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Montesquieu, Rousseau, Diderot : du genre humain au bois d’ébène Les silences du droit naturel Éditions UNESCO Laurent Estève

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Montesqu ieu , Rousseau , D iderot :du genre humain au bo i s d ’ébène Les si lences du droit naturel

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Laurent Estève

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La route de l’esclave

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Dans la même collection :Dans la série « La Route de l’esclave » :Les abolitions de l’esclavage,

de L. F. Sonthonax à V. Schœlcher (1793, 1794, 1848)L’Afrique entre l’Europe et l’Amérique.

Le rôle de l’Afrique dans la rencontre de deux mondes (1492-1992)La Société des Amis des Noirs 1788-1789.

Contributions à l’histoire de l’abolition de l’esclave

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Montesquieu, Rousseau, Diderot : du genre humain au bois d’ébèneLes silences du droit naturel

Laurent Estève

La Route de l’esclave

ÉDITIONS UNESCO

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Pour Béatrice, Charlotte et Clara

L’auteur est responsable du choix et de la présentation des faits figurant dans cet ouvrage, ainsi que des opinions qui y sont exprimées, lesquelles ne sont pas nécessairement celles de l’UNESCO et n’engagent pas l’Organisation.

Publié en 2002 par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture7, place de Fontenoy, F-75352 Paris 07 SP

Composition : Compo-Méca sarl, 64990 MouguerreImpression : Darantière, 21801 Quetigny

ISBN 92-3-203863-3© UNESCO 2002

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L’esclavage et la traite négrière ont été déclarés crimes contre l’humanité parle Parlement français en mai 2000 et par la Conférence mondiale contre leracisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance à Durban(août-septembre 2001).

Ces deux décisions historiques se fondent sur la matérialité de la tra-gédie de l’esclavage et de la traite négrière. La reconnaissance du crimecontre l’humanité constitue non seulement une réparation éthique, fonda-trice de toutes les autres réparations, mais également la sanction universellede ce que l’historien français Jean-Michel Deveau a appelé, dans sonouvrage La France aux temps des négriers (Éditions France Empire), « la plusgrande tragédie de l’histoire humaine par sa durée et son ampleur ».

Dans l’histoire universelle de l’esclavage, la traite négrière transatlan-tique et l’esclavage revêtent plusieurs singularités : leur durée — environquatre siècles —, la spécificité raciale de leurs victimes — l’enfant, la femme,l’homme noirs africains —, leur légitimation idéologique — le dénigrementculturel de l’Afrique et du Noir —, en un mot, la construction intellectuelledu racisme anti-Noir et son organisation juridique, le Code noir.

Les données matérielles majeures qui justifient la reconnaissance ducrime commencent à émerger, notamment sous l’impulsion du projet de laRoute de l’esclave de l’UNESCO : l’organisation, avec la traite négrière, dupremier système de mondialisation de l’histoire ; la saignée démographiqueet humaine du continent africain (plusieurs dizaines de millions d’hommes,de femmes et d’enfants) ; la déstructuration économique, sociale et cultu-relle profonde et durable du continent africain ; la violence totale d’unappareil répressif légal ; la criminalisation de toute forme de résistance, etc.

Préface

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L’image qui commence à prendre forme et substance, partie visibled’un immense iceberg de violence et d’exploitation, est celle d’un systèmedont la structure matérielle et formelle (circuits commerciaux, licence desÉtats, grandes compagnies, bateaux négriers, forts et lieux de parcage,conditions de traversée de la mer, le Passage du Milieu, conditions de tra-vail et d’exploitation dans les mines et les champs, etc.) ne prend sens, signi-fication et efficience que par l’existence d’un système idéologique de légiti-mation intellectuelle et morale.

En effet, la tragédie de la traite négrière et de l’esclavage ne peut pasêtre comprise dans sa durée et sa profondeur sans la mise au jour de sonfondement idéologique : la construction « intellectuelle » scientifique etphilosophique du racisme et du mépris culturel de l’homme noir. Ce dontil s’agit ici est la « matière invisible » de l’esclavage transatlantique.L’astrophysique moderne a en effet découvert que le mouvement des astres,étoiles ou planètes ne peut être expliqué que par l’existence d’une« matière » qui active leur mouvement et qui, bien qu’occupant la plusgrande partie de l’espace, demeure encore invisible.

Cette idéologie de justification a été élaborée, a posteriori, pour légiti-mer une pratique qui leur était antérieure, de nature strictement commer-ciale et économique : l’exploitation des « nouvelles terres » des Amériqueset des Antilles par la nouvelle force de travail des Africains, après l’ethno-cide et le massacre des Amérindiens.

Il fallait faire en sorte que la conscience morale de l’Europe, nourrie parles valeurs chrétiennes d’amour, de compassion et de fraternité, ne soit pasdérangée ou interpellée par la vente et l’exploitation d’esclaves, définis par leCode noir comme « biens meubles ». Le « bricolage idéologique » a consistéessentiellement à démontrer, par la philosophie, la science et l’anthropolo-gie, que ces esclaves ne pouvaient relever de l’humanité. C’est ce facteuridéologique qui, par sa prégnance, non seulement explique la longue duréede l’esclavage transatlantique mais surtout structure encore, en profondeur,les sociétés issues de la traite et de l’esclavage. Il s’agit donc de mettre au jourle marqueur lourd de l’esclavage transatlantique : le facteur racial et de cou-leur. Le lien profond, on pourrait même dire la filiation idéologique, duracisme et de la traite négrière ne relève pas seulement de l’histoire maisconstitue une réalité actuelle. Le facteur racial et de couleur a perduré à ladisparition du système formel de l’esclavage. La traite négrière transatlan-tique a porté la discrimination raciale comme la nuée porte l’orage.

La question scientifiquement paradoxale et moralement troublante estcelle du contexte de l’élaboration de cette pensée du mépris et de la discri-

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mination. Or ce contexte est celui de l’Europe des Lumières, généralementsaluée comme ayant donné naissance au plus grand mouvement intellectuellibérateur et progressiste de cette partie du monde. Plus précisément, com-ment cette philosophie du progrès a-t-elle pensé une pratique, l’esclavage,marquée du sceau de l’inhumanité ?

C’est dans ce sens que la recherche de Laurent Estève constitue un ques-tionnement radical, solidement argumenté et intellectuellement structuré dudiscours, de l’imaginaire et, en vérité, de l’éthique des grandes figures intel-lectuelles de l’Europe des Lumières : Montesquieu, Rousseau, Diderot. Laréflexion sur la diversité émerge ainsi comme la source de l’élaboration desthéories de hiérarchisation, de discrimination raciale et culturelle.

Alors comme maintenant, c’est dans un contexte de mondialisationque la diversité est soulevée comme question centrale. En effet, le com-merce triangulaire, base de la traite négrière et de l’esclavage, constitue, àbien des égards (objectif économique, élargissement géographique triconti-nental, déplacements de populations, comme force de travail, accumulationde capital, poids et rôle des grandes compagnies, etc.), la première forme demondialisation de l’histoire. Concept Janus, facteur de libération ou de dis-crimination, selon le contexte historique et politique, la diversité se révèledans toute sa complexité. La diversité seule ne constitue pas, en effet, unevaleur mais un simple état de fait, une donnée du visible et de l’apparence.Dans un contexte historique comme celui de l’Europe des Lumières, où lasupériorité d’une race, d’une espèce, d’une culture ou d’une civilisation estposée comme loi naturelle ou donnée intangible, la diversité peut être ins-trumentalisée comme différence. Or, comme le souligne Laurent Estève :« Les lumières ne réussissent pas à penser la différence autrement qu’entermes de hiérarchie. »

La Déclaration universelle sur la diversité culturelle adoptée par laConférence générale de l’UNESCO à sa 31e session en novembre 2001constitue une étape importante pour que la diversité soit perçue et prati-quée comme une valeur, et plus précisément comme celle du pluralismeculturel. Un dialogue durable des civilisations passe donc nécessairementpar la remise en question critique des idées, des concepts et des pensées qui,au cœur de chaque culture et de chaque civilisation, fondent ou justifientla hiérarchie, la domination et le mépris entre cultures et civilisations.

Pour que la question soulevée par le Courrier de l’UNESCO, dans sonédition du mois d’octobre 1994, « L’esclavage, un crime sans châtiment »,puisse enfin trouver une réponse, il est désormais nécessaire de traquer lecheminement de la construction du racisme, son discours, son architecture

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conceptuelle, sa justification scientifique et son expression. C’est l’une destâches que s’assigne l’UNESCO qui, par son projet « La Route de l’es-clave », vise à étudier les causes profondes et les modalités de la traitenégrière et de l’esclavage ainsi que leurs conséquences.

L’ouvrage de Laurent Estève se situe dans la même lignée que celui,également publié par l’UNESCO, qui s’intitule Déraison, esclavage et droitou les fondements idéologiques et juridiques de la traite négrière et de l’esclavageet il constitue donc une contribution décisive à l’archéologie du racisme etde la discrimination. Selon le prix Nobel de littérature Elie Wiesel, « lebourreau tue toujours deux fois, la deuxième fois par le silence ». Le silencede la pensée, plus mortel parce que plus insidieux, n’est pas dans ce sensabsence de parole mais justification de l’injustifiable. C’est dans ce sens queLaurent Estève procède à une sorte de renversement radical de l’image del’Europe des Lumières puisque les auteurs qu’il cite ont justifié l’injusti-fiable. Une question essentielle reste ouverte : quel est l’impact aujourd’huisur la pensée occidentale, en ce qui concerne l’approche de l’Autre, desvisions de cette Europe des Lumières fondatrice de la notion de progrès ?

Décembre 2001

Doudou DièneDirecteur (1993-2001),

Division du dialogue interculturel

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Sommaire

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

Première partieMontesquieu : de la théorie des climats aux règlements à faire . . 23

1. L’ironie du droit naturel : pour une nouvelle lecture du livre XV, 5 de L’esprit des lois . . . . . . . . . . . . . . . 25

2. La théorie des climats ou les équivoques de L’esprit des lois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45

3. L’esclavage civil ou le seul sens réel de l’esclavage . . . . . . . . 674. Les règlements à faire : de l’équité des premiers

principes à l’humanité du législateur . . . . . . . . . . . . 875. L’esprit du législateur : une méthode compromise . . . . . . . 113

Deuxième partieRousseau : des aléas de la perfectibilité au modèle de Clarens . . 131

1. Le thème de la perfectibilité : rupture ou continuité ? . . . . 1332. Le contrat social : pour quels contractants ? . . . . . . . . . . . 1633. Vivre à Clarens ? La pédagogie d’une servitude nécessaire . . 187

Troisième partieDiderot : de l’unité du genre humain aux ambiguïtés de la civilisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203

1. Droit naturel et anticolonialisme : position et nuances . . . 2052. Territoire et servitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2213. L’histoire d’une dépréciation anthropologique :

couleur et physionomie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259Index des noms . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265

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Introduction

Si le droit naturel existe avant la philosophie des Lumières, il s’en faut debeaucoup pour qu’un tel droit enveloppe l’affirmation d’une universalité dela raison, et ce sans distinction de sociétés ou de cultures. En effet, à relireles desseins de la nature chez le Stagirite, ce n’est pas l’idée d’une justice uni-verselle qui prédomine mais plus exactement l’idée d’une juste répartitiondes avantages selon la formule « à chacun son dû ». Si la nature parle, cen’est pas tant pour énoncer l’universalité du genre humain que pour distri-buer les fonctions et tout cela en vertu d’une hiérarchie des êtres qui doitnous conduire de celui qui commande jusqu’à celui qui obéit : « Nous neprétendons, quant à présent, établir rien de plus, sinon que, par les lois denature, il y a des hommes faits pour la liberté et d’autres pour la servitude,auxquels, et par justice et par intérêt, il convient de servir1. »

Aristote admet-il l’esclavage sans le discuter ? Non, car quand il défi-nit le pouvoir du maître il ne manque pas de laisser la parole à ceux qui

1. Aristote, La politique, livre I, 1. Paris, Denoël/Gonthier, 1983. Aristote précise quedans l’économie de la nature tout est sagement ordonné. L’esclave sent par instinct la raisonde « son » maître. Tel est d’ailleurs le seul critère qui permet de différencier l’esclave d’avecles bêtes. Celui-ci peut user de son sentiment pour discerner combien il est avantageux de selaisser conduire par plus compétent que soi alors que l’animal ne pourra jamais sentir tousles avantages d’une raison ordonnatrice : « En un mot celui-là est naturellement esclave, quia assez peu d’âme et de moyens pour se résoudre à dépendre d’autrui. Tels sont ceux quin’ont que l’instinct, c’est-à-dire qui sentent fort bien la raison dans les autres, mais qui n’enont pas eux-mêmes l’usage. Toute la différence entre eux et les bêtes est que les bêtes ne par-ticipent aucunement à la raison, n’en ont pas même le sentiment, et n’obéissent qu’à leurssensations. Du reste, l’usage des esclaves et des bêtes est à peu près le même et l’on en tireles mêmes services pour les besoins de la vie » (p. 23).

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contestent l’esclavage par nature : « Les autres regardent le pouvoir hérilecomme n’ayant aucun fondement dans la nature, et prétendent que lanature nous a tous créés libres, que l’esclavage n’a été introduit que par laloi du plus fort, et que, de soi, il est injuste comme étant un pur effet deviolence2. » Comment alors rendre compte d’une telle servitude si elle peutêtre contestée dans sa légitimité ? Aristote, en philosophe prudent, prévientson auditoire. Pour certaines questions, il n’apparaît pas nécessaire derecourir à la raison tant les faits parlent d’eux-mêmes : « Mais la naturefait-elle ou non un homme esclave ? […] Le fait et l’expérience nousconduiront ici, aussi bien que la raison, à la connaissance du droit3. » Orque nous apprennent les faits ? Deux choses fondamentales. La première,c’est que pour résoudre un problème il faut le poser de façon adéquate. Sil’on dispute de l’esclavage en termes d’humanité, il devient impossible derépondre à la question. L’esclave n’appartient pas au monde des « agents »doués de raison mais relève, au contraire, des instruments animés. Qu’est-ce que cela signifie, sinon que l’instrument est fait pour accomplir lesintentions de l’agent ? Certes, nous pourrions imaginer que la navette tisseseule la toile ou encore que l’archet tire par lui-même les sons de la cithare,mais alors l’instrument deviendrait instantanément doué d’un mouvementinterne qui le supprimerait comme instrument. Il est donc préférable d’an-nuler l’hypothèse… La seconde, c’est que la nature nous enseigne à liredirectement la servitude dans les habitudes « corporelles4 » : « Ne voyons-nous pas des corps robustes tous taillés pour porter des fardeaux et pourd’autres usages aussi nécessaires5. » La nature ne fait donc rien en vain : ellesépare les agents et les instruments.

À la question : l’esclavage est-il contraire à la nature ?, il devient aiséde répondre que la nature ne doit pas être contrariée lorsqu’elle définit

12 [ Introduction ]

2. Aristote, op. cit., p. 20. Inutile de laisser à l’historicisme le soin de nous direqu’Aristote, en raison des conditions de l’État antique, ne pouvait pas ne pas imaginer la dis-parition de l’esclavage comme si les conditions historiques dispensaient de philosopher et,par là même, de rechercher les premiers principes. (Sur les impasses de l’historicisme, voirLéo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, 1986. Lire en particulier le premierchapitre.) 3. Aristote, op. cit., p. 21. Aristote, en éludant l’examen de la raison, considère l’esclavagesous le seul rapport de l’utilité. Néanmoins, quand il développe les arguments en faveur del’esclavage « naturel », il ne semble pas véritablement certain des « voix » de la nature : « Ilest aisé de voir que l’opinion contraire ne serait pas tout à fait dénuée de raison. » 4. Merveilleuse nature qui nous épargne les embarras devant un être dont l’expériencepourrait nous apprendre qu’il est bien plus qu’un simple archet.5. Aristote, op. cit., p. 23.

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clairement l’échelle des êtres. Aristote perçoit néanmoins toute la difficultéde sa position6 : si la nature parle, elle embarrasse aussi. En effet, il ne fau-drait pas que la possibilité d’asservir se transformât en une pratiqueconstante de domination. Telle est d’ailleurs la raison de la distinction opé-rée par Aristote entre la servitude naturelle et conventionnelle. Il n’hésiteplus à examiner par la raison ce que précédemment il laissait à la nature.Dès lors, l’argument du plus fort ne saurait être tenu pour recevable7 dansla mesure où la nature ne saurait tolérer qu’au nom du courage, le principedu droit fût outragé : « […] La supériorité de courage n’est pas une raisond’asservir les autres8. » Autrement dit, les hommes n’ont point à faireoutrage aux sages desseins de la nature. Celle-ci a révélé, même aux étran-gers, que certains sont prédestinés à servir comme un membre supplémen-taire qui s’ajouterait au corps, tant la partie est subordonnée au tout.

Si Aristote hésite entre ce que la nature dit (l’expérience nous apprendque certains hommes sont nés pour servir) et ce qu’elle aurait pu dire (leshommes sont nés libres), les philosophes des Lumières, eux, ne tergiversentpas tant la raison nous enseigne la nature véritable des choses. Il se révèleimpossible de la faire taire dans la mesure où seule elle peut rechercher cequi est légitime. Comme le souligne Ernst Cassirer, la fonction principalede la raison est le pouvoir de délier l’esprit de toute « évidence » qui ne seraitpoint jugée : « Elle délie l’esprit de tous les simples faits, les simples don-nées, de toute croyance fondée sur le témoignage de la révélation, de la tra-dition, de l’autorité[…]9. » La raison se mesure donc, pour les Lumières, àsa « fonction » : elle n’est pas le lieu où les vérités sont déposées mais ce pou-voir de juger qui doit nous inviter à découvrir la vérité. Dès lors, la raisona un pouvoir d’examen et nul fait ne peut prétendre se prononcer à sa place.Elle seule a le pouvoir de mesurer la rationalité des faits, c’est-à-dire leurdegré de clarté ou d’évidence.

À ce titre, aucune expérience ne saurait justifier la réduction d’unhomme à l’esclavage et surtout pas les « fins » d’une nature qui tolérerait enson sein la pire des cruautés, celle dont le principe même échappe à la rai-son. Avec les Lumières, c’est donc le concept de nature qui voit son sens pro-fondément transformé. Celle-ci ne produit pas des variations d’humanité

[ Introduction ] 13

6. « [...] Il est aisé de voir que l’opinion contraire ne serait pas tout à fait dénuée de rai-son » (Ibid., p. 23).7. Pourtant la nature ne manifeste-t-elle pas clairement ses intentions lorsque l’ennemi,par exemple, est réduit en servitude par le courage du vainqueur ?8. Aristote, op. cit., p. 24.9. Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1966, p. 48.

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mais fonde au contraire le sens véritable du droit. La nature devient ce à par-tir de quoi il est possible de définir des rapports d’équité antérieurs à la loipositive. La nature ne renvoie plus ainsi à un principe discriminant ou à uncontenu particulier d’objets. Appartiennent à la nature toutes les vérités quisont en elles-mêmes certaines et évidentes10.

Cette mutation du concept de nature implique pour les Lumières dene point séparer la question de la nature de celle du droit. Les Lumièresredonnent ainsi toute sa vigueur à la question liminaire de La République,question qui oppose le sophiste Thrasymaque à Socrate : comment séparerle fondement du droit de la force, comment sauver la justice de la multi-plicité des conventions humaines ? Cela n’est possible que si précisément la« nature des choses » n’est pas une fiction. Autrement dit, la nature doit êtreun ordo ordinans à partir duquel il est possible de penser l’équité et la jus-tice. Montesquieu lui-même, lorsqu’il justifie son entreprise méthodolo-gique dans De l’esprit des lois, la recherche de ces principes qui ordonnentles législations particulières, reconnaît comme fondement le droit naturel11.

La justice a donc une réalité ontologique, il n’est pas illusoire de par-ler d’un juste en soi. Montesquieu affirme cette norme du juste dans lesLettres persanes : « La justice est un rapport de convenance qui se trouveréellement entre deux choses ; ce rapport est toujours le même, quelqueêtre qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ouenfin que ce soit un homme12. » La justice exprime ainsi une vérité éter-nelle qui traverse l’univers comme la loi de la gravitation universelle unitentre elles toutes les parties de la matière. Voilà pourquoi, quand bienmême Dieu n’existerait pas, il n’en faudrait pas moins demeurer juste carle droit naturel est la norme qui gouverne tout ce qu’il y a d’intelligenceset nous enjoint par conséquent de ne point oublier nos obligations fonda-mentales : « Ainsi, quand il n’y aurait pas de Dieu, nous devrions toujoursaimer la justice ; c’est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être

14 [ Introduction ]

10. Ernst Cassirer souligne avec force le double mouvement du travail de la raison : à lafois travail dissolvant — délier l’esprit des simples faits — et constructif : « Mais après ce tra-vail dissolvant s’impose de nouveau une tâche constructive. La raison ne peut évidemmentdemeurer parmi ces disjecta membra, il lui faut en faire un nouvel édifice, une véritable tota-lité […]. » Ibid., p. 48.11. Montesquieu, De l’esprit des lois, livre I, 1, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,1951 : « Il faut donc avouer des rapports antérieurs à la loi positive qui les établit [...] »(p. 233).12. Montesquieu, Lettres persanes, lettre LXXXIII. Paris, Garnier-Flammarion, 1964,p. 140.

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dont nous avons une si belle idée et qui, s’il existait, serait nécessairementjuste13. »

La divinité aussi bien que le monde matériel ou les intelligences supé-rieures à l’homme ont leurs lois comme le souligne Montesquieu au livre IDe L’esprit des lois. Et la loi de cette divinité, c’est précisément de créer et deconserver les lois de la nature, tant celles du monde matériel que du mondespirituel14. Or, quel est le principe de la création sinon celui de la sagesse ?La divinité ne connaît d’autre « nécessité interne » que celle qui lui fait dis-penser à travers le cosmos une parfaite légalité. Un monde sans loi ne pour-rait d’ailleurs pas subsister : « Ainsi la création, qui paraît être un acte arbi-traire, suppose des règles aussi invariables que la fatalité des athées. Il seraitabsurde de dire que le créateur, sans ces règles, pourrait gouverner lemonde, puisque le monde ne subsisterait pas sans elles15. »

En effet, il serait absolument dirimant d’imaginer que la nature maté-rielle obéisse à une stricte légalité et que le monde des intelligences yéchappe totalement. Derrière la contingence des lois humaines, il ne fautpas désespérer de mettre au jour des rapports invariants, cette « nature deschoses » que l’auteur de L’esprit des lois invoque comme première absolu-ment : « Avant qu’il y eût des êtres intelligents, ils étaient possibles ; ilsavaient donc des rapports possibles et par conséquent des lois possibles.Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles.Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendentles lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayonsn’étaient pas égaux16. »

Contre l’empirisme d’un Hobbes qui place tout sous le règne de l’a pos-teriori et du positivisme, Montesquieu affirme que le droit naturel trouve saraison même dans l’être des choses. Il n’est donc plus seulement questiond’une acception éthique mais d’un concept ontologique. La « nature deschoses » dont le droit naturel est le symbole ou l’expression implique unordre et une connexion valables aussi bien pour les lois descriptives et expli-catives de la physique que pour les lois prescriptives et normatives de lapolitique. L’intelligibilité de toutes les lois s’enracine dans l’unité princi-pielle de la nature.

[ Introduction ] 15

13. Ibid., p. 140.14. Il y a un principe organisateur tant des lois descriptives de la physique que des loisprescriptives et normatives de la politique.15. De l’esprit des lois, livre I, 1, p. 233.16. Ibid.

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Cette précellence du droit naturel sur le droit positif permet égalementà Rousseau, dans le Contrat social, de faire jaillir ce qui appartient primiti-vement à l’homme comme droit inaliénable : l’indépendance17. Ce droitnaturel subjectif ne constitue pas une qualité parmi les autres mais exprimeavant tout autre attribut l’identité du sujet humain. Voilà pourquoi, unefois cette nature originelle découverte, il ne s’avère plus possible deconfondre un homme et une chose. On peut acheter, donner ou vendreseulement ce qui ne possède pas de volonté. Le commerce de l’humanitécontient donc un sophisme indépassable : il s’agit de considérer comme unobjet d’échange ce qui n’a jamais été tel. D’ailleurs, pourquoi utiliser laforce ou la persuasion s’il y avait déjà des hommes esclaves par nature ?

Rousseau évacue ainsi l’esclavage comme contraire à tout droit dans lamesure où la force n’enveloppe que l’arbitraire de la puissance physique etne saurait jamais rejoindre le principe moral de l’obligation. La forcecontraint, mutile, asservit mais ne fonde aucun titre de légitimité : « Ainsi,de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclavage est nul, nonseulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde et ne signi-fie rien. Ces mots, esclave et droit, sont contradictoires ; ils s’excluentmutuellement. Soit d’un homme à un homme, soit d’un homme à unpeuple, ce discours sera toujours également insensé18. »

Cette immanence du principe de justice apparaît également à l’œuvrechez Diderot même si ce dernier opère, selon les termes de Cassirer, un glis-sement de l’« apriorisme » du droit vers l’expérience dans la mesure où, àl’instar de Newton, il ne se départit pas de cette méthode qui doit nousconduire des faits à l’universel19. Ce glissement de l’apriorisme du droit versl’empirisme marque une nouvelle direction du droit naturel. Celui-ci nefigure pas un commandement abstrait de la raison qui unit les hommesmais traverse le genre humain par l’identité des penchants, des instincts, desbesoins sensibles. C’est donc dans la sensibilité qu’il faut chercher la véri-table unité organique.

Le droit naturel s’exprime à travers le genre humain et lui seul peutenseigner, contrairement aux règles de la morale, aux lois positives (toujourssuspectes d’être entachées d’arbitraire), quels sont les préceptes qui s’accor-

16 [ Introduction ]

17. Il conviendrait de joindre à la conception de cette indépendance naturelle la disposi-tion de son propre corps. Les deux sont absolument inséparables et expriment la façon donttoute tentative d’appropriation se révèle absolument contraire à tout droit.18. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre I, 4, Paris, Gallimard, Bibliothèque dela Pléiade, p. 358.19. Ernst Cassirer, op. cit., p. 250.

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dent ou non avec la volonté générale. Ainsi, tout dessein qui violenterait lebonheur du genre humain ne pourrait être que funeste dans la mesure où ildésagrégerait l’unité voulue par la nature : « C’est à la volonté générale quel’individu doit s’adresser pour savoir jusqu’où il doit être homme, citoyen,père, enfant, et quand il lui convient de vivre ou de mourir. C’est à elle defixer les limites de tous les devoirs. Vous avez le droit naturel le plus sacré àtout ce qui ne vous est point contesté par l’espèce entière […]. Tout ce quevous concevrez, tout ce que vous méditerez sera bon, grand, élevé, sublime,s’il est de l’intérêt général et commun20. »

Il devient par conséquent impossible de recevoir les arguments duStagirite : non seulement il n’y a pas d’esclaves par nature, mais plus encorel’esclavage est contre nature. En effet, l’homme en tant que membre de lachaîne naturelle des êtres se voit investi d’une particularité ineffaçable : lajouissance d’une entière liberté et égalité naturelle qu’aucun pouvoir nepeut aliéner. En ce sens, la loi naturelle, qui maintient le bonheur indivi-duel en parfaite harmonie avec celui de l’espèce, figure le paradigme essen-tiel que toute loi civile se doit de respecter. Nulle autorité ne saurait êtrelégitime si elle venait contester l’ordre voulu par la nature, à savoir la coexis-tence du bonheur, de la liberté, de la raison.

Comme le souligne Diderot dans l’Histoire des deux Indes21, nousvivons sous trois codes : le code naturel, le code civil, le code religieux, ettant que ces législations seront contradictoires entre elles, c’est la vertu elle-même qui sera impossible, puisque brisant leur harmonie, nous serons tou-jours en infraction à l’égard de l’un ou de l’autre. Mais plus grave encore, siles lois civiles oublient les valeurs universelles et éternelles que chacun peutsentir intuitivement au fond de sa conscience (comme l’égalité naturelle),c’est l’autorité politique qui est condamnée à demeurer inutile et incertainecar illégitime22.

L’esclavage qui est ainsi condamné par les Lumières n’est point le loin-tain esclavage antique mais celui « pris à la rigueur » tel qu’on le rencontre

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20. Denis Diderot, Encyclopédie, article « Droit naturel », Paris, Garnier-Flammarion,1986, t. 1, p. 337.21. Denis Diderot, Histoire des deux Indes, dans Œuvres politiques, Paris, Laffont, 1995 t. III.22. Encyclopédie, article de De Jaucourt « Égalité naturelle » : « L’égalité naturelle ou moraleest donc fondée sur la constitution de la nature humaine commune à tous les hommes, quinaissent, croissent, subsistent, et meurent de la même manière. Puisque la nature humainese trouve la même dans tous les hommes, il est clair que, selon le droit naturel, chacun doitestimer et traiter les autres comme autant d’êtres qui lui sont naturellement égaux, c’est-à-dire, qui sont hommes aussi bien que lui », Paris, Garnier-Flammarion, 1986, t. 2, p. 29.

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dans nos colonies, comme le souligne Montesquieu dans L’esprit des lois23.Montesquieu ne se trompe pas dans ses qualificatifs, l’esclavage des coloniesne répugne pas seulement au concept du droit naturel, sa réalité est d’unecruauté redoutable. Écoutons le baron de Wimpfen décrire à l’un de sesamis, à la fin du XVIIIe siècle, au cours d’un voyage à Saint-Domingue, larigueur singulière des colons : « Les claquements de fouet, les cris étouffés,les gémissements sourds des nègres qui ne voient naître le jour que pour lemaudire, qui ne sont rappelés au sentiment de leur existence que par dessensations douloureuses, voilà ce qui remplace le chant du coq matinal.C’est aux accords de cette mélodie infernale que je fus tiré de mon sommeilà Saint-Domingue. Je tressautai… je crus me réveiller au fond du Tartare,entre Ixion et Prométhée, et j’étais chez les chrétiens24. » L’enfer de la traitea son histoire, ses marques au fond de la chair, son code, qui n’a rien d’unplaidoyer grandiloquent. Le Code noir et ses soixante articles, publié par lesbons soins d’un Colbert en 1685 à la demande majestueuse du grand Louis,réduit méthodiquement le Noir à un objet. La France est ainsi parvenue,comme le souligne Louis Sala-Molins, à théoriser dans un discours juri-dique le phénomène le plus odieux : « […] elle réussit dans la modernitécette performance théorique de dire sur la même ligne esclavage et droit,esclavage et code25. »

Le préambule du Code noir est aussi concis que lapidaire, le royaumede France se fait un devoir de secourir les esclaves dans leurs nécessités enleur apportant le soutien de la foi : « Comme nous devons également nossoins à tous les peuples que la divine providence a mis sous notre obéis-sance, nous avons bien voulu faire examiner en notre présence les mémoiresqui nous ont été envoyés par nos officiers de nos îles de l’Amérique, par les-quels ayant été informés du besoin qu’ils ont de notre autorité et de notrejustice pour y maintenir la discipline de l’Église catholique, apostolique etromaine, pour y régler ce qui concerne l’état et la qualité des esclaves de nosdites îles, et désirant y pourvoir et leur faire connaître qu’encore qu’ils habi-tent des climats infiniment éloignés de notre séjour ordinaire, nous leursommes toujours présents, non seulement par l’étendue de notre puissance,mais encore par la promptitude de notre application à les secourir dans leursnécessités26. » Il faut goûter les ellipses du texte, le Noir est d’emblée défini

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23. Op. cit., livre XV, 2.24. Saint-Domingue à la veille de la Révolution. Souvenirs du baron de Wimpfen, publiéspar Albert Savine, Paris, 1911, p. 60.25. Louis Sala-Molins, Le Code noir ou le calvaire de Canaan, Paris, PUF, 1987, p. 9.26. Ibid., préambule, p. 90.

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comme esclave. L’identité ne choque point, elle est tout simplement « natu-relle ». En outre, comment abandonner ces descendants de Cham qui por-tent sur le visage une malédiction temporelle et dont les versets de la Genèserapportent le péché27 ?

Le Code noir n’est pas un simple texte juridique sur l’art et la manièred’user des esclaves, il théorise de façon massive sur la réduction de l’esclaveà la res. Cette opération n’est d’ailleurs pas sans poser de problèmes dans lamesure où nombre d’édits royaux d’avant l’époque du Code noir et dutemps de sa durée affirment la coextension parfaite du sol français et durejet de l’esclavage28. Néanmoins, le Code noir s’adresse à d’autres climats,ceux où la chaleur énerve les corps et où les Noirs ne peuvent être considé-rés comme des personnes juridiques selon la formule du droit romain :« Servus nullum caput habet 29. »

Le Noir, s’il est l’objet du discours, ne l’est que pour disparaître dansun vide juridique total. On ne lui reconnaît même pas la propriété de soncorps : il lui est interdit de se défendre, d’aller et venir, de se nourrir à saguise. N’ayant aucune capacité juridique, le Noir esclave peut alors êtreréduit au rang d’un « bien meuble », d’une de ces choses que l’on transmet.Il arrive cependant que la « chose » recouvre parfois les effets publics de savolonté en faisant perler le sang du maître ou des siens. Le Code noir neremet pas à plus tard la sentence : l’esclave est puni de mort. Article 33 :« L’esclave qui aura frappé son maître, sa maîtresse ou le mari de sa maîtresseou leurs enfants avec contusion ou effusion de sang, ou au visage, sera punide mort. » Les dispositions du texte sont simples : quand le maître cingle lapeau du fouet, il contient, quand l’esclave se défend, il s’emporte. Certesl’article 2630 reconnaît à l’esclave la possibilité de rendre publics les mauvaistraitements mais l’article 30 n’omet pas de préciser que leurs témoignagesne peuvent avoir aucune valeur juridique selon la vieille ritournelle :« Personam non habent, caput non habent. »

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27. Genèse, IX, 20-27. Cette lecture théologique de la faute de Cham osant porter unregard sur la nudité de son père sera le thème privilégié pour justifier l’esclavage des Africainsmais également pour théoriser sur le lien de la laideur morale et physique.28. Antoine Loysel, Institutes coutumières : « Toutes personnes sont franches en ce royaume :et sitôt qu’un esclave a atteint les marches d’iceluy, se faisant baptiser est affranchi. »29. Institutes de Justinien, I, 16, 4.30. « Les esclaves qui ne seront point nourris, vêtus et entretenus par leurs maîtres selonque nous l’avons ordonné par ces présentes pourront en donner l’avis à notre procureurgénéral et mettre les mémoires entre ses mains, sur lesquels et même d’office, si les avis luien viennent d’ailleurs, les maîtres seront poursuivis à sa requête et sans frais, ce que nousvoulons être observé pour les crimes et traitements barbares et inhumains des maîtres enversleurs esclaves. »

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Fouetté, mal nourri, utilisé dans les conditions les plus atroces, l’esclaven’est pas une fiction littéraire, il renvoie à la rentabilité économique la plussinistre, celle qui parfois consent à ménager l’« outil » de production31.Qu’en est-il des Lumières et de leur positionnement théorique face à lamonstruosité du texte juridique ? Indignation ? Critique des préjugés théo-logiques, politiques et historiques ? Non, mieux que cela, un silence étour-dissant. De l’esprit des lois évoque l’esclavage dans sa rigueur, Du contratsocial ruine l’équation droit-esclavage, l’Encyclopédie fustige les colons et leurcommerce ignoble, mais aucun n’attaque frontalement le texte. Ignorance ?Non, le Code noir est présenté, sans plus de précisions d’ailleurs, à l’entrée« Code noir » de l’Encyclopédie. Rousseau et Montesquieu connaissent leurLabat et celui-ci se montre disert dès qu’il s’agit de commenter les disposi-tions du Code noir. Nous l’avons évoqué précédemment pour ce qui étaitde la nourriture qu’il convenait de dispenser, il intervient également enmatière de châtiment pour insister sur la plus grande fermeté. Il ajouted’ailleurs qu’il se charge lui-même d’administrer les corrections : « Je lui fisdistribuer environ trois cents coups de fouet qui l’écorchèrent depuis lesépaules jusqu’aux genoux […]32. » Comment interpréter alors ce silence desLumières ? Il semble que deux hypothèses puissent être avancées : soit lesLumières jugent que la condamnation de principe de l’esclavage les dispensede redescendre jusqu’au texte particulier, soit la condamnation de principedissimule des silences plus embarrassants qui ont trait à leur anthropologie.À moins qu’il ne s’agisse d’une troisième possibilité33 : les Lumières dénon-cent l’esclavage mais il ne s’agit que d’un seul type, celui qui menace l’indi-vidu hic et nunc sur le territoire « blanc », ce qui dispense alors de confron-ter la condamnation de principe avec le texte dans la mesure où il ne s’agitpas d’un « Code blanc ». Le Noir est encore trop loin de la perfectibilitépour qu’il puisse être considéré par le droit naturel. C’est cette hypothèse del’effacement du droit naturel que nous soutiendrons en montrant comment« la nature des choses » évince systématiquement le Noir de l’humanité pour

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31. Labat par exemple, dans le Nouveau voyage aux îles d’Amérique, recommande de ne pasêtre trop chiche dans l’alimentation des esclaves sous peine de voir diminuer leur rende-ment : « À l’égard de la viande j’ai déjà remarqué que le roi a ordonné qu’on donnât à chaqueesclave deux livres et demie de viande salée par semaine. Cette ordonnance n’est pas mieuxobservée que beaucoup d’autres, ou par la négligence des officiers qui devraient y tenir lamain, ou par l’avarice des maîtres, qui veulent tirer de leurs esclaves tout le travail qu’ils peu-vent sans rien dépenser pour leur nourriture » (Paris, 1722, t. III, p. 489).32. Ibid., t. I, p. 497.33. Nous montrerons comment cette lecture est solidaire des conceptions anthropolo-giques.

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le rejeter là où tous, d’un commun accord, le laissent : la bestialité. C’est àcelui qui avance l’hypothèse de donner les preuves, aussi nous étudieronssystématiquement les œuvres de Montesquieu, de Rousseau et de Diderotpour faire apparaître non pas seulement les incertitudes du droit naturel,mais les arcanes d’une pensée qui jamais ne se sépare d’un ethnocentrisme «blanco-biblique » qui autorise sinon justifie la disparition du Noir du droitnaturel.

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Première partie

Montesquieu : de la théorie des climats aux règlements à faire

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L’ironie du droit naturel : pour une nouvelle lecture du livre XV, 5 de L’esprit des lois

Montesquieu ouvre le livre sur un réquisitoire impitoyable contre l’escla-vage. Il s’agit d’opposer aux argumentations les plus spécieuses les droits queconfère l’humanité à tout homme. L’idée fondamentale du philosopherepose sur le concept du droit naturel. Il s’agit d’affirmer contre les avatarsde la loi positive la réalité ontologique de la « nature des choses ». Il n’estpas illusoire mais nécessaire de parler d’un juste en soi : « La justice est unrapport de convenance qui se trouve réellement entre deux choses ; ce rap-port est toujours le même, quelque être qui le considère, soit que ce soitDieu, soit que ce soit un ange, ou enfin que ce soit un homme34. » La jus-tice exprime ainsi une vérité éternelle qui traverse l’univers comme la loi dela gravitation universelle unit entre elles toutes les parties de la matière.Voilà pourquoi, quand bien même Dieu n’existerait pas, il n’en faudrait pasmoins demeurer juste, tant le droit naturel est la norme qui gouverne toutce qu’il y a d’intelligences. Cette antériorité des lois naturelles sur les loispositives exprime l’« apriorité » de la justice, véritable norme axiologiquevoulue par les sages desseins du créateur : « Avant qu’il y eût des êtres intel-ligents, ils étaient possibles. Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rap-ports de justice possibles. Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que cequ’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eûttracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux35. »

34. Lettres persanes, lettre LXXXIII, op. cit., p. 140.35. De l’esprit des lois, livre I, 1, op. cit., p. 233. Cette affirmation du droit naturel ne sau-rait être contestée par les athées, tant il se révèle impossible de penser un monde sans loi : «Ainsi la création qui paraît être un acte arbitraire suppose des règles aussi invariables que lafatalité des athées. Il serait absurde de dire que le créateur, sans ces règles, pourrait gouver-ner le monde, puisque le monde ne pourrait subsister sans elles. »

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Contre l’empirisme d’un Hobbes qui place tout sous le règne de l’a pos-teriori et du positivisme, Montesquieu affirme que le droit naturel trouve saraison dans l’être même des choses. Le droit naturel recouvre donc uneacception ontologique valable tout autant pour les lois descriptives et expli-catives de la physique que pour les lois prescriptives et normatives de lapolitique. L’intelligibilité de toutes les lois s’enracine dans l’unité princi-pielle de la nature. Sans cette nature conçue comme ordo ordinans pourreprendre l’expression de Cassirer36, c’est l’entreprise méthodologique deL’esprit des lois qui serait ruinée dans la mesure où il deviendrait absolumentvain de rechercher les principes qui ordonnent les législations particulières.

Le droit naturel transmet universellement la dignité et la réciprocité,fondements véritables de tout anti esclavagisme. Il se caractérise par lamanifestation de la personne comme volonté libre et pleinement sujet deses actes. La personne a des droits et des devoirs, aussi ne peut-elle les alié-ner au profit d’un tiers. On aliène des objets, non des hommes. La subor-dination est nuisible à toute humanité : « L’esclavage proprement dit estl’établissement d’un droit qui rend un homme tellement propre à un autrehomme, qu’il est le maître absolu de sa vie et de ses biens. Il n’est pas bonpar sa nature : il n’est utile ni au maître ni à l’esclave […]37. »

L’esclavage ruine toute la crédibilité du droit. Il flétrit la moralité et ladignité humaine en leur substituant un comportement pathologique. Lemaître ne peut manquer de devenir « fier, prompt, dur, colère, voluptueux,cruel », l’esclave, muet et animal. Les lois suprêmes de la raison sont fon-dées sur l’égalité naturelle et les obligations qui en découlent. Elles sontdonc irréfragables et nul législateur ne pourrait les étouffer comme le sou-ligne Montesquieu dans ses notes préparatoires au livre XV : « Un hommene peut contracter que comme citoyen. Or un esclave n’est pas citoyen. Lanature l’a fait citoyen, il ne peut contracter pour ne l’être pas38. » Cettecondamnation de l’esclavage relève, pour P. Barrière, de l’humanisme deMontesquieu qui est au fondement même de tout L’esprit des lois : « Il estun homme qui parle à des hommes, et sa matière ce sont les problèmes del’homme tels que les lui révèle son expérience d’homme. Elle est donc de cefait, essentiellement une œuvre d’humaniste39. »

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36. Ernst Cassirer, op. cit., p. 48.37. De l’esprit des lois, op. cit., livre XV, 1.38. Cité par Jameson, Montesquieu et l’esclavage, études sur les origines de l’opinion anti-esclavagiste en France au XVIIe siècle, Paris, Hachette, 1911, p. 222. Le problème de l’esclavage,Paris, Hachette, 1911, p. 222.39. Pierre Barrière, « L’humanisme de l’esprit des lois », dans : La pensée politique et consti-tutionnelle de Montesquieu, p. 80.

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Montesquieu aimait à répéter dans L’histoire véritable40 que nous nesommes français que par hasard. La hiérarchie morale qu’il élabore ne cessede s’agrandir vers l’universel en passant par la famille et l’État. Montesquieuconsent d’ailleurs seulement aux devoirs particuliers du père ou du citoyendans la stricte mesure où ils dérivent du devoir général de l’homme.P. Barrière repère dans ce mouvement l’œuvre véritable du philosophe dansla mesure où il comprend l’individu dans l’universel ou, plus exactement,comprend l’universel non d’une façon abstraite mais comme la « somme desindividus ». Le droit naturel ne se contente donc pas d’une protestation for-melle, il rejette comme profondément contre nature toutes les tentatives delégitimer l’esclavage. Et Montesquieu d’attaquer frontalement la théoried’Aristote comme absolument contraire à tout droit naturel : « Aristote veutprouver qu’il y a des esclaves par nature, et ce qu’il dit ne le prouve guère41. »Vouloir justifier l’esclavage en invoquant la nature, c’est oublier que la« nature des choses » ne saurait choquer les lois primitives de la raison.

Sous ce premier aspect, les principes généraux sont louables et sem-blent fonctionner sans ambiguïté, et ce d’autant plus que chacun aime àrépéter que le joyau du livre XV, le chapitre 5, achève de déconstruire tousles sophismes de l’esclavage. Il révèle un Montesquieu maniant l’ironie avecun tel tranchant que cela devrait remplacer tous les plaidoyers les plus émus.Il suffit, pour rafraîchir nos mémoires d’écoliers, de relire la présentationqui en est faite par Lagarde et Michard : « Pour combattre l’esclavage desnègres, Montesquieu emploie le procédé de l’ironie : il feint de parler enpartisan de l’esclavage, mais les arguments qu’il apporte sont ridicules,absurdes et odieux ; la thèse esclavagiste s’en trouve absolument déconsidé-rée, et cette méthode indirecte se révèle donc plus efficace qu’un plaidoyerému en faveur des nègres42. »

C’est précisément cette lecture ironique que nous allons remettre enquestion. Loin de porter le coup fatal à l’esclavage, l’ironie, s’il y en a, spé-cifie au contraire les applications du droit naturel. Bien sûr, une telle lecturen’ira pas sans choquer nos habitudes tant les morceaux choisis de littératurenous dispensent trop souvent de lire l’ensemble du chapitre, ce qui déjà

[ L’ironie du droit naturel ] 27

40. G. Gounouilhou, Mélanges inédits de Montesquieu, Bordeaux, 1892, p. 80 et suiv.41. De l’esprit des lois, livre XV, 5, op. cit., p. 494. Nous reviendrons en son temps sur lescritiques du législateur en montrant, d’une part, que Montesquieu ne dépasse pas les argu-ments du Stagirite, mieux encore il les établit sur d’autres principes comme la rigueur de cer-tains climats qui énerve les corps et produit des hommes tellement lâches que l’esclavageapparaît comme le seul remède.42. Lagarde et Michard, Les grands auteurs français, XVIIIe siècle, Paris, Bordas, 1976, p. 108.

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serait bien, ou de l’œuvre, ce qui serait encore mieux. Même Jameson, quiparfois souligne les faiblesses de l’argumentation de Montesquieu, ne va pasjusqu’au terme des conclusions qu’il conviendrait pourtant de tirer : « Sasensibilité, son humanité ne vont pas au-delà d’une certaine mesure, qui estpeut-être nécessaire au législateur, mais qui est voisine de l’indifférence43. »

Ces réserves de Jameson s’appliquent notamment au chapitre 12,lorsque Montesquieu entreprend de dénoncer les abus de l’esclavage etjamais n’évoque les horreurs des guerres civiles provoquées par la traite desesclaves en Afrique. Néanmoins, dès qu’il s’agit du chapitre 5, les espritsparlent d’une même voix : ironie. Une simple remarque d’ordre généralaurait pu néanmoins retenir l’enthousiasme des commentateurs : il est trou-blant d’élever comme modèle de l’ironie quelques pages d’un ouvrage quien compte plus de mille… Mais laissons-là les précautions oratoires et rap-pelons, pour que les choses soient claires, la définition de l’ironie : « C’estune raillerie particulière par laquelle on dit le contraire de ce que l’on veutfaire entendre44. » L’ironie implique donc un sens double mais dont l’inten-tion ne peut faire de doute et encore moins être prise en défaut.

Parcourons le contenu du texte pour vérifier si l’ironie tient bon.Celui-ci débute par un célèbre irréel du présent : « Si j’avais à soutenir ledroit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :“Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dûmettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant deterres. Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante par desesclaves45.” » Il suffit de suivre les conseils de Montesquieu lui-même pourapprécier la teneur des arguments : « Si l’on veut chercher le dessein de l’au-teur, on ne le peut chercher que dans le dessein de l’ouvrage46. » Or, quenous enseigne le livre XXI sinon que les peuples africains sont sans indus-trie et que les peuples policés peuvent donc en tirer avantage : « Tous lespeuples policés sont donc en état de négocier avec eux avec avantage ; ilspeuvent leur faire estimer beaucoup de choses de nulle valeur, et en recevoirun très grand prix47. » L’ironie salvatrice du livre XV ne s’interdit pasquelques préceptes « de bon sens ». L’Africain est stupide et il serait d’unegrande maladresse commerciale de s’en priver. Cette stupidité incurable de

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43. Jameson, op. cit., p. 298.44. Définition du Littré.45. De l’esprit des lois, livre XV, 5, op.cit., p. 494.46. Idem, préface, p. 229.47. Idem, livre XXI, 2, p. 602-603.

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l’Africain lui interdit toute perfectibilité à venir. En effet, l’éducation nesaurait avoir de prise sur des cerveaux totalement inflexibles comme le sou-ligne Montesquieu dans l’Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits :« Les fibres de leur cerveau, peu accoutumées à être pliées, sont devenuesinflexibles. Il faut comparer les hommes qui vivent chez ces peuples auxvieilles gens qui, parmi nous, n’ont jamais rien appris : leur cerveau n’a passi je l’ose dire, travaillé, et leurs fibres ne sont pas rompues aux mouvementsrequis. […] et ce n’est pas seulement dans leur cerveau que cette indisposi-tion se trouve : on la trouverait tout de même dans leur gosier, si on vou-lait les faire chanter, et dans leurs doigts, si on voulait les faire jouer dequelque instrument de musique48. »

Le tableau est touchant, ne dispense-t-il pas de recourir à l’ironie ?L’Africain incapable de goûter les douces lumières de l’éducation, incapabled’accéder aux délices de la musique est réellement à ranger du côté de la sen-sibilité animale. En effet, la multiplication des idées ne pourra jamais leconcerner tant elle requiert des dispositions physiologiques dont il est privécomme tous les sauvages. Il faut d’ailleurs goûter les subtilités de la physio-logie pour apprécier à sa juste mesure l’amusement du chapitre 5 : « Unepreuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de casd’un collier de verre, que de l’or49, qui, chez des nations policées, est d’unesi grande conséquence50. » Ce manque de bon sens n’a rien d’une francheplaisanterie dans la mesure où le manque de jugement est la conséquencedirecte de la raréfaction des idées dans ces cerveaux si rigides que vouloir lesfaire plier, c’est « comme si on entreprenait de faire marcher des gens per-clus de tous leurs membres51 ». De la rigidité des fibres cérébrales à l’absenced’idées et par conséquent de jugement, tout se tient : « Les hommes qui ontpeu d’idées doivent se tromper dans presque tous leurs jugements. Les idéesse tiennent les unes aux autres. La faculté principale de l’âme est de compa-rer, et elle ne peut l’exercer dans une pareille indigence52. » Si les nègres n’ont

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48. Montesquieu, Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits, Paris, Gallimard,Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 53.49. L’idée de la monnaie n’est pas simple et les barbares en sont dépourvus. Montesquieune plaisante pas, il théorise en ces termes la distinction du primitif et du policé dans lelivre XXII, 4, de L’esprit des lois, p. 654.50. Ibid., livre XV, 5, p. 494.51. Montesquieu, Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits, op. cit., p. 54.52. Ibid., p. 54. L’indigence intellectuelle du sauvage l’empêche de jouir de son âme et del’union de celle-ci avec son corps. Le jugement de Montesquieu est expéditif : seule notreéducation permet la multiplication des idées et le plaisir de l’unité de l’âme et du corps.

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pas suffisamment d’âme pour accéder à l’intelligence qui juge et ne sentpoint, que leur reste-t-il sinon la force du corps ? De là à dire qu’ils sontrequis pour travailler la canne à sucre, la conclusion n’est en rien exagérée.

Montesquieu expose d’ailleurs les raisons de tirer avantage desAfricains. La nature donne beaucoup aux peuples du Midi et leur demandepeu, à l’inverse elle donne peu aux peuples du Nord et exige beaucoupd’eux. Qu’est-ce à dire sinon que la nature entend que les peuples du Nordsoient les seuls responsables de leur perfectibilité tandis qu’elle regarde avecbienveillance (ou peut-être avec ironie) la paresse des peuples du Midi ? Ilfaut méditer le mouvement de balancier qu’opèrent les sages desseins de lanature, aux uns l’industrie et le commerce, aux autres l’esclavage : « Mais lespeuples du Nord ont besoin de la liberté qui leur procure plus de moyensde satisfaire tous les besoins que la nature leur a donnés. Les peuples duNord sont donc dans un état forcé, s’ils ne sont libres ou barbares : presquetous les peuples du Midi sont, en quelque façon, dans un état violent, s’ilsne sont esclaves53. »

Vous vous indignez, lecteurs, et demandez où sont passés les principesliminaires de L’esprit des lois, cette égalité naturelle antérieure à toute loipositive, ces rayons qui, de toute éternité, devaient être égaux. Il convientpour apaiser vos inquiétudes de proposer une autre lecture. L’usage du com-pas divin peut connaître des défaillances à moins que ce que nous nom-mons ces défaillances ne soit l’objet d’une finalité supérieure, inaccessible àla finitude de nos entendements. En termes cartésiens, nous pourrions direqu’il n’y a pas continuité mais rupture entre la logique du fini et de l’infini,de telle sorte qu’il est absolument impossible de vouloir réduire Dieu auchamp de nos simples évidences : « […] il se rencontre en Dieu une infinitéde choses que je ne puis comprendre, ni peut-être atteindre aucunement parla pensée : car il est de l’infini, que ma nature, qui est finie et bornée ne lepuisse comprendre […]54. » Ce qui choque notre raison n’est pas fonda-mentalement contraire à la raison comme le cisèle si joliment le chapitre 7du livre XV : « Mais, comme tous les hommes naissent égaux, il faut direque l’esclavage est contre la nature, quoique, dans certains pays, il soit fondésur une raison naturelle […]55. »

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Cette éducation n’est-elle pas, d’ailleurs, l’heureuse conséquence de la plasticité de nos fibrescérébrales ? Pour le sauvage et tout particulièrement le Noir, il faudra bien conclure que leurincapacité à éprouver leur union corporelle les destinera à être conduit par d’autres...53. De l’esprit des lois, livre XXI, 3, op. cit., p. 603.54. René Descartes, Méditations métaphysiques, troisième méditation, Paris, Garnier, 1983,p. 447.55. De l’esprit des lois, op. cit., p. 496.

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L’ironie vous paraît un peu amère et vous ne voyez plus la différenceentre la servitude naturelle soutenue par Aristote et les raisons naturellesformulées par Montesquieu. Et pourtant Montesquieu théorise en deçà desarguments du Stagirite. Quand ce dernier accorde que la nature distinguepartout entre le maître et l’esclave56, Montesquieu rejette cette affirmationcar ce serait admettre que la raison se trouve développée chez les barbares.Cela reviendrait à accréditer l’idée selon laquelle il se rencontre en toutpoint des personnes faites pour commander et d’autres pour obéir. C’est decette répartition que Montesquieu ne veut pas. Autrement dit, il y a unetéléologie naturelle dont Aristote n’a pas suffisamment apprécié les desseins.La dichotomie maître/esclave ne fonctionne pas partout, elle est comman-dée par la répartition du Nord et du midi de telle sorte que, là où la cha-leur énerve suffisamment les corps, c’est toute la perfectibilité qui se trouvebloquée.

Il devient possible alors de mettre au jour les sages desseins de la naturepour les peuples du Nord. L’absence de paresse entraîne le goût du travailet, comme celui-ci s’avère inséparable du commerce et des arts, c’estl’amour de la liberté qui est favorisé. À l’inverse, la paresse des nègres lesabrite de toute perfectibilité et les porte même jusqu’à ignorer le doux nomde liberté tant l’esclavage est pour eux une chose nécessaire qui les empêchede succomber à la violence : « Presque tous les peuples du Midi sont, enquelque façon, dans un état violent, s’ils ne sont esclaves57. » Les précisionsdu législateur sont d’une évidence parfaite : la nature a des raisons qui doi-vent faire taire la raison. Voilà resservie la vieille ritournelle de l’examen dela raison dépassé par l’impériosité des faits : « Mais la nature fait-elle ou nonun homme esclave ? L’esclavage est-il juste et utile, ou bien est-il contre lanature ? C’est ce qu’il faut maintenant examiner. Le fait et l’expérience nousconduiront ici, aussi bien que la raison, à la connaissance du droit58. » Etencore, quand Aristote invoque la clarté des faits pour ce qui est de l’escla-vage par nature, au moins laisse-t-il ouverte la possibilité de l’opinioncontraire : « Cependant, il est aisé de voir que l’opinion contraire ne seraitpas tout à fait dénuée de raison59. » Montesquieu, lui, ne tergiverse pas. Lesopinions contraires disparaissent dans les limbes d’un aparté : « […]

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56. « Il faut convenir, en effet, avec eux, que certaines gens sont partout esclaves et qued’autres ne le sont nulle part. » Aristote, La politique, livre I, 1, op. cit., p. 25.57. De l’esprit des lois, livre XXI, 3, op. cit., p. 603.58. Aristote, livre I, 1, op. cit.59. Ibid.

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quoique, dans certains pays, il soit fondé sur une raison naturelle ; il fautbien distinguer ces pays d’avec ceux où les raisons naturelles mêmes lesrejettent, comme les pays d’Europe où il a été si heureusement aboli60. »

Il convient un instant de s’attarder sur le subtil balancement entre uneraison naturelle et des raisons naturelles. L’usage du singulier n’est pas unaccident sous la plume de Montesquieu. Il renvoie à la rigueur du climat.En revanche, l’usage du pluriel affirme implicitement que toutes les loisnaturelles évoquées au premier livre (l’amour du Créateur, la paix, larecherche de la nourriture, le charme des deux sexes, le désir de vivre ensociété) s’appliquent véritablement au « parmi nous » de l’Europe61. LeNoir, s’il existe dans la hiérarchie des êtres, ne pourra jamais accéder à l’éga-lité naturelle du « parmi nous » tant son ignorance le place là où il mérited’être, à savoir du côté de cette chose dont nous faisons usage, là-bas, dansnos colonies. Montesquieu, sans l’ombre d’une douce ironie, ne tarit pasd’éloges sur les compétences de nos négociants autrement talentueux queces Espagnols qui ignorent jusqu’aux subtilités du commerce : « LesEspagnols regardèrent d’abord les terres découvertes comme des objets deconquête : des peuples plus raffinés qu’eux trouvèrent qu’elles étaient desobjets de commerce, et c’est là-dessus qu’ils dirigèrent leurs vues62. » Nedoutons pas de la nationalité du raffinement. Montesquieu sans aucune iro-nie a déjà précisé au livre XIX, 9, consacré à l’esprit des peuples, que leFrançais travaillait toujours plus que l’Espagnol et mieux que tous lesautres… Rien ne retentit comme une condamnation du commerce colo-nial. Les « pauvres nègres » s’effacent devant les intérêts du calcul. Lescommentateurs se sont-ils attardés sur de tels propos ? En ont-ils savourétout le suc ? Le législateur nous enseigne les manières adéquates à tenir avecces gens-là. Ces terres sont et doivent rester un réservoir de richesses. Lephilosophe répète les discours de l’actionnaire. Ses lumières ne dépassentpas celles d’un Savary des Bruslons qui déclare, dans le Dictionnaire uni-versel de commerce : « Il est difficile de justifier tout à fait le commerce desNègres ; cependant il est vrai que comme ces misérables esclaves trouventordinairement leur salut dans la perte de leur liberté, et la raison de l’ins-truction chrétienne qu’on leur donne jointe au besoin indispensable qu’ona d’eux pour les cultures des sucres, des tabacs, des indigos, etc., adoucit ce

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60. De l’esprit des lois, livre XV, 7, op. cit., p. 496.61. Nous reviendrons sur l’ignorance de ces lois dès qu’il s’agit du nègre : celui-ci est bel-liqueux, souvent incapable de se nourrir par lui-même et s’adonne à une sexualité débridée.62. De l’esprit des lois, livre XXI, 21, op. cit., p. 643.

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qui paraît d’inhumain dans un négoce où les hommes sont les marchandsd’autres hommes, et les achètent de même que les bestiaux pour cultiverleurs terres63. »

Il semble difficile de prêter à Savary des Bruslons une quelconque iro-nie. Il théorise au contraire sur la servitude naturelle des Noirs, servitudedont la cruauté est, au passage, adoucie par sa finalité : la production pourles colons des matières nécessaires au commerce. Montesquieu sursaute-t-ild’horreur devant la logique des colons ? Difficile à légitimer lorsqu’il sou-tient avec l’assurance la plus docte que l’établissement des colonies ne relèvepas de la violence ou de la guerre mais de la simple « extension du com-merce64 ». Qu’est-ce à dire sinon que le commerce avec les colonies n’a riend’arbitraire dans la mesure où il relève d’une loi fondamentale, celle quipousse le génie français à faire travailler les plantations par les esclaves ?Certes, vos souvenirs vont se bousculer et les premières pages du livre XVvont faire entendre leur écho : l’esclavage n’est utile ni au maître ni à l’es-clave, dans la mesure où le maître contracte toutes sortes de mauvaises habi-tudes, il ne peut manquer de devenir fier, prompt, dur, colère, voluptueux,cruel ; mais à présent il convient de faire la part des choses. L’esclavageétouffe les vertus morales lorsqu’il menace le « parmi nous » du territoireblanc, en revanche, lorsqu’il sévit dans des contrées brûlées par le soleil, ildevient nécessaire.

D’ailleurs, il suffit de tourner une page pour découvrir, au chapitre 8,l’admirable justification de l’inutilité de l’esclavage « parmi nous ». Dans lamesure où la nature nous a élus libres, aucune législation positive ne sauraitfonder une obligation véritable s’il lui prenait l’envie de violer les lois de lanature car c’est elle qui, avant tout, nous a créés citoyens. Pour le Noir,encore une fois, l’antériorité du droit naturel s’effondre. Et Montesquieu deprésenter une alternative dont la relation causale aurait dû étourdir plusd’un lecteur attentif : « Parce que les lois étaient mal faites, on a trouvé deshommes paresseux ; parce que ces hommes étaient paresseux, on les a misdans l’esclavage65. » La première proposition ouvre une alternative possible :

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63. Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce, 1727-1730 ; article « Nègres ».64. De l’esprit des lois, livre XXI, 21, op. cit.65. Ibid., livre XV, 7, p. 496. Jean Ehrard (L’idée de nature en France dans la première moi-tié du XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1994, p. 736) discerne chez Montesquieu une tenta-tive de substituer aux raisons naturelles de l’esclavage des raisons historiques, à la fois tech-niques et sociales. Autrement dit, si l’esclavage peut s’expliquer par des raisons historiques,il n’est plus sans remède. Mais il convient d’ajouter à cette lecture une restriction : les argu-ments invoqués concernent une fois encore le « parmi nous » de l’Europe. Autrement dit, sila nécessité naturelle peut convenir parfaitement avec la nature morale, c’est toujours pour

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les lois qui ont instauré l’esclavage sont le fruit d’un mauvais législateur(comment poser des lois contraires à l’esprit des lois ?) et elles ont eu pourconséquence d’ôter jusqu’au plaisir de la société des hommes en substituantau travail, par exemple, la paresse qui, elle, ne nécessite point la présence desautres. En ce sens, la mauvaise loi peut aller jusqu’à recouvrir les desseins dela nature. Pourtant, la seconde proposition invalide une telle lecture.Certains hommes ne sont pas esclaves parce que les lois les ont pervertismais, au contraire, parce que leur paresse naturelle était telle que le législa-teur n’avait d’autres recours que d’instituer les lois permettant l’esclavage.Du climat à la paresse, de la paresse à la nécessité de la servitude la consé-quence est la bonne… encore une fois66.

Si Dieu a commis quelques erreurs de compas pour les Africains, il n’apas manqué de donner la boussole aux Européens. La découverte del’Afrique est un don de la providence dont il serait bien imprudent de seséparer. Comme le souligne Montesquieu, nous assurons aux colonies leurprotection, mieux encore, nous sommes parvenus à une si grande sagesse queles lois qui régissent les Antilles, par exemple, sont admirables : « LesCarthaginois, pour rendre les Sardes et les Corses plus dépendants, leuravaient défendu, sous peine de la vie, de planter, de semer, et de faire rien desemblable ; ils leur envoyaient d’Afrique des vivres. Nous sommes parvenusau même point sans faire des lois si dures. Nos colonies des îles Antilles sontadmirables67. » Ce passage ne manque pas de bonnes manières. Le lecteur se

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ceux qui jouissent de l’unité des deux sens. Pour les autres, et en particulier les Africains, ily a une dichotomie irréductible entre la nature physique et morale. La première ne pourrajamais rejoindre la seconde tant le droit naturel ne concerne pas le Noir. Le droit naturels’évanouit avec les rigueurs du climat. Nous y reviendrons.66. Montesquieu, Pensées, t. I : « Les Nègres sont si naturellement paresseux que ceux quisont nés libres ne font rien, et la plupart sont entretenus ou nourris par ceux qui sont serfs,ou demandent l’aumône, ou sont misérables. »67. De l’esprit des lois, livre XXI, 21, op. cit., p. 644. Bien sûr l’on pourrait lire la secondeproposition comme la suite logique de la première. Les mauvais législateurs ont produit desêtres paresseux et parce qu’ils étaient devenus tels, l’esclavage s’est instauré. La lecture estséduisante mais il conviendrait alors d’expliquer comment les mauvais législateurs ont pucontrarier la nature de ces hommes que le climat vouait à la paresse. La solution qui s’im-pose est donc celle que Montesquieu retient lui-même dans le livre XV, 8 : tous les hommessont égaux par nature mais, en certains endroits de la terre, la raison naturelle vient estom-per la nature des choses. Montesquieu aperçoit que l’esclavage est contraire à l’affirmationontologique de la justice mais n’accepte pas pour autant de renoncer à la toute-puissance descauses climatiques. La tension entre les premiers principes et les causes climatiques se résoutd’ailleurs dans une formulation bien étrange qui ménage à la pitié le soin de concilier leserrances du discours : « Je ne sais si c’est l’esprit ou le cœur qui me dicte cet article-ci. Il n’ya peut-être pas de climat sur la terre où l’on ne pût engager au travail des hommes libres. »

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voit conter une belle histoire, celle des Carthaginois, pour ensuite assistercomme par enchantement à la toute moderne sagesse du législateur. LesCorses et les Sardes n’avaient point le droit de semer, planter, etc., les Noirsde nos colonies pas davantage. Le sage législateur des Antilles, le Codenoir68, sous la plume d’un Colbert aussi peu ironique que miséricordieux,interdit expressément aux Noirs de se nourrir à leur guise, d’aller et venir, dese défendre. Les soixante articles qui légifèrent sur la réduction du Noir à lachose sont d’une concision lapidaire et exemplaire.

L’article 22 stipule que les maîtres, qui doivent nourrir les esclaves,« seront tenus de faire fournir, par chacune semaine, à leurs esclaves âgés dedix ans et au-dessus pour leur nourriture, deux pots et demi, mesure dupays, de farine de manioc, ou trois cassaves pesant deux livres et demie cha-cun au moins, ou chose équivalentes, avec deux livres de bœuf salé ou troislivres de poisson ou autres choses à proportion ; et aux enfants, depuisqu’ils sont sevrés jusqu’à l’âge de dix ans, la moitié des vivres ci-dessus ».Mais en matière de sages dispositions, Montesquieu n’est pas sans connaîtreLabat, qui en chrétien esclavagiste ne manque pas de dénoncer çà et là lesabus de ces maîtres qui sont incapables d’entretenir la main-d’œuvre : « Macoutume a toujours été d’envoyer à l’heure du dîner aux nègres et auxnégresses […] un grand plat de farine de manioc trempée avec du bouillon,avec un morceau de viande salée, des patates et des ignames, le tout accom-pagné d’un coup d’eau-de-vie, et cela sans aucune diminution de la rationordinaire qu’on leur donne le dimanche au soir ou le lundi matin pourtoute la semaine. Par ce moyen je les tenais contents et assez bien nourrispour supporter la fatigue du travail, que je ne voulais point du tout voirlanguissant, ni les nègres faibles et chancelants faute d’un petit secours69. »Sommes-nous plus habiles ou plus sages que les rudes Carthaginois ?L’article 16 du Code noir ne le laisse point penser, lui qui stipule que lesesclaves n’ont pas le droit de s’attrouper de jour comme de nuit sous peinede goûter au fouet et à la fleur de lis70. Quant à l’impossibilité de sedéfendre, l’article 33 la sculpte dans une phrase sèche et définitive :

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68. Le Code noir, publié en mars 1685, réussit, comme le souligne Louis Sala-Molins (LeCode noir ou le calvaire de Canaan, op. cit., p. 9), dans la modernité cette performance théo-rique à lire sur la même ligne esclavage et droit, esclavage et code.69. Labat, Nouveau voyage aux îles de l’Amérique, Paris, Théodore Le Gras, 1722, t. 1, p. 255.70. Article 16 : « Défendons pareillement aux esclaves appartenant à différents maîtres des’attrouper le jour ou la nuit, sous prétexte de noces ou autrement, soit chez l’un de leursmaîtres ou ailleurs, et encore moins dans les grands chemins ou lieux écartés, à peine depunition corporelle, qui ne pourra être moindre que du fouet et de la fleur de lis. »

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« L’esclave qui aura frappé son maître, sa maîtresse ou le mari de sa maî-tresse ou leurs enfants avec contusion ou effusion de sang, ou au visage, serapuni de mort. » Admirable législateur qui, pour reprendre les termesmêmes de Montesquieu, n’a pas commis des « lois si dures » qu’autrefois lesCarthaginois… la belle histoire. Quand le maître cingle la peau par lefouet, il contient, tant la raison du maître européen ne saurait s’évanouirsous ces climats qui ont rendu l’esclavage nécessaire71 ; au contraire, quandl’esclave se défend, il s’emporte. Certes l’article 2672 reconnaît à l’esclave lapossibilité de rendre publics les mauvais traitements mais l’article 3073

n’omet pas de ramener la publicité à sa juste mesure, à savoir le silence descréatures sans voix selon les vénérables dispositions du droit romain :« Personam non habent, caput non habent. »

Vous cherchez en vain le droit naturel pour ces mains qui font travaillerla canne à sucre… patience, il va surgir. Certes, ce sera sous des atours peureluisants pour l’universalité des Lumières, dans la mesure où il va s’agird’harmoniser les différents intérêts commerciaux : « Les nations, qui sont àl’égard de tout l’univers ce que les particuliers sont dans un État, se gou-vernent, comme eux, par le droit naturel et par les lois qu’elles se sontfaites74. » Vous vous étonnez d’un tel recours au droit naturel et pourtant,comme le souligne le premier chapitre du livre I, les hommes ne manifes-tent-ils point le désir de vivre ensemble ? Mais voilà, pour que les hommess’associent, encore faut-il qu’ils en aient l’idée et qu’ils ne soient point tropirascibles sans quoi un tel désir demeurerait lettre morte. Or, nous avonsdéjà vu Montesquieu rappeler à notre bon souvenir la débilité des nègres

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71. Les colons ne peuvent dégénérer sous les climats où la chaleur énerve le corps : « […]cet éloignement fait que ceux qui vont s’y établir ne peuvent prendre la manière de vivred’un climat si différent » (De l’esprit des lois, livre XXI, 21, op. cit., p. 61).72. Article 26 : « Les esclaves qui ne seront point nourris, vêtus et entretenus par leursmaîtres selon que nous l’avons ordonné par ces présentes pourront en donner l’avis à notreprocureur général et mettre les mémoires entre ses mains, sur lesquels et même d’office, siles avis lui en viennent d’ailleurs, les maîtres seront poursuivis à sa requête et sans frais, ceque nous voulons être observé pour les crimes et traitements barbares et inhumains desmaîtres envers leurs esclaves » (L. Sala-Molins, op. cit., p. 142).73. « Ne pourront les esclaves être pourvus d’offices ni de commissions ayant quelquesfonctions publiques, ni être constitués agents par autres que leurs maîtres pour gérer niadministrer aucun négoce, ni être arbitres, experts ou témoins tant en matière civile que cri-minelle. Et en ces cas qu’ils soient ouïs en témoignage, leurs dépositions ne serviront que demémoires pour aider les juges à s’éclaircir ailleurs, sans que l’on puisse tirer aucune pré-somption, ni conjecture, ni adminicule de preuve » (Ibid., p. 150).74. De l’esprit des lois, livre XXI, 21, op. cit., p. 60.

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incapables de toute sage police75. À qui le droit naturel ? Aux nations euro-péennes qui ne doivent point gâcher la manne des colonies et pour ce fairedoivent se conduire comme des particuliers à l’égard de l’État. Pour ceux quine sont d’aucune nation et par conséquent « non-citoyen », il ne reste qu’uneseule possibilité, l’obéissance aux sages dispositions du Code noir qui s’yentend lorsqu’il s’agit de faire couper la canne ou de limiter les exactions dunègre quand il revendique un peu trop fort les effets publics de sa volonté.

L’ironie devient de plus en plus hypothétique : comment, sous le cou-vert d’arguments commerciaux, retrouver la plume de l’humaniste, quandle livre XXI statue froidement sur le nègre objet de la sage administrationdes Antilles ? Dire que les principes sont écorchés par la logique commer-ciale ou, à l’instar de Jameson76, accuser en quelques endroits la froideur dumoraliste ne résout rien à l’affaire car c’est proprement esquiver les difficul-tés au profit d’une lecture prédéterminée : Montesquieu serait un moralistedont la réserve aurait nui à une critique systématique de l’esclavage et duCode noir en particulier. Cette lecture a pour seul fondement l’ironie duchapitre 5 dont chacun s’accorde à célébrer l’effet dévastateur.

Mais reconnaître un seul chapitre comme garant de L’esprit des lois,n’est-ce pas céder à la facilité ? La lecture attentive du chapitre 5 nous ouvred’autres perspectives. C’est la logique commerciale qui dicte la séparation desprincipes. Aux uns la loi de la lumière naturelle, qui veut que nous fassionsà autrui ce que nous voudrions qu’on nous fît77, aux autres la nécessité natu-relle qui les prédestine à servir, tant la perfectibilité du « parmi nous »d’Europe est encore chose lointaine pour ne pas dire inenvisageable78.

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75. Sur le climat qui anéantit tout génie, voir livre XIV, 2 : « La chaleur du climat peutêtre excessive, que le corps y sera absolument sans force. Pour lors, l’abattement passera à l’es-prit même ; aucune curiosité, aucune noble entreprise, aucun sentiment généreux ; les incli-nations y seront toutes passives ; la paresse y sera le bonheur ; la plupart des châtiments yseront moins difficiles à soutenir, que l’action de l’âme ; et la servitude moins insupportable,que la force d’esprit qui est nécessaire pour se conduire soi-même » (p. 477).76. « Sa sensibilité, son humanité ne vont pas au-delà d’une certaine mesure, qui est peut-être nécessaire au législateur mais qui est voisine de l’indifférence » (Jameson, op. cit.,p. 298). La froide réserve de Montesquieu est à tempérer par l’activité commerciale deBordeaux en matière de traite. Même C. Jullian, pourtant clément avec Montesquieu dontil souligne, lui aussi, les silences embarrassants (voir Histoire de Bordeaux depuis les originesjusqu’en 1895, Bordeaux Feret et Fils, 1895), rappelle comment Bordeaux rivalise avecNantes.77. De l’esprit des lois, livre X, 3, op. cit., p. 378.78. Quand Montesquieu propose quelques réflexions sur les règlements à faire (il ne s’agitplus d’un irréel du présent !), il insiste sur l’inconvénient des affranchissements, tant cesesclaves libérés ne sauraient être tout à fait des citoyens jouissant d’une liberté naturelle et

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Il faut avoir sous les yeux deux des chapitres (3 et 4) du livre X pourcomprendre comment la servitude, loin d’être marquée du fer de l’ironie,parvient à recouvrir sinon une légitimité (nous verrons que le législateur aconscience des évanescences du droit naturel), du moins une parfaite néces-sité. En effet, le législateur, s’il condamne les abus du droit romain qui vontjusqu’à faire périr et les hommes et la société conquise, n’en finit pas d’exal-ter nos belles manières en matière de colonisation : « La première manièreest conforme au droit des gens que nous suivons aujourd’hui [il s’agit deprendre l’exercice du gouvernement politique et civil tout en respectantd’ailleurs la loi de la nature qui fait que tout tend à la conservation “desespèces”] ; la quatrième est plus conforme au droit des gens des Romains [cedroit implique l’extermination des citoyens] : sur quoi je laisse à juger à quelpoint nous sommes devenus meilleurs. Il faut rendre ici hommage à nostemps modernes, à la raison présente, à la religion d’aujourd’hui, à notrephilosophie, à nos mœurs79. » L’erreur des Romains consiste, pourMontesquieu, en une erreur de principe. La conquête n’enveloppe nulle-ment la destruction tant il ne faut pas confondre l’usage nécessaire de laforce armée pour se défendre et la paix qu’il convient de maintenir dès queles adversaires ont déposé les armes. C’est donc un abus du droit des gensque de transformer la conquête en guerre perpétuelle : « Le droit des gensest naturellement fondé sur ce principe, que les diverses nations doivent sefaire dans la paix le plus de bien, et dans la guerre le moins de mal qu’il estpossible, sans nuire à leurs véritables intérêts80. »

Une fois écartés les abus de la conquête (ce qui l’a empêchée d’être plei-nement un droit), Montesquieu va jusqu’à fustiger l’esclavage quand celui-ci exhibe ses titres en se prétendant la conséquence nécessaire du droit deconquérir : « Du droit de tuer dans la conquête, les politiques ont tiré ledroit de réduire en servitude : mais la conséquence est aussi mal fondée quele principe81. » Nous voilà rassurés quant aux intentions du législateur : lesprincipes du droit naturel ne sauraient tolérer la servitude… et pourtant les

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civile : « Je ne saurais guère dire quels sont les règlements qu’une bonne république doit fairelà-dessus ; cela dépend trop des circonstances. Voici quelques réflexions. Il ne faut pas faire,tout à coup et par une loi générale un nombre considérable d’affranchissements » (De l’es-prit des lois, livre XV, 18, op. cit., p. 506).79. Il faut goûter l’éloge rendu par Montesquieu à la raison qui est en réalité « notre » rai-son. Le nègre razzié appréciera la modernité de notre philosophie ou la douceur de nosmœurs… Les célébrations du législateur manquent parfois de nuances à moins que certainsn’y discernent encore de l’ironie.80. De l’esprit des lois, livre I, 3, op. cit., p. 237.81. Ibid., livre X, 3, p. 379.

