, au point de faire le voyage Vienne en1926. Mais son travail fera suite la traduction en 1953 dune ver-sion remanie de la Reine Rechtslehre de 1934 parue en Suisse par les soins dHenri Thvenaz. Adoub par Hans Kelsen lui-mme, le travail est prcd dune note du traducteur qui nemanque pas de regretter la valeur ingale des traductions dis-perses dans des revues. En 1962, parat en France, chez Dalloz,une nouvelle traduction ralise sur la 2e dition de lopus kels-nien. Dans une prface rdige depuis Berkeley, cette mmeanne, Kelsen dit avoir lu la traduction franaise de sa nou-velle Thorie pure du droit. Conscient des problmes de traduc-tion poss par les diffrences de terminologie juridique entre laFrance et lAllemagne, il observe que les notions juridiquesquelles servent formuler sont loin de toujours concorder : ilsen suit quune traduction fidle en esprit dune langue danslautre est extrmement difficile. La difficult est encore accruepar le fait que la thorie pure du droit scarte en bien despoints tant du systme de notions que de la terminologie habi-tuels de la science juridique elle-mme . La conclusion de Kel-sen nen est pas moins formelle : non seulement Eisenmann asurmont ces multiples difficults de faon exemplaire , maisles milieux de culture franaise sont dsormais mme deconnatre sa thorie du droit sans aucun malentendu . Or dsla parution en France les critiques et les reproches se sont mul-tiplis, visant non seulement la thorie pure dans sa cohrenceet sa logique propres, mais aussi la traduction. Plutt que denous livrer une tude systmatique des difficults de traduc-tion auxquelles se sont heurts les traducteurs successifs deKelsen, nous nous attarderons ici sur un contresens supposautour dun mot central de la thorie pure sur lequel sest por-te la controverse. Il sagit de la notion de Wirksamkeit. Expri-mant un point de vue assez largement rpandu parmi les lec-teurs critiques de Kelsen, le juriste et philosophe Van derKerchove estime que le traducteur parle defficacit quand Kelsen

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  • pense effectivit14 (tant entendu que lun parle dans une langue,et lautre pense dans une autre). La littrature de thorie dudroit souffrirait ainsi d un gros flottement terminologique o effectivit et efficacit seraient malheureusement utilissdans des acceptions synonymes 15, parasitant ainsi lanalyse des effets de droit. De fait, alors que le traducteur fait souventsuivre ses choix de traduction des mots allemands quil se pro-pose de traduire comme pour passer un contrat dinterprta-tion avec son lecteur ainsi quand il est question de normesposes (Gesetz) ou de la validit (Geltung) des normes , on netrouve aucune prcision de ce genre autour de la notion deffi-cacit. Dans le passage critique centr sur la dfinition de lanotion defficacit/effectivit, il est tour tour question de loppo-sition entre validit et efficacit des normes, sans pour autantque leffectivit soit absente de la traduction : une norme est effectivement applique : le comportement humain qui y cor-respond se produit effectivement tandis que la norme est sui-vie (Befolgt) effectivement. Plus loin Kelsen lui-mme, rsumantson propos, parle de double modalit de lefficacit . Onnotera enfin quune fois sur deux le traducteur a choisi daccom-pagner de guillemets le mot polysmique defficacit : Unminimum defficacit est donc une condition de la validit desnormes juridiques Wirksamkeit tant ainsi oppos Geltung.Mais le lecteur nest pas au bout de ses peines : lindex en fin devolume de ldition de 1962 comme de la rdition de 1999 com-porte une entre effectivit qui renvoie systmatiquement aupassage o le mot litigieux est rendu par efficacit. (On pense la boutade de Rivarol pour qui un homme possdant trois langues

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    14 Voir Michel Van der Kerchove et Fr. Ost, Jalons pour une thorie critiquedu droit, Bruxelles, Publications des Facults universitaires Saint-Louis,1987, p. 272.15 Cf. J.-Fr. Perrin, Pour une thorie de la connaissance juridique, Genve-Paris, Droz, 1979, p. 91-92 et 97 note 5.

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  • navait dautre avantage que davoir trois mots pour une ide !).Dune version de lopus de Kelsen lautre, et dun traducteur lautre, de Thvenaz Eisenmann, il ny a eu cet gard aucuneinnovation. Dj prsente en 1934, la notion de Wirksamkeit restetraduite par efficacit.

    Un examen des traductions italiennes et anglaises donne penser quil y a un problme spcifiquement franais cet gard.Lecteur critique de toujours de luvre de Kelsen, le juriste etphilosophe Giuseppe Capograssi, qui a donn ds 1952 des Impressions sur Kelsen traduit 16, na aucun mal identifier lanotion de Wirksamkeit et distinguer ainsi la notion defficacit(efficacia) de celle deffettivit17. Mais il est vrai que la notion et lemot mme existaient dj en italien ds 1741 quand le motd effectivit a disparu de la plupart des dictionnaires franais(dont ldition du Grand Robert de 1985) aprs avoir fait de larsistance au moins jusquau nouveau Larousse universel de 1948.Littr signalait la prsence du mot ds 1877 et permettait ainsi dedistinguer une norme efficace dune norme effective ou dunenorme effectrice (ou efficiente). Lappauvrissement du rper-toire a visiblement laiss le traducteur francophone relativementdmuni en comparaison de ses confrres italiens ou anglo-saxonsqui disposaient dun vocabulaire plus nuanc et donc plus ad-quat. Songez que Wirksamkeit a t demble rendu en anglais parle mot effectiveness attest ds le XVIIe sicle.

