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Pierre Musso La rétiologie In: Quaderni. N. 55, Automne 2004. L'État et les collectivités locales face aux techno-réseaux. pp. 21-28. Citer ce document / Cite this document : Musso Pierre. La rétiologie. In: Quaderni. N. 55, Automne 2004. L'État et les collectivités locales face aux techno-réseaux. pp. 21-28. doi : 10.3406/quad.2004.1629 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/quad_0987-1381_2004_num_55_1_1629

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Pierre Musso

La rétiologieIn: Quaderni. N. 55, Automne 2004. L'État et les collectivités locales face aux techno-réseaux. pp. 21-28.

Citer ce document / Cite this document :

Musso Pierre. La rétiologie. In: Quaderni. N. 55, Automne 2004. L'État et les collectivités locales face aux techno-réseaux. pp.21-28.

doi : 10.3406/quad.2004.1629

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/quad_0987-1381_2004_num_55_1_1629

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Dossier

larétiologie

Pierre Musso

Professeur Université Rennes 2

À l'heure où les territoires et les villes sont enserrés par de multiples réseaux techniques, qu'ils soient de transport, d'énergie ou de communication, notamment avec Internet, s'étend le voile d'une pensée-réseau, ou plutôt une idéologie réticulariste que nous nommons "une rétiologie"1.

Cette pensée - véritable "dogme post-moderne" - prétend réinterpréter tout le social et chacune de ses organisations à l'aune des images du réticulé. Désormais, la société serait "en réseaux", selon le titre d'un ouvrage de Manuel Castells. Chaque institution, notamment l'entreprise ou l'État, serait ou devrait être "mise en réseaux". La planète elle- même deviendrait "relationnelle", selon le titre d'un essai de Distler et Bressand. Les individus ont l'obligation d'être constamment "branchés", de même que les communautés doivent être "interconnectées". Jeremy Rifkin théorise même sur "l'âge de l'accès" pour caractériser cette obligation de connexion généralisée2. Le réseau délivrerait aussi l'identité au sujet branché, son espace nomade étant défini par son adresse électronique et son numéro de téléphone mobile. La connexion au réseau délivrerait le sens et fait repère. Si l'image du réseau suscite un imaginaire débridé, c'est qu'elle est d'abord inscrite dans la pratique quotidienne des technologies réticulées. Le réseau est à la fois une technique associée à un imaginaire3 et un procédé canonique pour la compréhension du monde d'autant plus puissant que la technique est omniprésente.

Saisir l'intermédiaire

La première représentation empirique d'un réseau est un graphe fait de lignes et de sommets ou de

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relations et de pôles : chaque ligne conduit à plusieurs nuds et réciproquement, un pôle réunit plusieurs chemins. Le réseau présente une "raison graphique"4 faite de carrefours et de relations. Cette image est toujours référée au maillage, c'est-à-dire au tissu et au filet, et quelquefois à des formes observées dans la nature, notamment la toile d'araignée, version naturelle du réseau que l'on retrouve jusque dans la désignation du Web (World Wide Web ou Toile d'araignée mondiale).

Dès qu'on parle de réseau, c'est pour évoquer sa substance d'être intermédiaire. L'"inter" est convoqué : intersection (de lignes), interaction (en physique ou mécanique), interrelations (sociologie), intermédiation (économie) interconnexion (réseaux de communication), etc. L'"inter", désigne l'entre-deux, c'est-à-dire la relation d'échange et la fonction de passage entre polarités. L'être du réseau est cet "entre-deux" ; sa substance est la relation. Cette mise en liaison ne réduit pas le réseau à un simple lien, car il relie des lieux ou des acteurs. Il est à la fois ensemble de relations et de pôles reliés, d'où sa puissance analytique et évocatrice.