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principes admettent des exceptions, voire des glissements de sens, car dans lemême paragraphe, non sans subtilité d’ailleurs, Montesquieu affirme que laservitude peut devenir un moyen nécessaire pour maintenir la conquête.Vous ne comprenez plus, et pourtant les raisons du législateur sont limpides :la servitude est condamnable seulement lorsqu’elle est une fin avouée de laconquête. En revanche, quand le colon se sent perpétuellement menacé, ceserait choquer les dispositions du droit naturel que de ne point se défendre.Il faut savoir manier les principes : leur pleine valeur se décline pour nos cli-mats et c’est toujours à partir du « parmi nous » qu’il faut les interpréter :« On n’a droit de réduire en servitude, que lorsqu’elle est nécessaire pour laconservation de la conquête. L’objet de la conquête est la conservation : laservitude n’est jamais l’objet de la conquête ; mais il peut arriver qu’elle soitun moyen nécessaire pour aller à la conservation82. » Vous protestez, mais ledroit naturel des uns (en l’occurrence la nécessité de se conserver) peutconduire à l’esclavage des autres83 (la nécessité d’être contenu).

Une telle position ne brille guère par sa modernité tant le Code noirstipule que les colons sont toujours dans un état de guerre avec les Noirs,on craint leur révolte et les dangers du marronnage : « L’esclave fugitif quiaura été en fuite pendant un mois à compter du jour où son maître l’auradénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur delis sur une épaule ; et s’il récidive une autre fois à compter pareillement dujour de la dénonciation, aura le jarret coupé et il sera marqué d’une autrefleur de lis sur l’autre épaule ; et la troisième fois il sera puni de mort84. »

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82. Ibid., livre X, 3, p. 378. Montesquieu réitère de telles subtilités, comme nous l’avonsdéjà souligné, au livre XV, 7 : « Mais, comme tous les hommes naissent égaux, il faut direque l’esclavage est contre la nature, quoique, dans certains pays, il soit fondé sur une raisonnaturelle ; et il faut bien distinguer ces pays d’avec ceux où les raisons naturelles mêmes le rejet-tent, comme les pays d’Europe où il a été si heureusement aboli. »83. La position de Montesquieu est identique à celle de Fromageau qui, dans leDictionnaire des cas de conscience touchant la morale (publié en 1733), distingue entre droitcivil et droit des gens : « Ces choses ainsi supposées [à savoir qu’il ne faut acheter les esclavesqu’à ceux qui détiennent des titres de propriété], l’on répond qu’il n’y a point de mal en soid’acheter ou de vendre des esclaves quand ils le sont à juste titre ; car quoiqu’il soit marquédans le droit civil que la servitude est contre la nature, il n’en faut pas conclure qu’elle soitillicite. On dit qu’elle est contre la nature, non qu’elle soit contre la raison et contre le droitnaturel, parce que l’homme considéré dans son origine est né libre ; mais si on le regarde ende certaines circonstances, le droit des gens lui fait perdre sa liberté. » La distinction opéréepar Fromageau est de même nature que celle de Montesquieu : il convient d’observer unedistinction entre ce que peut énoncer le droit naturel et ce que les circonstances peuvententraîner.84. Code noir, article 38.

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Les distinctions posées par le législateur se révèlent donc habiles sinon sub-tiles : la nécessité de préserver les libertés civiles du colon autorise, mieuxencore justifie, l’institution de l’esclavage. Sans miséricorde ni pitié, le légis-lateur ? Tant s’en faut dans la mesure où il laisse ouverte la lointaine possi-bilité pour les esclaves d’être libérés un jour : « […] il est contre la naturede la chose que cette servitude soit éternelle. Il faut que le peuple esclavepuisse devenir sujet85. » Émouvant réquisitoire ? Heureuse distinction entrele châtiment éternel et la servitude temporelle ? Mieux que cela pour quisait goûter l’esprit du législateur : une servitude éternelle traduirait l’ineffi-cacité du génie de la nation conquérante. La servitude n’est plus alors undroit arraché à l’infériorité de quelques-uns mais plus précisément undevoir fixé au « parmi nous » tant notre génie nous pousse à pourvoir auxnécessités des gens stupides par nature.

Il est impératif que les sages desseins du législateur pénètrent jusquedans les climats qui étouffent tout courage et toute autonomie. Là encoreMontesquieu fait preuve d’une prévoyance exemplaire dans la mesure où ils’attache à préciser les qualités du peuple conquérant. Il ne peut s’agir desEspagnols dont la fierté (nous l’avons déjà souligné) et la cruauté mettenten péril les bénéfices de la conquête jusqu’à inverser le rapport de la libertéet de la servitude : « Quel bien les Espagnols ne pouvaient-ils pas faire auxMexicains ? Ils avaient à leur donner une religion douce ; ils leur apportè-rent une superstition furieuse. Ils auraient pu rendre libres les esclaves ; etils rendirent esclaves les hommes libres […]. Je n’aurais jamais fini, si jevoulais raconter tous les biens qu’ils ne firent pas, et tous les maux qu’ilsfirent86. » Les Français sont appelés au contraire à d’autres réussites, il suffitde regarder la manière dont nous officions aux Antilles pour nous enconvaincre. Mais les subtilités du livre X ne s’arrêtent pas là, la conclusiondu chapitre 4 mériterait à elle seule un commentaire tant Montesquieupeaufine une esthétique de la plainte : « Je définis ainsi le droit deconquête : un droit nécessaire, légitime, et malheureux, qui laisse toujoursà payer une dette immense, pour s’acquitter envers la nature humaine. »

Apprécions le decrescendo : la nécessité du climat — le génie européenet tout particulièrement français — fonde la légitimité d’éduquer le naturelstupide des Africains, mais la nécessité n’ôte en rien la possibilité de s’émou-voir. Regrets du législateur, mauvaise conscience du moraliste ? Tout cela sansdoute mais le malheur des nègres n’est qu’un avatar du droit de coloniser.

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85. De l’esprit des lois, livre X, 3, op. cit., p. 379.86. Ibid., livre X, 4, p. 381.

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Cette touchante sensibilité témoigne peut-être de l’heureuse éducation dulégislateur : « L’éducation ne multiplie pas nos idées sans multiplier aussi nosmanières de sentir. Elle augmente le sens de l’âme, raffine ses facultés, nousfait trouver ces différences légères et délicates qui sont imperceptibles auxgens malheureusement nés ou élevés87. » À moins que cette émotion ne soitune qualité littéraire très convenue semblable à celle du père Labat88 capabled’être peiné par la malnutrition des nègres tout en étant prompt à leur faireadministrer le fouet quand les circonstances l’exigeaient : « Je lui [il s’agitd’un Noir accusé de sorcellerie] fis distribuer environ trois cents coups defouets qui l’écorchèrent depuis les épaules jusqu’aux genoux. Il criait commeun désespéré, et nos nègres me demandaient grâce pour lui, mais je leurdisais que les sorciers ne sentaient point de mal […]89. »

Difficile, dès lors, de souscrire à l’habituel masque de l’ironie. Le légis-lateur ne s’indigne pas, il recourt à l’aimable divertissement littéraire. Iltitille les esprits forts avec de « plaisantes » histoires. Le nègre éveille tou-jours l’attention, il y a quelque chose de piquant à manier si haut le verbe.On ne s’amusera jamais assez avec ces « choses-là ». Eh quoi messieurs ? Cene sont que des nègres ! « Ils sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête et ilsont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre90. » Et voilàles arguments coloniaux balayés par la puissance du rire à moins que la lai-deur bestiale des Noirs ne s’accorde parfaitement avec leur stupidité…Difficile de rire franchement quand Montesquieu souligne avec élégancequ’il « est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence del’humanité91 ». Et comment ne le serait-il pas en effet, quand le climat apour fonction de borner la servitude naturelle à « certains pays particuliersde la terre92 » ? Si la chaleur peut affecter le corps au point de l’énerver toutà fait, la couleur n’est-elle pas dès lors le stigmate le plus évident d’une telleparesse ? Montesquieu se plaît à dire, dans les Lettres persanes, que notredésir d’attirer les autres à nos convictions est aussi « ridicule que si on voyait

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87. Montesquieu, Mélanges inédits. Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits, op. cit.,p. 54. Et Montesquieu de préciser que les sauvages d’Amérique ont un cerveau si abandonnéqu’ils sont incapables de jouir de leur âme.88. Labat, op. cit.89. Ibid., p. 497. Labat sait faire preuve de miséricorde et de pitié, d’« ironie » aussi.90. De l’esprit des lois, livre XV, 5, op. cit., p. 494.91. Ibid.92. Ibid., livre XV, 8. Voir également chapitre 7, p. 496 : « Plutarque nous dit, dans la viede Numa, que du temps de Saturne, il n’y avait ni maître, ni esclave. Dans nos climats, lechristianisme a ramené cet âge. »

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les Européens travailler, en faveur de la nature humaine à blanchir le visagedes Africains93 ».

L’image ne déclenche pas la franche hilarité. Elle reprend sous le traitde la courtoise distraction les plaisanteries d’un Fontenelle dans les Lettresgalantes : « L’Afrique s’épuise pour vous, Madame, elle vous envoie les deuxplus vilains animaux qu’elle ait produits… Voilà le plus stupide de tous lesMaures et le plus malicieux de tous les singes. Je vous assure qu’il y a unede ces bêtes-là qui respecte fort l’autre, et qui en admire tous les traits d’es-prit. Vous jugez bien que l’admirateur est le Maure. Outre que tous ceux desa nation croient fermement que les singes ont autant d’esprit qu’eux, maisqu’ils s’en cachent le plus qu’ils peuvent en ne parlant point, de peur qu’onles fît travailler, ce Maure-ci a conçu une estime particulière pour le singe,par la longue habitude qu’il a eue avec lui, il n’a de raisonnement qu’autantqu’il en a acquis dans ce commerce94. »

Le négrillon, cadeau exotique, pose des problèmes de classification :pas tout à fait un homme, tant la blancheur constitue la couleur primitivede l’humanité, mais certainement un hybride avec le singe95. Humaniser lenègre relève donc du plus franc ridicule : il est impossible de confondrel’instinct et la raison, la beauté et la laideur. Pour reprendre les divertisse-ments orientaux, Usbek tance sa femme Zachi qui ne souffre pas la présencedu premier eunuque noir, en lui rappelant l’adéquation entre la couleur etla fonction : « Sa laideur dites-vous, est si grande que vous ne pouvez le voirsans peine comme si, dans ces sortes de postes, on mettait de plus beauxobjets96. »

Si l’« orientalisme » des Lettres persanes manie le même registre de plai-santeries que les Lettres galantes, que dire alors de l’argument du chapitre 5 :« On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, aitmis une âme, surtout une âme bonne dans un corps tout noir » ? Difficilede le recevoir comme une dénonciation des arguments esclavagistes. Dans

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93. Lettres persanes, lettre LXI, op. cit., 1964, p. 107.94. Fontenelle, Lettres galantes, Paris, 1683.95. La question de la couleur occupe les esprits du XVIIIe siècle. Jean Ehrard (dans L’idéede nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, op. cit., p. 229 et suiv.) fait remar-quer que le cas du nègre blanc agite les esprits. Maupertuis n’hésite pas à envisager la possi-bilité d’une race nouvelle : « […] Mais si l’on s’appliquait pendant plusieurs générations àdonner aux descendants de ce nègre des femmes nègres-blanches […] ces alliances confir-meraient la race. » (Dissertation sur l’origine des Noirs, chap. III, p. 139, cité par Ehrard.)Néanmoins, la couleur noire est toujours considérée comme un accident de la nature, et ceen parfaite conformité avec le blanco-biblisme des théologiens.96. Lettres persanes, lettre XX, op. cit., p. 51.

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l’Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits, Montesquieu insiste sur lefait que ceux qui disposent de cerveaux « abandonnés » ne peuvent jouir deleur âme. Or tels sont les Africains. Il est alors possible, tout au plus, derecevoir cet argument comme une moquerie à l’égard des raisons invoquéespar les théologiens en faveur de l’esclavage des nègres.

Et pourtant, en rapportant complaisamment l’impossibilité de gom-mer la couleur noire (voir supra), Montesquieu reprend en substance lesarguments théologiques. La négritude exprime la trace du péché de Cham,le rusé97. Le Noir porte ainsi les stigmates de sa dépravation et, comme lesouligne saint Augustin dans La cité de Dieu 98, l’esclavage constitue unefinalité moralisatrice dans la mesure où il rectifie le désordre institué par lafaute. Il protège ainsi la création de l’arborescence du mal et, selon l’ex-pression de Gisler99, l’institution est tout ensemble châtiment poenalis ser-vitus et remède.

Dès lors Montesquieu a de bonnes raisons d’écrire que ces « gens-là »ne sont pas des hommes car le supposer, ce serait croire « que nous nesommes pas nous-mêmes chrétiens100 ». En effet, supposer un seul instantque ces Noirs fussent de vrais chrétiens ce serait infirmer la conclusion duchapitre 7 qui, nous l’avons déjà souligné, identifie la douceur de nos cli-mats avec la tempérance de notre religion. De là à conclure que la religionchrétienne se décline uniquement sur le mode du « parmi nous », c’est ceque nous faisons car l’inverse reviendrait à anéantir les bénéfices exclusifsde nos climats. Du tempéré à la tempérance jusqu’aux sages ordonnancesdu législateur des Antilles (lui-même enfanté ici et maintenant), tout setient et peu de chose prête à rire. La conclusion du chapitre 5 ne peutd’ailleurs pas éviter la surprise sinon la stupeur : « De petits esprits exagè-rent trop l’injustice que l’on fait aux Africains. Car si elle est telle qu’ils ledisent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entreeux tant de conventions inutiles, d’en faire une en général en faveur de la

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97. Cham est châtié avec sa descendance pour avoir jeté un regard sur la nudité de son pèreNoé. Ses deux frères Sem et Jephet sont épargnés pour leur prudence : ils ont couvert lanudité de leur père avec un manteau en prenant soin de marcher à reculons pour éviterl’étrange vision. Voir Genèse, IX, 20-27.98. Saint Augustin, La cité de Dieu, livre XIX, 15 : « Même la servitude rançon du péchéest intégrée dans l’ordre, par cette loi qui commande de respecter l’ordre naturel et défendde le troubler : car si rien n’avait été fait contre cette loi, il n’y aurait rien eu à châtier par lapeine de l’esclavage. »99. Antoine Gisler, L’esclavage aux Antilles françaises, Paris, Karthala, 1981, p. 8.100. De l’esprit des lois, livre XV, 5, op. cit., p. 494.

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miséricorde et de la pitié ? » Miséricorde et pitié, seraient-ce les seuls senti-ments que l’on puisse éprouver pour ces hommes déchirés par le fouet ?Montesquieu ne leur accorde même pas le langage du droit. Comme le sou-ligne Louis Sala-Molins, on peut déceler dans ces quelques paroles l’har-monie du discours. Aux uns la grandeur de la loi et de la justice, aux autres« l’humiliante viscosité de la miséricorde et de la pitié101 ». Et pourtant, ileût été opportun, ne serait-ce que dans une note, de consigner la cruauté del’esclavage. Montesquieu ne s’y arrête pas, il préfère contempler notre sageadministration des Antilles. Et même lorsqu’il semble fustiger au chapitre 7les arguments d’un Louis XIII, c’est toujours de façon indirecte, en citantLabat et ce sans rien commenter.

Il nous est donc difficile, à présent, d’abonder dans le sens des lecturestraditionnelles tant l’ironie de Montesquieu craquelle dès lors qu’on laconfronte à l’esprit des lois. Loin de pouvoir invoquer un discours franche-ment anti esclavagiste, nous repérons dans ce chapitre des ellipses qui sontle fruit des principes mêmes de L’esprit des lois, non pas les principes dudroit naturel, mais ceux qui ont trait à la nécessité climatique, ceux qui peu-vent non seulement faire taire la nature des choses mais, mieux encore, larenverser.

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101. Dans Le Code noir ou le calvaire de Canaan, op. cit., p. 225.

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La théorie des climatsou les équivoques de L’esprit des lois

Si la théorie des climats remporte un vif succès au XVIIIe siècle, c’est qu’ellemet l’accent sur le rapport de la nature physique d’un pays avec le naturelde ses habitants. Cette affirmation d’un déterminisme géographique rejoint,comme le souligne Ehrard102, le « naturalisme » des philosophes desLumières en lui procurant son versant expérimental. Ce que le climat donneà lire, c’est l’unité même d’une nature dont la loi peut être intelligible à celuiqui la contemple. Pourtant, si l’intérêt que suscite la géographie entraîne lesphilosophes à penser l’histoire, il ne faut pas néanmoins tenir cette climato-logie comme le trait saillant de la philosophie nouvelle des Lumières. Certes,l’indépendance par rapport à une lecture théologique se fait sentir (on neservira plus la malédiction qui pèse sur les fils de Cham pour expliquer lanégritude, on préférera invoquer les causes physiques)103 mais en mêmetemps, l’autorité de la Genèse qui affirme une origine commune à tous lespeuples de la terre n’est point battue en brèche. Pour reprendre la très belleexpression d’Ehrard, « c’est parfois dans de très vieilles outres qu’a été verséau siècle des Lumières le vin nouveau de la “philosophie” ».

Ainsi l’influence présupposée du climat n’a pas d’auteur, elle se déclinesur le mode de la sagesse proverbiale, de la rumeur qu’il serait inconvenantde désavouer. Montesquieu lui-même n’y échappe pas quand, dans la

102. Jean Ehrard, op. cit., voir en particulier le chapitre « Nature et nécessité, l’empire duclimat » (p. 691 et suiv.). Ce chapitre présente avec une minutie extrême l’histoire de la cli-matologie. Nous lui devons beaucoup, même si nos analyses se révéleront divergentes quantà la place de la théorie des climats dans De l’esprit des lois.103. Ce qui ne dispensera pas d’ailleurs de recourir là encore à des explications théolo-giques, nous y reviendrons.

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Défense de l’esprit des lois, il écrit : « […] le climat et les autres causes phy-siques produisent un nombre infini d’effets. Si l’auteur avait dit le contraire,on l’aurait regardé comme un homme stupide104. » L’affirmation de l’in-fluence du climat ne constitue donc pas un thème d’une nouveauté subver-sive. Elle se mélange, au contraire, avec l’influence supposée des astres.Boulainvilliers, dans son Astrologie mondiale, rend compte du caractère et dela destinée des peuples par la longitude et la position des astres : « […] pla-cés sous la longitude du signe du Bélier, les Tartares et les Turcs ne pou-vaient former que des nations féroces et conquérantes ; un ascendantinverse détermine la mollesse et la timidité des peuples de l’Inde105. »

Même si la médecine vient à la rescousse de la théorie des climats en l’ex-purgeant de l’influence astrale au profit de l’action de l’air, il n’en demeurepas moins que la nature profonde de ce dernier demeure inconnue. Certesdes propriétés de l’air ont été mises en évidence par Pascal ou Torricelli, onsait par exemple qu’il est pesant mais en même temps ses propriétés chi-miques demeurent obscures. Comme le souligne Ehrard, médecins et physi-ciens en demeurent à une explication mécanique du rôle de l’air : celui-cijoue un rôle dans la circulation du sang et même le rafraîchit. À cette expli-cation mécanique s’ajoute une autre « intuition » : on admet que l’air enve-loppe la présence du « feu » atmosphérique, principe nécessaire à toute vie106.Pourtant si l’air a un côté bénéfique, on le soupçonne également de recelerun caractère maléfique. L’air que nous respirons n’est jamais pur, il contientdes « exhalaisons » que certains médecins regardent comme l’origine desmaladies épidémiques107. Cette théorie des exhalaisons ne dépasse pas le cadre

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104. Montesquieu, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951,p. 1145. Pourtant la théorie des climats, comme le rappelle judicieusement Ehrard, necompte pas que des adeptes ; Rollin par exemple oppose au fatalisme géographique sa foidans le progrès intellectuel et moral : « […] on voit tous les jours qu’à mesure que les sciencespassent chez les nouveaux peuples, elles les transforment en d’autres hommes : et qu’en leurdonnant des inclinations et des mœurs plus douces, une police mieux réglée, des lois plushumaines, elles les tirent de l’obscurité où ils avaient langui là, et de la grossièreté qui leurétait naturelle. Ils deviennent ainsi une preuve évidente que dans les différents climats lesesprits sont à peu près les mêmes […] », dans De la manière d’enseigner et d’étudier les belleslettres, 1726-1728, discours préliminaire, première partie, « Avantage de l’étude des beaux-arts et des sciences pour former l’esprit » (édit. 1740, t. I, p. 5, cité par Ehrard, p. 714). Voirégalement la position de l’abbé d’Espiard qui, en précurseur de Montesquieu pour la théo-rie des climats, ne méconnaît pas la difficulté de mesurer l’influence réelle du climat. Il luisubstitue d’ailleurs la notion plus vaste de milieu naturel.105. Henri de Boulainvilliers, Astrologie mondiale, Paris, 1711, p. 191.106. Sur le rôle vital de l’air, voir Ehrard, op. cit., p. 700.107. Ehrard rapporte que le Journal des savants accorde à cette thèse, soutenue en particu-lier par Astruc, toute sa faveur. Ibid.

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de l’influence astrologique si l’on donne, comme le souligne LucienFebvre108, au mot influence sa signification véritable : « Sorte d’écoulementpartiel que l’ancienne physique supposait venir du ciel et des astres et agir surles hommes et sur les choses. »

Dépoussiérée en apparence, la théorie des climats ne parvient pas à sedéfaire de sa tutelle d’origine, l’astrologie. Et même si des médecins, telArbuthnot, théorisent sur les effets de l’air — l’air chaud est réputé débili-tant, l’air sec frais et tonique —, il n’en demeure pas moins que la conclu-sion est toujours la même : les hommes sont condamnés à subir cetteinfluence. En outre, aux tentatives de l’explication des effets physiologiquesde l’air se greffent par « glissement » presque « nécessaire » des explicationssur l’influence « psychologique ». Ainsi chez Arbuthnot, par exemple, lesprincipes de la médecine mécanique légitimeront un fatalisme géogra-phique et cautionneront un racisme « naturel » : « De l’inaction et de l’in-dolence suivront naturellement la disposition à l’esclavage, et l’aversion dedisputer avec ceux qui se seront rendus leurs maîtres109. »

Qu’en est-il de la théorie des climats chez Montesquieu ? Celle-ci sertà ébaucher une théorie sensualiste de l’âme. En effet, dans l’Essai sur lescauses qui peuvent affecter les esprits, Montesquieu définit l’âme comme unepuissance de sentir : « Une idée n’est donc qu’un sentiment que l’on a à l’oc-casion d’une sensation qu’on a eue, une situation présente à l’occasiond’une situation passée110. »

Cette définition sensualiste est d’importance car elle permet de com-prendre l’action de l’air sur le corps. Et Montesquieu d’ailleurs de développerdes analyses médicales proches de celles d’Arbuthnot : « L’air en entrant dansnos poumons fait enfler les vésicules sur lesquelles rampent les petits rameauxde l’artère et de la veine pulmonaire, qui, cessant d’être affaissées, permettentau sang de traverser toute la substance des poumons. Quand l’air a beaucoupde ressort, il se fait un nombre infini de petites percussions dans les parois desvésicules, et, par conséquent, sur les tuniques des vaisseaux du sang qui ram-pent dessus111. » De l’influence physiologique à l’influence psychologique, laconséquence sera la bonne. À ce titre Montesquieu rappelle la connexion évi-dente et nécessaire entre le climat et l’esprit général d’un peuple112 car, comme

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108. La terre et l’évolution humaine, Paris, Albin Michel, 1970, p. 20.109. Cité par Ehrard, op. cit., p. 705.110. Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits, Paris, Gallimard, Bibliothèque de laPléiade, 1951, p. 42.111. Ibid., p. 43. Pour la comparaison avec Arbuthnot, voir Ehrard, op. cit.112. La parenté avec l’abbé Dubos est sur ce point exemplaire, lui qui attribue le génie de lanation grecque à son climat : « L’art ne saurait faire autre chose que de perfectionner l’aptitude

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il le souligne au début de l’Essai, les causes deviennent moins arbitraires àmesure qu’elles ont un effet plus général. Mais en philosophe avisé,Montesquieu complique la théorie des climats. L’air n’est pas la seule cause sus-ceptible d’affecter les esprits, il faut également insister sur la qualité de la nour-riture — les pays froids par exemple ont besoin pour se soutenir d’une nour-riture grossière mais, s’ils ont besoin d’une telle nourriture, c’est aussi parce queleurs fibres sont grossières113 — qui par ailleurs ne se sépare pas de la nature duterrain : « On trouve du fer dans le miel ; il faut donc que les particules de cemétal s’insinuent dans les plantes et les fleurs d’où les abeilles le tirent114. » Pourcompléter le tableau de l’influence des causes physiques qui agissent naturelle-ment sur les esprits, Montesquieu n’oublie pas de rapporter l’influence du ventqui transporte selon les cas un air plus grossier ou plus subtil, plus sec ou plushumide que celui du climat où l’on se trouve. Le vent produit ainsi l’effet d’un« mélangeur » qui fait varier la qualité de l’air et qui peut transporter sousd’autres latitudes les effets physiologiques et psychologiques propres à un cer-tain climat : « Il y a en Italie, un vent du midi, appelé Chiroc, qui a passé parles sables de l’Afrique. Il gouverne l’Italie ; il exerce sa puissance sur tous lesesprits ; il produit une inquiétude universelle. Un homme sent, dans son lit,que le vent est Chiroc ; on se gouverne différemment de ce qu’on faisait laveille. Enfin, le Chiroc est l’intelligence qui préside sur toutes les têtes ita-liennes, et je serais tenté de croire que cette différence qui se trouve entre l’es-prit et le caractère des habitants de Lombardie et celui des autres Italiens vientde ce que la Lombardie est couverte par l’Apennin, qui la défend des ravagesdu Chiroc115. »

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ou le talent que nous avons apporté en naissant, mais l’art ne saurait nous donner le talent quela nature nous a refusé. » (Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, deuxième partie, sec-tion VII, p. 72, cité par Ehrard p. 707.) Dubos développe également pour un même climat lethème des variations du génie en fonction des aléas climatiques. Même s’il soutient un déter-minisme géographique intégral — les caprices de l’histoire ayant leur source dans les variationsclimatiques — qui ne sera pas celui de Montesquieu (nous y reviendrons), il n’en demeure pasmoins que les conclusions sont proches : stupidité et vivacité de l’esprit sont subordonnées auxraisons climatiques.113. Les peuples des pays chauds ont, eux, besoin d’éléments aqueux en raison de la déli-catesse de leurs fibres. Il faut noter au passage la relation subtile entre la cause et la consé-quence, relation sur laquelle nous avons déjà insisté au chapitre précédent. Celle-ci joue enfaveur du déterminisme climatique.114. Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits, op. cit., p. 44. Il est à noter qu’une telleconception est proche de la théorie des exhalaisons.115. Ibid., p. 45. Il faut remarquer avec quelle promptitude l’effet du vent se fait sentiralors qu’en d’autres endroits, Montesquieu se plaît à noter la lenteur des effets du climat.Apprécions également l’influence psychologique du climat : les Noirs sont dans un étatd’inquiétude universelle. Nous verrons comment cet état d’inquiétude, qui signe l’envers

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Dans De l’esprit des lois, Montesquieu étend la théorie des climats : ilne s’agit plus seulement de se prononcer en médecin en invoquant la cor-rélation du physiologique et du psychologique, il s’agit de montrer com-ment le climat peut avoir des rapports avec les lois, les institutions poli-tiques116. Pour ce faire, Montesquieu simplifie le contenu de la théorie desclimats, il gomme par exemple la théorie des exhalaisons au profit d’uneaction de l’air. Il établit ainsi les différences liées à la qualité de l’air. L’airfroid aura pour effet de resserrer les extrémités des fibres extérieures de notrecorps — augmentant ainsi leur ressort et la fluidité du sang de même quela puissance du cœur — tandis que l’air chaud aura pour conséquence unrelâchement de l’extrémité des fibres et par là même une diminution de leurforce et de leur ressort117. Cette distinction des qualités de l’air lui permetsimultanément de conclure quant à la diversité des tempéraments. L’airfroid entraîne une confiance en soi qui est inséparable de certaines vertustels le courage et la franchise tandis que la chaleur implique nécessairementnon seulement le manque de courage mais plus encore le cortège des vices :« Cette force118 plus grande doit produire bien des effets : par exemple, plusde confiance en soi-même, c’est-à-dire, plus de courage ; plus de connais-sance de sa supériorité, c’est-à-dire, moins de désir de la vengeance ; plusd’opinion de sa sûreté, c’est-à-dire, plus de franchise, moins de soupçons,de politique et de ruses. Enfin cela doit faire des caractères bien diffé-rents119. » Il convient de goûter ce dégradé subtil qui, par antiphrase, laissesupposer que ceux qui sont accablés par la chaleur sont totalement dénuésde vertus morales. Montesquieu théorise ici sans l’ombre d’un regret surl’équation noirceur de la peau = noirceur de l’âme120.

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de toute autonomie politique, les prédispose à une servitude naturelle ou, pour reprendreles termes mêmes de L’esprit des lois, à un esclavage cruel, seul remède à leur passivité.116. Il suffit de lire le titre du livre XIV : « Des lois, dans le rapport qu’elles ont avec lanature du climat ».117. De l’esprit des lois, livre XIV, 2, op. cit.118. Il s’agit de la force du cœur, conséquence directe de l’influence de l’air frais.119. De l’esprit des lois, ibid., p. 475.120. Des lecteurs aussi minutieux qu’Ehrard ne relèvent pas ces antiphrases qui assoientavec toute la rhétorique qui convient la nécessité climatique. Ehrard concède seulement cer-tains traits de conservatisme qui entachent çà ou là L’esprit des lois, simples marques de vieuxpréjugés que, par ailleurs, Montesquieu aurait dépassés en faisant triompher les causesmorales sur les causes physiques. Nous reviendrons sur ce point en exprimant nos réservesquant à cette position.

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Les effets du climat ont également leur importance sur les manières despeuples. Ainsi la loi de Mahomet qui interdit l’usage du vin peut-elle s’ex-pliquer par « la loi du climat d’Arabie » tandis qu’une certaine ivrognerien’est pas incompatible avec la rudesse des climats froids qui, en raison dupeu de transpiration, autorise la consommation des liqueurs fortes121. Enfin,l’action du climat se discerne dans les institutions politiques elles-mêmes etc’est la nouveauté de L’esprit des lois par rapport à l’Essai sur les causes quipeuvent affecter les esprits. Dans la mesure où à la chaleur est jointe l’incli-nation à la passivité et à la perversité, Montesquieu peut « territorialiser » laservitude politique122.

Celle-ci concerne principalement le territoire de l’Asie, véritable pépi-nière du despotisme. En effet, dans la mesure où celui-ci n’a aucune zonetempérée puisque les extrêmes se touchent (on passe du froid excessif de laSibérie à la chaleur excessive de la Chine123), il est dès lors impossible deménager un espace pour la liberté politique. Les dérèglements du climatimpliquent un manque total de tempérance : de la température à la tempé-rance, la chaîne des conséquences ne laisse aucune place à un régimemodéré qui, lui, implique une certaine force de caractère et, conséquem-ment, certaines dispositions physiologiques dont ce climat est totalementdépourvu. D’ailleurs, les termes du livre XVII chapitre 3 sont sans appel.Montesquieu convoque une vérité expérimentale, la même qui l’a porté àfaire des expériences sur la langue de mouton afin de vérifier les effets del’air sur les tissus124 : « Ces faits posés, je raisonne ainsi : l’Asie n’a point pro-prement de zone tempérée ; et les lieux situés dans un climat très froid ytouchent immédiatement ceux qui sont dans un climat très chaud, c’est-à-dire, la Turquie, la Perse, le Mogol, la Chine, la Corée, et le Japon125. »

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121. De l’esprit des lois, livre XIV, 10, op. cit.122. Ibid., XVII, 2, p. 523. « Il ne faut donc pas être étonné que la lâcheté des climatschauds les ait presque toujours rendus esclaves, et que le courage des peuples des climatsfroids les ait maintenus libres. C’est un effet qui dérive de sa cause naturelle. »123. Les extrêmes se touchent dans les dérèglements qu’ils produisent. Montesquieu rai-sonne ici à la manière de Bodin. Ce dernier identifie les sauvages du Nord et du Sud en pré-cisant toutefois que l’homme du froid possède une grande chaleur intérieure, augmentée parla température glaciale contre laquelle il doit combattre pour survivre. Pour de plus amplesdétails, se rapporter au travail de maîtrise de Boris Hurtel, La logique des climats, Toulouse-le-Mirail (inédit).124. De l’esprit des lois, livre XIV, 2, op. cit.125. Ibid., XVII, 3, p. 525.

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Montesquieu propose donc de suivre sans rechigner une logique cli-matique inscrite dans la nature des choses et qui, de par son évidence, s’im-pose à la raison du législateur. Les hommes nécessairement lâches ontbesoin, pour vivre dans la sécurité — ce qui est la finalité de toute structureétatique, nous y reviendrons —, d’être gouvernés par un despote qui leurtienne lieu de volonté126. Ainsi, l’harmonie entre le climat tempéré et lenaturel tempérant ne peut se décliner qu’en Europe, là où l’air n’est ni tropfroid pour rompre les esprits à la stupidité, ni trop chaud pour les plongerdans le vice. Ce juste milieu climatique emporte avec lui les raisons d’uneindépendance par rapport aux effets d’un déterminisme géographiquestrict : « Dans les pays tempérés, vous verrez des peuples inconstants dansleurs manières, dans leurs vices mêmes, et dans leurs vertus : le climat n’y apas une qualité assez déterminée pour les fixer eux-mêmes127. » C’est seule-ment en Europe que peut se développer une double relation : l’influencephysique détermine la manière d’être des peuples et des institutions poli-tiques mais en même temps la qualité de l’air empêche de convertir cetteinfluence en nécessité géographique.

Ce glissement du déterminisme à l’indétermination du climat ouvre unespace naturel pour la liberté du citoyen. Le climat du « parmi nous », ensuspendant les effets d’un fatalisme géographique, permet aux causesmorales de jouer leur rôle. C’est ainsi que les lois peuvent contribuer à for-mer les mœurs, les manières d’être et le caractère d’une nation128. Il n’estd’ailleurs pas étonnant de voir figurer en bonne place l’analyse des principesde la Constitution anglaise. Plus qu’un exemple, celle-ci constitue un régimeexemplaire qui convient au « parmi nous » d’Europe en privilégiant la sépa-ration des pouvoirs et l’émergence d’une monarchie parlementaire suscep-tible d’arrêter le pouvoir par le pouvoir et, par là même, d’en civiliser lesmodalités129.

À la lumière de ces arguments, il nous paraît difficile de juger la clima-tologie de Montesquieu en rupture complète avec les précédentes théories.

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126. Quant aux Africains dont le climat est comparable à celui du midi de l’Asie, leur sortest encore différent. Ils sont tout simplement absents du territoire « politique ». Leur placeest ailleurs, dans les règlements qu’il convient de faire et d’accomplir pour ceux précisémentdont le statut n’appartient plus à l’humanité et au sujet de droit mais à la simple chose quipar nature doit obéir. Le livre XV, 17 énonce les règlements à faire sans sourciller : pour cer-tains la servitude n’est pas une seconde nature mais une nature première.127. De l’esprit des lois, livre XIV, 2, op. cit., p. 477.128. Voir le titre du livre XIX, 27, op. cit.129. Nous étudierons ultérieurement les différentes formes de gouvernement.

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Certes, l’influence des climats est étendue au-delà de sa sphère traditionnelle(on passe du physiologique au politique) mais en même temps il nous sembleque, sous de nouveaux atours, les vieilles scories subsistent encore. Sur cepoint nous ne partageons pas la lecture d’Ehrard qui, en dépit de certainesréserves portant notamment sur le « conservatisme » de Montesquieu130, n’endemeure pas moins attaché à sauver la réputation du moraliste en insistantparticulièrement sur trois points.

Premièrement, Montesquieu dépasserait tous ses devanciers en étantcapable de dominer la théorie des climats non seulement en lui donnant unaspect quantitatif (Montesquieu supplante la théorie des exhalaisons del’abbé Dubos par la température mesurable en chiffres) mais encore en rela-tivisant l’importance du climat au profit d’autres causes, dont les facteurshistoriques : « Plusieurs choses gouvernent les hommes, le climat, la religion,les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, lesmœurs, les manières, d’où il se forme un esprit général qui en résulte » (Del’esprit des lois, livre XIX, 4). Deuxièmement, toute philosophie de la natureest à la fois une philosophie scientifique et une philosophie morale. À cetitre, le droit naturel est inséparable de la « nature des choses » et les loismorales ont autant de réalité objective que les lois physiques. Cette unité dela « nature des choses » autoriserait par conséquent à lier à la fois nécessitéet finalité, ce qui permettrait d’inclure la théorie des climats dans uneconception optimiste sinon providentialiste de l’ordre du monde. Enfin,Montesquieu prendrait conscience, à la faveur des tensions entre le fait et ledroit — notamment à l’occasion de la question de l’esclavage —, que la« nature des choses » s’avère parfois en contradiction avec les lumières de laraison. Autrement dit, Montesquieu moraliste serait capable à la fois deréajuster une théorie au passé peu reluisant et d’en modifier le contenuquand celui-ci viendrait choquer sa lecture idéaliste de l’histoire, à savoircelle d’une harmonie préétablie entre les lois physiques et les lois morales.

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130. Ehrard reconnaît que la théorie des climats implique parfois un discours qui dans saforme ne se départit pas d’une certaine fatalité intemporelle servant, par là même, toute unesérie de préjugés raciaux, politiques : « Les Indes ont été, les Indes seront ce qu’elles sont àprésent, et dans tous les temps ceux qui négocieront aux Indes y porteront de l’argent, etn’en rapporteront pas » (De l’esprit des lois, livre XXI, 21). « Mirage de l’éternel, complai-samment entretenu au gré d’intérêts bien précis ! Chez Montesquieu comme chez ses devan-ciers, la théorie des climats apporte une justification rationnelle à toute une série de préju-gés : préjugé racial de l’homme blanc d’Europe, appelé par la vocation de son climat tempéréà la suprématie sur le reste du monde, préjugé politique du gentilhomme qui place dans lepays d’origine de ses ancêtres « gothiques » la terre d’élection de la liberté […] » (L’idée denature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, op. cit., p. 722).

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Pour ce qui est du premier argument suffit-il, à l’instar d’Ehrard, d’in-sister sur le passage du qualitatif (la conception naïve de la théorie des exha-laisons) au contenu quantitatif (la température chiffrée et le goût des véri-tés expérimentales) pour discerner dans la théorie une véritable révolutioncopernicienne ? Il semble d’autant plus difficile de l’admettre que la théo-rie des exhalaisons n’est pas absente de L’esprit des lois. Elle resurgit demanière diffuse lorsqu’il s’agit de penser le rapport des lois à l’esprit générald’une nation : « La liberté même a paru insupportable à des peuples quin’étaient pas accoutumés à en jouir. C’est ainsi qu’un air pur est quelque-fois nuisible à ceux qui ont vécu dans les pays marécageux131. »

Cette présence en filigrane de la théorie des exhalaisons fait s’écroulerl’accusation de « surdéterminisme » qu’Ehrard fait porter à Dubos tout enexcluant Montesquieu. Dubos n’est pas le seul à ignorer l’existence de seuilsentre différents niveaux de réalité. Nous assistons chez Montesquieu à unglissement « naturel » du physique au physiologique jusqu’au moral sansque cela soulève de grandes difficultés. Il convient de relire le livre XIVpour s’en persuader. Comme nous l’avons déjà souligné précédemment,Montesquieu présente une longue chaîne déductive qui nous conduit duphysiologique au psychologique. On a plus de confiance, de courage, deconnaissance de sa supériorité dans les pays du Nord, c’est-à-dire « plusd’opinion de sa sûreté, c’est-à-dire, plus de franchise, moins de soupçons,de politique et de ruses132 ». Il faut apprécier la rigueur des conclusions : auxuns le goût de la chose politique (l’opinion de sa sûreté) et par conséquentune disposition au libre arbitre qui peut ainsi les porter à choisir un gou-vernement adéquat à l’esprit national, aux autres le négatif de l’autonomiequi les voue à la ruse et au despotisme. Le registre déductif ne s’arrête pasen si bon chemin. Là où la chaleur du climat sera par trop excessive, lesconséquences seront encore plus accentuées : « La chaleur peut-être siexcessive, que le corps y sera absolument sans force. Pour lors, l’abattementpassera à l’esprit même ; aucune curiosité, aucune noble entreprise, aucun

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131. De l’esprit des lois, livre XIX, 2, op. cit., p. 557. Dubos rend compte de l’abâtardisse-ment du génie romain depuis l’Antiquité en invoquant l’air de la ville et de la campagne quis’est adouci, mais en devenant plus malsain. Cette altération, Dubos, la fait résider en par-tie dans la paresse des hommes (terres en friche, marais abandonnés), en partie à la nature :de nouvelles couches d’alun, de soufre et d’arsenic se sont formées au cours des siècles dansle sous-sol, d’où « des exhalaisons encore plus malignes que celles qui en échappaient lors-qu’elles n’avaient pas encore atteint le degré de maturité où elles sont parvenues aujour-d’hui... », dans : « Les réflexions critiques » voir Ehrard, op. cit., p. 712.132. De l’esprit des lois, livre XIV, 2, op. cit., p. 475.

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sentiment généreux ; les inclinations y seront toujours passives ; la paressey sera le seul bonheur ; la plupart des châtiments y seront moins difficilesà soutenir, que l’action de l’âme ; et la servitude moins insupportable, quela force de l’esprit qui est nécessaire pour se conduire soi-même133. »

Pour les climats excessifs, le déterminisme est sans appel : l’abattementdu corps vaut pour stupidité naturelle, l’absence de curiosité et de nobleentreprise confine à la paresse, l’absence de sentiment généreux, elle,condamne au vice. De la débilité physique à la laideur morale, rien nemanque pour justifier la servitude. Mieux encore, ce qui pourrait paraîtrechoquant — à savoir la servitude naturelle — ne l’est plus dans la mesureoù les châtiments qu’elle implique nécessairement sont le remède adéquat àla paresse et qui plus est la guérison du vice. Cette justification de l’escla-vage par des raisons climatiques n’excède en rien la « modernité » des argu-ments théologiques. Comme le souligne Gisler134, « réprimer les méchants,protéger les justes », tel est le but de l’esclavage reconnu par l’ensemble desPères à partir du IVe siècle.

L’esclavage répond ainsi à une double finalité : il est tout à la fois châ-timent et peine réparatrice. C’est d’ailleurs en ces termes que saint Augustinl’envisage comme seconde nature : « […] c’est donc la faute qui a mérité cenom, et non pas la nature… Même la servitude rançon du péché est inté-grée dans l’ordre, par cette loi qui commande de respecter l’ordre naturel etdéfend de le troubler : car si rien n’avait été fait contre cette loi, il n’y auraitrien eu à châtier par la peine de l’esclavage135. » Les arguments deMontesquieu sont identiques : si la loi naturelle interdit l’esclavage dans lamesure où elle institue d’une part l’égalité et d’autre part la timidité, il n’endemeure pas moins que cette première nature (celle où loi physique et loimorale se trouvent confondues) est renversée par une seconde nature, celledu climat, qui donne à chacun ce qui lui est dû. Ainsi, cette seconde naturefinit par être pour quelques-uns une nature première qui gomme définiti-vement tout droit naturel. Cet effacement de quelques-uns des lumièresintangibles du droit naturel les verse dans une catégorie où l’existence ne sedéclinera plus en termes de droit mais de contraintes, non en termes desujet mais d’objet, non en termes d’homme mais de bestialité.

Ce dégradé du droit vers l’animalité, nous pouvons le repérer par l’étuded’un problème spécifique — celui de la polygamie — qui met l’accent sur le

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133. Ibid.134. Antoine Gisler, op. cit., p. 8.135. Saint Augustin, op. cit., livre XIX, 15.

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rejet de certains êtres dont les manières les confine à l’invisibilité anthropo-logique. De la paresse naturelle à la sexualité débridée, il n’est plus questionde relever le conservatisme de Montesquieu mais de mettre en exergue unethéorie aux conclusions lapidaires et racistes. La polygamie constitue d’em-blée une frontière aux lois naturelles développées au livre I, 2 : « De plus cecharme que les deux sexes s’inspirent par leur différence, augmenterait ceplaisir ; et la prière naturelle qu’ils se font toujours l’un à l’autre, serait unetroisième loi (de la nature)136. » Elle suppose la désagrégation du noyau fami-lial alors que la loi naturelle l’inscrivait au fondement de la société. Il devientpar conséquent intéressant de voir comment Montesquieu va résoudre un telproblème. Il ne tergiverse pas, la polygamie est une institution contre nature.Il suffit de lire les premières lignes du livre XVI, 6 : « À regarder la polyga-mie en général, indépendamment des circonstances qui peuvent la faire unpeu tolérer, elle n’est point utile au genre humain, ni à aucun des deux sexes,soit à celui qui abuse, soit à celui dont on abuse137. » Dans une lettre àGroslen138 du 8 avril 1750, Montesquieu ajoute : « […] la défense de lapudeur naturelle dans une fille est aussi conforme à la nature que la défensede sa vie. » Cependant, dans les nuances du non conforme à la nature, il y ades degrés qui mesurent insensiblement la diminution du droit naturel jus-qu’à son complet évanouissement. Des transitions marquées aux subtilitésdiaphanes, cette disparition est intéressante car elle suit les seuils de visibilitéanthropologique qu’énonce L’esprit des lois.

Tout d’abord, la polygamie ne dépend pas d’une cause purement maté-rielle139. Elle n’est pas liée aux richesses mais au climat. La distinction desdeux causes est fondamentale car, si elle s’enracinait dans la richesse et leluxe, c’est tout l’édifice de L’esprit des lois qui en subirait le contrecoup. Eneffet, la richesse ne peut pas produire le ramollissement de la chair. Elles’inscrit, au contraire, dans la logique d’un commerce producteur descience, d’art et d’industrie. Les besoins, inversement proportionnels aunombre de femmes, mesurent le degré de développement d’un peuple :« Dans les climats chauds, on a moins de besoins : il en coûte moins pourentretenir une femme et des enfants. On y peut donc avoir un plus grand

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136. De l’esprit des lois, livre I, 2, op. cit., p. 236.137. Ibid., p. 512.138. Tome II des Correspondances, publié par F. Gebelin.139. De l’esprit des lois, livre XVI, 3, op. cit., p. 510 : « On ne peut pas dire que ce soient lesrichesses qui fassent établir, dans un État, la polygamie : la pauvreté peut faire le même effet,comme je le dirai en parlant des sauvages. »

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nombre de femmes140. » Ainsi, le sauvage dont les besoins sont des plus limi-tés (sa prévoyance n’excédant guère la journée) ne peut-il goûter les plaisirsspirituels du monde civilisé. La richesse sépare donc inéluctablement le pri-mitif du peuple policé, le lascif de l’entrepreneur. Écoutons la petite fablede Montesquieu voyageur : « Soyez seul, et arrivez par quelque accidentchez un peuple inconnu ; si vous voyez une pièce de monnaie, comptez quevous êtes arrivé chez une nation policée141. » Le conteur ne manque pas depoursuivre l’argumentation dans le même chapitre en établissant une foispour toute l’équation des peuples civilisés : « L’on voit toujours marcherd’un pas égal les arts, les connaissances et les besoins142. »

Cette gravitation naturelle de la culture autour de l’astre européen per-met de déduire à rebours la situation des autres peuples. Là où les besoinsmatériels et spirituels sont moindres, les connaissances et les arts demeurentenfouis. L’esprit s’efface derrière la chair, la liberté derrière la servitude. À ladéliquescence des mœurs correspond ainsi l’évanouissement du citoyen.C’est ce qui distingue par exemple, comme nous l’avons déjà dit, l’Europe,qui connaît les zones tempérées de l’intelligence, de l’Asie, brûlée par le soleildu despotisme naturel. Montesquieu, en établissant les rapports de la servi-tude politique et climatique, ne manque pas d’insister sur ce point : « […] ilrègne en Asie un esprit de servitude qui ne l’a jamais quittée ; et dans toutesles histoires de ce pays, il n’est pas possible de trouver un seul trait quimarque une âme libre : on n’y verra jamais que l’héroïsme de la servitude143. »

Sous d’autres cieux où le soleil ne cesse de brûler la terre et les hommes,le climat marque de tout son empire l’esprit général. C’est ainsi quel’Afrique sera naturellement serve, assimilée sans aucunes ambages au midide l’Asie144. Les différences climatiques ont leur prolongement dans la « qua-lité de la chair » et l’usage qu’on en fait.

Ainsi le climat influe-t-il naturellement sur les naissances. En Asie eten Afrique, contrairement à l’Europe, la multiplication du sexe fémininlaisse présager des mœurs plus relâchées. Montesquieu s’offre même le luxedes statistiques donnant ainsi à sa thèse une présentation aimablementscientifique : « Kempfer […] nous rapporte un dénombrement de Meaco,

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140. Ibid.141. Ibid., livre XVIII, 15, p. 539.142. Ibid.143. Ibid., livre XVII, 6, p. 529.144. Nous l’avons déjà cité : « L’Afrique est dans un climat pareil à celui du midi de l’Asie,et elle est dans une même servitude. » Ibid., livre XVII, 7, p. 530.

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où l’on trouve 182 072 mâles et 223 573 femelles145. » L’exemple statistiqueet le commentaire qui l’accompagne : « La loi d’une seule femme enEurope, et celle qui en permet plusieurs en Asie et en Afrique, ont donc uncertain rapport au climat146 », justifient la possibilité de tracer une frontièreentre les causes morales et les causes physiques, la moralité et la bestialité. Ilest des latitudes où la morale l’emporte naturellement, d’autres où la naturephysique s’impose nécessairement. Et que le lecteur ne se laisse pas abuserpar les déclarations de principe du livre XV, 4 : « Dans tout ceci, je ne jus-tifie pas les usages ; j’en rends les raisons147. » Montesquieu ne se contentepas d’expliquer, il théorise à partir du fondement même de sa théorie, àsavoir l’impossibilité de mélanger les climats et l’étendue du droit naturel.

La polygamie est un mal et même une dégénérescence qui n’a rien decommun avec la tempérance de nos climats. Et comme le souligneMontesquieu, dans la mesure où une dissolution en entraîne toujours uneautre : « La pluralité des femmes, qui le dirait ! mène à cet amour que lanature désavoue : c’est qu’une dissolution en entraîne toujours une autre148. »La dissolution des mœurs produit la dissolution de l’État. L’Asie ne sauraitconnaître d’autres régimes que le despotisme tant le climat ne cesse de l’ac-culer aux bornes de la contre-nature. Elle n’est sauvée du gouffre que par unair froid qui la rehausse au rang de la visibilité anthropologique149. L’Afrique,au contraire, disparaît dans les limbes d’une chaleur excessive.

Mais que le Français se rassure, nous n’avons pas à nous inquiéter del’éventuel commerce de la chair que pourraient installer nos femmes las-cives. Point n’est besoin de les tenir cloîtrées pour prévenir leurs déborde-ments. Le climat règle ces problèmes en toute sagesse : « C’est le climat quidoit décider de ces choses. Que servirait d’enfermer les femmes dans nospays du Nord, où leurs mœurs sont naturellement bonnes ; où toutes leurspassions sont calmes, peu actives, peu raffinées ; où l’amour a sur le cœurun empire si réglé que la moindre police suffit pour les conduire150 ? »

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145. Ibid., livre XVI, 4, note b, p. 528. Il faut noter que Montesquieu entend contredire lesconclusions faites à la suite des affirmations d’Arbuthnot, à savoir qu’il naîtrait plus de gar-çons que de filles dans tous les climats, ce qui évidemment ruinerait les différences clima-tiques élaborées par L’esprit des lois.146. Ibid.147. Ibid., p. 511.148. Ibid., livre XVI, 6, p. 513.149. Ibid., livre XVII, 3, p. 526 : « De là il suit qu’en Asie, les nations sont opposées auxnations du fort au faible ; les peuples guerriers, braves et actifs touchent immédiatement despeuples efféminés, paresseux, timides, il faut donc que l’un soit conquis et l’autre conqué-rant. »150. Ibid., Livre XVI, 11, p. 517.

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Parfaitement logique, ce raisonnement : là où le climat produit desêtres aux mœurs équilibrés, ceux-ci peuvent se conformer à une sage police.La nature a donc étendu sa providence là où bon lui semblait, là où il y avaitquelque prédestination à être ce que l’on est devenu. Il faut admirer l’ad-verbe « naturellement », cher au phrasé du législateur, il s’accorde à mer-veille aux autres qualificatifs : « nos pays du Nord » et « nos mœurs ». Nousconnaissons toute la valeur dont il faut créditer ce possessif. Sa résonancedans De l’esprit des lois nous est coutumière : il renvoie au « parmi nous »du livre XV, 8 et à « notre climat » du livre XV, 7151. Nous savons à quelpoint, sous notre soleil, le droit civil et le droit naturel s’accordent, noussavons mieux que personne que nos mœurs sont réglées par le respect denos lois. Elles sont la marque de notre liberté civile : la seule qui nous faitêtre tout à la fois homme, citoyen, raisonnable. Goûtons ce merveilleuxtriptyque d’où les autres cieux seront bannis dans un ordre des plus inté-ressants : de ceux qui entretiennent quelques rapports éphémères au droitnaturel à ceux qui en sont résolument étrangers, enveloppés dans lesténèbres de leur non-humanité.

Nous évoquions précédemment les différents seuils de visibilitéanthropologique. Il convient de suivre Montesquieu dans le gommage suc-cessif qu’il opère de tous ceux qui ne se rattachent pas à la normativité deL’esprit des lois. La gamme chromatique de l’humanité (du visible à l’invi-sible) commence avec l’analyse de la polygamie en Orient. En dépit de soncaractère répréhensible, elle n’en demeure pas moins corrigée par les lois dulégislateur. Elle participe donc, peu ou prou, de la causalité morale quiempêche que les mœurs soient vidées d’un rapport sain et droit à l’autoritédes lois civiles. Les vices du climat n’ont pas encore atteint leur point denon-retour, le bon législateur peut encore faire entendre sa voix : « […] queles mauvais législateurs sont ceux qui ont favorisé les vices du climat, et lesbons sont ceux qui s’y sont opposés152. » La moralité demeure encore uneplanche de salut pour les dérèglements entraînés par la nature : « On trouvedes mœurs plus pures dans les divers États d’Orient, à proportion que laclôture des femmes y est plus exacte […] ; c’est pour cela que, dans lesempires du Turc, de Perse, du Mogol, de la Chine et du Japon, les mœursdes femmes sont admirables153. »

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151. Voir nos analyses précédentes.152. De l’esprit des lois, livre XIV, V, op. cit., p. 479. Il est à remarquer que l’influence dulégislateur n’est possible que là où le climat laisse planer des zones d’indétermination.153. Ibid., livre XVI, 10, p. 516.

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Cependant le rayonnement épars du droit naturel connaît des limites :l’Inde succombe tout entière à la force du climat : « Il y a de tels climats oùle physique a une telle force, que la morale n’y peut presque rien. Laissez unhomme avec une femme ; les tentations seront des chutes, l’attaque sûre, larésistance nulle154. » Voilà donc à l’œuvre les forces physiques : la pureté desmœurs diminue à proportion de l’ensoleillement. Le lecteur pourra ainsicomprendre comment il est loisible de basculer de l’action raisonnable dulégislateur au stupre. Montesquieu s’étonne tout à coup de cette faille entrela lumière et l’ombre : « C’est là que la nature a une force, et la pudeur unefaiblesse qu’on ne peut comprendre155. » Énigmatique cette interrogation ?Certes non, si l’on a assimilé toutes les subtilités de la climatologie. Il y anécessairement un moment où la nature décroche du droit, un moment oùelle bascule dans une humanité invisible. L’homme fusionne avec la bête oula bête apparaît progressivement en l’homme. Cette métamorphose dontnous avons suivi les méandres de l’Orient à l’Inde s’accomplira totalementpour le nègre. Il constitue le dernier cas d’espèce de la gamme chromatique,l’infinitésimal de l’humanité. Écoutons Montesquieu nous brosser les sub-tiles nuances de ce tableau : « Selon M. Smith les choses ne vont pas mieuxdans les petits royaumes de Guinée. Il semble que dans ces pays-là, les deuxsexes perdent jusqu’à leurs propres lois156. »

N’en déplaisent à ceux qui voient briller inlassablement enMontesquieu le moraliste, les arguments qu’il utilise pour décrire la sexua-lité débridée en fonction du climat sont très exactement ceux des colons.Labat157 ne nous explique-t-il pas avec force détails qu’il a souvent châtié dejeunes nègres qui s’adonnaient d’une façon extraordinairement précoce auxplaisirs du vice ? « Je fus averti un jour que sept ou huit petits nègres etnégresses étaient sous des bananiers où ils faisaient des actions qui passaientleur âge et qui montraient une très grande malice. Le plus âgé n’avait pour-tant qu’environ neuf ans. » Ne précise-t-il pas également que les nègresadultes regardaient ce spectacle sans élever aucune remontrance ? Cette pré-cocité réjouit d’ailleurs un vieux nègre, qui, dans un langage un peu cru,assure au bon père combien ces dispositions sont naturelles : « Ces enfantsdoivent apprendre à faire des haches158. »

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154. Ibid., livre XVI, 8, p. 481.155. Ibid., livre XVI, 10, p. 516.156. Ibid.157. Labat, op. cit., t. IV, p. 168.158. Ibid.

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Pour ce qui est du second argument, à savoir l’harmonie du fait et dudroit, Ehrard s’appuie notamment sur la lecture des Lettres persanes.Montesquieu compare, dans la lettre CXXI, le climat au glaive de la jus-tice divine. Celui-ci réalise à l’insu de la conscience des hommes une jus-tice immanente : « Depuis la dévastation de l’Amérique, les Espagnols quiont pris la place de ses anciens habitants n’ont pu la repeupler ; aucontraire, par une fatalité que je ferai mieux de nommer une justicedivine, les destructeurs se détruisent eux-mêmes et se consument tous lesjours159. » Le climat ne relève donc pas d’une influence parmi les autres,il est selon la formule du livre XIX, 14, « le premier de tous les empires ».Et Montesquieu d’illustrer cet empire en expliquant comment Pierre Ier

aurait pu obtenir les mêmes changements de ses compatriotes sans leurfaire subir d’aussi grandes violences dans la mesure où le climat les prépa-rait à recevoir les mœurs de l’Europe. Mais que dire alors du climat quifavorise l’expansion économique et légitime par là même que la stupiditédes Africains soit utilisée comme il se doit ? Ne faut-il pas encore souscrireà une autre hypothèse de lecture ? Le climat rejoint le cadre du droit natu-rel pour le « parmi nous » mais contribue à l’effacer pour le nègre des colo-nies.

Pour corroborer cette lecture il suffit de lire attentivement lelivre XIV, 5 : « Que les mauvais législateurs sont ceux qui ont favorisé lesvices du climat, et les bons sont ceux qui s’y sont opposés. » Commentapprécier l’expression « les vices du climat » ? S’agit-il de porter remède àl’influence du climat qui va parfois jusqu’à étouffer la douce voix de lanature ou de combattre la paresse engendrée par les chaleurs excessives ?Montesquieu donne lui-même la réponse : il convient de rectifier les vicesdu climat quand ceux-ci produisent la paresse de la main-d’œuvre et rui-nent le goût du travail. Là, le législateur peut rectifier les travers du climat.Mais que l’on y prenne garde, ce que le législateur dénonce, ce sont les effetsproduits par certains climats mais non la « providence climatique » qui faitcroître naturellement en certains endroits des esclaves. Il suffit, encore unefois, d’ouvrir le livre XV : l’esclavage sied naturellement à ces pays que le cli-mat terrasse par des chaleurs excessives. Le Noir naturellement esclave n’in-dispose nullement le sociologue et encore moins le législateur qui déclinesur le mode de l’indicatif les sages règlements à faire : « Mais de quelque

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159. Lettres persanes, op. cit., p. 193.

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nature que soit l’esclavage160, il faut que les lois civiles cherchent à en ôter,d’un côté, les abus, et, de l’autre, les dangers161. »

Il convient d’ailleurs de s’attarder sur l’usage de ces deux termes. L’abusne désigne pas le mauvais traitement que le maître pourrait infliger à l’es-clave mais le risque de propager par la concupiscence la mollesse de la main-d’œuvre servile. L’abus consiste ainsi dans les possibles dérèglements sexuelsdu maître qui ne manqueraient pas de laisser transparaître à la conscienceservile une image non conforme à la maîtrise. Il faut noter, à cet égard, lasubtilité du législateur. S’il est impossible d’abuser sexuellement de l’esclave,ce n’est pas parce qu’il dispose d’un droit au respect, mais plus prosaïque-ment parce que la douce loi de la nature interdit au maître de se faire « vio-lence », c’est-à-dire lui interdit de renoncer à la pudeur naturelle, signe s’ilen est de l’humanité : « La raison veut que le pouvoir du maître ne s’étendepoint au-delà des choses qui sont de son service : il faut que l’esclavage soitpour l’utilité, et non pas pour la volupté. Les lois de la pudicité sont du droitnaturel, et doivent être senties par toutes les nations du monde 162. » La viola-tion du droit naturel ne peut, encore une fois, se décliner que dans un sensunique, là où précisément un tel droit existe.

Quant aux dangers que représentent des esclaves, ils tiennent exclusi-vement dans le risque d’une trop grande quantité. Même stupides, lesesclaves n’en demeurent pas moins des « ennemis naturels163 ». Commentpeut-on être plus explicite ? Aux uns, la possibilité de faire rentrer la sociétécivile dans le cadre du droit naturel, de sorte que, pour parler avecAlthusser164, le législateur soit capable de conformer le plus possible les loisconscientes qu’il donne aux hommes aux lois inconscientes qui les gouver-nent (climat, terrain, mœurs, etc.), corrigeant ainsi par la science acquise laconscience errante165 ; aux autres la nécessité d’être contenus, tant la sociéténe peut perdurer sans sécurité intérieure.

Difficile, à présent, de souscrire à l’universalité d’un droit naturel quienveloppe tout ce qu’il y a d’intelligences. Le droit naturel s’arrête là où la

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160. Le glissement de la question du droit au fait se produit sans embarras. Il y a des esclavespar nature (les faits sont les faits) et par là même il faut prendre des dispositions qui s’ac-cordent avec les faits eux-mêmes. Encore une fois, alors qu’un Aristote est embarrassé pourtrancher cette question, Montesquieu, lui, invoque avec assurance les vérités d’expérience.161. De l’esprit des lois, livre XV, 11, op. cit., p. 498.162. Ibid., livre XV, 12, p. 499.163. Ibid., livre XV, 13, p. 500.164. Louis Althusser, Montesquieu, la politique et l’histoire, Paris, PUF, 1992.165. Ibid., p. 37.

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nécessité climatique lui somme de s’arrêter. En dehors de ces lumières sub-siste une zone d’incertitude anthropologique : des hommes, des bêtes ? Desbêtes assurément, puisqu’il faut être en dehors de toute humanité pour igno-rer jusqu’au sentiment de la pudeur et préférer la violence sournoise auxdouces politesses de la société civile. Ce rejet des êtres hybrides en dehorsdes frontières du droit naturel s’accompagne d’une absence de perfectibilité.Rien d’étonnant, dès lors, à voir Montesquieu rappeler l’histoire de nos loin-tains ancêtres, sortis de leur forêt pour subjuguer la puissance romaine :« Du temps des Romains, les peuples du nord de l’Europe vivaient sans art,sans éducation, presque sans lois : et cependant, par le seul bon sens attachéaux fibres grossières de ces climats, ils se maintinrent avec une sagesse admi-rable contre la puissance romaine, jusqu’au moment où ils sortirent de leursforêts pour la détruire166. » Heureuse harmonie des causes morales et phy-siques ! C’est dans ce contexte précis qu’il faut interpréter la réponse faiteaux théologiens : « […] et l’on peut dire que le livre De l’esprit des lois formeun triomphe perpétuel de la morale sur le climat, ou plutôt, en général, surles causes physiques167 ».

Quand Montesquieu invoque le triomphe des causes morales sur lescauses physiques, il ne dit rien de plus que la théorie des climats. Commenous l’avons déjà établi, l’indétermination climatique du « parmi nous »laisse une place franche à l’exercice du libre-arbitre. Pour être plus précis,l’influence d’ensemble n’empêche pas les initiatives particulières. À uneéchelle plus grande, celle du spectacle de l’histoire (de notre histoire), onpourrait même dire que le climat est la trame où se mêlent harmonieuse-ment dessein particulier et finalité d’ensemble. Ainsi, notre climat est d’em-blée au service d’une providence dont les agents historiques sont la réalisa-tion. Il n’est dès lors plus étonnant, contrairement à Ehrard168, de voirMontesquieu répéter les lieux communs sur les peuples d’Afrique voués àune servitude éternelle. En effet, ne participant pas de la perfectibilité his-torique, en vertu même des bornes tracées par le climat, ils ne sont voués« au mieux » qu’à la miséricorde et la pitié.

Nous ne pouvons donc partager l’argument d’Ehrard qui, soulignantl’artifice des sociétés, ne manque pas de dire que les sociétés complexes doi-vent suivre le mieux l’harmonie du climat et de la nature telle que nous

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166. De l’esprit des lois, livre XIV, 3, op. cit., p. 493.167. Montesquieu « Réponses et explications données à la Faculté de théologie », Œuvrescomplètes, op. cit., p. 1173. 168. L’idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe, op. cit., p. 735.

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pouvons la rencontrer « spontanément » chez les sauvages : « L’institutionartificielle des sociétés civiles n’a pas pour rôle de se substituer à la “nature”,mais de la rétablir dans ses droits. De même les sociétés complexes doiventréaliser du mieux possible cette harmonie du climat et de la “nature” que les“sauvages” vivent spontanément169. » Il nous paraît impossible de donner auterme nature le sens des lois primitives que Montesquieu a énumérées aulivre premier. Si tel était le cas, plusieurs contradictions surgiraient : pre-mièrement, si les « sauvages » sont gouvernés uniquement par les lois de lanature, pourquoi ont-ils plus besoin que nous d’un législateur comme le faitremarquer Montesquieu au livre XIV, 3 ? Et si l’on écoute le baron de laBrède invoquer la grande excitabilité des fibres cérébrales qui les rendinconstants, on a du mal à discerner la douce voix de la nature, à moins dementionner, encore une fois, l’heureuse harmonie climatique. La débilitédes uns autorise le gouvernement par la raison des autres. Enfin, si le droitnaturel les conduit, comment sont-ils sous l’emprise de vices qui les portentjusqu’à ignorer la loi de la pudeur naturelle ?

Il convient donc de proposer une tout autre interprétation du termenature. Celle-ci ne désigne pas les lois naturelles invoquées dans le livre pre-mier mais l’ensemble des causes physiques, d’où la nécessité pourMontesquieu de singulariser dans cet ensemble l’influence du climat : « Lanature et le climat dominent presque seuls sur les sauvages170. » D’ailleurs,si l’on replace la citation dans l’ensemble du chapitre, Montesquieu, aprèsavoir énoncé les causes diverses qui contribuent à former l’esprit générald’une nation, spécifie le rapport de ces causes entre elles. Or celui-ci estinversement proportionnel à l’influence d’une cause particulière. Ainsi,quand le climat domine, c’est la série des autres causes (religion, lois,maximes du gouvernement, exemples des choses passées, mœurs, manières)qui s’en trouve diminuée d’autant.

Le climat ne peut donc être rangé comme une cause parmi les autres.Dans la mesure où il coïncide avec la providence naturelle, c’est lui quiconstitue le socle des esprits nationaux. Et il ne change rien de dire avecAron que Montesquieu est capable de discerner différents étages de causa-lité — « Montesquieu connaît les lois causales qui expliquent la législationde telle ou telle société, mais aussi les lois morales qui résultent de lanature de l’homme ou des commandements divins. Il connaît enfin les loispolitiques qui résultent nécessairement de l’essence des différents régimes

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169. Ibid., p. 731.170. De l’esprit des lois, livre XIX, 4, op. cit., p. 558.

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politiques171 » — quand toutes les causes sont subordonnées aux raisons cli-matiques. Toutes les « lois-rapports » découvertes par Montesquieu ne peu-vent ainsi s’extraire d’une loi commandement. Montesquieu ne se contentepas alors de se conduire en « sociologue », s’attachant à découvrir les lois dudevenir des sociétés, mais verse dans un vieux langage théologique qui situechaque peuple où il doit être et les sauvages singulièrement en dehors detout droit naturel. Et quand Althusser, pourtant très soucieux de repérer lesglissements de la pensée de Montesquieu en insistant tout particulièrementsur le reliquat de l’esprit théologique172, prétend que les acquisitions de lascience de l’esprit des lois peuvent modifier la pratique politique en la cor-rigeant de ses erreurs et de son inconscience (Montesquieu étant capable demettre en lumière des causes que les hommes ignorent : le climat, le terrain,les mœurs, la logique interne d’un ensemble d’institutions, etc.173), c’estoublier que le législateur ne pourra jamais renverser l’ordre des choses, d’au-tant plus que cet ordre sert admirablement nos besoins. Pourquoi vouloirinscrire par exemple l’esprit du droit naturel dans les replis de la nécessitéclimatique quand, précisément, le climat décide ou non de la possibilitéd’un tel droit ?

Enfin, pour ce qui est du dernier argument, à savoir la conscienced’une contradiction dans la nature des choses, Montesquieu opposant alors,pour condamner l’esclavage, la « nature » à une « raison naturelle », il nousapparaît totalement injustifié. Montesquieu ne fait nullement voler enéclats le préjugé séculaire en affirmant le divorce sans appel de la naturephysique et morale. Quand il explique la servitude civile par des raisons his-toriques (à la fois techniques et sociales), il ne s’agit pas de n’importe quelesclavage mais de celui qui pouvait sévir en Europe. À ce titre, les institu-tions humaines qui vont parfois jusqu’à recouvrir la nature des choses nepeuvent néanmoins l’altérer tout à fait. Le climat ramène toujours l’histoiredans les bornes du droit naturel. Au contraire, pour ceux dont le climat lesvoue à la paresse, l’institution de l’esclavage devient nécessaire. Et même sil’on accorde à la fin du chapitre 8 (livre XV) un accent humaniste, où lasensibilité du législateur contraint sa raison à substituer les causes histo-riques aux causes naturelles : « Je ne sais si c’est l’esprit ou le cœur qui medicte cet article-ci. Il n’y a peut-être pas de climat sur la terre où l’on ne pûtengager au travail des hommes libres. Parce que les lois étaient mal faites,

171. Raymond Aron, « Marx et Montesquieu », Dix-huit leçons sur la société industrielle,Paris, Gallimard, 1992, p. 61-63.172. Voir tout particulièrement le chapitre II : « Une nouvelle théorie de la loi ».173. Ibid., p. 35.

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on a trouvé des hommes paresseux ; parce que ces hommes étaient pares-seux, on les a mis dans l’esclavage174 », il n’en demeure pas moins queMontesquieu poursuit le chapitre en détaillant les règlements à faire. Enoutre, il faut se souvenir du livre XXI et du ravissement du législateur pourl’art et la manière dont les colons administrent les Antilles : « Nos coloniesdes îles Antilles sont admirables. » Dès lors, il ne semble pas du tout évidentque seules des lois mal faites portent à la paresse ; la paresse est, au contraire,un état naturel produit par l’influence climatique.

À la lumière de ces arguments, nous ne pouvons pas tenir la théorie desclimats comme une simple scorie dans tout l’édifice de L’esprit des lois. Si telétait le cas, Montesquieu disposait toujours de la possibilité d’en gommer ledéterminisme. Or, précisément, il ne le fait pas. Des Lettres persanes en pas-sant par l’Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits jusqu’à L’esprit deslois, Montesquieu procède certes à des retouches formelles, élaguant au pas-sage la théorie des exhalaisons, mais il n’en modifie point le contenu. La cli-matologie demeure le creuset où Montesquieu élabore sa pensée. Même s’ilrenouvelle profondément le concept de loi et tente de rendre raison de l’his-toire humaine, comme le physicien rend compte des lois de la nature (la loifigurant ainsi un rapport inhérent aux phénomènes), il n’en demeure pasmoins profondément attaché à la loi commandement dont le climat est lamanifestation la plus évidente. Plus qu’une cause parmi les autres, le climatest à l’origine d’une échelle des êtres : de la perfectibilité à la culpabilité(dont la paresse est la trace visible), le schéma théologique est respecté.

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174. Ibid., p. 497.

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L’esclavage civil ou le seul sens réel de l’esclavage

Si la climatologie constitue, comme nous le pensons, le socle de L’esprit deslois, nous pouvons en repérer les effets dans le traitement tout particulierque Montesquieu accorde au problème de l’esclavage. Celui-ci fera l’objetd’un double examen, d’une part la condamnation de l’esclavage civil selonl’exigence principielle de ne point étendre la servitude là où climatiquementelle ne se justifie pas, d’autre part les règlements à faire qui eux décrochentl’exigence des principes vers la gestion du fait.

Quand Montesquieu ouvre le livre XV sur la condamnation de l’escla-vage, il énonce d’emblée l’incompatibilité de l’esclavage et du droit.L’esclavage est absolument contraire à la nature véritable du droit non seu-lement parce qu’il dénature l’indépendance première et le droit à la conser-vation de chacun, mais plus encore parce qu’il rend impossible toute dignitéhumaine, que ce soit celle de l’esclave à jamais étouffée par l’autorité dumaître, que ce soit celle du maître à jamais corrompue dans sa confusion dusujet et de l’objet175.

La condamnation morale est limpide et sans appel. Il semblerait que lecommerce de la traite soit biffé par cet énoncé liminaire. On pourrait expli-quer ainsi comment Montesquieu ne prend point la peine d’examiner la

175. « L’esclavage proprement dit est l’établissement d’un droit qui rend un homme telle-ment propre à un autre homme, qu’il est le maître absolu de sa vie et de ses biens. Il n’estpas bon par sa nature : il n’est utile ni au maître ni à l’esclave ; à celui-ci parce qu’il ne peutrien faire par vertu ; à celui-là, parce qu’il contracte avec ses esclaves toutes sortes de mau-vaises habitudes, qu’il s’accoutume insensiblement à manquer à toutes les vertus morales,qu’il devient fier, prompt, dur, colère, voluptueux, cruel » (De l’esprit des lois, livre XV, 1,op. cit., p. 490).

