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EHESS Espace, distance et dimension dans une société musulmane: A propos du bidonville marocain de Douar Doum à Rabat Author(s): Colette Petonnet Source: L'Homme, T. 12, No. 2 (Apr. - Jun., 1972), pp. 47-84 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/25158775 . Accessed: 26/02/2011 01:34 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use. Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at . http://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=ehess. . Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printed page of such transmission. JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to L'Homme. http://www.jstor.org

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EHESS

Espace, distance et dimension dans une société musulmane: A propos du bidonville marocain deDouar Doum à RabatAuthor(s): Colette PetonnetSource: L'Homme, T. 12, No. 2 (Apr. - Jun., 1972), pp. 47-84Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/25158775 .Accessed: 26/02/2011 01:34

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ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION DANS UNE SOCI?T? MUSULMANE

A propos du bidonville marocain de Douar Doum ? Rabat

par

COLETTE PETONNET

L'espace dans lequel vivent les hommes n'est pas une notion abstraite, une

?tendue sans qualit? propre. C'est une r?alit? qualifi?e, qu'ils ordonnent selon

leur vision du monde. Ils am?nagent l'univers en m?me temps que la soci?t?. ? A une dynastie d?cadente correspond un espace d?traqu?. ?x

Les architectes du futur, qui imaginent des villes ? spatiales ? suspendues ? des pyl?nes et mobiles2, savent qu'ils proph?tisent une autre soci?t? qu'ils r?vent

homog?ne afin de construire pour elle. Mais les architectes d'aujourd'hui, encore

attach?s ? la tradition de la fin du xixe si?cle, orient?e vers le cubisme, et ? la

Charte d'Ath?nes, essaient de r?soudre le probl?me pos? par le nombre et la diver sit? des ?tres humains, en attribuant ? chacun une case de m?me surface. Ils

pensent l'espace en fonction de l'?quilibre des volumes et de la ligne droite ; ils

tendent ainsi vers une architecture internationalement standardis?e parce qu'ils m?connaissent la complexit? et la relativit? des besoins en mati?re d'espace. Ils

ignorent, ou veulent ignorer, que l'individu transporte avec lui des sch?mas internes acquis au d?but de la vie et malais?ment transformables'.

Dans Y Histoire mondiale de V architecture et de l'urbanisme moderne de Michel

Ragon3, on ne trouve aucun expos? de recherches concernant l'espace v?cu. Une

phrase de Berlage, architecte hollandais, t?moigne de cette m?connaissance : ? L'architecture s'attache de nouveau ? cr?er des espaces et non ? dessiner des

fa?ades [...] L'art de la construction reste celui d'assembler des ?l?ments divers en un tout harmonieux pour enclore un espace. ?4 Mais que signifie : enclore ?

Ce qui para?t ?vident ? un Hollandais ne l'est pas de la m?me mani?re pour un

Japonais qui ouvre sa cloison ,?u pour un Marocain qui dort sur sa terrasse. Le

Corbusier, homme pourtant ? la recherche d'une mesure humaine, avait construit

i. Marcel Granet, La Pens?e chinoise, Paris, Albin Michel, 1950 : 90. 2. Yona Friedman, L'Architecture mobile, 1962 (publi? par l'auteur). 3. Paris, Casterman, 1971. Seul le Ier volume, qui s'arr?te ? 1910, est paru. 4. Ibid. : 270.

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48 COLETTE PETONNET

des loggias que les Indiens de Chandigarh ont mur?es et transform?es en cuisine. Les architectes ne comprennent-ils pas que, selon le point du globe o? ils se

trouvent, ils ont affaire non seulement ? des besoins d'espace diff?rents mais ? des conceptions diff?rentes, que compliquent encore des mod?les micro-culturels et des variations individuelles ?

C'est ce qu'exprime Edward T. Hall tout au long de son livre, La Dimension cach?e1. Il insiste sur le fait que ? les modalit?s d'organisation, de r?partition et

de remplissage de l'espace se situent au niveau de m?canismes que la conscience

ignore ?. Il explique comment l'importance relative accord?e respectivement ? la vue, l'ou?e et l'odorat varie selon les cultures et conduit ? des perceptions diff?rentes de l'espace et des relations des individus dans l'espace. Pour Hall

l'espace est tactile, thermique, visuel, olfactif ; d'autre part, il est structur? de

mani?re fixe, semi-fixe ou mouvante ; et enfin, ? informel ?, il int?gre les distances

que nous maintenons dans nos contacts avec autrui ; il ?chappe alors davantage encore au champ de la conscience.

Partant des exp?riences des ?thologues sur le stress provoqu? chez les animaux

par une densit? intol?rable, Hall est amen? ? condamner les programmes actuels

de logements urbains qui entassent verticalement les individus sans tenir compte des diff?rences ethniques. Il se demande ? jusqu'? quel niveau de frustration

sensorielle on est autoris? ? descendre pour caser des humains ?, et ajoute : ? Nous avons un besoin d?sesp?r? de principes directeurs pour la conception d'espaces

susceptibles de maintenir une densit? d?mographique satisfaisante et d'assurer aux habitants un taux de contacts et un niveau de participation convenables

ainsi que le sentiment permanent de leur identit? ethnique. ?2

Les probl?mes de l'accroissement des villes et de l'urbanisme se posent dans

les m?mes termes aux ?tats-Unis, en France, ou au Maroc (qui est entr? dans

l'?re industrielle) : mouvement des bourgeois vers des quartiers plus r?cents, ? taudification ? des vieux centres, immigration des ruraux, formation de zones

d'habitat pr?caire3. A cet ?tat de choses les pouvoirs publics r?pondent par une m?me attitude

antiscientifique et r?pressive : m?connaissance ou n?gation des groupes ethniques, destruction des vieux quartiers sans pr?caution pr?alable, relogements contraints

et forc?s, r?alisation d'un urbanisme en damiers, on?reux, et standard. Les

dirigeants marocains utilisent, pour reloger les habitants des bidonvilles, des

normes d'habitation d?marqu?es des normes europ?ennes ; les architectes qui

proposent des solutions tenant compte des normes spontan?es des milieux

i. Edward T. Hall, The Hidden Dimension, New York, Doubleday, 1966. Trad, franc. :

La Dimension cach?e, Paris, ?d. du Seuil, 1971 (? Intuitions ?). 2. Ibid, (trad.) : 205-206. 3. Cf. Colette Petonnet, ? La Ville vue par en dessous ?, L'Ann?e sociologique, 1972,

21 : 151-185.

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ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 49

bidonvillois voient leurs projets, bon march? mais non prestigieux, rejet?s. Il nous a sembl? que la m?thode ethnologique apporterait une contribution

importante ? la connaissance des espaces habit?s. Aussi n'est-ce pas sous l'angle

socio-?conomique, qui a donn? lieu ? une abondante litt?rature1, que nous d?cri rons Douar Doum ; nous essaierons plut?t de le d?finir comme un ensemble d'unit?s spatiales de petites dimensions ? forte structuration affective.

Pendant les deux mois de l'enqu?te nous avons ?t? h?berg?e par une famille marocaine dans un immeuble proche du douar, soumettant notre propre corps aux exigences de ? l'habiter ?2 marocain. Notre int?gration dans une ?quipe de recenseurs nous a permis de visiter cinq cent soixante logements et de percevoir comment le bidonville se conforme ? cet ? habiter ? en d?pit des contraintes

impos?es par les mat?riaux et une ?conomie de mis?re3.

Nous ?tudierons donc successivement les besoins d'espace chez les Marocains en liaison avec leurs perceptions, le bidonville comme quartier original traditionnel et urbain et, ? titre comparatif, quelques attitudes vis-?-vis d'autres habitats.

I. ? Les besoins d'espace des Marocains

Rabat a le taux de croissance le plus ?lev? du Maroc4. Depuis dix ans de nombreuses constructions et une nouvelle r?partition de la population ont chang? son visage de ville coloniale s?gr?g?e en deux quartiers principaux : la m?dina et la ville europ?enne. D?sormais les riches ?

Marocains, Juifs, ?trangers ?

se partagent la ville europ?enne et les nouvelles banlieues r?sidentielles ; les

pauvres habitent des bidonvilles anciens dont la surface s'est accrue ; et les classes

moyennes occupent les nouveaux quartiers d'habitat ?conomique : blocs, immeubles ou bandes parall?les de maisons basses.

Pour les Europ?ens de Rabat, l'espace est devenu sauvage. Ils n'utilisent plus les noms des rues, d?sormais arabes. Ils ne communiquent une adresse qu'en se r?f?rant ? des points de rep?res concrets ? partir desquels ils indiquent le chemin ? suivre. Leur attitude se rapproche ainsi de celle des Marocains mais elle n'est

pas identique. Un Marocain ne se fie pas aux repr?sentations abstraites de l'espace.

i. Cf. notamment : ? Rapport sur Douar Doum ?, Plan de r?sorption des bidonvilles du Maroc 1957-59, Maroc, minist?re des Travaux publics, Service de l'Urbanisme ; P. Suisse, ? Physionomie de Douar Doum ?, Bulletin ?conomique et social du Maroc, 1956 ; J. Buy, ? Bidonville et ensembles modernes ? BESM, 1966 ; ?

Quelques exemples d'?volution des douars ? la p?riph?rie urbaine de Sal? ?, Revue g?ographique du Maroc, 1965, 8.

2. N?ologisme emprunt? ? Henri Lefebvre.

3. Cette m?thode d'enqu?te extensive nous a fait b?n?ficier des r?ponses aux questions syst?matiques des recenseurs mais elle nous a rarement permis d'en poser d'autres et de nous attarder dans les foyers.

4. D'apr?s Khatibi, Jole, Martenson, ? Urbanisme, id?ologie et s?gr?gation ?, Annales marocaines de Sociologie, Rabat, 1970.

4

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50 COLETTE PETONNET

De son quartier il a une vision balis?e selon ses propres perceptions, et le chemin

qu'il suit lui est personnel. Lorsqu'il sort de son univers connu, il demande ?

quelqu'un de le conduire. Quand il cherche la maison d'un quidam, il frappe ? une porte, obtient une direction, se rapproche, et va de relais en relais jusqu'? ce qu'on lui montre la maison. C'est pourquoi, quand un Europ?en demande son chemin ? un Marocain, il n'obtient pas toujours la r?ponse attendue. Le

Marocain, qui a un sens aigu de l'orientation et sait toujours o? il est plac? par

rapport ? Test, lui indique la direction du lieu cherch?, non le chemin ? suivre, car il y a toujours une pluralit? de chemins possibles et il ne sait pas lequel Tinter locuteur agr?era. Il lui offre donc, si la direction ne lui suffit pas, de le conduire, c'est-?-dire de lui montrer son chemin personnel, mais gr?ce au d?placement de son corps et non en paroles ; il ne peut pas d?crire une projection imaginaire du

trajet. Au d?but de notre enqu?te, alors que nous ne connaissions du quartier que le march?, nous avions demand? ? notre h?tesse comment nous rendre au

dispensaire. L'indication du nord ?tant trop vague, elle nous avait confi?e ? un

guide. Celui-ci traversa le quartier suivant des m?andres compliqu?s qui longeaient alternativement le dos et le devant de blocs semblables, s'inqui?tant, ? juste titre, de savoir si nous saurions revenir. Le dispensaire atteint, sa position nous

sauta aux yeux. Personne n'avait pens? ? nous dire qu'il se trouvait dans la

derni?re rue ? droite avant le march?. Cet exemple illustre ce que nous avancions

plus haut et le fait que le Marocain pr?f?re ? la ligne droite les trajets sinueux.

Chaque fois que nous traversions ce quartier de blocs en compagnie de nos co?qui

piers, ils empruntaient un itin?raire compliqu? qui ne raccourcissait pas la distance.

Quand nous nous rendions seule ? Doum, nous suivions la route officielle, droite.

Une fillette qui nous conduisit un jour chez elle traversa en diagonale sinueuse

de mani?re ? d?boucher face au douar ? hauteur de sa rue.

Il existe sans doute plusieurs explications ? ce comportement. Il y entre

notamment le fait qu'un Marocain ? et a fortiori une Marocaine ? n'aime pas

permettre ? un observateur de deviner o? il va. Il lui est donc plus facile de tenir son but secret s'il chemine selon un d?dale. Mais cette mani?re de se diriger ne

prouverait-elle pas aussi une perception de l'espace plus globale que lin?aire ?

Elle nous fait penser au labyrinthe de la m?dina, dont les rues ram?nent au point de d?part, ce qui, comme le dit Khatibi, ? renvoie ? la notion d'un temps r?p?titif,

cyclique, oppos? au temps lin?aire ?.