Mais sa force métaphorique découle surtout de son rapport institué depuis l'Antiquité, avec la technique (à l'origine, les tissus et les filets) et l'organisme : il est un intermonde entre ces deux grandes figures. Les pensées du corps, notamment la médecine et la physiologie, ont trouvé dans les formes réticulées des structures explicatives du fonctionnement complexe du vivant et en particulier du cerveau qualifié par le médecin romain Galien de "retemirabili". Depuis, les techniques du réticulaire quelles qu'elles

soient, s'entrelacent avec la métaphore corporelle. Au dix-huitième siècle s'opère même la fusion pure et simple du réseau technique et des représentations de l'organisme : tout corps est alors perçu comme un réseau de réseaux. Le réseau sert d'analyseur pour éclairer de l'intérieur la structure de toute la nature.

Les Lumières éclairent la Nature avec le Réseau

Le dix-huitième siècle célèbre une véritable "fête épistémologique" du réseau5 devenu une clef universelle d'explication de la Nature. L'Encyclopédie et les Lumières observent des formes réticulées dans tous les corps, qu'ils soient solides et cristallins ou organisés et vivants. Partout des architectures réticulées s'imposent au regard, à la surface et dans les profondeurs intimes des corps. Le réseau fait le lien entre le visible et sa compréhension, entre le perçu et le conçu. Il devient un outil de connaissance que les Lumières utilisent pour éclairer l'invisible. Émerge alors une nouvelle façon d'observer et de voir : non plus à l'aide d'une lumière venue de l'au-delà, mais par une lumière interne au corps. Inutile de postuler une lumière divine, il suffit de pénétrer dans l'organisme et dans l'organisation pour découvrir la complexité de sa structure réticulaire rationnelle, sorte de lumière intérieure qui l'éclairé. La vérité du corps et de tout corps, à commencer par le corps social, lui-même naturalisé, est inscrite dans ses structures cachées.

Le réseau triomphe donc au dix-huitième siècle, en devenant une forme générale capable de dévoiler et de connaître le monde. Pour cela, il fallut la rencontre de la géométrisation réticulée

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de l'espace, du territoire, des sous-sols, des cristaux et du ciel, et de la physiologie qui considère le corps comme un "réseau de réseaux" faits de flux et de tissus. Cette mise en réseau généralisée de la Nature et des corps rend possible leur laïcisation, en les libérant de toute référence divine : ils trouvent leur vérité dans la structure réticulaire qui les définit.

Le Réseau délivre une lumière invisible, souterraine et secrète, venue de l'en deçà des corps, libérant de toute lumière supra-naturelle. Pour la physiologie et la cristallographie, le réseau est la "raison" cachée de tout corps naturel. Voir le réseau dans les profondeurs des corps, c'est savoir. Et savoir, c'est pouvoir en retour créer des réseaux artificiels. La rationalisation du réseau, formalisé et mathématisé, était une condition de sa "sortie" du corps naturel sur lequel le médecin observait des "effets de réseau", pour devenir un réseau artificiel conçu par des ingénieurs. Ainsi, le réseau passe des mains des médecins à celle des ingénieurs. À l'occasion de ce transfert, l'ingénieur récupère la métaphore corporelle pour expliquer et socialiser le réseau technique de communication dont il est le démiurge. Du même coup, les médecins et physiologues abandonnent aux ingénieurs deux visions des effets de réseau dans un système complexe : soit l'image d'un flux interne circulatoire, soit celle de l'architecture intime des corps. Telles sont les deux faces du paradigme du réseau. Le premier est "physiologiste" : un flux invisible en circulation continuelle dans une boucle, assure la régulation du système visible. Le second modèle est le dessin d'une architecture invisible, un ordre caché, porteur de signification. Il est inauguré par Diderot dans le Rêve de d'Alembert de 1769, et

déployé par la pensée libertaire du dix-neuvième siècle. Dans ce modèle architectural du réseau, la rationalité est logée dans l'organisation cachée du système visible.