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situation particulière des nègres dans nos colonies. La condamnation dedroit dispenserait de rencontrer les faits. Pourtant, si l’argumentationsemble convaincante, elle demeure incomplète et ce, d’abord, par unesimple remarque formelle : Montesquieu se contente d’examiner par rap-port à l’exigence principielle (celle de l’incompatibilité entre droit et escla-vage) les différentes formes de gouvernements. Autrement dit, l’horizon dela condamnation semble se rétrécir, il s’agit moins de fustiger le droit à l’es-clavage que de condamner une situation d’esclavage engendrée par la déna-turation du droit. Si condamnation de l’esclavage il y a, il faut la maintenirdans l’exactitude de ses bornes. Montesquieu entend croiser le fer avectoutes les théories politiques et notamment avec celle de Hobbes176 quidécrit la genèse du pouvoir politique comme l’émergence d’une forcecapable de subjuguer les autres et par là même d’en faire taire l’expression.

Hobbes, en comprenant l’autorité de l’État à partir d’une situation deviolence originelle — celle d’une guerre de tous contre tous —, ne peut ques’exposer à manquer la spécificité du pouvoir politique. Il ne s’agit pas decontenir les citoyens en les maintenant assemblés par le pouvoir du glaivemais de permettre la liberté réglée par l’autorité de la loi. Dès lors, penser l’au-torité de la loi en termes de nécessité physique c’est, pour Montesquieu, nonseulement en dégrader le contenu mais plus encore faire naître chez les sujetsle désir de s’en libérer. Voila pourquoi Montesquieu ne cesse de défendre leprincipe de la sociabilité naturelle. Il ne s’agit pas d’effacer l’importance del’ordre politique mais d’en rappeler le caractère subordonné. Le pouvoir poli-tique ne peut pas faire taire les lois de la nature mais doit, au contraire, enexprimer les virtualités sous peine d’être privé de toute légitimité.

Ainsi Montesquieu n’a en vue qu’une seule chose lorsqu’il évoque l’es-clavage civil : prévenir les dérèglements de l’autorité politique dont le des-potisme incarne à ses yeux le mal radical. L’esclavage ne désigne donc pasexpressément le nègre taillé par la rigueur du fouet colonial mais d’abord(exclusivement ?) la pente « naturelle » de tout État à abuser du pouvoir.Pour s’en convaincre, il suffit de procéder à une analyse détaillée des prin-cipes du gouvernement pour voir combien ils sont inefficaces pour dénon-cer l’esclavage des colonies. La monarchie a pour principe l’honneur, sans luielle n’a plus aucun ressort intérieur tant le principe constitue aux yeux de

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176. Montesquieu ne cesse de rappeler les dangers de la théorie de Hobbes, et ce dès le livrepremier où il oppose la sociabilité naturelle à la guerre de tous contre tous : « Le désir queHobbes donne d’abord aux hommes de se subjuguer les uns les autres, n’est pas raisonnable.L’idée de l’empire et de la domination est si composée, et dépend de tant d’autres idées, quece ne serait pas celle qu’il aurait d’abord » (De l’esprit des lois, livre I, 2, op. cit., p. 235).

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Montesquieu le mouvement interne de l’État sans lequel celui-ci s’ef-fondre : « L’honneur fait mouvoir toutes les parties du corps politique ; illes lie par son action même ; et il se trouve que chacun va au bien communcroyant aller à ses intérêts particuliers177. » Autrement dit, quand l’honneurvient à disparaître, c’est le gouvernement monarchique qui s’écroule, dansla mesure où le principe du gouvernement est moins, selon la formule judi-cieuse d’Althusser, l’effet naturel de la forme du gouvernement que sacondition de possibilité178. Néanmoins, en quoi la possession des esclaveschoquerait-elle le principe de l’honneur au point de ruiner la monarchie ?En quoi une passion propre à la noblesse — celle qui lui fait tenir son rang— peut-elle intercéder en faveur des esclaves ?

Certes, il serait possible de concevoir que l’honneur porte à un telpoint le sentiment du devoir accompli qu’il serait incompatible avec toutedégradation de l’humanité : « Mais, dans le gouvernement monarchique, oùil est souverainement important de ne point abattre ou avilir la conditionhumaine, il ne faut point d’esclaves179 », mais en même temps il faut conser-ver présent à l’esprit que la nécessité de l’honneur ne prend tout son sensque dans les obligations sociales liées à un rang à tenir180. L’honneur dunoble, c’est sa distinction. Or ce qui fonde une telle distinction, c’est lanaissance qu’il faut assumer. L’honneur exprime ainsi moins une vertuintrinsèque qu’une « ruse de la raison » par laquelle la fréquentation dumonde ouvre les chemins de la politesse181. Ces chemins de l’éducation parle monde sont donc valables uniquement pour des personnes évoluant dansdes relations sociales déjà constituées et non pour les nègres qui, eux, sont,par définition, en dehors de la société car ils n’en sont point membres.

L’affirmation solennelle du livre XV (chapitre 1) bute donc sur une diffi-culté majeure : si l’honneur peut produire le sentiment d’un rang à tenir etpeut par là même concourir à réaliser la stabilité de l’État monarchique — lanoblesse protégeant le roi des mouvements désordonnés du peuple et, inverse-ment, se montrant capable de protéger le peuple par la stabilité des lois —, il

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177. De l’esprit des lois, livre III, 7, op. cit., p. 257.178. Louis Althusser, Montesquieu, la politique et l’histoire, Paris, PUF, 1992, p. 46. 179. De l’esprit des lois, livre XV, 1, op. cit., p. 490 .180. Ibid., livre III, 7 : « Le gouvernement monarchique suppose comme nous avons dit,des prééminences, des rangs, et même une noblesse d’origine. La nature de l’honneur est dedemander des préférences et des distinctions ; il est donc par là même placé dans le gouver-nement » (p. 257).181. « C’est lorsque l’on entre dans le monde, que l’éducation, en quelque sorte, com-mence. Là est l’école de ce que l’on appelle honneur, ce maître universel qui doit partoutnous conduire. » De l’esprit des lois, livre IV 2, op. cit., p. 262.

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n’en demeure pas moins que le principe de l’honneur peut s’accommoder dela traite. Il suffit d’ouvrir le chapitre 16, « Précautions à prendre dans le gou-vernement modéré » ; il n’est plus question de déclaration morale ou d’in-compatibilité entre le principe de la monarchie et la pratique de l’esclavage. Iln’est pas davantage question de l’historien éclairant les pratiques mais du légis-lateur prescrivant au présent de l’indicatif ce qu’il faut faire avec la main-d’œuvre servile. Et si Montesquieu évoque bien de nouveau l’humanité182, cene sera plus celle de l’esclave mais celle du maître qui doit savoir être suffisam-ment modéré dans ses pratiques pour décourager l’esclave de toute révolte :« L’humanité que l’on aura pour les esclaves pourra prévenir dans l’Étatmodéré, les dangers que l’on pourrait craindre de leur trop grand nombre183. »

Les principes de la démocratie et de l’aristocratie ne sont guère plus effi-caces pour abattre le commerce des nègres. La vertu que l’une exige et lamodération que l’autre commande ne concernent toujours que le rapport del’État à ses membres, non le rapport des particuliers à leurs « choses ». Dansce dispositif, la main-d’œuvre servile est laissée à la sage prévoyance du légis-lateur tant Montesquieu est habile pour glisser du descriptif au prescriptif184.Et si le luxe fait dépérir l’amour du bien commun dans la république, il suf-fira que le législateur en réduise les excès, c’est-à-dire veille à la sage réparti-tion des outils animés pour préserver l’esprit d’égalité. En d’autres termes, etselon la maxime même du gouvernement démocratique : « Toute inégalité,dans la démocratie, doit être tirée de la nature de la démocratie, et du prin-cipe même de l’égalité185. » À ce titre, le danger véritable pour la démocratien’est pas tant l’inégalité des fortunes (celle-ci peut être pondérée par le légis-lateur) que l’inégalité créée par des affranchis trop nombreux. Qu’est-ce àdire alors sinon que les esclaves sont des ennemis naturels de la société etqu’une fois leurs fers brisés, ils pourraient menacer la sécurité de l’État186 ?Logique implacable où le Noir ne peut guère attendre autre chose que de lamiséricorde et de la pitié…

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182. Il est intéressant de remarquer comment l’humanité se décline toujours en rapportavec la visibilité anthropologique qu’accordent les premiers principes.183. De l’esprit des lois, livre XV, 16, op. cit., p. 502.184. À ce titre, les indignations du livre XV peuvent être lues à la lumière du livre V et deson titre fort explicite : « Que les lois que le législateur donne doivent être relatives au prin-cipe du gouvernement. » Dès lors, si la possession d’esclaves fait entrer dans le gouvernementla puissance et le luxe, il conviendra d’en fixer les contours, ce que feront sans ménagementles chapitres 11 à 19 du livre XV.185. De l’esprit des lois, livre V, 5, op. cit., p. 279.186. « Toute inégalité, dans la démocratie, doit être tirée de la nature de la démocratie, etdu principe même de l’égalité. Par exemple : on y peut craindre que des gens qui auraientbesoin d’un travail continuel pour vivre, ne fussent trop appauvris par une magistrature, ou

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Le passage de la moralité aux principes du gouvernement ne permetdonc pas de réfuter solidement l’esclavage. Nous conclurons avec Jamesonsur cet échec : « Si Montesquieu voulait chercher des arguments contre l’es-clavage, il aurait pu en trouver de plus efficaces que ceux qu’il tire de l’in-compatibilité entre l’esclavage et la forme et le “principe” des différentesespèces de gouvernement187 », mais nous pousserons plus loin que lui les rai-sons d’un tel échec. Alors que Jameson l’attribue à une simple maladressequi ne saurait remettre en cause « l’altruisme international » de L’esprit deslois, nous, nous l’attribuons, au contraire, aux principes mêmes de L’espritdes lois où la climatologie règne en maître pour tracer une ligne de partageentre les élus et les exclus du droit naturel. Dès lors, traiter de l’esclavage enfaisant basculer les arguments des exigences de la morale vers les principesdes différents gouvernements, c’est opérer sciemment un transfert de sensde la notion d’esclavage. L’esclave n’a rien du nègre implanté ou importédans nos colonies ; il est, au contraire, le citoyen de « blancolande » quisubit ou peut subir le despotisme.

Relisons le titre du chapitre premier du livre XV, « De l’esclavagecivil » ; il est suffisamment limpide ; le véritable esclavage peut être définiavec précision, il s’agit de celui que fait régner le gouvernement despotique :« Dans tout gouvernement despotique, on a une grande facilité à se vendre :l’esclavage politique y anéantit, en quelque façon, la liberté civile. » La dis-parition d’une telle liberté a des limites précises : « L’inconvénient n’est paslorsque l’État passe d’un gouvernement modéré à un gouvernementmodéré ; comme de la république à la monarchie, ou de la monarchie à larépublique : mais quand il tombe et se précipite du gouvernement modéréau despotisme188. » Dans ces variations de la liberté politique, le despotismesert d’épouvantail politique à la monarchie, c’est l’idée « du mal absolu,

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qu’ils n’en négligeassent les fonctions ; que des artisans ne s’enorgueillissent ; que des affran-chis trop nombreux ne devinssent plus puissants que les anciens citoyens » (ibid). L’abus del’esclavage n’est pas dans l’institution mais dans la menace que pourrait constituer un tropgrand nombre d’affranchis car ils pourraient se retourner contre les colons. Cette prévoyancedu législateur nous la retrouverons mais, pour lors, la teneur de son discours rejoint lesarcanes du Code noir qui souligne le respect singulier que les affranchis doivent témoignerà leurs anciens maîtres : « Commandons aux affranchis de porter un respect singulier à leursanciens maîtres, à leurs veuves et à leurs enfants ; en sorte que l’injure qu’ils leur auront faitesoit punie plus grièvement, que si elle était faite à une autre personne […] » (article 58). Lesrèglements à faire trancheront ultérieurement l’épineuse question de l’art et la manière deprocéder avec la main-d’œuvre servile, nous y reviendrons.187. Jameson, op. cit., p. 300.188. De l’esprit des lois, livre VIII, 8, op. cit., p. 356.

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l’idée de la limite même du politique comme tel189. » L’esclavage décrit parMontesquieu ? Celui qui peut frapper la noblesse quand le prince oublie leprivilège des Grands.

La figure orientale du despotisme cède ainsi le pas à une critique desdérives d’une monarchie absolue : « Le roi de France est vieux. Nousn’avons point dans nos histoires d’un monarque qui ait si longtemps régné.On dit qu’il possède à un très haut degré le talent de se faire obéir : il gou-verne avec le même génie sa famille, sa cour, son État190. » Lorsque lanoblesse ne peut pas canaliser le pouvoir du prince, selon la maxime fon-damentale « point de monarque point de noblesse ; point de noblesse, pointde monarque », le pouvoir devient déréglé car il n’est plus différencié. Lacaractéristique de la monarchie, sa loi fondamentale, c’est donc d’arrêter lepouvoir, de le civiliser grâce à ses corps intermédiaires : noblesse et clergé.Comme le rappelle si justement Althusser191, la métaphore du pouvoir poli-tique dans la monarchie est celle d’une source qui se répand à travers sescanaux. Si le pouvoir du prince détruit ces digues naturelles, c’est l’équilibremême du pouvoir qui disparaît. Au lieu d’une plaine verdoyante et irriguée,il n’y aura plus que désert et crainte. Le despotisme, c’est donc le pouvoirdu roi moins la noblesse.

Cette disparition des corps intermédiaires n’est pas seulement préjudi-ciable pour le peuple qui n’est plus protégé des débordements atrabilairesdu souverain : « Le despote ne connaît rien et ne peut avoir d’attention surrien : il lui faut une allure générale ; il gouverne par une volonté rigide, quiest partout la même ; tout s’aplanit sous ses pieds192 », elle l’est pour lasociété tout entière dans la mesure où à l’immédiateté des désirs du despoterépondent symétriquement les séditions : « En effet, on voit partout que,dans les mouvements du gouvernement despotique, le peuple mené par lui-même porte toujours les choses aussi loin qu’elles peuvent aller ; tous lesdésordres qu’il commet sont extrêmes : au lieu que dans les monarchies, leschoses sont très rarement portées à l’excès193. » Cette peinture du despotismeremplit ainsi une double fonction, non seulement elle exhibe avec précisionle seul sens possible de l’esclavage — celui de la noblesse — mais elle tireune leçon politique des dangers de l’esclavage civil : la nécessité pour la

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189. Louis Althusser, op. cit., p. 83.190. Montesquieu, Lettres persanes, lettre XXXVII, op. cit., p. 73.191. Louis Althusser, op. cit., p. 74.192. De l’esprit des lois, livre VI, 6, op. cit., p. 200.193. Ibid., lvire V, 11, p. 290.

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monarchie d’exister au présent. Si le temps des républiques est révolu tantla vertu requiert un amour de la patrie impossible à exaucer à l’heure ducommerce et du luxe, seule la monarchie offre la garantie d’une stabilitépolitique, mieux encore le règne de la liberté.

En effet, si la liberté politique se définit moins par l’exercice d’unepuissance que par l’assurance d’être protégé par les lois, la monarchieconstitue le régime exemplaire. Elle déleste l’espace politique de deux dan-gers qui peuvent à jamais le corrompre : le peuple dont la puissance n’estjamais synonyme de liberté mais d’immédiateté194 : « Le peuple a toujourstrop d’action, ou trop peu. Quelque fois, avec cent mille bras, il renversetout ; quelquefois avec cent mille pieds, il ne va que comme desinsectes195 » ; le despote dont le bras toujours levé empêche le corps socialde se maintenir dans la durée196. La liberté politique ne peut donc s’épa-nouir qu’à la faveur d’un équilibre des puissances, équilibre dont l’orfèvreréclame avant tout une classe sociale capable d’harmoniser le pouvoir en lemédiatisant. Cette classe politique, Montesquieu l’isole avec précision, ils’agit de la noblesse dont le privilège de la naissance et par conséquent lanaturelle distinction peuvent seuls asseoir le respect des libertés fondamen-tales : « Il y a toujours, dans un État, des gens distingués par la naissance,les richesses ou les honneurs : mais s’ils étaient confondus parmi le peuple,et s’ils n’y avaient qu’une voix comme les autres, la liberté commune seraitleur esclavage, et ils n’auraient aucun intérêt à la défendre, parce que la plu-part des résolutions seraient contre eux197. »

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194. Montesquieu, en soulignant l’intempérance du peuple, c’est-à-dire son incapacité à segouverner tant la volonté éclairée lui fait défaut, prépare en même temps la résolution duproblème. Il s’agit de convertir l’intempérance en introduisant des médiations, c’est-à-direen différenciant le jeu des forces sociales. Voilà pourquoi le chapitre 11 en particulier estmoins consacré à une théorie de la séparation des pouvoirs qu’à une tentative de réguler lemécanisme des pouvoirs à partir d’un point focal : le statut de la noblesse. La diatribe contrel’esclavage a donc un destinataire précis, la noblesse, qu’il faut préserver des excès du princeet du peuple. Et le Noir dans tout cela ? Invisible, il n’a même pas l’immédiateté du peuple.Sa volonté est tellement débile que la loi du maître peut lui suffire.195. De l’esprit des lois, livre II, 2, op. cit., p. 241.196. Le despotisme est un régime sans avenir dans la mesure où l’intempérance du princeest incompatible avec tous projets : « Dans ces États, on ne répare, on n’améliore rien. Onne bâtit de maisons que pour la vie, on ne fait point de fossés, on ne plante point d’arbres ;on tire tout de la terre, on ne lui rend rien ; tout est en friche, tout est désert » (p. 294-295).Montesquieu ne cesse d’insister sur le désert politique que constitue le despotisme. À l’op-posé, la monarchie se caractérise par ses plaines verdoyantes. La terre cultivée signe l’ins-cription du corps social dans le temps. Voir les analyses d’Althusser dans : Montesquieu, lapolitique et l’histoire, op. cit.197. De l’esprit des lois, livre XI, 6, op. cit., p. 401.

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Ainsi Montesquieu, loin de faire une théorie de la distinction des pou-voirs, procède au contraire à une étude pour répartir les sphères d’influence.Il s’agit moins de diviser que de combiner198. À la noblesse appartiennent lapuissance législative199 et la capacité de surveiller l’application des lois, maisau monarque revient la faculté d’empêcher le législatif non seulement enréglant la durée des assemblées mais également en bornant cette puissance.Cet équilibre entre l’exécutif (la volonté du prince) et le législatif (la lenteurréglée des corps privilégiés) a donc pour finalité de montrer comment lepouvoir peut se civiliser en reposant sur le maillon essentiel que constitue lanoblesse : d’un côté elle libère le prince de la tentation de devenir unLéviathan en incarnant « un déjà là », de l’autre elle absorbe le tumulte dupeuple en lui opposant le prestige de la naissance. Enfin, la noblesse est laseule à pouvoir garantir aux yeux de Montesquieu l’inscription du juridiquedans le corps social.

Alors que le despote se fait juge de toutes choses et précipite par làmême la justice dans la vengeance personnelle200, seule la noblesse peut sau-ver l’équité et la raison propre à l’acte de juger. Avec elle les tribunaux sontautant de mémoires de la loi et les magistrats autant d’orfèvres qui n’igno-rent pas les différences de conditions, de régimes de propriété. La justicen’est donc assurée que lorsque le citoyen noble est garanti d’être jugé par sespairs et non livré à la vengeance du peuple ou du prince. Inutile donc dechercher les « citoyens » menacés par la violence du despote, il ne s’agit nidu peuple qui doit être conduit, ni de l’esclave noir qui doit être contenu,mais seulement des nobles dont le statut politique doit être garanti souspeine de ruiner les desseins de la nature201. Voilà pourquoi Montesquieurevient sans cesse à la Russie de Pierre le Grand, qui méprise le rôle politique

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198. Althusser souligne lui aussi le « mythe » de la séparation des pouvoirs en rappelant queMontesquieu exauce les privilèges de sa classe, mais l’analyse ne va pas plus loin. Certes,Montesquieu fait de la noblesse l’épine dorsale de toute constitution mais, en même temps,il réduit à un seul sens la notion d’esclavage : le danger pour cette classe de perdre son rang.Or cela, Althusser ne le relève pas.199. Montesquieu parvient à maintenir le peuple dans une « visibilité politique » en l’in-corporant au système législatif par le truchement de la « chambre basse ». Voir De l’esprit deslois, livre XI, 6, op. cit.200. « Dans les États despotiques, il n’y a point de loi : le juge est lui-même sa règle. Dansles États monarchiques, il y a une loi : et là où elle est précise, le juge la suit ; là où elle nel’est pas, il en cherche l’esprit. » De l’esprit des lois, livre VI, 3, op. cit., p. 311.201. La sociabilité naturelle a pour expression adéquate la monarchie. Point de contratsocial à « rédiger » quand la nature tient elle-même le crayon !

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de la noblesse, ou encore à la critique de Richelieu, qui porte le despotismesinon dans le cœur du moins dans la tête202.

Ainsi, quand Montesquieu brandit l’impossibilité de faire des citoyensdes esclaves, il s’agit de repousser le spectre du despotisme de « notre » ter-ritoire et non de réduire les prétentions de l’esclavage à toute forme de« juridicité ». D’ailleurs, quand il entreprend de traiter de l’esclavage cruel— de l’esclavage tel qu’on le rencontre dans les colonies —, Montesquieune manque pas d’opérer des distinctions qui gomment savamment l’esclavenoir de toute discursivité. Il suffit de suivre la généalogie du « droit de l’es-clavage » des chapitres 6 et 7 du livre XV. Montesquieu commence par sou-ligner la « véritable origine » du droit de l’esclavage : celle que nous ren-controns dans les États despotiques (il s’agit de l’esclavage qui dérive de lanature des choses car l’État despotique engendre cet esclavage), pour la fairesuivre d’une autre mais dont l’enquête ne réclame pas un examen rationnelpuisqu’il s’agit d’une origine « voulue » par la nature : « Il y a des pays où lachaleur énerve le corps, et affaiblit si fort le courage, que les hommes nesont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment : l’esclavagey choque donc moins la raison […]203 » Et même si nous considérons l’ana-lyse la plus souvent formulée, à savoir que c’est le climat aussi qui est à l’ori-gine de l’esclavage despotique, il convient de faire remarquer que le despo-tisme engendré par le climat peut être biffé par le sage législateur, tant lescauses morales peuvent supplanter les causes physiques. Néanmoins, cetécart dans « la nature des choses » n’existe pas pour le Noir, car la chaleurexcessive interdit la rupture de tout déterminisme. Les causes naturellestyrannisent et le sociologue ne peut que constater ce rapport.

Il suffit d’ailleurs de prêter attention au registre du discours : à l’investi-gation des causes qui engendrent le despotisme politique (climat, intempé-rance du prince, mépris de la noblesse, etc.), Montesquieu oppose la simpli-cité d’un constat : « Voici une autre origine du droit de l’esclavage cruel quel’on voit parmi les hommes204. » L’évidence du rapport pourrait se traduire ences termes : « Chassez le naturel de certains, il revient au galop… » Le climatet ses raisons renvoient l’esclave noir dans un ailleurs dont le sociologue n’aplus à se soucier ni à raconter l’histoire. La traite des nègres disparaît ainsidans les limbes d’une autre origine, celle notamment du droit romain qui

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202. « Quand cet homme n’aurait pas eu le despotisme dans le cœur, il l’aurait eu dans latête. » De l’esprit des lois, livre V, 10, op. cit., p. 289.203. Ibid., livre XV, 7, p. 495-496.204. Ibid.

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permet à Montesquieu de s’indigner sans souci en moraliste tandis que l’exac-titude des faits s’estompe205… Et lorsque l’examen de l’esclavage antique rap-proche de façon trop violente le législateur de la réalité, celui-ci oublie, dissi-mule, car il est impossible de tout raconter… Suivons donc cette étude dudroit romain206, celle-là même qui dans l’esprit du législateur devait signer ladestruction radicale de l’esclavage : « Je parle de l’esclavage pris à la rigueur,tel qu’il était chez les Romains, et qu’il est établi dans nos colonies207. »

Montesquieu commence par l’analyse du « droit de la guerre » que lesjurisconsultes tiennent pour une source incontestable du droit de réduire enservitude les prisonniers de guerre afin de leur épargner la mort208. Il objecteaussitôt qu’une telle disposition est contraire au droit des gens : « Tout ledroit que la guerre peut donner sur les captifs, est de s’assurer tellement deleur personne qu’ils ne puissent plus nuire. Les homicides faits de sang froidpar les soldats et après la chaleur de l’action, sont rejetés de toutes lesnations du monde209. » Le législateur ne peut se résoudre à déceler dans ledroit du plus fort un fondement de légitimité pour l’esclavage. Quand deuxnations livrent combat et que les vaincus déposent les armes, les vainqueursne sont plus dans la nécessité de les tuer dans la mesure où la finalité de laguerre est seulement la destruction de l’État ennemi. Quand les vaincusdéposent leurs armes, ils sont à nouveau des hommes et c’est donc purcrime que de les tuer. Si le droit de guerre ne peut donc jamais autoriser àun droit de vie ou de mort, il en résulte que le maître qui jamais ne s’esttrouvé dans la nécessité de tuer l’esclave ne peut revendiquer la possibilitéd’un tel droit. Aussi les raisons invoquées par les jurisconsultes ne résistentpas à l’examen de la raison.

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205. L’étude du droit romain permet au législateur d’ironiser sur les raisons invoquées parles juristes pour tenter de faire rimer esclavage et droit (ce qui est conforme aux desseins dumoraliste), mais elle permet également de se dispenser de l’examen des faits : les raisons éco-nomiques qui poussent au développement de la traite des Noirs.206. Nous étudierons en détail le chapitre 17 du livre XV. Montesquieu, lorsqu'il présenteles trois sources invoquées par les juristes, la guerre, la vente et la naissance, ne manque pasde souligner sur le ton de l’ironie qu’il est difficile d’admettre que la pitié soit à l’origine d’untel droit. Cette ironie porterait si le moraliste se révélait capable d’abolir les arguments desjuristes, elle devient plus amère quand Montesquieu les prolonge. 207. De l’esprit des lois, livre XV, 2, note c, op. cit., p. 491.208. Institutes, livre I, t. 3, § 3 : « Les esclaves sont ainsi appelés de l’usage qu’ont les géné-raux de vendre les prisonniers et par là, de les conserver au lieu de les tuer ; on les nommeaussi mancipia parce qu’ils tombent dans les mains de l’ennemi », (cité par Jameson, op. cit.,p. 77).209. De l’esprit des lois, livre XV, 2, op. cit., p. 491.

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Pourtant les arguments de Montesquieu suffisent-ils à réfuter l’institu-tion de l’esclavage ? Il est difficile de l’accorder. Quand les négriers font leurtrafic sur les côtes de l’Afrique, ils ne considèrent pas les nègres comme lesreprésentants d’un État ennemi mais comme une main-d’œuvre nécessaire.En outre, comme nous l’avons déjà établi, Montesquieu développe enmarge du « droit de guerre » le droit de conquête en discernant entre servi-tude temporaire et éternelle pour ne s’insurger que contre la seconde. Ils’inscrit ainsi dans une tradition coloniale, celle-là même du Code noir dontle souci est de prêter assistance à ces « êtres » qui ne sont point encore toutà fait « finis210 ».

La disparition de la réalité de l’esclavage des colonies va s’accentueravec le second point de l’archéologie du droit romain : l’analyse de la vente.Elle va permettre en effet à Montesquieu de fustiger une « fiction littéraire »sans être incommodé par les faits. Quand il écrit : « Le droit civil desRomains permit à des débiteurs ; que leurs créanciers pouvaient maltraiterde se vendre eux-mêmes », il oublie qu’une telle vente n’est point synonymed’esclavage. Les nexi qui se trouvent dans une situation de subordinationpar rapport à leurs créanciers sont restreints dans leurs allées et venues maisleur situation n’est pas comparable à celle des esclaves. Le créancier peut lestenir enfermés dans sa prison domestique et les soumettre à un régime trèssévère mais ils n’en conservent pas moins leur statut d’hommes libres. La loides Douze Tables211 stipule même que le débiteur emprisonné pourra, aulieu de recevoir de son créancier les deux livres de farine réglementaire, sefaire apporter sa nourriture de chez lui, preuve qu’on lui conserve les attri-buts essentiels de la liberté : la volonté et le patrimoine. La seule possibilitépour un citoyen de devenir esclave consistait à se faire rayer des registres ducens. L’incensus perdait à la fois la liberté et la cité pour se retrouver dans laposition de l’esclave, seulement régi par le jus gentium.

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210. Vor le préambule du Code noir : « Louis par la grâce de Dieu roi de France et deNavarre : à tous, présents et à venir salut. Comme nous devons également nos soins à tousles peuples que la divine providence a mis sous notre obéissance, nous avons bien voulu faireexaminer en notre présence les mémoires qui nous ont été envoyés par nos officiers de nosîles de l’Amérique, par lesquels ayant été informés du besoin qu’ils ont de notre autorité etde notre justice pour y maintenir la discipline de l’église catholique, apostolique et romaine,pour y régler ce qui concerne l’état et la qualité des esclaves dans nos dites îles, et désirant ypourvoir et leur faire connaître qu’encore qu’ils habitent des climats infiniment éloignés denotre séjour ordinaire, nous leur sommes toujours présents, non seulement par l’étendue denotre puissance, mais encore par la promptitude de notre application à les secourir dans leursnécessités […] » dans : Le Code Noir, op. cit., p. 90.211. Pour le détail de ces dispositions, voir Henry Levy Bruhl, Quelques problèmes sociolo-giques du très ancien droit romain, Paris, Domat Montchrétient, 1934, p. 19.

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Montesquieu commet donc une erreur d’interprétation en confondantles nexi et les esclaves. La seule phrase correcte d’un point de vue juridiqueeût été : « l’homme libre se vendant ». Cette erreur lui permet de s’indignerà peu de frais du droit de jadis (en rappelant l’impossibilité de vendre sonhumanité) tout en occultant la réalité de la traite. L’esclave de nos coloniesne se vend pas — le verbe pronominal ne se décline que pour un individupossédant une personnalité juridique —, il est tout simplement capturé212.L’erreur est d’autant plus singulière que Montesquieu connaît les récits dupère Labat et par conséquent le sort réservé aux esclaves : « On peut direque ces marchands ou chasseurs d’esclaves sont de véritables voleurs degrands chemins qui ne font autre chose que voler partout, principalementla nuit, pour chercher quelque proie ; s’ils rencontrent quelqu’un et qu’ils lecroient le plus fort, ils se jettent dessus, le prennent, lui lient les mains der-rière le dos, et lui mettent un bâillon à la bouche […]213. »

Ainsi nous ne pouvons pas partager la lecture de Jameson qui voit dansl’impossibilité de la vente de l’humanité le plaidoyer le plus définitif contrel’institution de l’esclavage dans la mesure où Montesquieu aurait tracé defaçon indélébile les frontières entre le sujet et la chose : « Pour la conscience,pour le cœur, il y a là une ligne de démarcation qu’aucun sophisme ne sau-rait effacer. L’homme ne peut pas s’emparer de son semblable ; ce serait faireviolence à la qualité d’homme qu’il ne possède lui-même qu’en communavec celui qu’il veut s’approprier. Aucun contrat, aucune convention quidépend des lois civiles, ne peut annuler les lois de l’équité qui sont au-dessusdes lois civiles214. » Jameson oublie que cette distinction entre la frontière dela chose et de l’humanité, si elle existe, ne vaut que « parmi nous ». Certes,la loi civile doit être fondée sur des rapports d’équité, mais de tels rapportsne valent que pour ceux qui sont déjà destinés à une « visibilité » civile. Lapreuve en est fournie par les dernières lignes du chapitre. Montesquieu laissetomber d’une façon brutale que si l’esclavage est opposé tant au droit natu-rel (en vertu du principe d’équité qui doit éclairer tout ce qu’il y a d’intelli-

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212. Si l’analyse de la vente ne concerne pas les esclaves noirs dans la mesure où tout effetpublic de leur volonté est proscrit, il ne peut concerner que les engagés qui se vendaient pourtrois ans de service et un salaire de 300 livres de tabac ou de sucre dans l’espoir de s’implanterun jour comme colons. L’engagé commet aux yeux de Montesquieu une extravagance sanspareille dans la mesure où il aliène sa personne mais également tout ce qu’elle représente : lesol des Francs affranchis. Sur la condition des engagés dont la condition pénible n’est cepen-dant pas comparable à celle de l’esclave, voir G. Debien, « Les engagés pour les Antilles1634-1715 », Revue d’histoire des colonies, 1952.213. Labat, op. cit., t. IV, p. 117.214. Jameson, op. cit., p. 301.

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gences) qu’au droit civil (en vertu de la finalité de l’institution politique : laprotection par la loi), il n’en demeure pas moins que l’esclave peut êtreretenu par la loi du maître : « Quelle loi civile peut empêcher un esclave defuir, lui qui n’est point dans la société, et que par conséquent aucunes loisciviles ne concernent ? Il ne peut être retenu que par la loi de famille, c’est-à-dire par la loi du maître215. » Jameson souligne lui-même les difficultésd’une telle phrase en affirmant qu’elle est moins défavorable à l’esclavagequ’on ne pourrait le croire216 mais il ne pousse pas plus loin l’argumentation.Il s’agirait d’une simple maladresse… Il est possible de montrer, au contraire,comment cette affirmation ne relève pas d’une simple bévue mais constituele prolongement cohérent de la théorie des climats.

Pour nos climats, si sagement tempérés, les « raisons naturelles » tracententre les hommes une égalité qu’aucun contrat, qu’aucune convention nepeut annuler217. Les lois de l’équité constituent une lumière originelle qu’au-cune disposition ne saurait altérer. Impossible donc d’introduire le fait del’esclavage dans le domaine du droit, tant ce dernier est solidaire des prin-cipes du droit naturel. Pour ceux qui sont destinés au droit civil, les termesesclavage et droit demeurent à jamais incompatibles. Il en va tout autre-ment pour ceux dont la rigueur du climat les destine au vice et à la paresse.Leur existence n’est plus celle du citoyen dont la liberté est une partie de laliberté publique mais celle de l’ennemi « naturel » qu’il faut à la fois reteniret contenir218. Le langage de Montesquieu hésitant entre la « chose » et

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215. De l’esprit des lois, livre XV, 2, op. cit., p. 492.216. Jameson, op. cit., p. 310.217. À l’inverse, sous certains climats, ceux où règne une chaleur excessive, l’égalité princi-pielle peut être raturée dans la mesure où c’est la nature elle-même qui « écrit ». Il suffit delire attentivement le livre XV, 8, p. 496. Montesquieu souligne clairement comment lanature (le climat) garantit l’égalité ou l’efface, preuve s’il en est que le climat n’est pas unecause parmi les autres mais ce qui permet de sélectionner les degrés de visibilité politique :« Mais comme tous les hommes naissent égaux, il faut dire que l’esclavage est contre lanature, quoique dans certains pays il soit fondé sur une raison naturelle ; et il faut bien distin-guer ces pays d’avec ceux où les raisons naturelles mêmes les rejettent, comme les paysd’Europe où il a été si heureusement aboli. »218. Il faut lire simultanément le chapitre 14 qui ne laisse poindre aucune ambiguïté sur lamanière de procéder avec les choses animées. La technique du « contenir » est laissée à la dili-gence du législateur selon les divers gouvernements. Il n’est plus question de principe dudroit mais d’habileté dans le respect des proportions entre citoyens et esclaves. Montesquieuen vient d’ailleurs à examiner l’épineuse question des esclaves armés. Épineuse question carune « chose » qui dispose d’une arme devient très vite l’« égal » d’un sujet de droit dans sapuissance de tuer : « Il est moins dangereux dans la monarchie d’armer les esclaves que dansles républiques. Là, un peuple guerrier, un corps de noblesse, contiendront assez ces esclavesarmés. Dans la république, des hommes uniquement citoyens ne pourront guère contenir

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la « volonté »219 pour qualifier l’esclave n’excède pas le discours théorique duCode noir. Ce dernier transcrit de la même façon l’identité du Noir et dela bestialité en lui déniant toute existence civile.

Ainsi l’esclave ne peut-il rien posséder ni jamais contracter, ce qui annuledéfinitivement sa volonté de l’espace public : « Déclarons les esclaves ne pou-voir rien avoir qui ne soit à leur maître ; et tout ce qui leur vient par indus-trie ou par la libéralité d’autres personnes ou autrement à quelque titre quece soit, être acquis en pleine propriété à leur maître, sans que les enfants desesclaves, leur père et mère, leurs parents et tous autres libres ou esclaves puis-sent rien prétendre par succession, disposition entre vifs ou à cause de mort.Lesquelles dispositions nous déclarons nulles, ensemble toutes les promesseset obligations qu’ils auraient faites, comme étant faites par des gens incapablesde contracter de leur chef 220. » Et quand l’esclave recouvre par la violence unevolonté que les colons s’obstinent à lui arracher, le Code noir, conformémentaux vœux du législateur, s’y entend dans la manière de contenir : « Et quantaux excès et voie de fait qui seront commis par les esclaves contre les per-sonnes libres, voulons qu’ils soient sévèrement punis, même de mort s’il yéchet221. ». Difficile, dès lors, d’affirmer que Montesquieu en finit avec l’ins-titution de l’esclavage. Non seulement la critique des arguments des juris-consultes laisse intact l’esclavage des colonies mais, plus grave encore, le dis-cours de Montesquieu dévoile d’étranges correspondances avec le Code noir.

La dernière origine du droit de l’esclavage romain à être étudiée par lelégislateur est celle de la naissance. Ce seul exemple suffirait à corroborertoutes nos analyses antérieures. Montesquieu fait résider l’esclavage de l’en-fant dans l’incapacité du père à le nourrir. Une telle interprétation sembleétrange pour un lecteur des Institutes. En effet, ceux-ci précisent que l’étatde servitude dépend exclusivement de la matrilinéarité : « Les esclaves nais-sent tels ou le deviennent : ils naissent des femmes nos esclaves […]222. »

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des gens qui, ayant les armes à la main, se trouveront égaux aux citoyens » (De l’esprit des lois,livre XV, 14, op. cit., p. 500).219. Cette hésitation entre la chose et la volonté pour définir l’existence de l’esclave n’estpas « conceptuelle » mais technique. En effet, dans la logique du climat, l’esclave noir estbestial, paresseux et vicieux. En revanche, il peut arriver que la stupidité naturelle rechigne.C’est cette « mauvaise volonté » qu’il convient d’accorder avec la nature des choses : le labeur.220. Article 28 du Code noir cité et commenté par Louis Sala-Molin, op. cit., p. 146.221. Ibid., article 34, p. 158. Il convient de noter comment le Code noir insiste sur les dan-gers de l’esclavage : c’est toujours l’emportement du Noir qu’il s’agit de juguler. L’excès et la vio-lence ne se lisent que dans un seul sens. Nous y reviendrons plus tard... Montesquieu lui aussiétudiera avec force détails les dérapages possibles des choses animées. Voir livre XV, 11-19.222. Institutes, livre I, t. 3, § 4.

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L’enfant d’une femme esclave est toujours esclave et quel que soit le statutdu père. Montesquieu ignore-t-il cette disposition des Institutes ? Il sembleque non car, dans une note du livre XXIII, 3 concernant la « condition desenfants », il souligne le fait suivant : « Chez les nations qui ont des esclaves,l’enfant suit presque toujours les conditions de la mère223. » Pourquoi unetelle omission ? Cela permet une fois encore à Montesquieu d’ignorer lesdispositions du Code noir qui réitère le texte des Institutes sans le modifier :« Voulons que si le mari esclave a épousé une femme libre, les enfants tantmâles que filles suivent la condition de leur mère et soient libres commeelle nonobstant la servitude de leur père ; et que si le père est libre et la mèreesclave, les enfants soient esclaves pareillement224. »

Ainsi l’archéologie erronée du droit romain permet sans encombre aulégislateur de maintenir la cohérence de L’esprit des lois, à savoir l’impossibilitéde décliner l’esclavage en termes juridiques hic et nunc tout en se taisant surla réalité de l’esclavage pris à la rigueur. En ce sens, le philosophe n’a pasdétruit le préjugé d’un esclavage naturel mais l’a élevé au rang de jugement.Les silences révérencieux sur « l’autre origine » s’appuient sur une théorisationconsciente des degrés d’humanité : du climat excessif qui produit le vice et lastupidité naturels (ce qui implique la nécessité du châtiment) jusqu’au climattempéré qui laisse apparaître le droit civil et l’organisation politique. Et il neservirait à rien, une fois de plus, de brandir la célèbre ironie du chapitre XV.Quand Montesquieu vitupère l’impossibilité de l’esclavage « parmi nous »,il n’utilise pas l’irréel du présent mais l’indicatif : « Il faut donc borner la ser-vitude naturelle à de certains pays particuliers de la terre225. »

La plaisanterie n’est pas de saison pour les citoyens de « blancolande ».En revanche, rien n’interdit de divertir quand on parle de la traite etMontesquieu de rapporter ex abrupto un passage de Lopès de Gomara expli-quant que c’est pour une sombre histoire de limaces que les Espagnols pra-tiquent l’esclavage. Des divergences de goût jusqu’à l’ironie sur le prétextereligieux, Montesquieu multiplie le pittoresque226 en passant sous silence lesenjeux économiques qui, d’ailleurs, exigeraient qu’il revoie l’analyse du

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223. De l’esprit des lois, livre XIII, 3, op. cit., p. 684.224. Article 13 du Code noir cité par Louis Sala-Molins, op. cit., p. 116.225. De l’esprit des lois, livre XV, 8, op. cit., p. 496.226. Il convient de remarquer comment l’analyse des « coutumes » alimentaires et du pré-texte fallacieux de la religion précède le chapitre V. Il pourrait s’agir là des fausses raisonsinvoquées pour l’esclavage. En revanche la vraie raison, celle qui ne prête pas à la moqueriemais à l’analyse circonstanciée, est le climat. D’ailleurs, dans le célèbre morceau d’ironiechoisie du chapitre V aucune allusion n’est faite à la raison naturelle qui confine certains aurang de brutes.

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droit de conquête. À quoi bon s’embarrasser d’examens trop précis ?Pourtant Montesquieu connaît les subtiles distinctions entre la servituderéelle227, celle de l’esclave attaché au fonds de terre, et la servitude person-nelle qui regarde « le ministère de la maison et se rapporte plus à la personnedu maître228 ». De ces deux exemples, il conclut d’ailleurs à l’abus extrêmede l’esclavage, à savoir la réunion en un même homme des deux formes dela servitude : « Telle était la servitude des ilotes chez les Lacédémoniens ; ilsétaient soumis à tous les travaux hors de la maison, et à toutes sortes d’in-sultes dans la maison : cette ilotie est contre la nature des choses229. »Lointaine et cruelle ilotie qui pourtant ressemble étrangement à l’esclavageque codifie le Code noir230 et dont Montesquieu ne souffle mot car « quipourrait tout dire sans un mortel ennui231 » ?

La peinture des faits pourrait peut-être réveiller la conscience « despetits esprits [qui] exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains232 »et détruire ainsi ce juteux commerce qui enrichit les compagnies et lescolons. Aussi est-il préférable de renverser le sens de l’abus, non pas l’injus-tice du sort réservé aux esclaves, mais les possibles débordements de l’outilanimé. Montesquieu s’aligne ainsi sur la position « juridique » du Codenoir : il s’agit de protéger les intérêts du maître. Le philosophe s’intéressedonc, derrière l’artifice des États mahométans233, aux carences qui entraventle bon fonctionnement de l’esclavage. Sa réponse tombe comme un coupe-ret : la volupté de l’esclave gangrène la qualité de son travail.

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227. De l’esprit des lois, livre XV, 10, op. cit., p. 498 : « C’est ainsi qu’étaient les esclaves chezles Germains, au rapport de Tacite. »228. Ibid.229. Ibid.230. L’esclave noir est attaché à la terre et à la maison dont il constitue d’ailleurs une partiedu mobilier : « Déclarons les esclaves être meubles, et comme tels entrer en la communauté,n’avoir point de suite par hypothèque, se partager également entre les cohéritiers sans préci-put ni droit d’aînesse, ni être sujets au douaire coutumier, au retrait féodal et lignager, auxdroits féodaux et seigneuriaux, aux formalités des décrets, ni aux retranchements des quatrequints, en cas de disposition à cause de mort ou testamentaire » (article 44 du Code noir).Montesquieu ne fait aucun commentaire sur la réduction de l’esclave à la chose que l’on pos-sède comme le vase dans l’armoire ou les poissons rouges dans l’étang. Est-il besoin alors depréciser que ces « êtres » n’ont jamais aliéné leur humanité dans la mesure où ils en sontdépourvus ? Sans la moindre ironie, le législateur répète les formules du droit romain que leCode noir transcrit : « gregatim habentur ». Pour une interprétation plus exhaustive de l’ar-ticle 44, se reporter à l’analyse qu’en donne Louis Sala-Molins, op. cit., p. 178.231. « Plus on réfléchira sur les détails, plus on sentira la certitude des principes. Ces détailsmêmes, je ne les ai pas tous donnés : car qui pourrait tout dire sans un mortel ennui ? » (Del’esprit des lois, op. cit., préface.)232. Ibid., p. 494.233. Ibid., livre XV, 12, p. 499.

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Cette volupté est doublement contre nature car non seulement elleefface les sages lois naturelles qui portent les deux sexes l’un vers l’autre dansles limites de la pudeur mais encore elle ruine la valeur du travail : « C’estun des malheurs de ces pays, que la plus grande partie de la nation n’y soitfaite que pour la volupté de l’autre. Cette servitude est récompensée par laparesse dont on fait jouir de pareils esclaves ; ce qui est encore, pour l’État,un nouveau malheur234. » Il faut goûter la valeur de l’exemple et la chaînedes conclusions. Derrière la peinture de l’esclavage oriental, le législateurdéplore une institution qui ruine l’esprit de l’esclavage : « C’est cette paressequi rend les sérails d’Orient des lieux de délices pour ceux mêmes contre quiils sont faits. Des gens qui ne craignent que le travail peuvent trouver leurbonheur dans ces lieux tranquilles. Mais on voit que par là on choque mêmel’esprit de l’établissement de l’esclavage235. »

Le plus grand malheur pour l’institution de l’esclavage (le fait prime icile droit sans aucune difficulté), c’est donc la volupté qui peut passer de l’es-clave au maître et venir étouffer en lui la voix de la pudeur naturelle236.Montesquieu exprime là d’une façon particulièrement concise lesremarques des colons. Le père Labat ne manque pas, lui aussi, de soulignerle démon libidinal des nègres : « Il semble que le démon les retient sous sonesclavage par les sales voluptés où ils sont sans cesse plongés et par cette vielibertine, indifférente et sensuelle, qui les conduit de péchés en pêchés dansdes abîmes de désordres toujours plus criminels237. »

Montesquieu se propose ainsi, en habile législateur, de préserver l’insti-tution de l’esclavage en traçant les règles qui peuvent l’empêcher de dispa-raître. Il y a donc urgence pour faire lever dans la conscience des colons tousles « abus » qui peuvent faire péricliter une telle institution. Voilà pourquoiMontesquieu condamne avec tant de véhémence les dangers de la volupté :non seulement c’est faire rétrograder la pudeur naturelle dans la simple bes-tialité, mais plus encore c’est prendre le risque d’effacer l’étanchéité entre lebestial et l’humanité, entre la nature physique et le droit naturel. À cet égard,Montesquieu rappelle une loi des Lombards en guise de véritable règle detout système esclavagiste : « Il y a une disposition de la loi des Lombards, quiparaît bonne pour tous les gouvernements. Si un maître débauche la femmede son esclave, ceux-ci seront tous deux libres. Tempérament admirable pour

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234. Ibid.235. Ibid.236. Voir également notre analyse dans la théorie des climats.237. Labat, op. cit., t. IV, chap. 7, p. 127.

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prévenir et arrêter, sans trop de rigueur l’incontinence des maîtres238. » Lelégislateur brandit la menace de la liberté pour faire sentir l’abîme infran-chissable qui doit exister entre la chose et l’homme239.

Il est impossible que le mariage, véritable institution du droit naturel,puisse unir l’animal et le citoyen. Montesquieu légifère sur ce point en deçàdes dispositions du Code noir. Celui-ci excluait le concubinage de l’hommelibre et de l’esclave240 mais permettait néanmoins le mariage : « Lorsquel’homme libre qui n’était point marié à une autre personne durant sonconcubinage avec son esclave, épousera dans les formes observées par l’Églisesa dite esclave, (elle) sera affranchie par ce moyen, et les enfants rendus libreset légitimes241. » La parole du législateur sera pourtant en pleine osmose avecla seconde mouture du Code noir, destinée à la Louisiane (1724) et la plusexplicitement raciste. Le texte proscrit toute liaison interraciale :« Défendons à nos sujets blancs de l’un et de l’autre sexe de contracter

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238. De l’esprit des lois, livre XV, 12, op. cit., p. 499.239. Nous l’avons déjà souligné dans l’analyse du climat : il s’agit moins de protéger lapudeur des esclaves que la pudeur des maîtres comme signe distinctif d’une humanité échap-pant à la violence de la bestialité. Comment comprendre autrement cette phrase du cha-pitre 12 : « Les lois de la pudicité sont du droit naturel, et doivent être senties par toutes lesnations du monde » ? La conscience d’appartenir à la sphère du droit naturel n’a de sens quepour le citoyen, c’est-à-dire pour celui qui peut prendre place dans la vie publique. À quoiservirait une telle conscience pour l’esclave ? Non seulement celle-ci est improbable, tant sonintelligence confine à la stupidité des pierres, mais plus encore elle est inutile. Il est possibleégalement d’envisager la proposition inverse mais la conclusion ne diffère pas. Admettonsque l’esclave noir prenne conscience de l’aliénation de son humanité, la persistance duconsentement suffirait à prouver la pertinence de son esclavage : « Vendre sa qualité decitoyen est un acte d’une telle extravagance, qu’on ne peut la supposer dans un homme »(XV, 2). À cette affirmation pourrait faire écho le livre XV, 9 : quand il est question de savoirsi l’esclavage est possible, la légitimité d’une telle question ne peut s’envisager qu’au seind’une communauté politique : « On entend dire tous les jours qu’il serait bon que parminous il y eût des esclaves [...]. Dans ces choses, voulez-vous savoir si les désirs de chacun sontlégitimes, examinez les désirs de tous. » Autrement dit, parmi nous, il est évident que la per-tinence de l’esclavage est impossible, car nous disposons d’une raison pour examiner l’im-possibilité de faire à un autre homme ce que l’on ne tolérerait pas qu’on nous fît. Enrevanche, l’esclave par nature ne peut accéder à une telle conscience : la question de la légi-timité de l’esclavage n’apparaît donc que pour un être raisonnable. Pour ceux que le climata destinés à une telle servitude, la question ne se pose pas.240. Article 9 : « Les hommes libres qui auront eu un ou plusieurs enfants de leurs concu-binages avec leurs esclaves, ensemble les maîtres qui les auront soufferts, seront chacuncondamné en une amende de deux mille livres de sucre. Et s’ils sont maîtres de l’esclave delaquelle ils auront eu les dits enfants, voulons qu’outre l’amende, ils soient privés de l’esclaveet des enfants, et qu’elle et eux soient confisqués au profit de l’hôpital sans jamais pouvoirêtre affranchis. »241. Article 9, cité par Louis Sala-Molins, op. cit., p. 108.

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mariage avec les Noirs, à peine de punition et d’amende arbitraire ; et à touscurés, prêtres ou missionnaires séculiers ou réguliers, et même aux aumô-niers de vaisseaux, de les marier […]242. »

Montesquieu procède avec le même réalisme colonial pour rédiger lechapitre des « dangers243 ». Il enjoint les États modérés de limiter leur pos-session d’esclaves sous peine de mettre en péril la sécurité de l’État.Autrement dit, même si l’intelligence de l’esclave est toujours moindre, ilest possible néanmoins que sa stupidité animale l’élève à ce qu’un être rai-sonnable pourrait « naturellement » comprendre : « Il voit une société heu-reuse dont il n’est pas même partie ; il trouve la sûreté établie pour lesautres, et non pas pour lui ; il sent que son maître a une âme qui peuts’agrandir, et que la sienne est contrainte de s’abaisser sans cesse244. »Montesquieu déploie ici un raisonnement parfaitement cohérent dans sesimplications esclavagistes : il ne faut jamais accorder aux esclaves une sécu-rité positive car ce serait les élever à la hauteur de la loi et par conséquentles définir comme citoyens. On comprend alors toute l’ambition du légis-lateur : ôter les abus et les dangers de l’esclavage consiste seulement à conte-nir245 les nègres.

Point de miséricorde ni de pitié. Si pour les citoyens la peine doit tou-jours avoir un rapport avec la nature du crime246, pour les esclaves les rap-ports de justice n’existent pas. Montesquieu l’établit en filigrane à deuxreprises, non seulement en ce qui concerne la pratique de la sanction (lais-sée à l’arbitraire et non au registre de la loi), mais également en affirmantl’incapacité juridique de l’esclave. Ainsi, si la pratique de la question doitêtre abolie dans nos usages judiciaires, tant elle répugne à la tempérance de

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242. Code noir B, article 6, cité par Louis Sala-Molins, op. cit., p. 109.243. De l’esprit des lois, livre XV, 13, op. cit., p. 500.244. Ibid. 245. Nous avons déjà analysé le chapitre 14 où Montesquieu prend soin de s’attarder auproblème des esclaves armés en cas de nécessité. Là encore la diligence du législateur à maî-triser les écarts des choses animées est digne des préoccupations du Code noir : « Défendonsaux esclaves de porter aucune arme offensive, ni de gros bâtons, à peine de fouet et de confis-cation des armes au profit de celui qui les en trouve saisis ; à l’exception seulement de ceuxqui seront envoyés à la chasse par leurs maîtres, et qui seront porteurs de leurs billets oumarques connues. » Article 15 cité par Louis Sala-Molins, op. cit., p. 120.246. Quand Montesquieu analyse, dans le livre VI, le rapport des principes des gouverne-ments à l’établissement des peines, il ne manque pas de souligner : « [qu’un] bon législateurs’attachera moins à punir les crimes qu’à les prévenir, il s’appliquera plus à donner des mœursqu’à infliger des supplices » (De l’esprit des lois, VI, 9, op. cit., p. 318). La suprématie desmœurs sur le supplice fonctionne en étroite harmonie avec la distinction du « physique » etdu « spirituel ».

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nos climats, elle demeure possible pour l’esclave : « Tant de beaux génies ontécrit contre cette pratique, que je n’ose parler après eux. J’allais dire qu’ellepourrait convenir dans les gouvernements despotiques, où tout ce qui ins-pire la crainte entre plus dans les ressorts du gouvernement ; j’allais dire queles esclaves chez les Grecs et les Romains… Mais j’entends la voix de lanature qui crie contre moi247. » Quant à l’inexistence juridique de l’esclave,Montesquieu la rappelle comme une garantie nécessaire pour la libertépublique : « Ainsi, dans un État où il y a des esclaves, il est naturel qu’ilspuissent être indicateurs ; mais ils ne sauraient être témoins248. » Il réitère sefaisant les dispositions du droit romain : « Personam non habent, caput nonhabent » et transcrit littéralement le langage du Code noir. L’inexistence del’esclave comme sujet implique son incapacité à témoigner puisque c’est lemaître qui détient la volonté de son esclave : « Ne pourront les esclaves êtrepourvus d’offices ni de commissions ayant quelques fonctions publiques, niêtre constitués agents par autres que leurs maîtres pour gérer ni administreraucun négoce, ni être arbitres, experts ou témoins tant en matière civile quecriminelle […]249. »

Le législateur abandonne donc les plaisanteries de salon pour la pra-tique coloniale. Il discerne adroitement les problèmes des administrateurset leur fournit à dessein une méthode pour contenir les esclaves. Un teldécrochement des principes du droit naturel vers une gestion brutale du faitn’implique pas une rupture dans le système de L’esprit des lois mais, aucontraire, une continuité logique : les uns participent du domaine du droitcivil et leurs institutions peuvent être réfléchies par le philosophe, voireaméliorées par le législateur, les « autres » sont exclus du champ de l’histoireet appartiennent désormais à l’impératif des « règlements à faire ».

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247. De l’esprit des lois, livre VI, 17, op. cit., p. 329. Il convient de rapprocher ce passage dulivre XV, 8, quand Montesquieu examine l’inutilité de l’esclavage parmi nous et finit parconclure aussi subtilement (laissant de côté les voix de la nature) que pour certains la paressenaturelle est à l’origine de l’esclavage : « Parce que les lois étaient mal faites on a trouvé deshommes paresseux : parce que ces hommes étaient paresseux, on les a mis dans l’esclavage. »Des transitions subtiles à l’effacement de l’esclave du registre de l’humanité, c’est ce queMontesquieu pratique dans L’esprit des lois.248. Ibid., livre XII, 15, p. 445.249. Article 30 cité par Louis Sala-Molins, op. cit., p. 150.

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Les règlements à faire : de l’équité des premiers principes à l’humanité du législateur

Montesquieu, dans les derniers chapitres du livre XV, abandonne les exi-gences du moraliste pour les expédients du législateur. Il n’est plus questiond’entretenir le lecteur sur les vices engendrés par la pratique de l’esclavagemais de poser hic et nunc les règles nécessaires à son bon fonctionnement :« Règlements à faire : cela nous fait un bel usage de l’infinitif, mais cela nousa le goût de l’indicatif et du futur simple, voire de l’impératif présent250. »Cet usage de l’impératif est d’autant plus délicat que Montesquieu l’inscritdans le fait accompli : « Le magistrat doit veiller à ce que l’esclave ait sanourriture et son vêtement : cela doit être réglé par la loi251. » Point dedétours, l’équation liminaire est d’une « évidente » sécheresse : puisque l’es-clavage existe, la loi doit en régler l’usage. Là encore, la brutalité du fait dis-pense de s’interroger sur la valeur des principes qui pourraient justifier unetelle institution. Nous retrouvons ainsi, posée en début de chapitre, unechaîne de conséquences que Montesquieu distille savamment : « Parce queles lois étaient mal faites on a trouvé des hommes paresseux : parce que ceshommes étaient paresseux, on les a mis dans l’esclavage252. ».

Les législateurs ont enfanté un monstre juridique et le philosophemanifeste l’envie de reprendre la plume là où ses prédécesseurs l’ont laisséetomber. Difficile, une fois encore, de brandir l’arme de l’ironie ou l’huma-nisme de principe qui, par son abstraction, oublierait la cruelle réalité. À cetégard, nous ne pouvons pas suivre totalement la lecture de Jean Ehrard253

250. Louis Sala-Molins, op. cit., p. 250.251. De l’esprit des lois, livre XV, 17, op. cit., p. 504.252. Ibid., livre XV, 8, p. 497.253. Les abolitions de l’esclavage, Paris, Éditions UNESCO, 1995, p. 143-164.

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qui énumère les différentes raisons pouvant expliquer l’indifférence relativedes Lumières : d’une part, la réévaluation morale du travail qui laisse peude place au sort des travailleurs qu’ils soient blancs ou noirs ; d’autre part,et plus fondamentalement, l’absence d’un « potentiel d’émotion », d’une« image choc »254 qui présentent l’esclavage dans sa crue réalité.

S’il apparaît légitime d’affirmer que les Lumières substituent au droit àla propriété une nouvelle définition, celle de l’égalité entre les hommes et lapossibilité de libérer le travail de sa dimension servile255, il n’en demeure pasmoins que certaines réserves sont à formuler256. Tout d’abord, l’explicationsociologique de l’indifférence des Lumières nous semble un argumentcontestable257. Dire qu’aujourd’hui, par exemple, nous achetons certains pro-duits d’Asie ou d’Amérique du Sud alors même que nous connaissons les cir-constances dans lesquelles ils sont fabriqués ne suffit pas à expliquer lessilences des Lumières. En outre, cette argumentation, si séduisante soit-elle(personne en effet ne songerait à sous-estimer l’influence de l’image et le rôlequ’elle peut jouer comme catalyseur du sentiment), contient un cercle. Elleprétend que l’accumulation des « images chocs » détermine la conscience laplus « aiguisée » et qu’en même temps la conscience la plus informée peutdemeurer dans l’indifférence alors qu’elle dispose des informations néces-saires. Ehrard utilise donc l’argument du « potentiel d’émotion » de l’imageà la fois pour accuser notre indifférence et pour excuser celle des Lumières.Qu’effectivement l’éloignement géographique258 et l’impossibilité de mon-trer dans sa cruauté le sort de l’esclave aient joué un rôle, il ne s’agit pas dele nier, mais à notre avis le problème est de nature différente : il s’agit dupositionnement théorique des Lumières et, notoirement, de Montesquieu259.

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254. C’est nous qui soulignons.255. De l’esprit des lois, livre XV, 8, op. cit., p. 497 : « Il n’y a peut-être pas de climat sur laterre où l’on ne pût engager au travail des hommes libres. »256. Le thème de l’égalité naturelle se décline, nous avons déjà insisté sur ce point, en fonc-tion du climat. Montesquieu joint donc climat et territorialité de l’esclavage avec la mêmefacilité que le législateur du Code noir. La terre métropole ne peut souffrir de porter la tracedes fers alors que celle des Antilles convient parfaitement à la servitude. La terre des Francsqui affranchit perd ainsi son pouvoir sans que cela éveille la critique. 257. C’est pourtant cet argument qu’utilise avec force Jean Ehrard.258. Ce thème de l’éloignement géographique n’est d’ailleurs pas toujours aussi convaincantqu’il prétend l’être. Les Lumières et Montesquieu en particulier n’hésitent pas à remonter lecours des siècles alors que leur regard franchit rarement l’océan.259. Justifier l’indifférence des Lumières au nom du « relativisme » des valeurs, c’est faireavorter le projet même des Lumières. Qu’en serait-il de l’universel et de sa valeur (voir enparticulier le concept d’équité naturelle) s’il était en notre seul pouvoir de le modifier ou dele déclarer contingent ?

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Certes, nous ne contestons pas que Montesquieu ait affirmé avec force quel’esclavage est contraire au principe de la société dans la mesure où le maîtreest tout et l’esclave n’est rien260, mais nous affirmons que le principe del’équité naturelle qui doit servir de matrice à toute société est supplanté parles raisons climatiques.

Il n’y a donc pas un écart entre la fermeté des principes (une égaliténaturelle) et la « timidité des conclusions pratiques qui en sont tirées261 » (lanécessité de réformer l’esclavage plutôt que de le faire disparaître) mais unestricte cohérence. Les principes ne sont « fermes » que pour une humanitépossédant déjà la certitude de participer aux rapports d’équité. Pour lesautres — ceux qui sont expulsés de l’égalité des rayons du cercle —, il existeune nouvelle définition du droit : celle qui rend possible l’émergence desrèglements à faire, pour autant que dans cette « compétence technique »deux choses soient mises au jour, la capacité du législateur à contenir l’es-clave et sa subtilité à réveiller dans cette sensibilité anthropomorphe laconscience d’une soumission nécessaire.

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260. De l’esprit des lois, livre XV, 2, op. cit., p. 492 : « Ce qui fait que la mort d’un criminelest une chose licite, c’est que la loi qui le punit a été faite en sa faveur. Un meurtrier, parexemple, a joui de la loi qui le condamne ; elle lui a conservé la vie à tous les instants, il nepeut donc pas réclamer contre elle. Il n’en est pas de même de l’esclave : la loi de l’esclavagen’a jamais pu lui être utile ; elle est dans tous les cas contre lui, sans jamais être pour lui : cequi est contraire au principe fondamental de toutes les sociétés. »

Cette analyse peut être interprétée d’une double façon. Par rapport aux déclarationsliminaires de L’esprit des lois, elle rappelle qu’il ne saurait y avoir de société là où les principesde l’équité sont bafoués. Contre la « dérive hobbésienne » qui identifie le droit à l’autoritéde la puissance souveraine, Montesquieu affirme l’apriorité de l’équité : « Il faut donc avouerdes rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les établit » (De l’esprit des lois, livre I, 1,op. cit.). Cette lecture est en parfaite osmose avec la célébration de l’universel. Néanmoins,elle rencontre aussi la brutalité des règlements à faire. Si, pour de tels règlements, le législa-teur ne cautionnait pas l’institution de l’esclavage, il serait aisé de dire que parfois la loi posi-tive oublie la raison dont elle émane. Cette distorsion serait ainsi la trace — fût-elle négative— de notre liberté. Mais cette position est d’autant plus difficile à soutenir que Montesquieuse présente en législateur quand il rédige les règlements à faire.

Dès lors, comment apprécier la diatribe contre l’esclavage ruinant le principe de toutesociété ? Ne serait-ce pas exclusivement un argument dirigé contre la philosophie de Hobbes,tant l’interprétation du politique en termes de soumission fait horreur à Montesquieu ?Cette conclusion s’avère la seule plausible car comment envisager que Montesquieu aitoublié lui-même la lumière des premiers principes sans devenir immédiatement ce qu’ildénonce : un mauvais législateur ? En revanche, si la loi de l’esclavage peut apparaître inutileà l’esclave car il n’en ressent pas l’utilité, il suffit d’en faire une qui lui permette de sentir lessages intentions du législateur : celle qui, à l’instar des règlements à faire, va exiger que l’es-clave soit nourri, vêtu et bien traité...261. Voir Jean Ehrard dans l’article précédemment cité.

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Bien évidemment, le statut des règlements à faire pourrait être inter-prété comme une tentative du législateur pour faire disparaître cette verrueque constitue l’esclavage en préparant les étapes de sa disparition. Cet axede lecture est choisi notamment par Jacques Beyer dans sa remarquable ana-lyse de L’esprit des lois262. Celui-ci insiste sur le fait que l’entreprise du légis-lateur contribue à redresser les vices du climat pour les mettre en adéqua-tion avec la loi naturelle. Autrement dit, le législateur disposerait d’uneraison active (signe de sa liberté, c’est-à-dire de son écart par rapport auxcauses déterminantes), qui peut être considérée comme une raison créatriced’équité, tant il lui est possible de rectifier les aberrations du droit positif encontemplant la lumière des premiers principes. Il rétablirait ainsi le rapportoriginaire de la loi à sa source.

Cette loi-rapport que peut découvrir le législateur en dépoussiérant laloi de toutes les scories qui l’abîment (préjugés, vices du climat, etc.) consti-tuerait la fonction la plus haute du politique, celle qui consiste à montrercomment la loi s’enracine dans la valeur des premiers principes et peut ainsibriller pour toute conscience : « La loi, en général, est la raison humaine, entant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques etciviles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’appliquecette raison humaine263. » Le travail du législateur serait donc de la plushaute importance car, en rectifiant les errances de la loi, il ferait découvriraux hommes leurs devoirs et, singulièrement, l’impossibilité d’en réduirecertains à l’état de choses, tant l’idée de domination n’est pas constitutivedes rapports sociaux mais surgit comme un simple aléa de l’histoire264. C’estpourquoi Beyer insiste avec force sur la raison créatrice d’équité du législa-teur265 et minore d’autant les causes déterminantes du climat.

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262. Jacques Beyer, Nature et valeur dans la philosophie de Montesquieu, Paris, Klincksieck,1982.263. De l’esprit des lois, livre I, 3, op. cit., p. 237.264. Contre Hobbes, Montesquieu explique la domination comme une conséquence del’état social. Dès que les hommes sont poussés les uns vers les autres par leur timidité natu-relle, ils se sentent forts et leur timidité dégénère en affirmation de leur force : « Sitôt que leshommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur faiblesse ; l’égalité, qui était entreeux, cesse, et l’état de guerre commence » (De l’esprit des lois, livre I, 3, op. cit., p. 236). Lerôle du bon législateur consiste alors non pas à simplement réguler cette guerre de touscontre tous (car rien alors ne distinguerait le législateur d’un tyran) mais à établir un droitpositif conforme avec la nature des choses ; celle qui pose l’égalité entre les hommes commeune valeur qu’aucune contingence historique ne peut étouffer.265. Beyer insiste constamment sur l’antériorité du droit naturel sur le droit positif enconvoquant notamment les déclarations de Montesquieu dans les Pensées : « [...] en vain leslois civiles forment des chaînes; la loi naturelle les rompra toujours... », voir p. 168 supra.

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D’ailleurs, il rappelle que, parmi les origines de l’esclavage,Montesquieu ne retient comme seule explication plausible de l’esclavagecruel que les raisons climatiques : « Il y a des pays où la chaleur énerve lecorps, et affaiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à undevoir pénible que par la crainte du châtiment : l’esclavage y choque doncmoins la raison […]266 » pour ensuite affirmer que de telles raisons natu-relles n’existent à rigoureusement parler nulle part, ce qui discrédite nonseulement toutes les raisons précédemment évoquées (celles des juristesromains par exemple), mais plus encore la théorie aristotélicienne d’une ser-vitude naturelle. Ainsi, le seul argument qui pourrait expliquer l’esclavageet de surcroît le légitimer serait le climat, mais comme aucune chaleurexcessive n’existe au point de produire une paresse servile, l’argument d’unesclavage fondé sur les raisons naturelles tomberait.

Beyer appuie son argumentation sur l’optimisme du livre XV, 8 267 : « Iln’y a peut-être pas de climat sur la terre où l’on ne pût engager au travaildes hommes libres. » Montesquieu condamnerait au silence par cette affir-mation le texte du Code noir268 en réduisant à néant — par ricochet —toutes les autres justifications de l’esclavage, que ce soit les arguments desjuristes romains ou encore les prétendues raisons théologiques. Une tellelecture est séduisante car elle sauve brillamment la cohérence de L’esprit deslois : les hommes et par conséquent les mauvais législateurs peuvent violerles lois que la providence a établies dans la mesure où les êtres intelligentsdisposent d’une autodétermination mais, en même temps, le bon législateurdoit rattraper cette entorse faite à la valeur pour inscrire le droit dans sasource véritable. Néanmoins, si brillante soit la lecture, un certain nombrede paradoxes subsistent. Si le chapitre 7 détruit la seule hypothèse qui peutabonder le discours esclavagiste (le climat), pourquoi le chapitre 8 prend-ilalors de soin de stipuler que l’esclavage est « inutile parmi nous269 » ?

Certes nous pourrions accorder que Montesquieu veut renforcer sonanalyse en insistant sur le fait que notre climat tempéré ne permet pas

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266. De l’esprit des lois, livre XV, 7, op. cit., p. 496.267. Se reporter à son analyse détaillée du livre XV, op. cit., p. 165 à 183.268. Beyer justifie le silence de Montesquieu sur le texte du Code noir de la façon suivante :« Quant au Code noir qui depuis 1685 réglementait l’esclavage dans les colonies françaises,Montesquieu s’abstient de tout commentaire, soit en bien, soit en mal ; c’est sans doute undes cas où il ne s’agit pas de faire lire mais de faire penser. » Ibid., p. 179.269. Voir notre analyse de l’esclavage civil.

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l’esclavage cruel270. À ceux qui voudraient faire du citoyen un objet,Montesquieu répondrait par avance, que le climat, seul à pouvoir produirela paresse et la lâcheté requises, ne le permet pas. Si l’argument semble rece-vable, il ne l’est pourtant que dans le cadre de nos climats tempérés. Eneffet, Montesquieu fait précéder l’argumentation d’une conclusion quimodifie singulièrement l’hypothèse de départ : « Il faut donc borner la ser-vitude naturelle à de certains pays particuliers de la terre. » Il ne s’agit plusde l’inexistence des climats excessifs mais de leur reconnaissance puisqu’ilimporte de borner la servitude271. En outre, si les règlements à faire sont des-tinés à corriger les vices de l’esclavage pour préparer sa disparition, com-ment les soins apportés à la nourriture de l’esclave, à ses vêtements ou à sasanté272 pourraient-ils constituer les signes d’une humanité à venir ? Si tel estle cas, l’humanité de l’esclave se prépare du haut de notre miséricorde et denotre pitié. L’humanité devient ainsi davantage récupérée dans le visqueuxdu sentiment plutôt qu’affirmée dans une égalité de principe.

Une telle lecture se heurte également à des contradictions internes aulivre XV. Comment affirmer simultanément que l’esclave n’est pas une

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270. Cette lecture peut être corroborée par le chapitre suivant où Montesquieu exclut avecforce la possibilité d’introduire l’esclavage parmi nous en recourant, avant l’« esprit républi-cain », à la notion de fraternité : « Le cri pour l’esclavage est donc le cri du luxe et de lavolupté, et non pas celui de l’amour de la félicité publique. Qui peut douter que chaquehomme, en particulier, ne fût très content d’être le maître des biens, de l’honneur, et de lavie des autres, et que toutes ses passions ne se réveillassent d’abord à cette idée ? Dans ceschoses, voulez-vous savoir si les désirs de chacun sont légitimes, examinez les désirs de tous. »271. Certes Montesquieu ne décrit pas ces pays mais il suffit de parcourir le livre XXI pourdécouvrir les précisions nécessaires : « La plupart des peuples des côtes de l’Afrique sont sau-vages ou barbares. Je crois que cela vient beaucoup de ce que des pays presque inhabitablesséparent de petits pays qui peuvent être habités. Ils sont sans industrie ; ils n’ont point d’arts ;ils ont en abondance des métaux précieux qu’ils tiennent des mains de la nature. Tous lespeuples policés sont donc en état de négocier avec eux avec avantage ; ils peuvent leur faireestimer beaucoup de choses de nulle valeur, et recevoir un très grand prix » (De l’esprit deslois, livre XXI, 2, op. cit., p. 602). Il convient de remarquer comment Montesquieu glissed’une explication géographique (les obstacles à la communication pouvant expliquer l’isole-ment) à l’affirmation d’une infériorité. Il faut apprécier la relation inversement proportion-nelle entre l’abondance des métaux et la paresse naturelle. La nature met dans les mains deces sauvages des richesses et ceux-ci sont incapables de les utiliser. Nous sommes bien dansle cas d’une paresse naturelle qui « mérite » d’être redressée. Il convient également de sereporter au livre XXI, 11, p. 626 : « Nos relations confirment ceci : on y trouve que le jources sauvages, pour éviter l’ardeur du soleil, se retirent dans les forêts ; que la nuit ils font degrands feux pour écarter les bêtes féroces ; et qu’ils aiment passionnément la danse et les ins-truments de musique. »272. Voir le début du livre XVII, 15, p. 504.273. Ibid., livre XV, 2.

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chose273 et qu’il puisse être traité comme telle ? Certes, il serait possible d’in-voquer, une fois de plus, les distorsions entre la loi positive et la loi natu-relle ou la loi-valeur, le législateur ne pourrait que s’en approcher et ne par-viendrait jamais à la transcrire totalement. Nous l’accordons volontiers.Mais, si le travail du législateur doit consister à rapprocher la loi positive dela norme de l’équité naturelle, nous voilà confrontés à une difficulté plusgrande encore. Comment, en maintenant la loi de l’esclavage qui, aux diresmême de Montesquieu, traite l’esclave en ennemi274, peut-on faire découvrirà la conscience servile les douceurs d’une « sociabilité naturelle275 » ?

Ce rôle du bon législateur apparaît d’autant plus compromis que l’es-prit des règlements à faire s’inscrit dans l’horizon du chapitre 11 : « Mais dequelque nature que soit l’esclavage, il faut que les lois civiles cherchent à enôter d’un côté les abus, et, de l’autre les dangers276 ». Le législateur neconteste pas le fait de l’esclavage, il l’« aménage ». L’humanité du législateurressemble étrangement à celle des intendants royaux qui, à l’instar de LeMercier de la Rivière ou de Poivre, professent la valeur du droit naturel maisen limite la portée dès qu’il s’agit de prendre en compte la « réalité colo-niale ». Leur position consiste ainsi à vouloir faire appliquer les clauses duCode noir en faveur de l’esclave (seul moyen de faire perdurer l’institutionsévèrement ébranlée par les problèmes de marronnage) mais non à abrogerun système qui répugne à l’égalité des premiers principes277.