En effet, si les chemins non d?finis sont laiss?s ? l'initiative individuelle, le

temps, en dehors de l'heure commune de la pri?re et du rythme des f?tes, n'est

pas organis? de mani?re fixe ou rigide, comme le montrera l'exemple suivant :

des coll?gues marocaines nous emm?nent ? Tetouan pour nous montrer des

habitats suburbains de Rifains migrants. Le fonctionnaire local, pr?venu, doit

nous conduire chez quelques-uns de ses administr?s. Nous partons le samedi

vers onze heures trente, et non huit heures, ? cause d'une r?union impr?vue

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ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 51

d?cid?e la veille au soir. A midi trente, nous nous arr?tons dans un restaurant

malgr? le d?sir qu'a l'ethnologue de rattraper un peu du temps perdu ; celui-ci n'obtient aucune pr?cision sur le nombre ou l'emplacement de ces villages ? tout

pr?s de Tetouan ?, pas plus que sur la route elle-m?me. A la question : ? O? est

le croisement ? ? on obtient une r?ponse-temps (? pas encore ?) et non une r?ponse lieu. La carte routi?re n'est d'aucun secours. Dans le premier village, au bord

de la route, il faut d'abord chercher la demeure du fonctionnaire qui nous attend

chez lui. Puis celui-ci nous emm?ne ? travers des sentiers campagnards jusqu'? deux maisons : palabres-th?. On attend que la m?re revienne du champ d'orge. A vingt-cinq kilom?tres de Tetouan un embranchement m?ne au second village : ? Est-ce loin ? Non. ? Il ne reste gu?re de carburant. Impossible d'obtenir une

appr?ciation de la distance qui se r?v?le ?tre de trente kilom?tres. Il est dix

huit heures trente, le fonctionnaire qui nous a attendus tout un apr?s-midi ch?m?

dans son bureau d?sert nous re?oit sans la moindre impatience. Le village est derri?re la colline. Nous d?cidons d'aller ? pied pour ?conomiser l'essence du retour. Il faut un quart d'heure pour gravir la colline et d?couvrir le village plaqu? sur l'horizon. Mieux vaut renoncer ? l'atteindre faute de temps. Nous nous

rabattons sur deux maisons proches : palabres -

th?, et rentrons ? Tetouan ?

vingt et une heures. Pour ce qui est de l'habitat, la collecte de la journ?e se monte ? quatre maisons. Mais en ce qui concerne le temps musulman il a ?t? v?cu avec une intensit? ? la mesure d'un ?nervement int?rieur qu'il sera d?sormais inutile de mobiliser. En effet l'impr?cision, l'incertitude, la non-estimation de la

distance et de la dur?e du parcours peuvent constituer des facteurs d'angoisse pour l'Europ?en qui voyage ? travers le Maroc avec des Musulmans. L'angoisse cessera lorsqu'il aura compris qu'il n'est pas n?cessaire que le temps se d?roule comme pr?vu, que l'attente n'est pas du temps perdu mais une activit? en soi,

qu'il est sans importance d'arriver sans pr?venir, et que toujours, en toute cir

constance, les besoins du corps seront satisfaits. L'impr?vision, la souplesse des

horaires, la non-intervention de l'homme dans le cours des ?v?nements d?rivent de la philosophie islamique. Tout venant de Dieu, il est inutile de faire des projets trop pr?cis que la volont? d'Allah peut ruiner. L'expression conjuratoire Inch Allah suit imm?diatement toute phrase exprimant un projet si minime soit-il. Comme rien n'est pr?vu, les faits qui surviennent n'engendrent pas de frustrations. Si un ami est absent, on descend chez un autre. Si des amis arrivent inopin?ment, on les traite comme il se doit. A eux d'attendre que le d?ner qu'on va leur pr?parer soit cuit. L'impr?vision est compens?e par l'hospitalit?.

L'Islam impr?gne toute la vie sociale, y compris l'habitat comme on le verra

plus loin. Il nous a sembl? important de le pr?ciser avant d'?tudier, en liaison avec

l'organisation sociale, le climat, la vie familiale et les techniques du corps, les besoins d'espace dans l'habitat.

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COLETTE PETONNET

La tente

reserves mobilier v?tements

hom. I ̂ *V bergerie

Lit*/

De la pi?ce ? la grande maison

o

fern. . # I fem- B J

hom.

m

grains I

bovins | hom.

-M :uisine fern. I

Azib (Haouz de Marrakech)

nouai as des m?tayers

M toi I Ml

Pl. i. ? (D*apr?s Paul Pascon)

Page 8: Petonnet - Espace, distance et dimension dans une société musulmane

ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 53

L'organisation sociale des tribus marocaines et leur ?tablissement au sol ont

donn? lieu ? de nombreuses ?tudes. Afin de d?finir des constantes que nous

retrouverons dans le bidonville et ailleurs, nous ferons simplement allusion ici

? quelques types d'habitat d?crits par Paul Pascon1 :

? le friq est un alignement de tentes dispos?es ? ?gale distance du puits, des

cultures et des herbages. Le groupe est ?ph?m?re. Chaque tente est entour?e de

la zriba qui permet ? la famille de prot?ger son intimit? [cf. pi. i) ; ? le deher est un village f?d?ratif de lign?es agnatiques o? chaque famille,

jalouse de son ind?pendance, recherche l'isolement ; les maisons se tournent le

dos, se soudent, afin d'?viter le face ? face des portes et les rencontres fortuites ; ? le qsar est un village fortifi?. On y rencontre successivement la place publique des vieillards, le gardien, les installations communautaires, le quartier pour

?trangers et les paliers r?sidentiels. Chaque lignage poss?de deux blocs continus.

Dans une rue centrale ouvrent des rues secondaires qui m?nent aux appartements

dispos?s autour d'un patio. Toutes les rues et les portes sont en chicane. Les

appartements sont distribu?s selon une hi?rarchie. Un clivage pr?existe ? la

construction du qsar qui, en fin de compte, repr?sente un arbre g?n?alogique. D'autres qsour offrent une forme de vie communautaire diff?rente. Tous les

hommes sont ?gaux et la pudeur se fait moins sentir ; ? Yazib est une forme d'habitat seigneurial. Autour de l'importante maison

du propri?taire foncier, s'installent et s'abritent les noualas des m?tayers. Si, comme dans la r?gion de Marrakech, les noualas sont distantes du ch?teau [cf. pi. i) et les ethnies des serviteurs m?l?es ? dessein de les banaliser, le village n'a gu?re d'infrastructure. C'est le premier pas vers la mont?e ? la ville.

Qu'il s'agisse donc du qsar ou de la tente, nous voyons que les familles, m?me

alli?es, prot?gent toujours efficacement leur intimit?. C'est l? une constante qui se

retrouve dans tous les habitats. La maison urbaine offre ? la rue un mur quasi

aveugle. Elle s'ouvre vers l'int?rieur sur le patio. Chaque pi?ce a son entr?e

particuli?re, ce qui permet la s?paration des sexes. Les appartements de l'?tage sont distribu?s autour d'une galerie. Le toit-terrasse est accessible. De part et

d'autre de la rue de m?dina, les portes sont en chicane ou en fond d'impasse. Il ne faudrait pas en d?duire que le Marocain vit dans un air confin?. Il aime au

contraire les horizons d?gag?s et l'air libre.

Si, comme le signale Hall, les Arabes ?prouvent une sensation d'?touffement

dans les maisons am?ricaines, c'est non parce qu'elles sont trop petites, mais

parce qu'elles manquent de perspectives int?rieures et n'int?grent pas l'air du

dehors. Le patio permet de passer constamment du soleil ? l'ombre, de l'humide au sec, de vivre en m?me temps dehors et dedans. Dans un pays o? le climat est

i. Paul Pascon, ? Types d'habitat et probl?mes d'am?nagement au Maroc ?, Revue de

G?ographie du Maroc, 1968, 13.

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54 COLETTE PETONNET

contrast? avec un soleil tr?s chaud d'une intensit? lumineuse violente et un air froid ou humide, les maisons, ferm?es aux regards, mais ouvertes au vent offrent des pi?ces pleines d'ombre et de courants d'air. L'Europ?en habitu? aux pi?ces closes et claires y vit dans un inconfort sombre et glac? lorsqu'il pleut. Le Marocain aime le soleil qui purifie tout, mais craint ses rayons meurtriers. Sa maison est

con?ue pour jouer entre la lumi?re et l'ombre. Il se calfeutre la nuit dans les

pi?ces ferm?es, tandis que le dedans ouvert sert le jour au travail et aux loisirs. Une br?ve analyse du vocabulaire de l'habitation nous renseignera utilement

sur l'organisation semi-fixe de la maison. Cette organisation est li?e ? la distri

bution des activit?s en choses propres et sales, ? la vie communautaire, aux

techniques du corps. Le patio se dit oust ed dar, mot ? mot ? le milieu ?, ou ? le c ur de la maison ?,

appellation qui se passe presque de commentaires. Carrel?, lav? chaque matin et

chaque fois qu'on l'a souill?, il offre une surface lisse agr?able au toucher des

pieds nus. Il n'a pas de destination particuli?re. Carrefour, entr?e, endroit commu

nautaire par excellence, on s'y livre ? des activit?s qui pourraient avoir lieu

ailleurs, comme de coiffer les fillettes et de s'enduire de henn?. On y transporte

l'ouvrage de couture et les braises du th? ; on peut y laver du linge s'il y a un

?coulement (qaddous). La m?re qui pr?pare des brochettes de viande hach?e

pour toute une maisonn?e apporte son mat?riel dans un coin du patio afin de

travailler en compagnie. La cuisine se dit mettebakh (radical tebakh ? cuire ?) ; on disait autrefois douira

? petite maison ?. Elle est r?serv?e aux choses sales du feu, du sang, des ?pluchures,

plumes et ordures diverses. Le bit el ma1 est une des pi?ces les plus importantes de la maison. Mot ? mot

? pi?ce de l'eau ?, c'est l'endroit r?serv? aux ablutions. En arabe plus raffin? on

dit dar l'eodo ? maison d'ablutions ?. Construit ? la turque pour permettre la

position accroupie, rituelle et confortable des ablutions, il rec?le toujours une

provision d'eau et un r?cipient verseur. Un Marocain, quelle que soit la maison

o? il se trouve, peut donc toujours sacrifier ? son hygi?ne personnelle. En Europe, la position assise du si?ge le g?ne et ses WC comportent un pot d'eau quand bien

m?me il vit ? l'europ?enne depuis trente ans.

Un autre mot important du vocabulaire est bit khzin : la pi?ce des r?serves.

Le sens exact de khzin est ? cachette ?. Jadis les murs m?nageaient parfois des

alc?ves ferm?es d'un rideau, qui contenaient les provisions et les couvertures.

Quand plusieurs familles se partageaient une maison, chacune poss?dait son

coin-cachette : el khzana.

En achevant cette nomenclature sur stah ? terrasse ?, et stara ? galerie ?, on

s'aper?oit qu'on a omis les pi?ces d'habitation, dites, en Europe, principales.

i. Intraduisible par WC ou cabinets, le terme arabe sera donc utilis? dans la suite du

texte.

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ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 55

Elles portent au Maroc le nom g?n?ral de biot (sing, bit ? pi?ce ?) sans qualification

particuli?re1. Comme dans la maison fran?aise ant?rieure au xvme si?cle o? Ton

dressait des lits ou des tables selon la fantaisie du moment, les pi?ces marocaines

servent toutes ? vivre, ? manger, ? dormir. Le mobilier se compose de matelas courant le long des murs2 ; l'existence

d'un grand lit n'emp?che pas cette disposition. Un matelas bas est souvent pos? au sol contre le lit offrant ? la stature assise une position interm?diaire entre le

sol, le lit et la banquette. Le sol est recouvert de natte ou de tapis qu'on foule

pieds nus.

Ce mobilier organique, qui ?pouse les formes de la maison et m?nage une

circulation facile, est souple et convertible, sauf dans un cas : chaque maison

s'enorgueillit de poss?der une pi?ce o? l'on ne vit pas, o? l'on ne fait rien de sale.

C'est la pi?ce propre, la plus belle, la plus grande. Ses matelas, dont l'?paisseur de laine est un signe ext?rieur de richesse, sont mont?s sur un socle et recouverts

de la meilleure ?toffe3. Actuellement cette pi?ce est appel?e sala, d?riv? de salon, dans les classes moyennes. C'est la salle r?serv?e aux invit?s, aux r?ceptions, aux

envahissements de parent? qui surviennent la plupart du temps ? l'improviste. C'est donc une pi?ce essentielle de la maison marocaine, l? o? l'on fait entrer

l'?tranger qui n'aura acc?s au reste de la maison que lorsqu'il en sera devenu un familier. Chez les gens pauvres ou ?troitement log?s on y dort la nuit, mais

d?s le matin, rafra?chie et nettoy?e, elle reprend son apparence un peu compass?e et redevient disponible pour toute ?ventualit?. Pour ne pas avoir ? la nettoyer ? fond chaque matin, la famille tendra donc ? se replier, s'entasser dans les autres

pi?ces, celles o? l'on peut se permettre le tapis us? et la vieille peau de mouton, o? l'on vit plus pr?s du sol et dont on ferme la porte si elle est en d?sordre quand vient quelqu'un. Mais, de tous les jours ou d'exception, toutes les pi?ces d'habita tion sont plurifonctionnelles et communautaires.

Dans l'une d'elles4 on apporte la table ? manger, le lave-mains, la serviette,

puis le plat et le pichet d'eau communs. La table retir?e, le th? sera servi l? ou

ailleurs, quitte ? am?nager un coin avec un tapis et des coussins.

Puis, pour la sieste, tous s'?tendent o? bon leur semble : dehors, sur une natte, sur le tapis, ? trois sur le m?me lit ou ? la queue leu leu sur les banquettes de ces

chambres de femmes o? les unes dorment tandis que les autres bavardent ou

chantent. Et ainsi la nuit succ?dera au jour. De m?me qu'on mange ensemble

dans un seul plat, on dort ensemble dans une seule chambre. Les Marocains ne se

couchent pas dans un lit, mais s'allongent tout habill?s pour dormir et se recouvrent

i. On commence ? voir appara?tre bit nass ? pi?ce ? dormir ?, pour la chambre conjugale si le mobilier est europ?en.

2. Cette disposition pr?vaut dans les appartements h?rit?s des Europ?ens. 3. Velours damasquin? chez les riches.

4. Dont on peut laisser le choix ? un invit? familier.

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d'une couverture d'o? souvent leurs pieds d?passent1. En arabe un seul verbe traduit se coucher et dormir. Le coucher n'est donc nullement une c?r?monie. Les enfants et les c?libataires dorment au gr? de leur fantaisie, sur une banquette

quelconque ou dans le Ht d'un autre et, si la maison est envahie d'invit?s au point qu'aucun matelas ne reste disponible, ils se contentent du tapis.

Quand l'Europ?en partage la vie d'une famille marocaine, il est d'abord s?duit par l'absence de contrainte que repr?sente pour lui la destination floue des

pi?ces. Ensuite, il doit faire l'effort de renoncer ? l'individualisme qu'il tient de son ?ducation, car il s'aper?oit vite qu'il ne dispose pas du moindre coin personnel. Rien ne lui appartient en propre, surtout pas son lit s'il dort dans la pi?ce d'appa rat, et il ne peut poser ses objets nulle part, tout endroit appartenant ? tout le

monde. Il ne peut pas s'isoler des autres. L'espace est commun comme la nourri ture. Le concept de part n'y existe pas plus que dans le plat commun.