Le réseau entre en politique

Diderot transfère la notion de réseau de la Nature à la Société. Il l'importe dans le champ politique, grâce à l'analogie entre corps humain et social. Dans Le Rêve de d'Alembert, Diderot distingue d'un côté, le réseau contrôlé par son centre nerveux assimilé au despotisme et d'autre part, le réseau soumis à sa périphérie, identifié à l'anarchie. Selon qu'on se trouve au centre du réseau, c'est la mémoire et le despotisme qui triomphent, alors qu'à la périphérie, régnent la communication et l'anarchie. Il suffit dès lors, de se déplacer du centre à la périphérie, telle une araignée sur sa toile, pour "passer" de la mémoire à la communication et du despotisme à l'anarchie. Car le réseau est surveillance, vu du centre, et communication, vu de la périphérie. Deux types d'ordre politique sont associés à deux formes du réseau : ainsi la structure du "contrôle social" est assurée soit par le pouvoir central, soit par la périphérie sociale. Cette image est si puissante qu'elle traversera nombre de visions politiques ultérieures. Le réseau s'identifie tantôt au contrôle et à la surveillance, tantôt à la circulation accélérée et généralisée. La force de la figure du réseau est aussi dans sa capacité à (faire) passer d'un type de contrôle social à un autre, de permettre la réversibilité du paradigme social, donc de rendre possible le changement. C'est cette logique politique de la figure du réseau mise à jour par Diderot que prolonge la philosophie de Saint- Simon.

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Celui-ci contribue à cette opération symbolique en déménageant le dispositif religieux : le paradis promis dans un au-delà céleste est désormais placé dans le futur terrestre, mais du même coup l'invisible et le sacré qui étaient au-dessus des hommes, fondant la Référence symbolique et la hiérarchie de la représentation "par le haut", sont portés au-devant, dans le futur terrestre et "en deçà", dans les structures de la Nature et de la société. L'incarnation religieuse de l'invisible passe par la multiplication de réseaux techniques anamorphosant le territoire planétaire et la société. La construction de réseaux techniques permet la mise en mouvement de la société, pour la faire "passer" vers le système industriel futur. Le réseau sert de double rapport au Futur et à la Nature : d'une part, il permet de passer du présent vécu au futur promis et d'autre part, il réalise ce passage par des travaux de construction d'artefacts réticulaires aménageant la planète et la société. Désormais le futur tient lieu de réfèrent pour la modernité industrialiste, à l'opposé de la religion qui figeait la société dans l'immobilisme et le culte de l'Origine. Le réseau est messager d'un système industriel invisible, souterrain, mais à venir, et qui peut advenir par le développement de réseaux, objets du nouveau culte. La pratique religieuse saint-simonienne consistera donc à construire des réseaux pour agir sur la nature par les "travaux d'utilité publique" et sur le social, en fondant la société sur le travail et non plus sur la force. Cette nouvelle religion définit une organisation sociale basée sur la circulation de l'argent et du savoir, sur la communication et le travail. Dès cette formulation saint-simonienne, l'idéologie du réseau porte en elle la suppression du politique et de tout ce qui peut gêner la fluidité et la circulation.

La politique rentre dans le réseau

Les disciples saint-simoniens affirment que la portée politique des réseaux est décisive, dans la mesure où ils deviennent des symboles de la transformation sociale, la partie technique étant prise pour la totalité du social. Les réseaux de communication portent en eux-mêmes un changement social positif : le réseau vaut démocratie, association et égalité. Si les saint- simoniens ont été les premiers à penser les chemins de fer en termes de réseaux et à y déceler une révolution politique et sociale, d'autres à leur suite comme Proudhon ou Kropotkine, iront jusqu'à instaurer un clivage politique interne au mode de développement et à l'architecture des réseaux de communication : d'un côté, les défenseurs de la centralité étatique et de l'autre, les tenants de l'égalité décentralisatrice. Le réseau technique n'est pas seulement un moyen d'envelopper le territoire et la société ; un choix de système social se loge dans sa structure interne. Un réseau centralisé signifie une société centralisée et réciproquement. Le réseau inscrit un choix de société ou de politique dans son architecture même. Là encore, le réseau déplace le politique et l'inscrit dans des techniques. Le politique trouve ici la forme moderne de sa technologisation.