    Le reproche adress aux deux traducteurs, galement juristes

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    16 G. Capograssi, Impressioni su Kelsen tradutto , Rivista trimestriale didiritto pubblico, 1952/IV, p. 767-810, repris in Capograssi, Opere, vol. V,Milan, Giuffr, 1959.17 Peut-tre est-ce laccueil largement critique, avant la dfense de N. Bobbio (1954) contre Capograssi, qui explique ce plus grand travailsur la nature du lexique kelsnien. Cf. Vittorio Frosini, La critica ita-liana a Kelsen , in id., Saggi su Kelsen e Capograssi. Due interpretazionidel diritto, Milan, Giuffr, 2e d., 1998, p. 21-34 et Kelsen e il pensierogiuridico italiano , ibid., p. 35-44.

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  • minents, mrite dtre nuanc pour une autre raison qui tientspcifiquement au champ du vocabulaire accessible. Les diction-naires allemand-franais les plus couramment utiliss lpoqueo travaillrent les deux traducteurs le Sachs-Villatte et le Pons de la maison Klett proposaient et proposent encorepour seuls quivalents de Wirksamkeit efficacit , effet , vali-dit ou activit . Bref, le traducteur franais dou dassez dima-gination pour inventer une effectivit chez Kelsen courait lerisque de se voir accuser de nologisme quand, en ltat prsentdu lexique franais, cet plutt t un archasme18. Une foisencore, la diffrence de ressources entre les traducteurs franco-phones et leurs homologues trangers ressort clairement desoutils secondaires quils avaient leur disposition : alors que latheory of effectiveness tait un sujet de dbat courant dans le droitbritannique et amricain, les Italiens disposrent trs tt dunessai dcisif dun disciple du philosophe et juriste antikelsnien Capograssi : Pietro Piovani (1922-1980), dont le Il significato del

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    18 Un cuistre tenant la critique dart dans le Monde savisa un jour quilavait du mal lire un livre de son domaine : il crut en avoir trouv laraison chez le traducteur. Bon sang, mais cest bien sr. La faute aupdant qui a voulu faire moderne en remplaant absorption parabsorbement pour rendre le concept cl dabsorption dans luvre deMichael Fried. Las, le nologisme prsum tait de la seconde moitidu XVIIe sicle, o il dsignait ltat dune me entirement absorbedans la contemplation (Bossuet) puis dune me entirement occupe(Diderot et ses contemporains). Pas mal pour un livre consacr lapeinture des sicles suivants. Mais personne ne dit mot ni ne mouchale plumitif : de Philippe Dagen en Pierre Daix, la bvue du critique secolporta de titre en titre, et le traducteur fut puni davoir pris la peinedouvrir un dictionnaire. Cf. M. Fried, La Place du spectateur. Esthtiqueet origines de la peinture moderne, trad. Cl. Brunet, Paris, Gallimard,1990, p.16 : Id., Le Ralisme de Courbet, Paris, Gallimard, 1993, passim :Id., Le Modernisme de Manet, trad. Cl. Brunet, Paris, Gallimard, 2000,p. 47-51.

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  • principio di effettivit (paru Milan chez Giuffr en 1953) ne semblepas avoir eu dcho immdiat dans lHexagone19. Dautant moinsque la notion d effectivit , quand elle avait cours, tait appa-remment mieux reue dans le domaine de la sociologie du droitque celui de la thorie pure20.

    Dans le domaine plus large de la philosophie et des scienceshumaines, la notion deffectivit tait en revanche assez largementreue sans quon puisse tre certain que ses traductions et sesinterprtations auraient pu aider vraiment les traducteurs arrterleur choix et mieux cerner le vritable sujet de Kelsen. Dans leurlecture de Wirksamkeit, et en dehors des lexiques et dictionnairesdont on a vu les lacunes, les traducteurs pouvaient consulter diversouvrages. La notion de Wirksamkeit par opposition la Wirklichkeittait en effet connue des philosophes lecteurs de Schelling. Parfois,Wirksamkeit saccompagne du mot reelle : daucuns le traduisentalors par effectivit relle 21. En revanche, lopposition des conceptschers Kelsen ds la premire mouture de sa thorie pure setrouve dans un fragment de 1811 o Schelling explique la diffrenceentre Wirksamkeit et Wirklichkeit : lesprit est la premire, la Wirk-samkeit, une force pure dont la puret reste justement sans effecti-vit . Le sens mme des mots change selon lide que lon se faitde la pense de Schelling au gr de ses interprtations ultrieures.Aussi nest-il pas rare de trouver le mot Wirksamkeit rendu nonplus par effectivit mais par efficacit .Ailleurs encore, dautresexgtes de Schelling jettent leur dvolu sur effectivit pour

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    19 Sur lhistoire de la traduction en italien de Kelsen, voir UmbertoCampagnolo, Conversazioni con Hans Kelsen, Documenti dellesilio gine-vrino, 1933-1940, d. sous la direction de M. G. Losano, Milan, Giuffr,2010, notamment p. 15-21.20 Cf. Pierre Lascoumes et velyne Serverin, Thories et pratiques deleffectivit du droit , Droit et socit, n 2, 1986, p. 126-150.21 Cf. Marc Richir, Inconscient, nature et mythologie chez Schelling ,in A. Roux et M. Vet, dir., Schelling et llan du Systme de lidalismetranscendantal, Paris, LHarmattan 2001, p. 179.