Lorsque les adolescents re?oivent une ?ducation europ?enne et poursuivent des ?tudes, cette mani?re de vivre engendre des conflits : les jeunes exigent une

chambre personnelle o? ils puissent ?chapper au rythme et ? l'espace de la vie

communautaire2.

La disposition int?rieure de l'habitation, o? les espaces ne sont jamais stricte ment priv?s ou sp?cialis?s, est en corr?lation avec une certaine impr?cision tempo relle et l'organisation communautaire de la famille traditionnelle.

Pour comprendre comment un Marocain adh?re facilement ? cette forme

d'existence, il faut analyser la fa?on dont il organise l'espace autour de lui, la

distanciation physique et morale qu'il ?tablit entre lui et les autres, entre lui et les choses, et que manifestent des gestes et des comportements quotidiens propres ? la culture maroco-islamique. Cette ? distance personnelle ?, diff?rente selon

les cultures, Hall l'imagine comme un prolongement de l'?tre ? sous la forme d'une

petite sph?re protectrice ou bulle, qu'un organisme cr?erait pour s'isoler des autres ?3.

Le vouvoiement n'existe pas dans la langue arabe ; entre le Musulman et son Dieu qu'il tutoie, il n'y a pas d'interm?diaire. On peut donc pr?sumer qu'entre deux Marocains la distance est plus r?duite qu'entre deux Fran?ais, puisqu'ils sont avant tout fr?res musulmans. C'est ce que confirme l'observation tant audi

tive que visuelle.

La hi?rarchie sociale ne cr?e ni ?loignement ni fronti?re. Un petit fonctionnaire

s'adresse ? un d?put? ou ? une princesse sur un mode tr?s proche qui n'a pas

d'?quivalent dans notre langue. Le ton, poli, respectueux et affectueux, est intime.

i. Un Europ?en se sent mal couch? sur la banquette, car il n'est pas bord?. 2. A tel point que Ton dit chez les bourgeois : ? Si tu ne peux pas donner une chambre

? ton fils, ne l'envoie pas au lyc?e fran?ais. ?

3. Hall, op. cit. (trad.) : 150.

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ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 57

Il n'est pas tr?s diff?rent du ton sur lequel on s'adresse ? la mendiante ? qui Ton

donne un reste de couscous. Un ministre aujourd'hui peut devenir mendiant demain si tel est le dessein d'Allah. Le ministre et le mendiant se c?toient dans

les ruelles ?troites o? les corps se touchent. Le Marocain aime les attroupe ments, les r?unions, les foules, leur bruit et leur chaleur. Il ne se plaint pas d'?tre

comprim? dans les autobus. Quand il raconte ses souvenirs de La Mecque, il

exprime explicitement sa joie d'avoir fait partie de la foule compacte des p?lerins

qui se pressent les uns contre les autres pendant un mois.

Comment une soci?t? qui pratique par ailleurs la s?paration des sexes, se

d?fend-elle contre cette proximit? corporelle ? En interposant l'?cran d'un v?te

ment ample qui dissimule les formes, emp?che donc la naissance du d?sir et ne

facilite pas les attouchements. Actuellement, le v?tement f?minin ?volue dans sa forme, mais non dans sa fonction. L'influence europ?enne se fait sentir dans le raffinement de la coupe et de l'?toffe, mais comme par le pass? la djellabah enveloppe la femme jusqu'aux pieds. Aussi le pantalon est-il mal tol?r? pour les femmes parce qu'il dessine leurs formes. En revanche la mode des chemises de

nuit de nylon, port?es comme robes d'int?rieur, s'est impos?e en d?pit de leur

transparence. C'est qu'il suffit d'un ?cran, quel qu'il soit, pour scotomiser l'objet vu. Sans doute est-ce pour cette raison qu'un rideau l?ger prot?ge aussi bien

qu'une porte l'intimit? d'une pi?ce. D'autre part, le Marocain poss?de la facult? de s'abstraire et de m?diter parmi

la foule sans ?tre g?n? par le bruit des autres. Il n'a pas besoin de murs ni d'insono

risation pour s'isoler. Il peut dormir au son des tambourins. Du reste il n'aime

pas ?tre seul ; la distance entre gens du m?me sexe est r?duite. L'olfaction et le toucher se renforcent d'autant plus que les v?tements d?robent le corps ? la vue.

Les Marocains aiment les odeurs puissantes, celles des rues comme celles des mets. Leur mobilier comporte des br?leurs d'encens et des lance-parfums. Ils aiment l'odeur d'un ami. Ils ne se d?tournent pas de l'haleine de l'autre et n'?vitent pas

d'imposer la leur. Pendant notre enqu?te, une coll?gue marocaine arrivant ?

proximit? d'un groupe de femmes dit : ? Ce sont des A?t... X... ? A quoi les reconnais-tu ? ? A l'odeur. ? Et le terme le plus employ? pour qualifier quelqu'un d'antipathique ou de fourbe est ghenz ? puant ?. C'est un qualificatif tr?s blessant.

On voit fr?quemment des hommes marcher dans la rue en se tenant par la

main, manifestation tactile d'amiti?. Les femmes dorment volontiers ensemble, m?me si les banquettes sont libres1. La nuit, dans les colonies de vacances, les fillettes mettent tous les lits c?te ? c?te et dorment litt?ralement coll?es les unes aux autres. Le baiser sur la joue n'est pas r?serv? ? l'affection profonde. C'est de cette fa?on que se saluent deux femmes qui ne se connaissent pas, pour peu qu'il

i. Nous ne pouvons pas savoir ce qu'il en est pour les hommes.

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58 COLETTE PETONNET

y ait entre elles un facteur de rapprochement, par exemple la pr?sence d'une

amie commune ; c'est ainsi ?galement qu'on exprime sa sympathie en quittant

quelqu'un qu'on ne connaissait pas un instant auparavant. Un salut plus distant

consiste en une caresse r?ciproque du bout des doigts qu'on porte ensuite ? ses

l?vres. Les attouchements de politesse sont raffin?s et tr?s vari?s selon les cir

constances1.

Les attitudes et les gestes montrent le caract?re tactile de la perception de

l'espace par le Marocain. Entre son corps et la mati?re il n'y a pas d'interm?diaire.

Dans la maison, les travaux m?nagers ont lieu au ras du sol. Le pain se p?trit ? genoux, c'est ? genoux aussi qu'on repasse les chemises europ?ennes. La m?re

lange l'enfant sur ses jambes jointes et allong?es. La femme ?pluche, broie, moud, assise en tailleur. Accroupie, elle surveille un objet bas (b?b?, feu, casserole). Elle dispose sur le sol ce dont elle a besoin, elle y jette ce qui la g?ne et, pour le

laver, elle se courbe sans plier les jambes. Les paysannes d'Europe savaient aussi se courber avec souplesse, puisqu'elles

cuisaient ? la cr?maill?re, se baissaient aux ramassages, et s'accroupissaient sur

des chaises basses. Mais la technique industrielle invente constamment des

moyens de relever les objets ? hauteur de l'acteur ou de prolonger son bras par des instruments qui lui ?vitent de se baisser. Le citadin europ?en vaque debout, et les ruraux, dans leurs ?tables et cuisines modernes, ont quitt? le sol. L'?volution

des cuisines marocaines ? une paillasse supportant le r?chaud ? butane ? va

dans le sens d'un rel?vement du corps ? la verticale, mais comme la femme continue

? s'asseoir sur la peau de mouton pour l'?pluchage, elle se livre ? une gymnastique

fatigante entre la position au sol et la station debout. Il semble que les attitudes du corps ne soient pas seulement li?es ? un mode de vie rural, car elles demeurent

ancr?es chez les citadins occidentalis?s.

Entre la main et la mati?re il n'y a gu?re d'ustensiles et pas d'outils. La main

qui a p?tri le pain, roul? le couscous, pr?par? les l?gumes, d?chir? le poulet porte les aliments ? la bouche du bout de trois doigts. La fourchette n'existe pas plus que la pelle. Les mains ramassent les os et les d?bris sur la table, recueillent par terre les ?pluchures et les d?tritus. La main maternelle nourrit, mouche et torche

le petit enfant. L'essuyage est inconnu. L'Occidental essuie les sanies (sa civili

sation lui fournit une quantit? d'essuyeurs pour divers usages : mouchoirs, papier

hygi?nique, serviettes de table et de toilette, torchons, etc.), tandis que le

Marocain nettoie les parties souill?es en les lavant ? l'eau pure et ? main nue.

L'eau est purificatrice2. Le soleil se charge du s?chage, qu'il s'agisse du visage, de la vaisselle ou du carrelage.

i. Il serait trop long de d?tailler. Notons le baiser sur la main ou sur T?paule en signe de

respect. 2. Question pos?e par notre h?tesse : ? Pourquoi te laves-tu au savon tous les jours ?

Est-ce que tu as une maladie ? ?

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ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 59

Le creux de la main recueille habilement l'eau que verse un bec quelconque

(bo?te de lait Guigoz par exemple) et l'applique sur l'endroit ? laver de telle sorte

qu'aucune goutte ne soit inutile ou perdue. La paume frotte ensuite longuement, lentement, en rond. Les pieds, lav?s cinq fois par jour de cette mani?re comme

les mains, sont toujours tenus tr?s propres, car le geste qui vient d'?tre d?crit

est celui de l'ablution. Mais il n'est pas r?serv? ? cet usage. Il s'adresse aussi bien

? toute partie du corps qu'? tout objet ? laver. L'eau ne doit pas ?tre souill?e.

Courante, elle entra?ne les impuret?s. Elle est donc toujours utilis?e par ruisselle

ment ? l'aide de contenants divers (bouilloire du lave-mains). Ni les objets sales

ni les mains ne sont immerg?s ; le Marocain ?prouve une grande r?pugnance pour tout r?cipient d'eau stagnante : cuvette, lavabo, bidet ou baignoire. Seul le linge,

depuis l'emploi des poudres ? laver, trempe dans un bac pos? au sol1, mais il est

frott? ? la main et rinc? ? l'eau courante, sous les fontaines publiques dans les

quartiers pauvres. Autrefois il ?tait foul? au pied sans trempage. Sur la vaisselle sale jamais immerg?e, la main, ? l'aide parfois d'une poign?e

d'alfa, d?verse de l'eau savonneuse puis?e dans une cuvette, puis rince, bien ?

plat, du m?me mouvement circulaire et lent. Le carrelage est lav? ? l'aide d'une

serpill?re tremp?e dans un seau d'eau pure. Elle est tenue ? bout de bras, jambes ? peine pli?es, et propuls?e par un mouvement semi-circulaire et rythm?. Ces

cuvettes et seaux sont scrupuleusement r?serv?s ? leur usage propre et jamais intervertis ; on ne saurait tremper un morceau de linge dans la cuvette ? vaisselle.

Le jour du grand m?nage, on vide le contenu de la pi?ce au soleil (d'o? le

r?le et la n?cessit? d'un espace polyvalent). Les murs et les portes des placards sont lav?s ? grande eau qu'on laisse d?gouliner. Nul besoin d'instrument, brosse ou ?ponge, ? peine quelques brins d'alfa au bout des doigts. D'un point de vue

technique, un essuyage permettrait d'achever le travail, mais l'eau s?chera seule, car il s'agit davantage d'une purification que d'un nettoyage. Le travail fini, l'acteur est satisfait ; il ne v?rifie pas le r?sultat, il lui suffit de savoir qu'il a

lav?, peu importe si quelques chiures de mouches sont rest?es sur les rideaux

de plastique. On pourrait croire que la douche europ?enne r?pond favorablement au crit?re

de ruissellement exig? pour le lavage du corps dans sa totalit?. Il n'en est rien. En regard du bain maure, la douche de la maison para?t triste, ?triqu?e, froide. La petitesse du bac (pr?vu pour se laver seul et debout) oblige ? se tenir ? croupe tons sans allonger les jambes. L'eau tombe sans qu'on puisse ? son gr? la r?pandre du creux de la main. Apr?s le bain, ? l'heure du repos, il faut ?ponger le sol o?

l'eau a gicl?. Le rassoul2, l'alfa et les cheveux peign?s sous l'eau bouchent les

i. M?me dans les appartements europ?ens o? le bac de la buanderie, construit pour laver

debout, sert de r?ceptable ? charbon, ? l?gumes, etc., le corps, dans la position de lavage du

linge, est pli? ? angle droit, jambes tendues. 2. Fine glaise grise dont on s'enduit les cheveux en guise de shampooing.

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conduites trop ?troites pour charrier tant de corps ?trangers. Prendre une douche, c'est sacrifier ? la n?cessit? d'?tre propre. N?cessit? et non rite, presque d?ri

sion, la douche ne remplace en aucun cas le hammam, et les femmes occiden

talis?es qui en usent n'en vont pas moins de temps en temps se laver au bain commun.