Avec la multiplication des réseaux depuis la fin du dix-neuvième siècle, le récit utopique de la transformation sociale réalisée par la technique, a été réactivé et modifié à l'occasion de chaque innovation réticulée. Les principaux officiants de cette action récurrente de théâtralisation du réticulé furent les ingénieurs qui ont étendu les mailles des réseaux sur la planète et dans toutes

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les sphères de la société. Au vingtième siècle, les réseaux techniques sont déclarés "révolutionnaires" : depuis les "soviets et l'électricité" de Lénine jusqu'aux "autoroutes de l'information" d'Al Gore, ils sont censés apporter la croissance, la démocratie et l'égalité.

La société prise dans les mailles des réseaux

Les récits mythiques du réseau produits au dix- neuvième siècle, sont répétés jusqu'à saturation par les propagandes industrielles pour promouvoir les innovations réticulées. Cela permet à l'ingénieur de socialiser la technique, et au sociologue de techniciser le social. Les discours "post" (post-industrialisme", "post- fordisme", "post-modernisme". . .) se prolongent aujourd'hui dans la célébration de la mise en réseau "horizontal" des institutions et des organisations, destinée à renverser les structures pyramidales "verticales". Ces discours sur les organisations réticulées, vulgarisés par le management et l'ingénierie futurologique6 ont trouvé une bénédiction théorique dans La condition postmoderne de Jean-François Lyotard. La post-modernité a pour condition préalable l'éclatement et la désagrégation du social et sa dispersion en "nuages de socialite" qui vont se recomposer dans des "carrefours" où "chacun de nous vit"1 La figure du réseau apparaît comme une recomposition souple et décentralisée de la pyramide sociale, suite à sa désagrégation préalable en féodalités.

La société entière est appréhendée comme un "réseau de réseaux", la notion de relation ou d'interconnexion entre acteurs ou entre individus, en devient le Sésame. Une genèse de la sociologie

des réseaux montrerait que le projet était déjà présent chez Norbert Elias qui, dans les années 20, proposait de considérer la société comme une configuration de relations formant réseau. L'approche sociologique des réseaux est marquée par la description préalable d'une société éclatée, aussitôt compensée par une survalorisation des "intermédiaires" et un déterminisme de la relation et de l'interaction. Trois temps ordonnent l'approche en termes de "réseaux sociaux" : d'abord, la description d'un état de fragmentation sociale ou institutionnelle, ensuite une analyse valorisant toutes les formes de médiations et de relations, et enfin, une formalisation de ces relations entre acteurs atomisés, afin de délivrer une clef de lecture du social.

À l'heure d'Internet, la sociologie interactionniste des réseaux est revisitée par deux discours majeurs : l'un fictionnel, celui du cyberespace qui opère la digitalisation généralisée du social en créant un deuxième monde virtuel, et l'autre fonctionnaliste, développé notamment dans La société en réseaux de Manuel Castells qui postule l'atomisation préalable du social avant d'annoncer sa "mise en réseau" salvatrice. Le réseau technique est ainsi l'image inverse et la prothèse du délitement et de l'éclatement de la société. La "révolution Internet" permettrait selon Castells, une mise en réseau générale de la société, du pouvoir et des organisations. Internet devient à la fois le lien social invisible et le levier d'une "révolution" économico-technologique, productrice d'un nouveau système social, le "capitalisme informationnel". Cette mise en réseaux généralisée du social destinée à colmater son atomisation, fait écho à la fluidification généralisée du social imaginée par la cyberculture,

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grâce à la digitalisation numérique du territoire, des institutions et des corps. La société présente, éclatée et fragmentée, peut ainsi être régénérée grâce aux réseaux techniques qui relient et mettent en mouvement.