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274. Ibid., livre XV, 13.275. Rappelons que le désir de vivre en société constitue une loi naturelle. En outre, si leserrances de la loi positive ont permis de ferrer le nègre dans nos colonies, pourquoi serait-ceencore le « bon » législateur qui remplirait le rôle pédagogique d’une raison humaine devantéclairer tout ce qu’il y a d’intelligences ?276. De l’esprit des lois, livre XV, 11, op. cit., p. 498. Nous avons déjà interprété la nature deces abus et dangers. Mais là encore, remarquons que la leçon d’humanité est toujours l’af-faire de la conscience du maître. Ainsi, quand sa licence sexuelle l’entraîne à violer la loinaturelle de la pudeur, il se met surtout en « infraction » à l’égard des devoirs de sa proprehumanité : c’est en corrigeant ce défaut (défaut qui lui donne l’occasion d’exercer sa raisoncréatrice d’équité) qu’il fait sentir sa conscience des lois naturelles : « Les lois de la pudicitésont du droit naturel, et doivent être senties par toutes les nations du monde » (De l’espritdes lois, livre XV, 12, op. cit., p. 499).277. Voir l’article de Jean Tarrade, « L’esclavage est-il réformable ? » dans : Les abolitions del’esclavage de Sonthonax à Schœlcher, op. cit. Jean Tarrade présente en ces termes le portrait dePoivre : « [...] Poivre représente bien les administrateurs royaux de la décennie 60 : philo-sophe, il condamne l’esclavage dans son principe comme contraire au droit naturel commeLe Mercier de la Rivière, mais d’autre part il l’admet comme une réalité et veut simplementaméliorer le sort des esclaves en s’appuyant sur le Code noir dont les colons oublient de faireappliquer les clauses en leur faveur. » (p. 139).Jean Tarrade, en insistant sur les projets de réforme de l’esclavage, en profite pour procéderà une réévaluation du Code noir (qui introduirait une tempérance dans la pratique des

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Les règlements à faire s’inscrivent donc purement et simplement dans lecontexte de la loi coloniale dont ils se font l’écho. Avant d’en interpréter lecontenu, suivons le législateur dans les méandres de ses « avertissements » :« L’humanité que l’on aura pour les esclaves pourra prévenir dans l’Étatmodéré les dangers que l’on pourrait craindre de leur trop grand nombre. Leshommes s’accoutument à tout, à la servitude même, pourvu que le maître nesoit pas plus dur que la servitude278. » Il convient de remarquer, tout d’abord,que Montesquieu analyse l’institution de l’esclavage à partir de la conduite dumaître, les mœurs de ce dernier déterminant la conduite de l’esclave279. Cerapport d’entre-expression mérite d’être apprécié à sa juste valeur. C’est l’hu-manité du maître, sa tempérance qui produisent en l’esclave douceur et accep-tation de sa propre condition280. Montesquieu exige ainsi du maître non qu’il

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maîtres) et récuse par là même l’interprétation de Louis Sala-Molins qu’il juge excessive.Pour ce faire, il renvoie à la lecture d’un article de Philippe Hesse (dans : Actes du colloqueinternational sur la traite des Noirs, Nantes, 1985, p. 185-191) où celui-ci insiste sur l’hu-manisation de l’esclave en dépit de son caractère de « bien meuble ». Hesse fait remarquernotamment que l’esclave participe des sacrements (baptême, mariage, enterrement) alors quecertains individus s’en voient interdire l’accès, tels les comédiens qui sont bannis de la Terresainte. Il rappelle également que la rigueur disciplinaire des traitements à l’égard des esclavesn’est guère éloignée de celle de la marine marchande où un capitaine pouvait faire enchaînerà fond de cale un matelot ou encore le faire rudoyer par des cordages. En outre, le nègre setrouve théoriquement protégé dans son intégrité physique dans la mesure où le maître nepeut le tuer arbitrairement. Louis Sala-Molins n’ignore pas ces lectures « historiennes » pasplus qu’il ne minore la violence de la société d’Ancien Régime, mais il s’agit davantage, pourlui, de mettre en lumière la « rationalisation » juridique d’une pratique et de ce fait sa « réus-site », à lire sur un même plan droit et servitude et, par ailleurs, à décortiquer à travers leréseau des articles la chosification du Noir. Enfin, et c’est peut-être là ce qui heurte le plusnos lectures traditionnelles, Louis Sala-Molins interroge le positionnement théorique desLumières, l’écart entre les « universaux » philosophiques et les faits. Infirmer cette lecturesous prétexte qu’elle serait trop « philosophique » et pas suffisamment historique, c’est impli-citement refuser aux Lumières elles-mêmes ce qu’elles ont tenté de réaliser, à savoir la possi-bilité de se retirer du mouvement de l’histoire pour la juger à l’aune des principes du droitnaturel.278. De l’esprit des lois, livre XVI, 16, op. cit., p. 502.279. Voir également nos analyses sur la pudeur naturelle dans la théorie des climats.280. Il convient de se reporter à l’analyse que fait Michèle Duchet dans Anthropologie et his-toire au siècle des Lumières, Paris, Flammarion, 1979. Elle montre que le discours des admi-nistrateurs à partir des années 1760 consiste à vouloir réformer l’esclavage en le dépouillantde ses maladresses pour lui substituer une « société » où l’esclave ne soit plus tenté par le mar-ronnage. Le bon maître est celui qui est capable de faire oublier à l’esclave sa propre servi-tude en le traitant non comme un « égal » mais comme son semblable. C’est d’ailleurs en cestermes que Poivre, dans son Discours au nouveau conseil supérieur de l’île de France (1767),envisage la nouvelle société entre le maître et l’esclave : « Les maîtres sensibles au cri tendreet puissant de l’humanité outragée, goûteront le plaisir délicieux d’adoucir le sort de leursmalheureux esclaves, n’oubliant jamais qu’ils sont des hommes semblables à eux. L’esclave

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renonce, au nom de l’équité naturelle, à pratiquer l’esclavage mais qu’il soitsuffisamment tempérant par respect pour sa propre humanité. C’est doncdans un strict rapport de « mimétisme » que l’esclave incarnera la réussite oul’échec de la tempérance du maître. La chaîne des conséquences s’avère unefois de plus limpide : l’esclave n’a d’existence que comme reflet de laconscience du maître. Mieux encore, son image assure l’« extériorisation » del’âme du maître ; un double qui permet de mesurer la perfectibilité de« notre » humanité. Le fait de l’esclavage parvient ainsi à soustraire le point devue de l’esclave. Il est d’ailleurs significatif que Montesquieu n’accorde jamaisà l’esclave la possibilité de refuser son esclavage par l’intelligibilité des prin-cipes de l’équité naturelle. Les mauvais législateurs peuvent les bafouer maisnon les ignorer totalement281, les nègres, eux, les ignorent définitivement.Leur révolte n’est pas le cri de la raison contre l’injustice mais l’exacerbationd’une sensibilité que la violence du châtiment excède.

D’ailleurs, si la conscience du nègre dépassait les limites de la sensibi-lité, les règlements à faire ne seraient plus impératifs mais déplacés. Ilstémoigneraient non pas de la prudence du législateur (prudence queMontesquieu ne cesse d’honorer et se prépare à servir) mais de son incohé-rence à vouloir décliner en termes juridiques ce qui ne mérite point del’être. Or le législateur ne tergiverse pas. S’il ne faut point flétrir l’humanitéen lui imposant le joug de certaines lois, plus spécialement toutes celles quimenacent d’asservir le citoyen de l’État modéré, en revanche pour lesanthropoïdes accablés par la chaleur excessive, c’est le climat qui déterminel’adéquation de la loi et de l’esclavage. Ainsi, le présupposé des « raisons cli-matiques » permet d’expliquer comment Montesquieu passe aussi vite del’enquête sur le « prétendu droit d’esclavage » aux règlements à faire. Le cli-mat dispense de la question morale et excuse par avance la gestion du fait.Il laisse également toute latitude au philosophe pour développer son thèmede la bienveillance à l’égard des « choses animées », la même d’ailleurs dontnous pourrions faire preuve pour nos animaux domestiques282.

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dédommagé suivant l’esprit de la loi de la perte de sa liberté par la connaissance de laReligion, consolé par la certitude de ses promesses, encouragé par la sagesse de ses maximes,servira son maître avec joie et fidélité. Il se croira libre et heureux même dans son esclavage »(p. 128).281. Voir Lettres persanes, lettre CXXIX, op. cit., p. 204 : « La plupart des législateurs ontété des hommes bornés, que le hasard a mis à la tête des autres, et qui n’ont presque consultéque leurs préjugés et leurs fantaisies. [...] Souvent ils les ont faites [les lois] trop subtiles etont suivi des idées logiciennes plutôt que l’équité naturelle. »282. Le nègre ne participe jamais à l’humanité sauf par contagion, au point d’ailleurs quenous pouvons éprouver à son égard miséricorde et pitié. Ce glissement est exactement celuiqui s’opère entre l’homme et la bête lorsque nous prêtons à nos animaux nos sentiments.

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À cet égard, les appels à l’humanité des maîtres ne constituent aucunenouveauté dans le discours. Nous pourrions les interpréter comme l’échod’une éducation humaniste. Relisons Sénèque qui, dans la lettre 47 àLucilius, s’indigne contre ses maîtres qui tyrannisent impunément leursesclaves : « […] (ceux-ci) n’ont pas le droit de remuer les lèvres… mêmepour parler ! La verge réprime tout murmure283. » Sénèque avait déjà attirél’attention sur la nécessité de ne point transformer l’esclave en ennemi :« Or ils ne sont pas pour nous des ennemis : nous en faisons des enne-mis284. » Montesquieu n’excède en rien ces positions « théoriques », il lesreprend à son compte en soulignant que les lois civiles perdent tout leursens si elles transforment l’esclave en ennemi : « C’est un malheur du gou-vernement lorsque la magistrature se voit contrainte de faire ainsi des loiscruelles. C’est parce qu’on a rendu l’obéissance difficile que l’on est obligéd’aggraver la peine de la désobéissance, ou de soupçonner la fidélité. Unlégislateur prudent prévient le malheur de devenir un législateurterrible285. »

Montesquieu commence286 en soulignant que les esclaves devront êtretraités avec une attention bienveillante pour la nourriture, les vêtements etles soins. Le législateur n’hésite pas à couvrir de l’autorité de la loi les ques-tions d’intendance287. Rappelons tout de même que ces trois dispositions

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283. Lettre 47, Paris, Hatier, 1970, p. 50.284. Ibid.285. De l’esprit des lois, livre XV, 16, op. cit. L’analyse de Montesquieu est tout en nuances.Le législateur ne fait pas des lois cruelles lorsqu’il prive définitivement certains hommes deleur humanité ; la cruauté se mesure exclusivement de l’incapacité de faire exécuter en dou-ceur l’esclavage. Autrement dit, c’est la compétence technique du législateur qui enracine l’es-clavage dans le droit. N’en déplaise à certains, c’est exactement ce « devoir d’assistance » quiest stipulé dans le préambule du Code noir. Il convient de relire patiemment la fin du cha-pitre tant la conclusion est brutale : « C’est parce que les esclaves ne purent avoir, chez lesRomains, de confiance dans la loi, que la loi ne put avoir de confiance en eux. » Il faut quel’esclave ait suffisamment de confiance dans les règles qui le maintiennent dans sa servitudepour que réciproquement la loi lui fasse confiance. Ainsi, quand l’esclave chérit sa douce ser-vitude, fruit de la prudence d’un heureux législateur, il accomplit une tâche salutaire pour ledroit : il l’empêche de devenir cruel... L’avenir de l’esclavage est donc dans des consciencesserviles qui aimeront celui qui transforme le poids des chaînes en bienveillante « complicité ».Reste à trouver le législateur prudent... Le chapitre suivant comblera cette attente.286. Nous analyserons en détail le chapitre 18.287. Les analyses qui ne manquent jamais d’insister sur l’ironie du chapitre 5 se font plusdiscrètes sur « l’humanité » du législateur. Comment interpréter cette « émouvante sensibi-lité » dans un ouvrage peu enclin à de telles dispositions ? Nous montrerons commentMontesquieu adopte le discours des « maîtres tempérés », ceux qui veulent entretenir la pro-ductivité de la main-d’œuvre, tel le père Labat.

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sont la transcription immédiate du Code noir288. En effet, l’article 22 stipuleque les maîtres qui doivent nourrir les esclaves « seront tenus de faire four-nir, par chacune semaine, à leurs esclaves âgés de dix ans et au-dessus pourleur nourriture, deux pots et demi, mesure du pays, de farine de manioc, outrois cassaves pesant deux livres et demie chacun au moins, ou choses équi-valentes, avec deux livres de bœuf salé ou trois livres de poisson ou autreschoses à proportion ; et aux enfants, depuis qu’ils sont sevrés jusqu’à l’âgede dix ans, la moitié des vivres ci-dessus289 ». Rappelons également que,même lorsque le Code noir a des accents de miséricorde, les maîtres font lasourde oreille pour s’exécuter290. Montesquieu ignorait-il ces manquementsaux « devoirs » quand Labat, lui-même, se vante de trancher avec la sévéritéde la plupart des maîtres : « Ma coutume a toujours été d’envoyer à l’heuredu dîner aux nègres et aux négresses […] un grand plat de farine de manioctrempée avec du bouillon, avec un morceau de viande salée, des patates etdes ignames, le tout accompagné d’un coup d’eau-de-vie, et cela sansaucune diminution de la ration ordinaire qu’on leur donne le dimanche ausoir ou le lundi matin pour toute la semaine. Par ce moyen je les tenaiscontents et assez bien nourris pour supporter la fatigue du travail, que je nevoulais point du tout voir languissant, ni les nègres faibles et chancelantsfaute d’un petit secours291 » ?

Montesquieu appelle de ses vœux la miséricorde du magistrat mais nes’étend pas plus avant dans l’analyse. Il passe prudemment sous silence les

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288. Articles 22, 25 et 27. Notons cependant une nuance, alors que le Code noir insiste surl’évangélisation des Noirs, Montesquieu l’évacue au profit d’une lecture beaucoup plusdirecte. Il n’est nul besoin de pourvoir au salut de ces êtres (le thème de l’âme des nègres n’estplus du tout évoqué, pas même sur un mode ironique, le climat décide seul de leur degréd’humanité : celle d’un outil dont il faut veiller à l’entretien.289. Louis Sala-Molins, op. cit., p. 134.290. Voir Antoine Gisler, op. cit., qui montre comment dans les faits l’esclave doit souventassurer sa propre nourriture en travaillant son lopin de terre pendant son « temps libre ». Cesmauvaises conditions d’existence acculent l’esclave au vol et maintiennent un taux de mor-talité très important au point que le gouverneur de la Martinique, le marquis de Fénelon,fait remarquer, dans une lettre du 11 avril 1764 : « J’ai étudié avec attention les causes dupeu de population des nègres ; voici à quoi je les attribue. La plupart des habitants les nour-rissent mal et les font travailler au-delà de leurs forces, pour faire plus de revenus ; ce qui doitles énerver indubitablement et prendre sur le germe de la reproduction. Les négressesenceintes, on les fait travailler dans cet état jusqu’au dernier moment avec rigueur, et sou-vent on les maltraite ; même défaut de nourriture : il est impossible que l’un et l’autre neprennent sur la constitution de la mère et de l’enfant. Les maladies des négrillons et desnégrittes... nulle attention de la part de la plus grande partie des habitants à l’éducation ani-male des enfants de leurs esclaves » (cité par Gisler, p. 37).291. Labat, op. cit., t. I, p. 255.

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peines qui pourraient être infligées aux maîtres contrevenant aux disposi-tions des règlements à faire. Il n’est plus question de maîtres débauchés parles vices de l’esclavage292. D’un seul coup la mansuétude de la loi efface laméchanceté des maîtres. En outre, suspecter en cet instant — celui desrèglements à faire — la qualité morale du maître pour accomplir la bien-veillance de la loi, ce serait porter préjudice à la légitimité de l’esclavage carla perversité du maître détruirait la possibilité d’appliquer la justesse de laloi. Il existe donc un rapport qu’il faut maintenir — bienveillance de la loi,bienveillance du maître — si l’on ne veut pas étouffer l’institution de l’es-clavage. De fait, les diatribes sur l’iniquité de la loi de l’esclavage contraireà tout lien de société disparaissent. Mieux même, alors que Montesquieufustigeait les arguments des jurisconsultes romains, dans ce chapitre293 il lesentérine. L’incapacité de l’esclave à se nourrir ne déchaîne plus l’acrimoniedu législateur — il ne s’agit plus de rappeler que le maître qui nourrit nepeut revendiquer un droit sur ses esclaves tant chacun peut tirer de la naturece qui est nécessaire à son existence — mais devient un argument queMontesquieu reçoit sans sourciller comme une évidence.

Il conviendrait cependant de rappeler que c’est le même Montesquieuqui, au chapitre 5 du livre XV, soulignait l’absurdité du lien causal entre lesucre qui serait trop cher et la nécessité du travail servile. Dans un cas nousapplaudissons le scalpel de la satire, dans l’autre nous suivons sans troprechigner les « écarts » du législateur. Pourtant, il est difficile, dans la teneurdes arguments, de séparer ce qui fait l’objet du ridicule et de la bienveillancedes règlements à faire. Ce que Montesquieu n’énonce pas en préambule duchapitre 17 mais qui s’impose, c’est que le législateur se doit de nourrir l’es-clave car sa stupidité naturelle l’empêche d’obtenir ce qui est nécessaire à sapropre subsistance. Mieux, c’est l’institution de l’esclavage, sa bienveillance,qui acculture le nègre. Sans elle, il demeurait à l’état animal, incapable detravailler pour se maintenir en vie ; il errerait nu et sans soins294.

La miséricorde et la pitié du législateur de L’esprit des lois n’excèdent pasla sensibilité du Code noir. À certains égards nous pouvons même affirmerque le législateur du Code noir fait preuve d’une plus grande « lucidité » car

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292. Les règlements à faire, s’il était besoin encore de le souligner, se déclinent toujours sousun même rapport : celui des droits du maître sur l’esclave.293. De l’esprit des lois, livre XV, 17, op. cit.294. Ce thème du nègre confiné à la stupidité du monde animal est récurrent dans labouche des maîtres. Gisler rapporte dans son étude les propos d’un caféier de Saint-Dominique : « Je le répète, le Noir livré à lui-même ne sera et ne peut-être qu’un être sau-vage et abandonné à l’instinct purement animal » (cité p. 38).

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il ménage la possibilité pour l’esclave de se plaindre de ses mauvais traite-ments295 : « Les esclaves qui ne seront point nourris, vêtus et entretenus parleurs maîtres selon que nous l’avons ordonné par ces présentes pourront endonner l’avis à notre procureur général et mettre les mémoires entre sesmains, sur lesquels et même d’office, si les avis lui en viennent d’ailleurs, lesmaîtres seront poursuivis à sa requête et sans frais, ce que nous voulons êtreobservé pour les crimes et traitements barbares et inhumains des maîtresenvers leurs esclaves296. »

Montesquieu fait preuve d’un optimisme plus grand : le bon législateursera capable d’impulser une bienveillance telle que dans la pratique, l’esclavepourra goûter sans peine aucune les fruits de la servitude. Le législateurexalte la pureté des mœurs — à cet égard la simplicité des Romains capablesde partager la frugalité de l’existence devient le paradigme par excellence297

— pour substituer au modèle de la loi la cellule familiale où l’esclave prendnaturellement sa place. Ce déplacement de l’esclavage du Code vers la cel-lule familiale est intéressant car c’est manifester la volonté de gommer toutl’arbitraire de l’institution au profit d’une heureuse pratique encodée dansla rusticité des mœurs. De ce point de vue, la position du législateur est plusréactionnaire que celle du Code noir car celui-ci, en théorisant sur la réduc-tion de l’esclave à la chose, lui reconnaît néanmoins la jouissance de certainsdroits naturels298 qui limitent de l’intérieur la pratique de l’esclavage. De

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295. Il ne s’agit pas pour autant de vanter les mérites du Code noir, l’article 30 fixe de lamanière la plus crue les limites à l’expression de la souffrance : « Ne pourront les esclaves êtrepourvus d’offices ni de commissions ayant quelque fonctions publiques, ni être constituésagents par autres que leurs maîtres pour gérer ni administrer aucun négoce, ni être arbitres,experts ou témoins tant en matière civile que criminelle. Et en ce cas qu’ils soient ouïs entémoignage, leurs dépositions ne serviront que de mémoires pour aider les juges à s’éclaircirailleurs, sans que l’on puisse tirer aucune présomption, ni conjecture, ni adminicule de preuve ».Louis Sala-Molins, op. cit., p. 150. Gisler a souligné dans son étude (op. cit., p. 50) les diffi-cultés rencontrées par les esclaves pour déposer contre leurs maîtres dans la mesure où lesnotables chargés d’enregistrer les plaintes sont eux-mêmes très souvent propriétaires d’es-claves. 296. Article 26 in du Code noir, cité par Louis Sala-Molins, op. cit., p. 142.297. Voir De l’esprit des lois, livre XV, 16, op. cit., p. 502 : « Les nations simples, et qui s’at-tachent elles-mêmes au travail, ont ordinairement plus de douceur pour leurs esclaves quecelles qui y ont renoncé. Les premiers Romains vivaient, travaillaient et mangeaient avecleurs esclaves ; ils avaient pour eux beaucoup de douceur et d’équité : la plus grande peinequ’ils leur infligeassent était de les faire passer devant leurs voisins avec un morceau de boisfourchu sur le dos. Les mœurs suffisaient pour maintenir la fidélité des esclaves ; il ne fallaitpoint de lois. »298. Le Code noir reconnaît à l’esclave une humanité soustraite au bon vouloir du maître :c’est ainsi qu’il pourra se marier, disposer de son intégrité corporelle (le Code noir interdi-sant théoriquement la torture) ou encore bénéficier d’une culture chrétienne. Une fois

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surcroît, admettre la nécessité d’inscrire positivement de tels droits, c’estreconnaître que l’institution de l’esclavage y porte atteinte299. Le législateurdu Code noir est donc plus conscient des contradictions inhérentes au sys-tème de l’esclavage puisqu’il admet que l’esclave n’est sujet à propriété quesous certaines conditions. Les règlements à faire s’avèrent, eux, beaucoupplus circonspects dans l’interprétation des droits de la res. Ainsi,Montesquieu ne s’intéresse nullement à l’éducation de l’esclave pas plus qu’àla situation des enfants. Pourtant, il rappelle au livre XXIII, 2 que la familleconstitue le cadre naturel300 dans lequel le père doit à ses enfants assistanceet éducation. C’est dire combien le nègre esclave ne participe ni de la cel-lule naturelle qu’est la famille ni de la perfectibilité de l’espèce301.

En ce qui concerne les soins à prodiguer aux esclaves, il est intéressantde s’attarder sur les raisonnements du législateur car, une fois encore, ils

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encore, il ne s’agit pas de faire du Code noir un modèle d’humanité. Il ne faudrait pas oublierque l’humanité de l’esclave est toujours réduite à la portion congrue et que bien souvent elledisparaît derrière les prérogatives du maître. Par exemple, si la torture est en principe inter-dite, les maîtres ont le droit de faire preuve d’une sévérité extrême à l’égard de leurs esclavesdès lors qu’ils sont convaincus d’une telle nécessité : « Pourront seulement les maîtres, lors-qu’ils croiront que leurs esclaves l’auront mérité, les faire enchaîner et les faire battre de vergesou de cordes […] » (art. 42). Gisler, à la suite de Peytraud, fait remarquer qu’aucunecondamnation à mort pour mauvais traitements infligés aux esclaves n’a été prononcée auxcolonies en dépit de l’article 43 qui l’autorisait. Pourtant, en dépit de cet écart entre la théo-rie et la pratique, le législateur du Code noir est d’une certaine façon plus lucide sur le carac-tère arbitraire de l’esclavage car il insiste sur les obligations du maître mais anticipe aussi sesexactions. Le législateur de L’esprit des lois, lui, rêve d’effacer l’autorité de la loi au profit d’uneentente cordiale et spontanée entre le maître et l’esclave.299. Le Code noir hérite de la tradition théologique et, notamment, de la lecture de saintThomas. L’esclavage est contraire à la première intention de la nature — celle de l’égalitéentre les hommes — mais il peut être admis comme rémission des péchés. Sur ce point, voirAntoine Gisler, op. cit., p. 3 à 16.300. Il apparaît clairement que l’esclave ne saurait fonder une famille, ce qui d’ailleurs faits’écrouler la barrière entre l’animalité et l’humanité : « Chez les peuples policés, le père estcelui que les lois, par la cérémonie du mariage, ont déclaré devoir être tel, parce qu’elles trou-vent en lui la personne qu’elles cherchent.

» Cette obligation, chez les animaux, est telle que la mère peut ordinairement y suffire.Elle a beaucoup plus d’étendue chez les hommes : leurs enfants ont de la raison, mais elle neleur vient que par degrés : il ne suffit pas de les nourrir, il faut encore les conduire : déjà ilspourraient vivre, et ils ne peuvent pas se gouverner » (De l’esprit des lois, livre XXIII, 2,op. cit.). Il suffit d’apprécier la rupture entre l’animalité et l’humanité : celle-ci tient dansl’acculturation des enfants. Autrement dit, le nègre esclave à qui l’on donne la nourriture nesaurait étendre la perfectibilité de son espèce car il ne possède même pas la compétence desubsister par lui-même. Sa bêtise naturelle le rejette donc en deçà de l’animalité. 301. Il est intéressant de noter également que Montesquieu ne mentionne pas les désastrescausés par l’esclavage lorsqu’il analyse les obstacles à la propagation de l’espèce.

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posent des problèmes de cohérence dans la discursivité de l’Esprit des lois.Écoutons Montesquieu : « Claude ordonna que les esclaves qui auraient étéabandonnés par leurs maîtres étant malades, seraient libres s’ils échappaient.Cette loi assurait leur liberté ; il aurait encore fallu assurer leur vie302. » Lelégislateur entend ainsi redresser la sévérité des Romains et faire jaillir unelumière nouvelle : celle de la pitié pour un être qui ne mérite pas l’abandonaprès avoir servi. Il semblerait donc que le législateur, contrairement à ceque nous avons affirmé précédemment, ne soit pas aussi brutal sur les droitsde la res humaine qu’est l’esclave puisqu’il met en évidence une intégritéphysique et morale à respecter. Mais encore faut-il savoir si un tel devoird’assistance peut réellement s’exercer en examinant les dispositions prisespar le législateur.

Le livre XXIII, 29 consacré aux hôpitaux permet de trancher.Montesquieu y définit le secourable par le critère de la citoyenneté :« Quelques aumônes que l’on fait à un homme nu dans les rues, ne rem-plissent point les obligations de l’État, qui doit à tous les citoyens une sub-sistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable, et un genre de viequi ne soit pas contraire à la santé303. » L’État se doit donc d’assurer une pro-tection aux citoyens et cela d’autant plus qu’il est modéré ; secourus avecbienveillance les nécessiteux ne songeront pas à renverser son autorité.Autrement dit, l’assistance de l’État fait parti des mécanismes pour régulerl’instabilité du peuple. Néanmoins, le nègre esclave ne figure nulle partdans ces préoccupations304.

En outre, Montesquieu disposait, dans le chapitre des règlements àfaire, d’une tribune pour attirer l’attention sur les conditions du travail ser-vile, mais il n’en souffle mot.

La réalité coloniale mérite cependant davantage que les ellipses de lapolitesse. On abandonne purement et simplement la chose hors d’usage.Peytraud signale305 qu’il n’a pu trouver qu’un arrêt du Conseil supérieur duCap, daté du 15 juin 1744, condamnant un maître qui avait abandonnéson esclave infirme à payer pour lui 15 sols par jour à l’hôpital auquel ilavait été admis. Montesquieu, lecteur de Labat, aurait pu rapporter l’usagecynique de l’infirmerie : « C’est un moyen sûr de distinguer ceux qui sont[malades] véritablement, de ceux qui le contrefont, ou par paresse, ou pour

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302. De l’esprit des lois, livre XV, 17, op. cit., p. 504.303. Ibid., livre XXII, 29, p. 712.304. Comment admettre que l’esclavage ne constitue pas une atteinte à la santé ?305. Lucien Peytraud, L’esclavage aux Antilles françaises avant 1789, Paris, Archives natio-nales, 1897, p. 235.

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faire quelque ouvrage dans leurs cases306. » C’est le commandeur, véritablereprésentant du maître, qui décide ou non de l’admission à l’infirmerie. Lenègre esclave n’a pas les moyens intellectuels suffisants pour discerner sonétat de santé. Montesquieu s’en indigne-t-il au chapitre de l’humanité dunègre ? Nullement, il se contente d’énoncer le devoir de pitié comme le traitdistinctif du bon législateur.

Les élégances du législateur ne s’arrêtent pas en si bon chemin. Au cha-pitre de la « justice », il défend l’arbitraire des colons les plus réactionnaires :« Quand la loi permet au maître d’ôter la vie à son esclave, c’est un droitqu’il doit exercer comme juge, et non pas comme maître : il faut que la loiordonne des formalités qui ôtent le soupçon d’une action violente307. » Ilconvient de goûter toutes les nuances du propos. Montesquieu légifère dansle même ton que le Code noir. L’article 42308 stipule que lorsque les maîtresseront convaincus de la culpabilité de leurs esclaves, ils pourront les châtierpar le fouet. Montesquieu pratique les mêmes subtilités dans l’usage de lanégation diaphane. Le Code noir n’accorde pas expressément au maître ledroit de tailler ses nègres, il ne peut le faire seulement que s’il est convaincude leur culpabilité. Montesquieu paraphrase : quand le maître inflige lamort, ce n’est pas comme colon mais comme juge. Curieuse et heureuseharmonie de la « nature des choses ». Alors que le nègre esclave ne peutjamais sortir de sa condition de brute, et par conséquent de la passivité oùil est confiné — il souffre mais c’est toujours le législateur qui le prend enpitié —, le maître, lui, peut accéder à la source de la loi : la rectitude del’équité. Il n’a donc pas besoin de l’écouter — pour mesurer, par exemple,son imperfection ou sa promptitude à la cruauté —, il a cette capacité del’anticiper, voire même de l’incarner dans son esprit puisque « […] la loi, engénéral, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples dela terre309. » Merveilleuse finalité où — par ruse de la raison ? — c’est la bru-talité du maître qui peut entendre la voix de la justice alors que les plaintesde l’esclave résonnent seulement d’une sensibilité qu’on écorche un peutrop vif.

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306. Labat, op. cit., t. III, p. 431.307. De l’esprit des lois, livre XV, 17, op. cit., p. 504.308. « Pourront seulement les maîtres, lorsqu’ils croiront que leurs esclaves l’auront mérité,les faire enchaîner et les faire battre de verges ou de cordes ; leur défendons de leur donnerla torture, ni de leur faire aucune mutilation de membre, à peine de confiscation des esclaveset d’être procédé contre les maîtres extraordinairement. » 309. De l’esprit des lois, livre I, 3, op. cit., p. 237.

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Cette asymétrie entre l’équité brutale du maître et la bestialité coupablede l’esclave est d’autant plus préoccupante que le législateur aggrave les dis-positions du Code noir. Alors qu’en théorie les maîtres ne disposent pas dudroit de vie et de mort sur leurs esclaves, Montesquieu, lui, le concède, èsqualités, au maître. Il autorise ainsi le châtiment par la mort en des tempsoù même les administrateurs se plaignent de l’extrême sévérité des maîtres.Écoutons une lettre de Phelypeaux, gouverneur de la Martinique, auministre, datée du 24 mai 1712, qui relate la façon dont les maîtres exécu-tent la justice : « L’avarice et la cruauté des maîtres envers leurs esclaves sontextrêmes. Loin de les nourrir conformément à l’ordonnance du Roi, ils lesfont périr de faim et les assomment de coups. Cela n’est rien. Lorsqu’unhabitant a perdu par mortalité des bestiaux, ou souffert autres dommages,il attribue tout à ses nègres. Pour leur faire avouer quels sont empoisonneurset sorciers, quelques habitants donnent privément chez eux la question, jus-qu’à quatre ou cinq jours, mais question si cruelle que Phalaris, Busiris etles plus déterminés tyrans ne l’ont point imaginée […]. J’ignore quelremède on peut y apporter, n’ayant ni autorité ni force pour cela. Le mal esttrès étendu et plusieurs de nos habitants les plus méchants, les plus cruelsqui soient sur la terre310. »

Le législateur ne se contente pas d’abonder dans le sens des proposi-tions les plus dures, il sculpte la forme de la loi pour que celle-ci se débar-rasse de toute violence : « Il faut que la loi ordonne des formalités qui ôtentle soupçon d’une action violente311. » La phrase mérite d’être relue. Pour quifaut-il ôter toute forme de soupçon ? Si c’est pour le nègre, c’est reconnaîtreimplicitement qu’il peut s’élever à la même compréhension de l’équité que

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310. AN, colonies f° 3-90, p. 22 ; cité par Antoine Gisler, p. 43. Nous avons déjà soulignéle rapport ambigu de Montesquieu à l’exercice de la question. Il la juge contre-nature« parmi nous » et donne pour exemple l’Angleterre. En revanche, pour les esclaves, il n’ex-clut pas son usage même si la voix de la nature laisse échapper des remontrances : « J’allaisdire que les esclaves chez les Grecs et chez les Romains... Mais j’entends la voix de la naturequi crie contre moi » (De l’esprit des lois, livre VI, 17, op. cit., p. 329). L’hésitation est d’au-tant plus ironique que Montesquieu condamne l’usage de la question contre les criminels.Or il apparaît difficile de ranger l’esclave dans cette catégorie. Le faire, c’est présupposer quel’esclave est plus dangereux que le criminel. Pire encore, c’est soutenir que l’esclave est déjàun criminel parce que esclave. Voilà comment, par un habile détour, le législateur enseignela façon dont on peut contenir le nègre lorsqu’il franchit les bornes de la discipline. Pourfinir, les hésitations sur la classification du nègre (plus dangereux que le criminel ?) et surl’usage de la question permettent de douter de la bienveillance du législateur qui pourtantrépète, au livre XV, qu’il ne faut point traiter les esclaves en ennemis et encore moins adop-ter la rigueur de l’esclavage antique, incapable d’assurer la vie de l’esclave. 311. De l’esprit des lois, livre XV, 17, op. cit.

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le maître et devenir capable, par conséquent, de juger de l’offense commisecontre l’humanité. Cette interprétation ne saurait être retenue car ellecondamnerait l’édifice des règlements à faire. Ceux-ci ne peuvent fonction-ner qu’à la condition de maintenir béante la fracture entre l’animalité desuns et l’humanité des autres. Reste donc une seule interprétation possible,plus cynique mais en même temps conforme à l’esprit des règlements àfaire : le législateur enseigne la manière de rendre aimable le châtimentodieux . Il suffit de le dépouiller de son immédiateté pour le couvrir de l’au-torité de la loi.

Montesquieu dégage ainsi une nouvelle méthode pour pérenniser l’ins-titution de l’esclavage, il faut que celui-ci soit corseté par une armature juri-dique pour que la voix de la nature ne fasse plus résonner ses complaintes.Le maître lorsqu’il bat son esclave à mort ou lorsqu’il s’autorise la torturedoit le faire comme un magistrat rendrait une sentence, avec tout le déta-chement nécessaire… Des nuances du législateur à l’esprit du Code noir, iln’y a pas seulement proximité mais accord dans la façon d’administrer ceschoses qui doivent servir pour le bien de nos colonies. Aussi l’indignationdevant la rudesse de la loi de Moïse est-elle presque dérisoire312. Le législa-teur autorise à faire périr l’esclave quand le maître le juge utile et s’accordeen même temps le droit de blâmer les incohérences de certaines pratiquescomme si l’esclavage n’était déjà pas en lui-même plus qu’un relâchement àl’égard de la loi naturelle… Et que dire de la diatribe consacrée à l’assimila-tion de l’esclavage à un capital ? Si telle n’était pas l’analyse du législateur,pourquoi faudrait-il alors veiller à l’entretien de l’esclave en lui ménageantnourriture et vêtement ?

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312. « La loi de Moïse était bien rude. “Si quelqu’un frappe son esclave, et qu’il meure soussa main, il sera puni ; mais s’il survit un jour ou deux, il ne le sera pas, parce que c’est sonargent.” Quel peuple que celui où il fallait que la loi civile se relachât de la loi naturelle ! »(Ibid.) La loi de Moïse s’applique constamment dans nos colonies et même d’une façon plusrude. Peu nombreux sont les maîtres punis pour avoir battu à mort leurs esclaves. À l’inverse,les esclaves sont exécutés lorsqu’ils ont la main un peu leste. En 1741, un Noir de Léoganetue son maître d’un coup de fusil. Le tribunal « le condamne à faire amende honorable, nuetête, en chemise et la corde au cou [...] au-devant de la principale porte de l’église paroissialede cette ville [...] et là étant nue tête et à genoux, déclarer que méchamment il a tué et assas-siné [...] son maître d’un coup de fusil dont il se repent, en demande pardon à Dieu, au roiet à la justice ; ce fait, avoir le poing coupé sur un poteau qui sera planté au-devant de laporte de ladite église ; après quoi mené [...] sur un échafaud qui sera dressé sur la place decette ville, pour y avoir les bras, mamelles, cuisses et gras des jambes tenaillées, dans les plaiesfaites par les tenailles être versé du plomb fondu ; ensuite son corps être jeté vif dans unbûcher ardent pour y être réduit en cendres, lesquelles seront jetées au vent » (AN, coloniesf° 3-271, p. 25,dans Antoine Gisler, op. cit., p. 84-85.)

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Si les peuples qui ont oublié la loi naturelle s’avèrent âpres en justice, lamiséricorde et la pitié du législateur ne parviennent pas à plus d’humanité313.Et lorsqu’il pousse la tempérance jusqu’à réclamer la défense civile à l’esclave— lui à qui l’on a ôté la défense naturelle —, une telle disposition relèvedavantage de la grandiloquence que d’une tentative pour diminuer l’arbitrairede l’esclavage. La preuve en est que Montesquieu, lorsqu’il examine la possi-bilité de faire témoigner l’esclave contre son maître, le maintient dans un rôlemoindre, celui d’indicateur : « Ainsi dans un État où il y a des esclaves, il estnaturel qu’ils puissent être indicateurs ; mais ils ne sauraient être témoins314. »

Sur le thème de l’incapacité juridique de l’esclave, Montesquieu suitune fois encore les prescriptions du Code noir. Ce dernier maintient simul-tanément l’incapacité du nègre à exercer une fonction publique et sonincompétence à témoigner tant en matière civile que criminelle. L’esclaveest la propriété du maître, par conséquent le maître détient la volonté deson esclave. Difficile, dès lors, d’accorder aux esclaves la défense civile, àmoins de définir expressément les bornes d’une telle défense. L’esclave nepeut être « protégé » que dans la mesure où il est le bien d’un maître.Autrement dit, les dommages faits à l’esclave ne le sont pas en raison de sonintégrité physique et morale mais uniquement parce qu’il constitue la pro-priété d’un tiers. Encore une fois, l’osmose avec les dispositions du Codenoir est totale : « Ne pourront aussi les esclaves être partie ni être en juge-ment ni en matière civile, tant en demandant qu’en défendant, ni être par-ties civiles en matière criminelle, sauf à leurs maîtres d’agir et de défendreen matière civile, et de poursuivre en matière criminelle la réparation desoutrages et excès qui auront été commis contre leurs esclaves315. »

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313. Quand le législateur introduit la possibilité pour l’esclave maltraité de se vendre : « Unmaître irrité contre son esclave, et un esclave irrité contre son maître doivent être séparés »(De l’esprit des lois, livre XV, 18), il semble oublier les dispositions du chapitre 2 stipulantque la vente de l’humanité est contraire à tout droit. Même si, à la décharge du législateur,nous devons distinguer la question de droit et de fait, il n’en demeure pas moins que l’argu-ment de l’esclave pouvant se vendre est d’une naïveté bien surprenante. Comment accorderà l’esclave la possibilité de se vendre — c’est-à-dire lui reconnaître un droit sur sa propre per-sonne — alors que le système de l’esclavage implique précisément sa réification. La seulepossibilité reviendrait à considérer l’esclavage comme une relation presque familiale entrel’autorité du maître et la soumission de l’esclave. Néanmoins, ce rêve d’une soumissiondocile n’honore pas le législateur car elle masque la violence de l’esclavage et tente de la résor-ber au profit d’un consensus qui renvoie le nègre « au naturellement esclave » sans que l’es-clavage ne puisse être considéré comme une entorse à la raison.314. De l’esprit des lois, livre XII, 15, op. cit., p. 445. Montesquieu ne laisse planer aucuneambiguïté : l’esclave ne saurait être défini par le statut juridique de la personne, aucunevolonté ne lui appartient en propre. Il ne saurait donc assumer aucune défense.315. Article 31 cité par Louis Sala-Molins, op. cit., p. 152 in Le Code noir.

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Comme le souligne avec justesse Louis Sala-Molins, l’esclave est inexis-tant quant à la possibilité juridique d’invoquer la loi, il n’existe que lorsquela loi le désigne. Or, la loi le désigne uniquement comme chose possédée etc’est dans ce cadre précis que l’on dédommage un maître. Ainsi, les égardsdus à l’esclave d’autrui ne le sont jamais en vertu de l’existence des esclavesmais seulement à cause d’autrui et de son droit à la propriété. Le législateurde L’esprit des lois ne s’indigne donc pas de l’offense faite à l’humanité de l’es-clave mais poursuit au contraire l’effacement de l’esclave de tout statut juri-dique de la personne. La conclusion du chapitre 18 est sur ce point exem-plaire. Montesquieu se plaint des usages de Lacédémone où l’esclave nepouvait bénéficier d’aucune protection contre les insultes et les injures mais,en même temps, il entérine la réduction de l’esclave au rang de bienmeuble : « À Athènes, on punissait sévèrement, quelquefois même de mort,celui qui avait maltraité l’esclave d’un autre. La loi d’Athènes, avec raison,ne voulait point ajouter la perte de la sûreté à celle de la liberté316. »

Ce que Montesquieu déplore, ce n’est donc pas l’injure faite à l’esclavemais le délit commis à l’égard de la propriété du maître. D’ailleurs, il qualifiece délit de risque pour la sûreté et la liberté. Les qualificatifs ne laissent pla-ner aucune ambiguïté : si les exactions d’un maître ne sont pas punies, c’estle droit à la propriété qui s’en trouve menacé et, à travers lui, la liberté ducitoyen317. En outre, laisser impunies les exactions des maîtres, ce serait recon-naître implicitement à l’esclave la possibilité d’user de la violence sans craindred’être puni. La peine à l’égard des maîtres qui enfreignent le libre usage desoutils animés vise donc une double finalité : maintenir le droit à la propriétéet empêcher que l’esclave ne déprécie la coercition de la justice coloniale.

Les règlements à faire ont dévoilé l’esprit du législateur : il s’agit du dis-cours d’un propriétaire avisé qui réclame miséricorde et pitié pour la force detravail. Cependant, si merveilleux soit le projet du législateur, la paix ne sau-rait subsister dans une servitude éternelle. Aussi, la prudence du législateur leconduit à examiner les moyens pour affranchir les esclaves tant il concède quela servitude n’est qu’un état transitoire. Quand l’« humanisation318 » a porté

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316. De l’esprit des lois, livre XV, 18, op. cit., p. 505.317. Rappelons que la liberté politique consiste dans la sûreté. Voir De l’esprit deslois, livre XII. 318. Ce thème de l’affranchissement découle moins d’une humanité à restaurer dans sesdroits primitifs que d’une sécurité à assurer. Souvenons-nous que Montesquieu définit lesesclaves comme des ennemis naturels de la société. Cependant, encore faut-il assurer laproportion entre les esclaves et les hommes libres pour éviter de conduire la société à saperte. D’ailleurs, les études de Peytraud ou de Gisler soulignent constamment la craintede la société coloniale pour le marronnage. Il convient de se reporter aux calculs de Gisler :

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ses fruits, il faut savoir relâcher le bâton pour la clémence : « Ainsi le conqué-rant qui réduit un peuple en servitude, doit toujours se réserver des moyens(et ces moyens sont sans nombre) pour l’en faire sortir319. » L’étude de cesmoyens sans nombre mérite examen. En prenant le parti de donner desconseils aux administrateurs des colonies, Montesquieu pouvait introduireun véritable plaidoyer contre l’esclavage car il se trouvait enfin seul en posi-tion de réformateur. A-t-il atteint ce but, lui qui pensait qu’une constitutiondoit être telle que personne ne saurait être contraint à faire des choses aux-quelles la loi ne l’oblige pas, et à ne point faire celles que la loi lui permet320 ?

Le législateur commence tout d’abord par souligner les difficultés liéesà l’affranchissement. Il faut toujours préserver un juste équilibre entre leshommes libres, les esclaves et les affranchis : « Le mal est que, si on a tropd’esclaves, ils ne peuvent être contenus, si l’on a trop d’affranchis, ils ne peu-vent pas vivre et ils deviennent à charge à la république : outre que celle-cipeut-être également en danger de la part d’un trop grand nombre d’affran-chis et de la part d’un trop grand nombre d’esclaves. Il faut que les lois aientl’œil sur ces deux inconvénients321. » Il convient de décrypter le cadre de laréflexion du législateur. Celui-ci se place encore dans la différence entre lacitoyenneté et les ennemis naturels. D’ailleurs, le raisonnement sur la pro-portion des esclaves et des affranchis conserve toujours le souci d’un rapportde puissances à équilibrer. Au statut de l’esclave est affecté le problème de laliberté civile : les citoyens ne peuvent pas légitimement se sentir protégés parles lois si les rapports sociaux sont grevés par une violence latente toujoursprête à s’exprimer, faute de ne pas être étroitement encadrée. Aux affranchisrevient un autre type de danger : la liberté une fois conquise peut laisser placeà la résurgence de leur ancienne nature, celle d’une paresse emportant avecelle toute la décadence morale qui sied à la couleur noire322.

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Saint-Domingue en 1789 compte, par exemple, 40 000 Blancs, 28 000 affranchis et452 000 esclaves. Pour le détail de la comptabilité, voir Antoine Gisler, op. cit., p. 34.319. De l’esprit des lois, livre X, 3, op. cit., p. 380. Certes Montesquieu applique expressé-ment ces dispositions dans le cadre des conquêtes d’un État, mais le raisonnement est valableaussi pour les esclaves nègres car le livre XV, 18 aborde le problème des affranchissements etpropose également d’introduire insensiblement des dispositions en faveur de l’affranchisse-ment. Nous verrons néanmoins comment il faut conserver à l’adverbe toute sa force : lesaffranchissements devront être extrêmement pondérés pour éviter toute contagion entre lamarque de l’esclavage et la liberté naturelle.320. Ibid., livre XI, 4, op. cit., p. 395.321. Ibid., livre XV, 18, op. cit., p. 505.322. Même libre, l’affranchi conserve une trace de sa nature servile. Sur ce point,Montesquieu réitère les affirmations racistes des colons. Il existe dans la négritude une tacheindélébile que rien ne peut effacer. L’affranchi ne recouvre pas le droit naturel qu’il avait

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Le législateur ne s’arrête pas au seul problème de l’ordre public, il se pré-occupe également de maintenir l’étanchéité des barrières raciales. L’exempledes Volsiniens qui s’octroyèrent « le droit de coucher les premiers avec lesfilles qui se mariaient à des ingénus323 » constitue le préambule aux quelquesréflexions pour introduire insensiblement la liberté. Montesquieu s’inquiètedes contaminations raciales, il entend interdire au nègre lascif la possibilitéde mélanger son sang aux héritiers du droit naturel324. Le racisme du législa-teur est comparable à celui des colons. Ceux-ci entendent préserver à jamaisleur humanité. D’ailleurs, ils poussent l’exigence de la distinction jusqu’àrefuser aux affranchis les qualificatifs de sieur et de dame325. Le mélange desdeux races par les noms propres causait un préjudice à l’honneur des famillesblanches. Montesquieu l’a très bien dit : « On ne peut procéder tout un coupet par une loi générale, à un nombre considérable d’affranchissements326. »Les nègres ne peuvent goûter du jour au lendemain les délices de la liberté.On ne s’improvise pas homme. Le philosophe insiste d’ailleurs sur la néces-sité des transitions temporelles. Tout doit se faire « insensiblement ».

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perdu, la loi l’a seulement élevé un peu au-dessus de l’esclave mais sa position demeure extrê-mement précaire. Il suffit de lire les propos d’Hilliard d’Auberteuil, avocat à Saint-Domingue, pour mesurer l’insistance avec laquelle la société coloniale entend préserverl’abîme entre deux classes existantes, celle des Blancs naturellement libres et celle des Noirsnaturellement esclaves: « Chez tous les peuples qui ont eu des esclaves, les fils ou petits-fils desaffranchis étaient réputés ingénus ; mais à Saint-Domingue, l’intérêt et la sûreté veulent quenous accablions la race des Noirs d’un si grand mépris, que quiconque en descend soit cou-vert d’une tache ineffaçable [...] » (cité par Antoine Gisler, op. cit., p. 96).323. De l’esprit des lois, livre XV, 18, op. cit., p. 506.324. Comme le souligne Gisler, la logique coloniale implique une humiliation permanente duNoir. Si le Code oppose l’homme libre et l’esclave, dans les faits une relation plus exacerbée semet en place : celle qui distingue le Blanc et le Noir. Il s’agit de maintenir dans une même caté-gorie, celle des gens de couleur, les affranchis et les esclaves. La couleur constitue une inférioritéfoncière qui laisse visible toute la distance qui sépare la classe des maîtres de celle des esclaves.Dans le mémoire du roi aux administrateurs de Guyane, du 9 septembre 1776, la question dela couleur est traitée avec une concision exemplaire, le Noir, y compris lorsqu’il est dilué dans lablancheur de la liberté naturelle, ne parvient jamais à effacer la trace de la servilité : « Les gensde couleur sont libres ou esclaves ; les libres sont des affranchis ou des descendants d’affranchis :à quelque distance qu’ils soient de leur origine, ils conservent toujours la tache de l’esclavage, etsont déclarés incapables de toutes fonctions publiques ; les gentilshommes mêmes qui descen-dent à quelque degré que ce soit d’une femme de couleur ne peuvent jouir des prérogatives dela noblesse. Cette loi est dure, mais sage et nécessaire : dans un pays où il y a quinze esclavescontre un Blanc, on ne saurait mettre trop de distance entre les deux espèces, on ne saurait impri-mer aux nègres trop de respect pour ceux auxquels ils sont asservis. Cette distinction, rigoureu-sement observée même après la liberté, est le principal lien de subordination de l’esclave, parl’opinion qui en résulte que sa couleur est vouée à la servitude, et que rien ne peut le rendre égalà son maître » (A.N. colonies f° 3-71, p. 210 ; cité par Antoine Gisler, op. cit., p. 100). 325. Arrêt du Conseil de la Guadeloupe du 5 juillet 1774.326. De l’esprit des lois, livre XV, 18, op. cit., p. 506.

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Aussi, après son introduction sur les sangs mêlés, Montesquieu pro-pose-t-il des solutions progressives à l’apprentissage de l’humanité. La pre-mière327 suggère aux lois de favoriser le pécule afin de permettre à l’esclaved’acheter sa liberté. Que la loi paraît bonne et pleine de raison au royaumedes marchands ! L’esclave pourra racheter par son travail son humanité. Àsupposer qu’une telle solution soit valide, il convient d’interpréter la pro-position du législateur. Celui-ci consent à ce que la liberté (toujours aumépris des premiers principes du droit naturel) puisse se décliner en termesd’objet. C’est l’esclave qui indemnise le maître pour l’avoir réduit en servi-tude… Le législateur ne s’arrête pas à cette seule disposition ; il confère àl’autorité coloniale le soin d’élire les ayants droit à la liberté : « Il est aiséd’affranchir toutes les années un certain nombre d’esclaves parmi ceux qui,par leur âge, leur santé, leur industrie, auront le moyen de vivre328. »

Émouvant plaidoyer. Il n’est jamais question d’un droit inaliénable del’humanité mais d’une hominisation relative au travail accompli. Laremarque est d’autant plus piquante que ce sont les mêmes qualités que lemaître exige de son esclave. Autrement dit, ce seront les esclaves les plusméritants qui seront récompensés pour avoir honoré le mieux la finalité del’esclavage. À cet égard, le législateur ne souffle mot de ces esclaves qui mar-ronnent et désertent d’emblée l’injustice des maîtres et l’inanité de leurcommandement. Pourtant, leur désertion plaidait en faveur d’une raisonuniverselle, capable de s’opposer aux aléas de l’histoire. Mais Montesquieune veut point de ces « esclaves »-là car ils n’ont pas souscrit aux valeurs dusystème colonial. Le nègre qui témoigne de l’hostilité à son maître conserveson statut d’ennemi naturel. La perfectibilité que le législateur exige duNoir est ailleurs que dans la revendication d’un droit naturel universel, ellese situe dans la discipline du travail.

Quant à la dernière solution que le philosophe nous présente commela plus radicale : « On peut même guérir le mal dans sa racine : comme leplus grand nombre d’esclaves est lié aux divers emplois qu’on leur donne ;transporter aux ingénus une partie de ces emplois, par exemple le commerceou la navigation, c’est diminuer le nombre d’esclaves329 », elle constitue unbeau sophisme. La suppression partielle des tâches serviles n’a jamais ruinél’esclavage. Le vrai problème est que le travail servile chasse toujours le tra-vail libre. En outre, Montesquieu nous abuse sur la nature du travail servile

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327. « Les lois peuvent favoriser le pécule, et mettre les esclaves en état d’acheter leurliberté » (ibid.).328. Ibid.329. Ibid.

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qui peut être transféré aux hommes libres : les nègres ne sont pas chargés ducommerce ou de la navigation mais de la production du sucre. Le législateurn’a donc nullement l’intention de supprimer le mal dans sa racine mais dele dissimuler, de le rendre présentable. Que les incrédules méditent les der-nières précisions du législateur : « Lorsqu’il y a beaucoup d’affranchis, il fautque les lois civiles fixent ce qu’ils doivent à leur patron, ou que le contratd’affranchissement fixe ces devoirs pour elles330. » La loi civile libère à sesheures mais elle ne manque pas de porter la trace de ses origines, la loi dumaître. Montesquieu n’épilogue pas, il survole. Il ne prend pas même le soinde spécifier la nature des devoirs des affranchis à l’égard de leurs maîtres.

Énigmatique, le discours du législateur ? Non, si l’on examine minu-tieusement les dispositions. Montesquieu glisse sans aucun remords desdevoirs fixés par la loi civile aux devoirs inclus dans les contrats d’affran-chissement. Le législateur ne semble pas se résoudre à considérer le nègrecomme un sujet de droit. C’est toujours la majesté de la loi qui consent àélever l’esclave au rang d’affranchi ou les modalités du contrat qui stipule,selon l’esprit de la loi blanche, que le maître devient patron et le travailleurnoir discipliné. La libéralité du philosophe ne dépasse pas la « modernité »du Code noir : « Commandons aux affranchis de porter un respect singu-lier à l’égard de leurs anciens maîtres, à leurs veuves et à leurs enfants ; ensorte que l’injure qu’ils leur auront faite soit punie plus grièvement que sielle était faite à une autre personne […]331. »

On vénère la mémoire chez les colons. L’affranchi doit conserver unsouvenir ému de son éducation. Sa liberté doit s’accompagner d’une recon-naissance éternelle pour « ses employeurs ». En leur manquant de respect,l’esclave nie en lui sa qualité d’homme. Et les colons seront toujours tatillonssur les questions de politesse332. La loi blanche ne souffrait aucune pitié pourl’insolence des nègres. En 1780, deux mulâtresses du Cap se permettent desparoles un peu vives à l’égard d’une femme de caporal, elles sont condam-nées à être attachées à un carcan placé à un poteau « planté à cet effet sur lemarché de la place de Clugny […] et à y rester depuis 7 heures du matinjusqu’à celle de 10 heures, avec écriteau devant elles portant ces mots : mulâ-tresse insolente envers femmes blanches333 ». La liberté se gagne mais avant

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330. Ibid.331. Article 58 cité par Louis Sala-Molins, op. cit., p. 198.332. Lucien Peytraud (op. cit., p. 434) souligne que la perte de la liberté était une menaceconstante qui pesait sur les affranchis et qu’elle rendait leurs conditions d’existence extrê-mement précaire. 333. Arrêt du Conseil du Cap, 9 juin 1780, Moreau de Saint-Méry, Lois et constitutions,t. VI, Paris, 1784, p. 30.

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tout elle se mérite, aussi le Code noir et les colons n’ont de cesse de rappe-ler que l’affranchi n’est qu’un sujet temporairement rapporté.

Avec Montesquieu, le changement n’est pas spectaculaire… Le prudentlégislateur ne s’attarde pas sur l’autonomie de ces nouveaux citoyens. Aucontraire, il prend soin immédiatement de limiter leur inscription dans l’es-pace public. S’ils sont devenus citoyens par le bon vouloir de la loi, ils nepeuvent pas prétendre à une quelconque charge dans les affaires de l’État :« On sent que leur condition doit être plus favorisée dans l’État civil quedans l’État politique, parce que dans le gouvernement même populaire, lapuissance ne doit pas tomber entre les mains du bas peuple334. » La maximepolitique du législateur est tout en nuances : il faut laisser l’impression auxaffranchis qu’ils sont tout et ne leur laisser rien. C’est d’ailleurs sans lamoindre ironie mais avec toute la prudence d’un colon que Montesquieucélèbre l’admirable législation romaine : « À Rome, où il y avait tant d’af-franchis, les lois politiques furent admirables à leur égard. On leur donnapeu et on ne les exclut presque de rien. Ils eurent bien quelque part à la légis-lation, mais ils n’influaient presque point dans les résolutions qu’on pouvaitprendre. Ils pouvaient avoir part aux charges et au sacerdoce même ; mais ceprivilège était, en quelque façon rendu vain par les désavantages qu’ilsavaient dans les élections. Ils avaient droit d’entrer dans la milice ; mais pourêtre soldat, il fallait un certain cens […]335. »

Ni les règlements à faire ni les propositions en faveur de l’affranchisse-ment ne brillent par leur modernité. Ils laissent paraître au contraire,comme nous nous sommes attachés à le montrer, les mêmes préoccupationsque le Code noir. Il s’agit de fournir un cadre juridique dans lequel l’esclavepuisse être traité comme une chose et surveillé comme un ennemi. Le restene relève que de la pitié la plus fade, celle des questions d’intendance où ilconvient de ne pas oublier la nourriture et le vêtement pour ne point cho-quer la bienséance. Miséricorde et pitié pour la force de travail, voilà lesseuls traits d’humanité dans ces derniers chapitres du livre XV.

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334. De l’esprit des lois, livre XV, 18, op. cit., p. 506.335. Ibid., p. 507.

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L’esprit du législateur :une méthode compromise

Il n’est pas question pour nous de remettre en cause les découvertes deMontesquieu en théorie politique. De l’esprit des lois présente une typologiedes formes de gouvernement qui permet une intelligibilité du fait social.Avoir distingué avec précision la nature du gouvernement — ce qui le fait êtretel — et son principe, son ressort psychologique, a modifié singulièrement laréflexion politique en la faisant passer d’une description statique, celle desformes de la souveraineté336, à une compréhension dynamique, celle de l’in-terpénétration de la forme du gouvernement et de l’organisation sociale.

La conséquence d’un tel renversement est la distinction opérée parMontesquieu entre les régimes modérés — que cette modération s’exercepar la vertu politique (celle du peuple dans la démocratie, celle des noblesdans l’aristocratie) ou par la stabilité des lois (monarchie) — et les régimesviolents : le despotisme et le bras toujours levé du prince337. Cette dualité

336. Comme l’a montré avec justesse Raymond Aron dans Les étapes de la pensée sociologique(Paris, Gallimard, 1967). Montesquieu tranche avec la tradition aristotélicienne en cessantde décrire les types de gouvernements à partir des détenteurs de l’autorité souveraine. Il seconduit, au contraire, en véritable sociologue en combinant l’analyse des régimes et lesformes d’organisation sociale. C’est ainsi qu’il va exposer le lien entre le volume du territoireet la forme du gouvernement : il est « de la nature d’une république qu’elle n’est qu’un petitterritoire ; sans cela elle ne peut guère subsister » (De l’esprit des lois, livre VIII, 16), alorsqu’un « État monarchique doit être d’une grandeur médiocre » (ibid., livre VIII, 17).Montesquieu rattache également la classification des régimes à l’analyse des sociétés en sefondant sur la notion du principe propre à chaque gouvernement. Chaque principe produitun mode d’être collectif : égalité, volonté de se distinguer ou peur de chacun.337. On peut lire comme Raymond Aron l’analyse du despotisme en adoptant un mode dia-lectique. La république requiert une égalité fondamentale, la monarchie une différence, ledespotisme une égalité absolue qui se résout dans la peur, sentiment infrasocial par excellence.

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des deux régimes permet à Montesquieu de faire se rejoindre deux typesd’investigations : celle du « sociologue » qui cherche à mettre au jour la loides institutions humaines (De l’esprit des lois) et celle du moraliste qui peutjuger de ce qu’un régime est et de ce qu’il devrait être pour se conformeraux prescriptions de la raison338.

Mais c’est précisément cette distinction de plans qui ne fonctionne pastoujours dans De l’esprit des lois. Montesquieu ne se contente pas d’exhiberdes types d’organisations sociales et les lois naturelles qui fixent primitive-ment l’orientation des rapports sociaux, il dégage aussi des causes généralesdu devenir humain. Or ces causes du devenir n’ont pas le même contenupour tous. Pour les Européens et singulièrement les Français, ce sont lescauses morales (histoire, institutions, etc.) qui prédominent, pour les sau-vages, ce sont les causes physiques (climat et nature du terrain) qui impri-ment leur empire. Dès lors, le thème de l’égalité naturelle339 entre leshommes disparaît derrière un discours qui non seulement affirme l’inéga-lité en matière de génie mais plus encore entérine le droit de conquérir etd’asservir. Montesquieu demeure ainsi dans le registre d’une diversité desespèces (nord/midi et autres…) qui limite toute lecture universaliste desprincipes du livre I.

Aussi les arguments déployés par Raymond Aron340 pour réduire lestensions entre Montesquieu « sociologue » et Montesquieu « moraliste »

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Il est regrettable qu’une telle lecture ne prenne pas en compte le problème soulevé par la théo-rie des climats. Elle aussi produit une « humanité » en marge de toute sociabilité, maisRaymond Aron ne s’y attarde pas, sauf pour abolir les contradictions entre les causes phy-siques et morales conformément aux lectures traditionnelles.338. Pour parler comme Raymond Aron, les lois-commandements de la raison humainesurplombent les volontés particulières de chaque législateur.339. Il est évident qu’aucune société ne peut accomplir parfaitement l’égalité naturellepuisque l’existence civile emporte avec elle le jeu des passions humaines et par conséquentl’inégalité. En revanche, le thème de l’égalité naturelle devrait constituer une idée régulatricepermettant de faire valoir la notion d’une humanité à respecter en dépit des violences éta-tiques. Si cette idée est effective pour le « parmi nous » (le despotisme étant insupportabletant il blesse les principes naturels de la sociabilité), elle est en revanche abandonnée pour lesnègres. Pour eux, le législateur propose les règlements à faire sans que la voix de la naturevienne troubler leur exécution.340. Voir son ouvrage précédemment cité. Pour lui, le déterminisme du climat est seule-ment un rapport d’influence, il ne rend jamais les institutions nécessaires : « Aussi ces textes[ceux sur l’explication de l’esclavage notamment par les causes climatiques ; voir livre XV, 8,p. 48] ne sont, me semble-t-il, compréhensibles qu’à la condition d’admettre que les expli-cations des institutions par le milieu géographique sont du type qu’un sociologue modernen’appellerait pas une relation de nécessité causale, mais une relation d’influence. Une cer-taine cause rend une institution plus probable qu’une autre. De plus le travail du législateurconsiste souvent à contrecarrer les influences directes des phénomènes naturels, à insérer

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nous semblent en partie erronés. Certes, il est incontestable queMontesquieu ne partage pas une stricte lecture déterministe du devenirhumain. Il suffit de reprendre le livre I pour s’en convaincre. Si les lois gou-vernent l’univers physique en sa totalité, le rapport des êtres aux lois changeen fonction de leur place dans l’ordre du tout : « Mais il s’en faut de beau-coup que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde phy-sique. Car, quoique celui-là ait aussi des lois, qui par leur nature, sont inva-riables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit lessiennes […]341. » Autrement dit, plus l’on progresse dans la complexité desêtres, plus le déterminisme strict se relâche. C’est ainsi que l’homme peutnon seulement transgresser les lois posées par la providence divine maisencore changer les lois positives que lui-même institue.

Néanmoins, cette distinction opérée entre un déterminisme strict(celui du monde matériel) et un déterminisme non nécessitant (celui dumonde humain) n’est valable qu’à la condition de pouvoir poser un genrehumain dont l’unité des membres ne saurait être brisée. Or, dans L’esprit deslois, la nécessité climatique non seulement divise, mais plus encore hiérar-chise l’histoire humaine. Les uns peuvent jouir de l’heureuse finalité clima-tique, celle qui met à la disposition des climats tempérés tempérance etindustrie, alors que les autres sont voués à la servitude politique. Quant à ladernière catégorie — celle des climats excessifs —, elle demeure exclue detoute perfectibilité à venir tant la turpitude de la sensibilité nécessite undressage et non une éducation.

Ainsi, se retrancher derrière les subtilités sémantiques du mot loi nechange rien à l’affaire. Qu’il existe des lois causales qui établissent des rap-ports entre les lois positives et les influences qui agissent sur elles(climat/terrain, etc.), des lois-commandements posées par la volonté deslégislateurs ou encore des lois-commandements universellement valables nesaurait nous faire oublier que, pour les esclaves noirs : 1) l’esclavage nechoque pas la raison car la raison naturelle nous enjoint de ne pas toutconfondre, humanité et bestialité ; 2) il n’est pas nécessaire pour ces êtres dedégager l’esprit de leurs institutions puisque leur inorganisation civile estdéjà justification de leur asservissement342.

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dans le tissu du déterminisme des lois humaines dont les effets s’opposent aux effets directs,spontanés des phénomènes naturels. »341. De l’esprit des lois, livre I, 1, op. cit., p. 233.342. Il convient de relire le livre XVII où Montesquieu insiste avec force sur la connexiondes causes physiques et des causes morales. Il oppose lâcheté des peuples des climats chaudset courage des peuples des climats froids. Cette détermination de l’esprit d’un peuple par lescauses physiques jouera de façon encore plus excessive pour les climats réputés brûlants.

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Il suffit d’ailleurs, pour mesurer toute l’influence du climat, d’étudierun exemple précis : celui de la nature du commerce. Montesquieu faitremarquer que cette dernière est fixée par les qualités du terrain ou du cli-mat : « Quoique le commerce soit sujet à grandes révolutions, il peut arri-ver que de certaines causes physiques, la qualité du terrain ou du climat,fixent pour jamais sa nature343. » Or, qu’est-ce que commercer pour unenation sinon polir ses mœurs en étant capable de créer une communautéexpurgée de la violence344 ? Les hommes apprennent à se pacifier à causemême de leurs dépendances, que celles-ci se révèlent à l’échelle de la sociétéou des États. Il y a donc une « ruse » de la nature favorisant la sociabilité.En accordant peu, la nature attend du genre humain qu’il tire de lui-mêmetoutes les perfections à venir, qu’elles soient d’ordre technique, multiplica-tion des moyens de production, ou d’ordre juridique, nécessité de produiredes règles pour codifier les échanges.

Pourtant, cette téléologie naturelle a des significations profondémentdifférentes selon les climats. Le climat ne se contente pas d’accélérer le pro-cessus qui est en germe dans l’espèce humaine, la perfectibilité, il en déter-mine la nature et l’étendue. Autrement dit, derrière le discours téléologique,Montesquieu laisse apparaître le plus cru des anthropocentrismes : « La plu-part des peuples des côtes de l’Afrique sont sauvages ou barbares. Je croisque cela vient beaucoup de ce que des pays presque inhabitables séparent depetits pays qui peuvent être habités. Ils sont sans industrie ; ils n’ont pointd’arts ; ils ont en abondance des métaux précieux qu’ils tiennent immédia-tement des mains de la nature. Tous les peuples policés sont donc en état denégocier avec eux avec avantage ; ils peuvent leur faire estimer beaucoup dechoses de nulle valeur, et en recevoir un très grand prix345. »

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C’est ainsi que l’Asie figurera le modèle de la servitude politique. Et Montesquieu d’englo-ber dans ses analyses — comme par évidence — le climat de l’Afrique : « L’Afrique est dansun climat pareil à celui du midi de l’Asie, et elle est dans une même servitude » (p. 530). Ilfaut apprécier la rigueur des conséquences : là où les causes physiques introduisent de l’in-détermination, il est possible de passer du domaine de la nécessité des causes physiques à l’in-fluence des causes morales, en revanche, là où la nécessité physique parle seule, l’histoirehumaine n’est plus à « raconter ».343. De l’esprit des lois, livre XXI, 1, op. cit., p. 601.344. « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocientensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre à inté-rêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels » (Ibid., livre XX, 2,p. 585).345. Ibid., p. 602. Au premier abord, il semble possible de dire que Montesquieu rechercheune explication « scientifique » pour mettre en valeur la plus ou moins grande vitesse du déve-loppement des arts en invoquant comme facteur explicatif la nature du terrain ou du climat.Mais la nature de la conclusion autorise à penser différemment. Insister sur la stupidité de

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La valeur de la conclusion ne choque pas l’esprit du législateur. C’estdire combien les bons législateurs auront la plus grande peine à s’opposeraux vices du climat346. À moins que ce soit le climat lui-même qui rende latâche du législateur plus facile. La barbarie des peuples d’Afrique nemarque pas une perfectibilité possible, elle contient la limite géographiqueoù le génie s’épuise. Si la nature se supprime comme nature dans l’huma-nité blanche, elle pèse de toute sa nécessité pour les sauvages. Il existe doncun cercle industrieux et à l’extérieur de ce cercle — en termes de territo-rialité — se trouve la barbarie définie par l’absence de culture, d’histoire,de droit. Cette image d’une « souveraineté territoriale » qui laisse épanouirsa grandeur par opposition à une bestialité nègre témoigne de la penséeraciste la plus crue. Montesquieu ne pense pas l’altérité en termes de diffé-rences d’histoire mais en termes d’écart ou d’image inversée. Or c’est pré-cisément ce modèle qui pose problème, non seulement par rapport auxdéclarations liminaires du livre I, la raison gouverne tout ce qu’il y a d’in-telligences sur terre347, mais plus encore quant à la méthode du « socio-logue » : « Je n’ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de lanature des choses348. »

On pourrait cependant nous faire remarquer que le préjugé « territo-rial » de Montesquieu doit être saisi dans son contexte et que le XVIIIe sièclequi affirme avec force les concepts de droit naturel et de droit de l’humanité

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l’Africain, c’est sortir de l’explication « sociologique » pour lui substituer une lecture idéolo-gique. Si l’Africain est stupide et que l’Européen peut faire négoce avec avantage, c’est dansla mesure où le climat n’est pas une cause influente parmi les autres mais une cause déter-minante.346. Même s’ils y parvenaient, ils ne sauraient être produits sous de tels cieux car l’empiredu climat s’impose comme cause déterminante. Il ne reste plus alors qu’une seule solution :que le bon législateur soit un Français entreprenant. Cette position renvoie à la parole deMontesquieu dans les règlements à faire... Il s’agit de transformer la servitude en soumissionconsentie selon la belle parole du livre XV, 16 : « L’humanité que l’on aura pour les esclavespourra prévenir dans l’État modéré les dangers que l’on pourrait craindre de leur trop grandnombre. » Montesquieu quitte la critique de la prétendue évangélisation des Noirs pour unregistre encore plus subtil : celui de la pitié qui exclut désormais la chose de toute humanité. 347. Si la raison gouvernait tout ce qu’il y a d’intelligences sur terre, il faudrait renoncer às’instituer comme seul foyer possible d’une telle raison. En effet, si la raison éclaire, c’est seu-lement dans la mesure où sa source n’est pas la propriété de peuples ou d’individus.Montesquieu pose donc l’exigence d’universalité mais c’est pour mieux ensuite la dissoudredans les méandres du climat. À ce titre, il devient impossible de souscrire à cette affirmationpourtant si forte (comment ne pas y déceler les prémices des droits de l’homme ?) du livre I :« Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possible. Dire qu’il n’y arien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est direqu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux. »348. De l’esprit des lois, préface, op. cit., p. 229.

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n’est point à l’abri de son propre anthropocentrisme. L’« autre », en l’occur-rence le sauvage, demeurerait au mieux du côté de l’innocence (Indiens del’Amérique) et au pire du côté de la malédiction théologique : celle de lanoirceur des descendants de Canaan. Si une telle objection est recevable —les vérités universelles nécessitant souvent un long accouchement —, il n’endemeure pas moins qu’elle est incomplète.

Si la découverte prend du temps, le temps ne change rien à la naturede la vérité découverte. Le supposer, ce serait s’inscrire en contradictionmême avec le projet des Lumières puisqu’il s’agit de trouver en la raisonmême la lumière du vrai, et ce en éliminant les scories de l’histoire : préju-gés, argument d’autorité… Et surtout, ce serait oublier — histoire des idéespour histoire des idées — qu’au XVIe siècle, la théologie hispanique parvientà penser la découverte de l’Amérique en d’autres termes que ceux de « l’in-nocence du bon sauvage » ou de l’infrapolitique. Il nous semble donc inté-ressant sur ce point de comparer les méthodes non seulement pour relativi-ser le discours triomphant sur les Lumières mais aussi pour mieux cerner lespréjugés de Montesquieu.

Dans un premier temps, il nous semble important de souligner lerenversement de perspective : Las Casas parvient, par exemple, à dégagerla notion des droits de l’homme de son contexte territorial tandis queVitoria fonde le concept d’une communauté politique à laquelle lesIndiens appartiennent349. Las Casas, grâce au concept théologique des« droits de l’homme », dans la mesure où être homme, c’est être apte àrecevoir la foi chrétienne, affirme l’existence de droits antérieurs à toutestructure étatique. Autrement dit, c’est parce qu’ils ont droit au salut queles Indiens doivent bénéficier de la protection de la loi350. Las Casasentend ainsi faire dire le droit non de ceux qui par leur autorité politiquesont protégés mais de ceux qui par leur extraterritorialité sont voués à laservitude. Comme le souligne fort bien Michel Senellart, cette inflexiondu discours est en même temps mutation profonde de la définition dupolitique. Il ne s’agit plus de penser l’action politique dans l’espace clos dela cité mais, en s’appuyant sur l’expérience directe de la souffrance —« Laterre ne peut plus souffrir d’être si copieusement arrosée du sang deshommes » —, d’énoncer les droits du sauvage. Procéder ainsi, c’est en finir

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349. Cette analyse des concepts théologiques doit beaucoup à l’étude stimulante de MichelSenellart, « L’effet américain dans la pensée politique européenne du XVIe siècle », dansPenser la rencontre de deux mondes, Paris, PUF, 1993, p. 65-98.350. Marcel Bataillon et André Saint-Lu, Las Casas et la défense des Indiens, Paris, Julliard,1971.

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avec la figure du barbare, celui qui peut subir toutes les servitudes puisquene possédant aucun droit351.