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  • traduire non plus Wirksamkeit mais Wirklichkeit : par exemple dansla traduction du Vom Ich22. En rsum, deux mots diffrents sonttraduits par le mme concept en franais suivant les besoins du tra-ducteur, quitte occulter la diffrence que Schelling opre lui-mme dans certains passages de son uvre.

    Si lon sort du cadre strict des lectures et interprtes deSchelling o Kelsen a pu puiser ces concepts, le mystre spais-sit. Wirklichkeit, quon a vu rendre par effectivit , voire effi-cacit , devient tout simplement ralit : par exemple chez lestraducteurs de C. G. Jung et de sa Wirklichkeit der Seele, quandDerrida, lecteur de Freud, sen tient effectivit 23. La boucleest boucle. Il nest aucun des concepts cls qui, un moment ou un autre, nait t traduit par un mot ou son (presque) anto-nyme. Bref, il ny a aucune transitivit possible de la traduction :le traducteur de Kelsen aurait sans doute pu traduire tout autre-ment, il aurait pu employer effectivit bon escient pour tra-duire Wirksamkeit. Il nest pas sr quil aurait t mieux compris.Le vocabulaire philosophique tait et reste par trop flot-tant, ou indtermin au sens de Willard O. Quine, pour quonpuisse faire au seul traducteur grief dun choix au demeurantproblmatique et qui le reste. Que le traducteur de Kelsen parledefficacit quand Kelsen pense effectivit a-t-il eu les cons-quences que lon veut croire, aujourdhui que la traduction destermes litigieux fait plus ou moins consensus ou, tout au moins,que laccord sest fait sur une thorie de leffectivit des normes ?Daucuns sont tents de rpondre que cela change tout, bienentendu . Mais est-ce si sr ?

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    22 Cf. Jad Hatem, LAbsolu dans la philosophie du jeune Schelling, Paris,Zeta Books, 2008, p. 39 : E. Cattin, Transformations de la mtaphysique.Commentaires sur la philosophie transcendantale de Schelling, Paris, Vrin,2001, p. 66 et 125.23 Cf. J. Derrida, La Carte postale de Socrate Freud et au-del, Paris,Flammarion, 1980, p. 304.

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  • Les juristes qui sen tiennent envers et contre tout la traduc-tion canonique sont-ils vraiment dans lerreur ? Quand bien mmelhistoire aurait donn tort la premire traduction, faut-il la corri-ger ? Rpondre demble par laffirmative, ne serait-ce pas faire abs-traction de la jurisprudence de la traduction qui donne une primeau choix initial, quitte lassortir dattendus ? Plus profondment, latraduction errone, ou approximative, a-t-elle entrav la rflexion ouen a-t-elle t simplement un moment ? La preuve du pudding estquon le mange, disait Marx : la preuve de leffectivit de la tra-duction est quon lutilise. Malgr les raisons excellentes de changerla traduction initiale, celle-ci a t suffisamment utile pour quoncontinue de sen servir ou, mieux encore, quon refuse den changer.

    Une thse rcente, Le Pouvoir de rvision constitutionnelle deKmal Gzler, permet de se faire une ide de ltat de la question.Tout en constatant que la diffrence entre effectivit et efficacitest dsormais acquise en thorie du droit, lauteur observe queleffectivit, cest le degr de ralisation, dans les pratiquessociales, des rgles nonces par le droit , tandis que lefficacitserait le mode dapprciation des consquences des normesjuridiques et de ladquation aux fins quelles visent24 , maisquon ne saurait rduire les relations entre les deux concepts une quation simple. Et lauteur, se rfrant expressment Eisenmann et sa traduction de la Thorie pure du droit, den tirerla conclusion que lusage a consacr les deux notions commesynonymes : lusage tant rpandu , il ny a qu utiliser les deux mots indiffremment25. Autrement dit, quand on lit effecti-vit, il faut aussi entendre efficacit, et inversement, au point quele laxisme dnonc dans la traduction de Kelsen disparat dans

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    24 Dictionnaire encyclopdique de thorie et de sociologie du droit, Paris,LGDJ, 2e d.,1993, p. 217 et 219.25 Kmal Gzler, Le Pouvoir de rvision constitutionnelle, VilleneuvedAscq, Presses universitaire du Septentrion, 1997, vol. 1, p. 250 note 41et 270-271.

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  • lusage qui est fait des mots. Pour lhistoire de la traduction, leplus important est de remarquer que ce nest pas loriginal alle-mand qui fait jurisprudence, mais sa traduction franaise. Inci-demment, le procs fait au traducteur se retourne contre lauteur.Car quest-ce qui autorise le critique dire que lorsque lauteurpense effectivit, le traducteur parle defficacit ? Comment savoirce que pense un auteur, sinon par ce quil crit ? La probabilitquun auteur emploie un mot mauvais escient nest pas moinsgrande que la probabilit dune errance du traducteur. Le champrespectif des notions tant alors mal dfini, comment viter desuccomber lillusion rtrospective en imaginant que lauteuravait une ide plus claire des notions quil utilisait que ce ntaitle cas ?