Le théâtre du réseau

L'idéologie du réseau annonce la transition vers une nouvelle "société en réseaux" et célèbre l'immersion quotidienne dans leurs mailles techniques. De même que Roland Recht dit de la cathédrale gothique qu'elle est un "théâtre de mémoire "8, on peut dire du réseau qu'il est "un théâtre du passage" qui met en scène le mouvement perpétuel et sa finalité, à savoir aboutir à un autre état. Symbole d'horizontalité et de fluidité, le réseau apparaît comme une cathédrale renversée : il désigne non plus le céleste et l'éternité, mais le futur et le mouvement Les réseaux techniques contemporains autorisent la transgression permanente des frontières physiques de l'espace et du temps : passages dans le virtuel, l'immatériel, le futur, l'ailleurs, le lointain, etc., toujours plus vite et toujours plus loin, grâce aux transports et aux télécommunications. Le réseau fascine, parce qu'il permet cette situation de transition, d'attente d'un état ou d'un lieu nouveau, en transformant le présent en état intermédiaire.

Dans les coulisses du théâtre rétiologique, le réseau permet de vivre en permanence les situations de passage, sur le mode de l'immersion et de la navigation dans une société fluidifiée, en mouvement perpétuel. Le réseau fait circuler, en définissant notre place comme un passage dans les réseaux ou un branchement aux réseaux. Si le

présent est passage, transition, mouvement, inutile d'opérer le changement social, il est vécu en permanence par la connexion, le ''branchement" et la circulation. Ainsi le réseau est-il devenu la fin et le moyen pour penser et réaliser la transformation sociale, voire les révolutions de notre temps. L'imaginaire du réseau est une façon de faire l'économie des utopies de la transformation sociale, d'opérer un transfert au sens psychanalytique, du politique sur la technique. Pour convoquer le changement social, il suffit de multiplier les expérimentations de l'immersion dans les flux. Cette mise en scène post-moderne du passage est vécue dans les pratiques et les rites des lieux de passage : portes et clefs d'accès, sas, "hubs", portiques ou portails Internet, pour gérer les cérémonies quotidiennes d'entrées-sorties dans les réseaux.

Du fondement à la fondation symbolique

La "rétiologie" ou idéologie contemporaine du réseau, accompagne les propagandes industrielles et les discours "visionnaires" sur le futur de la "société en réseaux". La rétiologie est une idéologie à prétention utopique, une utopie technologique9, c'est-à-dire dont le réfèrent se réduit au fétichisme des réseaux techniques, notamment d'Internet et des réseaux téléinformatiques. Technolâtrie, "teclmo-imaginaire", "techno-messianisme", "techno-utopie", tous ces termes désignent ce fétichisme du réseau technique censé théâtraliser un "Dieu caché" créateur de nouveaux liens sociaux, de nouvelles communautés, voire d'une nouvelle société. La rétiologie toute dévouée à la "révolution des réseaux", tente de remplir un vide symbolique et conceptuel, en mobilisant les figures anciennes

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du tissage social. Elle renvoie l'interprétation du "tissu social" et de son devenir, à ses tissages techniques ultra-modernes, à la Toile. La rétiologie annonce la société future - la société "post" - déjà en uvre dans la construction des réseaux techniques, l'imaginaire et les pratiques qu'ils suscitent. La rétiologie constitue un ensemble de discours, d'images et de "pratiques théorisées" des réseaux. Elle a déjà ses "rétiologues" dont la discipline se donne pour objet d'annoncer et de gérer le passage vers le futur promis par les nouvelles techniques réticulées. Qu'elle soit fiction littéraire cyberspatiale ou futurologie socio-économique de la "société en réseaux", la rétiologie ne cesse d'annoncer la "révolution des (et par les) réseaux".

Dans son ambivalence imaginaire, le réseau rend présent le passage comme tension vers un futur promis et comme mouvement vécu in concreto dans ses mailles techniques. Il est pont et flux, traversée et plongée. La passion moderne du mouvement se réalise dans la construction des macro-réseaux techniques d'énergie, de communication et de transports. De même que l'amour de la transcendance s'était dotée de ses outils de théâtralisation, notamment la cathédrale, de même la passion sociale du mouvement et de la transformation s'est donnée les réseaux techniques. Le réseau porte à la fois la projection dans le Futur, comme nouveau réfèrent symbolique, et la recherche de l'inconnu dans le mouvement lui-même. Ainsi, le réseau présente un "double corps" imaginaire : il est réseau-pont et réseau-flux. Il théâtralise la mise en relation de deux rapports au temps présent : la transition et le mouvement. Dans nos sociétés, le réseau est l'opérateur de la réinscription du sacré et de

l'invisible comme projection vers l'avenir et comme immersion dans les flux.