On n'?voquera pas ici la fonction socialisante et communautaire du bain, son atmosph?re de f?te, le bonheur qui s'y manifeste. Au-del? de la magie du

bain, antre chaud, plein de lumi?re glauque et de vapeur, o? les corps nus se

meuvent au milieu des bruits de seaux et de pleurs d'enfants, nous voudrions

montrer l'acte de se laver en tant que confort culturel. La chaleur est dense, il y a

de la place pour s'?tendre sur le dallage humide ; le bain dure deux ou trois heures, tout le temps d?sir? ; on installe pr?s de soi une grande provision de seaux d'eau ? la temp?rature pr?f?r?e, puis on se lave : d'abord s'asseoir jambes jointes, car il

est inconvenant de se tenir debout d?s qu'on a fini de charrier les seaux, et

attendre de transpirer assez pour que les desquamations roulent, noires, quand on frotte la peau avec le rond de li?ge. Frotter longuement, rincer de la paume en d?versant le contenu de la tassa1 avec laquelle on puise dans le seau. Couch?e

? plat ventre, se faire p?trir le dos par la masseuse. S'asseoir, se rincer encore

inlassablement. Poncer la plante des pieds. S'enduire les cheveux de rassoul, se frictionner de la t?te aux pieds avec une poign?e d'alfa enduite de savon

qui colore le corps d'une mousse verte. Rincer, puis peigner longuement les

cheveux d'une main, tandis que l'autre, toujours du m?me geste pr?cis, verse

et verse encore l'eau de la tassa. Il s'agit bien de longues ablutions au sens religieux du terme. Cette purification s'accomplit dans un sentiment de sati?t? ; sati?t?

d'eau, de chaleur, de temps ; absence de toute responsabilit? : l'eau se r?pand sans dommage autour de soi (sauf ? ?clabousser autrui) et le tas de cheveux que le peigne abandonne au creux de la rigole s'en va on ne sait o?. Le bain est un

luxe auquel tout le monde a droit.

Si nous avons choisi l'espace, par excellence tactile, du bain pour clore cet

aper?u sur les besoins d'espace li?s aux perceptions, donc aux techniques du corps, c'est qu'il illustre bien l'harmonie qui existe entre l'espace et les activit?s gestuelles

qui s'y d?roulent. En outre, dans sa fonction sacr?e qui tient non ? un pr?cepte

coranique mais ? son r?le purificateur, le bain rassemble toutes les attitudes

corporelles les plus importantes et permet ? l'observateur d'en tenter la synth?se. Les femmes s'assoient au sol, jambes tendues ; quand l'Europ?enne, courbattue, fl?chit un peu les genoux, on la rappelle ? l'ordre, et quand, debout, dans la salle de

d?shabillage, elle attend ses amies marocaines, on l'oblige ? s'asseoir sur la natte.

Ces postures, qui sont pourtant celles de tous les jours, ont un sens qui appara?t mieux quand elles sont renforc?es d'un caract?re obligatoire. Ce pli du corps ?

i. R?cipient rond, grand comme deux mains.

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ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 6l

angle droit a d?j? ?t? observ? dans le lavage et l'emmaillotage. Mais c'est aussi

Tune des attitudes de la pri?re. Le dessin ci-dessous montre que le d?roul? de

la pri?re met en jeu toutes les postures de la vie quotidienne.

(dur?e 3 minutes environ)

En outre, toute cette manipulation de l'eau, d'autant plus n?cessaire que l'absence d'outils et de chiffons favorise la souillure de la main, tous ces gestes

d?calquent le rituel des ablutions. C'est sur le sol, enfin, au plus pr?s duquel on

dort et travaille, qu'on se prosterne. Ainsi les gestes les plus humbles sont-ils

tous, inconsciemment, religieux. D'ailleurs, ceux qui adoptent, par go?t, les

attitudes corporelles europ?ennes sont aussi ceux qui ont pris leurs distances ?

l'?gard de la religion. Une architecture qui imposerait aux Marocains un espace entravant ces

postures, causerait un mal-?tre qui atteindrait l'individu dans son comportement sensoriel et, par l?, dans son identit?.

IL ? Le bidonville et l'expression de l'espace traditionnel

1. Le bidonville comme quartier

Install? sur la pente abrupte du coteau qui descend du plateau nord-ouest

dans la vall?e du Bou-Regreg, Douar Doum tourne le dos ? la ville. Il regarde vers la campagne qui s'?tend de l'autre c?t? de la butte, au-del? du foss? qui longe toute sa partie basse. Dans sa partie haute il est d?limit? par une large rue ? dont le trac? r?cent l'a amput? sur toute sa longueur

? qui le s?pare

de quartiers neufs. L'un d'eux, Youssoufia, en bordure, est un ?chiquier de blocs

carr?s ? un ?tage contenant un centre commercial. La porte de Rabat la plus

proche, pr?s des ruines du Chellah1, est distante d'environ quatre kilom?tres

par la route, mais le pi?ton l'atteint en moins d'une demi-heure s'il emprunte un

des sentiers trac?s ? travers champs. Ces chemins desservent six autres petits bidonvilles, ?gren?s entre Douar Doum et le Chellah, et dont la forme ?pouse les

asp?rit?s du terrain. A l'oppos?, ? quelques minutes, se dresse le quartier clan

destin de Douar Cristal, ancien bidonville ? durci ?, ainsi nomm? parce qu'il ?tait

enti?rement construit avec des bidons d'huile de la marque ? Cristal ? avant que ses habitants ?chafaudent des maisons de ciment sur l'emplacement des baraques

1. Ancienne ville romaine, site touristique.

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62 COLETTE PETONNET

primitives. Ce quartier occupe un vallonnement entre deux mamelons et suit l'arrondi du terrain selon une disposition radioconcentrique.

Douar Doum compte environ quinze mille habitants et trois mille logements1 dans sa totalit?, c'est-?-dire y compris le petit Douar Ra?ssi sur l'autre bord du

foss?, et Douar Lahouna2, ? l'extr?mit? nord, occup?, selon une trame pr?alable, par les familles expuls?es lors de la perc?e de la rue dont nous avons parl? plus haut. Vue d'avion, la bande compacte de Doum tranche nettement sur le

paysage. Vu d'en bas, Doum recouvre exactement la pente comme une fourrure verte et grise ; des pans de t?le et de carton goudronn? apparaissent dans les

trou?es de figuiers, d'eucalyptus et de roseaux. En haut il pr?sente, le long de la rue qui le borde, derri?re les postes d'eau, une fa?ade continue de boutiques de toutes sortes. Plus de quatre-vingt-dix ruelles s'enfoncent en pente raide, droites sur cinquante m?tres, puis sinueuses comme si elles suivaient le trac? capricieux et les confluents des eaux de ruissellement3. Et, comme dans la m?dina, elles

rec?lent des impasses. Les portes, dispos?es en chicane, diff?rent toutes par leur

physionomie particuli?re, et pour s'y reconna?tre les habitants utilisent bien

d'autres points de rep?res visuels que les num?ros de rues et de maisons impos?s par le service de l'habitat. Ces num?ros ne conservent d'ailleurs pas longtemps leur utilit? car les mouvements de population, en grande partie internes, sont

de l'ordre d'un cinqui?me par an. Non seulement les individus ne signalent pas leur changement d'adresse, mais ils emportent souvent leurs baraques avec eux.

Ces d?m?nagements supposent la recherche d'un mieux-?tre ?conomique et

spatial. Il peut s'agir d'un passage de la location ? la propri?t?4, d'un agrandisse ment, d'un rapprochement familial ou tribal, d'une pr?f?rence pour un emplace ment plus confortable ou plus conforme ? un sch?ma de l'espace ethnique. En

effet, une certaine hi?rarchie appara?t dans l'espace du douar, entre l'eau et le

foss?. En haut de la pente, ? proximit? des fontaines, habitent les plus riches :

commer?ants et artisans tenant boutique, ouvriers du b?timent (17 %), ceux qui

per?oivent un salaire r?gulier (auxiliaires de service). A mi-pente on trouve des

jardins plus nombreux et plus grands, t?moins d'une installation ancienne rest?e

intacte, ou bien des parcellements denses pleins de locataires, preuve d'une petite

capitalisation. En bas, dans la pestilence du foss? vivent les plus pauvres : men

diants et marchands ambulants de sel, de petit-lait, d' ufs, ou d'herbes m?di

cinales cueillies dans le thalweg en menant la ch?vre au pr?. Mais cette hi?rarchie,

i. Chifires transmis par le minist?re de TInt?rieur, Direction de TUrbanisme, CERF, 1971. 2. Lahouna signifie : ? ils nous ont jet?s ?. Nous n'avons pas ?tudi? cette partie de Doum.

3. Les minist?res ne poss?dent aucun plan pr?cis ; sur les relev?s topographiques officiels

tr?s approximatifs, seul le parall?lisme initial des rues appara?t. 4. Il n'y a pas propri?t? du sol, qui est propri?t? de l'?tat, mais des baraques ; 81,6 %

des habitants sont propri?taires de leurs baraques. Pour les 18,4 % qui sont locataires les

loyers mensuels varient de 10 ? 100 dirhams ; le dirham est ?quivalent au franc (chiffres CERF, 1971).

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ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 63

nullement rigoureuse, est contrari?e par l'existence de sous-groupes, ethniques1 et autres. En outre, la population de Doum subit progressivement un brassage de type urbain. Il n'a pas ?t? possible de mener l'enqu?te en profondeur qui aurait

permis de d?finir des groupes, compte tenu des ?migrations successives et des

alliances de voisinage. Les gens ?g?s de trente ? quarante ans dissimulent souvent

leur origine tribale et se disent originaires de leur lieu de naissance, qui pour leurs

parents n'?tait qu'un lieu d'?migration. Les unions se conforment grosso modo au sch?ma suivant : l'?migr? de fra?che date retourne au village ?pouser sa

cousine parall?le. Les mariages des enfants venus d?j? grands au douar se font encore ? l'int?rieur de la famille, entre ?migr?s. Mais les secondes unions et celles

des gens appartenant ? la deuxi?me ou ? la troisi?me g?n?ration n?e ? Douar Doum sont des alliances de voisinage. Ainsi, on peut voir une A?t Oussa (Gouli mine), n?e ? Oulm?s et venue toute jeune au douar, ?pouser un Rifain.

Cependant il reste des noyaux facilement d?celables install?s non pas le long d'une m?me rue mais ?tal?s ? la m?me hauteur dans plusieurs rues successives selon un axe longitudinal. Ils n'ont pas de fronti?res. En recensant rue par rue, on s'aper?oit que l'on change subrepticement de tribu. Autour de chaque tribu

et formant comme un tissu conjonctif, des gens d'autres origines sont rapproch?s par quelque identit? : g?ographique, d'?ge ou de m?tier ; on rencontre au m?me endroit non pas un mais plusieurs soldats, plusieurs locataires, plusieurs vieillards,

plusieurs jeunes couples, plusieurs ?migr?s r?cents. A mesure que change la

majorit? tribale, la composition du tissu conjonctif change aussi, preuve que la

prise de possession de l'espace ne se fait pas au hasard. Douar Doum est un creuset d'int?gration urbaine. Aussi l'autorit? d'une tribu

est-elle rarement d?celable par des signes ext?rieurs, vestimentaires par exemple (certaines femmes qui habitent chez les A?t Oussa portent le voile noir par iden tification ? la coutume majoritaire)2. Elle se manifeste surtout lors des f?tes. Un soir ?clate une musique diff?rente des rythmes urbains : une c?r?monie de mariage se d?roule selon la tradition tribale et rassemble, outre les membres du groupe local, deux cents parents venus du bled saharien. Le jour du Moussem, les A?t Oussa d?filent avec la chamelle promise au sacrifice ; l'unique rue large est ferm?e d'une palissade sur laquelle s'appuie la grande tente des invit?s, et on y creuse sur les trois quarts de sa largeur une tranch?e qui fournira de la braise

pour dix bouilloires, le th? pour deux cents personnes. La maison d'un descendant

maraboutique s'honore de conserver des hampes accroch?es sous le toit ou les

larges foyers des festins communautaires. La coh?sion d'un groupe a des r?per cussions sur la vie pratique. Ainsi, l'efficacit? d'une buse d'?coulement pos?e

1. Les premiers emigrants arriv?s du Sud en 1905 s'?taient install?s sous leurs tentes contre le mur du m?chouar. Apr?s plusieurs expulsions, leur groupe a pris possession du coteau avant la Deuxi?me Guerre Mondiale.

2. Proverbe arabe : ? Fais comme ton voisin ou alors quitte les lieux. ?

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64 COLETTE PETONNET

tout au long d'une rue prouve l'organisation et l'homog?n?it? des groupes install?s ? cet endroit.

Au niveau des services communs, Douar Doum est ?quip? comme un quartier traditionnel. Il poss?de des mosqu?es1, des ?coles coraniques et les zaouia de ses

confr?ries maraboutiques, des bains maures, des moulins et des fours banaux.

C'est un quartier urbain, tr?s vivant, dont les fronti?res sont constamment

franchies. Les habitants de Youssoufia d?laissent leur centre commercial pour se ravitailler chez les commer?ants de Doum qui vendent moins cher. Les classes

moyennes des HLM fr?quentent ses bains. Les vendeurs de simples, de lait, de poules fournissent leur client?le ? domicile.

Les mendiants ont leur immeubles attitr?s, les portefaix travaillent dans les

march?s du centre de Rabat. En revanche, comme dans les villes traditionnelles

o? l'artisanat est localement sp?cialis?, c'est dans l'un des douars du Chellah

qu'est tourn?e toute la poterie usuelle revendue ? Doum, et ? Douar Cristal que les menuisiers pr?fabriquent les panneaux des baraques.

Doum n'est ni une banlieue ni un ghetto. C'est un quartier aux normes ?co

nomiques basses2, en interaction constante avec les autres quartiers et le centre

de Rabat, o? il n'est pas infamant de revenir3, o? acqu?rir une maison repr?sente une promotion, o? des traditions persistent, et qui pour survivre ?conomiquement r?alise une synth?se ville-campagne.

2. La structuration de Vespace familial ? Douar Doum

Des ruelles qui s'?tirent entre les t?les aveugles ou les roseaux ?tanches, on ne

devine aucun int?rieur. Les portes, en chicane, ferment les zriba. A Doum on

emploie, de pr?f?rence ? dar (maison), le mot mahal* qui signifie ? emplacement ?.