    Certains historiens du droit, la suite dric Millard et dOli-vier Jouanjan, suggrent une autre approche26. Il se trouve que lesnotions aujourdhui attaches au nom de Kelsen ne sont pas suigeneris, mais sont nes dun dialogue poursuivi par Kelsen avecdivers interlocuteurs, au premier chef le juriste danois multilingue(danois, anglais, allemand) Alf Ross, qui travailla avec lui avant desen loigner dans les annes 1920 et 1930, et de H. L. A. Hart,lauteur du Concept de droit. Les trois auteurs se sont frquents,lus et parfois prement critiqus. De leurs dialogues et de leurstraductions semblent tre ns des concepts et un lexique qui sontlargement lorigine des problmes de traduction auxquels sesont heurts Thvenaz et surtout Eisenmann. ce titre, la traduc-tion joue un rle singulier dans llaboration de la pense : laquestion pose est alors celle du statut de la traduction, qui ne sesubstitue pas la formation conceptuelle, la construction duconcept, mais qui nen est quun lment, un moment , mme

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    26 Voir . Millard, in Deux critiques dAlf Ross , in Olivier Jouanjan,dir., Thories ralistes du droit, Presses universitaires de Strasbourg,2001, p. 9-14 : et M. Troper Ross, Kelsen et la validit , Droit et socit2002/1, n 50, p. 43-57.

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  • si lon est oblig de constater que les questions linguistiques, malperues, ont largement contribu mal poser le dbat et entre-tenir les malentendus27. Leur dialogue, pour vif quil ait t, estlargement demeur un dialogue de sourds , entre deux approchesdu droit, normative et raliste, parfois antithtiques jusque dansleur lexique. Les diteurs modernes de Hans Kelsen et Alf Rossen sont aujourdhui rduits se rfrer aux textes canoniques,mme si les choix de leurs prdcesseurs suscitent des rserves,quitte alors insrer entre crochets le mot original.

    Quand Alf Ross publiera en 1958 On Law and Justice (traduc-tion anglaise de ldition danoise de 1953), le vocabulaire de Kel-sen stait impos avec toute la charge polysmique de sesconcepts cls. La manire dont il lira luvre de Ross, de vingtans postrieure la sienne, et les mots quil choisira, obligent revoir lide quon sest faite dans un premier temps de ce quil avoulu dire. Et loin de se cantonner aux seuls termes de Wirklich-keit et de Wirksamkeit, le lexique litigieux na fait que samplifier. louvrage de Ross traduit du danois en anglais, Kelsen rponden allemand28, mais conserve dans ce texte bon nombre de cita-tions en anglais. Une partie du lexique est commun aux deuxauteurs, peu prs dans les mmes acceptions : ainsi de validityou de reality. Mais quand Kelsen traduit, il diversifie les significa-tions : ainsi reality peut-il tre traduit par ralit , efficacit ou mme par Sein, tre . Mais ce mme Sein, observe Millard,est parfois, chez Kelsen, la traduction de validity au sens donnpar Ross.

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    27 Cf. . Millard, Un problme de transposition des concepts : la tra-duction de la thorie juridique , in E. Matzner, d., Droit et languestrangres, Presses universitaires de Perpignan, 2000, p. 63-71.28 Eine Realistische und die Reine Rechtslehre. Bemerkungen zu AlfRoss : On Law and Justice , sterreichische Zeitschrift fr ffentliches Recht,1959, vol. XV, p. 1-25 : Une thorie raliste et la Thorie pure du droit.Remarques sur On Law and Justice dAlf Ross , trad. G. Sommeregger et. Millard, in Jouanjan, dir., Thories ralistes du droit, p. 15-50.

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  • Quand on en vient aux concepts deffectivit et defficacit, ilapparat vite que les deux auteurs sont spars par un lexiquecommun, dont lhistoire a suivi un cours parfois diffrent enEurope et aux tats-Unis. Or, dans le dialogue Ross-Kelsen, leWirksamkeit de Kelsen a t rendu par effectiveness qui a ledouble sens defficacit ou deffectivit ou effectivity, qui estleffectivit au sens strict. Le problme, observe Millard, est queKelsen traduit les deux termes anglais par le mme Wirksamkeit.Ds lors, comment continuer de reprocher au traducteur davoirmlang deux notions que lauteur, vingt ans plus tard, persistait confondre ? Aucun des deux auteurs nemploie ses conceptsdans une problmatique claire qui opposerait leffectivit leffi-cacit . Et lanalyse du dialogue de Kelsen avec Ross laisse pen-ser que, non seulement effectivit et efficacit sont troite-ment lis, mais aussi et surtout que lusage des deux termes chezKelsen ne correspond pas deux significations diffrentes, maisbien une mme signification, diffrencie par des raisons didac-tiques ou stylistiques 29. Autrement dit, le dsaccord apparu entreles auteurs ne porte pas sur le mot servant la dsignation mais sur le rfrent du concept, qui chappe alors la comp-tence du traducteur.

    Ds lors, en tenant compte de ltat de choses cr par les tra-ductions antrieures qui ont dtermin largement les termes dudbat, force est dadopter une approche pragmatique qui prenneacte de cette jurisprudence tout en faisant entendre une lgredissonance. Au terme de ce parcours conceptuel entre danois,anglais, allemand et franais, voire italien, le choix des derniersditeurs et traducteurs de Kelsen et de Ross, pour complexe quilsoit, apparat comme le meilleur hommage quon puisse rendreau rle de la traduction dans la construction des concepts : Il nous a sembl quil fallait continuer rendre Wirksamkeit parefficacit dans lutilisation kelsnienne, et Effectivity/effectiveness

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    29 . Millard, in Deux critiques dAlf Ross , p. 13.