Le réseau, incarnation du passage, de l'horizontal et du mouvement, est positionné comme l'image inverse du corps christique figé, cloué sur la croix, pour désigner l'éternité, l'immuable, l'Origine. En quelque sorte, la rétiologie remet le religieux "sur ses pieds", car "le religieux dit Marcel Gauchet c 'est le principe de mobilité mis au service de l'immobile, c'est le principe de transformation mobilisé pour garantir l 'intangibilité des choses, c'est l'énergie du négatif tout entière retournée au profit de l'acceptation et de la reconduction de la loi établie"10. Le double corps du réseau (passage et flux) est aussi nécessaire à cette théâtralisation de la représentation que l'ont été le double corps du Christ-Roi ou les deux faces de Janus de la figure étatique. Il s'agit toujours de désigner la place d'un vide symbolique et d'en indiquer la direction : soit au-delà dans la verticalité, comme l'indique le corps christique figé sur la croix, soit en-haut dans la hiérarchie, comme le définit l'ordre de la représentation politique, soit enfin, dans le futur et le mouvement, comme le désigne le double corps du réseau. Pour enchanter l'enlacement généralisé des corps, des villes, de la société et la planète entière par les réseaux techniques d'énergie, de transport et de communication, la rétiologie contemporaine entrelace discours et images du réticulé. La théâtralisation du présent comme mouvement et promesse de changement social, informe les pratiques quotidiennes de la circulation dans les réseaux et de la connexion aux réseaux. En même temps qu'ils portent la promesse d'un retissage du lien social délité et de la réorganisation des institutions, les grands réseaux techniques

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renouvellent l'expérience quotidienne des situations d'ubiquité et de flottement dans leurs mailles. En offrant une théorisation à ces pratiques, la rétiologie prétend que les sociétés contemporaines transfère le fondement symbolique dans leurs fondations technologiques réticulaires.

N 0

1. Voir notre ouvrage "Critique des réseaux", PUF, Coll. Politique éclatée, 2003 ; ainsi que "Réseaux et société " (sous la direction de Pierre Musso) PUF, Coll. Politique éclatée, 2003. 2. Catherine Distler et Albert Bressand, La planète relationnelle. Flammarion. Paris. 1995. Manuel Castells, La société en réseaux. Tome 1 de L'ère de l'information. Trois volumes. Fayard. Paris. 1998 ; Jeremy Rifkin, L 'âge de l'accès. La révolution de la nouvelle économie. La Découverte. Paris. 2000. 3. Georges Balandier parle justement de "techno- imaginaire", voire de "techno-dévotion" ou de "technomessianisme dans Le grand système, p. 20. Fayard. Paris. 2001. 4. Selon le titre de l'ouvrage de Jack Goody, La raison graphique. La domination de la pensée sauvage. Éditions de Minuit. Paris. 1998. 5. Formule heureuse de François Dagognet dans Penser les réseaux (sous la dir. de Daniel Parrochia), p. 191 . Éditions Champ Vallon. 2001. 6. Citons à titre d'exemples, les ouvrages de Alvin Tôffler, Les Nouveaux Pouvoirs, de John Naisbitt, Megatrends, de Nicholas Negroponte, L 'Homme numérique, de Joël de Rosnay, L'homme symbiotique, etc. 7. Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, p. 8. Éditions de Minuit. Paris. 1979. 8. Roland Recht, Le croire et le voir. L'art des cathédrales Xlf-XV* siècle, p. 290. NRF-Gallimard. Paris. 1999. 9. Voir Lucien Sfez, Technique et idéologie. Un enjeu de pouvoir. Coll. "La couleur des idées". Le Seuil. 2002. 10. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion ", p. 1 1 . Gallimard. 1985.

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