Le mahal, c'est l'espace dont on a fait son lieu d'habitation, le territoire plut?t que la maison. (J'ai laiss? mon mahal ouvert =

je n'ai pas ferm? la porte de

la rue.) Les mahalet ont ?t? creus?s dans la glaise ? des niveaux variables par rapport

? la rue et ? la position des voisins. La hauteur de la palissade est pr?vue pour

emp?cher de voir et d'?tre vu. Si la vue est d?gag?e, la zriba est basse ou comporte une fen?tre sur la vall?e. Elle n'emp?che pas la communication car elle sert ?

prot?ger, non ? isoler.

i. Avec une pi?ce ? ablutions dont Teau est chauff?e en permanence dans une chaudi?re

campagnarde. 2. Les meilleurs salaires ne montent gu?re au-dessus de 200 dirhams. Exemple du co?t

de la vie : mouton, 8 dh le kg ; tomates, 0,20 dh le kg ; cuisson du pain au four, 0,10 dh.

3. Les gens ? revendent la cl? ? d'un logement trop on?reux attribu? par l'?tat et se

r?installent au bidonville en propri?taires. 4. Plur. : mahalet (utilis? infra).

Page 20: Petonnet - Espace, distance et dimension dans une société musulmane

ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 65

Les mahalet s'appuient les uns sur les autres, ? plusieurs niveaux. Primitive

ment de forme arrondie, si Ton en juge d'apr?s les plus anciens, ils ont ?t? par

tag?s et cloisonn?s depuis qu'un contr?le administratif, en imposant un bornage, a fait monter la densit? ? l'int?rieur du douar. Occupant le moindre espace, ils

dessinent des alv?oles aux formes trop diverses pour pouvoir ?tre d?crites de

fa?on exhaustive1.

La totalit? de l'espace est habit? : c'est pourquoi un simple recensement des

baraques ne saurait suffire. Aucun mahal n'est semblable ? un autre. Y p?n?trer est chaque fois une aventure. Cependant il se d?gage des types, n?s des contraintes

physiques, sociales et culturelles. Certes, les installations anciennes refl?tent la

persistance de sch?mas ethniques : de beaux jardins chez les Berb?res du Souss, une maison typiquement Haha, des cours-terrasses du Haut Atlas. Mais les

occupations et remaniements successifs des territoires, l'impossibilit? pour les nouveaux arrivants d'ouvrir un emplacement neuf font ?voluer l'habitat du douar vers une homog?n?isation urbaine, et les diff?renciations n'apparaissent plus

qu'au niveau des d?tails. Chaque individu organise son espace selon ses besoins et,

compte tenu de ses faibles possibilit?s ?conomiques et de la contrainte des mat?

riaux, exerce son art ? agrandir son mahal en fonction d'une perception de l'espace

qui n'est pas la n?tre. En cas de partage, l'intimit? de chacun est pr?serv?e par les orientations contraires des portes, ou gr?ce ? des d?marcations l?g?res de

territoires priv?s. D?s Tentr?e on per?oit les caract?ristiques de l'habitat ? Doum. Vivre ? l'air

libre ajoute une dimension ; c'est pourquoi la cour et l'auvent ont beaucoup

d'importance. La surface habit?e est pluridimensionnelle plut?t que plane. On y retrouve l'organisation semi-fixe. Les mesures des ouvertures, ? la dimension du

corps, offrent une variation et une ?conomie de mouvements pr?servant l'espace libre, tout comme l'absence de porte (de type europ?en) ?vite l'empi?tement du battant. Les parois fa?onn?es ? la main portent l'empreinte des paumes.

L'examen de chaque lieu d'habitation illustrera ces constatations. Auparavant il convient de dire un mot ? propos des types de base (cf. fig. i). Les cours rondes se rencontrent chez les semi-ruraux, et dans les installations anciennes. Dans la

partie plus urbanis?e et plus dense de Doum, la cour, restreinte ? l'espace d?limit?

par les baraques, tend vers le rectangle ou le carr?. Ces types, selon l'espace disponible, sont combinables entre eux presque ? l'infini, compte tenu des auvents et de l'am?nagement des intervalles. L'emploi de mat?riaux divers (bois, pis?,

ciment) ne change rien ? la disposition des constructions. Du rural ? l'urbain les

transitions sont innombrables.

i. Les croquis et descriptions seront simplifi?s malgr? notre souci d'exactitude.

5

Page 21: Petonnet - Espace, distance et dimension dans une société musulmane

66 COLETTE PETONNET

Fig. i. ? Types de base des habitations

zriba

simple

B> S?3^ double d'angle face ? face

perpendiculaires non jointes

Fig. 2. ? Exemples d'am?nagement et de combinaison

jarres sous figuier

cl?ture int?rieure en roseaux

B : urbain

salon de la soeur

hnnn

salon

arre-i^

I_!aon_I E jarre

bit. el ma cuisine, atelier de couture

chambre en bois

[Hlllifi

1

I salon

I en dur auvent

bit e/ ma bit el r fleurs | cloison de briques

abritant un trou d'?coulement, et coin ? faire la vaisselle

Page 22: Petonnet - Espace, distance et dimension dans une société musulmane

ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 67

Fig. 3. ? Maisons ? grand jardin (Berb?res

? ?migration ancienne)

(BERBERES D'AMIZMIZ 1942)

el ma

double cuisine

carrelage sous treille grimpante

figuiers, 12 bananiers, vigne grimpante : ombre dense

(BERBERES DU SOUSS 1945)

large auvent

?' jardin potager " l*?% >:

V ; .fleurs, arbres fruitiers;/://^ichambre

en bois

coin de rangement

entr?e et bande ciment?e

figuier ombrageant le ciment

Fig. Exemples d'imbrication tortur?e impos?e par la densit?

espace servant d?double cuisine i

vigne

Fig. 5. ?

Exemples de partage et d'am?nagement de l'intimit?

nouvelle cloison

nouvelle porte H

coin ? vaisselle

/ bit el ma / bit el ma nouvelle entr?e nouveau coin de rangement

rangement

bit el r

rigole rd'?coulement

jarre de la locataire

Page 23: Petonnet - Espace, distance et dimension dans une société musulmane

68 COLETTE PETONNET

Fig. 6. Auvents

a

Auvent prolong? 3 fois

pour compenser l'exigu???

Auvent ?quip? en cuisine, avec jarres, buffet, ?tag?re,

r?chaud ? butane

bit el ma

Auvent .appuy? contre le mur des voisins et servant de cuisine

+ auvent ouvert

Auvent appuy? contre la palissade et abritant le feu

Fig. 7. ?

Espaces intercalaires et bit el ma

bassines

Maison de charretier : auvents libres, double entr?e dissimulant

bit el ma et cheval

rangement

Rangement dans les intervalles; bit el ma en pierres derri?re un grenadier

et des b?gonias

Derri?re la maison : bit el ma recouvert d'une bassine, tas de bassines, jarres ? lavage, trou d'?coulement

1-1

bit el ma en t?le de bidons, sans porte, ? ouverture

invisible

bit e/ ma

avec modelage en ciment autour du trou

Page 24: Petonnet - Espace, distance et dimension dans une société musulmane

ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 69

La cour

Plus qu'un prolongement de la maison, elle est elle-m?me maison. A ciel ouvert ou aux trois quarts couverte, de plain-pied ou ? plusieurs niveaux, nue, meubl?e,

ciment?e, battue, plant?e, fleurie ou peinte, la cour est un endroit suppl?mentaire ou compl?mentaire mais toujours essentiel. Elle est pr?sente dans tous les cas,

que l'exigu?t? la r?duise ? sept pas sur deux ou trois pas sur trois, qu'elle s'?pa nouisse au carr? sur vingt-cinq pas ou, entre ces deux extr?mes, qu'elle mesure

8 X 7, 10 X 13 ou 11 X 51. Nue et blanchie, elle donne une impression d'unit?, voire d'immensit?. Meubl?e

d'un buffet qu'on ne peut placer ailleurs, de fleurs en pots ou d'un m?tier ? tisser, elle comporte toujours un espace vide, si petit soit-il, dont la fonction est r?serv?e

aux activit?s non salissantes.

Rev?tue d'un ciment lisse quelquefois color?, lav?e chaque matin, elle est

douce au pied et ? la main. Si une bande blanche court sur son p?rim?tre et

gomme les angles au sol, la cour devient coque. Des fleurs et des arbres fruitiers lui donnent de l'agr?ment. Les bidons rouilles de la palissade disparaissent sous les

volubilis et le ch?vrefeuille. Des parterres ovales de deux pas sur trois ou ne

d?passant m?me pas la largeur de deux mains associent au n?flier trois melons, au pied de vigne la menthe et l'absinthe, au tournesol la patate douce.

De terre battue, demeur?e campagnarde, la cour permet aux poules de vivre en libert?. Mais citadine ou campagnarde, elle constitue toujours un espace commun d?volu au propre comme au sale selon des territoires circonscrits par des

lignes imaginaires ou r?ellement trac?es {cf. fig. 2 A). Ainsi l'on mange et l'on

cuit pr?s de la maison, on lave loin ou derri?re. Des d?nivellations fr?quentes d?limitent ces territoires et agrandissent l'espace en jouant sur ces diff?rences de niveau.

On donnera ici deux descriptions de mahal ? plusieurs niveaux :

1) On entre de plain-pied dans une cour enti?rement ciment?e (7 x 5), ?

l'exception de l'espace m?nag? pour un jardinet de quatre rosiers. A gauche, un

rempart de ciment supporte, ? hauteur d'?paule, la palissade de t?le en retrait, au pied de laquelle poussent des plantes grimpantes. A droite on descend par trois marches hautes dans deux baraques contigu?s. Au fond quatre marches de

ciment font acc?der ? un jardin suspendu contenant un amandier, une cage ?

oiseau, une corde ? linge et la niche du chien. L'animal se trouve juste ? la hauteur

du toit de la maison.

2) On entre dans une cour carrel?e (4 x 4) bord?e ? droite d'une baraque

1. Il s'agit de pas. Toutes les mesures ont ?t? prises avec notre corps : taille, 1,60 m;

envergure du pas, 50 cm.

Page 25: Petonnet - Espace, distance et dimension dans une société musulmane

70 COLETTE PETONNET

atelier. Un large perron descend en ?querre ; il dessert ? droite, ? un premier niveau, une pi?ce en ciment, et ? gauche, deux marches plus bas, une baraque et une cour (6 x 4) ombrag?e d'un figuier. C'est dans la cour basse qui contient le bit el ma que se font la vaisselle et les ?pluchages. La cour haute, sous auvent, sert de lieu de d?tente pour les femmes.

U auvent

Construit en avant des baraques sur deux piliers (jeunes troncs d'arbres ou

bois de r?cup?ration, par exemple pieds tourn?s d'anciens baldaquins), recouvert

d'un toit en pente douce, il prolonge la cour ou la maison selon les cas. Enti?re

ment ouvert et nu, il ombrage une partie de la cour. Sur?lev? d'une marche si

basse que ce n'est pas la peine de lever le pied ou ferm? sur un c?t?, il fait partie de la maison. Totalement libre, il prouve que les baraques suffisent. Si au contraire

la maison ne r?pond pas ? tous les besoins, il compense ses manques en plafonnant

largement la cour. Devant la maison, libre, ses proportions sont constantes. On le

franchit en trois pas, et la t?te passe juste sous son bord le plus bas. D?bordant

d'une construction en dur, plus ?troit, il s'?l?ve ? deux m?tres ou plus et n'a

d'autre fonction que d'ombrager l'entr?e. L'auvent est en effet d'abord un abri

contre le soleil et la pluie ; il s'offre ? des usages multiples : jeux d'enfants, salle

? manger d'?t?, coin pour la sieste et pour prendre le th?, atelier de femmes

(carder et filer), r?ception des hommes tandis que les femmes sont ? l'int?rieur.

Ferm? en coin, il contient les ustensiles de cuisine, l'autre extr?mit? restant

libre {cf. fig. 5b). Pos? contre le mur voisin, entre deux baraques ou fermant un

angle, il existe pour lui-m?me, et, ?quip?, devient une pi?ce d?finie {cf. fig. 6b et c).

(La premi?re pi?ce des doubles baraques est d'ailleurs en r?alit? un auvent compl? tement clos.) On n'y fait jamais de choses sales. Il permet de vivre ? la fois ? l'air

et ? l'ombre ; c'est pourquoi on ne trouve pas d'auvent dans une petite cour

ombrag?e par un trop grand figuier.

Les espaces intercalaires

Le devant de la maison ?tant laiss? libre et propre autant que possible, tous

les creux et recoins, non seulement derri?re et autour, mais dessus et dessous, servent ? dissimuler tout ce qui est g?nant, doit ?tre tenu cach?, ou est indigne de para?tre.

Si un pan de toit voisin affleure, on y met s?cher le grain. Les choses pr?cieuses et les papiers administratifs de la famille sont rang?s sous le lit dans un coffre ?

linge ou une bo?te cylindrique. Entre deux baraques contigu?s un interstice

permet d'accrocher les bassines ; un plus large espacement re?oit les r?serves, tonneau ou bois, ou le v?lo. Deux baraques perpendiculaires non jointes forment

Page 26: Petonnet - Espace, distance et dimension dans une société musulmane

ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 7*

derri?re elles un angle mort : ? ciel ouvert, c'est une arri?re-cour ; couvert, c'est un lieu de rangement ; ferm? d'un rideau ou d'une planche, c'est une bit khzin

(cachette). La chienne ou la chatte y mettent bas. On peut y d?couvrir aussi un

passage secret. Les besognes sales ou qui sentent mauvais ont lieu derri?re la

baraque, quand celle-ci ne touche pas la cl?ture, ou pr?s de l'entr?e contre le

petit c?t? qui dissimule le trou d'?coulement et la poule ? l'attache. Quand la cour forme un rectangle ?troit, on pr?l?ve sur sa longueur une entr?e suppl? mentaire derri?re un muret ; ou bien on masque le trou d'?coulement derri?re un rang de quatre briques. Sinon, une bosse concave dans la cl?ture, l'angle d'un ?dicule ou l'espace compris entre l'arbre et la palissade conviennent. Il n'est pas n?cessaire que les activit?s ou les choses impures soient invisibles, mais elles

doivent demeurer hors du champ visuel, discr?tes ou voil?es.

Le ? bit el ma ?