Avec ce changement conceptuel, c’est la notion de barbare qui se trouvemodifiée. Le barbare n’est plus celui qui est rejeté hors de la communauté poli-tique mais celui qui, par la cruauté de ses actions, se retranche de la commu-nauté humaine. Voilà pourquoi peuvent être accusés de barbarie criminelleceux qui, sous un visage humain, laissent respirer une cruauté de bête, ceuxqui viennent violer l’humanité en avançant un prétendu droit de conquête.Las Casas, en exhibant la qualité juridique des victimes, parvient à étouffer leprivilège des conquérants352 : « Toute l’inhumanité de la barbarie est ainsidéplacée des vaincus aux vainqueurs, les dépossédant par là de leurs titres dedomination et les soumettant à l’obligation juridique de la réparation353. »

Il semblerait que Montesquieu, lui aussi, prévienne l’arrogance desconquérants en rappelant que les États n’ont le droit de faire la guerre quepour leur propre conservation : « La vie des États est comme celle deshommes. Ceux-ci ont le droit de tuer dans le cas de défense naturelle ; ceux-là ont droit de faire la guerre pour leur propre conservation. Dans le cas dela défense naturelle, j’ai droit de tuer, parce que ma vie est à moi, comme lavie de celui qui m’attaque est à lui : de même un État fait la guerre, parceque sa conservation est juste comme toute autre conservation354. » Il

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351. Michel Senellart rappelle avec justesse l’étymologie d’exterminer. Exterminare en latinveut dire chasser, bannir : « Ainsi Cicéron écrit-il qu’il faut exterminare, bannir de la com-munauté humaine, la race maudite des tyrans : “Cette sauvagerie et cette monstruosité debête sous figure humaine doit être retranchée de l’humanité commune qui forme un corps”(De officis, III, 32). Figure inverse de l’animalité tyrannique, le barbare, sauvage et mons-trueux sous un visage humain, se trouve de fait séparé, retranché du corps de l’humanitécommune — exterminé. Énoncer ses droits, c’est le constituer en sujet humain et l’arracherà l’extermination » (op. cit., p. 76).352. Las Casas insiste par exemple sur la nullité juridique de l’« encomienda » : « Cettefaçon de donner les Indiens aux Espagnols n’a jamais été revêtue de l’autorité royale et lepremier qui eut l’idée de répartir ainsi numériquement les indigènes entre les Espagnolscomme si ce fût des bestiaux, et qui, se faisant, dépeupla et ruina toute l’Île Espagnole, nefut jamais habilité à cette répartition, et outrepassa l’objet et les limites de son mandat, sibien que l’encomienda, juridiquement a toujours été nulle et non avenue [...] » (dansOctavio Remedio, cité par Bataillon et Saint-Lu, op. cit., p. 186). Même si Las Casas ne recon-naît pas une pleine souveraineté politique aux Indiens puisqu’il s’agit de les rattacher à l’au-torité de la couronne, il n’en demeure pas moins qu’il condamne comme arbitraire le pré-tendu droit de conquérir. Incorporer à l’autorité de la couronne ne veut pas dire asservir ouécrire des « règlements à faire » entre le maître et l’esclave.353. Michel Senellart, op. cit., p. 77.354. De l’esprit des lois, livre X, 2, op. cit., p. 377. Il est à remarquer que Montesquieu vadéduire de la défense naturelle l’esprit du droit de conquête sans s’interroger sur la légitimitéd’un tel droit. La conquête est un fait établi. Nous sommes loin du discours de Las Casas qui

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convient donc de distinguer la défense naturelle, celle par laquelle un Étatprévient sa destruction, de l’esprit de conquête qui a pour seule origine lagloire du prince.

Pourtant, cette critique de l’excès de gloire (à laquelle nous pourrionsrattacher le Code noir) demeure extrêmement limitée dans la mesure où lechapitre suivant (chapitre 3) relie naturellement le droit de conquête audroit de guerre comme si l’une était la conséquence nécessaire de l’autre :« Du droit de la guerre dérive celui de conquête, qui en est la conséquence ;il en doit donc suivre l’esprit355. » Contre toute attente, le fait devient droitet Montesquieu joue l’artifice de la déduction pour dissimuler l’incohérencedu raisonnement. Il se contente d’énumérer les lois déduites du droit deguerre pour faire oublier qu’il ne s’agit plus d’une défense naturelle mais aucontraire d’une offense. Ces lois se ramènent toutes à l’énoncé du principede la conservation des espèces : « La conquête est une acquisition ; l’espritd’acquisition porte avec lui l’esprit de conservation et d’usage, et non pascelui de destruction356. »

Le législateur tire ainsi de la conquête la conduite la plus adaptée pourhonorer notre rationalité. C’est en ce sens qu’il va insister sur la loi deconservation des espèces qui, pour les intelligences capables d’en recueillirla lumière, devient : « Faire à autrui ce que nous voudrions qu’on nous fît. »Il convient cependant de bien comprendre la portée d’une telle loi. Celle-cin’interdit pas le droit de conquête (puisqu’il est d’emblée accepté commedroit) mais en limite l’application. Pour l’humanité blanche, il devientimpossible de rendre effectif un tel droit puisque chacun des membres peutaccéder à la vérité du principe de l’équité. Au contraire, les nègres dont lanécessité climatique étouffe la raison au profit de la paresse naturelle peu-vent sans aucun problème être réduits à la servitude. Montesquieu ménagecette possibilité en adoptant une argumentation toute en demi-teinte :« L’objet de la conquête est la conservation : la servitude n’est jamais l’objetde la conquête ; mais il peut arriver qu’elle soit un moyen nécessaire pouraller à la conservation357. »

Seul le climat peut infléchir la nature des principes car c’est lui quirègle leur contenu et leur champ d’application. Si l’équité vaut pour les êtres

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interroge directement la légitimité d’un tel droit. Même si Montesquieu plaisante sur lesmobiles impurs de la conversion théologique, il n’en demeure pas moins que ce sont les théo-logiens hispaniques qui analyseront le mieux les errances du pouvoir temporel.355. Ibid., livre X, 3, p. 378.356. Ibid.357. Ibid.

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raisonnables capables d’honorer par leur conduite les sages dispositions dela nature, l’esclavage convient parfaitement aux nègres que la brutalitéexclut du domaine de l’autonomie politique. La question centrale chezMontesquieu n’est pas tant celle de la légitimité du droit (qu’est-ce qu’éta-blir un droit ?) que celle du « sujet » qui établit le droit. De la même façonque la monarchie par le roi et ses nobles garantit la légitimité de l’État, la« rationalité blanche » assure la légitimité du droit d’asservir. Si tel n’étaitpas le cas, Montesquieu ne ferait pas l’éloge de l’admirable administrationde nos Antilles358, pas plus qu’il n’aurait rédigé les règlements à faire. Encoreune fois, la théorie des climats rompt l’équité naturelle en territorialisant ledroit.

Cette position théorique est très exactement aux antipodes de celle deLas Casas. En effet, selon Las Casas, le thème temporel de la colonisationdoit être subordonné aux fins théologiques de l’évangélisation359. Cettesubordination du politique au théologique est d’importance car si les mis-sionnaires espagnols sont bien les dépositaires des fins de la providence —étendre la foi chrétienne dans le monde et enseigner la participation au salutéternel —, il n’en demeure pas moins qu’une fois éclairés, les Indiens nesont plus d’une autre nature que les Espagnols : « De même que la terreinculte ne donne pas des fruits, mais des chardons et des épines, mais qu’ellepossède en elle des vertus pour que si on la cultive, elle produise des fruitsdomestiques, utiles et convenables ; de la même façon et manière tous leshommes du monde, aussi barbares et brutaux soient-ils, comme par néces-sité, s’ils sont hommes, parviennent à l’usage de la raison et ont capacitépour les choses qui relèvent de l’instruction et de la doctrine ; de là suitnécessairement qu’il ne peut exister dans le monde de gens, pour barbareset inhumains qu’ils soient, ni se trouver de nation qui, enseignée et endoc-trinée selon la manière requise par la condition naturelle des hommes,encore plus avec la doctrine de la foi, ne donne des fruits raisonnablesd’hommes très féconds360. »

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358. Ibid., livre XXI, 21, p. 644 : « Nos colonies des îles Antilles sont admirables ; elles ontdes objets de commerce que nous n’avons ni ne pouvons avoir […]. »359. Il s’agit de limiter les prétentions du droit de conquête dans la mesure où la force neconstitue pas un titre légitime de possession. Comme le souligne André Saint-Lu (dans Actesdu colloque du cinquième centenaire, Toulouse, 25-28 octobre 1984, Paris, Tallandier, 1987,p. 63-73), si la colonisation est posée conjointement avec l’évangélisation, c’est dans lamesure où les fins de la seconde permettent de réaliser les desseins de la providence. À cetitre, les Espagnols ont à assumer leur rôle messianique pour éclairer les autres peuples deleur participation au salut.360. Prologue de l’Histoire des Indes, cité dans : Actes du colloque du cinquième centenaire,op. cit., p. 18.

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Derrière les lumières dispensées par l’enseignement théologique se pro-file l’idée d’un genre humain dont la rationalité est déposée en chacun desmembres constituants. S’il existe des « terres en friche », celles-ci ne sont pasdéfinitivement incultes. L’enseignement théologique doit seulementréveiller des virtualités. Là encore, la différence avec Montesquieu est detaille. Celui-ci ne parvient pas à penser l’acculturation du Noir dans lamesure où ce dernier est maintenu dans une brutalité infrarationnelle. Cettestupidité du Noir se conçoit aisément par le poids des causes climatiquesdont il est à jamais prisonnier. Alors qu’une acculturation s’explique entermes de devenir historique, une condamnation à la bestialité requiert, elle,une impossible ouverture à la lumière. Et même si chez Las Casas le rayon-nement de la lumière est inséparable du rôle historique qu’ont à assumer lesEspagnols, il n’en demeure pas moins que l’unité et la perfection du genrehumain ne peuvent s’incarner définitivement dans le monde temporel parun peuple puisque avant toute chose l’humanité est un corps mystique.

Cette antériorité du mystique sur le temporel, en même temps qu’elleprévient l’usage de la violence, modifie le contenu de l’autorité politique.C’est uniquement lorsque les Indiens auront accepté librement la foi chré-tienne que les bulles papales du 3 et 4 mai 1493, qui accordent au roid’Espagne le domaine des Indes occidentales, pourront devenir effectives.Autrement dit, la légitimité du droit ne peut reposer sur celle du fait accom-pli mais requiert le libre consentement : « Aucun État, aucun Roi, aucunEmpereur ne peut aliéner des territoires ni changer son régime politique sansle consentement exprès de ses habitants361. » Tant que les rois n’ont pasobtenu l’accord des différents peuples des territoires de l’Inde, ils ont untitre, la possibilité d’exercer une souveraineté, mais pas encore pleinement undroit. C’est pourquoi Las Casas souhaite l’envoi de « vrais colons » — despaysans capables de vivre avec les Indiens de la culture des terres — pour quepuisse s’opérer une intégration véritable où nul ne vienne s’accorder le droitd’être le maître. Ainsi, même si Las Casas n’abandonne pas le projet d’unecolonisation, du moins l’envisage-t-il sur le modèle d’une participation à unecommunauté politique, celle de la couronne espagnole, et non sur celui des« règlements à faire » qui, dans l’esprit du législateur, sont incompatibles avecla perspective d’une citoyenneté dans la mesure où ils présupposent la natu-ralité de l’esclavage362. Cette insistance de l’autonomie politique des Indiens

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361. De regia potestate, cité dans Actes du colloque du cinquième centenaire, op. cit., p. 13.362. Et même si Montesquieu envisage la question des affranchis, il prend une précautionoratoire qui ne figure pas dans le chapitre précédent des « règlements à faire » : « Je ne sau-rais guère dire quels sont les règlements qu’une bonne république doit faire là dessus ; cela

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va trouver sa pleine expression dans l’œuvre de Vitoria. Il ne s’agit plus d’in-corporer dans le domaine juridique ceux qui en étaient retranchés et traitéscomme barbares, il s’agit d’affirmer leur existence politique.

Les Européens n’ont pas seulement détruit des peuples sans histoire,des sauvages, ils ont détruit des États qui appartenaient à une communautépolitique. En utilisant l’horizon théologique : « Est-il licite de baptiser lesenfants des infidèles contre la volonté de leurs parents363 ? », Vitoria pose unproblème politique : de quel droit les Espagnols ont-ils assis leur domina-tion ? En même temps qu’il interroge l’État sur ses titres de conquête,Vitoria se propose, à la faveur du « détour » théologique, de débouter lesjuristes de leur compétence pour établir la possession des hommes ou desterres. À cet effet, il expose méthodiquement dans l’introduction de laLeçon les raisons d’une nécessaire subordination du pouvoir temporel au« pouvoir » théologique. Cette subordination n’est pas de nature technique,au sens où il s’agirait d’effacer la compétence et l’autorité du pouvoir poli-tique — « La première raison est que ni les rois d’Espagne, ni ceux qui pré-sident leurs conseils, ne sont tenus d’examiner et de traiter à nouveaudepuis le point de départ les droits et les titres, sur lesquels il a déjà été déli-béré et à propos desquels une décision a été prise. […] S’il fallait revoirdepuis le début les titres de leur domination, rien ne pourrait être considérécomme examiné364 » —, mais de nature morale.

Lorsque l’autorité politique ne parvient pas à résoudre clairement unequestion — ce qui est le cas pour le « droit » des Indiens car les spoliations,les meurtres, les violences sont bien des preuves que la question n’a pas étérésolue —, il est nécessaire qu’elle s’en remette à une instance plus haute,celle de la théologie. Refuser cette hiérarchie de compétence reviendraitpour Vitoria à s’inscrire contre la pensée et la recherche du vrai au nom d’unsimple sentiment privé et aveugle : « Par conséquent, il ne suffit pas, pourassurer la tranquillité de la vie et des consciences, de juger qu’on agit bien ;

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dépend trop des circonstances. Voici quelques réflexions. » Les conseils tranchent avec l’im-pératif des dispositions précédentes où le magistrat est d’emblée convoqué pour surveiller lanourriture de l’esclave, ses vêtements, etc. Il y a donc une différence qui manifeste un doubletraitement de l’esclavage. L’esclavage pour les Noirs n’est pas un accident historique mais unenécessité naturelle. Dès lors le droit de les rendre esclaves est d’emblée justifié. En revanche,la possibilité d’affranchir requiert-elle le mode optatif, l’horizon lointain de l’histoire.L’affranchissement est une affaire si délicate qu’elle ne peut être traitée que de façon chirur-gicale, avec le soin constant d’ailleurs d’en limiter la portée car la liberté retrouvée dégénèresouvent en insolence.363. Franscisco de Vitoria, Leçon sur les Indiens, extraits présentés par Ramon HernandezMartin, Paris, Éditions du Cerf, 1997.364. Ibid., p. 52.

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dans les choses douteuses, il faut encore que notre jugement soit corroborépar celui de ceux qui ont compétence en ces affaires. Il ne suffit pas que lescommerçants s’abstiennent de rien faire qu’ils estiment illicite, si par ailleursils font des contrats illicites contre l’avis des experts365. » La question dudroit des Indiens nécessite donc le recours non à l’autorité de l’État ou à laparole des jurisconsultes qui ne peuvent faire entendre que le fait, mais auxdocteurs de la foi qui peuvent juger la loi humaine par la loi divine366.

Vitoria établit l’indépendance des Indiens avant la conquête espagnoleen s’opposant aux arguments d’un esclavage par nature367. Les Indiens ne

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365. Ibid., p. 55. Ce que Vitoria établit pour les commerçants vaut pour le pouvoir tem-porel. Une action accomplie seulement avec la certitude subjective de bien agir n’est pasencore une action juste. Le jugement réclame ici de mesurer l’institution humaine à la loidivine. Il ne suffit pas que le pouvoir temporel fasse la guerre aux Indiens pour que celle-cisoit juste et que le droit de conquérir se pare des titres de la légitimité. Et même si Vitoriane renonce pas à penser les titres légitimes d’une conquête, ceux-ci n’auront pas leur originedans le fait du pouvoir mais dans le droit naturel lui-même. Le fait ne peut donc pas êtreélevé au rang de droit sous peine de se conduire de façon totalement irrationnelle.366. Comme le souligne remarquablement Michel Senellart (op. cit., p. 84-85), la reprisedu politique par le théologique ne réinscrit pas la souveraineté dans l’espace d’une juridic-tion ecclésiastique dans la mesure où le pape est débouté de toute prétention au gouverne-ment temporel. Cette reprise est inséparable d’un questionnement éthique : il s’agit deconvoquer l’histoire au tribunal du droit en refusant les prérogatives de la puissance souve-raine de l’État ou des jurisconsultes.367. Du moins propose-t-il une solution autre que l’esclavage, celle d’une sujétion civile. LesIndiens ne sont certes pas déments mais leur raison les maintient encore dans l’enfance. Ilpourrait donc se faire que les princes pourvoient à leur éducation : « Cela pourrait certaine-ment se fonder sur le précepte de la charité, car ils sont nos prochains et nous sommes tenusde veiller à leur bien. Comme je l’ai dit plus haut, j’avance cela sans le donner pour certain, ettoujours avec cette restriction que cela soit fait pour leur bien et pas seulement au bénéficedes Espagnols » (op. cit., p. 62). Même si l’analyse de Vitoria ménage la perspective d’un colo-nialisme « légitime », il n’en demeure pas moins que le passage de l’esclavage à la sujétioncivile est important. Dans le premier cas, les esclaves par nature ne peuvent pas s’inscrire dansla perspective d’un espace public. Ils sont d’emblée considérés sous le rapport de la conquêteet de la guerre. Le thème de la sujétion civile interroge, lui, les titres de légitimité : les Indiensne peuvent pas être privés dans n’importe quelles circonstances de leur dominium. Ils ne leseront que si leurs lois vont à l’encontre du droit naturel, c’est-à-dire de la libre circulation etdu libre commerce, et ce en vertu de l’« uni-totalité » du monde. Les Indiens ne peuvent doncêtre réduits en servitude que s’ils bafouent ce droit naturel et utilisent la violence à l’égard desEspagnols. Et encore faut-il que ces derniers aient utilisé tous les autres moyens pacifiquesavant d’intervenir : « Si, après avoir essayé tous les moyens, les Espagnols ne peuvent obtenirla sécurité et la paix avec les Indiens qu’en occupant les villes et en les soumettant, ils peu-vent le faire légitimement » (ibid., p. 90). Le thème de la sujétion civile laisse donc ouverte— même avec ses ambiguïtés — l’inscription des Indiens dans la sphère du politique. Vitoriane dit pas expressément que les Indiens doivent être « éduqués » dans l’usage de leur raison,ce problème reste ouvert à la discussion : « Un autre titre pourrait sinon être soutenu aveccertitude, du moins ouvert à la discussion. Il paraît légitime à certains. Je n’ose rien affirmer,

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sauraient rentrer dans cette catégorie dans la mesure où ils étaient en « pos-session paisible de leurs biens, tant publics que privés368 ». Vitoria avancecomme preuve de leur « pouvoir » leur ressemblance avec Dieu : « Faisonsl’homme à notre image et à notre ressemblance, pour qu’il domine sur lespoissons de la mer, les oiseaux du ciel369. » L’homme étant fait à l’image deDieu, il tire de cette ressemblance un pouvoir sur ses membres et la terrequ’il occupe. Dès lors les objections du péché mortel ou de l’état dedémence ne peuvent constituer une réfutation de ce dominium. Pour ce quiest du premier argument, Vitoria fait remarquer que les princes hérétiquesdisposent de la jouissance de leurs biens comme c’est le cas de Pharaon dansla Genèse, à qui Joseph restitue la terre d’Égypte, ou des princes sarrasins370.Les Indiens ne sont pas davantage privés de raison pour état de démence.La preuve en est qu’ils ont des institutions : ils ont des villes, mènent unevie conjugale, ont des magistrats : « Car en vérité ils ne sont pas fous, maisjouissent de la raison, d’une manière qui leur est propre. Cela est évident,car ils respectent un ordre des choses, ils ont des villes, mènent une vieconjugale, ont des magistrats, des chefs, des lois, des artisans, des marchés.Tout cela suppose l’usage de la raison371. ».

Vitoria complète la réflexion sur le dominium des Indiens en exhibantles titres illégitimes de la conquête. Il conteste ainsi la lecture traditionnelledu droit de conquête qui se prévaut du pouvoir du prince ou de l’autoritédu pape. Nul ne saurait revendiquer un droit de propriété sur le monde. Ladécouverte d’un monde habité ne donne pas encore le droit de l’acquérir.Vitoria imagine à cet effet, comme le souligne Michel Senellart, un renver-sement de perspective des plus intéressants en imaginant les Européensdécouverts par les Indiens. Si ceux-ci nous avaient découverts les premiers,ils n’auraient pas davantage d’autorité sur nous que nous n’en avons sur eux.

Ce décentrement de perspective permet à Vitoria de forger un nouveauconcept du droit des gens, fondé non pas sur l’autorité du prince ou du

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mais non plus le condamner totalement. C’est le suivant : ces Indiens, bien qu’ils ne soientpas fous, comme on l’a dit plus haut, n’en sont pourtant pas loin, de sorte qu’ils ne sontcapables ni de constituer ni d’administrer un État légitime et ordonné en termes humains etcivils » (ibid., p. 101). 368. Ibid., p. 59.369. Genèse, I, 26, cité p. 61.370. Francisco de Vitoria, op. cit., p. 64-65.371 Ibid., p. 73. Il est à noter que le dominium, en inscrivant les Indiens dans la pleine pos-session de leurs terres et de leurs biens, empêche qu’ils soient considérés comme des créa-tures irrationnelles dont on peut user sans commettre d’injustice. Si nous ne commettonspas de vol en nous emparant de la prairie où broute le cerf, nous en commettons un en nousarrogeant des terres que nous ne possédons point.

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pape mais sur la commune appartenance au monde : « 1) L’empereur n’estpas le maître du monde. 2) Quand bien même il serait le maître du monde,l’empereur ne pourrait pas occuper les provinces des barbares, instituer denouveaux maîtres, déposer les anciens et imposer de nouveaux tributs. 3)S’agissant du pouvoir temporel, le pape n’est pas maître du monde. 4) Lepape a un pouvoir temporel ordonné aux choses spirituelles372. ».

De cette unité foncière du monde avant la dispersion de l’humanitédécoule un certain nombre de droits naturels communs à toute l’humanité.Le premier de ces droits est la libre circulation des hommes. Il est propre-ment inhumain de priver les hommes de cette communication naturelle. Ledroit de commercer figure, lui, au rang de deuxième titre du droit naturel.Aucune loi positive ne peut l’abroger. Relève également du droit naturel lapossibilité d’exploiter à son profit une ressource collective dans la mesure oùprimitivement elle n’appartient à personne, tels les poissons dans la rivièreou l’or enfoui sous la terre. Enfin, le jus soli relève lui aussi du droit natu-rel ; nul ne peut empêcher un homme d’acquérir la nationalité du sol où ilest né.

À l’énoncé de ces droits fondés en nature découlent, pour les Espagnolset les Indiens, des devoirs et des obligations. Aux premiers il est interdit despolier les Indiens tandis que les seconds doivent respecter un « laisser-faire » économique. Encore une fois, même si le droit des gens ouvre lestitres d’une colonisation « légitime », il n’en demeure pas moins que le faitcolonial n’efface pas l’apriorité du droit. La conquête ne justifie par elle-même aucun droit de conquérir. D’ailleurs, si la guerre demeure possible,elle ne peut être menée qu’à titre défensif, une fois toutes les médiationspacifiques épuisées. C’est cette lecture-là que Montesquieu ne parvient pasà réaliser. L’humanité ne saurait être définie, pour lui, sous le rapport d’ungenre commun.

La preuve en est fournie par l’analyse du concept de droit des gens.Montesquieu ne le rattache pas immédiatement à la commune apparte-nance au monde373. Il suffit de lire la définition du livre I, 3 : « Le droit desgens est naturellement fondé sur ce principe : que les diverses nations doi-vent se faire, dans la paix, le plus de bien, et, dans la guerre, le moins de mal

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372. Ibid., p. 75.373. Il est d’ailleurs intéressant de relever le style de Montesquieu lorsqu’il définit le droitdes gens : « Considérés comme habitants d’une si grande planète, qu’il est nécessaire qu’il yait différents peuples, ils ont des lois dans le rapport que ces peuples ont entre eux ; et c’estle droit des gens » (De l’esprit des lois, livre XV, 10, op. cit., p. 236). Il met l’accent sur ladiversité des peuples sans que celle-ci ne soit précédée par un droit primitif. Le monde estl’objet d’une diversité territoriale dont le sort dépend du principe climatique.

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qu’il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts. L’objet de la guerre,c’est la victoire ; celui de la victoire, la conquête ; celui de la conquête, laconservation. De ce principe et du précédent doivent dériver toutes les lois quiforment le droit des gens374. » Le style de la définition est ambigu : l’adverbesouligne que le fondement du droit des gens s’ancre pour une part dans leslois de la nature puisque primitivement l’homme n’est pas méchant etcherche la compagnie de son semblable comme le manifeste l’inclinationd’un sexe pour l’autre375 ; mais en même temps, si les lois naturelles consti-tuent l’essence du droit des gens, il n’en demeure pas moins queMontesquieu pose comme évidence — évidence contestée par Vitoria —l’inscription d’un « droit » de conquête dans le principe même du droit desgens. Montesquieu encode dans les lois naturelles une finalité coloniale. S’ilconteste que la guerre caractérise le mode d’être primitif de l’humanité, ilne renonce pas à penser le fait de la guerre et par conséquent de la conquêteen termes de « droit ». C’est d’ailleurs selon cette équation d’une force quifait droit que Montesquieu peut souligner la légitimité de l’entreprise colo-niale : « La plupart des peuples des côtes de l’Afrique sont sauvages ou bar-bares. Je crois que cela vient beaucoup de ce que les pays presque inhabi-tables séparent de petits pays qui peuvent être habités. Ils sont sansindustrie ; ils n’ont point d’arts ; ils ont en abondance des métaux précieuxqu’ils tiennent immédiatement des mains de la nature376. Tous les peuplespolicés sont donc en état de négocier avec eux avec avantage ; ils peuventleur faire estimer beaucoup de choses de nulle valeur, et en recevoir un trèsgrand prix. »

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374. Ibid., p. 237.375. Ibid., I, 2, p. 236 : « J’ai dit que la crainte porterait les hommes à se fuir : mais lesmarques d’une crainte réciproque les engageraient bientôt à s’approcher. D’ailleurs ils yseraient portés par le plaisir qu’un animal sent à l’approche d’un animal de son espèce. Deplus, ce charme que les deux sexes s’inspirent par leur différence, augmenterait ce plaisir ; etla prière naturelle qu’ils se font toujours l’un à l’autre, serait une troisième loi. » Le penchantnaturel d’un sexe pour l’autre constitue la « face » visible d’une universalité posée sur fondde différences individuelles. Le langage de la nature est simple : les différences individuellesne font pas obstacle à la reconnaissance de l’altérité. Ce qui vaut pour la sexualité doit valoirpour les sociétés humaines. Pourtant, c’est cette extension qui demeure problématique.376. La différence avec le langage de Vitoria est nette : il n’est pas question de reconnaîtreà l’Africain une participation à la raison. En outre, et selon l’habitude de Montesquieu, lesexplications géographiques se mêlent directement aux conclusions du sociologue. Lemanque d’industrie est autant la conséquence de l’inhospitalité des terrains que de la stupi-dité « naturelle » manifestée par le Noir. Il n’est pas question d’interroger la pratique ducolon... N’était-ce pourtant pas l’occasion de juger le fait à la lumière du droit de façon plusclaire que n’importe quel morceau d’ironie ?

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Les Africains ne semblent pas ressortir de l’universalité du genrehumain, universalité qui, selon l’évidence des lois naturelles, devrait nousempêcher de traiter notre semblable comme une chose sans territoire. Si lanature parle, c’est donc moins en termes d’obligation que de possibilité. Lastupidité naturelle de l’Africain le retranche une fois de plus de la communeappartenance à l’humanité. Elle l’enfonce définitivement dans la nécessitédu monde physique, avec les plantes et les pierres. Pour qu’il participât del’humanité, il eût fallu que la lumière naturelle lui fît resplendir la vérité despremières lois. Or, pour lui, c’est le climat qui règle sa bestialité et le main-tient hors droit naturel377. Du nègre avec qui l’on peut commercer avec pro-fit jusqu’à la chose devenue objet de commerce, il n’y a jamais d’entorsefaite aux lois naturelles car c’est la finalité naturelle qui a réglé d’elle-mêmel’extension du concept d’humanité.

La différence avec Vitoria est donc essentielle. S’il reconnaît lui aussi lecommerce comme un droit naturel, il n’en demeure pas moins que le poli-tique ne se dissout pas dans les valeurs de l’échange. Vitoria refuse — mêmeau nom des ressources naturelles qui peuvent être mises en valeur par le tra-vail des Espagnols — la réduction de l’Indien à la chose. Même si lesIndiens ne sont jamais loin de la condition des enfants, leur stupidité n’au-torise pas leur esclavage dans la mesure où elle n’est pas antinomique avecune perfectibilité politique378. Ils demeurent donc susceptibles d’acquérirune autonomie car, entre eux et les Espagnols, il n’y a qu’une différence dedegrés. Avec Montesquieu, au contraire, la question des Africains et desesclaves prend une tout autre tournure. Dans la mesure où c’est le climatqui exerce sa puissance sur les sauvages, ceux-ci ne peuvent s’inscrire dansune visibilité politique. D’ailleurs, au langage de la perfectibilité succèdecelui du dressage et des règlements à faire. Les esclaves nègres sont des enne-mis naturels de la société et il convient seulement de les contenir. Nousavons d’ailleurs montré comment les règlements à faire se chargeaient d’unetelle question en réitérant les dispositions du Code noir.

Montesquieu ne peut donc, en vertu même des causes physiques quiconstituent le principe régulateur des zones d’humanité, dépasser le langagede la pitié. Celui-ci convient parfaitement pour des êtres dont l’existence

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377. Il suffit de relire nos analyses consacrées à la sexualité bestiale du nègre. Pour ceux quiparticipent de l’humanité, la sexualité est douce inclination vers le semblable, pour le nègre,elle est violence débridée de l’instinct.378. La sujétion civile des Indiens a pour horizon leur éducation possible pas les règlementsà faire. Même si cette perspective soutient un ethnocentrisme évident, Vitoria maintient l’ac-culturation et non la stupidité.

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oscille entre bestialité et humanité. Ainsi, célébrer Montesquieu « mora-liste » en atténuant les contradictions de la théorie des climats, c’est oublierqu’en d’autres temps la théologie hispanique parvint à poser la question del’altérité d’une tout autre manière. Faire jaillir les ombres du discours nerevient pas à diminuer la portée de l’œuvre mais à en interroger le sens etles limites sans verser dans une célébration qui à son tour maintient le gesteethnocentrique.

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Deuxième partie

Rousseau : des aléas de la perfectibilité au modèle de Clarens

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Le thème de la perfectibilité :rupture ou continuité ?

Rousseau annonce une rupture par rapport à l’univers de L’esprit des lois.Celle-ci s’inscrit dans le projet méthodologique de l’étude de l’histoirehumaine. Montesquieu, en effet, cherche à dégager les structures des socié-tés à partir de l’investigation des faits. Or ces faits sont déjà signifiants puis-qu’ils articulent les desseins de la providence climatique. Autrement dit, lesociologue repère à travers la diversité des sociétés humaines la distributionde cette finalité et peut ainsi classer les différentes formes d’organisationpolitique. Chacune de ces formes exprime un degré de perfection en rap-port avec le modèle de la visibilité politique incarné par la monarchie tem-pérée. Dans ce régime, les lois naturelles qui portent à la conservation desoi, à la paix, à la recherche du semblable, au désir de vivre en société trou-vent leur pleine expression. C’est en ce sens que les lois de l’état de naturesont par avance la transcription d’une organisation sociale même siMontesquieu s’en défend379.

Il suffit de noter combien la recherche du semblable joue déjà un rôlenormatif. La sexualité tisse par avance une relation sociale puisqu’elle trans-cende la conservation immédiate. En s’assemblant sexuellement, leshommes en l’état de nature créent le semblable. Il faut souligner cette genèsedu semblable car le Noir, dont le désir sexuel est d’emblée déréglé380, ne peut

379. De l’esprit des lois, livre I, 2, op. cit., p. 235. « Hobbes demande : “Pourquoi, si leshommes ne sont pas naturellement en état de guerre, ils vont toujours armés ? et pourquoiils ont des clefs pour fermer leurs maisons ?” Mais on ne sent pas que l’on attribue auxhommes, avant l’établissement des sociétés, ce qui ne peut leur arriver qu’après cet établisse-ment, qui leur fait trouver des motifs pour s’attaquer et pour se défendre. »380. Montesquieu l’a suffisamment répété tout au long des livres XV et XVI : il est des cha-leurs excessives qui énervent le corps et font perdre jusqu’au sentiment de la pudeur naturelle.

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nullement participer de cet ordre social. En l’état de nature se profile doncdéjà la différence du normal et du monstrueux.

Avec Rousseau, l’étude de l’histoire humaine change de principe. Ils’agit non de s’intéresser à l’humanité constituée mais d’en raconter l’ori-gine. Plus qu’un changement, il s’agit d’une inversion. Alors queMontesquieu déployait son entreprise à partir de la chaîne de l’histoire,Rousseau entend, lui, saisir l’unité principielle du genre humain. Cemoment de l’origine ne saurait donc participer en rien de l’histoire dessociétés mais coïncide avec un tableau en retrait de toute temporalité :« Semblable à la statue de Glaucus, que le temps, la mer et les orages avaienttellement défigurée qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une bêteféroce, l’âme humaine, altérée au sein de la société par mille causes sanscesse renaissantes, par l’acquisition d’une multitude de connaissances etd’erreurs, par les changements arrivés à la constitution des corps, et par lechoc continuel des passions, a pour ainsi dire changé d’apparence au pointd’être presque méconnaissable […]381. »

Cette inflexion dans la méthode, en même temps qu’elle dessinel’abandon d’un ethnocentrisme évident, signe aussi, pour reprendre lestermes mêmes de Claude Lévi-Strauss, les débuts d’une véritable scienceanthropologique382. La peinture de l’homme originel se défait de la ten-dance de l’analogie, celle qui procède du même au même pour identifier levisage de l’humanité. Il ne s’agit pas de prendre pour origine le « regardblanc » qui va de soi mais de remonter avant la culture dans un état oùl’« humanité » ne s’énonce pas en termes de différences historiques mais entermes de recherche d’essence. Rousseau est d’ailleurs parfaitementconscient de l’originalité du procédé, lui qui formule d’emblée la nécessitéd’écarter tous les faits : « Commençons donc par écarter tous les faits, carils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches danslesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seu-lement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus

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381. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi leshommes, Paris, Bordas, 1989, p. 17.382. « L’étude de ces sauvages apporte autre chose que la révélation d’un état de nature uto-pique, ou la découverte de la société parfaite au cœur des forêts ; elle nous aide à bâtir unmodèle théorique de la société humaine, qui ne répond à aucune réalité observable, mais àl’aide duquel nous parviendrons à démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans lanature actuelle de l’homme et à bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-êtrepoint existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir desnotions justes pour bien juger de notre état présent ». Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955,p. 453.

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propres à éclaircir la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine,et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formationdu monde383. »

Rousseau, à travers la rupture méthodique, celle qui lui permet d’écar-ter tous les faits, revendique pour la constitution d’une science de l’hommece que la méthode cartésienne avait déjà obtenu pour la science de la nature,à savoir la possibilité de travailler librement avec des hypothèses. Procéderselon la règle du « mundus est fabula », c’est se donner les moyens de recher-cher la constitution primitive de l’humanité sans faire signifier par avanceles faits. C’est également refuser d’encoder dans l’état de nature un quel-conque modèle social. En ce sens, le concept d’état de nature joue un rôle« critique » : il s’agit d’un modèle épistémologique à partir duquel il va êtrepossible de penser la « dénaturation » sociale.

Voilà pourquoi la peinture de l’homme originel constitue une entre-prise extrêmement forte puisqu’elle arrache le regard du penseur à sa proprefaçon de voir.

Rousseau insiste tout d’abord, dans sa peinture, sur l’absence de toutesociabilité. L’homme en l’état de nature ne connaît ni la grégarité du trou-peau — comme c’est le cas pour l’animal — ni l’attirance pour le sem-blable. Son horizon n’est pas le collectif, ce qui ferait déjà peser sur sondevenir une nécessité, celle de l’instinct ou de la sociabilité, mais le pur sen-timent d’exister : « En dépouillant cet être ainsi constitué de tous les donssurnaturels qu’il a pu recevoir, et de toutes les facultés artificielles qu’il n’apu acquérir que par de longs progrès ; en le considérant, en un mot, tel qu’ila dû sortir des mains de la nature, je vois un animal moins fort que les uns,moins agile que les autres, mais, à tout prendre, organisé le plus avantageu-sement de tous : je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au pre-mier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni sonrepas ; et voilà ses besoins satisfaits384. »

Autrement dit, son existence émerge à peine de la nature, son présentn’est pas encore entamé par la mémoire ou le projet. Son existence est celle de

[ Le thème de la perfectibilité : rupture ou continuité ? ] 135

383. Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 24.384. Ibid., p. 26. La solitude n’est pas le signe d’une fuite du semblable, elle coïncide avecla jouissance immédiate. L’homme naturel ne connaît ni le masque ni la dissimulation, satransparence est consubstantielle à la clôture du besoin. Cette solitude primitive constituepar avance un avertissement à toute entreprise coloniale : « Depuis trois ou quatre cents ansque les habitants de l’Europe inondent les autres parties du monde, et publient sans cesse denouveaux recueils de voyages et de relations, je suis persuadé que nous ne connaissonsd’hommes que les seuls Européens […] » (ibid., voir notes p. 99).

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l’instant, instant d’un désir sans violence, sans manque, puisque exempt detoute temporalité. Il s’agit seulement pour lui de se conserver, d’étancher lasoif ou la faim et de satisfaire ses besoins sexuels385. L’état naturel est ainsi unétat de pur « repli », un état d’innocence à la mesure de ce présent qui se clôtsur lui-même sans manque ni dépendance. Même si cette bonté est davantageabsence de mal plutôt que volonté de faire le bien, il n’en demeure pas moinsqu’un tel présent demeure étranger au chaos et à la frénésie des arts et des tech-niques, au tourbillon du travail — dont l’agriculture est la première marque— qui porte avec lui la prévoyance, le langage, les idées générales, la propriété,la dépendance : « Que dirons-nous de l’agriculture, art qui demande tant detravail et de prévoyance, qui tient à tant d’autres arts, qui très évidemmentn’est praticable que dans une société au moins commencée, et qui ne nous sertpas tant à tirer de la terre des aliments qu’elle fournirait bien sans cela, qu’à laforcer aux préférences qui sont le plus de notre goût386 ? »

En cet état naturel, l’homme sauvage ne connaît que deux tendances : laconservation de soi et la pitié. La première s’explique par l’accomplissementdes besoins qui permet au sauvage de célébrer une unité immédiate avec lui-même, unité sans troubles ni extériorité. La seconde paraît plus difficile àcomprendre car la pitié exige, semble-t-il, comparaison, langage, affectionssociales. Mais Rousseau insiste sur le caractère prérationnel de cette pitié.Celle-ci est au plus profond résonance de notre sensibilité dans la conscience,possibilité immédiate de se sentir en l’autre. La pitié constitue ainsi une iden-tification primitive à tout ce qui est sensible. Cette sortie hors de soi signel’antériorité de l’imagination sur la raison. Cette dernière produit certes desrègles admirables puisqu’elle est capable de leur donner une forme univer-selle : « Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse », mais cette universalitéest plus formelle que réelle. Sa perfection consiste davantage dans son énoncéque dans son effectivité. Au contraire, la maxime de la bonté naturelle nepose pas une universalité abstraite. Si le raisonnement pense l’altérité dans ledouble ou l’effet de miroir — il faut d’abord avoir reconnu l’autre commeson semblable pour l’identifier à soi et par conséquent le respecter —, l’ima-gination, elle, nous transporte immédiatement en l’autre387. Le pouvoir de

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385. La procréation n’est pas volonté en l’état de nature car celle-ci requiert une intuitiontemporelle qui fait défaut. Encore une fois, nous pouvons mesurer la distance avecMontesquieu qui inscrit au cœur du désir la reconnaissance du semblable.386. ibid., op. cit., p. 35. 387. « Il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant danschaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle detoute espèce. C’est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyonssouffrir ; c’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de lois, de mœurs et de vertu, avec cet

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sentir est capable de contenir en lui-même l’universalité car le sentir est avanttoute chose une affectivité, un recevoir. La maxime de la bonté naturelle n’estdonc pas une représentation dont j’aurais à acquérir le sens et à comprendrele caractère contraignant. La maxime de la bonté naturelle est langage de lanature avant toute parole humaine. Et si la nature « parle » avant nous dansl’immédiateté du sentiment, cette antériorité de la douce voix (contrairementà la voix de la raison qui repose sur l’éducation) nous dévoile des valeurs quenous n’avons pas le droit d’étouffer.

En effet, si la pitié est un pur mouvement de la nature, il en ressortimmédiatement que nous n’avons jamais le droit de faire souffrir l’autresous prétexte de le conformer à nos mœurs, à nos usages. Encore une fois,la peinture de l’homme en l’état de nature dévoile l’unité foncière du genrehumain (conservation de soi, pitié, perfectibilité) en même temps qu’ellerappelle l’Europe à ses devoirs. Découvrir l’autre ne revient jamais à le tirerdu néant ou des ténèbres. La description de l’état de nature crée donc lesconditions de la mise à jour d’une pure différence : celle qui nous rappellece que nous avons été et ce que nous n’aurions jamais dû cesser d’être. Ence sens, cette peinture, en ravivant notre lointaine origine, fait surgir uneobligation — celle de ne jamais déclarer sienne l’existence d’autrui —qu’aucun modèle social ne saurait travestir.

Rousseau, en peignant l’homme « sorti des mains de la nature », ne secontente pas de mettre au jour l’oubli par l’Europe des droits originels de l’hu-manité, il propose également un regard neuf qui interroge la confiance d’unesociété en sa propre rationalité. En effet, en opposant la perspective de l’ori-gine à celle du mouvement de l’histoire, il parvient à inquiéter la croyance del’Europe en un temps linéaire où la « blanchitude » incarne à elle seule le sensdu progrès. Rousseau refuse de tenir les sciences et les techniques comme despreuves irréfutables dont l’écart signerait la dégénérescence et l’infériorité388.

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avantage que nul n’est censé désobéir à sa douce voix ; c’est elle qui détournera tout sauvagerobuste d’enlever à un faible enfant ou à un vieillard infirme sa subsistance acquise avecpeine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c’est elle qui, au lieu de cettemaxime sublime de justice raisonnée, Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse, inspire à tousles autres hommes cette autre maxime de bonté naturelle, bien moins parfaite, mais plusutile que la précédente : Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible. C’est, enun mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu’il faut cher-cher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépen-damment des maximes de l’éducation » (ibid., p. 45).388. À ce titre, l’imprévoyance du Caraïbe qui vend le matin son lit de coton et vient pleu-rer le soir pour le racheter témoigne d’une proximité avec l’état de nature. Le sentiment desa seule existence, la jouissance du pur présent l’empêchent de se projeter dans l’avenir. Il ne

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Autrement dit, avec lui, c’est tout le statut de la raison humaine qui se trouveradicalement changé. Celle-ci ne peut plus être pensée dans le miroir dessociétés existantes. Si la raison n’est pas étrangère à l’humanité, elle n’en estpas pour autant la condition de possibilité. Rousseau brise ainsi le schématéléologique d’un progrès jailli d’une « raison primitive » et assumé par la seuleEurope. Voilà pourquoi il exige que la connaissance de l’homme ne soit paslaissée à des marins, des marchands, des soldats ou même des missionnaires389

mais qu’elle soit le fait de « véritables observateurs » capables de démêler l’ori-ginel de l’artificiel et de proposer de véritables hypothèses pour saisir dans unmodèle le surgissement de l’humanité390. Il appartient à la science véritable del’homme non de saisir des différences externes entre les peuples, différencesqui s’expriment toujours par rapport à la norme de son regard, mais de repé-rer dans la constitution interne les ruptures entre l’humanité et l’animalité.Cela explique, par exemple, l’attitude circonspecte de Rousseau à l’égard des« orangs-outangs ». Il n’y a pas eu, selon lui, suffisamment d’observationspour les ranger assurément du côté de l’animalité ou de l’humanité. Les argu-ments communément avancés391 — ils n’ont pas de langage, ils ne maîtrisentpas le feu, etc. — ne suffisent pas à trancher.

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s’agit donc pas d’imbécillité mais d’un rapport tout autre à la temporalité. Le sauvage neconnaît pas les affres d’une conscience traversée par le souci de l’avenir. Voir Jean-JacquesRousseau, op. cit., p. 35.389. « Depuis trois ou quatre cents ans que les habitants de l’Europe inondent les autresparties du monde, et publient sans cesse de nouveaux recueils de voyages et de relations, jesuis persuadé que nous ne connaissons d’hommes que les seuls Européens ; encore paraît-il,aux préjugés qui ne sont pas éteints, même parmi les gens de lettres, que chacun ne faitguère, sous le nom pompeux d’étude de l’homme, que celle des hommes de son pays. Lesparticuliers ont beau aller et venir, il semble que la philosophie ne voyage point ; aussi cellede chaque peuple est-elle peu propre pour une autre. La cause de ceci est manifeste, au moinspour les contrées éloignées : il n’y a que quatre sortes d’hommes qui fassent des voyages delongs cours, les marins, les marchands, les soldats et les missionnaires » (ibid., voir notesp. 99).390. « Toutes ces observations sur les variétés que mille causes peuvent produire et ont pro-duit, en effet, dans l’espèce humaine, me font douter si divers animaux semblables auxhommes, pris par les voyageurs pour des bêtes, sans beaucoup d’examen, ou à cause dequelques différences qu’ils remarquaient dans la conformation extérieure, ou seulementparce que ces animaux ne parlaient pas, ne seraient point en effet de véritables hommes sau-vages, dont la race, dispersée anciennement dans les bois n’avait eu l’occasion de développeraucune de ses facultés virtuelles, n’avait acquis aucun degré de perfection, et se trouvait dansl’état primitif de nature » (ibid., voir notes p. 95).391. Ces arguments reposent davantage sur des signes extérieurs de la raison plutôt qu’ils nefont surgir des différences « intérieures ».

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En effet, le langage conventionnel et plus singulièrement l’écriture,même s’ils définissent à coup sûr l’état social, n’épuisent pas pour autant ladéfinition de l’humanité. Plus exactement, l’homme en l’état de nature n’apas parlé tout de suite392, ses cris et ses gestes sont longtemps demeurés imi-tatifs. Il n’a pas eu un besoin immédiat du langage car les relations d’assis-tance et de besoin ne sont nées qu’avec les premières sociétés. Si l’hommenaturel ne parle pas, c’est dans la mesure où il écoute parler en lui une autrevoix, celle de la nature. Ce silence de l’origine permet à Rousseau d’exhiberdes ruptures plus « anciennes » que celle de la parole. En effet, si la voixnaturelle parle en l’homme, ce qui caractérise l’humanité, c’est précisément,comme le souligne Starobinski, la possibilité de l’écouter : « L’homme sedéfinit d’abord non parce qu’il parle, mais parce qu’il écoute. Pour lui, lavoix de la nature est une information qui ne s’inscrit pas directement dansla forme du comportement393. » À ce titre, la pitié ou l’amour de soi sont lestendances prérationnelles à travers lesquelles la nature parle en même tempsqu’elle laisse entrevoir l’écart distinctif entre l’homme et la bête. Alors quedans l’animal l’instinct est une mécanique qui informe le comportement, lanature s’exprime en l’homme comme un « langage interne394 » antérieur àtoute parole. Voilà ce qui permet alors d’éclairer le comportement de cer-tains « sauvages » : s’ils fuient les lumières de notre civilisation, cela n’estpoint la marque d’une imbécillité incurable mais le pressentiment que noscommodités de vie apportent avec elles le malheur : « C’est une chose extrê-mement remarquable que, depuis tant d’années que les Européens se tour-mentent pour amener les sauvages de diverses contrées à leur manière devivre, ils n’aient pas pu encore en gagner un seul, non pas même à la faveurdu christianisme ; car nos missionnaires en font quelquefois des chrétiens,jamais des hommes civilisés. Rien ne peut surmonter l’invincible répu-gnance qu’ils ont à prendre nos mœurs et vivre à notre manière395. »

Rousseau ne se contente pas d’interroger la pertinence de la conversion,il récuse explicitement la volonté impérialiste de l’Europe en lui opposantl’acte de la fuite du sauvage comme manifestation plus authentique de l’hu-manité que tous les acquis de la raison. Encore une fois, la peinture del’homme de l’origine a pour fonction de contraster avec une histoire déjàécrite. En saisissant dans la pure immanence de l’état de nature la différence

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392. Refuser la langue conventionnelle et l’écriture comme marques assurées de la raison,c’est par avance refuser la hiérarchie entre les modèles de sociétés.393. Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard,1971, p. 359.394. Ibid.395. Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 108.

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de l’homme et de la bête, Rousseau évite tout ethnocentrisme. Il s’agitd’éclairer les faits de l’intérieur et de proposer dès lors une tout autre lignede fracture entre l’animalité et l’humanité. Alors que l’animal demeure rivéà l’instinct, l’espèce ne faisant que répéter sa propre identité, l’humanité,elle, surgit dans l’écart avec cette rigidité mécanique : « Je ne vois dans toutanimal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour seremonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout cequi tend à la détruire ou la déranger. J’aperçois précisément les mêmeschoses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature fait toutdans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes enqualité d’agent libre. L’une choisit ou rejette par instinct, et l’autre par unacte de liberté […]396. » Ce qui définit proprement l’homme, c’est sa qualitéd’agent libre et non d’être raisonnable. Cette qualité d’agent libre,Rousseaului donne un nom, il s’agit de la perfectibilité. Elle désigne une faculté vir-tuelle — elle est la façon dont la nature laisse un écart dans la machinehumaine — qui s’actualise par le concours des circonstances397. La faculté dese perfectionner annonce ainsi la façon dont la nature donne à l’homme lepouvoir de surmonter la nature. La perfectibilité ouvre alors le devenirhumain sans lui tracer par avance un horizon. Elle ne concerne donc pasquelques hommes mais s’inscrit comme différence qualitative de l’humanité.Elle prévient ainsi toute tentative de catégoriser l’humanité par la blancheurde la peau ou le développement des sciences et des techniques. L’Europen’est pas le noyau d’expression de cette faculté. Procéder ainsi c’est s’exposerà confondre progrès et faculté de se perfectionner, c’est prendre une succes-sion de faits — l’accumulation des savoirs — pour preuves d’une supério-rité ; c’est n’avoir pas saisi que la perfectibilité ouvre le devenir sans l’orien-ter et qu’à ce titre, aucune histoire humaine ne peut se targuer d’en être ladépositaire. D’ailleurs, Rousseau ne manque pas non plus de faire apparaîtreles conséquences fâcheuses de cette faculté398. Si l’homme sort de l’état denature en actualisant cette faculté qui sommeille en lui, cette actualisation le

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396. Ibid., p. 32.397. « [...] c’est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l’aide des circonstances, déve-loppe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que l’individu,au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce,au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans » (ibid., p. 33).398. Ces conséquences fâcheuses s’adressent cette fois-ci au modèle européen. Elles fontapparaître que l’éloignement de l’origine ne correspond pas au bonheur revendiqué maiss’accompagne d’un réel état de malheur : les techniques aliènent plus qu’elles ne soulagent,la propriété est entre les mains de quelques puissants, le langage finit par n’être qu’un ins-trument de domination et ne procède plus des doux accents de la nature.

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projette aussi dans la voie du malheur. Plus l’histoire brise la communautéd’origine — l’universelle voix de la nature —, plus les sociétés individuali-sent l’homme et finissent par produire un déchirement, chacun regardantl’autre comme un étranger puis comme un ennemi399. Si le crime du premierfondateur de la société civile est d’avoir utilisé le langage pour persuader sessemblables d’une chose qui n’existait pas, la propriété privée de la terre, à cecrime répond la parole des Européens qui entendent civiliser les sauvages ouse les approprier.

Rousseau, en pensant ainsi l’unité du genre humain, semble s’être pré-muni des classifications hâtives qui associent le sauvage à l’animalité. Enexhibant le point de rupture entre l’humanité et l’animalité à travers lafaculté de se perfectionner, Rousseau abandonne l’œil de l’observateur par-tial, celui des missionnaires et des marchands, pour lui substituer celui duphilosophe capable de saisir l’universel. Le thème de la perfectibilité jouedonc un double rôle dans l’œuvre de Rousseau. Il constitue d’abord unconcept explicatif dans la mesure où il permet de rendre compte d’un écartinterne entre l’animalité et l’humanité, mais il remplit aussi un rôle cri-tique. La perfectibilité ne signe pas seulement l’écart entre la nature et l’hu-manité mais également l’écart au sein même de l’humanité. Autrement dit,la perfectibilité fait jaillir la tension entre la nature primitive — l’état depure nature — et la nature dénaturée. Il devient ainsi possible de suivre, àtravers les méandres de cette faculté, l’histoire de notre propre imbécillité.De nouveau les perspectives changent, ce n’est plus l’histoire qui juge del’origine mais l’inverse. Or, « notre » histoire se confond avec celle d’unchangement radical de constitution. Et, comme le souligne avec bonheurPhilolenko, ce changement de constitution a un sens médical profond, ilsignifie tout autant l’anomalie que l’anormalité400. Notre histoire est celled’une dénaturation manquée qui s’accompagne d’une défiguration tra-gique : nous avons perdu les premiers accents de la nature, amour de soi etpitié, pour les remplacer par l’amour-propre et la morgue. Notre histoireest donc moins à placer sous les auspices des lumières que du mal. Éclairerles déboires de cette perfectibilité c’est, pour Rousseau, faire un portrait

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399. « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva desgens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, deguerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humaincelui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vousd’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que laterre n’est à personne !” » (Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 52).400. Alexis Philolenko, Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, t. 1, Le traité du mal,Paris, Vrin, 1984, p. 161.

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physique, psychologique et moral de l’homme sauvage afin de discuter lapertinence de nos valeurs.

D’un point de vue physique, l’homme sauvage ne saurait être considérécomme misérable, il est au contraire sain et vigoureux401. La débilité de laconstitution physique n’est pas le fait du sauvage mais de l’homme civilisé.Cette absence de faiblesse en dit long d’ailleurs sur la prétendue vigueur del’homme civilisé car celle-ci s’épanouit dans la guerre, la conquête, la domi-nation. Or le phénomène de la guerre correspond, pour Rousseau, à ladépravation. En effet, en l’état de nature, la guerre ne saurait exister dans lamesure où il n’y a rien proprement à convoiter. Les fruits de la nature sontencore à tous et la jouissance solitaire clôt l’énergie du désir. Tout au plus ya-t-il des luttes, mais ces luttes ne peuvent être confondues avec la guerre. Ladifférence n’est pas simplement d’ordre sémantique, elle se lit dans le rapportau mal. La lutte surgit dans un contexte bien précis à l’occasion de la satis-faction du besoin de nourriture : « L’homme sauvage, quand il a dîné, est enpaix avec toute la nature, et l’ami de tous ses semblables. S’agit-il quelque-fois de disputer son repas, il n’en vient jamais aux coups sans avoir aupara-vant comparé la difficulté de vaincre avec celle de trouver ailleurs sa subsis-tance ; et, comme l’orgueil ne se mêle pas du combat, il se termine parquelques coups de poing ; le vainqueur mange, le vaincu va chercher fortune,et tout est pacifié402. » Si la lutte ne dure pas, c’est précisément qu’elle est enrapport avec la satisfaction immédiate du besoin. Dans la mesure où celui-ciest enfermé dans le présent de la jouissance, la lutte ne peut pas s’installerdans la durée. Elle se termine par le coup de poing sans lendemain. Laguerre, elle, implique le calcul, la ruse, la volonté de dominer. Elle enveloppedonc une temporalité absente de l’état de nature, il s’agit de faire mal, c’est-à-dire de réunir les conditions pour faire triompher sa supériorité. En ce sensfaire le mal implique l’état social. Il faut que l’homme soit malade, c’est-à-dire qu’il vive de façon perverse l’amour de soi, pour qu’il cherche à conqué-rir l’autre, à s’emparer de ses biens ou de ses terres403.

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401. « Le corps de l’homme sauvage étant le seul instrument qu’il connaisse, il l’emploie àdivers usages, dont par le défaut d’exercice, les nôtres sont incapables ; et c’est notre indus-trie qui nous ôte la force et l’agilité que la nécessité l’oblige d’acquérir » (Jean-JacquesRousseau, op. cit., p. 27). Le sauvage, en se portant tout entier avec soi, éprouve en lui-mêmela vigueur de sa constitution et n’a donc point besoin de se faire valoir en subjuguant lesautres.402. Ibid., note IX, p. 89.403. « Ceci bien entendu, je dis que, dans notre état primitif, dans le véritable état denature, l’amour-propre n’existe pas ; car chaque homme en particulier se regardant lui-mêmecomme le seul spectateur qui l’observe, comme le seul être dans l’univers qui prenne intérêtà lui, comme le seul juge de son propre mérite, il n’est pas possible qu’un sentiment qui

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De cette première peinture « physique » de l’homme sauvage, nouspouvons remarquer la singularité psychique et morale de cet homme pri-mitif. D’un point de vue psychique, l’homme sauvage est robuste. Il n’estpas encore dépravé par la réflexion. Il vit dans un sommeil tranquille, jouis-sant parfaitement du pur sentiment d’exister dans la mesure où il se sentsommeiller : « Son âme que rien n’agite, se livre au seul sentiment de sonexistence actuelle sans aucune idée de l’avenir, quelque prochain qu’ilpuisse être ; et ses projets, bornés comme ses vues, s’étendent à peine jus-qu’à la fin de la journée404. » Sa solitude est ainsi la marque d’une constitu-tion saine, non abîmée par l’agitation de la vie sociale. D’un point de vuemoral, si l’homme sauvage ne saurait faire le bien dans la mesure où il vitdans un état insulaire, cette insularité le met néanmoins à l’abri de la per-versité. Son innocence n’est certes pas pleinement positive — choix de nepas commettre le mal — mais à tout le moins le préserve-t-elle de laméchanceté. Si sa bonté est une absence d’intention de faire le mal, il n’endemeure pas moins que cet état d’innocence est la meilleure image du bon-heur. L’homme dans le pur sentiment d’exister éprouve une tranquillité querien ne peut venir troubler, pas même l’angoisse de la mort. En effet, celle-ci requiert un horizon temporel qui lui fait absolument défaut : « […] lesseuls biens qu’il connaisse dans l’univers sont la nourriture, une femelle etle repos ; les seuls maux qu’il craigne sont la douleur et la faim. Je dis ladouleur et non la mort ; car jamais l’animal ne saura ce que c’est que mou-rir ; et la connaissance de la mort et de ses terreurs est une des premièresacquisitions que l’homme ait faites en s’éloignant de la condition ani-male405. » Ce contraste de la tranquillité première et de la violence calculée

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prend sa source dans des comparaisons qu’il n’est pas à portée de faire puisse germer dansson âme : par la même raison, cet homme ne saurait avoir ni haine, ni désir de vengeance,passions qui ne peuvent naître que de l’opinion de quelque offense reçue ; et comme c’est lemépris ou l’intention de nuire, et non le mal, qui constitue l’offense, des hommes qui nesavent s’apprécier ni se comparer peuvent se faire beaucoup de violences mutuelles, quand illeur revient quelque avantage, sans s’offenser réciproquement » (ibid., note XV, p. 108).Rousseau distingue donc explicitement avoir mal et faire mal. Si la lutte peut coïncider avecla violence, elle ne se confond pas néanmoins avec l’intention de faire le mal, intention quiest inséparable des passions engendrées par l’ordre social. Pour faire le mal, il faut avoir quittéle sentiment de soi au profit de l’image de soi et de l’orgueil. Cette intention implique doncun rapport à l’extériorité absent de l’état de nature.404. Ibid., première partie, p. 34. L’homme en l’état de nature demeure dans une réelleinnocence : il ne connaît ni l’imagination ni les lumières de l’entendement. Il ne fait que sesentir dans un instant qui semble réfracter l’autosuffisance de Dieu lui-même.405. Ibid.

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bouleverse singulièrement le schéma traditionnel qui accorde à notre his-toire génie et tempérance.

Rousseau rejoint en un certain sens les positions de Las Casas et deVitoria : le barbare n’est pas le sauvage défini par son « extraterritorialité »mais, au contraire, celui que son comportement met au ban de l’humanité.Le barbare est ainsi une bête monstrueuse sous des traits humains, celui enqui la voix de la nature s’est altérée. Cette peinture de l’homme originel per-met donc d’en découdre avec une présentation bestiale du « sauvage ». C’esten ce sens que nous pouvons dire du modèle hypothétique de l’état denature qu’il permet de penser la différence culturelle en d’autres termes queceux du manque, de la négation ou de l’embryon de culture. Ainsi, quandle Caraïbe vend son lit de coton le matin et vient pleurer le soir pour leracheter406, cette négligence de l’avenir n’est pas le signe d’une bêtise incu-rable qui autoriserait son asservissement mais l’expression d’une innocenceoriginelle. Le Caraïbe n’est pas encore aliéné par le tien et le mien.

De la même façon qu’il inverse les signes de la barbarie en déplaçantl’image de la stupidité, Rousseau rompt également avec la bestialité du Noirdont le dérèglement de l’appétit sexuel serait la trace. La sexualité en l’étatde nature est simplement l’expression physique du besoin : « Bornés au seulphysique de l’amour, et assez heureux pour ignorer ces préférences qui enirritent le sentiment et en augmentent les difficultés, les hommes doiventsentir moins fréquemment et moins vivement les ardeurs du tempérament,et par conséquent avoir entre eux des disputes plus rares et moins cruelles.L’imagination, qui fait tant de ravages, parmi nous, ne parle point à descœurs sauvages ; chacun attend paisiblement l’impulsion de la nature, s’ylivre sans choix, avec plus de plaisir que de fureur ; et, le besoin satisfait,tout le désir est éteint407. » La fixation du désir sur un seul « objet » et, par-tant, le délire des passions ne naissent qu’avec l’état social lorsque les com-paraisons sont instaurées. En insistant sur l’« instantanéité » du désir sexuel,Rousseau, en même temps qu’il propose à nouveau une ligne de fractureavec l’animalité — l’animal étant soumis à des périodes sexuelles, ce quiexplique la violence des comportements408 —, refuse de corréler la sexualitéet le climat. Il brise ainsi la chaîne du déterminisme physique qui relie le

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406. « [...] il vend le matin son lit de coton et vient pleurer le soir pour le racheter, fauted’avoir prévu qu’il en aurait besoin pour la nuit prochaine ». (Ibid.) Nous reviendrons ulté-rieurement sur l’analyse de cet exemple.407. Ibid., p. 47.408. « [...] on n’a jamais observé que, même parmi les sauvages, les femelles aient, commecelles des autres espèces, des temps de chaleur et d’exclusion » (ibid., première partie, p. 47).

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Noir au monstrueux. Si violence sexuelle il y a, elle est plutôt à chercher ducôté de notre état social quand en l’occurrence certaines règles prescriventune éternelle fidélité et engendrent des actes contraires à la nature : meurtres,adultère, avortements : « […] le devoir d’une éternelle fidélité ne sert qu’àfaire des adultères, et […] les lois mêmes de la continence et de l’honneurétendent nécessairement la débauche et multiplient les avortements409 ».

Rousseau déconstruit également l’illusion du discours anthropocen-trique qui accorde à la sexualité une fonction socialisante. Dans la note XIIdu Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, il refuse l’interpréta-tion de Locke qui attribue aux naissances rapprochées l’origine du lienfamilial et par conséquent social. Refuser d’inscrire le noyau familial père-mère comme l’origine de l’ordre social, c’est refuser par avance un jugementnormatif : la monogamie comme modèle exclusif de la société. Rousseau estdonc parvenu, grâce au modèle de l’homme naturel, non seulement à dis-cuter des valeurs de notre société en les jugeant mais également à assurer larencontre avec une altérité culturelle. Penser l’identité de la différence sanspar avance la condamner à un état subalterne, telle a été l’impulsion de laphilosophie rousseauiste dans le Second Discours410.

Si la métaphysique cartésienne a posé la question initiale « que suis-je ? »en présentant la distinction de la réalité matérielle et de la réalité spirituelle,la philosophie rousseauiste a déplacé cette frontière en modifiant le contenude la question. Il ne s’agit plus de faire porter l’inflexion sur le « que suis-je ? » mais sur le « qui suis-je ? ». Dès lors, l’identité ne peut plus être appré-hendée dans l’épure d’un ego mais fait place à la mise en perspective du passétranscendantal de l’espèce humaine. Voilà pourquoi remonter à l’état initials’avère nécessaire : il s’agit de raconter l’histoire de la nature humaine enétant capable de la saisir dans l’unité d’un genre411. Cette saisie de l’unité,Rousseau a été capable de l’appréhender à travers le thème de la perfectibi-lité. Ce concept lui a permis, semble-t-il, de penser l’humanité comme dif-férence sans introduire à l’instar de Buffon des différences d’humanité.

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409. Ibid., p. 48.410. « Ne verra-t-on jamais renaître ces temps heureux où les Peuples ne se mêlaient pointde Philosopher, mais où les Platon, les Thalès et les Pythagore épris d’un ardent désir desavoir, entreprenaient les plus grands voyages uniquement pour s’instruire, et allaient au loinsecouer le joug des préjugés nationaux, apprendre à connaître les hommes par leurs confor-mités et par leurs différences, et acquérir ces connaissances universelles qui ne sont point cellesd’un Siècle ou d’un pays exclusivement, mais qui étant de tous les temps et de tous les lieux,sont pour ainsi dire science commune des sages » (Ibid., p. 100).411. Saisie qui ne s’opère pas au détriment des différences comme nous l’avons soulignéplus haut.

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En effet, Rousseau a fait de la perfectibilité une faculté virtuelle sedéveloppant selon les circonstances412. Elle n’est donc pas en son origineprincipe interne de différenciation dans l’humanité. C’est peut-être pour-quoi, d’ailleurs, Rousseau associe la liberté avec la perfectibilité, insistantainsi sur l’absence d’horizon pesant sur l’espèce et rompant par là mêmeavec le progrès comme fin nécessaire de l’histoire. Si Buffon admet lui aussila faculté de se perfectionner comme inhérente à l’espèce humaine413, cettefaculté se trouve d’emblée interprétée en termes qualitatifs. Le sauvage nesera jamais comparable à l’homme civilisé, il demeurera en lisière de cul-ture414. Cette affirmation est inséparable de sa conception de l’anthropolo-gie. Contrairement à Rousseau qui valorise l’état de nature et qui fait de

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412. « Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseraient quelquelieu de disputer sur cette différence de l’homme et de l’animal, il y a une autre qualité trèsspécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la facultéde se perfectionner ; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutesles autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce, que dans l’individu, au lieu qu’un animalest, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans,ce qu’elle était la première année de ces mille ans » (Jean-Jacques Rousseau, p. 32-33). Parmiles circonstances qui agissent sur cette faculté, Rousseau n’exclut pas le climat (voir l’in-fluence des climats sur la civilisation in la Pléiade, « Fragments politiques », p. 529) et sou-ligne même, à l’instar de Montesquieu, que le climat n’agit pas moins sur les sols que « lenaturel de ses habitants ». Il reprend des distinctions aussi générales que le froid et le chaud.Ces causes physiques nuancent bien entendu l’efficacité de la perfectibilité, nous y revien-drons.413. Si tel n’était pas le cas, l’espèce humaine n’aurait jamais été première dans l’ordre natu-rel. La perfectibilité se détermine sous le rapport de la spiritualité et du langage. 414. Cela permet de comprendre pourquoi Buffon insiste d’emblée sur les différences deraisonnement. La possibilité de comparer les idées, de former des raisonnements n’appar-tient pas au même degré au sauvage et au policé. D’ailleurs, l’humanité s’altère en propor-tion exacte de l’amoindrissement des rapports sociaux. Si la société européenne apparaîtcomme le dernier terme de la civilisation, celle-ci s’estompe à mesure que les liens sociaux sesimplifient : « Or nous voyons qu’on descend par degrés assez insensibles des nations les pluséclairées, les plus polies, à des peuples moins industrieux, de ceux-ci à d’autres plus grossiers,mais encore soumis à des rois, à des lois ; de ces hommes grossiers aux sauvages, qui ne seressemblent pas tous, mais chez lesquels on trouve autant de nuances différentes que parmiles peuples policés ; que les uns forment des nations assez nombreuses soumises à des chefs ;que d’autres en plus petite société ne sont soumis qu’à des usages ; qu’enfin les plus solitaires,les plus indépendants, ne laissent pas de former des familles et d’être soumis à leurs pères »(L’état de nature). Si Buffon admet que le propre de l’humanité est la sociabilité, il n’endemeure pas moins que cette identité se confronte à une hiérarchisation des formes socialeset des degrés d’humanité. Les différents rapports sociaux se déclinent ainsi par rapport à unenorme qui exprime et la perfection du lien social et la véritable nature de l’humanité. Etlorsque Buffon affirme qu’il n’y a point d’humanité sans société, cette affirmation se trouvecontrebalancée dans le chapitre consacré à l’étude des nègres. Ce n’est pas leur sociabilité quifait l’objet de l’étude mais leur capacité à être domestiqués.

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l’histoire humaine un simple accident, Buffon pense conjointement l’hu-manité et la société. La société est à la fois effet et cause de son développe-ment, comme le souligne Michèle Duchet415 : « Pour l’homme, la société estdonc à la fois effet et cause : fruit d’une faculté raisonnable, elle est aussil’instrument qui permet à l’homme de se développer. » L’espèce humaineporte donc avec elle un cadre social et historique dans lequel elle inscrit sondéveloppement416. Or, le cadre dans lequel l’espèce humaine inscrit sondéveloppement est un cadre normatif. Le moule intérieur est naturellementcelui de la blancheur, moule à partir duquel la variété va pouvoir être dis-tribuée. Cette norme de la blancheur est intéressante car elle prend commeréférent le regard du Blanc sans l’interroger417. La blancheur signe dès lorsl’accord immédiat de la classe et de l’espèce. Ainsi, contrairement àRousseau capable de saisir la diversité des « formes naturelles » dans l’unitégrâce à la perfectibilité, Buffon postule l’unité de l’espèce mais, en mêmetemps, cette diversité peut s’étioler jusqu’à rendre problématique l’unité. Sil’intelligence des uns ne fait aucun doute sur leur appartenance à l’espècehumaine, l’imbécillité crasse des autres — singulièrement celle du sauvage

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415. Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Flammarion,1977, p. 190. 416. En dépit de l’unité foncière du genre humain, Buffon ne s’attardera pas à certainessociétés. C’est ainsi que les peuples noirs, ou cafres, seront caractérisés par un seul trait decaractère : l’indifférence. Les hommes sont paresseux, les femmes légères et tous demeurentdans un tel état de stupidité qu’ils sont incapables de travailler par eux-mêmes. Cet étatd’éloignement de la société policée autorise par avance leur transplantation dans nos colo-nies. C’est pourquoi nous ne pouvons pas partager l’analyse de Jacques Roger (Buffon, unphilosophe au jardin du Roi, Paris, Fayard, 1989, p. 247) qui insiste sur le discours anticolo-nial de Buffon en soulignant la force du « syllogisme sentimental » qui s’énoncerait de lafaçon suivante : puisque les Noirs sont des hommes, leurs maîtres ne sont pas humains. Cesyllogisme fonctionnerait si les Noirs étaient d’emblée intégrés dans une visibilité sociale. Ceque Buffon accorde au niveau de l’espèce, il le pondère au niveau des « races ». Certes, lesNoirs ne sont pas entièrement des bêtes, ce qui viendrait perturber la cohérence du systèmeen faisant s’écrouler la notion même d’espèce humaine, mais ils sont suffisamment bestiauxpour qu’on les fasse travailler. Et c’est d’ailleurs seulement dans la façon que le maître lestraite que l’on peut voir poindre en eux des qualités humaines. Affirmer qu’ils ont en germeles vertus ne suffit donc pas à en faire des hommes : le principe de la germination est dansl’humanité blanche. Encore convient-il de préciser que si germination il y a, elle concerneexclusivement la sensibilité. Pour la raison et le génie de l’activité technique, seule la plushaute hiérarchie dans l’espèce peut y prétendre. Pour les sauvages d’Afrique : « Soit stupidité,soit paresse, ces hommes à demi brutes, ces nations non policées, grandes ou petites, ne fontque peser sur le globe sans soulager la Terre, l’affamer sans la féconder, détruire sans édifier,tout user sans rien renouveler » (Buffon, « L’histoire du monde », dans : Histoire naturelle,textes choisis par Jean Varloot, Paris, Garnier-Flammarion, 1984, p. 275).417. La couleur blanche n’est convoquée que par comparaison avec la couleur noire. Ellen’est pas thématisée pour elle-même, ce qui explique qu’elle est la norme.

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Hottentot — autorise à en douter. Et même si la stupidité des brutes estencore humaine, Buffon va mettre en place toute une hiérarchie des êtresqui va permettre de nuancer les degrés d’humanité.

Dans cette perspective d’une humanité tout en nuances, le climat vajouer un rôle prépondérant. En effet, Buffon prend le soin de dire que lessociétés humaines ont leurs propres limites dans la faculté de se perfection-ner, limites tangibles dans le climat, la nourriture, les mœurs. Le climat jouele rôle d’une cause première dans la mesure où la couleur, la forme et lagrandeur, le naturel des différents peuples en dépendent : « Tout ce que nousavons dit jusqu’ici de la génération de l’homme, de sa formation, de sondéveloppement, de son état dans les différents âges de sa vie, de ses sens etde la structure de son corps, telle qu’on la connaît par les dissections anato-miques, ne fait encore que l’histoire de l’individu, celle de l’espèce demandeun détail particulier, dont les faits principaux ne peuvent se tirer que desvariétés qui se trouvent entre les hommes des différents climats. La premièreet la plus remarquable de ces variétés est celle de la couleur, la seconde estcelle de la forme et de la grandeur, et la troisième est celle du naturel des dif-férents peuples […]418. » Pour les Blancs européens, le climat tempéré pro-duit des hommes ingénieux et tempérants, l’harmonie est aussi naturellequ’évidente. En revanche, pour les climats excessifs, la chaleur engendreindolence, paresse et corruption morale. Les différences climatiques règlentdonc dans un même mouvement le physiologique et l’éthique en créant desécarts types, des dégénérations par rapport au moule primitif419.

À cet égard, la couleur blanche joue un double rôle : le blanc est la cou-leur de l’homme vivant dans un climat tempéré en même temps qu’il est lacouleur fondamentale de l’espèce. Le blanc manifeste ainsi la couleur origi-nelle et la couleur du perfectionnement, la vraie perfection consistant néan-moins à rester dans certaines bornes climatiques420 qui autorisent à une

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418. Buffon, Variétés dans l’espèce humaine, Paris, Folio, p. 140. Le climat une fois encore déter-mine l’histoire humaine, il est tout à la fois principe de variété et de variation dans l’espèce. 419. Si le climat est cause fondamentale de la dégénérescence par rapport à la couleur pri-mitive, il est aussi la seule cause permettant de maintenir l’harmonie de la blancheur et dumilieu. 420. La colonisation, nous y reviendrons, est justifiée d’un point de vue climatique. LesNoirs stupides et grossiers ne peuvent participer de l’humanité qu’à la condition d’être « édu-qués » par les sages dispositions d’un bon maître. Pourtant, la colonisation rencontre un pro-blème majeur : si le climat détermine outre la couleur de la peau le génie des hommes, quevoudrait dire une colonisation d’hommes noirs par d’autres susceptibles de le devenir ?Buffon résout la contradiction de la manière suivante : non seulement le Blanc a une capa-cité extraordinaire d’acclimatation mais plus encore la causalité climatique semble très lente,elle réclame au moins trois générations. A contrario pour les albinos, Buffon met en doute

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classe d’individus d’exhiber l’humanité véritable, celle de l’intelligence et dutravail421 : « La nature est le trône extérieur de la magnificence divine :l’homme qui la contemple422, qui l’étudie, s’élève par degrés au trône inté-rieur de la toute-puissance ; fait pour adorer le Créateur, il commande àtoutes les créatures ; vassal du ciel, roi de la terre, il l’anoblit, la peuple etl’enrichit ; il établit entre tous les êtres vivants l’ordre, la subordination,l’harmonie ; il embellit la nature même, il la cultive, l’étend et la polit, enélague le chardon et la ronce, multiplie le raisin et la rose423. »

La race blanche est tellement le présupposé de tout discours anthropo-logique que Buffon ne porte pas de jugement sur elle. Et lorsque cettenorme rencontre la couleur noire, celle-ci se définit toujours en termes denégation ou d’altération. La couleur noire nie le blanc, elle s’y oppose parsa dépendance servile au climat : « La chaleur du climat est la principalecause de la couleur noire : lorsque cette chaleur est excessive comme auSénégal et en Guinée, les hommes sont tout à fait noirs ; lorsqu’elle est unpeu moins forte, les hommes sont moins noirs424. ». Ainsi Buffon imagine-t-il la possibilité de faire revenir le Noir vers la couleur primitive de l’hu-manité en le transportant au Danemark : « Depuis qu’on transporte des

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que le climat conserve très longtemps leur couleur blanche (cf. la négresse blanche). Enfin,des facteurs particuliers nuancent l’influence du climat. Le vent tempère celui des îlescomme celui des côtes de l’Afrique : « La mer tempère dans ces climats l’ardeur de l’air, quid’ailleurs ne peut jamais être aussi grande que dans l’intérieur ou sur les côtes occidentales[...] : toutes ces îles ne sont peuplées que d’hommes bruns, parce que la chaleur n’est pasexcessive » (Buffon, op. cit., p. 322). 421. L’humanité véritable est la seule à pouvoir laisser la marque de son empire sur la natureen la modelant. Les sauvages se contentent de la paresse et du parasitage. 422. Encore une fois cette contemplation est interdite au sauvage et tout particulièrementaux Noirs puisqu’il ne tiendrait qu’à eux « d’habiter de belles vallées, des collines agréableset couvertes d’arbres, des campagnes vertes, fertiles et entrecoupées de rivières et de ruisseauxagréables, mais tout cela ne leur fait aucun plaisir, ils ont la même indifférence presque surtout » (Ibid., p. 276).423. Buffon, « De la nature », Première vue, Histoire naturelle, t. XII, 1764. 424. Buffon, op. cit., p. 252. Il n’est possible de parler de l’homme qu’à partir du momentoù on le suppose dégradé d’un modèle premier, la pureté originelle du Blanc. La couleurnoire n’est pas seulement un dégradé, c’est l’inverse de la couleur blanche. Même si, à l’ins-tar du blanc, elle comporte des nuances : « Il y a autant de variétés dans la race des Noirsque dans celle des Blancs ; les Noirs ont comme les Blancs, leurs Tartares et leurs Circadiens,ceux de Guinée sont extrêmement laids et ont une odeur insupportable, ceux de Soffala etde Mozambique sont beaux et n’ont aucune mauvaise odeur » (ibid., p. 274-275). La cou-leur noire désigne une laideur parfaite. Même si les Sénégalais, d’un noir ébène profond etéclatant, font grand cas de leur couleur et méprisent les autres Noirs, il n’en demeure pasmoins que les Blancs les méprisent à leur tour. Les Noirs ne sont pas différenciés seulementpar la couleur de leur peau mais aussi par leur odeur. Avant d’avoir une histoire, le Noir estd’abord un corps.