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  • par effectivit sous la plume de Ross, mme si cela a par cons-quent pour effet de dsigner lutilisation rossienne par deuxconcepts diffrents selon que sa pense soit traduite directementde langlais (effectivity, effectivit) ou traduite de la traduction enallemand propose par Kelsen (Wirksamkeit, efficacit) . Si lon vaau bout de cette logique, ce nest pas la traduction qui est encause, si ce nest pour avoir rvl, ds la premire occurrence duWirksamkeit chez Kelsen en 1934, que son champ restait asseznbuleux, comme si le concept que voulait dsigner le mot atten-dait encore le travail dlaboration intellectuelle qui lui donneraitune lgitimit. Autre consquence, qui nest pas sans intrt pourlhistoire de la traduction et limportance quon peut attacher la notion de contresens, le travail dEisenmann appartient autantsinon plus lhistoire de la thorie du droit qu celle de la traduction. Son coup de force initial a non seulement permisdlaborer des distinctions mais aussi de montrer les limites decertaines notions dont les essais de traduction rvlent les insuffi-sances. Sur le plan de lhistoire de la traduction, en revanche, il acr un fait acquis : la notion ayant t assimile, les traducteursont dsormais plus de marge pour traduire, et diffrencier ainsi,par itrations successives, des acceptions que lauteur initial taitincapable de distinguer30. Une dernire contre-preuve est audemeurant possible, celle qui se fonde sur la rversibilit de latraduction. Elle consiste voir ce que traduit aujourdhui en alle-mand le mot Wirksamkeit sagissant douvrages de philosophie etde sciences humaines. Un seul exemple suffira : le Trait de leffi-

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    30 Cf. lobservation du traducteur, Freddy Raphal, in Max Weber,Le Judasme antique, Paris, Plon, 1970 : rd. Pocket, 1998, p. 536, note 2.Une fois admise et comprise, indique-t-il propos de Gastvolk, une tra-duction novatrice (en loccurrence xnie ) devrait pouvoir simposerde prfrence la traduction littrale peuple-hte . Mais cest sanscompter avec la jurisprudence de la traduction . La nouvelle traduc-tion dIsabelle Kalinowski (Le Judasme antique, Paris, Flammarion Champs , 2010, p. 732) reste fidle la premire solution.

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  • cacit (1997) du sinologue Franois Jullien est rendu en allemandpar ber die Wirksamkeit, et lon y apprend que lefficacit enOccident soppose en tout lefficacit en Chine (sic). Nousdispensant daller aux antipodes, cet pisode franco-allemanddhistoire de la traduction juridique inciterait en dire autantdes notions franaise et allemande defficacit. On aurait l unpisode de la fameuse crise allemande de la pense franaise ,et un prcieux indicateur chronologique indiquant que la diff-renciation des notions defficacit et deffectivit tait plusavance en France quand a t traduit lopus de Kelsen quellene ltait quand le juriste autrichien la crit. Il rvle aussi queles lecteurs franais, du moins les juristes dune certaine cole(cf. Michel Troper), ont une notion plus claire de leffectivit queleurs homologues allemands. Et que le choix que font les tra-ducteurs pour rendre tel ou tel concept rpond aussi lidequils se font du degr dlaboration conceptuelle de luvrequils traduisent.

    Pour avoir marqu les annales du droit, lpisode de la traduc-tion de Kelsen par Eisenmann nest quun aspect dun phno-mne plus gnral qui met chaque traducteur dans la position dupassager de la fable qui va devoir sauter ou danser. Heinrich Heinea mieux que personne rsum cette situation dans son vocationde Hegel quil avait vu avec son air comique force de gravit,son air de poule qui couve : Je lai entendu caqueter sur cesfunestes ufs. Pour tre honnte, il tait rare que je le comprisse,ce nest que plus tard, en y rflchissant, que jai saisi le sens deses mots. Je crois quil ne tenait gure tre compris, do sa rh-torique alambique, do peut-tre aussi sa prdilection pour desgens dont il savait quils ne pourraient le comprendre [] . Mais,avoue Heine, il lui fallut des annes pour sapercevoir de la diffi-cult quil y a comprendre les crits de Hegel, et de la facilitquil y a sy tromper . Et la traduction fut dcisive cet gard,lauteur peinant sortir ces formules de leur abstrait jargondcole pour les traduire dans la langue maternelle de la saine

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  • raison et de lentendement universel, le franais . Les mots quisuivent valent absolution pour Eisenmann (et peut-tre aussi sesdtracteurs) : L, le traducteur doit savoir exactement ce quil a dire, et le concept le plus farouche est bien forc de dpouiller sesdraps mystiques et de se montrer dans sa nudit 31. Heinerenona quand Thvenaz, Eisenmann et les autres sobstinrent.Nous ne saurons donc pas comment il aurait traduit Wirksamkeitet Wirklichkeit chez Hegel lecteur dAristote. Ce que nous savonsen revanche, ou croyons savoir, cest que Hegel entendait effecti-vit quand il crivait Wirklichkeit et effectuation quand il par-lait de Wirksamkeit, mais que les deux mots, sous sa plume,ntaient jamais que deux traductions du mme energeia aristo-tlicien32. Une fois de plus, on a affaire deux mots qui traduisentune mme notion dans une langue, mais sont traduits par desmots en opposition dans une autre. En revanche, si lon quitte ledomaine de lesprit pour celui du droit, on retrouve lenergeia,mme si la mmoire dAristote parat seffacer pour une diff-renciation qui sbauche nettement entre la Wirklichkeit du relqui est rationnel quand le rationnel est rel et la Wirksamkeit,qui devient lactivit efficiente 33. Peut-on encore dire que lerreurde comprhension est dans la traduction ? Le caprices du sens de la Wirksamkeit en allemand et dans les langues europennes ( lexception de litalien, o la construction du concept thorique

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    31 H. Heine, Aveux , in crits autobiographiques, trad. N. Taubes, Paris,Cerf, 1997, p. 33 sq., et surtout p. 35.32 Cf. B. Bourgeois, Hegel. Les Actes de lesprit, Paris,Vrin, 2001, p. 249-250.33 Cf. G. W. H. Hegel, Principes de la philosophie du droit, texte traduit parJ.-Fr. Kervgan, Paris, PUF, Hegel, 2003, o lon repre une anomaliecomparable celle de la traduction de Kelsen par Eisenmann. Alorsque le corps du texte et le lexique rendent Wirksamkeit par activitefficiente , cette notion est absente de lindex, qui ne connat que effectivit (Wirklichkeit). Et, substantiv en Wirklichkeit, le wirklichdu rel rationnel devient effectivit . La traduction rend syno-nyme rel et effectif .