Il n'y en a pas deux semblables. Ils m?riteraient ? eux seuls une ?tude non

seulement technologique mais sociale, en liaison avec la composition de la famille. Leur examen trop rapide ne nous a pas permis de d?celer les lois qui pr?sident ? leur ?dification du point de vue du d?sir et de la notion m?me d'intimit?.

Toutefois deux facteurs essentiels influent sur leur construction et le choix de leur emplacement. Associ?s ? l'eau, lieux ? ablutions, ? lavages et, accessoire

ment, ? besoins naturels, ils doivent quand c'est possible, se raccorder ? la buse

d'?coulement, et dans tous les cas ?tre dissimul?s ? la vue ; dissimul?s, mais non

invisibles, comme on l'a indiqu? pr?c?demment. Aussi trouve-t-on le bit el ma

souvent dans l'entr?e, derri?re une petite cloison, ou simplement cach? par le

c?t? de la premi?re baraque, ? ciel ouvert et sans porte. Il suffit en effet que l'individu install? sous l'auvent ne le voie pas, et il importe peu que le visiteur

passe devant en entrant ou m?me enjambe le simple trou, plac? juste derri?re la porte, efficace protection contre les intrus. Si le trou co?ncide avec l'?coulement, on y fait la vaisselle et le lavage. S'il n'est pas possible d'installer le bit el ma dans

l'entr?e, ou en bout de baraque, on construit un ?dicule sp?cial, donc visible. Tout l'art va consister ? le rendre discret. Il est plac? loin de la maison, c'est-?

dire, en face, en profitant, s'il y a lieu, d'un renfoncement de palissade. ?troit et bas, juste assez grand pour contenir accroupi le corps qui s'y est gliss?, souvent

circulaire et sans porte, il tourne le dos ? la maison (cf. fig. 7). Deux piquets et un

lambeau de plastique suffisent ? le voiler. Rond, ma?onn? en pierre, il ressemble ? un puits. En briques blanchies, il se fond dans la cl?ture. Surmont? d'une cage ? oiseaux, on oublie son existence. Derri?re un tronc d'arbre, il est mieux cach? ; et le rideau de fleurs du parterre rend le m?me service. Il peut m?me dispara?tre sous un ?chafaudage de pots de fleurs g?ants ou au contraire ?tre visible, mais il

s'agit alors d'une petite maison de planches peintes, avec auvent pour les jarres;

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72 COLETTE PETONNET

celle-ci peut ?tre construite, dans le cas d'une cour en contrebas, en haut d'un escalier monumental (par contraste avec la maison) et fleuri.

Chez les ruraux de Ra?ssi, la proximit? des champs rend le bit el ma inutile. Dans un mahal en dur, il s'int?gre ? la construction et s'il est grand (4 X 4)

plusieurs niveaux y d?limitent les zones d'activit?s diff?rentes (lavage du linge, ablutions, WC). Par contre il sent souvent plus mauvais que les autres, g?n?rale ment inodores. Le trou du bit el ma sans porte est tenu propre et ferm?. Un galet

s'y adapte herm?tiquement, mais un vieux faitout, son couvercle ou une ardoise

d'?colier le couvrent plus largement. Ce trou peut ?tre celui du WC turc achet? au fabricant local. Plus souvent ciment? ? la main, autour d'un bidon d'huile

pour les plus larges, il s'orne parfois d'un croissant model? {cf. fig. 7e).

La cuisine

On ne la reconna?t pas toujours au premier coup d' il. Telle baraque qui contient des ustensiles sert en r?alit? de chambre aux enfants, et le tajine1 sur le

kanoun2 dans un creux de palissade a disparu ? l'heure de la sieste sans laisser la

moindre trace. Il semble que le kanoun soit pos? n'importe o? et que pourtant,

toujours un endroit soit r?serv? aux choses de la cuisine. Cela tient au fait que les

activit?s concernant la nourriture ne sont pas toutes pratiqu?es n?cessairement

dans un m?me lieu. Il ne s'agit pas tant d'un espace ? organisation semi-fixe

que d'une s?lection de divers emplacements compte tenu de certains crit?res :

on a d?j? rencontr? l'emplacement pour laver la vaisselle ; plumer le poulet exige une surface qu'on peut souiller, par contre on p?trit le pain (sacr?) l? o? il ne risque pas d'?tre sah. Le pain sera donc p?tri, par exemple, dans la chambre de tous les

jours, et le poulet vid? derri?re la baraque, mais il se peut aussi que la cuisine

convienne ; c'est ? la ma?tresse de maison d'en d?cider. En outre, on range rarement

les ustensiles sous le m?me toit que le foyer, car le feu est salissant. L'endroit o?

s'op?re la cuisson est d?termin? en fonction des id?es attach?es au feu et de la

notion d'intimit?.

Chez les ruraux, chaque cellule familiale dispose ? l'int?rieur de la zriba de

deux sortes de feux : l'un fixe, nourri au bois, l'autre, le kanoun, mobile, qui fonctionne aux braises ou au charbon de bois3. Cette tradition persiste chez les

citadins ; l'av?nement du fourneau ? butane rempla?ant l'ancien ? potager ? ou

feu fixe ne fait pas dispara?tre le kanoun. Le feu fixe b?n?ficiera donc d'un empla cement sp?cial, tandis que le kanoun changera de place selon les saisons ou les

circonstances. Mais il ne peut se d?placer qu'? l'int?rieur de la zriba, car l'acte

i. Nom g?n?ral donn? aux viandes en sauce cuites ? feu doux dans un plat de terre

verniss?e ? haut couvercle pointu, ?galement appel? tajine. 2. Brasero en terre cuite.

3. Cf. pi. 1 : le croquis de la tente.

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ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 73

de cuisiner est intime, secret, et ne saurait tol?rer des regards ?trangers. Dans

le cas d'un mahal partag? entre plusieurs locataires, un ?dicule-cuisine n'est

jamais utilis? en commun, et l'absence de toute zone priv?e provoque le retrait

du kanoun ? l'int?rieur de la chambre, au risque d'asphyxier le b?b?.

Quelquefois l'emplacement du feu fixe n'est d?celable qu'aux traces de noir

de fum?e sur un pan de palissade. Plus souvent, on construit un abri, simple auvent ou baraque sans porte, de trois ou quatre pas au carr?. Cette baraque cuisine contient, outre le foyer1 et les kanoun*, quelques ustensiles de terre,

tajine et couscoussier, align?s sous la table suspendue ; mais la vaisselle qui n'entre pas en contact avec le feu est rang?e dans la maison. Dans cette cuisine

rurale, on peut aussi entreposer des outils, du foin, un m?tier ? tisser, et y garder des poules.

Sous un abri ? feu tr?s pr?caire on ne range ni vaisselle ni ustensiles, et on

leur am?nage un coin particulier, extr?mit? de baraque ou angle d'auvent. Cette

remarque vaut pour les cas d'utilisation exclusive du kanoun. La cuisson a alors

lieu dehors, ? l'abri du vent, et le kanoun, peu encombrant, se range apr?s usage dans quelque coin.

Par contre le butane, r?chaud de camping ou ? deux br?leurs, feu sans fum?e

et signe ext?rieur de richesse, entre dans la maison. On lui am?nage un espace relativement clos (cf. fig. 6) et la vaisselle d'aluminium prend place au-dessus et

au-dessous de la planche qui le supporte. Dans les mahalet en dur la cuisine a une

existence individuelle et fixe. Construite d'apr?s des mod?les europ?ens, elle

comporte une paillasse incommode parce que beaucoup trop haute, ? hauteur de

l'?poux-constructeur qui n'a jamais fait la cuisine dans cette position. Les cuisines de Doum, qui r?v?lent la dispersion ou la concentration des actes

culinaires, la persistance de l'attitude accroupie ou le rel?vement du corps ? la

verticale, peuvent ? elles seules t?moigner de l'?volution des techniques, du niveau de vie, de la conception de l'existence, du degr? d'urbanisation et du seuil d'entassement.

Les baraques ou pi?ces d'habitation

En bois, recouvertes de carton goudronn?, avec leur toit pointu et leur porte ouverte au milieu de la longueur, prolong?es de leur auvent, elles ont toutes le

m?me aspect et des dimensions constantes. Du bout de la main tendue on touche le toit dans sa partie basse. A l'int?rieur, les banquettes et le lit laissent un espace libre d'environ cinq pas de long sur trois pas de large. La baraque mesure dans la

i. Triangle de trois pierres, ou trou model? en glaise quelquefois muni d'un tuyau hors combles.

2. Les kanoun pauvres sont fabriqu?s ? partir d'un vieux faitout ?maill? recouvert de

glaise crue ; il y a g?n?ralement deux kanoun par maison.

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74 COLETTE PETONNET

majorit? des cas sept pas sur quatre, mais il existe deux tailles sup?rieures (9x5 et 11 X 6). Il est ?vident que la contrainte des mat?riaux s'exerce sur les dimen sions. L'homme du bidonville est prisonnier des mesures industrielles qu'imposent le carton goudronn?, la t?le ondul?e et le bidon d'huile1 ; il ach?te des planches

coup?es et pr?ajust?es. Aussi pourrait-on croire les arch?types disparus. Or, les

baraques de pis?2, aux angles arrondis, dont les proportions parfaites r?v?lent

l'inconsciente ma?trise du nombre d'or, mesurent toutes sept pas sur quatre. Moins harmonieuses sont les pi?ces de ciment au plafond de t?le inclin?e, mais leurs dimensions au sol pr?sentent ce m?me rapport : largeur un peu sup?rieure ? la

moiti? de la longueur. La mosqu?e en planches et la zaouia en dur sont de la taille d'une grande baraque. Les pi?ces d'habitation ne seraient-elles pas construites selon les normes de la natte et du tapis ?

Les ?l?ments standard sont compos?s et dispos?s en un tout, souvent harmo

nieux. Dans un mahal con?u pour le temps pr?sent, ils sont ajust?s au fur et ? mesure des besoins. On perce, par exemple, des ouvertures suppl?mentaires :

passage secret pour rejoindre l'arri?re-cour ou la maison voisine, fen?tre pour am?liorer l'a?ration (dans le cas d'une prolongation d'auvent) et taill?e ? hauteur des yeux d'un individu assis au sol. Les ouvertures sont toujours petites. Un

homme doit baisser la t?te pour entrer et les fen?tres qui flanquent la porte des

baraques de grande taille sont justes assez larges pour qu'une femme y passe la

t?te et un bras. Les baraques sont sur?lev?es sur socle ou surbaiss?es par creusage selon l'humidit? de la cour ou la taille du ma?tre. L'une d'elles, la principale, est

mise en valeur par une couleur, un perron, ou un seuil marqu? de six carreaux

de fa?ence. C'est la chambre-salon. Meubl?e de banquettes, d'un Ht conjugal, d'une natte et d'une armoire de pitchpin, construite en ciment d?s que possible, r?cur?e chaque matin, elle conserve les tr?sors de la maison3 et d?montre au

visiteur le talent de ses auteurs.

L'habitant de Doum fait preuve, dans le choix des couleurs et la r?cup?ration des mat?riaux, d'un r?el g?nie d?coratif. Une description exhaustive ?tant impos sible, nous citerons seulement quelques exemples de mat?riaux de rev?tement, de peinture polychrome et de graphisme. La d?coration indique parfois la profes sion ou le lien de parent? entre occupants de mahalet diff?rents. Chez les balayeurs

municipaux, les murs et le toit sont tendus de cartes, de plans d'am?nagement des ports, et de vieux dahir*. Les plantons d'ambassade arborent des affiches, d'immenses photos de villes et de monuments. Une maison est tapiss?e de grandes

images sous-titr?es en russe, repr?sentant des vues r?alistes de la r?volution.

1. Transform? en seau, il contient 5 litres d'eau (poids utile pour un enfant). Son cylindre ouvert donne une surface de fer blanc de 1,25 m* (50 cm X 25 cm).

2. Plus rares et plus anciennes.

3. Cuivres, photos, argent, papiers, couvertures.

4. D?crets minist?riels sous le protectorat.

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ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 75

Le pl?trier a suspendu des moulages d'?criture sainte sur plaques rondes de 60 cm

de diam?tre. Plus raffin?e est la recherche chez ceux qui ont associ? les nuances et les

motifs diff?rents d'un m?me mat?riau : linol?um, nappes de plastique imprim? ou papiers d'emballage de luxe patiemment tri?s et assembl?s. Un homme n'avait ? sa disposition que du papier craft. Pour maintenir les punaises, il a rythm? l'ensemble de carreaux ? double ligne en pellicule de films 8 mm impressionn?s.

Deux rues plus loin nous retrouvons la m?me d?coration : les deux hommes sont

fr?res. Quelquefois le plafond est trait? ? part : il est orn? de simples ronds de

papier coll?s ou de petites ficelles dor?es et pendantes. Dans la peinture polychrome on peut distinguer trois types :

1. Les couleurs partagent la baraque en trois : un lambris ? hauteur d'?paule, la partie sup?rieure, et le toit. Exemple : jaune d'or et blanc ? plafond bleu. Deux

parties seulement subsistent mais qui utilisent trois couleurs, exemple : murs

blancs, plafond bleu canard ? poutre jaune, ou : lambris jaune, bleu au-dessus

(plafond compris) constell? de points verts1. 2. L'accent est mis sur les portes et les volets. Exemple : murs et toit blancs,

portes bleues ? encadrement ocre.

3. Les planches peintes une ? une composent des panneaux jusqu'? mi

hauteur : rouge-violet-bleu-jaune, ou rose-vert-noir. Ceux-ci sont prolong?s par une teinte unie ; le plafond est bicolore. Exemple : panneaux jaune d'or, vert

clair, bleu canard, et gris, surmont?s de blanc avec plafond vert et grenat. Les maisons de ciment sont peintes de deux tons (bleu et blanc, rose et bleu) et les

portes soulign?es. Sur ce fond, on a peint parfois des dessins, figuratifs ou non. En voici quelques

exemples :

? Les murs et le toit gris clair sont peints en jaune et rose d'arbres fruitiers

pleins d'oiseaux. Dans les entrelacs des branches, on d?couvre un poignard, un c ur, un ksar et des inscriptions en arabe.