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Nègres en Amérique, c’est-à-dire depuis deux cent cinquante ans, l’on nes’est pas aperçu que les familles noires qui se sont soutenues sans mélange,aient perdu quelques nuances de leur teinte originelle ; il est vrai que ce cli-mat de l’Amérique méridionale étant par lui-même assez chaud pour bru-nir ses habitants, on ne doit pas s’étonner que les Nègres y demeurentnoirs : pour faire l’expérience du changement de couleur dans l’espècehumaine, il faudrait transporter quelques individus de cette race noire duSénégal au Danemark, où l’homme ayant communément la peau blanche,les cheveux blonds, les yeux bleus, la différence du sang et l’opposition decouleur est la plus grande. Il faudrait cloîtrer ces Nègres avec leurs femelles, etconserver scrupuleusement leur race sans leur permettre de la croiser ; ce moyenest le seul qu’on puisse employer pour savoir combien il faudrait de tempspour réintégrer à cet égard la nature de l’homme ; et par la même raison,combien il en a fallu pour la changer du blanc au noir425. » Le dispositifexpérimental mérite attention. Buffon pose comme condition impérieusedu retour à la blancheur originelle le non-mélange. Il faut obliger les Noirsà demeurer entre eux. Le vocabulaire de l’« expérimentateur » est d’unegrande sécheresse : lui qui sait en d’autres lieux parler de la beauté féminineet de l’éveil à la sensualité426 se contente ici du vocabulaire le plus fruste. Ils’agit de procéder à l’union contrôlée du mâle et de la femelle. Il convientégalement de remarquer que cette expérience tranche par rapport aux certi-tudes de l’unité de l’espèce. Le Noir ne constitue pas une simple variété,cette « race » pour être incorporée à la nature humaine doit subir des testsexpérimentaux. Ce qui est donc au centre du discours de Buffon, ce n’estplus tant une investigation portant sur la variété anthropologique qu’uneinquiétude fondamentale pour cette couleur noire, véritable accident427 parrapport à la norme.

De l’accidentel au monstrueux, la conséquence est la bonne. En effet,si Buffon explique que l’unité d’une espèce tient à la possibilité pour lesindividus qui la composent de se reproduire entre eux, le Noir, lui, a déjàglissé en dehors des limites. Dans son chapitre sur la nomenclature des

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425. Buffon, « De la dégénération des animaux », Histoire naturelle, op. cit., p. 224. 426. « De l’homme et des sens en général », Histoire naturelle, op. cit.427. Buffon n’envisage aucune expérience sur la couleur blanche. Le Noir est objet d’expé-rience sous la main blanche. Cette position de l’objet à la merci d’un sujet qui ne thématisejamais sa propre supériorité, autant de conditions qui autorisent à douter de l’unité de l’es-pèce. Le Noir se transforme en cobaye pour les spéculations d’une science qui se place d’em-blée à la fin de l’histoire. Il y a là une position idéologique appelée à se reproduire dans l’his-toire...

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singes, alors qu’il souligne qu’un rapport de conformité extérieur —homme-singe — ne suffit pas à établir une identité, il se révèle beaucoupplus mesuré pour le cas des nègres. Il y aurait eu en effet des mélanges entrele singe et le Noir de sorte qu’il est impossible de savoir laquelle des deuxespèces est rentrée dans l’autre : « […] chargez donc encore le tableau sivous voulez comparer le singe à l’homme, ajoutez-y les rapports d’organisa-tion, les convenances de tempérament, l’appétit véhément des singes mâlespour les femmes, la même conformation dans les parties génitales des deuxsexes ; l’écoulement périodique dans les femelles, et les mélanges forcés ouvolontaires des Négresses aux singes, dont le produit est rentré dans l’une oul’autre espèce ; et voyez, supposé qu’elles ne soient pas la même, combienl’intervalle qui les sépare est difficile à saisir428. »

Cette proximité du Noir avec le singe, cette descente dans le règne ani-mal au point de ne plus pouvoir identifier l’espèce humaine, voilà qui nouséloigne des certitudes du départ : la différence de la nature et de la société,de la pensée, du langage et de la mécanique animale. Cette dégénérescencepar rapport à la perfectibilité de la blancheur n’est plus seulement à inter-préter comme puissance de la nature dans la variété des formes mais biendavantage en termes de déchéance. Celle-ci se laisse d’ailleurs explicitementdéchiffrer dans l’aspect physique : « La tête couverte de cheveux hérissés, oud’une laine crépue ; la face voilée par une longue barbe, surmontée de deuxcroissants de poils encore plus grossiers, qui par leur largeur et leur saillieraccourcissent le front, et lui font perdre son caractère auguste, et non seu-lement mettent les yeux dans l’ombre, mais les enfoncent et les arrondissent

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428. « Nomenclature des singes », Histoire naturelle, op. cit., p. 220. Même si Buffon dis-tingue le bestial Hottentot du singe par la pensée et le langage, il n’en demeure pas moins quecette différence n’est pas aussi nette qu’il y paraît. L’hybride exerce une fascination en raisonmême de sa place intermédiaire entre l’animal et l’humain. Il figure par excellence le point dejonction entre les deux espèces. Léon Poliakov rappelle (dans Hommes et bêtes, entretiens surle racisme, colloque de Cerisy-la-Salle, Paris, Mouton, 1975) très justement que l’hybridedésigne étymologiquement la démesure et le viol ; l’objet de la fascination est donc l’empié-tement de l’humain par l’animal. Ce débordement biologique, mieux même, cette peur de lacontamination d’une espèce par l’autre sont assumés par l’image du Noir. Celui-ci ne reflètepas l’humanité, sa laideur l’inscrit dans une déformation qu’il faut interpréter comme diffor-mité. Le regard du Blanc ne peut pas admettre cette insupportable altérité. En ce sens, Buffonne se sépare pas de la position de Maupertuis qui, dans la Vénus physique, déclare : « Si les pre-miers hommes blancs qui en virent (des Noirs) les avaient trouvés dans les forêts, peut-être neleur auraient-ils pas accordé le nom d’hommes [...]. Si l’on parcourait toutes ces îles d’Afriqueet d’Asie, on trouverait peut-être dans quelques-unes des habitants bien plus embarrassantspour nous que les Noirs, auxquels nous aurions bien de la peine à refuser ou à donner le nomd’hommes. Les habitants des forêts de Bornéo, dont parlent quelques voyageurs, si semblablesd’ailleurs aux hommes, en pensent-ils moins pour avoir des queues de singe ? »

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comme ceux des animaux ; les lèvres épaisses et avancées ; le nez aplati ; leregard stupide ou farouche ; les oreilles, le corps et les membres velus ; lapeau dure comme un cuir noir ou tanné ; les ongles longs, épais et crochus ;une semelle calleuse en forme de corne sous la plante des pieds ; et pourattributs du sexe, des mamelles longues et molles, la peau du ventre pen-dante jusque sur les genoux ; les enfants se vautrant dans l’ordure et se traî-nant à quatre pattes ; le père et la mère assis sur leurs talons, tous hideux,tous couverts d’une crasse empestée. Et cette esquisse tirée d’après le sau-vage Hottentot, est encore un portrait flatté ; car il y a plus loin de l’hommedans l’état de pure nature à l’Hottentot, que de l’Hottentot à nous […]429. »De la laideur physique à la servitude climatique, l’équivalence se répète unefois encore. D’ailleurs, quand Buffon distingue les nègres du Sénégal desbarbares maures, c’est pour souligner que les nègres ont une inclinationnaturelle à la paresse et à la servilité430. Les nègres se caractérisent donc parune stupidité naturelle, une passivité qui peuvent seulement être compen-sées par une disposition corporelle au travail.

C’est pourquoi Buffon parle des Noirs comme des êtres domesticables.Ils ne font d’ailleurs l’objet d’une description qu’au vu de leur aptitude àêtre exploités. Leurs qualités se distribuent ainsi selon leur plus ou moinsgrande docilité : « Le père Charlevoix dit que les Sénégalais sont de tous lesNègres les mieux faits, les plus aisés à discipliner et les plus propres au ser-vice domestique ; que les Bambaras sont les plus grands, mais qu’ils sont fri-pons ; que les Aradas sont ceux qui entendent le mieux la culture des terres ;que les Congos sont les plus petits, qu’ils sont forts habiles pêcheurs, maisqu’ils désertent aisément ; que les Nagos sont les plus humains, lesMondogos les plus cruels, les Mimes les plus résolus, les plus capricieux etles plus sujets à se désespérer ; et que les Nègres créoles, de quelque nationqu’ils tirent leur origine, ne tiennent de leurs pères et mères que l’esprit deservitude et la couleur ; qu’ils sont plus spirituels, plus raisonnables et plusadroits, mais plus fainéants et plus libertins que ceux qui sont venus

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429. « Nomenclature des singes », Histoire naturelle, op. cit., p. 220. Même si Buffon prendsoin dans les paragraphes suivants de distinguer le singe et l’Hottentot par le repli intérieurde la pensée et l’extériorisation du langage, il n’en demeure pas moins que la laideur, la crasseet l’odeur pestilentielle seront les principaux traits du nègre.430. « Les Maures ne sont que basanés, ils habitent au nord du fleuve (le fleuve Sénégalimprime une limite climatique, anthropologique et politique), les Nègres sont au midi etsont absolument noirs ; les Maures sont errants dans la campagne ; les Nègres sont séden-taires et habitent dans les villages ; les premiers sont libres et indépendants, les seconds ontdes rois qui les tyrannisent et dont ils sont esclaves ; les Maures sont assez petits, maigres etde mauvaise mine avec de l’esprit et de la finesse, les Nègres au contraire sont grands, gros,bien faits mais niais et sans génie » (ibid., p. 270).

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d’Afrique431. » Le Blanc européen, en forçant le Noir à travailler, ne sauraitcontredire la nature puisque cette dernière a doté le Noir d’une robusteconstitution. L’esclavage se trouve ainsi légitimé naturellement car le travailforcé apparaît comme le seul moyen pour dépasser une contradiction (laforce du corps et l’esprit de paresse) que le Noir ne saurait résoudre par lui-même. L’esclavage ne peut donc pas être condamné pour le Noir car c’est leseul moyen de le rendre perfectible432.

À charge, cependant, au maître de bien se conduire car c’est de lavaleur du maître que dépend la valeur de l’esclave. Si celui-là sait se mon-trer tempérant, celui-ci fera preuve d’une reconnaissance soumise :« Quoique les Nègres aient peu d’esprit, ils ne laissent pas d’avoir beaucoupde sentiment, ils sont gais ou mélancoliques, laborieux ou fainéants, amisou ennemis, selon la manière dont on les traite ; lorsqu’on les nourrit bienet qu’on ne les maltraite pas, ils sont contents, joyeux, prêts à tout faire, etla satisfaction de leur âme est peinte sur le visage433 ; mais quand on les traitemal, ils prennent le chagrin fort à cœur et périssent quelque fois de mélan-colie (sic !) : ils sont donc forts sensibles aux bienfaits et aux outrages, et ilsportent une haine mortelle contre ceux qui les ont maltraités ; lorsqu’aucontraire ils s’affectionnent à un maître, il n’y a rien qu’ils ne fussentcapables de faire pour lui marquer leur zèle et leur dévouement434. » Bien

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431. « Les Nègres », Histoire naturelle, op. cit., p. 140. Il convient de remarquer que les Noirsont tous un dénominateur commun, la nécessité d’être disciplinés, y compris ceux qui ontla réputation d’être les plus beaux ou les plus humains. Quant aux Créoles, conformémentà une échelle anthropologique qui les confine au monstrueux (le Créole étant l’expressiond’un croisement contre-nature), ils portent l’esprit de servitude (et par conséquent la cou-leur !) comme une qualité atavique. 432. Cette perfectibilité est bien entendu à apprécier par rapport au « milieu ». Il est tout àfait impossible de renverser la causalité climatique dans la mesure où elle détermine le carac-tère. La perfectibilité ne saurait dépasser la cordiale servilité. Pour s’en assurer, il convient deméditer à nouveau la différence de la société animale et humaine. La première inscrit le liensocial dans un rapport de contiguïté alors que la seconde l’inscrit dans un rapport de conti-nuité. Comment penser une telle continuité pour les Noirs quand ceux-ci sont si stupidesqu’ils ne peuvent compter jusqu’à trois, qu’ils ne pensent à rien ou qu’ils n’ont pas demémoire ? Buffon ne cesse de souligner que l’extension de la société et celle de la perfectibi-lité sont proportionnelles, mais comment penser ce rapport quand les Noirs sont considéréscomme des êtres infra-sociaux ? 433. « Les Nègres », Histoire naturelle, op. cit., p. 141. La laideur de la couleur noire s’altèredonc en fonction du traitement. L’esclavage est, dans cette perspective, rachat de la faute ori-ginelle, voilà qui est conforme à la tradition biblique.434. Sous la main du bon maître, les vertus germent et s’épanouissent conformément àl’ordre des choses. Le Noir ne peut sortir de son apathie et faire preuve de zèle que lorsqu’ilse trouve bien dressé. Quant à ceux dont la domestication échoue par manque de tact de lapart du maître, les voici mourants de mélancolie. Quoi qu’en dise Jacques Roger ou bien

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domestiqué, le Noir est capable de faire preuve d’une touchante sensibilitéqui le transforme en animal de bonne compagnie. La logique du discours estaussi rigoureuse qu’implacable : le Blanc peut seul extirper du Noir sa pas-sivité, mais il ne saurait cependant le faire sortir de sa soumission tant elleconstitue les bornes d’une infranchissable perfectibilité. Le Noir ne peut pasdépasser son rôle de parasite, il demeure condamné à peser sur la terre sansjamais pouvoir la faire accoucher, par sa seule entreprise, de ses fruits :« Comparez en effet la Nature brute à la Nature cultivée ; comparez lespetites nations sauvages de l’Amérique avec nos grands peuples civilisés ;comparez même celles de l’Afrique, qui ne le sont qu’à demi ; voyez enmême temps l’état des terres que ces nations habitent, vous jugerez aisémentdu peu de valeur de ces hommes par le peu d’impressions que leurs mainsont faites sur leur sol : soit stupidité, soit paresse, ces hommes à demi brutes, cesnations non policées, grandes ou petites, ne font que peser sur le globe sans sou-lager la Terre, l’affamer sans la féconder, détruire sans édifier, tout user sans rienrenouveler 435. » Une fois encore, la distinction entre la nature cultivée quirenvoie l’image d’un homme libre et fier et le parasite qui pèse sur le globepermet de légitimer naturellement l’esclavage.

Pourtant, si les Noirs ne manquent pas de sensibilité, il n’en demeurepas moins que certains sont méchants, agressifs, indépendants et jaloux deleur liberté : « Ceux-ci aiment la propreté, sont sédentaires, et s’accoutu-ment aisément au joug de la servitude, les Hottentots au contraire sonterrants, indépendants et très jaloux de leur liberté436. »

Serait-ce à dire que les nègres non dociles constituent la preuve quel’esclavage est illégitime ? Buffon tranche sans ambages le problème : lesHottentots sont les rameaux d’une race dégénérée ; ce sont des Noirs blan-chis par un climat plus froid que celui de la zone équatoriale. Cette ano-malie climatique, si elle ne les exclut pas de la sphère anthropologique, enfait néanmoins des créatures où l’humanité transperce à peine437. Le Noir est

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encore Jean Varloot dans sa présentation des textes de l’Histoire naturelle, difficile de faire deBuffon un adversaire de la traite. Il réagit seulement avec la prévoyance d’un bon bourgeoisqui administre une main-d’œuvre. Et même si l’appel à l’humanité peut être regardé commela première vitupération contre l’entreprise de la traite, cet appel à la modération n’est enrien moderne, Aristote savait déjà l’énoncer.435. « L’histoire du monde », Histoire naturelle, op. cit., p. 275.436. Histoire naturelle, op. cit., p. 284.437. L’anomalie climatique produit une série d’êtres monstrueux. Les femmes ont une « sorted’excroissance de peau dure et large qui leur croît au-dessus de l’os pubis, et qui descend jus-qu’au milieu des cuisses en forme de tablier » (ibid., p. 285-286). Les hommes ne sont guèremieux lotis : il est de coutume d’enlever à vif un testicule et de mettre à la place une boule degraisse et de coudre ; le patient est ensuite enduit de graisse, frotté et baigné dans de l’urine.

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donc fait pour l’esclavage de la même manière que le climat est fait pourl’espèce ou l’espèce pour le climat. Il figure l’écart le plus radical par rapportau modèle de l’humanité blanche, ferré à jamais par le climat.

Tous les sauvages ne connaissent pas la même destinée que le Noir. LesAméricains, par exemple, manifestent une virtualité qui fait d’eux une racedont la jeunesse et, par conséquent, l’imperfection consistent dans une dis-persion sur un territoire immense. Et dans la mesure où perfection et exten-sion de la société sont liées, leur perfectionnement n’est qu’une question detemps. Voilà pourquoi Buffon tient à préciser que le climat américain n’as-servit pas l’espèce, ne noircit pas la peau mais conserve à l’humanité sestraits originaires. La climatologie buffonienne repose donc sur l’idée fonda-mentale de dégénérescence : il n’existe pas seulement des hommes civiliséset des sauvages mais des hommes qui progressent ou dégénèrent en fonc-tion du climat. Cela permet d’expliquer comment les Noirs demeurentenfoncés dans la matière438 alors que les Européens manifestent un génie quiles rend capables de modeler la nature à leur image. La stupidité et la paresseappellent et nécessitent le rôle du colon blanc et il lui revient naturellementla tâche de coloniser. Buffon organise ainsi un ordre de la nature oùl’homme occupe le centre à condition qu’il soit blanc. Le reste n’est quedégénérescence, altération qui par degrés rejoint l’animalité. Voila commentle thème de la perfectibilité permet non seulement de trancher entre l’hu-manité et l’animalité, mais aussi et surtout d’exalter la capacité du Blanc àendosser le sens de l’histoire, même s’il doit le faire avec la modération quisied lorsqu’il s’agit de relever le sauvage de sa propre stupidité.

Si le Noir est le plus dégénéré des hommes, c’est qu’il est le moins per-fectible. À chaque race Buffon a fait correspondre un domaine climatiqueauquel les mœurs se sont accordées. C’est ainsi que l’écart de la blancheur a eupour répercussion l’expression de tares morales : les Lapons sont brutaux, lesChinois cruels, les Orientaux pervers et les Noirs indifférents. Dans cette carac-téristique de l’humanité, les Lapons et les Noirs, qualifiés de « races d’avor-tons », occupent le bas de l’échelle, tant la grossièreté remplace les coutumesqui existent chez les hommes évolués. Il ne reste donc comme perspective aux

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438. Les Noirs abandonnent les terres à leur propre stérilité tant ils sont incapables de lestransformer en paysages riants et d’en tirer de surcroît un véritable contentement. Les Noirssont incapables d’exécuter un travail libre et productif. Leur sensibilité rustre est l’imageexacte de leur absence de réflexion : « Ils demeurent très souvent dans des lieux sauvages etdans des terres stériles, tandis qu’il ne tiendrait à eux d’habiter de belles vallées, des collinesagréables et couvertes d’arbres, et des campagnes vertes, fertiles et entrecoupées de rivières etde ruisseaux agréables, mais tout cela ne leur fait aucun plaisir, ils ont la même indifférencepresque sur tout » (ibid., p. 276).

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Noirs qu’une domestication qui les fasse enfin sortir de la brutalité. Voilà com-ment incombe à l’Europe et aux Français, en particulier, le soin de les discipli-ner afin que leur vibrante sensibilité résonne de la bonté du colon. Le thèmede la perfectibilité ne peut donc pas se séparer chez Buffon du prisme d’unehiérarchie des êtres dont la fonction est de légitimer l’entreprise coloniale.Rousseau, qui ne cesse de mettre en garde contre des confusions possibles entreperfectibilité et progrès effectif d’une classe dans l’histoire (la perfectibilité n’apas de « visage », elle est différence interne qui permet d’exprimer en termes deliberté la coupure avec l’animalité), a-t-il pu éviter ce modèle anthropologiquequi fait du Noir l’être « esclavagisable » par excellence ?

Il semblerait que Rousseau n’adopte pas une caractéristique aussi tran-chée que celle de Buffon dans la mesure où il n’hésite pas à faire du Caraïbeou mieux encore de l’Hottentot des figures de l’homme naturel, c’est-à-diredes hommes dont la constitution n’a pas encore été altérée par toutes formesde dépravations. Pourtant, cet écart dans le discours (de la dégénérescenceà la vigueur de l’humanité) ne traduit pas nécessairement des divergencesfondamentales439. En effet, si le Caraïbe et l’Hottentot sont des figures quipermettent d’exalter la constitution originelle de l’homme, il n’en demeurepas moins que ces figures vont s’altérer au point de disparaître. Cette dis-parition du modèle originel peut s’expliquer de la manière suivante.

Tout d’abord, quand Rousseau pense le modèle de l’homme naturel, ilne parvient pas à se débarrasser totalement du modèle historique. En effet,lorsqu’il rapporte les circonstances de sa méditation dans les Confessions, ilsouligne lui-même que l’image de l’homme naturel lui est apparue lors d’unepromenade dans la forêt de Saint-Germain : « Pour méditer à mon aise cegrand sujet, je fis à Saint-Germain un voyage de sept ou huit jours… Enfoncédans la forêt, j’y cherchais, j’y trouvais l’image des premiers temps, dont je tra-çais fièrement l’histoire ; je faisais main basse sur les petits mensonges deshommes ; j’osai dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et deschoses qui l’ont défiguré, et, comparant l’homme de l’homme avec l’hommenaturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable sourcede ses misères440. » Comme le souligne justement Béatrice Waggaman441, laforêt joue le rôle d’un cadre coupé du monde permettant la création d’unespace de réflexion. À cet égard, l’homme nu errant dans les bois constitue le

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439. Il est possible de concevoir l’état de nature comme ce qui surplombe la réalité et per-met de la modifier ou du moins de la penser dans un rapport critique. Toutefois, la réalitémise à distance concerne une société déterminée.440. Jean-Jacques Rousseau, Confessions, livre VIII, Paris, Garnier-Flammarion, 1959, p. 136.441. « Imaginaire ronsseauiste, utopie tahitienne et réalité révolutionnaire », Revue d’histoireet de littérature française, mars-avril 1977.

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double dépouillé de l’homme civil ; double permettant de fustiger les mœurset les manières d’une époque442. C’est dans ce cadre qu’émerge la littérature devoyages, elle va fournir à Rousseau les images pour incarner un homme anté-rieur à la dépravation et aux fureurs de l’histoire. L’origine recherchée et évo-quée par Rousseau est donc compensée et actualisée par l’éloignement géo-graphique. Les distances vont ainsi permettre de remonter le cours del’histoire et de donner vie à l’homme innocent. C’est également dans cecontexte que Rousseau va reprendre les thèmes de la robustesse ou de l’im-prévoyance du sauvage. Pourtant, si cette peinture de l’homme originel setrouve valorisée, il n’en demeure pas moins que le portrait va changer pro-gressivement de modèle. Au Caraïbe et à l’Hottentot, Rousseau va préférer unmodèle encore plus originel, celui de l’homo sylvestris. Ce déplacement estintéressant car il porte avec lui une définition nouvelle du genre « homo ».

Dans la note X du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité,Rousseau s’attache à peindre un « anthropoforme » (sic) qui exprimel’homme en son état originel. Ainsi l’orang-outang incarne-t-il ce modèlede l’état naturel. Il participe de la perfectibilité même si les circonstancesn’ont pas encore permis de l’actualiser. À cet égard, le fait qu’il ne possèdepoint le langage ne constitue pas une preuve de son animalité, c’est seule-ment l’expression de sa proximité avec l’origine car le seul langage originaireest celui de la nature443. La seule différence entre l’homme et l’orang-outangconsiste en ce que ce dernier n’a point de mollet : « Avec un visage humain,ils ont les yeux fort enfoncés. Leurs mains, leurs joues, leurs oreilles sontsans poil, à l’exception des sourcils qu’ils ont fort longs. Quoiqu’ils aient lereste du corps assez velu, le poil n’en est pas fort épais, et sa couleur estbrune. Enfin la seule partie qui les distingue des hommes est la jambe qu’ilsont sans mollet444. » Pour le reste, les orangs-outangs connaissent l’usage del’habitat — ils construisent des toits de feuillage —, s’assemblent autour dufeu et rendent sépulture445 à leurs morts. Rousseau valorise ainsi une per-fectibilité non encore contaminée par la violence et l’amour-propre.

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442. Adopter le regard de l’autre sur soi est un pas fondamental dans la rupture avec un eth-nocentrisme naturel. De ce point de vue, Rousseau diffère de Montesquieu ou de Buffon.443. Voir ce que nous avons déjà dit sur ce langage de la nature qui précède le langagehumain. Le silence constitue la preuve d’une proximité avec l’origine. 444. p. 95. Si la couleur brune de l’orang-outang ne choque pas, il convient de remarquerque celle du Noir sera définie comme « singulière ».445. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, op. cit., p. 98. Construire des sépul-tures, c’est dépasser la conscience de l’instant présent en se représentant l’avenir, ce quisemble trancher avec la conscience instantanée du sauvage. En dépit de cette contradiction,Rousseau cherche à mettre en valeur une qualité propre à l’homme sauvage, celle de pouvoir« se sentir » en l’autre.

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Cette peinture des pongos ou des orangs-outangs implique un dépla-cement de la visibilité anthropologique. De la même façon qu’il est impos-sible d’assimiler les pongos à l’animalité, il n’est pas davantage question defaire glisser l’homo ferus vers une condition totalement bestiale. Ce derniertémoigne seulement de la possibilité pour l’homme d’imiter l’animal. Cesdeux exemples (pongos et homo ferus) expriment les différents chemins quepeut emprunter la perfectibilité : du bonheur originel où la communautédes membres ne se confond pas encore avec le tien et le mien jusqu’à la vieanimale. De cette double orientation, le Noir finit par disparaître, non pasdu côté d’une animalité sans rapport avec l’humanité, mais de celui d’unefigure dangereuse. Le Noir glisse ainsi de la forme humaine vers le mons-trueux puisqu’il exprime une contamination de l’humain par le bestial. Etd’un tel glissement, Rousseau ne fait pas grand cas tant il apparaît évident.

En effet, alors qu’il exige de la part des scientifiques qui se mettent enpeine d’étudier la nature humaine une prudence déontologique de sorte àne point exclure certains êtres de l’humanité par précipitation ou préjugés,pour les Noirs il affirme doctement qu’ils sont aussi singuliers de caractèreque de couleur446. Que signifie à présent cette singularité alors que Rousseaufaisait de l’Hottentot ou du Caraïbe des peintures de l’homme originel ?Dans le contexte du XVIIIe siècle, cette singularité valorise un écart problé-matique. Le Noir se voit affublé de tares de toutes sortes : de la perversitésexuelle jusqu’au goût du larcin ou du mensonge. Le Noir se définit doncpar l’absence de toute qualité morale : son indifférence déjà soulignée parMontesquieu ou Buffon le range du côté de la simple sensibilité. Le Noirsent ou plus exactement ressent son existence grâce à l’existence du Blanc.Cet effacement du Noir est confirmé par le traitement que Rousseauaccorde à la couleur. Celle-ci ne devrait pourtant jouer aucun rôle dans lamesure où elle n’est pas un critère distinctif d’humanité, mais sa singularitése trouve néanmoins retenue.

Le Noir ne figure plus alors l’image d’une pure différence — valoriséedans le cas du pongo — mais le statut de la difformité. Il n’est plus variétéde l’espèce mais variation qui confine au monstrueux. Nous retrouvons icile langage de la dégénérescence. D’ailleurs, Rousseau ne cesse de souligner

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446. « Les jugements précipités, et qui ne sont point le fruit d’une raison éclairée, sont sujetsà donner dans l’excès. Nos voyageurs font sans façon des bêtes sous les noms de pongos, man-drill, d’orang-outang, de ces mêmes êtres dont sous le nom de satyres, de faunes, de silvains,les anciens faisaient des divinités. Peut-être après des recherches plus exactes trouvera-t-onque ce sont des hommes. [...] L’Afrique entière et ses nombreux habitants, aussi singulierspar leur caractère que par leur couleur, sont encore à examiner […] » (ibid., p. 98).

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que les pongos ou les quoja-morros tirent leur nom des Noirs qui ne veu-lent pas être confondus avec ces bêtes mais dans le même moment souligneleur violence, interrogeant implicitement la distance de l’humanité et de labestialité. En effet, s’il arrive aux pongos de recueillir des enfants noirs, aumoins leur laissent-ils la vie sauve tandis que les Noirs n’hésitent pas à lestourmenter, allant jusqu’à dérober les petits au sein de leur mère447. Le com-portement contre nature est donc du côté des nègres puisqu’ils vont jusqu’àétouffer la pitié. Voilà comment il convient de les ranger du côté de la brute.Ainsi, leur humanité ne saurait être totalement pensée en termes de diffé-rence historique mais davantage en termes de dégénérescence morale.

Il ne s’agit plus pour le Noir d’une altération de la constitution originelle— ce qui est le cas pour le Blanc européen — mais d’une difformité d’es-sence. D’ailleurs, quand Rousseau suggère de tenter des expériences — cellede la reproduction dans la mesure où sa réussite serait la preuve incontestablede leur appartenance au genre humain — pour s’assurer de l’humanité despongos, il ne retient jamais comme critère les « croisements » avec les Noirsnon parce qu’il doute de tels récits mais davantage parce que les Noirs ne pos-sèdent pas une humanité parfaitement évidente448. Dès lors, la suspicion dumonstrueux n’est pas du côté du pongo — puisque celui-ci est déjà inscritdans le cercle de la perfectibilité — mais bien du côté du Noir. Dès lors cedernier peut devenir un corps sans histoire et les morceaux de bravoure quile concernent une littérature alimentant le mythe « du bon sauvage ».

Sur ce point, la prosopopée du jeune Hottentot, rétorquant au gou-verneur du Cap qu’il préfère sa liberté aux artifices de la civilisation, parti-cipe de la littérature du « bon nègre449 ». En effet, si le sauvage répond, c’est

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447. « Mais les Nègres en prennent quantité de jeunes après avoir tué la mère [...] » (ibid.,p. 96). Il convient de remarquer également que les pongos élèvent les Noirs pour autant queces derniers ne les fixent pas. Que signifie cette volonté de ne point souffrir le regard desNoirs sinon le désir de ne point se confondre avec eux ?448. Les expériences d’« hybrides » ne peuvent être incontestables que dans le cas de la blan-cheur, voilà ce que suggère Rousseau dans un style des plus précautionneux : « Il y auraitpourtant un moyen par lequel, si l’orang-outang ou d’autres étaient de l’espèce humaine, lesobservateurs les plus grossiers pourraient s’en assurer même avec démonstration ; mais outrequ’une seule génération ne suffirait pas pour cette expérience, elle doit passer pour imprati-cable, parce qu’il faudrait que ce qui n’est qu’une supposition fût démontré vrai, avant quel’épreuve qui devrait constater le fait, pût être tentée innocemment » (ibid., p. 98). Si l’hu-manité peut exister en germe chez les pongos, elle est définitivement écartée pour les Noirs,tant ils sont incapables de pitié. 449. Sur ce point il convient de se reporter à l’article de Leïla Sebbar-Pignon : « Le mythedu bon nègre », dans : La revue des temps modernes, Paris, 1974. Le bon nègre est avant toutcelui qui est éduqué par un bon maître, capable de discerner la beauté des esclaves et leur

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qu’il a été au préalable éduqué dans les valeurs européennes : « Van der Stel,gouverneur du Cap, en ayant pris un dès l’enfance le fit élever dans les prin-cipes de la religion chrétienne, et dans la pratique des usages de l’Europe.On le vêtit richement, on lui fit apprendre plusieurs langues, et ses progrèsrépondirent fort bien aux soins qu’on prit pour son éducation […]450. »Nulle part la singularité de sa peau n’apparaît, seule son intelligence faitl’objet de la description dans la mesure où elle seule participe de la réussitepédagogique. Si le sauvage retourne parmi les siens, au moins faut-il noterque ce n’est pas sans raisonner… Pour les conditions moins envieuses quecelle de son récit, Rousseau ne pipe mot. Pourtant, il consulte Du Tertremais les volumes s’ouvrent toujours à la bonne page, quand il est questionde la vigueur physique des sauvages. De la traite, du châtiment des nègres,du marronnage, rien n’affleure. Il se contente d’évoquer vaguement l’his-toire de ces sauvages du Groenland que l’on transporte au Danemark et quifinissent par y mourir de langueur 451…

Ces silences marquent les limites de la prise en charge de l’altérité. Sile sauvage se rencontre, c’est dans le dessein d’écrire une autre histoire maisnon de rapporter l’histoire. Si le projet d’écrire une histoire de l’humanitésemble admettre comme postulat initial l’unité de l’espèce humaine, il n’endemeure pas moins que cette réduction de la nature humaine à l’homme dela nature interdit l’appréhension des différences culturelles. En effet, à tra-vers le portrait de l’homme naturel, Rousseau dévoile ce qu’il attend de lanature humaine ici et maintenant. L’homme de la nature devient ainsi lanorme à partir de laquelle sera jugée la perversion sociale ; la pitié, l’amourde soi, l’indépendance constituant autant de critères permettant d’apprécierla façon dont la dénaturation s’est mal accomplie pour le « parmi nous ».Enfin, le thème de la perfectibilité est lui aussi à envisager en rapport aveccet état originel. Si la perfectibilité permet de distinguer l’homme de l’ani-mal, elle permet également de différencier l’humanité en posant des bornesoù seule elle peut se révéler efficiente.

À cet égard, l’Européen peut prétendre récupérer une perfectibilité quia été endommagée par le cours de l’histoire. Si jusqu’alors la dénaturation aété vécue comme un drame, il n’en demeure pas moins qu’il est possible de

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aptitude à recevoir la culture européenne. Sans l’existence de ce maître zélé, l’esclave assimi-lerait l’Europe avec la violence.450. Ibid., p. 109.451. « [...] sans parler des Groenlandais et des habitants de l’Islande, qu’on a tenté d’éleveret de nourrir en Danemark, et que la tristesse et le désespoir ont tous fait périr, soit de lan-gueur, soit dans la mer où ils avaient tenté de regagner leur pays à la nage […] » (ibid.).

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retrouver les premiers traits de la nature originelle. L’Européen peut ainsirenverser l’histoire non pour retourner à « quatre pattes » mais pour expri-mer ce qu’il doit être. La perfectibilité se révèle inséparable d’un futur quipeut changer une histoire vécue sur le mode de l’aliénation452. Le devenir dela perfectibilité se joue donc dans l’accomplissement de notre moralité ;nous pouvons substituer à l’enfance du sauvage, celle d’un animal stupideet borné, la raison adulte au sein d’une société administrée par la majesté dela loi. La statue de Glaucus peut alors réapparaître purgée de toutes ses sco-ries sans qu’il soit nécessaire de méditer davantage les offenses faites à ladignité humaine. Rousseau traite sous le registre de la violence et de l’in-égalité celle du riche à l’égard du pauvre, du plus fort à l’égard du plusfaible. Pour le Noir ferré aux Antilles et subissant le Code noir, expressions’il en est de l’inégalité la plus féroce, pas un mot, pas un détail dans lesnotes pourtant abondantes en précisions de tous genres.

Le Noir n’est jamais pensé comme un être véritablement social. Sonétude est toujours reportée au lendemain, quand les vrais philosophes453

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452. Ce redressement vers notre nature originelle est d’ailleurs ce qui autorise notre rôlepédagogique à l’égard des « moins civilisés ». Nous sommes les seuls à pouvoir dépasser l’étatde l’enfance vers les lumières de la raison. Le langage de Rousseau sera celui d’un Condorcetqui, dans la dixième période de son Esquisse, décrit la tâche coloniale de l’Europe : « Cesvastes pays lui offriront, ici, des peuples nombreux, qui semblent n’attendre que des ins-tructions, pour se civiliser, et de trouver des frères dans les Européens, pour devenir leursamis et leurs disciples ; là des nations asservies sous des despotes sacrés ou des conquérantsstupides appellent des libérateurs ; ailleurs, des peuples presque sauvages, que la dureté deleur climat éloigne des douceurs d’une civilisation perfectionnée, tandis que cette mêmedureté repousse également ceux qui voudraient leur en faire connaître les avantages ; ou desnations conquérantes, qui ne connaissent de loi que la force, de métier que le brigandage.Les progrès de ces deux dernières classes de peuples seront plus lents, accompagnés de plusd’orages ; peut-être même que, réduits à un moindre nombre, à mesure qu’ils se verrontrepousser par les nations civilisées, ils se perdront dans leur sein. » Voir Jean Biou, « Lumièreset anthropophagie », Revue des sciences humaines (Paris), avril-juin 1972.453. « Supposons un Montesquieu, un Buffon, un Diderot, un Duclos, un d’Alembert, unCondillac, ou des hommes de cette trempe voyageant pour instruire leurs compatriotes,observant et décrivant comme ils savent le faire, la Turquie, l’Égypte, la Barbarie, l’Empiredu Maroc, la Guinée, le pays des Caffres, l’intérieur de l’Afrique et ses côtes orientales, lesMalabres, le Mogol, les rives du Gange, les Royaumes de Siam, de Pégu et d’Ava, la Chine,la Tartarie, et surtout le Japon, [...] supposons que ces nouveaux Hercules, de retour de cescourses mémorables fissent ensuite l’Histoire naturelle morale et politique de ce qu’ils auraientvu, nous verrions nous-mêmes sortir un monde nouveau de dessous leur plume, et nousapprendrions ainsi à connaître le nôtre : je dis que quand de pareils observateurs affirmerontd’un tel animal que c’est un homme, et d’un autre que c’est une bête, il faudra les en croire ;mais ce serait une grande simplicité de s’en rapporter là dessus à des voyageurs grossiers, surlesquels on serait quelquefois tenté de faire la même question qu’ils se mêlent de résoudre surd’autres animaux » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, op. cit., p. 101.

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auront enfin décidé de sa nature. Pour lors, il n’est présent que par sa res-semblance à l’orang-outang plus que par toute autre qualité humaine. Surce point, Rousseau et Buffon partagent les mêmes vues. Le nègre, en dépitde toutes les précautions oratoires sur l’unité de l’espèce, figure le point dejonction avec l’animalité. Son indigence intellectuelle, le peu de mots qu’ilest capable de prononcer le condamnent à participer à des relations socialesextrêmement frustes, lui interdisant d’inscrire dans la durée une histoire,des mœurs, tout ce qui fait l’unité d’une nation. Que la perfectibilité soitpensée en termes de différence interne ou de modèles sociaux, elle excluttoujours le Noir et le catégorise comme une nature ambiguë. Cette incerti-tude anthropologique caractérise, comme l’a fort bien montré Tinland454,l’attitude ambivalente du XVIIIe siècle à l’égard de la nature. Celle-ci est à lafois source d’angoisse suscitant une volonté de prendre ses distances par rap-port à son expression, notamment à travers l’animalité du Noir, en mêmetemps qu’elle figure le retour vers une authenticité et une harmonie per-dues. L’attitude devant la nature oscille ainsi entre l’horreur d’un déborde-ment de l’humain par le bestial — ce par effet de contamination due à lanégritude — et la reconnaissance d’un fondement stable sur lequel il s’avèrepossible de régler les choses humaines.Difficile dès lors d’associer dans l’unité d’un modèle le sauvage et le Noir.Pour l’idéologie des Lumières, les sauvages figurent l’état de l’enfance del’humanité. Peu importe alors qu’ils soient bons ou mauvais, l’importantn’est pas là. Dans les deux cas les sauvages fonctionnent comme des« miroirs magiques455 » qui reflètent une enfance que nous avons à la foisintégrée et rejetée. Dans ces miroirs, le nègre ne renvoie pas l’image de lajeunesse de l’humanité, il devient invisible. L’exotisme n’est qu’un prétextepour renverser l’écart extérieur — celui de la rencontre avec une altéritéréelle qui aurait risqué de faire chanceler nos propres valeurs — en écartintérieur et justifier le parcours qui nous conduit vers la maturité ration-nelle. En intégrant son origine sur le mode d’une perfectibilité retranchéede ses propres erreurs, l’humanité blanche peut, tel Narcisse, se repaître desa propre image. Voilà où nous ont menés les méandres de la perfectibilité :d’une tentative pour penser l’humanité dans sa spécificité tout autant quedans ses différences, elle est devenue concept permettant de hiérarchiser, dediscriminer, voire d’oublier du côté du bestial ceux dont la figure altérait detrop méchante manière la statue originelle.

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454. Dans : Léon Poliakov (dir. publ.), Hommes et bêtes, entretiens sur le racisme, colloque deCerisy-la-Salle, op. cit.455. L’expression est de Judith E. Schlanger. Voir Jean Biou, op. cit.

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Le contrat social : pour quels contractants ?

Si dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, le Noir s’effacederrière la perfectibilité de l’orang-outang, les déclarations liminaires duContrat social annoncent d’autres préoccupations. Il ne s’agit plus, en effet,de portraits exotiques ou de classifications anthropologiques mais de moraleet de politique. Le Noir, dont la Métropole456 s’accorde à dire qu’il est unechose faite pour l’esclavage, semble trouver avec Rousseau un protecteurpuisque celui-ci aime à répéter que ceux qui soutiennent l’esclavageconfondent tout. À l’instar d’Aristote, ces derniers prennent l’effet pour lacause, ce n’est pas parce que certains hommes sont contraints de porter lesfers qu’ils sont esclaves par nature : « Aristote avait raison, mais il prenait

456. Le Code noir entérine d’un point de vue juridique ce que la littérature des Anciens etla tradition théologique ont préparé. Hérodote l’a souligné à loisir, les Noirs sont desmonstres dans un pays de monstres (voir William B. Cohen, Français et Africains, les Noirsdans le regard des Blancs, Paris, Gallimard, 1981 ; notamment le premier chapitre). De labizarrerie de leur semence jusqu’aux dérèglements de la fornication, il y a matière à s’éton-ner et à vouloir redresser. La théologie approuve, les descendants de Cham dont la noirceurexprime la dégénération morale nécessitent d’être sauvés. Le préambule du Code noir dittout cela sans sourciller. Pas besoin de définitions préliminaires, l’esclavage va de soi : « Louis,par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre : à tous présents et à venir, salut. Commenous devons également nos soins à tous les peuples que la divine providence a mis sous notreobéissance, nous avons bien voulu faire examiner en notre présence les mémoires qui nousont été envoyés par nos officiers de nos îles de l’Amérique, par lesquels ayant été informésdu besoin qu’ils ont de notre autorité et de notre justice pour y maintenir la discipline del’Église catholique, apostolique et romaine, pour y régler ce qui concerne l’état et la qualitédes esclaves dans nos dites îles, et désirant y pourvoir et leur faire connaître qu’encore qu’ilshabitent des climats infiniment éloignés de notre séjour ordinaire, nous leur sommes tou-jours présents, non seulement par l’étendue de notre puissance, mais encore par la prompti-tude de notre application à les secourir dans leurs nécessités » (Louis Sala-Molins, op. cit.).

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l’effet pour la cause. Tout homme né dans l’esclavage naît pour l’esclavage,rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’audésir d’en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons d’Ulysseaimaient leur abrutissement. S’il y a donc des esclaves par nature, c’est parcequ’il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves,leur lâcheté les a perpétués457. » L’esclavage est mis au ban car il aliène et ledroit naturel et l’essence du corps social. Aussi, pour en finir avec tous lesraisonnements qui tentent de le justifier, Rousseau entreprend-il de liermorale et politique. Si la morale doit constituer le socle de tout ouvragepolitique, c’est qu’en matière de fondation tous les principes ne se valentpoint. La société humaine n’est ni celle des abeilles ni celle des castors,l’ordre naturel n’y suffit pas. Et à ceux qui voudraient que la seule autoritédu père contribuât à légitimer l’ordre monarchique ou toute autre forme depuissance, dont celle du maître sur l’esclave, Rousseau rétorque que celle-ciprend fin dès lors que la nature confère à chacun des enfants une autono-mie suffisante458. Enfin, quant à ceux qui arguent de l’autorité de Dieu pourlégitimer la puissance des uns et la soumission des autres, Rousseau répondque l’origine de la société est ailleurs, dans les conventions humaines.

Qu’il y ait une histoire du droit, voilà qui est provocant, car c’est affir-mer contre Aristote et les tenants de la monarchie de droit divin que la poli-tique est une affaire humaine et qu’elle se joue sur la scène de l’histoire.Pourtant, si le droit s’avère indissociable du pouvoir des hommes, arbitraireau sens le plus strict, il ne s’ensuit pas qu’il se confond avec la simple pru-dence des chefs ou la puissance des despotes. Si le droit repose sur lesconventions humaines, il n’en résulte pas que toutes les conventions sontlégitimes. Pour que le droit soit établi, encore faut-il pouvoir répondre de

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457. Du contrat social, op. cit., livre I, 2, p. 252. Il convient de remarquer par anticipationcombien la critique de Rousseau est ambiguë. Si le droit naturel est incompatible avec toutesformes d’esclavage, c’est parce que les hommes sont égaux en droit. Pourtant cette égalité dedroit ne semble point concerner le Noir razzié pour nos colonies antillaises. Comment affir-mer alors, de façon si péremptoire, que l’esclave finit par accepter sa condition tout commeles compagnons d’Ulysse ont aimé leur propre abrutissement ? Du Tertre, ému par la rigueurdes châtiments infligés aux nègres mais esclavagiste par « nécessité », que Rousseau lit et cite,remarque que les esclaves n’acceptent pas de bon cœur leur condition ; certains désertent laplantation et vont même jusqu’à se mutiner contre l’autorité des colons. Rousseau en fait-ildes hommes libres ? Il n’en dit rien. L’esclavage n’est contre nature que lorsqu’il choque lessujets du droit naturel. Nous y reviendrons lors de l’analyse du chapitre 4 du Contrat social.458. « La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille.Encore les enfants ne restent-ils liés au père qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pourse conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts del’obéissance qu’ils doivent au père, le père exempt des soins qu’il devait aux enfants, rentrenttous également dans l’indépendance » (ibid., p. 250).

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sa véritable définition. S’en abstenir serait confondre sous un même termedroit et fait, puissance souveraine et despotisme.

Cette exigence de la fondation du droit traduit chez Rousseau laconstante préoccupation de subordonner la politique à la morale. Il revientà la raison la charge d’examiner la définition du droit compatible avecl’axiome de départ : l’homme est né libre. Cet axiome permet à Rousseaud’écarter d’emblée les prétentions de la force. Lorsque le plus fort tente detransformer la force en obéissance et de l’inscrire de fait dans les bornes dudroit, il corrompt l’essence de ce dernier. La force désigne une puissancephysique — un simple mécanisme — alors que le devoir — l’obligation —renvoie à une puissance morale. Il y a donc paralogisme à vouloir faire signi-fier ensemble force et droit. Prononcer comme titre le droit du plus fort,c’est s’exposer à composer une phrase vide de sens, un simple galimatias459.Et Rousseau de prolonger l’analyse linguistique des concepts de droit et deforce par une démonstration par l’absurde. L’impossibilité de fonder le droitpar la force consiste en ce que l’effet change constamment avec la cause,sitôt que la force diminue ou périt, c’est le droit qui disparaît : « Supposonsun moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatiasinexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avecla cause ; toute force qui surmonte la première, succède à son droit. Sitôtqu’on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque leplus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plusfort. Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S’il faut obéirpar force on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l’on n’est plus forcéd’obéir on n’y est plus obligé. On voit donc que le mot de droit n’ajouterien à la force ; il ne signifie ici rien du tout460. » À ce titre, la force ne sau-rait jamais devenir le principe du droit car le propre d’un principe est d’ap-paraître véritablement premier. De la force au droit, la conséquence ne peutdonc jamais être la bonne car il n’y a aucune commune mesure entre l’actequi contraint et la reconnaissance du principe qui oblige.

Dès lors, la possibilité d’avancer un droit d’esclavage devient aussi sau-grenue qu’impossible. Mais parce que les faits sont têtus et les raisonneurs

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459. « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme saforce en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquementen apparence, et réellement établi en principe : mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ?La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de seseffets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c’est tout au plus un acte deprudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ? » (Ibid., livre I, 3, p. 252).460. Ibid., p. 253.

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légions, Rousseau examine méthodiquement les différents arguments461 quiprétendent établir un tel droit. Pour ce qui est de la première raison —l’aliénation de la liberté —, Rousseau souligne immédiatement qu’ellecontredit le droit naturel puisque l’acte d’aliéner sa liberté revient à suppri-mer sa propre humanité. Et lorsque Grotius462 établit l’existence d’une ser-vitude volontaire, il ne dit rien, car avoir la volonté de supprimer sa proprevolonté est tout simplement absurde. Il y a donc inconséquence radicale,que ce soit le fait d’un peuple ou d’un particulier, à user de sa volonté pours’en dessaisir l’instant suivant. Il est impossible d’envisager un contrat quistipule pour l’un des contractants la nécessité de renoncer à son droit natu-rel. Le contrat requiert toujours une autonomie et une altérité que l’escla-vage abolit de facto. Aussi, dans l’analyse de ce premier argument, Rousseausouligne-t-il avec force le seul usage possible du verbe aliéner : on peut don-ner ou vendre une chose, non sa qualité d’homme.

Pour ce qui est du deuxième argument — le droit de guerre —, celui-ci ne peut prétendre davantage à une quelconque légitimité. L’état de guerreest davantage un état de choses plutôt que l’expression d’une violence natu-relle. La guerre est le fait des États entre eux et non des simples particuliers.Aussi, dès que cesse le combat, les soldats redeviennent des citoyens maisplus encore des hommes. Aucune autorité ne peut donc s’appuyer sur le faitde la guerre pour en déduire un droit d’asservir. En outre, le droit de tuer nepeut s’exercer qu’au moment de l’action, dans le cas d’une défense naturelle,

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461. Cet examen fait l’objet du livre I, 4.462. « La servitude parfaite consiste à être obligé de servir pour toute sa vie un maître pourla nourriture et les autres choses nécessaires à la vie, qu’il doit servir à l’esclave. Et cette sujé-tion ainsi entendue, et renfermée dans les bornes de la Nature, n’a rien de trop dur en elle-même : car l’obligation perpétuelle où est l’Esclave de servir son Maître est compensée parl’avantage qu’il a d’être assuré d’avoir toujours de quoi vivre ; au lieu que les gens de jour-née ne savent la plupart du temps comment subsister : d’où il arrive souvent qu’ils vou-draient trouver quelqu’un chez qui ils pussent demeurer, sans autre salaire que la nourritureet l’entretien […] » (Droit de la guerre et de la paix, II, 5 et 27, trad. Barbeyrac, Amsterdam,1724, p. 308, cité dans Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèquede la Pléiade, 1964, p. 1439). Pufendorf, lui, considère que l’échange de la liberté contre lanourriture a été la forme première de l’esclavage : « Lorsque, le genre humain s’étant multi-plié, on eût commencé à se lasser de la simplicité des premiers siècles, et à chercher tous lesjours quelque moyen d’augmenter les commodités de la Vie, et d’amasser des richesses super-flues ; il y a beaucoup d’apparence, que les gens un peu riches et qui avaient de l’esprit, enga-gèrent ceux qui étaient grossiers, et peu accommodés, à travailler pour eux moyennant uncertain salaire » (Le Bâle, 1732, Droit de la nature et des gens, VI, 3, trad. Barbeyrac, p. 251).Rousseau conteste la possibilité pour un particulier ou un peuple de s’aliéner, mais dans lesdeux cas le Noir est absent. L’esclavage odieux, c’est celui qui autorise le Blanc à sa propreservitude, nous y reviendrons.

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il ne peut jamais se proroger en droit perpétuel463. Cela transformerait lesÉtats en simple assemblage de brigands et les particuliers en tyrans. En outre,comment déduire le droit d’asservir du droit de tuer quand on prétend asser-vir pour ne point tuer.

Le prétendu droit d’asservir est doublement illégitime : d’une part, àl’égard des citoyens dans la mesure où la fin d’un État est d’instaurer des rap-ports de droit et non la violence perpétuelle, d’autre part, à l’égard de la qua-lité d’homme. Cette dernière désigne un droit antérieur à toutes conven-tions, une qualité qu’aucun État ne peut jamais confisquer sans s’interdire lenom d’État464. En effet, la qualité d’homme n’appartient pas au moment del’histoire, elle n’est attribuée par aucune puissance étatique. Aucune autoriténe peut donc prétendre la donner, la suspendre ou la vendre. L’humanitéparticipe du droit naturel, c’est-à-dire d’un droit nulle part écrit mais dontla raison saisit la nature. Il y a donc dans la qualité d’homme une vérité éter-nelle qui surplombe notre existence factuelle ; cette vérité est celle d’uneessence — la liberté — que la raison peut comprendre lorsqu’elle rentre enelle-même et se dépouille de ses préjugés liés à l’état social. C’est toujourspour être le plus forts que nous inventons les arguments d’un droit de laforce. Mais quand nous renonçons à penser nos intérêts en fonction desmasques que nous portons, quand nous nous dépouillons des habits du civi-lisé pour la nudité de l’homme de la nature, alors nous pouvons saisir laliberté dans sa forme la plus originaire : l’indépendance465.

La raison ne peut pas ne pas voir que la liberté est consubstantielle àl’humanité. Notre volonté se donne dans une expérience immédiate, dansun agir si intérieur que rien ne peut altérer cette découverte : « La Naturecommande à tout animal, et la Bête obéit. L’homme éprouve la mêmeimpression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, ou de résister ; et c’est sur-tout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de sonâme […]466. » Alors que l’instinct fait tout dans la bête, la liberté apparaît,

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463. « La fin de la guerre étant la destruction de l’État ennemi, on a droit d’en tuer lesdéfenseurs tant qu’ils ont les armes à la main ; mais sitôt qu’ils les posent et se rendent, ces-sant d’être ennemis ou instruments de l’ennemi, ils redeviennent simplement hommes etl’on n’a plus de droit sur leur vie » (Du contrat social, op. cit., livre I, 4, p. 255).464. Cet impératif politique, juridique et moral de ne point flétrir le droit naturel neconcernera pas le Noir. Quand le Code noir stipule que des hommes seront des choses ettraités comme telles, Rousseau n’y trouvera rien à redire. L’objet du discours est ailleurscontre Grotius, Hobbes ou Pufendorf.465. Rousseau souligne, dans la première partie du Discours sur l’origine et les fondements del’inégalité (op. cit., p. 28), que l’homme sauvage se porte toujours tout entier avec soi..466. Ibid., p. 33.

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elle, comme la qualité qui nous distingue à jamais d’un simple mécanisme.C’est cet écart d’avec la machine qui n’autorise jamais à nous faire dépendrede ce que nous n’avons point choisi. Le droit naturel à la liberté est en cesens valide même avant que nous l’ayons découvert dans l’espace du langageou de la société, car l’essence de la liberté ne saurait, encore une fois, appar-tenir à l’histoire même si son devenir est dans l’histoire.

Quant à l’ultime raison, celle tirée du droit de conquête, elle n’a d’autrefondement que la puissance de vie ou de mort sur un individu. En cela, elles’apparente au droit du plus fort. Celui-ci ne peut se maintenir que dans lamesure où la contrainte parvient à durer. Dire cependant que la capacité àdurer confère une quelconque légitimité, c’est proférer une ineptie. Le droitde conquête se confond avec un état de guerre permanent et, à ceux quivoudraient que le droit d’asservir constitue le seul moyen de pacifier le ter-ritoire conquis, Rousseau rappelle au contraire qu’une paix obtenue sanstraité, par la seule crainte d’un joug féroce, consiste à faire perdurer laguerre : « Loin donc qu’il [le vainqueur] ait acquis sur lui nulle autoritéjointe à la force, l’état de guerre subsiste entre eux comme auparavant, leurrelation même en est l’effet, et l’usage du droit de la guerre ne supposeaucun traité de paix. Ils ont fait une convention, soit : mais cette conven-tion, loin de détruire l’état de guerre, en suppose la continuité467. » L’examende tous les prétendus droits d’asservir repose sur une conclusion expressé-ment déduite du droit naturel : il n’est pas possible d’ôter à un homme saliberté sans soi-même se retrancher de l’humanité. Il y a donc une limite àl’autorité sans laquelle celle-ci dégénère en tyrannie. Voilà pourquoi, enmême temps qu’il condamne l’esclavage, Rousseau définit la véritableessence de l’ordre juridique.

Réfléchir sur l’essence du droit revient à le penser rationnellement. Ledroit n’est pas seulement cette « maison » que les hommes rapiècent au furet à mesure que l’humanité grandit et complexifie ses rapports. Le détermi-ner ainsi, c’est l’abandonner à la férocité du maître et à la fureur de l’his-toire. Exiger une définition rationnelle du droit, c’est se demander ce qu’ildoit être et par là même se retirer des arguties des juristes et des princes :« J’entre en matière sans prouver l’importance de mon sujet. On medemande si je suis prince ou législateur pour écrire sur la Politique ? Jeréponds que non, et que c’est pour cela que j’écris sur la politique. Si j’étaisprince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu’il faut faire ;je le ferais ou me tairais468. »

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467. Du contrat social, op. cit., livre I, 4, p. 256.468. Ibid., op. cit., livre I, préambule, p. 249.

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Voilà pourquoi, après avoir souligné les conditions qui pervertissentl’essence du droit, la force et l’esclavage, Rousseau souligne la nécessité deremonter à une première convention. Celle-ci ne figure pas historiquementle premier pacte entre les hommes mais dévoile ce qu’il faut comprendrecomme appartenant véritablement à l’ordre politique. Or, pour définir cequ’est un ordre politique, il convient de procéder à la distinction entre unesimple agrégation et une association. La première requiert seulement unemultitude qui se laisse conduire par un chef. Ce faisant, elle s’aliène au pro-fit d’un particulier et signe un contrat de soumission. Le corps politiqueconstitué selon un tel pacte n’est qu’un assemblage sans unité réelle. Lecorps politique, comme tout corps vivant, s’il veut être viable, requiert uneorganisation interne capable d’exprimer son unité et sa vigueur. S’il n’estqu’un assemblage hétéroclite de membres, son unité coïncide avec l’épar-pillement des unités. Il n’y a donc de totalité réelle que sous la conditiond’une unité qui la précède et la féconde. Voilà pourquoi Rousseau fait appa-raître l’association comme la condition impérieuse d’un ordre politiquelégitime. Elle requiert comme condition fondamentale l’auto-institutiond’un peuple : « Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élitun roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple.Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondementde la société469. »

C’est dans le livre I, 6 du Contrat social que Rousseau dévoile l’essencevéritable du contrat qui doit présider à la constitution d’un ordre politique.Pour plus de clarté, Rousseau dégage les étapes nécessaires à sa compréhen-sion470. Tout d’abord, les obstacles naturels se multipliant, les hommes n’ontd’autre choix que de former sous la pression de ces premières circonstancesune agrégation. Celle-ci n’est pas un pacte authentique car elle est plusimposée que consentie. Le contrat véritable exige que chaque associé semette sous la suprême direction de la volonté générale en la constituant :« Ces clauses [il s’agit des clauses du contrat social] bien entendues se rédui-sent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tousses droits à toute la communauté : car premièrement, chacun se donnanttout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour

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469. Ibid., livre I, 5, p. 257.470. Il convient de méditer ces étapes qui conduisent progressivement de la nature à l’ordresocial subi et de cette soumission au vouloir être ensemble. L’ordre naturel des chosescontient une heureuse finalité car la nature fait sortir de son sein ceux qui peuvent devenirpar eux-mêmes des sujets de droit. Heureuse nature qui fournit des obstacles à ceux qui par-viennent à les dépasser !

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tous, nul n’a intérêt à la rendre onéreuse aux autres. […] Si donc on écartedu pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduitaux termes suivants : chacun de nous met en commun sa personne et toute sapuissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons encorps chaque membre comme partie indivisible du tout471. »

Ce passage du moi singulier au moi commun en dépouillant l’hommede ses qualités accidentelles (la force physique par exemple) l’élève au rangde citoyen. Ce qui s’accomplit dans l’acte volontaire de l’aliénation c’est laconstitution de l’égalité, rapport nulle part donné dans la nature. Cette éga-lité juridique définit le sens le plus authentique du droit puisqu’elle procèded’une volonté commune d’obéir à la loi. Voilà pourquoi ces clauses ducontrat sont aussi nécessaires que saintes, bien que nulle part écrites : « Lesclauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte, quela moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte quebien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sontpartout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues ; jusqu’à ceque, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droitset reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pourlaquelle il y renonça472. »

S’il peut y avoir des ordres juridiques imposant la paix à coup demenaces ou de tortures, ils doivent être rejetés dans la mesure où la saintetédu contrat ne saurait les tolérer. La raison humaine ne peut acquiescer à uneloi que si celle-ci manifeste dans sa forme l’essence du droit. La simple puis-sance ne suffit donc jamais à établir la légitimité du droit. Le juste n’est nil’avantage au plus fort ni la préoccupation de la paix civile à tout prix. Si telétait le cas, il faudrait convenir que le droit est le bras armé de la prudence.

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’irritation deRousseau contre l’esclavage. Rousseau n’admet pas que le peuple puisse sedépouiller de son autorité souveraine au profit d’un simple particulier. Ilrejette ainsi la théorie politique de Hobbes qui prétend que l’ordre politiquen’est pas affaire de vertu mais d’habileté. Rousseau n’admet pas, au nom dela tranquillité, qu’un peuple se donne à un particulier. Laisser croire avecHobbes que le pacte social est un pacte de sujétion, c’est pour lui transfor-mer le citoyen « naturellement » européen en simple esclave. Ce qu’ilcondamne, c’est la façon dont Hobbes — en politicien pragmatique —pense la nature du contrat. Pour ce dernier, en effet, un peuple ne peut

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471. Ibid., p. 259.472. Ibid., p. 258.

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constituer par lui-même un ordre politique car il est composé d’individusqui sont naturellement ennemis les uns des autres. Cette précellence del’égoïsme sur le bien général rend indépassable, selon Hobbes, la perspec-tive de l’individualisme possessif. Le peuple ne peut s’instituer commevolonté générale car ce qui lui fait défaut, c’est une raison pouvant servird’autres ambitions que le simple calcul des intérêts particuliers. L’état natu-rel étant la guerre et non la paix, la mort violente et non la tranquillité, ilne reste comme perspective que la soumission du peuple à une autoritéabsolue. C’est ce discours qu’abhorre Rousseau car dévoyer la nature de lasouveraineté, en faire l’aliénation d’un peuple à un chef, c’est par avanceapprouver le despotisme.

Il suffit donc de se tromper sur la nature du contrat social pour que deshommes libres deviennent des esclaves. Ce que Rousseau ne tolère pas, c’estque des principes politiques autorisent la mise sous tutelle du peuple et ladisparition de l’égalité. Son cri contre l’esclavage : « Je fais avec toi uneconvention toute à ta charge et toute à mon profit, que j’observerai tantqu’il me plaira, et que tu observeras tant qu’il me plaira473 » ne dépasse pasl’éreintement de ceux qui dépouillent le citoyen européen de ses droits.

Et pourtant les occasions ne manquaient pas… Sous la férule d’unColbert, la plume du législateur s’autorise à faire des conventions « au bonplaisir ». Le Code noir sorti de l’encre la plus féroce approuve l’importationdu Noir d’Afrique et la possibilité de le traiter comme une chose. Il ne faitpas dans l’ellipse ou le silence révérencieux, il prend les Noirs tels qu’ilssont, des bêtes, et enseigne la manière de procéder avec eux. Il ne concernepas un in illo tempore, un état hypothétique ou des êtres imaginaires. Il rap-pelle dans la sécheresse de son préambule474 que l’esclave noir mérite quel’on s’arrête au salut de son âme. Et, sous couvert d’une pieuse missionévangélique, il permet au colon, légalement, de faire régner la loi blanche…pas celle de l’égalité naturelle mais celle du fouet et du travail forcé. La cir-constance était belle, pour celui qui traque les vains contrats et lessophismes de la force, de montrer comment ce genre de convention trahitet le droit et la raison, mais Rousseau ne relève pas. Il aurait pu montrerjuste un instant que les articles contenaient une curieuse entreprise puisqueau royaume des Francs, la terre affranchit… Mais sur l’ineptie du Code etsa prétention à dire simultanément droit et esclavage, pas une note… Etmême si les Antilles sont lointaines, il aurait pu s’étonner qu’une loi de

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473. Ibid., p. 256.474. Nous l’avons présenté in extenso dans une note précédente.

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1738 limite le séjour des esclaves en France de peur de les affranchir475. MaisRousseau ne remarque pas. Alors que faut-il dire ? Les Noirs sont-ils encoredes hommes ? Le contrat qui leur est destiné peut-il s’accorder avec le res-pect du droit naturel ? Peut-on avec élégance et politesse leur dire qu’enmatière d’aliénation il y a des nuances et que, si certaines soulèvent le cœur,d’autres exigent plus de patience ? Les silences de Rousseau invitent à lepenser et ce d’autant plus qu’il remet toujours au lendemain le soin d’étu-dier leur nature. Pourtant, le fouet qui déchire la peau ne remet pas àdemain l’ouvrage. Le Noir est un être servile par nature, une chose agressivequi mérite d’être contenue.

Le Code noir ne concerne pas un irréel du présent. Il annonce la façondont il convient de procéder avec des biens meubles. Il cisèle ainsi dans lasuite de ses articles ce que le siècle pense en matière de négritude. Le Noira une existence comparable à celle des bestiaux dans la ferme ou des pois-sons dans l’étang. Le Noir est un bien meuble, c’est-à-dire, comme le sou-ligne Peytraud476 à la suite de Loysel, une « chose mouvante ». L’article 44du Code noir, comme le rappelle Louis Sala-Molins, donne une lecturejuridique des formules du droit romain, « gregatim habentur » : « Déclaronsles esclaves être meubles, et comme tels entrer en la communauté, n’avoirpoint de suite par hypothèque, se partager également entre les cohéritierssans préciput ni droit d’aînesse, ni être sujets au douaire coutumier, auretrait féodal et lignager, aux droits féodaux et seigneuriaux, aux formalitésdes décrets, ni aux retranchements des quatre quints, en cas de dispositionà cause de mort ou testamentaire477. » Le Noir fait partie intégrante desbiens de la plantation et ce quadrupède n’a aucune capacité juridique. LeCode noir suit ainsi sans faillir la chaîne de ses propres principes : ce quin’est pas sujet de droit, ce qui ne peut prétendre accéder à la propriété oubien encore contracter ne peut être nommé que par un droit auquel jamaisil ne peut accéder478. Logique implacable : l’esclave est exclu de la catégorie

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475. Comme le souligne William B. Cohen (op. cit., p. 161), l’opposition de la France à lavenue des Noirs sur son territoire, si elle s’explique par la crainte que l’esclavage redeviennelégal dans la métropole, s’explique aussi par racisme. La crainte de voir le sang blanc se mêlerjoue un rôle important puisque l’entrée du pays n’est pas interdite aux seuls esclaves maiségalement aux gens de couleur.476. Lucien Peytraud, L’esclavage aux Antilles françaises avant 1789. D’après des documentsinédits des Archives nationales, Paris, 1897, p. 247 et suiv.477. Louis Sala-Molins, op. cit., p. 178 et suiv.478. Article 28 : « Déclarons les esclaves ne pouvoir rien avoir qui ne soit à leur maître ; ettout ce qui leur vient par industrie ou par la libéralité d’autres personnes ou autrement àquelque titre que ce soit, être acquis en pleine propriété à leur maître, sans que les autresesclaves, leur père et mère, leurs parents et tous autres libres ou esclaves puissent rien prétendre

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de l’avoir parce qu’il ne peut prétendre à aucune existence civile. Sa manièred’être est ailleurs, dans l’existence canonique et bestiale. Rousseau s’indigne-t-il de ce Code qui sans rougir déclare non seulement « Tout est à moi, rienn’est à toi » mais encore « Tu n’es pas un homme » ? Pas un seul quolibet, pasune seule démonstration par l’absurde… Le discours insensé de l’esclavage, dequelque sens qu’on envisage les choses, pour le dire à la manière du livre I, 4n’est nullement inquiété dès lors qu’il s’agit de l’esclavage afro-antillais.

Le Code noir stipule pourtant qu’un homme pourra être traité en choseet devenir par l’effet d’une violence qui n’a rien de commun avec sa volontéun corps taillable et corvéable à merci. Rousseau ne voit rien à redire. Pourles orangs-outangs, il aurait sans doute consacré des lignes à fustiger la vio-lence des Européens, mais le Noir privé méthodiquement des effets de savolonté ou de sa dignité ne lui arrache aucune protestation. Au Code noirqui entreprend d’asservir et d’évangéliser dans la force, Rousseau répondlaconiquement dans une lettre à M. Bordes : « Si j’étais chef de quelqu’undes peuples de Nigritie, je déclare que je ferais élever sur la frontière du paysune potence où je ferais pendre sans rémission le premier Européen qui ose-rait y pénétrer et le premier citoyen qui tenterait d’en sortir479. » Tirade tou-chante et déplacée. Rousseau ne dit rien du calvaire des Noirs, il se prend àrêver d’une terre non contaminée par les préjugés européens. Ce rêve d’unprince qu’il n’est pas est à replacer dans la perspective du Discours de l’iné-galité ou du Contrat social, l’exotisme prend ici la place d’une possible révo-lution dans l’histoire, pas davantage. Pour ce qui est de la sage police desprinces, hic et nunc, et singulièrement de celle de Louis XIV, Rousseauenquête mais ne trouve nulle part la trace de ces odieux traités qui osent affir-mer « Tout ceci est à moi » : « En continuant d’examiner ainsi les faits par leDroit, on ne trouverait pas plus de solidité que de vérité dans l’établissementvolontaire de la Tyrannie, et il serait difficile de montrer la validité d’uncontrat qui n’obligerait qu’une des parties, où l’on mettrait tout d’un côté etrien de l’autre, et qui ne tournerait qu’au préjudice de celui qui s’engage. Cesystème odieux est bien éloigné d’être aujourd’hui celui des Sages et bonsMonarques, et surtout des Rois de France, comme on peut le voir en diversendroits de leurs Édits et en particulier dans le passage suivant d’un Écritcélèbre, publié en 1667, au nom et par les ordres de Louis XIV480. »

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par succession, disposition entre vifs ou à cause de mort. Lesquelles dispositions nous décla-rons nulles, ensemble toutes les promesses et obligations qu’ils auraient faites, comme étantfaites par gens incapables de disposer et contracter de leur chef » (ibid., p. 146).479. « Dernière réponse à M. Bordes » op. cit., Paris, 1823, t. 1, p. 152.480. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, op. cit., p. 68.

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Miséricorde, pitié et règlements à faire pour Montesquieu, dégénérescence etstupidité pour Buffon, zoomorphe et indifférence pour Rousseau, les préju-gés ne se redressent pas et le Code noir peut en toute quiétude tailler la chairdes Noirs.

Rousseau avait pourtant averti dans le second discours que la volontémanifestait la présence d’une âme481. Il lui restait alors à prendre note dumarronnage et des actes de désertion qui sont autant de négations de la loiblanche… Le philosophe qui apostrophe le peuple et lui demande de briserles fers ne tourne cependant point la tête vers ceux qui pourraient devenirl’exemple même de ces hommes qui refusent d’aliéner leur qualitéd’homme. Le Code noir qui glose sur l’existence canonique de l’âme de l’es-clave et sa totale incapacité juridique n’en reconnaît pas moins, lui, que der-rière la stupidité se profile une volonté qu’il s’agit de contenir : « Défendonsaux esclaves de porter aucune arme offensive, ni de gros bâtons, à peine defouet et de confiscation des armes au profit de celui qui les en trouvera sai-sis […]482. » Cette désobéissance du Noir est également mentionnée chezDu Tertre483 que Rousseau lit et commente mais il se contente, au passage,de raconter comment les sauvages sont abrutis par l’alcool484. Le Noir ferrépar un contrat qui stipule que l’esclavage et le droit ne sont point incom-patibles échappe à la vigilance du philosophe. Rousseau ne croise pas le feravec le monstre juridique.

Il n’est pas question pour nous d’argumenter a silentio mais d’exhiberles incohérences de l’argumentation. Plus que ce que Rousseau aurait pudire, ce qui nous intéresse, c’est la manière dont il le dit. Examinons.

Lorsqu’il conteste la légitimité de l’aliénation485, l’impossibilité de sedonner ou de se vendre, il nous apparaît difficile de retenir cette réfutationpour l’esclavage afro-antillais. Et les précisions sur le verbe aliéner ne chan-gent rien à l’affaire. Que l’aliénation ne puisse jamais désigner un transfertde droit mais qu’elle se limite à l’expression de la simple nécessité, se vendrepour subsister, voilà qui ne concerne en rien le Noir de nos colonies. Pour

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481. « [...] mais dans la puissance de vouloir ou de choisir, et dans le sentiment de cettepuissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n’explique rien par les loisde la Mécanique » (ibid., p. 32).482. Louis Sala-Molins, op. cit., article 15, p. 120.483. Du Tertre, Histoire générale des Antilles, t. 1, Kolodzieg, 1978, p. 165. Du Tertre rap-porte la désertion de soixante Noirs du quartier de Capesterre et l’attaque que leur lança legénéral de Poincy.484. « [...] toutes ces Nations Barbares supportent sans peine leur nudité, aiguisent leurgoût à force de Piment, et boivent les liqueurs européennes comme de l’eau » (Discours surl’origine et les fondements de l’inégalité, op. cit., p. 32).485. Du contrat social, op. cit., livre I, 4.

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pouvoir se vendre, il faut disposer d’une capacité juridique autorisant unsujet à contracter. Or, comme nous l’avons déjà souligné, le Noir ne rentrepas dans la sphère de l’existence civile. Le Code noir répète après Aristoteque l’esclave relève de l’économie domestique et qu’à ce titre, il ne peut pré-tendre dépasser le statut de la chose qu’on donne ou qu’on vend. Ce n’estdonc pas l’esclave qui se vend mais l’esclave qui est vendu. Il ne s’agit pasd’une nuance mais d’une distance qui nous rappelle combien Rousseauignore la réalité historique et juridique de la traite. Ignorance par manqued’informations ? Qui oserait le soutenir quand Rousseau consulte Labat etDu Tertre ? La vérité est ailleurs, Rousseau ne pense pas que le Noir est sujetdu droit naturel et que sa condition misérable mérite indignation. La pitié,la voix de la nature ne fonctionnent que lorsqu’il peut y avoir transfertd’une sensibilité vers une altérité.