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  • deffectivit parat avoir prcd la traduction et a donc pu guiderses choix, mais au prix dun hiatus avec les autres traductionseuropennes et la version allemande de rfrence) laissent penserplutt que les accidents de sens sont intervenus quelque partentre Hegel, Schelling et Kelsen. Sans oublier Humboldt et sonmmorable Ideen zu einem Versuch, die Grenzen der Wirksamkeit desStaates zu bestimmen (1791-1792), dont la part de Wirksamkeit atotalement disparu des versions franaise et anglaise pour devenirsimplement Essai sur les limites de laction de ltat dans la traduc-tion de Henri Chrtien (1867), lui-mme docteur en droit. Occultedu titre, la Wirksamkeit humboldtienne nen demeure pas moinsprsente dans le corps du texte de ce chef-duvre du libralisme. prs dun sicle de distance, il est plaisant dobserver que le tra-ducteur de Kelsen a but sur le mme terme et quil a eu du mal larraisonner ou le raisonner dans le vocabulaire politique etjuridique franais. Les traducteurs, en loccurrence, nont t quedes passeurs. Maintenant que les auteurs ont t lus et compris (?),on peut sans doute demander aux traducteurs de traduire nonplus le mouvement ou le ton dune pense, mais aussi son vocabu-laire, mme quand dans le cas de Kelsen, ils devront le faire aurisque de forcer le sens, voire au prix de contresens volontaires quirendront ce que Kelsen pensait (dixit Kerchove) plutt que ce quila crit, de mme quintroduire la notion d effectivit dans latraduction de Humboldt serait un anachronisme au regard duvocabulaire de lpoque, mais saccorderait assez bien avec le pro-pos rsum par la citation de Mirabeau place en pigraphe : Ledifficile est de ne promulguer que les lois ncessaires, de rester jamais fidle ce principe vraiment constitutionnel de la socit,de se mettre en garde contre la fureur de gouverner [] (Surlducation publique, 1791).

    Dans son opus posthume, Allgemeine Theorie der Normen, Kel-sen reprend naturellement la notion fondatrice de Wirksamkeit.Sa persvrance mme dans lemploi dun concept litigieux, prs dun demi-sicle de distance, parat arracher ce concept au

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  • lexique exclusivement juridique pour le rattacher une traditionquon pourrait qualifier de plus humboldtienne. Ds lors, com-ment stonner que les traducteurs de ce volume34, pourtant siattentifs la polysmie et prompts chercher le secours de tra-ductions trangres (italienne, notamment) pour clairer leurdmarche, aient apparemment oubli de sinterroger sur leconcept de Wirksamkeit, qui nest jamais que la bonne vieille effi-cacit. Au lecteur de choisir alors si, comme le suggrait Kelsends 1934, il faut lui prter une acception double ou simple. Muchado about nothing ?

    Le contresens le plus grave reste celui commis sur le rle dutraducteur qui nest pas de crer du sens ni mme de le trans-mettre comme un simple agent de change, mais de crer lesconditions dans lesquelles une pense htrogne pourra fairesens dans un cadre tranger. Sil existe une communaut destraducteurs , suivant le lexique heureux de Yves Bonnefoy, cestque la communaut des interprtes cre par la traductionrejaillit ensuite sur celle-ci, suggrant au traducteur de nou-velles voies. Il en va de la posie comme de la pense juridique.De ce point de vue, loin dtre un hapax, lpisode Kelsen/Eisenmann est presque un passage oblig de la rception detoute pense, sinon novatrice, du moins nouvelle, dans unidiome tranger. Il se reproduit dans les circonstances les plusdiverses, avec des effets plus ou moins heureux, puisquil sagit

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    34 Hans Kelsen, Thorie gnrale des normes, trad. O. Beaud et F. Malkani,Paris, PUF, 1996, p. 183 sq. Il est piquant de voir que les auteurs nesembarrassent daucune jurisprudence de la traduction, sauf pour serfrer la version italienne. Tout le dbat autour de la Wirksamkeitleur chappe. Le lexique signale que ce mot est traduit par efficacit.Mais il est vrai que le Kelsen quils traduisent est autant anglais qualle-mand, tandis que le savant et passionnant Avant-propos des traduc-teurs laisse penser que le livre est traduit de lallemand avec, en sous-main, la version anglaise. Or, en anglais, Kelsen, on la vu, avait dsambigus son allemand.

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  • de penser entre-deux-langues dans des circonstances parfoisdautant plus prilleuses que le traducteur sest trouv confront un dilemme : tre oblig de rendre une traduction quil saitinexacte, parce quelle seule permet ensuite de traduire les prci-sions postrieures 35.