? Un soubassement blanc est d?cor? de pots de fleurs rouges et roses. Au

dessus, sur un fond grenat, se d?tachent des branches de lierre. ? Des gazelles, des oiseaux, des fleurs, s?par?s par un motif g?om?trique,

remplissent la planche blanche d'un panneau altern? blanc et noir. ? Un graphisme abstrait, peut-?tre inspir? par les motifs des tatouages, ressort

en noir sur les jaunes et les roses des volets, des panneaux et du buffet. ? Des pseudo-lettres arabes s'?tirent comme une frise, termin?es en symbole

d'arbre, au-dessus d'animaux aux pattes triangulaires.

1. On rencontre fr?quemment dans la cour une tortue dont la carapace est peinte de la couleur dominante de la baraque.

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76 COLETTE PETONNET

Cette nomenclature des divers lieux d'habitation qui, dans un souci de g?n? ralit? a n?glig? le g?nie inventif de certains et laiss? de c?t? l'?tude des formes1, ne suffit pas pour faire pleinement comprendre ce que c'est qu'habiter un bidon

ville. Il est indispensable de tenir compte de la mani?re dont le Marocain se

d?place et dont il vit le temps. Nous y ferons allusion avant d'en terminer avec

Douar Doum.

Aux espaces ? destination particuli?re dont nous avons d?j? parl?, comme les

jardins, les clapiers, les poulaillers en forme de cloche, et le tonneau du chien, il faut ajouter les pigeonniers en hauteur, deux fours ? pain, un silo ? bl? et quatre hammam priv?s2 tous de forme ovo?de, deux puits profonds ? margelle, trois

citernes et une cave ? kif3 ronde comme un ventre.

La pr?sence d'une ?chelle dans maintes maisons s'explique par la n?cessit?

de monter sur le toit pour y v?rifier, par exemple, le niveau de la citerne qui alimente la cuisine en eau courante ? partir d'un tuyau branch? la nuit sur la

fontaine publique. Les marches d'escalier, tr?s hautes, peuvent ?tre faites de

bidons remplis de terre dispos?s en quinconce. Ces constructions suppl?mentaires diversifient la structure de l'espace et mul

tiplient les sentiers imaginaires. Elles montrent que le Marocain ne se d?place pas en ligne droite ou plane, mais serpente en contournant le poulailler et l'arbre.

M?me dans les maisons simples les d?placements qu'exige la vie quotidienne sont nombreux et les cheminements compliqu?s : monter ou descendre constam

ment de l'ext?rieur ? l'int?rieur, baisser la t?te pour franchir la porte, marcher

deux pas en biais en cas de double entr?e, passer constamment d'une pi?ce ?

l'autre et de l'ombre ? la lumi?re par le chemin le plus long qui traverse la cour, les baraques ne communiquant pas, s'asseoir le temps d'une t?che sur un tabouret

haut comme un cou de pied, aller qu?rir un ustensile, entrer et sortir de la cuisine en ployant autant de fois l'?chin?, se hausser sur la pointe des pieds pour regarder dans la rue, s'accroupir pour souffler le feu, s'insinuer chez la voisine par un

trou et se hisser sur un lit plus haut que la ceinture, tous ces actes prouvent ?

quelle gymnastique se livre le Marocain de Doum ; gymnastique qui int?resse

les techniques du corps, mais dont la pratique adapt?e ? la structure de la maison

diversifie et en quelque sorte gonfle l'espace. Le corps se plie aux exigences d'un

univers restreint, mais de fa?on ? pleinement jouir de l'espace qui lui est accord?.

Un Marocain n'arrive pas, il surgit. Il a l'art d'appara?tre silencieusement.

C'est pourquoi il affectionne les passages secrets. Les maisons poss?dent fr?quem

i. On peut pr?sumer une recherche inconsciente des formes parfaites : rond, carr?,

triangle equilateral. 2. Dans les cuves des bains de pis? l'eau chaude est amen?e par un syst?me de tuyaux

? partir d'une chaudi?re en terre qui chauffe aussi le sol. L'un d'eux est ?clair? par un verre

de phare d'auto en guise de hublot.

3. L'homme ?tant incarc?r?, nous nous permettons de mentionner l'existence de cette

cave.

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ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 77

ment deux issues, donnant sur deux rues et permettant les rapprochements fami

liaux, mais d'autres passages sont difficilement d?celables ? l'observation rapide. Dans une baraque une femme travaille ? c?t? d'une fen?tre ferm?e dont le bord

semble poli par frottement. Dans une autre maison cette femme surgit soudain sans avoir pass? la porte : sa fen?tre ouvre chez sa s ur, au ras de la cour o? nous

sommes. Nous visitons une maison enti?rement chaul?e en rose. Beaucoup plus tard nous entrons dans une seconde maison rose accol?e derri?re l'autre et en

contrebas. Par une faille de la t?le, que nous n'aurions pas aper?ue sans l'alerte

de la couleur, les eaux us?es de la maison haute rejoignent celles de la maison

basse, et c'est par ce passage, plus accessible ? l'animal qu'? l'homme, que se

hissent ou se glissent les deux belles-s urs.

De la m?me mani?re le Marocain de Doum fait surgir et dispara?tre les b?tes et les choses. A un art consomm? du rangement et de la cachette (bit khzin), il

faut ajouter celui de l'organisation non fixe et convertible. Et cette organisation est li?e ? la conception du temps.

Un m?tier ? tisser1 est fix? aux t?les de la zriba qui vibrent ? chaque tassement

de trame, mais il n'est pas l? ? demeure et dispara?tra, le tapis fini, pour repara?tre

peut-?tre dans une autre cour.

Des activit?s artisanales familiales, les maisons ne laissent rien deviner, m?me

lorsqu'on arrive au moment du travail, et l'objet fini ne laisse nulle trace. Puisque rien n'est pr?vu, il n'existe ni stockage des mat?riaux ni atelier ; on fabrique au fur et ? mesure des besoins et il en est de m?me pour l'habitat, notamment

pour celui des animaux, souvent invisible. Dans la maison citadine du charretier (cf. fig. 7a) aucune trace de paille, de

crottin ou d'odeur ne peut laisser supposer la pr?sence d'un cheval dans l'entr?e ciment?e et lav?e.

Un banc de ciment court le long d'un mur pour, croit-on, l'agr?ment de s'asseoir ; il faut se baisser tr?s bas pour comprendre qu'il abrite une rang?e de

clapiers, et une petite mangeoire, accroch?e derri?re la baraque, trahit seule

l'existence d'un mouton.

Le toit de la ch?vre ou du mouton n'a pas forc?ment ?t? construit pour eux ; ils peuvent simplement partager l'abri du feu. Parfois on ne devine m?me pas, en contemplant un habitacle, ? quel usage il est destin?. Dans une petite baraque carr?e, au sol sabl?, sans indice, pleure seul un chiot : ? c'est la maison du mouton

parti aux champs ?. ?quip?e d'un feu, elle pourrait devenir cuisine ; ou d'une

natte, une chambre. M?me la pr?sence d'un ?ne n'est parfois r?v?l?e que par la

plainte d'un voisin chez qui du crottin est tomb? par un effondrement de palissade. Chez l'apiculteur, la porte qui donne acc?s aux ruches, se perd dans les roseaux.

Dans une maison en dur, mais exigu?, pend une baratte en peau de ch?vre.

1. Dont les montants s'appuient sur des crics d'auto.

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78 COLETTE PETONNET

O? peut se cacher la vache ? A Ra?ssi. Le couple y a lou? un mahal pour loger la vache, son veau et deux chevaux ; tous les soirs il y va dormir, pour surveiller les b?tes, apr?s avoir laiss? les enfants ? la garde des a?eules.

Les b?tes vivent la plupart du temps dehors, pour se nourrir, mais aussi pour ne pas encombrer ni salir la maison qu'elles partagent pudiquement avec les

hommes.

Dans cet habitat o? il y a une place pour chaque chose et un emplacement pr?f?rentiel pour chaque acte, les ?l?ments sont polyvalents ou convertibles.

On transforme une baraque nue en salle de r?ception, la chambre en cuisine, la

bergerie en atelier, car rien n'est d?finitivement fix?. Il advient ce que Dieu veut, on ajuste sa maison aux circonstances.

On peut alors s'interroger sur les besoins d'espace du Marocain de Doum, et

cette question am?ne in?vitablement ? poser celle de l'entassement. Les bidonvilles sont toujours consid?r?s comme des zones dangereuses d'entassement. Or personne ne peut d?finir le seuil d'intol?rabilit? ? l'entassement, sauf les int?ress?s eux

m?mes. Nous avons vu qu'il faut au Marocain une zriba qui prot?ge son intimit?. Le seuil est donc atteint quand l'intimit? est viol?e. Mais ce seuil est extensible et varie selon les personnes. Le territoire de chacun peut ?tre cern? par une d?mar

cation imaginaire ou peu visible. Dans une maison locative de m?dina quatre femmes ?g?es et non-parentes partagent en bonne intelligence un patio o? chacune

poss?de son territoire ? cuisson. La place d'un vieillard peut ?tre marqu?e par la

peau de mouton o? il se tient ? l'accoutum?e. L'endroit o? une locataire installe son kanoun est une prise de possession d'un espace priv?, et les jarres sont des

limites de territorialit?. Tout d?pend des liens de solidarit? ou d'inimiti? des individus entre eux. On peut dire g?n?ralement que la notion d'entassement

n'est pas fonction de l'exigu?t?. L'exemple de la figure 5c pourrait faire croire ?

l'entassement mais il n'en est rien : le fr?re mari? occupe une zone s?par?e ; dans

la baraque du milieu habitent les trois s urs du fr?re et leurs deux ni?ces (m?me famille et m?me sexe, donc pas d'entassement) ; la locataire a ses activit?s pr?s de la porte d'entr?e, donc loin des autres. Si nous prenons le cas d'un mahal

ordinaire de deux baraques et d'une cuisine o? vivent les parents, huit enfants

et l'a?eule, soit treize personnes, on ne peut pas parler d'entassement si l'on sait

que la cour (7x6 soit 10,50 m2) est partag?e en deux par un grand auvent et un parterre de fleurs, et que la grand-m?re dort dans la cuisine avec deux enfants.

Par contre nous avons ? deux reprises entendu des plaintes dans le cas de cours de 20 X 20 (100 m2) o? quatre baraques sans auvent ni cl?ture ?taient lou?es ?

quatre couples diff?rents, soit en tout seize personnes. Il n'est certes pas question de d?fendre l'exigu?t?, mais seulement de montrer

comment le Marocain l'organise en accord avec sa culture. La notion d'entasse ment est relative, et ressentie diff?remment selon les individus, m?me ? l'int?rieur

d'un seul groupe social.

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ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 79

III. ? Quelques attitudes vis-a-vis de l'espace fourni

ET DE L'ESPACE CHOISI

Dans les soci?t?s industrielles les gens tr?s pauvres partagent avec les riches,

compte tenu de l'?cart ?conomique, le privil?ge de concevoir leurs habitats. Au

contraire, les repr?sentants de la classe moyenne sont dans l'ensemble contraints

d'utiliser des logements standard. Selon les circonstances, le logement peut convenir tel quel ? l'habitant, ?tre r?am?nag? en partie ou occup? autrement, ou encore ne pas convenir du tout.

Au Maroc les villes ont vu na?tre, selon les p?riodes et les architectes, des

habitats ?conomiques divers, des HLM d?sormais classiques aux longues rang?es de maisons individuelles b?ties sur des normes pseudo-traditionnelles (trame 8x8 d'Ecochard). Depuis l'ind?pendance, l'occupation par des Marocains des

maisons laiss?es vacantes par les Europ?ens a acc?l?r? l'influence occidentale

dans l'?volution de l'habitat.

Quelques exemples pris dans les trois strates de la population marocaine montreront des modes de r?am?nagement et d'utilisation de l'espace normalis?, et certaines organisations de l'espace choisi.

Ali le moghazni1 habite avec sa femme et cinq enfants une maison individuelle en accession ? la propri?t? avec cr?dit de l'?tat. Autour d'une cour carr?e, livr?e en terre labour?e sauf un couloir de ciment, sont dispos?s un salon et une entr?e sur laquelle ouvrent deux chambres, une salle d'eau et la cuisine. Celle-ci d?bouche sur une arri?re-cour munie d'un bac ? laver. AH a d'abord ?largi la bande ciment?e en sorte qu'elle couvre les trois quarts de la surface. Le jardinet restant lui suffit. Il a, d?s le d?but, lou? la deuxi?me chambre ? un couple et, pour ce faire, a gagn? sur Tarri?re-cour de quoi lui offrir une petite cuisine en montant un mur de briques apr?s avoir perc? le mur de la chambre. Il compte couvrir plus tard une partie de Tarri?re-cour restante pour y installer une cuisine selon son go?t (c'est-?-dire dans un espace semi-ouvert). Celle de la maison, qui est ?quip?e d'une paillasse carrel?e sur toute sa longueur, lui semble tout indiqu?e pour ?tre transform?e en pi?ce pour les enfants, ? cause justement de la paillasse qui leur servira de table ? ?crire.

Il baptise la cuisine : ? la chambre pour que les enfants ?tudient ?. Mais ils continueront ? dormir dans le salon car elle est trop petite.

Cette maison de trois pi?ces, que l'on pourrait consid?rer comme ?troite pour

sept personnes, abrite deux foyers ind?pendants ; l'espace qu'Ali a agrandi et

redistribu? devient d?sormais conforme ? sa conception de ? l'habiter ?.

i. Service auxiliaire de l'arm?e.