À ce titre, l’indignation de Rousseau pour un père vendant ses enfantsest de la plus grande ambiguïté. Pour qui se situe dans le cadre des principesénoncés par le Contrat social, il apparaît logique de déclarer absurde unetelle vente. Et Rousseau de conclure de l’impossibilité pour un hommed’aliéner son humanité à l’interdiction pour un père d’outrepasser lesbornes de son autorité486. Tout fonctionne jusque-là… Mais la cohérence dudiscours vaut pour un sujet de droit à qui l’on rappelle l’impossibilité de flé-trir le droit naturel. Pour le Noir, nul ne vient sonder les préoccupationspaternelles ou les sages limites de la nature. Le Code noir rappelle la posi-tion du droit romain « partus sequitur ventrem », l’esclave engendre toujoursl’esclave sans qu’il soit nécessaire de consulter le géniteur et son autorité.Étrange donc, ce cérémonial d’un père usurpant et son autorité et les bornesde la nature, d’autant plus étrange que le raisonnement gravite toujoursautour de la même conclusion : c’est folie que d’aliéner le droit naturel.Vitupérer cette folie au point d’affirmer qu’elle ne peut concerner que l’in-dividu qui signe ce marché de dupes, n’est-ce pas reconnaître que dans lecas d’une aliénation réelle et forcée, comme c’est le cas aux Antilles, il n’estplus possible de faire marche arrière ? Ou l’homme qui a signé était vérita-blement un homme et il ne mérite plus de l’être ou ce n’en était pas un etdans ce cas le contrat demeure valide.

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486. Dans le livre I, 2 du Contrat social, Rousseau rappelle que la famille est la premièresociété naturelle mais que le père ne peut veiller qu’à la subsistance de ses enfants. Vouloirfonder sur cette première assistance une quelconque soumission, ce serait outrepasser lesbornes fixées par la nature. Mais pour le Code noir qui nie et la société naturelle de la familleet la possibilité pour un père de secourir ses enfants, Rousseau ne dit rien !

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Exagérée cette conséquence ? Elle le serait si Rousseau avait pris soin dedire que le Code noir outrageait la raison en voulant transformer la force endroit et l’obéissance en devoir. Mais Rousseau, à la place d’une plumeféroce, distingue les bornes juridiques de l’humanité. Il s’emporte quandGrotius accorde à un particulier ou à un peuple la possibilité de s’aliéner487

mais reste muet pour le Noir. Les sarcasmes concernent uniquement lepacte de soumission. Quand il s’agit de l’existence du citoyen blanc, il faitsimplement remarquer que l’autorité politique ne peut dépasser certainesbornes. Si la volonté générale constitue le fondement de la souveraineté, cequ’elle est en droit d’exiger comme personne civile ne peut excéder le droitnaturel de chacun des contractants : « Mais outre la personne publique,nous avons à considérer les personnes privées qui la composent, et dont la vieet la liberté sont naturellement indépendantes d’elle. Il s’agit donc de bien dis-tinguer les droits respectifs des Citoyens et du Souverain, et les devoirsqu’ont à remplir les premiers en qualité de sujets, du droit naturel dont ilsdoivent jouir en qualité d’hommes488. »

Pour le citoyen blanc, Rousseau ne se trompe pas quant à la distinctiondes droits et des devoirs, les seconds nécessitent toujours d’être examinés àla lumière du droit naturel. Une fois encore, cette subordination n’est pos-sible qu’à la condition de participer déjà d’un tel droit. Le second discoursl’avait déjà affirmé avec le thème de la perfectibilité, le Contrat social réitèreen définissant comme hommes les sujets de droit et comme sujets de droitcertains hommes. Les silences de Rousseau deviennent dès lors cohérentsnon seulement quant à l’impossibilité pour l’esclave d’exister comme sujetde droit mais, pire encore, quant à l’impossibilité pour le Noir d’espérers’élever plus haut que le mollet de l’orang-outang. Suivons, en effet, lalogique de Rousseau. Ne peut prétendre signer un contrat véritable quecelui qui est capable de renoncer à sa liberté naturelle pour la transformeren liberté civile489. Mais réciproquement, ne peut jouir de la liberté civile

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487. « Il est permis à chaque Homme en particulier de se rendre esclave de qui il veut,comme cela paraît par la Loi des anciens Hébreux, et par celle des Romains : pourquoi doncun peuple libre ne pourrait-il pas se soumettre à une ou plusieurs personnes, en sorte qu’illeur transférât entièrement le droit de le gouverner, sans s’en réserver une partie ? » Grotius,Droit de la guerre et de la paix, I, 3, op. cit., p. 121-122.488. Du contrat social, op. cit., livre II, 4, p. 269.489. « Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que lamoindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles n’aientpeut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitementadmises et reconnues ; jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans sespremiers droits et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelleil y renonça » (ibid., livre I, 6, p. 258).

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que celui dont la liberté naturelle lui permet d’accéder à l’existence sociale.Décantons… Ne peut prétendre à l’existence civile que celui qui possèdepar nature la liberté, et dans la mesure où tout ce qui n’est pas libre ne peutdevenir sujet, alors ce qui n’est pas sujet peut devenir objet et propriété d’unsujet. Clair et définitif.

Sous la plume de Rousseau, le sens de l’esclavage se transforme consi-dérablement. Oublié les carcans, les fers et la déportation dans les naviresbétaillères. Les scories de l’histoire une fois balayées, demeure seulement leproblème de constituer ici et maintenant un ordre du droit. Les destina-taires du Contrat social sont uniquement les citoyens européens, ceux pourqui le droit naturel rime avec l’évidence du contrat social. Et c’est là —sournoisement — que l’anthropologie subordonne la morale et la politique.Pour que le droit naturel puisse faire émerger les sujets dont le devenir estla liberté civile, encore faut-il que la perfectibilité leur ait ouvert le chemin.La question primitive peut alors se poser : comment concilier la force et laliberté de chaque homme avec l’ordre social490 ?

Les dispositions de la nature originelle qu’exalte Rousseau expriment ledevoir être des citoyens européens. Il suffit de relire attentivement les pre-miers paragraphes du livre I, chapitre 6. Ceux qui peuvent prétendre à undevenir politique sont très exactement ceux qui peuvent changer les cir-constances extérieures — les obstacles naturels qui ont conduit les hommesà s’assembler — en pacte social. Un tel renversement n’est pas envisageablepour le Caraïbe qui vend son lit le matin pour venir le pleurer le soir. Il y ades innocences tellement innocentes qu’elles rendent impossibles certainesdénaturations. En effet, même si Rousseau rappelle que le peuple veut tou-jours le bien mais qu’il ne le voit pas toujours491, il n’en demeure pas moins

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490. « [...] la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de saconservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu’il se doit ?Cette difficulté ramenée à mon sujet peut s’énoncer en ces termes : “Trouver une forme d’as-sociation qui défende et protège la personne et les biens de chaque associé, et par laquellechacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’aupara-vant” » (ibid., p. 258). La difficulté posée par le contrat social est de garantir à ceux quicontractent en vue de leur liberté civile l’assurance de parfaire la liberté naturelle dont ilsjouissaient initialement. Le Noir, lui, ne pose pas réellement de problème, il convient d’at-tendre un jour qu’un sage se penche sur sa nature pour savoir si le Code noir a exagéré. 491. « Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien ne sauraient êtreentendus. Or il y a mille sortes d’idées qu’il est impossible de traduire dans la langue dupeuple. Les vues trop générales et les objets trop éloignés sont également hors de sa portée ;chaque individu ne goûtant d’autre plan de gouvernement que celui qui se rapporte à sonintérêt particulier, aperçoit difficilement les avantages qu’il doit retirer des privations conti-nuelles qu’imposent de bonnes lois » (ibid., p. 278-279.)

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qu’il conserve comme attribut essentiel et la volonté et la prévoyance néces-saires pour s’assembler. Certes, la sainteté du pacte mérite les lumières dulégislateur, homme exemplaire au-dessus des passions humaines, mais lesindividus susceptibles de former le pacte ont déjà les qualités requises pourle faire réussir.

La dénaturation exige, en effet, la compréhension d’une vie meilleuresous la rationalité de la loi civile que dans le repas frugal du sauvage. Mêmesi la difficulté à laquelle se heurte le philosophe genevois est d’importance :comment imaginer que le peuple soit avant les lois ce qu’il doit devenir parelles ? Il n’en demeure pas moins qu’il n’exige pas un supplément d’enquêtepour savoir si l’égoïsme des particuliers ne va pas contrarier l’harmonie dutout. L’hypothèse du législateur, homme divin et débrouillard492 s’il en est,vient lever les difficultés énoncées. Il se trouvera bien un prince pour sentirque revient au peuple le fondement de la souveraineté et le pouvoir de rati-fier les lois. La difficulté n’était donc pas totalement un cercle vicieux : l’es-prit des lois peut déterminer l’esprit du peuple. Le citoyen européencontient déjà en germe la dénaturation qui le fera passer de l’individu à lavolonté générale. L’esclave noir, lui, ne figure nulle part au chapitre du deve-nir politique : ni existence civile, ni possibilité de surmonter les bornes del’instant présent. Le Noir zoomorphe, au bas de l’échelle des êtres, dont laphysionomie rend suspecte toute perfectibilité ne peut accéder pourRousseau aux conditions liminaires du pacte social : un vouloir-êtreensemble. Si sa vue est bonne493 et lui permet de repérer au loin les vais-seaux, sa volonté est si débile qu’il accepte de devenir une chose494.

Pour qu’un peuple puisse s’instituer comme peuple, cela présuppose desindividus capables de repérer une altérité avec laquelle ils vont s’assembler.

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492. « Cette raison sublime qui s’élève au-dessus de la portée des hommes vulgaires est celledont le législateur met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner par l’au-torité divine ceux que ne pourraient ébranler la prudence humaine. Mais il n’appartient pasà tout homme de faire parler les Dieux, ni d’en être cru quand il s’annonce pour être leurinterprète. La grande arme du Législateur est le vrai miracle que doit prouver sa mission »(ibid., p. 279).493. « Ainsi il ne faut point s’étonner, que les Hottentots du Cap de Bonne-Espérancedécouvrent, à la simple vue des Vaisseaux en haute mer d’aussi loin que les Hollandais avecdes Lunettes, ni que les Sauvages de l’Amérique sentissent les Espagnols à la piste, commeauraient pu faire les meilleurs Chiens […] » (Discours sur l’origine et les fondements de l’in-égalité, op. cit., p. 31). Les qualités du sauvage athlétique méritent d’en remontrer à la dépra-vation de l’Europe. Mais les navires que regardent au loin les Sauvages sont-ils ceux quiramènent les cargaisons humaines ? On peut avoir la vue bonne et le jugement mauvais.494. Il s’agit, dans ce cas, de recomposer la chaîne des conséquences. Il y a folie à acceptersa propre servitude : ou la liberté est notre nature originelle ou l’esclavage notre malédiction.Les Noirs semblent avoir « choisi » : servitude éternelle.

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Le Noir dispose peut-être d’une robustesse que nous n’avons point mais saméchanceté à l’égard des orangs-outangs autorise à douter de sa pitié. Or,c’est sur fond d’une sensibilité originaire, même altérée par les accidents del’histoire, que nous pouvons nous transporter dans le semblable. Et si jus-qu’alors le véritable contrat n’a pu avoir lieu, c’est que l’histoire n’a pasencore exprimé la pureté de l’origine. De cette pureté, le Noir est biffé car, siun seul instant il avait figuré la statue d’un homme encore proche de l’étatnaturel, il eût été nécessaire de se pencher sur son histoire. C’est à lui d’abordqu’il aurait fallu proposer le contrat social puisque plus proche de la pitié etde l’amour de soi, il pouvait former une unité où le bien général se serait plusrapidement implanté dans les cœurs. Mais Rousseau n’a pas interprété decette manière les accidents de l’histoire. Certes, l’amour-propre a effacél’amour de soi et la propriété de la terre s’est substituée à la cueillette origi-nelle, mais, en même temps, c’est l’ensemble de ces accidents qui incitel’homme à revenir à la pureté du premier état. C’est donc le détour par l’his-toire qui assure le retour à l’origine.

Rousseau s’applique ainsi à retracer les différentes époques des sortieschaotiques de l’état de nature : l’état du riche et du pauvre, du puissant etdu faible, du maître et de l’esclave. Le second discours propose une généa-logie de l’inégalité : « Si nous suivons le progrès de l’inégalité dans ces diffé-rentes révolutions, nous trouverons que l’établissement de la loi et du droitde propriété fut son premier terme ; l’institution de la Magistrature lesecond ; que le troisième et dernier terme fut le changement du pouvoir légi-time en pouvoir arbitraire ; en sorte que l’état de riche et de pauvre fut auto-risé par la première Époque, celui de puissant et de faible par la seconde, etpar la troisième celui de Maître et d’Esclave, qui est le dernier terme de l’inéga-lité, et le terme auquel aboutissent enfin tous les autres, jusqu’à ce que de nou-velles révolutions dissolvent tout à fait le Gouvernement, ou le rapprochent del’institution légitime495. » Nous retrouvons la même logique à l’œuvre dans leContrat social : les premières sociétés patriarcales et le partage entre riches etpauvres (livre I, 2), le droit du plus fort et l’apparition du juridique(livre I, 3) et enfin la domination du maître sur l’esclave (livre I, 4).

Les esclaves dont Rousseau parle ne sont ni noirs ni ferrés aux Antilles,il s’agit de la tyrannie préparée et peaufinée par la différence des fortunes.L’esclavage rime alors avec le passage d’un « collectivisme » qui ne connaît

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495. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, op. cit., p. 72. Il convient de remar-quer que cette longue suite de catastrophes qui aboutit à l’état du maître et de l’esclave secalque sur l’exacte nécessité de faire transparaître enfin dans le droit les dispositions d’unenature originelle.

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pas le cri de guerre de la propriété, le « ceci est à moi ! », à la possibilité pourle riche d’affamer le pauvre et d’avoir pour lui seul la force de la loi. Voilà laréalité du drame : des citoyens blancs qui s’aliènent mutuellement, le richecraignant toujours d’être renversé et le pauvre se nourrissant de sa propre ser-vitude. L’esclavage pensé par Rousseau n’excède donc pas le cri contre la mol-lesse du peuple et la férocité des tyrans. Les fers à briser ne sont pas ceux duNoir mais ceux de la dépendance qui ont fini par nous faire confondre latranquillité avec la liberté. Le signe de l’esclavage se repère ainsi dans l’inver-sion de certaines valeurs : indépendance/dépendance ; liberté/tranquillité.Voilà pourquoi Rousseau vitupère ceux qui, à l’instar de Hobbes, confon-dent la constitution d’un ordre social avec le problème de la paix civile. Laplume de Rousseau se fait alors mordante : « On dira que le despote assureà ses sujets la tranquillité civile. Soit ; mais qu’y gagnent-ils, si les guerres queson ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de sonministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions ? Qu’y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussidans les cachots ; en est-ce assez pour s’y trouver bien496 ? » Mais, quand ils’agit du Noir, le lyrisme n’est plus de saison. Pourquoi serait-il besoin des’emporter pour un être incapable de goûter les douceurs de l’ordre social ?

La réconciliation de la légitimité du droit et de l’ordre politique n’a desens qu’ici et maintenant, pour le « parmi nous », comme sut le dire en sontemps Montesquieu. Pour le Noir, le droit peut se concilier avec la force etles devoirs devenir des contraintes. Sur ce tour de passe-passe, qui pourtantruine le droit dans son essence, aucun reproche, aucune contestation.Rousseau ne trouve jamais de mots assez durs pour ceux qui établissent ledroit par le fait497, mais n’y a-t-il pas quelque chose d’aussi dirimant, unefois l’essence du droit mise à jour (l’égalité naturelle des hommes), de lais-ser les faits aux oubliettes de l’histoire ? Si la norme doit jouer un rôle poli-tique ou moral, n’est-ce pas lorsqu’il lui est possible de se confronter à l’im-pureté factuelle ? C’est pourtant ce que fait Rousseau lorsqu’il frappe denullité juridique tous les contrats qui aliènent le citoyen blanc.

Bien que le Noir ne soit pas relégué par des facteurs physiques — le cli-mat à l’instar de Montesquieu — aux confins de la nature, il n’en demeure

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496. Du contrat social, op. cit., livre I, 4, p. 253.497. « Grotius nie que tout pouvoir humain soit établi en faveur de ceux qui sont gouver-nés : il cite l’esclavage en exemple. Sa plus constante manière de raisonner est d’établir tou-jours le droit par le fait. On pourrait employer une méthode plus conséquente, mais non pas plusfavorable aux tyrans » (ibid., livre I, 2, p. 251). Cette méthode, Rousseau l’a employée pourles citoyens de « Blancolande » puisqu’il a déduit l’ordre social de la seule essence du contrat.Le Code noir, odieux dans la systématicité de ses articles, n’a pas été une seule fois jugé...

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pas moins que son existence demeure invisible pour l’eidos originel. Pour leprouver, il suffit de reprendre la lecture du livre I, chapitre 4. Rousseau s’enprend au droit de guerre insistant sur l’absurdité de faire périr les particuliersou de les réduire en esclavage tant la relation de guerre ne concerne que lesÉtats. Mais qui soutient que les Noirs razziés sur les côtes occidentales del’Afrique participent d’un État ? Certainement pas la France qui collecte despièces d’Inde pour approvisionner les plantations, certainement pas la loiblanche du Code noir qui, du haut de son autorité, ne se soucie pas de savoird’où vient le Noir. N’est-il pas une chose, un esclave dont il n’est nul besoinde raconter l’histoire ? Le sol, les coutumes, le langage… ces signes qui mani-festent une existence civile ne fonctionnent que pour un citoyen. Demande-t-on au poisson rouge son bassin d’origine ? Lorsque cela est fait, c’est à lamanière de Charlevoix, de Buffon ou de Du Tertre, quand il s’agit de répar-tir les tâches en fonction des naturels498. Le présupposé argumentatif brilleencore ici : le droit naturel concerne tous les hommes pour autant que la per-fectibilité leur ait préparé autre chose qu’un pied leste et une bonne vue.

En ce qui concerne la perfectibilité du Noir, celle-ci est ailleurs etRousseau le sait fort bien. Du Tertre, attendri comme Buffon par la souf-france de ces pauvres bougres dont les germes d’humanité piquent lablanche sensiblerie, dit de quelle manière il convient de procéder avec eux :« Quand on les traite avec douceur et qu’on les nourrit bien ils s’estimentles plus heureux gens du monde, ils veillent à tout et on voit sur leur visageet dans leurs actions des marques certaines de la satisfaction de leur esprit.Au contraire quand on les traite avec rigueur, on s’aperçoit bien vite que lamélancolie les ronge499. » La perfectibilité du Noir ne peut s’affranchir de laprésence d’un pédagogue qui ne manque pas de surveiller cette inquiétantenature, capable comme on le sait d’arracher un petit orang-outang au seinde sa mère ; inquiétant zoomorphe… Et si le Code noir envisage un jour,certes le plus lointain, sa possible acculturation dans un respect des plusrévérencieux500, Rousseau, lui, ne se penche pas sur le problème.

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498. Voir notre précédent chapitre.499. Du Tertre, op. cit. La description est émouvante. Le Noir est un corps qui reflète lesdispositions de son maître. À ce titre, il est présentable. Mais lorsqu’il se libère de ses chaînes,il devient inquiétant et monstrueux. Du Tertre plein de compassion théorise sur l’esclavageparfait, celui qui fait oublier au Noir qu’il est une chose : « Nous en avons une expérienceavec nos nègres qui ne songent à leur déplorable condition que quand on les maltraite, maisc’est encore si légèrement que si cette pensée les occupe aujourd’hui, ils n’y songent plus lelendemain » (ibid., p. 525). Encore une fois le peu de mémoire du sauvage fait merveille, àpeine ferré il en oublie les fers, à peine frappé il en oublie la douleur.500. « Commandons aux affranchis de porter un respect singulier à leurs anciens maîtres,à leurs veuves et à leurs enfants ; en sorte que l’injure qu’ils leur auront faite soit punie plus

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Indifférence ? Non, cohérence impossible de sonder la perfectibilité d’unenature qui attend non pas le doigt de Dieu mais l’œil avisé de certains expé-rimentateurs.

Quant à l’ultime réfutation, celle du droit de conquête, elle neconcerne pas davantage l’esclavage afro-antillais. Certes, d’un point de vueformel, Rousseau peut insister à loisir sur l’incohérence d’établir le droit del’esclavage sur le droit de vie ou de mort lorsqu’on rend esclave pour nepoint faire mourir. Mais si cercle logique il y a, celui-ci concerne une foisde plus le rapport entre peuple conquérant et peuple conquis. Le réquisitdu cercle, c’est l’affirmation d’une commune mesure entre deux sociétéssusceptibles de s’accorder sur les vrais principes du droit. D’ailleurs,Rousseau n’envisage-t-il pas la réfutation de l’esclavage après le chapitreconsacré à l’impasse de la force et avant celui de la nécessité de remonter àune première convention ?

Il convient, dès lors, de modérer le lyrisme du livre I, chapitre 4, l’es-clavage n’a pas été pris en tous sens. Le discours est insensé seulement d’unhomme à un homme ou d’un peuple à un peuple. Et dire de Rousseau qu’ilpousse la critique plus loin que celle de Montesquieu en fondant l’impossi-bilité de l’aliénation non plus sur la loi civile501 mais sur le droit naturel,c’est procéder à une comparaison entre les textes en oubliant la signification

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grièvement, que si elle était faite à une autre personne. Les déclarons toutefois francs et quittesenvers eux de toutes charges, services et droit utiles que leurs anciens maîtres voudraient pré-tendre, tant sur les personnes que sur leurs biens et successions en tant que patrons »(article 58 du Code noir in Louis Sala-Molins, op. cit., p. 198). Le singulier respect que l’af-franchi doit à son ancien maître exprime toute la défiance et le mépris des Blancs. Ceux quis’autorisent à l’oublier sont traités avec la plus grande sévérité. En 1767, un affranchi métisbat à mort un Européen, il est flagellé, ferré, puis vendu comme esclave (voir le commentairede l’article par Louis Sala-Molins). Le meurtre était-il le seul moyen de se voir retirer la nou-velle liberté pour un affranchi ? Une menace, un vol, une parole déplacée suffisaient ample-ment. L’affranchi sera traité juridiquement sur le même plan que l’esclave. Entre les anciensfers et la nouvelle liberté demeure un trait d’union constamment réitéré : la couleur. C’estainsi qu’en 1827 à la Guadeloupe, les peines infligées par la justice dépendent non du statutjuridique de l’accusé, mais de la race à laquelle il appartient (voir W. B Cohen, op. cit., p. 287).501. De l’esprit des lois, livre XV, 2, op. cit., p. 491-492 : « Vendre sa qualité de citoyen estun acte d’une telle extravagance, qu’on ne peut la supposer dans un homme. Si la liberté aun prix pour celui qui l’achète, elle est sans prix pour celui qui la vend. La loi civile, qui apermis aux hommes le partage des biens, n’a pu mettre au nombre des biens une partie deshommes qui devaient faire ce partage. La loi civile, qui restitue sur les contrats qui contien-nent quelque lésion, ne peut s’empêcher de restituer contre un contrat qui contient la plusénorme de toutes. » Faire reposer l’impossibilité de se vendre non plus sur la loi civile maissur le droit naturel, c’est manifester davantage encore l’incompatibilité entre l’humanité etl’esclavage. Mais un tel hiatus ne fonctionne que lorsque la loi civile protège le citoyen etplus encore lorsque le droit naturel concerne tous les hommes.

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des concepts. Si le droit naturel protège l’humanité en chaque homme, etce avant les distinctions de couleur ou de culture, il n’en demeure pas moinsque c’est toujours et encore la perfectibilité qui détermine l’application dudroit naturel. Or, comme nous l’avons déjà souligné, cette faculté demeureproblématique pour les zoomorphes. Si nous voulons adopter la lecture laplus optimiste qui soit, nous dirons que le Noir doit faire ses preuves avantde voir son humanité reconnue… Mais un lecteur plus exigeant se verra ledroit de demander la nature de ces preuves. Notre lecture précédente peutnous permettre d’y répondre : non seulement le Noir doit attendre de vraisexaminateurs de la trempe d’un Buffon, mais plus encore que de bénir leciel pour la venue des sages d’entre les sages, il doit faire preuve d’unepatience exemplaire et accepter cette « douce servitude » capable de le sau-ver de sa propre dégénérescence.

Derrière le thème de la bizarrerie du sujet à examiner, nous retrouvonsla tranquille assurance d’une normativité qui ne doute pas de sa compétencepour résoudre l’épineux problème des différences d’humanité. Sur ce point,Rousseau n’échappe pas aux préjugés de son temps. Le Code noir asservitl’esclave mais théorise en même temps sur les barrières anthropologiques.L’humanité du Noir ne dépasse pas la récupération de son âme d’un pointde vue canonique. Les pourfendeurs du préjugé n’y trouveront rien à redire,transformant seulement le paradigme de la conversion spirituelle en attented’une possible humanisation. Mais nous savons déjà ce que cette attentesignifie et les explorateurs qui doivent statuer sur ce devenir ont déjà rendudes sentences. Montesquieu exige de contenir les esclaves et de ne pointmultiplier les affranchis pour éviter l’état de guerre, les bénéfices d’uneliberté fraîchement acquise dégénérant souvent en intempérance. Buffon alui aussi répondu. Si la dureté de l’esclavage lui arrache quelques mouve-ments de compassion, c’est pour s’empresser par la suite de souligner l’in-digence intellectuelle du nègre. Sa légendaire bêtise, sa laideur physique etmorale, son odeur insupportable lui interdisent les qualités de nos climats.Et si le temps, qui peut tout, parvient un jour à arracher les sauvagesd’Amérique de l’aube de la civilisation, cette transformation demeurerainterdite aux Noirs. Il y a des dégénérations irrécupérables… Rousseauaurait pu donner lecture de ces merveilleux explorateurs qu’il attend, lui quisubstitue le droit naturel à la loi civile et aux modèles ethnocentriques, maisil ne le fait pas. Si c’est folie que d’aliéner la nature humaine, c’est prudenceque de multiplier les expériences.

Ces précautions dévoilent tous les méandres de son anthropologie. Siles Noirs sont des bêtes, alors ce sont les problèmes théoriques de la chasse

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et de l’élevage qui les concernent, pas davantage502. Quand Rousseau parle,il demeure dans la perspective d’un néant philosophico-juridique, le Noirne peut pas être appréhendé sous le registre des conventions entre sem-blables, qu’elles soient d’homme à homme, d’État à État. Et le discoursinsensé, raillé à la fin du chapitre 4 — « Je fais avec toi une convention touteà ta charge et toute à mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira, etque tu observeras tant qu’il me plaira » — suppose toujours la reconnais-sance d’une altérité et la certitude d’avoir à faire à autre chose qu’une bête.Si Rousseau s’inquiète de la langueur de certains Islandais au Danemark, ilne demande jamais l’abandon par les Français de leurs possessions d’outre-mer503. Le Code noir ? Écrit, sans doute pour des choses.

Convient-il de s’énerver contre la tyrannie de la métropole quand elledéclare sans sourciller qu’il y a des hommes dont la bestialité est si pronon-cée qu’elle risque de contaminer le territoire des Francs504 ? Certainementpas. Aussi, la métropole moins embarrassée que le philosophe en matièred’humanisation répond de façon plus vigoureuse. À la question du gouver-neur de Cayenne, qui en 1766 interroge le Ministre de la marine pourconnaître le délai du « blanchiment » d’un individu de couleur, la réponsene fait pas dans le laconique : jamais. Et la justification est limpide : l’éga-lité viendrait à signifier la disparition de l’ordre social : « Ceux qui descen-dent (de la race noire) ne peuvent jamais entrer dans la classe des Blancs.S’il était un temps où ils pouvaient être réputés Blancs, ils pourraient pré-tendre comme eux à toutes les places ou dignités, ce qui serait contraire auxconstitutions des colonies. » Cette logique n’est pas sporadique, elle sous-tend le Code noir qui n’accepte pas d’autre perfectibilité que celle d’uneintériorisation de la loi blanche.

Que le droit du royaume de France applique les articles du Code noiravec la sévérité qui convient, Rousseau ne bouge pas. Remettre à plus tardun tel monstre juridique, abandonner certains hommes à la fureur du fouetquand on pinaille sur les subtilités du verbe aliéner, voilà qui aurait dû

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502. Voir Louis Sala-Molins, op. cit., p. 247. 503. Rousseau ne fait pas exception à l’ambivalence du discours. Il faut d’un côté préserverles Africains de toute contamination due à l’influence européenne mais en même il convientd’ajouter que les Noirs ne sont pas tout à fait des hommes. Voir William B. Cohen, op. cit.,p. 252.504. Nous l’avons déjà dit, une loi de 1738 limite le séjour des esclaves, de crainte d’avoirà les affranchir. Ce sont des craintes raciales qui sont à l’origine de cette loi. D’ailleurs le gou-vernement prit des mesures afin de prévenir le métissage sur le sol français (voir William B.Cohen, op. cit., p. 160). Tout esclave se vit refuser le droit de se marier même avec le consen-tement du maître.

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étonner plus d’un exégète. Certes, on nous ressortira la dernière réponse àBordes, quand Rousseau s’imagine un seul instant chef de quelqu’un despeuples de Nigritie, prêt à passer par le fer le premier Européen désireuxd’y entrer et le premier citoyen prêt d’en sortir. Mais il conviendrait, unefois encore, d’en rappeler les circonstances : Rousseau prend la défense duDiscours sur les sciences et les arts et soutient que si l’ignorance peut parfoisengendrer la méchanceté, les sciences font, à coup sûr, croître la déprava-tion505. Goûtons dès lors la symétrie du discours : l’Afrique est élevée subi-tement au rang de terre inconnue, ce qui permet à Rousseau de l’envisagervierge de toute corruption. Ainsi, en gardien de la pureté des mœurs, ils’apprête à repousser la décadence de l’Europe. Mais le sujet qu’il empêchede sortir a ici une existence civile… curieux ? Aussi longtemps qu’on nevoit pas qu’il s’agit d’un Européen « neuf ».

La servitude qui effraie Rousseau est donc celle du luxe qui apprend auriche à vouloir davantage et au pauvre à envier toujours plus. C’est cettealiénation que Rousseau brocarde en avertissant prince et peuple. DuSecond discours au Contrat social affleurent les mêmes préoccupations : tantque le droit tournera le dos à sa propre essence, celle d’une liberté et d’uneégalité garanties par la souveraineté du peuple, c’est l’histoire tout entièrequi demeurera prisonnière du malheur et de la servitude. Pour le Noir, nullequestion de sainteté du Contrat social ou de souveraineté politique, lesarticles du Code ont déjà tranché. Mineur et bestial. Le thème de la per-fectibilité leur a fait écho. En matière d’émergence du sujet juridique, uneseule et même voix s’est élevée : ajournée faute d’expériences corroborantleur autonomie… Bestialisé avec toute la certitude que l’ordre politique nepeut voir le jour qu’ici et maintenant.

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505. « Dernière réponse à M. Bordes » dans J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, op. cit.,p. 71-96 : « À travers l’obscurité des Anciens temps et la rusticité des anciens Peuples, onaperçoit chez plusieurs d’entre eux de fort grandes vertus, surtout une sévérité de mœursqui est une marque infaillible de leur pureté, la bonne foi, l’hospitalité, la justice, et, ce quiest très important, une grande horreur pour la débauche, mère féconde de tous les autresvices. La vertu n’est donc pas incompatible avec l’ignorance. Elle n’est pas non plus tou-jours sa compagne : car plusieurs peuples très ignorants étaient très vicieux. L’ignorancen’est un obstacle ni au bien ni au mal ; elle est seulement l’état naturel de l’homme. »

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Vivre à Clarens ?La pédagogie d’une servitude nécessaire

Comme nous l’avons établi lors de l’analyse du Contrat social, la théorie ducorps politique ne s’accompagne pas d’une prise en compte de la réalité del’aliénation. Ou plus exactement l’aliénation dont il est question nes’adresse pas aux Noirs. Les fers qui écrasent sont ceux du puissant sur lefaible, du riche sur le pauvre, jamais ceux du négrier ou du colon. Lesarticles du Code noir et les claquements de fouet au nom de l’autorité de laloi n’entrent pas au nombre des perversions de l’histoire506. Pour qu’il y eûtforce ignoble et dénaturation de l’humanité, il aurait fallu que le Noir fûtdéjà inclus dans le cercle de l’égalité naturelle, attendant sa sociabilité àvenir grâce au chemin de la perfectibilité. Mais l’anthropologie a parlé avantqu’il ne s’exprime : le Noir ne peut prétendre participer de cet état où la nul-lité sociale annonce une nature qui doit être inclue dans des rapports dedroit. Le Noir, nous le savons, doit patienter à la lisière de l’humanité,attendre ses examinateurs zélés qui, un jour peut-être, l’incluront dans lasphère d’une humanité réelle.

Pour lors, il est possible d’en disposer car il ne participe pas du prototypede l’homme sauvage. Les Africains sont toujours rapportés à une singularité,celle de la peau ou du caractère507, mais ne laissent pas transparaître cette per-fectibilité qui permet de distinguer un singe d’un orang-outang. De fait, leur

506. Rousseau proposera d’ailleurs un esclavage domestique pour retirer à l’institution soncaractère odieux. Rousseau ne condamne pas, il aménage les conditions d’une aliénation pri-vée. Dès lors, la servitude ne pourra plus choquer les fondements du droit car il ne s’agit plusd’ordre social mais d’« affaires familiales », nous y reviendrons.507. « L’Afrique entière, et ses nombreux habitants, aussi singuliers par leur caractère quepar leur couleur, sont encore à examiner […] » (Discours sur l’origine et les fondements de l’in-égalité, op. cit., p. 101).

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inexistence anthropologique et juridique laisse toute latitude à l’entreprisecoloniale. La force du colon n’entre pas dans la visibilité d’une histoire dudroit. Le colon ne tord pas le droit, pas plus qu’il ne flétrit l’égalité naturellecar il aménage un système adéquat pour la paresse des anthropomorphes. Etdans la mesure où ces derniers acceptent les fers, il y a là la preuve qu’ils nesont pas raisonnables, car le poids de la servitude finit toujours par choquerceux qui en sont les victimes. S’ils se taisent, c’est qu’il existe une « conven-tion » où les mots esclaves et droit ne sont plus contradictoires. Plus précisé-ment, si l’antinomie existe, c’est pour un homme capable de consulter saconscience ou pour un peuple refusant de voir aliéner sa souveraineté au pro-fit d’un particulier. Pour le Noir, qui n’est ni tout à fait un homme ni l’élé-ment possible d’un peuple, l’esclavage s’inscrit dans une perspective où lemaître ne prend pas la peine de s’adresser à l’altérité de l’esclave : « Je fais avectoi une convention tout à ta charge et tout à mon profit, que j’observerai tantqu’il me plaira et que tu observeras tant qu’il me plaira. » Voilà qui n’est pasdans le ton du Code noir. Celui-ci n’écrit pas une convention qui s’adresseaux esclaves, le préambule établit qu’il y a des esclaves.

Faire ressortir ainsi cette inscription de l’esclavage peut susciter l’indi-gnation et l’on nous objectera, sans doute, les pages sublimes du Contratsocial sur l’ignominie de l’esclavage. Mais si nous acceptons de sortir dulyrisme juridique dont la portée ne s’applique, une fois encore, qu’aucitoyen de « Blancolande » pour fouiller la façon dont Rousseau institue lemodèle social dans La nouvelle Héloïse508, nous trouverons alors des consi-dérations étonnantes sur la servitude nécessaire. Nous verrons poindre unordre social où l’inégalité se trouve comme par enchantement compenséepar l’amour des maîtres.

L’intérêt de la La nouvelle Héloïse, c’est donc sa fonction, il ne s’agit plusde dresser le constat médical de la dénaturation mais d’apporter des remèdes.Or la nature des remèdes suffit à éclairer les ambiguïtés des concepts rous-seauistes, à expliquer bien des silences qui ne tiennent plus à la clarté desclauses du contrat… Il n’est plus question, en effet, d’instaurer ou de restau-rer l’égalité naturelle dans le droit mais de faire aimer à certains leur propreasservissement. Dans la bonne société de Clarens, les maîtres — le juste mon-sieur de Wolmar et la tendre Julie509 — doivent substituer à l’indépendance

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508. La nouvelle Héloïse n’est pas une utopie, elle présente un modèle social dont le proto-type ne doit pas décourager l’exécution (La nouvelle Héloïse, Paris, Gallimard, 1995).509. La société de Clarens fonctionne selon deux modalités remarquables : l’inégalité desconditions requiert comme postulat fondamental l’égalité des maîtres. La vertu des uns rendainsi presque imperceptibles la servitude des autres au point que les domestiques en viennent

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naturelle et à l’égalité le goût de la servitude. Et ainsi que le remarqueRousseau Saint-Preux, comme la servitude est « si peu naturelle à l’hommequ’elle ne saurait exister sans mécontentement510 », il s’agit de recourir à desartifices pour lui faire aimer une condition qui répugne à la nature des choses.Et c’est dans ce projet d’une technique de l’asservissement que le discours deRousseau rejoint la miséricorde et la pitié du législateur de L’esprit des lois.

Lorsqu’il n’est plus possible de déterminer des rapports d’égalité entredes citoyens, la seule possibilité qui demeure est l’épanchement de la sensi-bilité. De ce point de vue, la société de Clarens est parfaite. Et nous nedirons pas avec Michèle Duchet qu’elle témoigne de la manière dont« l’ordre et l’art peuvent porter remède aux maux engendrés par un étatsocial corrompu, et qu’une société juste est celle où l’homme goûte le bon-heur de vivre avec ses semblables, où son être moral et son être social setrouvent confondus dans une même vocation511 ». L’harmonie des sem-blables présupposerait en effet la reconnaissance effective d’une vocationcommune, d’une égalité de droit entre les sujets qui composent l’ordresocial. De tout cela, il n’est point question dans la société de Clarens.L’harmonie de l’ensemble implique l’inégalité consentie des domestiques etdes journaliers.

Il est certes toujours possible de déclarer qu’une telle inégalité est insen-sible dans la mesure où la vertu des maîtres confine à sa part la plus congruel’inégalité des conditions au point de la réduire à l’inégalité naturelle, maisc’est tout de même oublier un point fondamental : les maîtres sélectionnentles domestiques, les façonnent et règlent leur assemblage selon un principedes plus douteux, la capacité à vivre leur aliénation sur le mode du dévoue-ment : « Ici c’est une affaire importante que le choix des domestiques. Onne les regarde point seulement comme des mercenaires dont on n’exigequ’un service exact ; mais comme des membres de la famille, dont le mau-vais choix est capable de la désoler. La première chose qu’on leur demandeest d’être d’honnêtes gens, la seconde d’aimer leur maître, la troisième de leservir à son gré ; mais pour peu qu’un maître soit raisonnable et un domes-tique intelligent, la troisième suit toujours les deux autres. […] On les choi-sit jeunes, bien faits, de bonne santé et d’une physionomie agréable.

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à louer Dieu d’avoir, dans sa bienfaisance, mis des riches sur terre : « [...] ils louent Dieu dansleur simplicité d’avoir mis des riches sur la terre pour le bonheur de ceux qui les servent, etpour le soulagement des pauvres » (La nouvelle Héloïse, quatrième partie, lettre X, op. cit.,p. 76).510. Ibid., p. 76.511. Michèle Duchet, op. cit., p. 300.

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Monsieur de Wolmar les interroge, les examine, puis les présente à sa femme.S’ils agréent à tous deux, ils sont reçus, d’abord à l’épreuve, ensuite aunombre des gens, c’est-à-dire des enfants de la maison, et l’on passe quelquesjours à leur apprendre avec beaucoup de soin et de patience ce qu’ils ont àfaire512. »

Le principe d’unification de la société de Clarens n’est pas le bien com-mun mais l’attachement au maître. C’est d’ailleurs cet attachement qui, auxyeux de Rousseau, permet de transformer une conduite vénale en conduitesociale. Les maîtres aux vertus exemplaires513 rachètent les inférieurs de leurpropre servitude. Le passage de l’indépendance naturelle à la servitudeconsentie mérite donc davantage que le lyrisme sur la pureté des âmes deWolmar ou de Julie. Ce qui est fondamental, c’est la façon dont Rousseauélève la famille en modèle du lien social, lui qui, dans le Contrat social, netrouve pas de mots assez durs pour ceux qui voudraient se prévaloir du

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512. La nouvelle Héloïse, quatrième partie, lettre X, op. cit., p. 59. Il n’est plus question deconvention illicite ou d’esclavage contraire à la nature du droit et de l’humanité mais decompétence à dresser la main-d’œuvre servile. Il faut apprécier la façon dont Rousseau éva-lue la réussite d’une telle « éducation » : l’esclave devient l’enfant de la maison et accepte deservir en silence et au gré de son maître. Rousseau ne s’écarte pas sur ce point du Code noirlorsque ce dernier fait de l’esclave un bien meuble à disposition du maître et transmissiblepar héritage : « Déclarons les esclaves être bien meubles, et comme tels entrer dans la com-munauté, n’avoir point de suite par hypothèque, se partager également entre les cohéritierssans préciput ni droit d’aînesse […] » (article 44 in Louis Sala-Molins, op. cit., p. 178).Rousseau prolonge de façon inquiétante cette logique : le domestique — la chose privée dumaître — devient l’éternel enfant, ce qui invalide toute perspective d’autonomie. Mieuxencore, l’esclave dressé par l’amour du travail parvient lui-même à ne plus se percevoircomme chose animée : « On ne souffre point qu’ils deviennent des messieurs et s’enor-gueillissent de la servitude » (p. 59). Voilà brossé le tableau d’une servitude qui ne choqueplus le droit car elle s’inscrit dans la douceur d’un paternalisme qui n’écrit plus d’odieuseconvention mais qui ramène la servitude là où elle mérite d’être : une affaire privée entre desmaîtres dont la vertu se mesurera à l’attachement de leurs esclaves.513. Il convient de noter que Rousseau pose une seule question de « pédagogie » : commentfaire de bons domestiques ? Il élude l’autre aspect du problème : comment obtenir de bonsmaîtres ? Un tel examen conduirait à reconnaître qu’il peut y en avoir de mauvais mais sur-tout cela risquerait de produire une question portant sur la légitimité d’une telle maîtrise.Rousseau résout cette tension en inversant les perspectives : en proposant la méthode à suivrepour créer des « enfants » de la maison, il laisse transparaître les critères d’une bonne maîtrise— être aimé, savoir recourir à la sensibilité pour ferrer la conscience servile. Rousseau inventeainsi la subtilité d’un esclavage où la culpabilité est tout entière circonscrite du côté de l’es-clave : si celui-ci ne s’intègre pas à la famille, ce n’est pas parce que l’esclavage est une pra-tique cruelle mais parce que l’esclave ne mérite pas l’amour du maître de maison. Cette pers-pective est d’un étonnant pragmatisme : il est possible de remplacer le fouet et les chaînes parune touchante sensibilité. Ce gommage de la violence « nécessaire » constitue le paroxysmed’un esclavage bien compris : l’esclave doit intérioriser sa servilité. Nous y reviendrons.

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modèle familial pour faire perdurer plus qu’il n’est nécessaire l’autorité dupère sur ses enfants : « La plus ancienne de toutes les sociétés, et la seulenaturelle, est celle de la famille : encore les enfants ne restent-ils liés au pèrequ’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que cebesoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l’obéissancequ’ils devaient au père ; le père exempt des soins qu’il devait aux enfants,rentrent tous également dans l’indépendance. S’ils continuent de resterunis, ce n’est plus naturellement, c’est volontairement ; et la famille elle-même ne se maintient que par convention514. »

Recourir à un tel modèle en dit long sur la « société » de Clarens. Lafamille suppose, en effet, un ordre immédiat qui s’impose à ceux qui en par-ticipent. Il n’est donc nullement question de construire un ordre social. Lefaire, ce serait recourir à une décision qui d’emblée nous placerait dans laperspective d’une constitution de rapports juridiques. Ce qui apparaîtraitalors, c’est le problème de la légitimité du corps social : comment constituerun ordre politique sans altérer la liberté naturelle des membres qui le com-posent ? Autrement dit, ce que la question du politique rencontre, c’est tou-jours le problème de l’unification d’une multiplicité : comment passer d’unagrégat à un corps social ? Or ces questions-là concernent uniquement lasphère des sujets de droit, ceux pour qui le chemin de la perfectibilité faitrencontrer le problème d’une composition des « égalités naturelles »… Pourle reste, il ne s’agit pas d’un problème logique de fondation de la légitimitéde l’ordre social mais d’un problème plus prosaïquement technique : com-ment intégrer l’esclave sans bavures ? La réponse de la bonne société deClarens est d’une sécheresse exemplaire : le silence du domestique. Lemeilleur moyen de gommer toute altérité, toute différence, est encore de lesrésorber dans la belle unité familiale.

La machination qui permet de s’approprier la liberté naturelle dudomestique est des plus subtiles. Il s’agit de se donner un droit sur ses volon-tés en le déclarant éternel mineur : « Son domestique lui était étranger ; il enfait son bien, son enfant, il se l’approprie. Il n’avait droit que sur les actions,il s’en donne encore sur les volontés515. » Cette conversion du domestique enchose est remarquable. Le maître aurait pu faire du domestique un employé,mais la société de Clarens exige beaucoup plus. Elle requiert l’aliénation dela liberté car à travers le statut de l’employé demeurait ouverte la possibilité

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514. Du contrat social, livre I, 2, op. cit., p. 250-251. Si la famille ne se maintient que parconvention une fois l’autorité du père rejointe par l’autonomie des enfants, cette égalité neconcerne en rien l’esclave. Celui-ci n’est pas une personne mais une propriété de la famille.515. La nouvelle Héloïse, quatrième partie, lettre X, op. cit., p. 83.

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d’une altérité. L’employé n’est pas l’enfant de maison, il dispose d’unevolonté et de la possibilité de sortir du cercle familial. Rousseau exige davan-tage : l’infantilisation du domestique afin que toute vie publique lui soitdésormais interdite.

Il y a dans la société de Clarens une immédiateté éthique des plusétranges. Le maître n’a pas besoin d’user de la force du discours, il entredirectement en résonance avec ses domestiques, ce qui lui permet de lesfaire travailler comme s’ils l’eussent désirés : « Tout l’art du maître est decacher cette gêne sous le voile du plaisir ou de l’intérêt, en sorte qu’ils pen-sent vouloir tout ce qu’on les oblige à faire516. » Le rêve de Clarens frise lecauchemar. Étrange désir, en effet, que de vouloir que la servitude soit vécuecomme liberté. Il y a dans cette disposition autrement plus de cynisme quela loi du plus fort car dans la force transparaît toujours la contingence dufait. Le plus fort doit multiplier les occasions, les ruses, pour faire perdurersa force. Rousseau propose, lui, de gommer ces difficultés en recourant àl’artifice suprême : l’« élevage » du domestique. Il y a dans cette entrepriseun usage inédit de la perfectibilité puisqu’il s’agit de savoir déterminer lesbornes de la domestication : « C’est ainsi qu’en formant et dressant sespropres Domestiques on n’a point à se faire cette objection si commune etsi peu sensée ; je les aurai formés pour d’autres. Formez-les comme il faut,pourrait-on répondre, et jamais ils ne serviront à d’autres517. »

Il n’est plus question d’inscrire les premières dispositions de la naturedans la sphère du droit afin de transformer la « stupidité naturelle » du pre-mier homme en une conscience morale intégrée à un ensemble social quilui confère droits et devoirs. Il s’agit, au contraire, d’étouffer cette naturepremière en lui substituant une seconde nature : celle du dévouement ser-vile. D’ailleurs, la réussite d’une telle « pédagogie » n’est-elle pas la preuveque la conscience ainsi modelée était déjà proche de la servitude ? L’artificedu maître permet donc simplement de sélectionner ceux en qui la naturedispose à la liberté et ceux en qui elle prépare à l’esclavage. La nature servileest comme révélée à l’occasion de l’apprentissage de la servitude. Le langage

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516. Ibid., p. 68. Une fois encore, le maître doit savoir jouer de l’illusion. Il doit faire croireau domestique que sa dépendance est la meilleure garantie de sa liberté. Et Rousseau n’évitepas le cynisme d’une servitude nécessaire qu’il s’agit d’entretenir comme si elle était l’ex-pression d’une nature première. D’ailleurs, il ne manque pas de faire remarquer qu’une répu-blique retient les citoyens par les mœurs, la vertu, tandis que les domestiques ont besoin seu-lement d’être cloîtrés dans l’espace familial. À nouveau, Rousseau distingue les espaces quicorrespondent à différents types d’existences. Le domestique est une chose que l’on gardechez soi, dont on contrôle les mouvements afin que le service devienne son seul bonheur.517. Ibid., p. 59-60.

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théologique affleure ici de nouveau : la seconde nature répare l’écart de lapremière518…

L’infantilisation du domestique manifeste le dressage réussi. Il s’agit deproduire non pas un homme capable de parler, de juger, d’agir mais un êtredocile qui sente le poids de sa condition. Un domestique mal éduqué esttoujours tenté d’aller voir ailleurs et menace, par là même, de briser l’unitédu cercle familial en rompant l’image du bonheur qui consiste pour lemaître à se promener sur ses terres et à jouir d’une nature où la main-d’œuvre servile s’intègre tellement au décor que la nature semble donnerelle-même les fruits : « M. de Wolmar prétend que la terre produit à pro-portion du nombre de bras qui la cultivent ; mieux cultivée elle rend davan-tage ; cette surabondance de production donne de quoi la cultiver mieuxencore ; plus on y met d’hommes et de bétails, plus elle fournit d’excédentà leur entretien. On ne sait, dit-il, où peut s’arrêter cette augmentationcontinuelle et réciproque de produit et de cultivateurs519. »

C’est dans cette perspective que Saint-Preux exalte la compétence desmaîtres. Puisqu’ils ont en charge le façonnage de la main-d’œuvre, il ne sau-rait exister de mauvais domestiques mais seulement des erreurs de pédago-gie. Et, de ce point de vue, le rêve de Clarens est de supprimer tout raté dansl’entreprise de domestication. Pour ce faire, il est possible de calculer lameilleure combinaison possible entre les « gens » : « M. de Wolmar n’exa-mine pas seulement en les recevant s’ils conviennent à sa femme et à lui,mais s’ils se conviennent à l’un et à l’autre, et l’antipathie bien reconnueentre deux excellents domestiques suffirait pour faire à l’instant congédierl’un des deux : car, comme dit Julie, une maison si peu nombreuse, unemaison dont ils ne sortent jamais et où ils sont toujours vis-à-vis les uns desautres doit leur convenir également à tous, et ce serait un enfer pour eux sielle n’était une maison de paix520. ». Ce savant calcul combinatoire n’épuisepas la réussite du bonheur. Il convient de multiplier les moyens pour asseoirl’attachement aux maîtres.

Et sur ce point, Rousseau se montre particulièrement inventif.L’argent, par exemple, sert à Julie non pas tant à rémunérer le travail, maisà distribuer des récompenses, des gratifications pour services rendus. La

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518. Et puisqu’il s’agit de sélectionner des naturels, l’anthropologie pourra voler au secoursde l’administration de Clarens. Quoi de plus facile à manipuler qu’un anthropomorphe ?519. Ibid., p. 56. Le tableau est touchant : l’état de nature est retrouvé dans un immobileprésent grâce à la prévoyance du maître qui a su faire cultiver la terre par ceux qui devaientla cultiver.520. Ibid., p. 78.

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dialectique est subtile : l’argent n’est pas ce vil instrument qui achète le tra-vail d’un homme et par conséquent l’humilie mais remplit une fonctionpédagogique. En recevant une petite récompense pour son travail zélé, ledomestique redouble de zèle et finit par comprendre que son maître n’at-tend de lui que son attachement. Au passage, le maître voit ses profits gran-dir mais, dans le bonheur de Clarens, le spectacle d’une belle disciplineempêche les considérations d’apothicaire521…

L’argent prépare ainsi le service illimité et le dévouement pour lemaître. C’est dans cette perspective que l’infantilisation joue son rôle le pluscynique. Elle prive par avance les domestiques de toute subjectivité puisqueaux yeux de Julie, ils deviennent tous ses enfants.

La « justice » de Clarens est tout entière présente dans cette « harmo-nie » : le maître épanche sa sensibilité et ses domestiques en sont tout émus.D’ailleurs la seule « injustice » qui règne dans cette société n’est jamais com-mise mais sentie. Il s’agit de l’espoir caressé par chaque domestique d’être lepréféré de son maître et de découvrir que cet amour doit, hélas !, être par-tagé : « Nul ne se plaint qu’elle [Julie] manque pour lui de bienveillance,mais qu’elle en accorde autant aux autres ; nul ne peut souffrir qu’elle fassecomparaison de son zèle avec celui de ses camarades, et chacun voudrait êtrele premier en faveur comme il croit l’être en attachement522. » Plaisantconstat. Les maîtres ne dérogent jamais à la justice tant qu’ils s’emploient àavoir de l’affection pour leurs outils animés. Nous voilà bien loin des tiradescontre la servitude qui corrompt toute dignité humaine. Il suffit de prati-quer un esclavage modéré pour qu’il devienne raisonnable. Rousseauretrouve la plume de Montesquieu : l’esclavage n’est pas un mal en soi, ilconvient simplement d’en ôter les abus.

Mais ce caractère raisonnable de l’esclavage n’est pas à mettre au comptedes plus belles pages de Rousseau. Le maître est en effet exempt de toute culpabilité face à l’esclave. C’est à lui qu’on vient demander le pardon. Etmême si Rousseau raffine en proposant une forme de tempérance entre la rigi-dité de l’ordre incarné par Wolmar et l’effusion sensible dispensée par Julie523,

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521. « Enfin dans les temps de grands travaux, Julie donne vingt batz de gratification à celuide tous les travailleurs, journaliers ou valets indifféremment qui durant ces huit jours a étéle plus diligent au jugement du maître » (ibid., p. 57).522. Ibid., p. 76.523. « Quand M. de Wolmar a dit, je vous chasse, on peut implorer l’intercession deMadame, l’obtenir quelquefois et rentrer en grâce à sa prière ; mais un congé qu’elle donneest irrévocable, et il n’y a plus de grâce à espérer » (ibid., p. 62). Rousseau pousse la logiquede la sensibilité jusqu’à son comble : l’esclave doit demander à genoux le pardon et impri-mer en lui une dévotion encore plus grande. Rousseau invente ici une catégorie des plus

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il n’en demeure pas moins que les maîtres ne peuvent pas être accusés car ceserait supposer que les domestiques sont leurs égaux.

L’impunité des maîtres s’accompagne logiquement de la dénonciationpermanente des domestiques entre eux. Et le système de délation est d’unerare efficacité puisqu’il fonctionne à chaque étage de l’aimable société : lesouvriers ont des surveillants, les surveillants sont à leur tour surveillés parles gens de basse cour, le tout intéressé par les petites gratifications desmaîtres. Saint-Preux ne tarit pas d’éloges devant une police si « sublime524 »,il loue le courage qu’il faut pour dénoncer celui qui par son comportementviendrait altérer la belle harmonie. Tout ce qui ne sert pas le maître l’of-fense : voilà une maxime de Clarens dont il devient difficile de célébrer lamodernité. Rousseau se fait, au contraire, l’étrange théoricien d’unecurieuse police : le maître n’a pas besoin de surveiller ses esclaves car chacundevient l’espion de tous les autres. Il parvient ainsi sans effort à construireun système où la servilité s’alimente elle-même. Le regard du maître est toutautant multiplié qu’intériorisé, l’esclave collabore ainsi à son propre asser-vissement en portant avec lui toute l’obligation de faire réussir un systèmequi sans sa « compétence » menace de s’effondrer.

En effet, la faute que le domestique ne rapporte pas équivaut à l’injus-tice commise. Le spectateur de l’offense devient ainsi plus criminel que lecriminel s’il ne dit rien. La boucle est bouclée : si le domestique ne demeurepas pure manifestation de dévouement, c’est-à-dire extériorisation entièrede sa servilité, il gagne une opacité qui le rend suspect. Sa parole ne peut

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intéressantes : celle d’une effusion permanente de l’esclave, seul moyen pour lui de prouverqu’il est bien attaché au maître. Rousseau, une fois encore, peaufine toute la logique du dis-cours esclavagiste. Puisque l’esclave est ennemi naturel de la société, le seul moyen de l’in-tégrer au corps social sans rompre son unité est de le maintenir dans l’exigence d’une mani-festation de sa propre servilité sur le mode de l’affection.524. « Quelque intérêt qu’ils aient à s’aimer, ils ont encore un plus grand à lui plaire ; le zèlepour son service l’emporte sur leur bienveillance mutuelle, et tous se regardant comme léséspar des pertes qui le laisseraient moins en état de récompenser un bon serviteur, sont égale-ment incapables de souffrir en silence le tort que l’un d’eux voudrait lui faire. Cette partiede la police établie dans cette maison me paraît avoir quelque chose de sublime, et je ne puisadmirer assez comment Monsieur et Madame de Wolmar ont su transformer le vil métierd’accusateur en une fonction de zèle, d’intégrité, de courage, aussi noble, ou du moins aussilouable qu’elle l’était chez les Romains » (ibid., p. 79). Une telle place faite à la délationtranscrit la logique de l’argumentation en même temps qu’elle éclaire les silences deRousseau sur le Code noir. Pour ce qui est de la logique : dans la mesure où « l’enfant de lamaison » ne participe jamais du droit, il ne saurait se plaindre ou même attaquer un tiers. Ilne lui reste comme possibilité que d’espionner, d’indiquer... Rousseau ne dépareille pas avecles arguments du Code noir : ce qui n’a pas de personnalité juridique ne peut jamais invo-quer la loi (voir article 31).

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donc pas prétendre à une autonomie qui le couperait du lien familial, il doittoujours être récupéré comme chose et par conséquent se faire chose. Or, sefaire chose signifie pour lui avoir la transparence du cristal, réitérer sanscesse les signes de dévotion qui expriment son attachement au maître. Laperversité est même poussée jusqu’à lui apprendre à aimer la servilité desautres, c’est-à-dire à aimer cette unité par laquelle il existe (la communautédes domestiques) et dans laquelle il s’efface au profit de l’amour du maître,seul principe véritable de l’unification d’une multiplicité : « […] on rebuteceux qui ne sont bons que pour eux. Pourquoi, leur dit-on, accorderais-jece qu’on me demande pour vous qui n’avez rien demandé pour personne ?Est-il juste que vous soyez plus heureux que vos camarades, parce qu’ils sontplus obligeants que vous ? On fait plus ; on les engage à se servir mutuelle-ment en secret, sans ostentation, sans se faire valoir. Ce qui est d’autantmoins difficile à obtenir qu’ils savent fort bien que le maître, témoin decette discrétion, les en estime davantage ; ainsi l’intérêt y gagne et l’amour-propre n’y perd rien525. »

Rousseau pousse jusqu’à son paroxysme le modèle d’une pacificationinterne des rapports sociaux. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’ilconvient d’analyser la fonction du jeu. Rousseau en distingue deux formes :il y a tout d’abord le jeu qui renvoie à la pure distraction et menace decontaminer le domestique en l’écartant du modèle de Clarens. Il s’agit desbruits du cabaret qui annoncent un temps vécu comme pure oisiveté, tempsqui échappe au contrôle du maître et menace par conséquent l’intériorisa-tion des maximes de Clarens : « L’oisiveté du dimanche, le droit qu’on nepeut guère leur ôter d’aller où bon leur semble quand leurs fonctions ne lesretiennent point au logis, détruisent souvent en un seul jour l’exemple et lesleçons des six autres. L’habitude du cabaret, le commerce et les maximes deleurs camarades, la fréquentation des femmes débauchées, les perdant bien-tôt pour leurs maîtres et pour eux-mêmes, les rendant par mille défautsincapables de service, et indignes de la liberté526. ».

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525. Ibid., p. 78-79.526. Ibid., p. 68. La logique de l’argumentation est parfaitement conséquente : la contami-nation, le vice se font toujours par l’esclave. Le Code noir ne disait rien de plus, lui quiveillait à la réglementation des allées et venues (voir articles 16 à 20). Le Code redoute l’at-troupement, le marronnage. Dans la perspective d’un « élevage domestique », Rousseauentend protéger l’unité de la famille. La vraie liberté de l’esclave est dans la soumission par-ticulière au maître et non dans la tentative de s’extraire du milieu familial. Difficile alors dedire que la liberté est une qualité si naturelle à l’homme qu’on ne peut la lui ôter : reste às’entendre sur les différentes acceptions du terme. La liberté réclame pour certains l’obliga-tion de se conformer à la loi du maître. Cette conformité à la loi n’est pas synonyme d’alié-nation car Rousseau ne cesse de répéter que l’ordre éthique de Clarens — l’immédiateté de

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À l’opposé il y a le jeu qui redouble la soumission, le dévouement. Ilne s’agit pas d’un temps libre mais d’un espace surveillé où le maîtrereprend tout le contrôle de sa chose. C’est ainsi que l’hiver, madame deWolmar danse avec ses gens au coin du feu. Il y a là toute une stratégie dela maîtrise. Le maître en regroupant ses enfants abolit toute possibilité d’in-timité. Cette volonté de contrôle, de transparence affleure d’ailleurs jusquedans la réglementation de la sexualité. La bonne société de Clarens prévientle commerce entre les sexes car il ruine toujours la concorde et menace sur-tout la rentabilité du travail. Et les justifications de Rousseau méritent d’êtrerelues. Le domestique, en obéissant à la volonté du maître, ne se soumet pasà un pur caprice mais découvre au contraire une manière de vivre qu’il finitpar juger conforme à la nature : « Tel qui taxerait en cela de caprice lesvolontés d’un maître, se soumet sans répugnance à une manière de vivrequ’on ne lui prescrit pas formellement, mais qu’il juge être la meilleure et laplus naturelle527. » Le domestique en étant privé de l’usage de sa propresexualité découvre le bonheur naturel qui ne le rend pas prisonnier de l’artde plaire ou de séduire… Étrange bonheur naturel qui réclame jusqu’àl’aliénation de sa propre sexualité.

Le projet d’infantilisation est donc poussé jusqu’à son terme : le maîtreorganise à son gré la reproduction de son propre cheptel. Ce faisant, rien nemenace plus de troubler la belle unité de Clarens puisque le domestique setrouve confiné à l’invisibilité juridique et physique. Il ne dispose ni du sta-tut de sujet de droit, ni de la possibilité d’aller et venir, ni de sa propresexualité528. Cette maîtrise constante du domestique permet de comprendrecomment le jeu réalise le plus parfaitement l’entreprise de dressage. Alorsque dans toute autre activité le domestique peut toujours être soupçonné dene jamais intégrer parfaitement le modèle de Clarens, le jeu constitue lemoyen par excellence de lui faire exprimer gratuitement sa servilité.

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la loi du maître — est en même temps ordre esthétique où le bon esclave, dans sa participa-tion au « supérieur », devient l’élément d’une belle nature. Le tableau est parfait : le bien etle beau réunis dans un ordre naturel qui ne cesse de renvoyer l’image de cette unité. C’est cetableau que le maître ne cesse de contempler car il lui renvoie sa propre perfection : « C’estainsi qu’on apprend à jouir véritablement de ses biens, de sa famille et de soi-même ; c’estainsi que les détails d’une maison deviennent délicieux pour l’honnête homme qui en saitconnaître le prix ; c’est ainsi que loin de regarder ses devoirs comme une charge, il en faitson bonheur, et qu’il tire de ses touchantes et nobles fonctions la gloire et le plaisir d’êtrehomme » (ibid., p. 83). 527. Ibid., p. 64.528. Le projet de Clarens est plus implacable que celui du Code noir. Rousseau n’envisage,en effet, aucune perspective d’affranchissement de la main-d’œuvre servile. Celle-ci, une foisconfinée à l’espace privé de la famille, ne peut plus en sortir.

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Rousseau admire d’ailleurs dans le jeu la présentation concrète de l’unité ducorps social : « Insensiblement il s’est fait de cet usage une espèce de spec-tacle où les acteurs animés par les regards du public préfèrent la gloire desapplaudissements à l’intérêt du prix. Devenus plus vigoureux et plus agiles,ils s’en estiment davantage, et s’accoutumant à tirer leur valeur d’eux-mêmes plutôt que de ce qu’ils possèdent, tout valets qu’ils sont, l’honneurleur devient plus cher que l’argent529. » Le jeu réalise ainsi la soumission sansréserves au projet d’infantilisation puisque les domestiques s’acharnent àfaire valoir publiquement leur attachement au maître.

Clarens exprime un modèle de perfection. Dans toute société, la loipositive ne parvient jamais à agréger les individus et à les faire se sentir ins-crits dans une véritable totalité. La grande famille de Clarens pallie cedéfaut. Les maîtres incarnent la loi et, ce faisant, suppriment toutes leserrances du droit positif. Clarens n’est pas une société où la loi demeureextérieure, elle est tout entière manifestée dans la conduite des maîtres etinforme ainsi le corps social en son entier. Dès lors, à l’agrégat toujours pro-visoire des individus se substitue le modèle d’une communauté proche del’état de nature. Les propriétaires ne se contentent pas de jouir de leurs reve-nus mais, en faisant cultiver la terre, multiplient ses fruits : « Il ne jouissaitque du revenu de ses terres, il jouit encore de ses terres mêmes en présidantà leur culture et en les parcourant sans cesse530. » Avec Clarens, c’est l’orga-nisation familiale qui triomphe des discordes et des révolutions. Plus besoinde pacte social quand les maîtres savent cultiver la terre et quand le produitdu travail revient naturellement à son « producteur ». Dans cette proximitéavec l’état de nature, il serait vain de laisser à un artifice — la constitutionde rapports de droit — le soin de vouloir retrouver un état déjà obtenu. Lagrande réussite de Clarens repose sur la compétence technique du maître àétablir sur un même plan l’esclavage et l’« amour » pour les esclaves.

La nouvelle Héloïse trace ainsi la voie non à une abolition de l’esclavagemais à une réforme de structure. Le problème n’est pas pour Rousseau l’exis-tence de l’esclavage mais la nécessité de remédier à une distance entre lemaître et l’outil. Il faut d’une certaine façon dédommager l’esclave de sonpropre esclavage pour empêcher la perte de tout un système. D’ailleurs,comme le souligne Michèle Duchet, certains projets de réforme s’inspirentd’une telle vision rousseauiste. Quand Poivre rappelle la loi d’esclavage dansson « Discours au nouveau conseil supérieur de l’île de France » en 1767, ilinsiste sur la nécessité de traiter l’esclave avec humanité, c’est-à-dire en faisant

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529. Ibid., p. 69-70.530. Ibid., p. 83.

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preuve de sensibilité : « Les maîtres sensibles au cri tendre et puissant de l’hu-manité outragée, goûteront le plaisir délicieux d’adoucir le sort de leurs mal-heureux esclaves, n’oubliant jamais qu’ils sont des hommes semblables à eux.L’esclave dédommagé suivant l’esprit de la loi de la perte de sa liberté par laconnaissance de la Religion, consolé par la certitude de ses promesses, encou-ragé par la sagesse de ses maximes, servira son maître avec joie et fidélité. Ilse croira libre et heureux même dans l’esclavage531. » Il y a donc la mêmelogique chez l’intendant et le philosophe : il s’agit de toujours maintenir laperspective du « semblable » non dans le registre d’une égalité de droit maissur le plan d’une sensibilité commune qui doit conduire le maître à éprouverde la pitié. Sentir une condition misérable, y remédier par une affection plusgrande, c’est s’autoriser à ne pas ouvrir la question de la légitimité de l’escla-vage au nom d’un devoir de miséricorde.

Rousseau a parfaitement bien saisi le problème intrinsèque à toute situa-tion d’esclavage. Il est un moment où la conscience servile peut vouloir ren-verser l’ordre qui l’aliène et y participer. C’est pourquoi il propose decontourner l’impasse historique de l’esclavage en le faisant précisément sortirde tout contexte juridique. Il s’agit ainsi d’éviter tout rapport de force entrel’esclave, ennemi naturel de la société, et les sujets de droit. Pour ce faire, laloi d’esclavage ne doit jamais apparaître comme une contrainte extérieure quien condamne certains à vivre en lisière des rapports de droit. L’esclavage nedoit pas être codifié dans le champ de la loi positive mais laissé à l’apprécia-tion et à la compétence des maîtres. Cette solution, déjà pressentie parMontesquieu532, se trouve développée systématiquement chez Rousseau. Laréussite du système esclavagiste repose entièrement sur la compétence péda-gogique du maître, la seule à pouvoir faire disparaître tout germe de violence.En effet, si le maître aime son esclave et cultive les marques d’« amour » aupoint de l’intégrer à l’intimité de sa maison, celui-ci ne pourra même plusprétexter d’un ordre qui l’oublie ou le tyrannise.

Contenir les esclaves ne requiert donc jamais l’extériorité de la loi posi-tive qui peut toujours se retourner contre les maîtres. La loi emporte avec ellela contrainte, jamais l’adhésion de l’esclave à sa propre servitude. C’est ceconstat tout pragmatique qui conduit Rousseau à penser l’esclavage en termesde pédagogie nécessaire. Il incombe au maître de se laisser aller à l’effusion sen-sible, seul moyen de substituer à l’extériorité de la loi l’immédiateté du senti-

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531. Michèle Duchet, op. cit., p. 128.532. Dans le livre XV, 17 de L’esprit des lois (« Règlements à faire entre le maître et l’es-clave »), Montesquieu, à propos du droit d’ôter la vie à l’esclave, en appelait déjà à la com-pétence du maître et à la possibilité de substituer à la loi.

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ment. Grâce à cet épanchement, le maître parvient à contenir la main-d’œuvreservile en lui donnant le change : l’attention d’un père pour ses enfants.

Utiliser l’artifice de l’amour, voilà qui porte à son paroxysme l’usaged’une tyrannie sans « violence ». En effet, quand le maître aime ses enfantsde maison, il ne perd jamais le statut de sujet de droit. Si l’esclave devientson « semblable », c’est toujours dans un domaine bien circonscrit, celui dela pitié. L’épanchement sensible constitue le plus sûr moyen de garantir lastabilité des rapports. Le maître ému par la condition de l’esclave se réservetoujours la possibilité d’adoucir sa condition (meilleure nourriture, instruc-tion religieuse, etc.) sans changer la sienne. L’effusion sensible le fait des-cendre vers l’esclave mais en même temps le protège de toute identification.C’est lui qui conserve l’initiative du don d’amour. Ce faisant, l’esclave estmaintenu à sa place, celle du dévouement reconnaissant, sans qu’il y aitbesoin de recourir à tout un appareil de contraintes.

D’ailleurs, quand dans la société de Clarens on autorise l’esclave àprendre des initiatives, c’est toujours avec l’assurance qu’elles sont déjàtranscendées par la reconnaissance au maître. Dans le jeu, par exemple,nous l’avons déjà souligné, la volonté de briller devant les spectateurs ren-voie à la réussite pédagogique du maître. L’esclave offre à l’assistance sapropre servitude et permet ainsi au maître de soulager sa conscience.L’immédiateté sensible permet ainsi de réaliser ce qu’aucune législation nesaurait faire : c’est l’esclave lui-même qui donne au maître les signes de sonattachement. Autrement dit, l’esclave ôte au maître la culpabilité d’avoirravi une liberté naturelle. Plus besoin alors d’envisager la perspective d’unaffranchissement des esclaves et la difficulté de faire rentrer dans la sphèrede la loi ceux qui précédemment en avaient été exclus. La force de la sensi-bilité, c’est de parvenir à gommer définitivement toute altérité. Quand laloi laissait à l’esclave la possibilité de la viser comme instrument de sa propreémancipation, ne serait-ce qu’en la détruisant, l’immédiateté du sentiment,en abolissant toute distance entre le maître et l’esclave, fait s’évanouir toutetrace objective de violence.

La sensibilité parvient à résorber le conflit en faisant de l’esclave lecomplice du bourreau. En s’attachant à son maître, l’esclave est maintenudans une irrémédiable singularité qui l’empêche d’accéder à une consciencecollective. Et puisque l’esclave, enfant de la famille, reçoit tout l’amour dumaître, il ne lui reste comme possibilité que l’éternelle reconnaissance. Lalogique de Clarens est implacable. En incorporant l’esclave dans l’économiedomestique, non seulement l’esclavage ne choque pas les fondements dudroit — dans la mesure où l’esclave devient propriété du maître — mais,

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533. La nouvelle Héloïse, cinquième partie, lettre VII, op. cit., p. 238. La fête a une fonc-tion remarquable puisqu’elle substitue à la réalité de l’aliénation le sentiment d’une amitiécommune. Il suffit donc d’organiser des moments de gaieté collective, un travail au rythme

plus encore, il ne peut choquer la raison car il n’entame jamais l’égaliténaturelle entre les hommes. L’esclavage concerne seulement des choses qui,grâce à la bienveillance des maîtres, pourront s’élever jusqu’à la consciencedu bonheur.

Voilà pourquoi, dans la belle société de Clarens, tout ce qui n’est pasaimable aux yeux du maître devient exclu du cercle social, annulé. Et cetteannulation ne saurait en rien compromettre la stabilité de l’ordre car elle n’estjamais le fruit de l’oppression de la loi. Le récalcitrant demeure un individuisolé, circonscrit dans son anormalité. C’est l’unité du corps social qui lerejette comme une toxine. La réussite de Clarens est précisément dans cerésultat : les maîtres parviennent à isoler chacun de leurs domestiques dans lepur dévouement mais, en retour, cette singularisation produit une concordedes sensibilités afin d’éradiquer tout ce qui peut nuire à la bienveillance desmaîtres. L’esclave devient, dans cette perspective, le rempart le plus sûr de sapropre aliénation, il n’a plus à être contenu par la violence de la loi dans lamesure où il en vient à intérioriser son propre asservissement.

Rousseau indique donc la méthode à suivre pour pérenniser l’institu-tion de l’esclavage. Il convient de savoir minimiser l’inégalité instituée pardes processus de compensation — épanchement de la sensibilité, jeu, etc. —capables de maintenir la docilité de la main-d’œuvre servile. La lecture est ence sens parfaitement conséquente : puisque l’esclavage existe, il convientd’instituer des rapports capables de faire disparaître la violence au profit dela collaboration. C’est d’ailleurs dans cette perspective que le traitement dela fête est à lui seul exemplaire de la vision rousseauiste. Dans la mesure oùl’inégalité ne peut être totalement effacée, il convient de donner le changepar la plus grande des illusions. Si le jeu permettait aux maîtres de s’assurerdu dévouement de son esclave, la fête accentue le poids de l’aliénation carelle correspond à ce moment où le corps social en son entier recrée l’ordreimmanent. À travers la fête et l’institution d’une communauté, l’esclave sesent participer au corps social. Ce qui serait insupportable pour l’esclave, ceserait de se voir constamment réduit à une situation vécue sur le mode de lafatalité : « Ces saturnales sont bien plus agréables et plus sages que celles desRomains. Le renversement qu’ils affectaient était trop vain pour instruire lemaître ni l’esclave : mais la douce égalité qui règne ici rétablit l’ordre de lanature, forme une instruction pour les uns, une consolation pour les autreset un lien d’amitié pour tous533. » La fête prévient un tel danger puisqu’elle

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inscrit l’esclave dans une proximité avec les maîtres qui efface instantané-ment le malheur singulier. La fête produit une singulière conversion : elleempêche l’ordre social de se manifester à travers une hiérarchie qui confine-rait l’esclave à une stricte pusillanimité. Elle récupère les divisions socialesdans l’unité du sentiment : elle permet à l’esclave de se sentir membre d’unegrande famille. Voilà comment Rousseau peut comparer les fêtes de Clarensà l’immédiateté de l’état naturel. La fête, en réinitialisant la mémoire desesclaves, en la rivant à un pur présent, condamne par avance toute révolte.Là transparaît toute l’argumentation de Rousseau en matière d’esclavage : laréussite de l’aliénation suppose de maintenir constamment l’atomisation desconsciences serviles tout en les unifiant par l’amour du maître. Il convientd’ailleurs de méditer l’image du bonheur de Clarens : de solides paysans sou-haitant à leurs enfants la même condition qu’eux : « Ô bienheureux enfants,disent-ils en les pressant dans leurs bras robustes, que le bon Dieu prolongevos jours aux dépens des nôtres ! ressemblez à vos pères et mères, et soyezcomme la bénédiction du pays534 ! » Touchante image où la conscience ser-vile renonce d’elle-même à son propre futur et voit dans sa propre servitudeun bonheur éternel…

La servitude bien gérée accomplit donc un retour à l’origine. Clarens,c’est l’unité d’un corps social moins les divisions, la perfectibilité desmaîtres capables de retrouver l’innocence de l’origine. Envolée la férocité duplus fort, évanouie la marque ignoble de l’esclavage, il reste un état aussiproche que possible de l’état de nature où les fruits sont à tous grâce à laprévoyance toute paternelle qui veille à la diligence du travail et chasse par-tout l’oisiveté. Dans cette remontée vers l’innocence et la simplicité, l’asser-vissement ne saurait choquer car il constitue le moyen essentiel pour rache-ter certains de leur propre dépravation. Il n’est donc pas un mal nécessairemais bien ce qui empêche le mal de proliférer dans la mesure où il est auservice de l’innocence. L’artifice des maîtres au profit d’une heureuse har-monie économique, celle d’un travail qui ne trouble pas l’ordre naturelpuisque la nature donne à proportion qu’on la cultive, voilà comment, aunom de l’ordre naturel retrouvé, on peut basculer de la théorie du contratsocial à la pédagogie d’une servitude nécessaire.