    Le psychodrame de la traduction et de la retraduction sejoue chaque gnration. Il est instructif de voir que plus dunsicle et demi auparavant, les mmes msaventures ont entourla traduction et luvre de langlais Jeremy Bentham, dont lapense sest labore dans un va-et-vient permanent avec sestraducteurs, au point que la version franaise est parfois parueavant la version originale anglaise : trange destin dunauteur qui se voit traduit avant dtre publi dans sa langue, etdont les textes ne se hissent ltat dtre publis dans leurlangue dorigine quaprs un aller et retour dans une languetrangre 36. Tout se passe comme si Bentham avait eu besoindun cho tranger tantt russe, tantt franco-suisse de sapense avant den assumer pleinement lautorit. On se conten-tera ici dun petit aperu de cette spirale qui a le mritedclairer ce qui sest jou dans lpisode de Kelsen et de sestraducteurs, mais aussi en quoi la traduction peut participer laconstruction dun concept.

    Dans son chef-duvre sur la culture balinaise, lanthro-pologue Clifford Geertz sinscrit dans la ligne de J. Huizinga etde son Homo ludens, et se propose dappliquer la notion de jeu

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    35 Millard, Un problme de transposition des concepts , p. 65.36 Jean-Pierre Clro, Bentham et la retraduction , in R. Kahn et C. Seth, La Retraduction, Mont-Saint-Aignan, Publications des Univer-sits de Rouen et du Havre, 2010, p. 47-59 ; voir aussi N. Sigot, diterles uvres conomiques (1787-1801) de Bentham : Questions de frontireet de mthode , Cahiers dconomie politique, n 57, LHarmattan, 2009,p. 101-129, pour un aperu des problmes que la traduction pose auxauteurs dune uvre dans sa langue originale.

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  • profond (deep play), avec ce quelle suppose de scnographie, un combat de coqs en Indonsie ou une fte politique Bali37.En toute rigueur, il avoue aussitt emprunter cette notion laTheory of Legislation38 de Jeremy Bentham. Pour le savant traduc-teur Louis vrard, une traduction littrale ne passe pas : lopposi-tion shallow/deep est certes perue tmoin la prsence des motsanglais ct des quivalents franais prsums : lgers, peusrieux, dun ct, gros, de lautre. Peu profond ou profond ne figurent quentre guillemets, rajouts en traduction comme sile traducteur avait pressenti la bonne solution sans pouvoirlassumer pleinement. Mieux encore, dans une note, il cherche sesquivalents franais chez Bernoulli et son De mensura sortis,Condorcet (loge de Bernoulli), Buffon (Essai darithmtique morale,1777) et enfin dans la Thorie des probabilits de Laplace (1812) : toutun pedigree, ou une jurisprudence , qui justifie lquivalentfranais retenu dans la traduction : gros jeu . Au terme de cesavant dtour, le traducteur de lanthropologue retrouve ainsi lasolution que Dumont, le traducteur et ami de Bentham, avait lui-mme utilise dans les Traits de lgislation civile et pnale rdigsdaprs les manuscrits de Bentham39. Pour lui, Bentham enten-dait par deep play gros jeu , ou jeu denfer , do la modifica-tion du titre mme de larticle. Dans le deep play de Bentham,lenjeu est si gros que, dun point de vue utilitariste, il est drai-sonnable de sy risquer. Ce serait jouer avec le feu , mais jeudenfer a dautres connotations, notamment celle d enfer du

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    37 Clifford Geertz, Deep Play : Notes on the Balinese Cockfight , TheInterpretation of Cultures : Selected Essays, Londres, Hutchinson, 1975 ; enfr., Jeu denfer. Note sur le combat de coq balinais , in Bali. Interpr-tation dune culture, trad. D. Paulme et L. vrard, Paris, Gallimard, 1984,p. 188-190 et note du traducteur p. 190.38 J. Bentham, Theory of Legislation, rd. 2009, p. 131.39 J. Bentham, Traits de lgislation civile et pnale, par . Dumont,Londres, 1858, p. 90.

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  • jeu , voire de vice : le traducteur oppose le joueur ordinaire au simple vicieux des jeux ce qui, pour le coup, tranche aveclutilitarisme de Bentham. Contrairement son choix premier, ilse fait Arlequin serviteur de deux matres force de multiplierles quivalences par itrations successives.

    Le travail du traducteur est donc propdeutique, avec sesgloses philologiques, du moins se veut-il tel. Mais, en cherchant traduire Bentham, le risque est doublier de traduire Geertz. Sanotion de jeu profond na pas le mme sens que chez Bentham,mme sil lui emprunte lexpression. Laquelle se trouve gale-ment sous la plume de Georges Bataille, visiblement inspir deRoger Caillois, qui parle du jeu profond de la guerre tandisque Maria Zembrano voque elle aussi le jeu profond (il giocoprofondo) de lart40. Certes la pense de Bentham est aussi tran-gre lune qu lautre, mais la communaut dexpression justi-fie-t-elle une traduction qui ferait oublier son origine ? Le traduc-teur qui succdera celui de Geertz aura grand profit tirer deson travail, mme sil ne le suivra pas forcment. Quand un tra-ducteur se trouve en situation d indtermination de concepts,lune des contre-preuves possibles consiste voir comment lanotion problmatique est comprise par les lecteurs de lauteur enquestion dans sa propre langue. Pour ce qui est de ce passage deGeertz, on en a un exemple frappant dans luvre du romancieret sociologue amricain Richard Sennett41. Mconnaissant ouignorant Bentham, pourtant cit par lauteur quil utilise, il setrompe en imaginant que Geertz a forg lexpression deep play etcomprend que le jeu profond, au-del du jouer gros , est le jeuexemplaire , celui dans lequel on lit le champ social et ses rap-ports de force. Ce que le traducteur de lanthropologue na pas

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    40 G. Bataille, uvres compltes, vol. VII, Paris, Gallimard, 1970, p. 254,et M. Zambrano, La Confession, genre littraire, Grenoble, Millon, 2007,p. 31.41 R. Sennett, Ce que sait la main, Paris, Albin Michel, 2010, p. 362-363.