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8o COLETTE PETONNET

Dans un immeuble europ?en de quatre ?tages, huit appartements se composent d'une cuisine ouvrant sur un balcon, d'une salle d'eau, d'une chambre et d'une salle de s?jour dite ? pi?ce et demi ?, dans laquelle on entre directement. Les

locataires ont cloisonn? la salle de s?jour afin d'obtenir deux pi?ces r?elles. Les

banquettes, install?es tout le tour, condamnent l'acc?s aux placards. La douche est devenue buanderie, et les balcons encombr?s servent d'espace suppl?mentaire c'est-?-dire ? la fois de patio et de terrasse. Un jeune cadre du rez-de-chauss?e estime que ces balcons aux couvertures pendantes donnent un air n?glig? ? l'immeuble. Mais il ne voit pas que sa m?re agit de la m?me mani?re derri?re la

zriba de roseaux qui remplace le balcon de l'?tage, dans cette courette o? elle se

tient pour pr?parer le repas ? c?t? du kanoun. Cet appartement, qui en outre

s'ouvre par derri?re sur un jardin clos muni d'un ?tendoir et d'un parterre rond, convient ? la vieille dame, puisqu'il int?gre le dehors.

L'?tendoir pose un probl?me dans les habitats collectifs. Le climat tr?s humide

de Rabat oblige ? sortir fr?quemment les couvertures au soleil, et la purification par le soleil ?vite, dit-on, de trop nombreux lavages. En outre, les larges v?tements des femmes r?clament de longs fils de fer. Devant une rang?e d'immeubles ?cono

miques, l'architecte avait pr?vu un espace vert ; les habitants, exprimant ainsi

leurs vrais besoins, ont coup? les jeunes arbres ? la hauteur ad?quate pour y accrocher les fils d'un ?tendoir collectif et satisfaisant.

Au sujet de l'?volution de l'habitat, le langage une fois encore nous renseigne ;

quand un individu annonce le montant de son loyer et qu'on lui demande de quoi il dispose pour ce prix, il r?pond par exemple : une cuisine, deux pi?ces, un couloir

et un WC. Le couloir con?u par l'Europ?en uniquement pour la circulation est

consid?r? par le Marocain comme un espace central sans destination et aussit?t

converti selon les habitudes spatiales, en patio ou en pi?ce d'habitation.

Un jeune m?nage fonctionnaire occupe dans un immeuble un appartement de deux pi?ces-cuisine ouvrant sur un large couloir d'entr?e. Les pi?ces ?tant

meubl?es en salon d'apparat et en chambre ? coucher, il ne reste plus pour vivre

que l'entr?e-couloir. Deux matelas ? m?me le sol, entre lesquels le passage demeure, et un poste de t?l?vision indiquent qu'il s'agit de la pi?ce de tous les jours.

Le ? couloir-?-vivre ? tend ?galement ? se substituer au patio dans les nouvelles

maisons particuli?res : ? Viens nous voir, dit A?cha ; nous avons une grande maison neuve que le p?re a fait construire. Elle est moderne avec une salle de

bains et un grand couloir ; le patio ?a ne se fait plus. ? Construite par un entre

preneur, cette maison se compose, en bas, d'une chambre et d'une cour-?tendoir

dans laquelle le visiteur n'entre pas, car il emprunte directement l'escalier qui conduit au c ur de la vie familiale. Cet escalier d?bouche en effet sur un large couloir ?clair? ? l'extr?mit? par la porte ouverte du grand salon. En son milieu

il se creuse en alc?ve garnie de matelas, puis donne acc?s aux autres pi?ces, dont

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ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 8l

un troisi?me salon. Ici les chambres sont individuellement attribu?es, les enfants

?tant adultes et instruits. Cet espace, en d?pit des apparences, est du m?me

mod?le que les habitats pr?c?demment examin?s : on y retrouve un heu central

ind?fini utilis? pour la vie quotidienne, des pi?ces uniquement meubl?es de

matelas, et une arri?re-cour, invisible, pour les t?ches salissantes.

Nous sommes invit?e ? la f?te d'inauguration d'une maison riche. L?, de

larges disponibilit?s financi?res ont permis de faire appel aux services d'un archi tecte italien. De l'avenue on croit voir une de ces villas europ?ennes et cossues

de la c?te, derri?re sa grille blanche et sa pelouse. Mais en pr?tant un peu attention, on retrouve d?s l'entr?e, malgr? la disposition occidentale du s?jour au rez-de

chauss?e et des chambres ? l'?tage, toutes les habitudes spatiales pr?c?demment

analys?es. La cuisine, au bout du couloir qui dessert trois salons, dont un de

grande r?ception, d?bouche sur l'arri?re-cour enclose de murs. Dans celle-ci

s'?l?ve la construction basse des communs ?quip?e en buanderie. Entre le mur

d'enceinte et la buanderie, la pelouse laisse place ? une large bande de ciment.

C'est l? que les hommes, au cours de la f?te, tra?nent des matelas et s'installent

pour une partie de cartes, sous l'odeur des brochettes qui grillent dans la buanderie1. On peut pr?sumer que le jardin de devant, non isol? de la rue, est destin? ? la

parade et que le c ur de la maison battra, l'?t?, ? l'ombre du mur o? des plantes grimpantes tiendront lieu d'auvent.

A Douar Cristal un caporal de l'arm?e r?guli?re a construit seul et de nuit2 sa maison : un rez-de-chauss?e de quatre pi?ces carrel?es autour d'un patio, un ?tage semblable et une terrasse au-dessus. Comme bien d'autres propri?taires constructeurs, il a lou? le rez-de-chauss?e, se r?servant la vue d?gag?e. Comme il n'a que trois jeunes enfants, le logement est trop grand, bien qu'on ne vive pas dans le salon ; aussi a-t-il install? des poules, tout un ?levage en libert?, dans la

quatri?me chambre. En nous faisant visiter son uvre il dit : ? Les maisons

maghzenz, c'est ?triqu?, tellement, qu'on y est comme en prison. ? Dans la r?gion parisienne cette phrase revient toujours comme un leitmotiv ; mais l'entendre au Maroc nous a permis d'en comprendre le sens, du moins dans son acception spatiale.

Nous avons demand? ? une enqu?trice marocaine son avis au sujet des familles

qu'elle visite dans ces immenses HLM de la p?riph?rie de Casablanca, dans les

brumes du phare d'El Hank. Elle a ainsi condens? sa pens?e : ? Ils oscillent entre

le kanoun et le butagaz, ils ne se plaignent pas, mais ils sont tout brouill?s. ?

i. Les odeurs de cuisine ne p?n?trent pas dans la maison marocaine. Tout ce qui d?gage une odeur forte est cuit dehors.

2. Des quartiers clandestins entiers s'?rigent la nuit. Les pouvoirs publics mis devant le fait accompli sont r?duits ? l'impuissance.

3. Maisons du Gouvernement.

6

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82 COLETTE PETONNET

Ils ne se plaignent pas, car ils se contentent de ce qu'Allah leur a donn?. Mais

comment, venant du bidonville, ne seraient-ils pas ? brouill?s ? ? Brutalement

priv?s de la zriba, constamment confront?s aux autres sur la coursive et dans les

escaliers ext?rieurs ? l'immeuble, ils n'ont m?me pas la ressource d'entrer, en

franchissant leur porte, dans un univers familier. Les appartements, auparavant destin?s aux Juifs, se composent d'une entr?e-cuisine, dont la surface ?gale celle

des deux chambres. La salle la plus grande, dont il faut enjamber les banquettes pour passer dans une autre, est donc celle des t?ches sales dans laquelle on entre en premier : organisation tout ? fait contraire ? la tradition. De plus, la femme,

qui ne peut jouir du moindre d?gagement, d'aucun mode de communication

discret puisque tous les passages ont lieu en fa?ade, vit dans la r?clusion, et la

disposition des ?quipements m?nagers entrave la libert? de ses attitudes corpo relles. C'est peut-?tre de cette impossibilit? ? communiquer que na?t l'image de la

prison. A regarder un HLM marocain, on se croirait dans la banlieue parisienne.

Il s'agit du m?me chaos d'?tres et de choses ; l'escalier ? lui seul en apporte la

preuve : m?mes murs pollu?s ? hauteur d'homme, m?me odeur humaine caract?

ristique des univers concentrationnaires ; et les bo?tes aux lettres, cass?es, b?antes, sans nom, semblables ? celles que nous avons vues tant de fois chez les ? relog?s ?

fran?ais, nous autorisent ? ?mettre l'hypoth?se d'un sympt?me de perte d'identit?.

*

Les r?flexions que nous sugg?re l'examen de Douar Doum ne valent que pour lui seul, hic et nunc, et ne sauraient ?tre ?tendues a priori aux autres bidonvilles

de la zone industrielle de Rabat ou de Casablanca.

Les bidonvilles doivent ?tre ?tudi?s un par un, en regard de la ville-m?re.

Chacun d'eux, comme chaque quartier, a son visage particulier et ses ?lots. Ainsi

? Doum, les seuls ouvriers sont ceux du b?timent. Les petits artisans et commer

?ants travaillent sur place ; les autres exercent de petits m?tiers ou d'humbles

fonctions au douar ou en ville. La population n'est donc pas comparable ? celle

que drainent les usines. Par ailleurs, on note des migrations ethniques pr?f?ren tielles : certaines tribus sahariennes sont largement repr?sent?es dans la zone

que nous avons ?tudi?e.

Cependant, il s'agit l? d'une population urbaine, m?me si une partie des

habitants utilisent les ressources des friches environnantes. Le brassage et le

c?toiement des ethnies, la grande mobilit? de la population et, en m?me temps, la

persistance de certains noyaux d'implantation g?ographique prouvent que Doum

remplit une fonction tr?s pr?cise : celle d'un creuset d'int?gration urbaine. Les

groupes ? au sein desquels les nouveaux arrivants trouvent appui

? ?clatent ou

s'amenuisent selon un rythme qui leur est propre. Les individus quittent le groupe

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ESPACE, DISTANCE ET DIMENSION 83

et prennent pied dans la ville, quand ils sont pr?ts ? le faire, ?conomiquement et psychologiquement ; les plus mis?reux ne pourront pas quitter le douar mais, en revanche, ils y trouveront toujours un abri. Il s'agit d'une soci?t? relativement

harmonieuse, bas?e sur des liens de solidarit?.

C'est un creuset de ce genre que l'administration fran?aise voudrait r?aliser avec ses cit?s de transit, vou?es ? l'?chec parce qu'artificielles. Doum, nonobstant sa faiblesse ?conomique, assure un transit r?ussi parce que spontan?. Sur cet

espace restreint o? vivent 15 000 habitants, les principes des modes d'?tablisse

ments humains d?finis par les experts du IIe Congr?s de D?los en 1964 sont

respect?s. Seule la densit? d?mographique est en voie d'accroissement ? cause

des contraintes administratives. Mais nous avons vu que les habitants ne souffrent

pas de frustrations sensorielles et n'ont pas un sentiment de perte de leur identit?

ethnique. Le taux de contacts et de participation est convenable. A ce propos il faut noter la facilit? des communications entre les logements du bidonville ; cette remarque vaut pour les taudis des vieux centres. Dans les grands immeubles, au contraire, les gens entendent leurs voisins sans les voir et ne peuvent commu

niquer avec eux autrement qu'en frappant des coups sur la cloison ? la mani?re des incarc?r?s.

L'?vocation de ce quartier, install? sur un sol appartenant ? l'?tat, ? proximit? de la ville, en interaction avec elle, mais jouissant d'une certaine autonomie, fait penser aux cit?s-jardins d'Ebenezer Howard1. Utopiste de la fin du si?cle

dernier, Howard proposait de construire sur un plan radioconcentrique des villes de 30 000 habitants qui joueraient le r?le d'anti-banlieues. Ces villes seraient entour?es d'une ceinture agricole o? travailleraient 2 000 habitants ; elles se

situeraient ? la p?riph?rie de la ville-m?re et seraient reli?es entre elles ; Howard voulait int?grer dans chaque ville l'habitat, le travail, la production agricole, les ?tudes et le loisir. Il imposait rigoureusement les dispositions sanitaires, mais laissait r?gner une grande vari?t? dans la conception des maisons. Le sol aurait

appartenu ? l'?tat et les redevances fonci?res, une fois le capital rembours?, auraient servi ? entretenir les installations publiques et ? entreprendre d'autres r?alisations. Comme le dit M. Ragon, ? l'histoire de l'urbanisme a contredit ensuite

Howard, mais cela ne veut pas dire qu'il n'avait pas raison ?. L'intuition des

utopistes est parfois plus proche qu'on ne le croit des comportements humains. Au niveau des constructions, la pauvret? des gens du douar, leur conception du

temps et peut-?tre, pour certains, un ancien nomadisme, leur a fait trouver ce

que cherchent les architectes de l'avenir : des maisons pr?vues non pour plusieurs g?n?rations mais pour le pr?sent, pr?fabriqu?es en s?rie et en mat?riau l?ger, transformables ? volont? et d?pla?ables avec les hommes. Des maisons en somme, o? chacun pourrait agencer son espace selon ses sch?mas inconscients.

i. Ragon, op. cit. : 282.

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84 COLETTE PETONNET

Frei Otto ?crit1 : ? A c?t? de volumes en forme d'amibes qui se modifient par

adjonction ou suppression des ?l?ments constituants, il y en aura d'autres o?

rien, ou presque, ne sera pr?d?termin? [...] Gr?ce aux toits mobiles, nous cr?erons

des espaces qui seront, au choix, ' ext?rieurs

' ou '

int?rieurs '

[...] Comme aux

?poques pass?es les maisons se d?placeront avec les hommes. ?

Nos observations sur la population de Douar Doum nous am?nent, non pas ?

conclure dans le sens ? g?n?ralement admis sans preuves ? d'une soci?t? margi

nale ou parall?le, mais ? rendre hommage ? l'extraordinaire adaptation des

bidonvillois, ex-migrants, ex-ruraux, ? la fois aux exigences de la ville et ? la

pr?carit? de leurs moyens. Douar Doum est un quartier pauvre, urbain et moderne.

i. Cit? sans r?f?rence par M. Ragon dans O? vivrons-nous demain ? Paris, Laf?ont,

1963 : 180.