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  • vu, cest que Geertz applique la notion de jeu profond descrmonies aussi diverses que le marchand du Moyen-Orient quioffre une tasse de caf ses clients et le fameux combat de coqs.tait-il donc rellement habilit traduire comme Dumont etBernoulli quand le champ dapplication est lvidence autre-ment plus large ? Les accrtions de sens lies au passage dunregistre lautre, dune discipline lautre, ne devaient-elles pasexclure de recourir la premire traduction autorise, celle de gros jeu ? Le concept a volu : la distance et ses prgrina-tions pouvaient permettre une traduction plus littrale. Qui taitaussi un retour aux sources : la lettre anglaise, plutt qu la traduction franaise. En tout tat de cause, il est clair que pourle traducteur de Sennett, lecteur de Geertz, lecteur de Bentham, iltait exclu de rendre deep play par la mme expression franaisetrouve chez Bernoulli par le traducteur de Geertz, lecteur deBentham et de lui seul. Il y a l de toute vidence un conflit dau-torits, mme si le traducteur lgitimiste de Geertz peut tou-jours objecter que celui-ci a forc le sens originel de Benthamet que le dernier sociologue amricain en date (et son traducteur)commet un contresens sur lexpression de lanthropologue enmconnaissant sa source benthamienne.

    Les deux exemples de Kelsen et de Bentham aux prises avecleurs traducteurs illustrent, chacun sa manire, les difficultsqui rsultent dune conception par trop patrimoniale du texteoriginal, qui existerait en dehors de ses lecteurs, dans sa proprelangue et dans une langue trangre. Ils montrent au contraireque luvre elle-mme se cre dans le dialogue pour autantquelle est ouverte, relativisant dautant la porte des notions decontresens et donc de sens. Comme si le sens des propos taitmoins dans les mots que dans les changes dont la traduction,avec ses accidents de sens , nest quun aspect, si privilgi soit-il. Si Bentham semble stre difficilement remis de la spirale qui aprsid la formation du corpus attach son nom, le succsactuel de luvre de Kelsen prouve assez leffectivit de la tra-

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  • duction de sa pense, qui a au fond assez peu de rapport avec laprtendue fidlit ou infidlit ce que lauteur a crit, ou crucrire, ou ce quil aurait pens, ou cru penser. Une effectivit que lon peut dailleurs regretter quand on constate que le dbat,sagissant de Kelsen comme de Ross, a tendance porter sur latraduction plutt que sur la pense mme.

    Chacun est un fils de son temps , crit Hegel en commen-taire du Hic Rhodus , et la philosophie est elle aussi sontemps apprhend en penses. Il est tout aussi sot de rverquune quelconque philosophie surpasse le monde prsent, sonmonde, que de rver quun individu saute au-del de son temps,quil saute par-dessus Rhodes (springe ber Rhodus hinaus).trange inflexion que Hegel inflige encore la formule dj pas-sablement malmene.

    La suite du passage parat crite pour Kelsen et le destin de sonuvre et de ses traductions : Si la thorie va vraiment au-del, silsdifie un monde tel quil doit tre (wie sie senn soll), ce monde existebien, mais seulement dans son opinion lment moelleux (einemweichen Elemente) dans lequel tout ce quil y a de gratuit se laisseimprimer . Si ce nest pas du nihilisme juridique , a y res-semble42. Et cest alors que sous la plume de Hegel la Wirklichkeitdu monde rationnel devient effectivit (dans la traduction fran-aise), et que lauteur des Principes de la philosophie du droit suggrede r-noncer la locution qui a t notre point de dpart au prixdune lgre transformation (mit weniger Vernderung). OublieRhodes : Cest ici quest la rose, cest ici quest la danse . Cest icique commence le moelleux de cette demi-mesure de la connais-

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    42 Sur la notion de nihilisme juridique en rapport avec luvre deKelsen et le triomphe du formalisme vide juspositiviste , cf. GiovanniBianco, Capograssi, Kelsen e Il nichilismo giuridico. Aspetti de lattuale crisi della scienza giuridica , in A. Delogu et A. M. Morace,Esperienza e verit. Giuseppe Capograssi : un Maestro oltre il suo tempo,Bologne, Il Mulino, 2009, p. 197-214, en particulier, p. 208-210.

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  • sance quest la thorie pure du droit et sa traduction. Au prixdune lgre transformation de la prose de Hegel, et au risquedu contresens malgr une traduction trs fidle : Il faudrait setenir en paix avec leffectivit : cest une paix plus chaleureuseavec celle-ci que procure la connaissance 43 (und nur darum Frie-den mit der Wirklichkeit zu halten sei : es ist ein wrmerer Friede mitihr, den die Erkenntnis verschaff). La traduction est fidle, on pour-rait mme dire effective ou relle. Mais le contresens est avr,parce que le sens ne se trouve ni dans le mot original, ni dans satraduction, mais dans la constellation de sens et de contresensque les concepts suscitent dans leur propre langue (les beauxcontresens de Proust) ou dune langue lautre. Et le contresensest volontaire, mme sil est difficile de dire sil relve de la rhto-rique ou de la traduction.

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    43 Hegel, Principes de la philosophie du droit, p. 106-107.

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