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de la musique par exemple, pour que l’inférieur perde jusqu’au sentiment du travail forcé.Évidemment, pour ceux qui ne goûteraient pas l’ivresse de telles agapes, le remède est expé-ditif : « La présence des maîtres si respectés contient tout le monde et n’empêche pas qu’onsoit à son aise et gai. Que s’il arrive à quelqu’un de s’oublier, on ne trouble point la fête pardes réprimandes, mais il est congédié sans rémission dès le lendemain » (ibid., p. 239).534. Ibid., p. 237.

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Troisième partie

Diderot : de l’unité du genre humain aux ambiguïtés de la civilisation

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Droit naturel etanticolonialisme : position et nuances

Avec Diderot la traite n’est plus épisodiquement abordée, elle est nommée enpleine lumière. Finis les examens sur les différentes origines du droit deréduire en esclavage, gommées les notes bas de page ou l’analyse d’une servi-tude politique ici et maintenant insupportable. La traite apparaît dans toutesa cruauté factuelle, elle devient explicitement repérée comme crime535 sansqu’il soit nécessaire d’en référer aux ilotes ou aux distinctions visant la servi-tude réelle ou personnelle. Cette nouvelle perspective est fondamentale carelle exige du colon aussi bien reconnaissance de son propre délit que répara-tion. La qualification de crime permet d’ailleurs à Diderot de se dégager de

535. Dans l’article « Esclavage » de l’Encyclopédie, de Jaucourt insiste sur l’esclavage commecontraire au principe de la liberté naturelle. Aucune puissance ne peut être autorisée à dis-poser d’un empire sur la liberté naturelle. De ce fait, l’esclavage ne peut rimer avec aucundroit puisqu’il en est l’entière négation : « Ce qui fait que la mort d’un criminel dans lasociété est chose licite, c’est que la loi qui le punit a été faite en sa faveur. Un meurtrier, parexemple, a joui de la loi qui le condamne ; elle lui a conservé la vie à tous les instants ; il nepeut donc réclamer contre cette loi. Il n’en serait pas de même de la loi de l’esclavage, la loiqui établirait l’esclavage serait dans tous les cas contre l’esclave, sans jamais être pour lui ; cequi est contraire au principe de toutes les sociétés. » L’Encyclopédie parvient à penser la loicivile de façon universelle. Il n’y a pas de place pour des hommes qui seraient traités commede simples objets. Même si le conditionnel atténue l’analyse (la loi de l’esclavage existe bien),il n’en demeure pas moins que la loi ne bascule pas du côté des règlements à faire entre lemaître et l’esclave. Dans l’article « Traite des Nègres », de Jaucourt invoque contre cet odieuxcommerce les droits de la nature humaine : « Cet achat des nègres pour les réduire en escla-vage, est un négoce qui viole la religion, la morale, les lois naturelles, et les droits de la naturehumaine. » L’esclavage est donc doublement un crime : contre la société d’une part, puisqu’ilpervertit l’essence de la loi civile qui doit protéger de façon équitable l’ensemble des citoyens— comment punir un homme sans crime avéré ? —, contre la nature humaine d’autre part,puisqu’il prétend détenir une propriété là où il y a exercice d’une volonté.

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toutes les explications qui assignent au fait de l’esclavage une recherche phy-sique ou physiologique : théorie des climats ou perfectibilité manquée. Ilparvient enfin à lire une impossibilité radicale entre le fait de l’esclavage etle droit.

Cette impossibilité témoigne d’un approfondissement du concept dedroit naturel. Ce droit ne renvoie pas seulement à la description d’un hypo-thétique état de nature, il implique la découverte d’une législation qui parleimmédiatement à la sensibilité : la volonté générale de l’espèce humaine536.Ce glissement de l’apriorisme du droit vers l’empirisme s’accompagne d’unenouvelle direction du droit naturel. Celui-ci ne désigne pas un commande-ment abstrait de la raison mais traverse le genre humain par l’identité despenchants, des besoins sensibles. C’est donc dans cette sensibilité qu’ilconvient de trouver la véritable unité du genre humain, celle qui s’oppose àla diversité des lois, à leur caractère arbitraire.

Diderot, de ce fait, rejette l’idée qu’un homme ou un grouped’hommes puisse être la norme du juste ou de l’injuste. Penser la justice enla référant à une autorité particulière, c’est toujours se conduire enméchant. En effet, qu’est-ce qui caractérise l’action méchante sinon unesimple projection de sa volonté en lieu et place de celles des autres ? Parexemple, quand nous nous apprêtons à disposer de la vie d’autrui ou de saliberté au seul motif d’une possible réciprocité, notre raisonnementcontient un sophisme. Nous accordons à autrui ce que déjà nous noussommes octroyé par simple égoïsme ; voilà ce que l’article « Droit naturel » développe sur le mode d’un dialogue avec un « méchant » : « Que répon-drons-nous donc à notre raisonneur violent, avant que de l’étouffer ? quetout son discours se réduit à savoir s’il acquiert un droit sur l’existence desautres, en leur abandonnant la sienne. […] Nous lui ferons donc remarquerque quand bien même ce qu’il abandonne lui appartiendrait si parfaite-ment, qu’il en pût disposer à son gré, et que la condition qu’il propose aux

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536. L’article « Droit naturel » de l’Encyclopédie souligne l’identité entre la consciencehumaine et la perception du droit naturel. La conscience humaine renferme cette vérité pre-mière qui demande, pour être mise au jour, la simple écoute de ce que dicte la conscience.Il y a donc identité entre la loi de nature et la raison : « L’usage de ce mot [il s’agit du droitnaturel] est si familier, qu’il n’y a presque personne qui ne soit convaincu au-dedans de soi-même que la chose lui est évidemment connue. Ce sentiment intérieur est commun au phi-losophe et à l’homme qui n’a point réfléchi ; avec cette seule différence qu’à la question,qu’est-ce que le droit ? celui-ci manquant aussitôt de termes et d’idées vous renvoie au tri-bunal de la conscience et reste muet ; et que le premier n’est réduit au silence et à desréflexions plus profondes, qu’après avoir tourné dans un cercle vicieux qui le ramène aupoint d’où il était parti, ou le jette dans quelque autre question non moins difficile àrésoudre que celle dont il se croyait débarrassé par sa définition. »

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autres leur serait encore avantageuse, il n’a aucune autorité légitime pour laleur faire accepter ; que celui qui dit, je veux vivre, a autant de raison quecelui qui dit, je veux mourir ; que celui-ci n’a qu’une vie et qu’en l’aban-donnant il se rend maître d’une infinité de vies ; que son échange serait àpeine équitable quand il n’y aurait que lui et un autre méchant sur toute lasurface de la terre ; qu’il est absurde de faire vouloir à d’autres ce qu’onveut […]537. »

Il y a donc, au fond de toute violence et singulièrement dans le cas del’esclavage, une rupture avec la volonté générale de l’espèce au profit de l’ar-gument fallacieux d’une possible réciprocité entre le maître et l’esclave.L’échange des conditions n’est qu’une fausse équité538 et contrevient à la loigénérale de l’espèce qui a seule compétence pour fixer les limites de ce quiest ou non licite539. Et en la matière l’unité sensible grave une seule pres-cription : la recherche du bonheur. C’est l’unité de cette inclination qui,simultanément, implique la perception d’une unité organique dont je suismembre et devant laquelle je suis obligé : « Dites-vous souvent : Je suishomme et je n’ai d’autres droits naturels véritablement inaliénables queceux de l’humanité540. »

Loin de définir l’homme par sa simple individualité, ce qui serait leréduire à une singularité biologique, Diderot pose au contraire comme seuleréelle la définition de l’homme par rapport au genre. La volonté générale dugenre humain, en nous inscrivant dans l’unité de l’espèce, nous arrache à laparticularité et à la contingence de notre perspective pour nous élever à ladignité morale, la seule à pouvoir nous écarter de l’animalité. En effet, cequi nous sépare d’avec l’animal, c’est notre puissance de raisonner, de dis-tinguer le juste d’avec l’injuste, précisément en ayant conscience d’agirdevant tous les autres membres : « Mais si nous ôtons à l’individu le droitde décider de la nature du juste ou de l’injuste, où porterons-nous cettegrande question ? Où ? Devant le genre humain : c’est à lui seul qu’il appar-tient de la décider, parce que le bien de tous est la seule passion qu’il ait541. »

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537. Encyclopédie, article « Droit naturel », § 5.538. La prétendue réciprocité est toute formelle. L’identité affirmée masque la singularité del’énoncé, celui-ci est toujours le fait d’une volonté particulière.539. « C’est à la volonté générale que l’individu doit s’adresser pour savoir jusqu’où il doitêtre homme, citoyen, sujet, père, enfant, et quand il lui convient de vivre ou de mourir. C’està elle à fixer les limites de tous les devoirs. Vous avez le droit naturel le plus sacré à tout cequi ne vous est point contesté par l’espèce entière » (ibid., § 7).540. Ibid.541. Ibid., § 6. Si l’espèce a compétence pour s’ériger en tribunal de nos actions particu-lières, c’est dans la mesure où l’existence du tout précède les parties.

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C’est donc la notion d’humanité qui est anthropologiquement pri-mordiale. L’humanité nous est commune et personne ne peut dépasser leslimites assignées par l’espèce — respect de la tendance primitive au bonheur— sans commettre une faute morale. L’humanité comme valeur principielleimplique la reconnaissance pour tous d’une égalité : égalité dans l’usage dela raison et de la liberté. Nul ne peut être considéré comme plus ou moinsraisonnable ou comme plus ou moins libre. Liberté et raison sont des qua-lités invariantes comme le souligne de Jaucourt : « [L’égalité naturelle] estcelle qui est entre tous les hommes par la constitution de leur nature seule-ment. Cette égalité est le principe et le fondement de la liberté542. »

Le droit naturel confère à tous les hommes une visibilité anthropologiquepuisqu’il est inséparable de l’universalité. Aucune puissance physique, aucuneautorité politique ne peut donc en prescrire l’effacement. Le droit naturel n’estpas une propriété accidentelle de l’humanité mais fonde au contraire sonessence. À ce titre, il vaut comme exigence rationnelle par-delà toutes les pers-pectives historicistes. Il joue sur le plan moral le rôle d’une véritable chaînedes êtres dans la mesure où il les lie tous intérieurement dans l’unité du sen-timent. La connaissance de la volonté générale de l’espèce ne peut ainsi fairedéfaut à personne, car même si la nature est un mouvement perpétuel, l’es-pèce contient toujours le bien qui lui convient et chaque individu peut leconsulter dès lors qu’il rentre dans sa raison : « […] la volonté générale estdans chaque individu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans lesilence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable543. »

Le code naturel va fournir à Diderot le moyen d’interroger la traite enson cœur. Il ne s’agit plus de se demander comment il faut se débrouilleravec des anthropomorphes paresseux ou comment il faut composer avec desesclaves toujours prompts à se dresser contre l’ingéniosité des maîtres ; c’està l’Européen de s’expliquer sur son prétendu droit de coloniser. Cette inver-sion de perspective se manifeste singulièrement dans le Supplément auvoyage de Bougainville. Le vieux Tahitien pose à l’Européen une question desplus embarrassantes : qui vous donne le droit d’écrire sur vos lames « ce paysest à nous544 » ? Le colonisé ne se contente pas de prendre la parole, Diderotinverse la situation et imagine le Tahitien s’approchant des côtes de l’Europe

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542. Encyclopédie, article « Égalité naturelle ». La liberté naturelle est une puissance d’agir quicoïncide avec l’impossibilité de se vendre ou d’être réduit en servitude par un maître quelconque.543. Ibid., article « Droit naturel », § 9.544. « Nous sommes libres et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futuresclavage. Tu n’es ni un dieu ni un démon. Qui es-tu donc pour faire des esclaves ? Orou,toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi, cequ’ils ont écrit sur cette lame de métal : ce pays est à nous. Ce pays est à toi, et pourquoi ?

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pour les déclarer siennes : « Si un Otaïtien débarquait un jour sur vos côtes,et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce de vos arbres, ce paysappartient aux habitants d’Otaïti ; qu’en penserais-tu545 ? » L’inversiondécoule directement du droit naturel. Elle place la conquête devant le tri-bunal de l’espèce. Comment encore avouer que la possession d’une terreainsi que celles de ses habitants est légitime quand de cette seule appropria-tion découle la négation du bonheur pour certains ? Le droit naturel nousrappelle ainsi aux limites prescrites pour le bonheur de l’espèce. Impossiblede faire recouvrir à la colonisation une quelconque légitimité dans la mesureoù elle contrevient entièrement à l’affirmation du droit naturel.

Cette condamnation de l’expansion coloniale au nom de l’égalité natu-relle et des droits de l’homme trouve son écho dans l’article « Traite desNègres ». Il s’agit non seulement de condamner un pouvoir inique sur laliberté d’un autre homme mais de rompre également avec toutes les justifi-cations économiques de la traite : « Peut-il être légitime de dépouiller l’es-pèce humaine de ses droits les plus sacrés uniquement pour satisfaire sonavarice, sa vanité, ou ses passions particulières ? Non… que les colonieseuropéennes soient donc plutôt détruites, que de faire autant de malheu-reux546. » L’Encyclopédie tire ainsi toutes les conséquences de la définition dudroit naturel : le luxe de la métropole n’autorise pas la servitude de certains.Là encore, il ne faut pas confondre le bonheur légitime, le désir de jouiravec la disparition de certains en objet de commerce.

Il y a dans cette prise de position une rupture avec le discours deL’esprit des lois qui, au nom du commerce et de la stupidité des sauvages,consent aux accointances des règlements à faire. Là où Montesquieu laissaittomber la plume de l’humaniste pour celle du négociant, Diderot rappelleque l’humanité n’est pas une valeur d’échange. Il trace ainsi une limite auluxe : l’interdiction d’empiéter sur l’égalité naturelle.

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Parce que tu y as mis le pied ! » (Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, Genève,Droz, 1955, p. 13). Diderot présente l’arrivée de l’Européen en des termes comparables à unecontamination de la loi naturelle (« tu as infecté notre sang », p. 15) et ce pour faire ressortiravec éclat le crime. L’Européen non seulement corrompt les mœurs naturelles en introduisantla fureur dans les femmes, mais surtout apparaît comme l’implanteur des distinctions du tienet du mien. Le pied posé sur une terre étrangère — de surcroît peuplée par des « sauvages »vaut immédiatement comme possession. Diderot conteste ainsi le droit de conquête enarguant de la propriété naturelle du sol, propriété qui découle de la loi naturelle.545. Ibid., p. 13.546. Encyclopédie, article « Traite des Nègres ». Cette condamnation économique au nomdu bonheur connaîtra pourtant certaines nuances. Nous y reviendrons. Le colonisé pourra,quand il est bien éduqué, connaître le bonheur mais celui-ci consistera dans la joie d’êtreextirpé de l’animalité par une main blanche.

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Comment imaginer, en effet, construire un ordre politique légitimequand, d’un côté, certains sont protégés par la loi alors que les autres nesont que de vulgaires bêtes de somme ? La colonisation n’est qu’un fait arbi-traire et ne peut pas espérer, le temps passant, se prévaloir de la légitimitéqu’elle n’a jamais eue. Diderot une fois encore rompt avec toute conceptiontechnique qui consiste à discréditer l’esclavage au niveau des principes maisà l’admettre comme gestion d’un fait courant. C’est d’ailleurs parce qu’ilpousse jusqu’à son terme l’identification de l’entreprise coloniale à unedéclaration de guerre qu’il entrevoit la possibilité pour l’esclave de se libérerde l’oppression du maître.

Là où les colons s’entendent pour exhiber l’argument d’une défensenaturelle du maître contre l’esclave ennemi de la cité (Montesquieu nedéroge pas à la règle), Diderot, plus conséquent dans l’interprétation dudroit naturel, envisage une guerre juste, celle de l’esclave s’affranchissant parlui-même de l’oppression547. Plus d’examen de passage pour l’esclave en vuede sa libération pour intériorisation des valeurs européennes, ni récompensepour un dévouement amical envers le maître. C’est l’esclave lui-même quimet fin à un ordre juridique qui l’accable et le traite comme une chose.

Le renversement est d’importance : l’esclave, d’ennemi du corps civil,devient celui à partir de qui la légitimité de l’ordre social peut s’envisager548.C’est donc comme une plaidoirie pour une guerre d’autodétermination quel’on peut lire l’appel aux Hottentots de l’Histoire des deux Indes : « Fuyez,malheureux Hottentots, fuyez ! enfoncez-vous dans vos forêts. Les bêtesféroces qui les habitent sont moins redoutables que les monstres sous l’em-pire desquels vous allez tomber. Le tigre vous déchirera peut-être, mais il nevous ôtera que la vie. L’autre vous ravira l’innocence et la liberté. Ou si vousvous en sentez le courage, prenez vos haches, tendez vos arcs, faites pleuvoir surces étrangers vos flèches empoisonnées. Puisse-t-il n’en rester aucun pour porterà leurs citoyens la nouvelle de leur désastre 549 ! »

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547. Admettre que la révolte de l’esclave ne renvoie pas à la simple brutalité mais puisses’examiner par elle-même comme prétention à disposer de son existence, voilà la nouveauté.La guerre légitime s’étend à la révolte servile, une autre façon de dire que l’esclave n’est pasdépourvu d’existence juridique et qu’il peut se prévaloir d’un droit naturel à disposer de lui-même.548. Cette perspective d’une citoyenneté possible de l’esclave n’a pas été entrevue par lepourfendeur de la loi du plus fort.549. Denis Diderot, Histoire des deux Indes, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 680.Montesquieu n’a jamais envisagé une guerre de libération à partir de la main-d’œuvre ser-vile. Celle-ci mérite seulement d’être contenue. Rousseau, dans la belle société de Clarens,n’hésite pas à dire que les récalcitrants seront renvoyés hors du cercle paternel. D’autres inter-prétations de l’appel aux Hottentots sont possibles, nous y reviendrons.

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L’affirmation du droit naturel rend donc tout simplement inique la loicoloniale qui prétend que des hommes sont déjà faits pour l’esclavage. Lelégislateur qui accepte de tels égarements ne mérite que le nom de despote.Il agit en totale contravention avec la raison et la morale naturelle.

Si le code naturel inflige une sévère remontrance aux motifs écono-miques et politiques du commerce négrier, il en sape également le motifreligieux. Il n’est plus question d’évangéliser le Noir, de lui porter leslumières de la loi surnaturelle. Pour en finir avec la malédiction de Cham,Diderot nous peint un être proche de l’origine. Cette proximité avec la jeu-nesse du monde ne met pas d’emblée le Noir du côté de la préhistoire maisau contraire du côté de l’innocence. Le Tahitien vit au plus près du codenaturel et ne connaît pas toutes les pesanteurs de nos masques. Sa nudité estainsi à interpréter comme le négatif de tout voile, de toutes chaînes inutiles.À aucun moment elle n’est signe de dépravation ou de manque de pudeur.Le Tahitien est le dépositaire du code naturel. Et Diderot d’insister sur lefait que cette vie « primitive » n’est pas entachée par de vaines croyances carelle puise sa force au contact d’une nature immédiatement sentie. C’estd’ailleurs cette immédiateté qui permet de révéler toute la vacuité des loischrétiennes et de leur prétendue mission civilisatrice.

C’est en ce sens qu’il faut entendre la critique de la loi du mariage.Diderot conteste que celle-ci puisse être reçue comme une norme natu-relle550 La nature n’a jamais pu décider d’attacher un être à un autre aumépris de tout changement. La loi du mariage introduit, de surcroît, desconsidérations de propriété là où il faudrait admettre une volonté : « Nevois-tu pas qu’on a confondu dans ton pays la chose qui n’a ni sensibilité,ni pensée, ni désir, ni volonté, qu’on quitte, qu’on prend, qu’on garde,qu’on échange, sans qu’elle souffre et sans qu’elle se plaigne, avec la chosequ’on ne s’échange point, qui ne s’acquiert point, qui a liberté, volonté,désir, qui peut se donner ou se refuser pour un moment, se donner ou serefuser pour toujours, qui se plaint et qui souffre, et qui ne saurait devenirun objet de commerce sans qu’on oublie son caractère et qu’on fasse vio-lence à la nature ? Contraire à la loi générale des êtres551. »

Arrêter de penser la sexualité en termes de norme mais l’identifiercomme simple penchant au plaisir commun à l’espèce entière, voilà qui

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550. Si le mariage n’est plus immédiatement normatif, il n’est plus question d’interpréter les« autres mœurs » comme des dégradés de la conduite exemplaire. Tout au moins quand ils’agit de révoquer le code surnaturel. Pour le reste, l’Encyclopédie sait parfaitement s’accom-moder des vieux clichés. Nous y reviendrons.551. Supplément au voyage de Bougainville, op. cit., « Dialogue entre Orou et l’aumônier »,p. 26.

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sauve le Noir d’une catégorie anthropologique longtemps rebattue, celle del’animal déréglé. Même si cette distinction entre loi naturelle et surnaturelleconcerne l’innocent Tahitien, figure littéraire par excellence, il n’endemeure pas moins qu’elle met fin à une longue identité entre le Noir et lafigure du péché. Celui-ci n’est plus un monstre sexuel mais participe de laloi naturelle : la multiplication de l’espèce. Dès lors, l’esclavage ne peut plusapparaître comme une prescription rédemptrice.

Sauver le Noir de la malédiction de Cham pour le réintégrer dansl’unité du genre humain, voilà qui n’avait jamais été aussi clairementaffirmé. Pourtant, ce combat en faveur d’un Noir réellement humain est-ilmené jusqu’à son terme ? Le portrait de l’innocent Tahitien parvient-il àgommer les anciens clichés d’un Noir rivé à la plus malfaisante des bestiali-tés ? Comme le remarque avec pertinence Michèle Duchet552, le Tahitien duSupplément tout autant que le Canadien de l’Histoire des deux Indes jouentla même fonction. Ils sont l’expression d’une figure complémentaire : celledu « bon sauvage ». Ils évoquent un mythe aussi bien personnel que poli-tique. Les Canadiens ont « quelque chose de sauvage » que Diderot admirechez les grands criminels et la poésie antique, tandis que les Tahitiens avecleur douceur rêveuse, leur mélange de grandeur, de simplicité, de noblesse« s’accordent avec son goût pour les tableaux de Raphaël, du Guide et duTitien ». Le sauvage offre le portrait d’un homme libre qui ne connaît pastoutes les restrictions de la vie sociale : il travaille pour subsister et non pourdevenir la propriété d’un plus puissant que lui, il ne peut pas égalementsouffrir de désirs qu’il ne peut étancher553. Le monde sauvage figure ainsi unmoment d’équilibre où la société offre l’image d’une grande famille. Et c’estprécisément ce moment du bonheur naturel qui permet de critiquer lesaberrations du pouvoir civil.

Notre société apparaît en effet comme le brouillage de la simplicité ducode naturel. Les prêtre, d’un côté, arguent de l’autorité de la loi surnaturellequand, de l’autre, les magistrats abusent de leur fonction sociale pour trans-former la justice en force et convenance personnelle. L’état social offre par-tout l’image du trouble tandis que la figure de l’homme sauvage permet depeindre le règne du code naturel, le règne d’une origine non contaminée parl’histoire. Le primitivisme de Diderot a donc pour envers son pessimisme

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552. Michèle Duchet, op. cit., p. 387.553. « S’il ne fait pas de provisions, c’est que la terre et la mer sont des magasins et des réser-voirs toujours ouverts à ses besoins. La pêche ou la chasse sont de toute l’année, ou suppléentà la stérilité des saisons mortes. [...] Il ne travaille que pour sa propre utilité, dort quand il estfatigué, ne connaît ni les veilles, ni les insomnies » (Histoire des deux Indes, op. cit., p. 674).

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historique : « La loi de la nature, qui veut que toutes les sociétés gravitentvers le despotisme et la dissolution, que les empires naissent et meurent nesera suspendue par aucune554. »

Dans cette conception tragique de l’histoire où tout tend vers le dépé-rissement — le despotisme étant la fin biologique du corps social —, le sau-vage offre le portrait d’un homme qui n’est pas encore entré dans le cyclefatal de la société civilisée. Le modèle a donc un usage purement interne :il fait apparaître l’épure d’une société politique totalement libre des puis-sances qui d’habitude la corrompent, morale, religion, abus des grands.L’homme civilisé peut ainsi contempler le miroir de son origine pour res-saisir à son compte cette liberté originelle dissimulée par les institutions.

Les abus du pouvoir que Diderot dénonce sont ceux du despotismepolitique, quand un souverain s’arroge le droit de posséder la volonté d’uncitoyen et de le traiter comme chose. Voilà pourquoi Diderot précise que lefondement de l’autorité de l’État n’est jamais le prince mais la nation : « Ilme semble que l’on a confondu les idées de père avec celle de roi. Un pèreest peut-être un roi dans sa famille ; mais un roi, même un bon roi, n’estpoint un père dans la société : il n’en est que l’intendant555. »

Aussi ne pourra jamais recevoir le nom de criminel un peuple qui sedresse contre l’autorité d’un despote, fût-il éclairé. Au contraire, il y a uncrime de lèse-société quand le souverain usurpe la capacité qui est sienne :garantir la stabilité des lois sans nuire à la liberté individuelle. Ce queDiderot dénonce comme despotisme, c’est donc la contradiction entre l’au-torité nécessaire des lois — la police intérieure — et la liberté individuelledes citoyens.

Le droit naturel a ainsi un usage fortement restreint. Il fournit une cri-tique de la légitimité des lois pour autant que celles-ci ont un usage parminous… Les intentions novatrices de Diderot sont donc réservées aux seulesLumières de l’Europe. Diderot attend d’une certaine façon qu’elle se régé-nère et que son histoire puisse enfin toucher la jeunesse du monde sans queces naturels marchent à « quatre pattes ». Pour les Noirs que l’on enchaîneà Saint-Domingue ou que l’on chasse au Cap, le bilan est beaucoup plusnuancé. Sont-ils victimes du despotisme ? Il semblerait que la réponse soitmoins cinglante que prévue.

Ouvrons l’Encyclopédie et furetons dans l’article « Despotisme ». Aucunetrace des bonnes manières de Saint-Domingue ou d’ailleurs. De Jaucourt ne

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554. Ibid., livre XIX, 2.555. Ibid., p. 590. En matière d’autorité politique, il y a une autorité plus grande que celledu prince ; c’est celle du code naturel.

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fait que reprendre la définition traditionnelle du despotisme, celle quis’adresse aux citoyens d’Europe : « Le principe des états despotiques estqu’un seul prince gouverne tout selon ses volontés, n’ayant absolumentd’autre loi qui le domine, que celle de ses caprices […]. »

Le despotisme représente une figure politique, celle de la mort ducorps social, mais ne parvient pas à concerner les esclaves noirs des Antillesou d’ailleurs. Excessive cette interprétation ? Nullement. L’Encyclopédieenchaîne avec une froideur toute surprenante la litanie des articles du Codenoir556. Pas un commentaire, pas une seule ligne d’indignation. Est-ce à direque l’égalité naturelle entre les hommes s’arrête en certains endroits de laterre ? Difficile d’en douter quand l’article « Esclave » souligne laconique-ment qu’il n’y a plus d’esclaves sur le territoire français à l’exception des îlesfrançaises de l’Amérique557 ! Qu’est-ce à dire, sinon que la terre des Francsaffranchit ici alors qu’elle laisse toute latitude pour ferrer là-bas ?L’Encyclopédie n’innove pas mais accède aux nuances du sage législateur quireconnaît qu’en certains endroits, les nègres sont naturellement esclavesquoi qu’il arrive. D’ailleurs l’article « Colonies », qui classe par le menu lesdifférentes formes d’établissements, incorpore comme fait établi les coloniesdatant de la découverte de l’Amérique. Un seul détail au passage : ces colo-nies ont simultanément pour objet le travail de la terre et le commerce…Quid des esclaves ? La réponse se fait limpide : « […] dès lors il était néces-saire de conquérir les terres et d’en chasser les anciens habitants, pour ytransporter de nouveaux558. » L’esclave noir qu’il faut transporter commeune quelconque marchandise, voilà qui nous porte bien loin d’unecondamnation de la traite. L’argument jadis invoqué du luxe qui doit céderla place aux droits naturels disparaît simplement.

Pour nos colonies, la question de savoir si l’esclavage choque la raison, lajustice, la vérité semble d’une autre saison. Certes, la sensibilité affleure, ladramatisation brille — de Jaucourt n’hésite pas à écrire que l’esclavage choquedirectement le principe de la société559 —, mais la nécessité reprend toujoursses droits quand il le faut. Le même de Jaucourt invoque les raisons clima-tiques pour dire qu’en certaines contrées, l’esclavage rime directement avec lanature des choses. La caution de Montesquieu suffit à donner à l’argument le

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556. Le Code noir est mentionné à l’entrée « Code » et exposé ex abrupto à l’entrée « Code noir ».557. Souligner de cette manière l’exception, ce n’est pas s’en offusquer mais accepter danstoute sa sécheresse le préambule du Code noir. Lui aussi entérine le fait que la terre desFrancs affranchit, mais il ménage sans aucun embarras l’identification du Noir à l’esclave.558. L’argument de la nécessité retrouve tout le sel que lui avait donné Montesquieu. Si lamorale récuse l’esclavage, la nécessité physique le justifie pleinement.559. Voir l’Encyclopédie, article « Esclavage ».

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poids qui lui convient ; pour certains, l’esclavage civil et politique est unepremière nature…

Fort de ce constat, l’article « Nègre » n’hésite pas à disserter sans ména-gement les aptitudes des différents nègres pour la servitude : « […] lesmeilleurs nègres se tirent du Cap Verd, d’Angola, de Sénégal. » Qu’est-ce àdire ? Pour les Noirs une seule certitude : plus ou moins disciplinés, plus oumoins travailleurs, mais assurément destinés à être des choses au service descolons. Le tribunal de l’espèce ne voit rien à y redire puisque le colon exauce,à sa manière, les vœux de la nature en sachant discerner qui le paresseux quile laborieux : « De tous ces différents esclaves, ceux du Cap Verd ouSénégalais sont regardés comme les plus beaux de toute l’Afrique. Ils sontgrands, bien constitués, ayant la peau unie sans aucune marque artificielle560. »

Le Noir d’emblée conformé pour la servitude, voilà le langage des stig-mates corporels qui nous ramène aux positions du Stagirite. Pourquoi cher-cher une autre destination que l’esclavage quand la chaîne des êtres prendsoin d’imprimer dans la chair les marques d’une infériorité ? Les débats surla citoyenneté du Noir ou son appartenance au genre humain peuvent êtreajournés : « Leur naturel dur exige que l’on n’ait pas trop d’indulgence poureux, ni aussi trop de sévérité ; car si un châtiment modéré les rend soupleset les anime au travail, une rigueur excessive les rebute et les porte à se jeterparmi les nègres marrons ou sauvages qui habitent des endroits inaccessiblesdans ces îles, où ils préfèrent la vie la plus misérable à l’esclavage561. »

Le Noir rétif à l’ordre colonial… l’analyse n’a rien à envier au disposi-tif juridique du Code noir562. Le définir comme une brute, voilà qui auto-rise par avance les châtiments qui s’adressent à un naturel particulièrementcoriace. Pas question de vanter l’image du Noir se libérant de ses propreschaînes en recourant à la défense naturelle. La guerre n’est plus à entendre

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560. Ibid.561. Ibid. Le Noir est vraiment en dehors de toute mesure. Abandonné à lui-même, le voilàindolent et inutile. Roué de coups, le voilà prêt à quitter le lieu naturel de la plantation pourdes contrées inaccessibles et une vie plus misérable encore. Pour dénouer cette contradiction,un seul moyen : la présence d’un bon maître capable de l’attacher à la plantation et de luifaire vivre sereinement sa nature d’esclave en accommodant sa robustesse avec un goût véri-table pour le travail. Comment l’esclavage pourrait encore choquer la raison quand il ne s’ap-puie plus sur des considérations légères mais complète les « vides » laissés par la nature ?562. « L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois à compter du jour que sonmaître l’aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lissur une épaule ; et s’il récidive une autre fois à compter pareillement du jour de la dénon-ciation, aura le jarret coupé et il sera marqué d’une fleur de lis sur l’autre épaule ; et la troi-sième fois il sera puni de mort » (article 38 du Code noir, dans Louis Sala-Molins, op. cit.,p. 166).

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dans la relation du maître à la bête de somme mais dans les possibles excèsde la sauvagerie de l’esclave. Le ton nous rapproche des règlements à faire…Quant à la liberté naturelle manifestée par le combat contre l’oppresseur, ilconvient de l’oublier tout simplement.

Le Noir sera apprécié pour sa disposition au travail. Difficile d’être plusconcis. D’ailleurs, l’article « Esclavage » de l’Encyclopédie prend soin de sou-ligner l’entière adéquation du Noir et du châtiment563. Le fouet n’est nulle-ment un instrument de torture mais le viatique pour remettre la dureté dansle chemin du labeur. L’Encyclopédie ne se contente d’ailleurs pas d’oublier leportrait de l’innocent Tahitien, elle fustige, conformément à la logique dusystème colonial, le nègre marron. Celui-ci n’incarne plus le combat pourl’autodétermination mais les ratés de l’entreprise coloniale. Il n’incarne pasla révolte contre une loi dépravée mais seulement les conséquences de l’abusd’un système. Adopter un tel langage revient peut-être à vouloir « humani-ser » l’esclavage mais, avant tout, c’est admettre que le Noir se révolte seu-lement parce que sa sensibilité est exacerbée. Autrement dit, la révolte del’esclave noir ne peut pas s’interpréter comme une conscience de l’infamiemais seulement comme une réaction épidermique.

La sensibilité du Noir ne dépasse pas celle de l’animal de compagnie.Une fois encore, le thème de la brutalité et de la stupidité se trouve déve-loppé avec complaisance. Le tribunal de l’espèce ne proteste pas. Difficilepourtant d’admettre que le châtiment soit la récompense d’une incurablebrutalité… à moins que le Noir n’occupe une place en marge de l’unité del’espèce, à côté de l’animal à qui l’on ne demande pas de voter : « Si les ani-maux étaient d’un ordre à peu près égal au nôtre […] en un mot s’ils pou-vaient voter dans une assemblée générale, il faudrait les y appeler ; et lacause du droit naturel ne se plaiderait plus devant l’humanité mais devantl’animalité. Mais les animaux sont séparés de nous par des barrières inva-riables et éternelles ; et il s’agit ici d’un ordre de connaissances et d’idéesparticulières à l’espèce humaine, qui émanent de sa dignité et qui la consti-tuent564. »

Incapable de se représenter sa condition devant l’humanité, le Noir està exclure de toute dignité. Il ne lui reste que le registre de la sensibilité auxbons et mauvais traitements, pas davantage. Le Noir se définit comme un

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563. Cet article est d’autant plus étonnant qu’il est la transcription littérale de l’article «Nègre » du Dictionnaire universel de commerce de Savary des Bruslons. Si l’esclavage peutchoquer la sensibilité, il s’avère néanmoins nécessaire à l’économie. Seuls conviennent d’êtreréglementés les abus.564. Encyclopédie, article « Droit naturel ».

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être aux facultés éteintes, simplement attiré par l’objet qui fait sur luimomentanément impression. Enfermé dans le présent fugitif de la sensa-tion, il ne peut prétendre à aucune représentation intellectuelle. Le Noirdistrait à jamais de la conscience de son origine, de sa famille, de sa patriepar un simple air de musique, voilà le portrait que nous en trace de Jaucourtdans l’article « Esclavage » : « Cet amour si vif pour la patrie semble dimi-nuer à mesure qu’ils s’en éloignent : la gaieté succède à leur tristesse ; et c’estun moyen immanquable pour la leur ôter, et pour les conserver jusqu’aulieu de leur destination, que de faire entendre quelque instrument demusique, ne fût-ce qu’une vielle ou une musette 565. »

Ces lignes de l’Encyclopédie ne brillent guère par leur ardeur à condam-ner la traite. Une fois mise de côté la sensibilité, on peut théoriser librementsur l’équation nègre = esclave. Rien de nouveau depuis les affirmations durévérend père du Tertre qui réclamait la douceur pour les Indiens enconseillant de ne leur commander que des choses qui flattent leurs inclina-tions et la brutalité pour les nègres : « Regardez un sauvage de travers c’estle battre ; le battre c’est le tuer ; battre un nègre c’est le nourrir. »

C’est à la lumière de ces textes qu’il convient d’interpréter l’appel à larévolte des Hottentots. Le cri contre la révolte des Européens n’a pas de des-tinataire566 et ressemble très étrangement au morceau littéraire duSupplément au voyage de Bougainville : « Pleurez, malheureux Otaïtiens ;pleurez ; mais que ce soit de l’arrivée et non du départ de ces hommes ambi-tieux et méchants. Un jour vous les connaîtrez mieux. Un jour ils revien-dront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci,

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565. Ces considérations sur la musique sont étonnantes. L’Encyclopédie dispense quelquesrecettes pour la conservation de la marchandise. Les cales des négriers sont-elles infâmes ?Qu’à cela ne tienne, il suffit de rythmer le voyage au son de quelques vielles. Le nègre idiotet sans conscience du passé et de l’avenir finira bien par ne plus s’apercevoir que les chaînessont là pour l’entraver. Difficile de s’extasier devant une telle analyse. Ceux qui ne l’enten-dront pas citeront l’article « Droit naturel » et rappelleront comment l’humanité n’est pasune chose. Nous l’accordons. Mais comment expliquer alors cette étonnante fracture d’avecla beauté des principes ? Simple distraction dans le passage de l’universel au particulier ?L’explication serait fâcheuse car il faudrait admettre que les principes n’ont pas été pleine-ment pensés... Plus prosaïquement, de telles considérations font apparaître combien pour leNoir les questions de la liberté et de l’égalité demeurent problématiques. 566. Dans les deux cas, les destinataires de la harangue sont absents. L’Histoire des deux Indesdénonce la cruauté des Européens mais dans le même temps souligne qu’il n’est pas néces-saire pour le colon de s’irriter de la harangue « Ni l’Hottentot, ni l’habitant des contrées quivous restent à dévaster ne l’entendront » (op. cit., p. 680). Quant au vieillard du Supplémentau voyage de Bougainville, il annonce les malheurs mais ne fait rien : « Ô Otaïtiens, ô mesamis, vous auriez un moyen d’échapper à un funeste avenir ; mais j’aimerais mieux mourirque de vous en donner le conseil » (op. cit., p. 13).

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dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l’autre, vous enchaî-ner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices567. »

Même si le philosophe annonce un Code blanc plus terrible encore quele Code noir, il convient de savoir lire les mises en garde. Le bras vengeurest uniquement destiné au mauvais colon. À ce titre, les passages del’Histoire des deux Indes consacrés à la misère physique et morale568 desnègres sont à mettre davantage au compte d’une théâtralisation de la sensi-bilité plutôt qu’à une réfutation de l’entreprise coloniale.

D’ailleurs la portée du texte consacré directement à l’esclavage desnègres dans l’Histoire des deux Indes569 est plusieurs fois désamorcée. Quand ils’agit d’identifier les criminels, Diderot ne trouve au ban des accusés que lacruauté des Espagnols : « […] l’esclave est en dessous du chien que l’Espagnollâchait contre l’Américain : car la conscience qui manque au chien, reste àl’homme570. » De même, lorsqu’il entreprend de réviser les arguments distil-lés en faveur de l’esclavage — des hommes nés pour l’esclavage, des nègresbornés, etc. —, l’argumentation se clôt sur une étrange comparaison aveccelle des chaînes des peuples esclaves des monarques : « En Europe commeen Amérique, les peuples sont esclaves. L’unique avantage que nous ayons surles nègres est de pouvoir rompre une chaîne pour en prendre une autre571. »

Les justes déductions du droit naturel ne résistent donc pas à une lectureminutieuse de l’Encyclopédie ou de l’Histoire des deux Indes. Et il ne s’agit pasde simples fractures dans une œuvre où les courants sont multiples. Le Noirne parvient pas à dépasser l’existence littéraire. La révolte des esclaves n’excèdepas l’hypothèse d’école. Certes, la sensibilité est plus généreuse que la plumede Montesquieu mais le Code noir n’est jamais vraiment heurté de pleinfouet. L’Encyclopédie retrouve le perspectivisme de Montesquieu : parler del’esclavage, c’est toujours remonter l’histoire du fait en notant laconiquementsa persistance. L’esclavage heurte bien dans son principe la conviction huma-niste d’un droit naturel universel, mais la notion d’universalité ne rejoint pastoujours l’histoire qui s’écrit ici et maintenant. Et même si nous acceptons

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567. Ibid., p. 12. La harangue du vieillard est tout aussi étrange que la mise en garde desHottentots. Dans les deux cas, il s’agit d’insister sur une contamination de l’esprit servile. Lesauvage va devenir esclave de l’Européen et, ce faisant, aussi vil que lui. Ce n’est pas le faitde l’esclavage qui est ici souligné mais le mimétisme qui s’opère de l’homme blanc au sau-vage. L’esclavage véritable est dans l’écart d’avec le code naturel. 568. « [...] on les tyrannise, on les mutile, on les brûle, on les poignarde ; et nous l’enten-dons dire froidement et sans émotion. Les tourments d’un peuple à qui nous devons nosdélices ne vont jamais jusqu’à notre cœur » (p. 737).569. Ibid.570. Ibid.571. Ibid, p. 742.

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l’analyse de Michèle Duchet qui, fidèle à l’analyse marxiste, souligne que lesidées reflètent toujours des pratiques et que les engagements ne peuventdépasser les contradictions ou les rapports de force du moment, il convient deconstater qu’il y a d’autres facteurs qui ralentissent la prise de conscience572.

Diderot ne parvient pas à constituer une science de l’homme sans ins-tituer par ailleurs une logique comparative où le Noir occupe le dernierrang. La découverte de l’autre ne dépasse guère le préjugé de la couleur dela peau — nous y reviendrons — et la certitude que l’Europe (en dépit dupessimisme historique) se doit d’endosser la tâche civilisatrice qui luiconvient. Pour ce qui est du sens à donner au terme civilisation,l’Encyclopédie se contente d’affirmer notre valeur pédagogique… Pour lereste, les Noirs apprécieront sur le terrain notre capacité à les éduquer.L’Encyclopédie ne les consulte pas sur les écarts possibles avec le code natu-rel. Et comment leur accorderait-elle audience quand ils sont réputésinconscients de toute justice ? La réflexion sur l’essence de la civilisationconcerne exclusivement les bornes de l’espèce blanche. C’est pour le citoyend’Europe que Diderot dénonce les codes brouillés et l’altération de la « sta-tue primitive » : « Voulez-vous savoir l’histoire abrégée de presque toutenotre misère ? La voici. Il existait un homme naturel ; on a introduit au-dedans de cet homme, un homme artificiel, et il s’est élevé dans la caverneune guerre civile qui dure toute la vie573. » Dès lors il revient à la parole duphilosophe de dénoncer les lois insensées pour qu’elles retrouvent enfinl’unité du code naturel. Pour l’esclave noir ? Aucune trace de protestationréelle. D’ailleurs, Diderot n’adresse aucune remarque sur ce sujet dans lesconseils faits à Louis XVI574. Et quand il apostrophe les souverains sur laquestion, il s’adresse aux monarques espagnols575 ! Les Noirs devrontattendre patiemment leur humanité et leur place au panthéon du droitnaturel. Pour lors, écartés de l’universalité du droit, ils seront tout naturel-lement récupérés dans une autre histoire, celle qui les destine au travail…

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572. Si une conscience n’est pas une réalité abstraite coupée de son insertion dans certainesconditions historiques, les déterminations historiques ne font pas tout. Il suffit de songer àla façon dont la théologie hispanique entreprend de penser l’esclavage. Elle avance commejustification à son antiesclavagisme l’impossibilité de penser ensemble créature et privationd’une maîtrise de soi.573. Supplément au voyage de Bougainville, op. cit., p. 60.574. Ibid.575. « Monarques espagnols, vous êtes chargés des félicités des plus brillantes parties desdeux hémisphères. Montrez-vous dignes d’une si haute destinée. En remplissant ce devoirauguste et sacré, vous réparerez le crime de vos prédécesseurs et de leurs sujets » (ibid.,p. 743). D’autres avaient su, même en manipulant le langage théologique, demander l’hu-manité des Noirs. Voir nos pages sur Las Casas.

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Territoire et servitude

L’effacement du droit naturel ne procède pas simplement d’une démarchenégative, le Noir n’appartenant pas à la sphère de l’universel et à la destina-tion rationnelle de l’histoire, il s’accomplit également de manière positive :le Noir ne possède pas les qualités intellectuelles pour se prévaloir d’undominium. À la question du livre VIII, chapitre 1 de L’Histoire des deuxIndes : « Les Européens ont-ils été en droit de fonder des colonies dans leNouveau Monde ? », la réponse du philosophe est brutale et laisse peu deplace à l’interprétation : « La raison et l’équité permettent les colonies, maiselles tracent les principes dont il ne devrait pas être permis de s’écarter dansleur fondation576. » Il n’est plus question d’un fait examiné à la lumière dudroit naturel — ce qui serait inséparable d’un procès fait à l’entreprise colo-niale — mais d’un fait que l’on aménage avec les principes du droit natu-rel, ce qui implique la justification de l’esclavage. Diderot manie de façonsavante les inversions : nul besoin de demander à la raison et à l’équité surquels fondements elles s’appuient pour légitimer la colonisation, il convientseulement de solliciter leurs compétences pour en tracer les contours juri-diques. Le Blanc toujours maître et s’arrogeant la capacité de régler lamanière de composer avec des choses, voilà qui ne nous change guère dustyle du Code noir.

576. Des colonies en général, op. cit., p. 690. Une fois encore à la question de la conquête lesLumières répondent non à la violence mais oui à l’occupation du sol. Que faire de l’adresseaux Hottentots ? La ranger comme nous l’avons déjà dit au rang des morceaux de la sensi-bilité humaniste. Diderot nous laisse entrevoir comment il est possible de parler de la maî-trise des gens et du sol sans choquer la raison et l’équité. Il suffit de les invoquer en préam-bule.

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Bien évidemment, pour la défense et l’illustration des Lumières, ilserait plus tolérable de s’en tenir aux déclarations d’intention en y discer-nant des attaques en règle contre l’entreprise coloniale. C’est ainsi qu’YvesBenot souligne que le droit de coloniser se trouve suspendu, tant il ne peuts’appliquer qu’à une contrée déserte577. Pour ce faire, il s’appuie sur les véri-tés éternelles qui découlent de la raison et de l’équité : « Une contrée déserteet inhabitée est la seule qu’on puisse s’approprier. La première découvertebien constatée fut une prise de possession légitime578. »

La contrée déserte apparaît comme le seul cas de figure possible pours’emparer d’une terre. Au contraire, là où il y a des hommes, il y a des sujetsde droit. Mes requêtes ne peuvent donc, en pareil cas, dépasser ce qui m’ap-partient en propre, à savoir ma vie579. Si j’arrive sur un rivage excédé defatigue je peux demander l’eau, le pain, le sel, au-delà « je deviens voleur etassassin580 ». Le droit naturel m’accorde donc la conservation physique, riende plus. À ce niveau de lecture, les vérités éternelles semblent tenir en échecles prétentions coloniales. Y parviennent-elles réellement ? Relisons patiem-ment. Qu’enseignent la raison et l’équité ? Elles nous apprennent que, lors-qu’un voyageur débarque sur une terre peuplée pour exiger davantage que

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577. Yves Benot, « Diderot, Pechmeja, Raynal et l’anticolonialisme », Revue Europe, 1963,p. 152. Benot entend montrer comment Diderot réalise de façon consciente ce que l’abbéRaynal avait posé sur le mode du sentiment humaniste. L’interrogation formulée au débutdu chapitre — Les Européens ont-ils été en droit de fonder des colonies ? — reçoit uneréponse cinglante : seule l’équité et la raison peuvent en tracer les contours mais, en mêmetemps, ces contours ne peuvent exister que pour une terre inhabitée dans la mesure où ledroit naturel ne saurait nous accorder la propriété d’un homme. Benot souligne donc lacohérence de l’anticolonialisme de Diderot par rapport à la vigueur des principes. Il ne s’agitpas d’une réaction épidermique à une situation par trop brutale mais d’un jugement quidécoule du tribunal de l’espèce : « [...] Diderot nie résolument le droit de colonisation, etsur ce point essentiel, nous sommes en droit de juger que c’est bien à lui que l’on doit latransformation “réformiste” de Raynal en un manifeste anticolonialiste. »578. Histoire des deux Indes, op. cit., p. 691. Diderot conteste, semble-t-il, avec la plusgrande véhémence la logique coloniale qui enchaîne la propriété de la terre à celle deshommes : « Au lieu de reconnaître dans cet homme un frère vous n’y voyez qu’un esclave,une bête de somme. Ô mes concitoyens ! vous pensez ainsi, vous en usez de cette manière ;et vous avez des notions de justice ; une morale, une religion sainte, une mère commune avecceux que vous traitez si tyranniquement » (ibid., p. 692). Comment lire cette accusation desplus cinglantes ? Contre le fait colonial ? La raison et l’équité le permettent. Il semble que letrait soit destiné uniquement à la morale chrétienne qui affirme l’unité du genre humain etqui dans le même temps asservit. Diderot vitupère le code religieux mais il laisse ouverte lapossibilité d’un esclavage s’accordant avec le droit naturel... celui du bon entreprenant bienentendu. C’est ce que nous allons établir.579. Je suis en droit d’attendre que les hommes d’un autre rivage ne bafouent pas maconservation naturelle.580. Ibid., p. 690.

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l’hospitalité, il n’est qu’un assassin et, à l’image du raisonneur violent581, ilconvient de l’étouffer. Dans le cas d’espèce, le droit de coloniser se heurte àl’indépendance et à la jouissance du premier occupant. Il contrevient direc-tement à la loi naturelle. En revanche, quand un pays comporte descontrées désertes, la réponse se fait plus nuancée. Le voyageur peut enremontrer aux sauvages et, grâce à son intelligence, exiger davantage que legîte et le couvert : « Si la contrée est en partie déserte, en partie occupée, lapartie déserte est à moi. J’en puis prendre possession par mon travail582. »Convient-il de se demander si le pays nous appartient ? Nullement. Le pos-sessif est déjà établi. La partie déserte est mienne car elle révèle une carencedans les capacités à maîtriser le sol. Des terres incultes à l’inculture dessujets, il n’y a qu’un pas. À l’espace du premier occupant succède partouches le rôle pédagogique du premier arrivant. D’hôte, le voyageurdevient colon légitime. Les vérités éternelles ne protestent pas.

Le colon opiniâtre n’a pas seulement un droit de jouissance sur les terresqu’il travaille, tout finit par lui appartenir : « Je puis étendre mon domainejusque sur les confins du sien. Les forêts, les rivières et les rivages de la terrenous sont communs, à moins que leur usage exclusif ne soit nécessaire à sasubsistance583. » Douce litote, Diderot gomme tout droit du sauvage à dis-poser d’une quelconque propriété légitime et le renvoie à l’inexistence. Lacapacité, mieux la supériorité, que l’on reconnaît au seul colon de pouvoirtravailler le sol élimine les protestations du droit naturel. Le maître n’usepoint d’un droit de conquête ignoble, il occupe le terrain en faisant montrede son habileté. Et si par le plus grand des hasards il recourt à la force, celle-ci ne pourra jamais être qualifiée de violence car mérite le qualificatif de bar-bare celui qui détruit l’ingéniosité du travailleur blanc : « L’ancien habitant

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581. Voir l’article « Droit naturel » de l’Encyclopédie.582. Histoire des deux Indes, op. cit., p. 690. Il convient d’accéder à toute la rigueur du rai-sonnement. Des deux propositions possibles — la terre étrangère même non travaillée nem’appartient pas et la terre inculte s’offre à mon génie créateur... —, Diderot n’en retientqu’une. Savoir si la terre porte la trace d’hommes avant mon arrivée, voilà qui relève du fas-tidieux. Là où le sauvage ne pose pas le pied, il n’existe pas. Mieux, là où il le pose, personnene le voit tant ses empreintes ne sont pas de même qualité que celles des Européens. Le sau-vage parasite tout au plus la nature ; l’Européen, seul, sait la faire fructifier.583. Ibid., p. 691. Les confins se rejoignent mais le colon blanc peut seul décréter ce quirevient au sauvage selon le bel argument de la nécessité. Le sauvage incapable de prévoir lesmoyens de son existence ne peut dire ce dont il a besoin. Une fois encore, l’appréciation dela communauté des biens se fait à partir du droit du premier occupant. Le sauvage, mineuret soumis, devra attendre le bon vouloir du maître. Le Code noir parle d’une même voix :pour les questions d’intendance, c’est le colon qui décharge l’esclave de son ignorance del’avenir en lui « assurant » la nourriture.

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serait barbare, s’il venait subitement renverser ma cabane, détruire mes plan-tations et piller mes champs. Je pourrais repousser son irruption par laforce 584. »

Diderot manie avec subtilité le renversement des perspectives. Le sau-vage est rangé dans la catégorie de l’ancien habitant mais cette ancienneténe désigne aucun passé. Comme à l’habitude, les Lumières ferrent le sau-vage dans l’immédiateté de la violence. C’est lui qui subitement peut se fairel’ennemi de la loi blanche en ignorant jusqu’au doux nom du droit de pro-priété585. Renverser les cabanes, piller les champs, ce n’est pas seulementenfreindre un ordre social, c’est se situer à sa marge, du côté de la dérégula-tion de la vie instinctive. Le portrait de l’innocence se craquelle au profit dela monstruosité. Le sauvage ne peut pas désigner la proximité d’avec l’ordrenaturel car il ne porte pas en germe l’accès aux douceurs de la civilisation.Seuls peuvent accéder à cette proximité ceux qui en ont déjà conscience. Lesauvage enfermé dans une immédiateté de l’instinct ne peut espérer se livrerà cette merveilleuse introspection où, dans le silence des passions, l’hommepeut se représenter inséré dans le grand tout.

Barbare et odieux, le sauvage devra se contenter, s’il le peut, d’intério-riser la politesse que l’on doit au supérieur : « Tout ce qu’il peut encore exi-ger de moi, c’est que je sois un voisin paisible, et que mon établissementn’ait rien de menaçant pour lui. Tout peuple est autorisé à pourvoir à sasûreté présente, à sa sûreté à venir. Si je forme une enceinte redoutable, sij’amasse des armes, si j’élève des fortifications, ses députés seront sages s’ilsviennent me dire : “Es-tu notre ami ? es-tu notre ennemi ? ami : à quoi bontous ces préparatifs de guerre ? ennemi : tu trouveras bon que nous lesdétruisions” ; et la nation sera prudente si à l’instant elle se délivre d’une ter-reur bien fondée. À plus forte raison pourra-t-elle, sans blesser les lois del’humanité et de la justice, m’expulser et m’exterminer, si je m’empare de sesfemmes, de ses enfants, de ses propriétés ; si j’attente à la loi civile […] sij’en veux faire mon esclave586. »

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584. Ibid., p. 690.585. Dans ce cas de figure, le nouvel arrivant use de facto du droit de premier occupant car,avant lui, nous l’avons déjà dit, le sol n’a gardé l’empreinte d’aucune autre créature. Excessivecette lecture ? Comment le serait-elle quand l’Européen s’avère le seul à pouvoir réellementdéfendre sa propre vie ? Pour le sauvage ? Ni offense ni attaque, il fait partie du décor.586. Ibid., p. 691. Les relations de voisinage décrites par Diderot confinent à l’absurde. Lessauvages n’ont aucune conscience de l’avenir, coupent l’arbre à la racine pour en cueillir lefruit et les voilà dissertant sur les intentions du colon... Discussion d’autant plus irréellequ’ils sont incapables de maîtriser leur sol. Tantôt trop stupides pour aménager les lieux, tan-tôt disposés à discuter la manière d’être traités, Diderot ménage les perspectives.

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Décryptons. Le sauvage devra dépêcher des représentants pour qu’ilsviennent discuter des projets du colon. Aimable discussion de voisinage. Ilne s’agit pas de leur demander pourquoi ils s’arrogent le droit de colonisermais comment ils comptent s’y prendre avec la main-d’œuvre locale. Letableau est touchant. Mais ce qui l’est davantage, c’est l’hypothèse de ladéputation partie s’enquérir des intentions du colon. Le sauvage estampilléinculte se met à bavarder avec son oppresseur. Les distinctions de l’ami etde l’ennemi sont des plus grotesques. Comment le sauvage pourrait-il pré-tendre accuser le colon blanc d’ennemi quand le travail l’a toujours inno-centé ? Et que dire des lois de l’humanité qui font protester le sauvagecontre le viol, l’esclavage, quand par ailleurs la conscience du droit naturellui est refusée ?

Les détours du « territoire » nous font revenir de la manière la plus crueaux vues d’Aristote et des théologiens. L’homme blanc ne commande pas àl’homme mais à la brute. Le Noir incapable de tout dominium ne peut pré-tendre à son autonomie. Ni image de Dieu ni image de l’être raisonnable, levoilà enfermé dans une servitude nécessaire. L’humanisme de Diderot n’at-taque pas en son cœur la pratique coloniale, lui aussi plaide pour le simple« toilettage ». Ce qu’il rejette, c’est la conquête par la force brutale, pratiqueinadmissible pour les Lumières de l’Europe. En revanche, il est possible desubstituer aux mercenaires armés, à l’idéologie de l’évangélisation, une accul-turation fondée sur la vertu de l’exemple : « Jeté chez des sauvages, je ne leurdirais pas : Construisez des cabanes qui vous assurent une retraite commodecontre l’inclémence des saisons. Ils se moqueraient de moi. Mais je bâtiraisma cabane. Les temps rigoureux arriveraient. Je jouirais de ma prévoyance.Le sauvage le verrait, et l’année suivante il m’imiterait587. »

L’art et la manière méritent attention. Le colon arrive chez les sauvageset à lui seul incarne le début de leur histoire. Il est par excellence l’exemple,l’instituteur. C’est sa seule prévoyance qui extirpe les sauvages de leur bar-barie. Eux qui n’ont pas l’intelligence de leur rapport au monde sont édu-qués par le colon. L’accompagnement est des plus ambigus. Le sauvage semoque mais finit par imiter et le maître jouit de sa hauteur de vue. Cetterhétorique du maître qui ne dit mot mais qui contemple son activité dansla main-d’œuvre confine le sauvage à la position de l’enfant. Mais alors quece dernier peut, par participation, intégrer l’univers de la culture, le sauvage,lui, demeure extérieur. Il est l’objet d’une attitude ambivalente : à la fois luidonner à méditer notre ingéniosité — jouissance de l’exemple — mais en

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587. Ibid., p. 609.

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même temps le maintenir dans une éternelle enfance qui correspond tou-jours à la sensibilité dont on l’affuble.

Le sauvage incapable de liberté correspond très exactement aux vues deDiderot. Alors que la liberté participe de l’immédiateté du code naturel,Diderot envisage une fois de plus que sa compréhension nécessite la pré-sence de l’homme blanc : « De même je ne dirai pas à un peuple esclave :sois libre ; mais je lui mettrai sous les yeux les avantages de la liberté et il ladésirera588. » Il convient de montrer l’exemple de la liberté pour que celle-cisoit désirée. La candeur de Diderot s’avère surprenante. Peut-être faut-il lireaux nègres taillés par le fouet les vérités éternelles du droit naturel ? La ques-tion qui mérite d’être posée est la suivante : les entendraient-ils ? En effet,l’esclave ne peut accéder au désir de la liberté que si le maître lui enimplante l’envie. Par lui-même, il n’est qu’une chose. Il lui faut rencontrerla raison de son supérieur pour accéder à un autre état. L’esclave demeuresimplement un homme en puissance.

Là encore, le primat de l’exemple est des plus ambigus. Si la liberténaturelle est consubstantielle au genre humain, pourquoi en faire poindrele désir par l’intermédiaire d’une tierce personne ? Il n’est que deux hypo-thèses pour lever cette difficulté. Soit l’esclave a été momentanément spoliéde son appartenance au genre humain par la sévérité des traitements infli-gés — l’esclave ne serait donc plus coupable —, soit son appartenance augenre humain s’avère en elle-même problématique.

Pour ce qui est de la première hypothèse, elle implique que le Noir nereconnaisse plus appartenir au genre humain en raison de l’ignominie destraitements qui lui ont été infligés, ce qui reviendrait à mettre en accusationl’idée même de civilisation. Cette hypothèse de lecture serait recevable si lecolon blanc cessait de se voir attribuer la tâche d’instituteur du genrehumain. Que Diderot critique certaines valeurs de la civilisation, il seraitfaux de le contester — le Supplément au voyage de Bougainville l’atteste —,mais que la critique franchisse le mode d’une réflexion sur les dysfonction-nements de l’ordre social ici et maintenant, voilà ce que nous ne pouvonsaccorder. Diderot demeure dans la perspective d’une critique interne maisne pousse pas l’examen jusqu’à se demander au nom de quelles valeurs lecolon blanc pourrait être le dépositaire de la civilisation. Cette interrogationmanquée le pousse d’ailleurs à des analyses paradoxales : c’est au maîtreblanc que revient la tâche d’accorder la liberté au sauvage alors qu’il la lui aravit ! C’est sur ce point que Diderot aurait pu contester l’illégitimité de

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588. Ibid.

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l’esclavage en notant toute la contradiction qu’il y a à accorder une libertéque l’on se donne le droit de ravir 589…

Et à supposer même que le maître soit, un jour, touché par la misèrephysique et morale de l’esclave et daigne lui accorder une certaine formed’humanité, nous sommes encore dans la perspective d’une liberté instituéepar le geste colonial, ce qui la rend totalement incompatible avec les prin-cipes du droit naturel. En effet, si le droit naturel dépend du vouloir d’unmaître réputé raisonnable, il n’est plus une vérité éternelle et il fautadmettre que la raison et l’équité sont des valeurs transplantées par deshommes qui se donnent autorité et compétence pour délibérer de ce quidoit ou non appartenir au genre humain. L’humanité est ainsi obtenue pargénéralisation à partir d’une classe particulière : celle des Blancs européens.

Bien sûr, une objection peut se faire jour. Le droit naturel peut être unevaleur éternelle totalement compatible avec sa découverte dans l’histoire. Ily aurait donc un décalage possible entre l’essence du droit naturel et sonactualisation dans les sociétés humaines. Ce serait d’ailleurs à la lumière dece décalage qu’il conviendrait de lire les pensées de Diderot sur l’histoire.Son pessimisme historique sur le devenir des sociétés — la loi naturelle detout corps social étant de tendre vers le despotisme — aurait pour revers unoptimisme quant aux bouleversements possibles à l’intérieur même ducorps social. La jeunesse, comme la vieillesse du monde, offrirait la possibi-lité d’un ordre social enfin conforme aux vœux de la nature.

Cette objection, si elle s’accorde avec les vues politiques de Diderot,n’en concerne pas moins une histoire étrangère aux Noirs. Lorsqu’il sepenche sur les malheurs de la colonisation, Diderot lâche laconiquement laremarque suivante : « […] l’intérêt fertile en expédients imagina d’allerdemander des cultivateurs à l’Afrique qui a toujours été dans l’usage vil etinhumain de vendre ses habitants 590. » L’Afrique toujours déjà disposée àvendre des choses, voilà qui nous ramène à notre seconde hypothèse.L’Africain prêt à vendre son semblable ne peut guère se prévaloir d’uneliberté naturelle car celle-ci est indissociable de la propriété du corps et dela conscience d’une telle propriété.

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589. Là aussi l’accord avec le Code noir est total. Ce dernier réserve la possibilité d’affran-chir une main-d’œuvre qui aura donné tous les signes de sa soumission. Difficile pourtantd’accorder à ce code une quelconque critique de la civilisation blanche.590. Ibid., p. 705. Le constat ne varie guère chez les philosophes : soit les colonies exigentune main-d’œuvre nécessaire et certains climats engendrent les naturels, soit l’Afrique a pourusage de vendre ses habitants comme esclaves. Dans les deux cas, le Noir apparaît l’ustensiletout désigné.

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L’Africain stupide et imbécile au point de désirer son propre esclavage,voilà le tableau que nous offre Diderot à la suite de Montesquieu. Alors quepour ce dernier les causes physiques justifiaient à elles seules le fait de l’es-clavage, pour le premier, le désir d’être esclave se trouve déjà implanté dansla conscience du Noir. L’esclavage ne résulte pas d’une déterminationexterne — la nécessité naturelle peut à la limite se renverser — mais d’unecause endogène. Le Noir est sans génie du seul fait de sa négritude. Diderotdécline ainsi un argument plus impitoyable encore que les affirmations deMontesquieu sur la nécessité climatique. En effet, dans la perspective d’uneaction climatique, la passivité n’est pas de l’entière responsabilité des Noirsmême si leur indolence finit par totalement les caractériser. Il demeure unepart d’« innocence » au destinataire d’une telle nécessité car il ne coïncidepas entièrement avec ce que la cause physique le fait être.

Dans l’autre l’hypothèse, le jugement se fait plus naturellement raciste.Le Noir est immédiatement un être inférieur. C’est d’ailleurs dans cetteperspective que peut se comprendre le rôle pédagogique ménagé au colonblanc. Là où Montesquieu traçait les règlements à faire pour contenir lamain-d’œuvre servile, Diderot en appelle à une élévation spirituelle. Il nes’agit plus de créer des ennemis toujours susceptibles de se révolter mais defabriquer des êtres dociles, capables d’accéder, après éducation, à la com-préhension de leur propre esclavage.

L’observation est perspicace : des individus vexés sont toujoursprompts à détruire cabanes, plantations, etc. Le crime n’est donc pas l’es-clavage mais les mauvaises manières : « Conquérir ou spolier avec violencec’est la même chose. Le spoliateur et l’homme violent sont toujoursodieux591. » Pour éviter cet écueil de la violence, Diderot conseille de trans-former les esclaves en travailleurs libres. Ce changement implique-t-il la dis-parition de la servitude ? Nullement. Le Noir ne porte plus la trace dupéché de Cham mais manifeste une telle indigence intellectuelle qu’ilappartient au Blanc de l’extirper de sa paresse.

L’esprit d’entreprise comme caractéristique de l’Européen, voilà quicomme nature première s’accorde avec la destination de son histoire : désirde liberté, de jouissance, d’échange, autant de qualités qui se manifestentsur la scène de l’histoire et nous invitent à remplir le rôle que nous devons

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591. Ibid., p. 698. Diderot accuse le crime de la spoliation mais pour le Code noir qui ferrel’esclave et le ravale au rang de bien meuble, il ne souffle mot. C’est pourquoi nous ne pou-vons pas partager la lecture de Benot. Même si Diderot réfute la violence de la pratique colo-niale, il n’abandonne pas l’idée d’une terre mise en valeur « pacifiquement » par le génieblanc.

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y jouer. Le Noir, quant à lui, relève du régime de la marchandise. La dis-tinction s’avère brutale mais Diderot parvient à légitimer le fait de l’escla-vage en le coupant de toute connexion avec une enquête purement juri-dique. Inutile de questionner les articles du Code noir ou d’interroger leslongues descriptions de l’article « Sucrerie » de l’Encyclopédie, il suffit demettre en avant l’ingéniosité du colon blanc, preuve s’il en est que la naturesait diversifier les formes et sélectionner les destinataires du droit naturel. Lecolon n’abuse pas, il transforme le nègre en homme. L’esclavage rime ainsiavec un dévouement philanthropique et les accents humanistes de Diderotvalent bien sur ce point ceux de Malouet ou de Moreau de Saint-Méry592.

En s’autorisant du registre de l’ingéniosité du colon blanc, Diderot par-vient à étouffer les protestations contre l’esclavage. La question pointée parl’Histoire des deux Indes — l’Europe a-t-elle le droit de coloniser ? — trouvesa réponse dans l’expansion coloniale. Le commerce véhicule à lui seul lavaleur civilisatrice de l’Europe. Non seulement il fait reculer les préjugés etle fanatisme religieux, mais encore il permet de former des hommes593. Etmême si certains commentateurs, comme Michèle Duchet, soulignent lepréjugé ethnocentriste, il n’en demeure pas moins que l’accent est mis surla portée philosophique de l’éloge du commerce. Michèle Duchet n’yéchappe pas, elle qui souligne comment le commerce dans l’Histoire desdeux Indes joue un rôle fondamental pour réviser l’écriture de l’histoire ainsique pour mettre en évidence une théorie matérialiste de la liberté594.

À l’appui de la première affirmation, Michèle Duchet établit commentl’éloge du commerce s’inscrit en rupture avec une histoire fondée sur lavénération de son propre passé. À l’historien fasciné par la collection mortedes faits, Diderot opposerait une tout autre lecture, celle d’une ère nouvelle

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592. Malouet, en planteur éclairé, chante les louanges de l’esclavage car lui seul est capablede sortir les nègres de leur servilité naturelle. L’esclavage remplit parfaitement son rôle péda-gogique : « [Ils devenaient] encore plus rapprochés de la condition d’hommes raisonnablesen devenant nos laboureurs qu’en restant dans leur pays soumis à tous les excès du brigan-dage et de la férocité. » Quant à Moreau de Saint-Méry, il souligne combien le vendeur d’es-claves fait œuvre de bienfaisance en arrachant les Africains à une « [...] terre à peu près sansculture, sans industrie, sans arts, sans lois et sans civilisations » (voir William B. Cohen,op. cit., p. 208). Le thème de l’Africain étranger à tout devenir historique se décline d’unedouble manière : il se situe aux balbutiements de l’humanité ou du côté de la dégénéres-cence. Néanmoins, dans les deux cas, c’est le même constat qui s’impose : le Noir doit être« éduqué ». 593. « Le fanatisme de religion et l’esprit de conquête, ces deux causes perturbatrices duglobe, ne sont plus ce qu’elles étaient. Le levier sacré, dont l’extrémité est sur la terre et le pointd’appui dans le ciel, est rompu ou très affaibli […] » (Histoire des deux Indes, op. cit., p. 689).594. Michèle Duchet, Diderot et l’histoire des deux Indes ou l’écriture fragmentaire, Paris,Nizet, 1978. Voir en particulier la troisième partie, p. 159-176.

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où chaque découverte, chaque comptoir, chaque branche d’un commerces’inscrit dans le mouvement de l’histoire du monde. Diderot réaliserait ainsiune véritable transformation dans l’activité narrative : l’historien devien-drait cet être double, à la fois dans l’histoire et hors de l’histoire, capabled’embrasser une « histoire universelle ».

Cette nouvelle conception de l’histoire qui réfléchit le devenir de l’hu-manité à partir de l’expansion coloniale s’articule, selon Michèle Duchet,avec une théorie matérialiste de la liberté. Le commerce figure la manièredont la nature a appelé tous les hommes au désir et à la liberté de jouir.Cette lecture s’avère intéressante car elle manifeste tout le génie philoso-phique de Diderot : avoir su tirer de l’histoire autre chose qu’un récit pla-tement vrai. Diderot se fait ainsi l’« inventeur » d’une histoire philoso-phique qui s’empare du monde pour le porter au regard de l’esprit. C’estcette perspective de l’histoire comme combat et matériau pour une sciencepolitique qui donne au livre tout son relief. Pourtant, force est de constaterque cette ambition philosophique et politique a une portée restreinte.

Quand Diderot confronte l’essence de l’homme, désir et liberté dejouir, à ses réalisations sur la scène de l’histoire, permanence des despo-tismes, violence des conquérants, extension des échanges, etc., tout n’est pasà mettre sur le même plan. Nous sommes d’accord pour dire avec MichèleDuchet que le philosophe entend dégager du mouvement de l’histoire lessignes de sa rationalité en mettant l’accent sur le commerce comme preuved’une telle destination de l’histoire, mais nous nous inscrivons en faux surla capacité de Diderot à penser cette rationalité pour l’histoire humaine enson entier.

Tout d’abord, c’est sur l’identité de la liberté et du commerce qu’ilconvient de revenir. Si la nature a implanté l’échange comme moteur de lasociabilité et par conséquent du progrès, il semble qu’elle l’ait fait avec par-cimonie595. C’est à l’Europe qu’il convient de réserver l’activité commercialeet surtout le privilège de réfléchir le sens d’une telle activité. Le commercedonne à comprendre aux souverains que la prospérité d’une nation va depair avec leur propre stabilité politique : « Les souverains commencent às’apercevoir, non pour le bonheur de leurs peuples, qui les touche peu, maispour leur propre intérêt, que l’objet important est de réunir la sûreté et les

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595. « Dans son objet et ses moyens, le commerce suppose le désir et la liberté concertéeentre tous les peuples, de faire tous les échanges qui peuvent convenir à leur satisfactionmutuelle. Désir de jouir, liberté de jouir, il n’y a que ces deux ressorts d’activité, que ces deuxprincipes de sociabilité parmi les hommes » (Histoire des deux Indes, livre III, p. 97-98, citépar Michèle Duchet, op. cit., p. 166).

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richesses. On entretient de nombreuses armées, on fortifie ses frontières, etl’on commerce596. »

Le commerce n’enseigne pas seulement aux souverains les principes —jouissance et liberté — qui accordent le pouvoir au code naturel, il fait leverdans les citoyens la conscience d’appartenir à une même communauté his-torique. Il fait ainsi passer les citoyens de la considération du particulier àl’universel en leur montrant comment la paix correspond à leur devenirvéritable : « Il s’établit en Europe un esprit de trocs et d’échanges, qui peutdonner lieu à de vastes spéculations dans les têtes des particuliers : mais cetesprit est ami de la tranquillité et de la paix. Une guerre au milieu desnations commerçantes, est un incendie qui les ravage toutes597. »

Le commerce joue donc le rôle de ruse de la raison qui secrètementdirige l’histoire mais il le fait uniquement pour l’Europe blanche, la seule àpouvoir recueillir ses enseignements. Le Nouveau Monde, les îlesd’Amérique et l’Afrique ne participent de l’échange qu’à titre d’objet car iloffre partout l’image d’une terre en friche et d’une humanité proche de lastupidité animale. Impossible dès lors de saisir pour lui, à travers la sphèrede l’échange, une quelconque destination rationnelle. L’Histoire des deuxIndes renvoie d’ailleurs sans ménagement le monde « sauvage » aux lisièresde l’humanité : « La découverte d’un nouveau monde pouvait seule fournirdes aliments à notre curiosité. Une vaste terre en friche, l’humanité réduiteà la condition animale, des campagnes sans récoltes, des trésors sans pos-sesseurs, des sociétés sans police, des hommes sans mœurs : combien unpareil spectacle n’eut-il pas été plein d’intérêt et d’instruction pour unLocke, un Buffon, un Montesquieu598 ? »

De la terre sans travail aux individus sans capacités, sans police, sansmœurs, la conclusion est la bonne. Le sauvage apparaît comme une naturesi brute qu’il est difficile d’y repérer la figure d’un homme. Et même siDiderot déplore les méfaits d’une colonisation brutale due à la férocité del’évangélisation, il est difficile d’expliquer comment Locke, Buffon etMontesquieu auraient fait un récit pathétique de leur voyage avant la pré-sence de l’homme blanc. Où situer le pathétique ? Est-ce en raison de ladécouverte d’hommes dont l’« innocence » nous aurait fait entrevoir les bal-butiements de notre histoire en même temps que les tares de notre civilisa-tion ? Ou alors est-ce leur dénuement même qui est pathétique ? À lalumière de nos précédents développements, il est difficile de rattacher le

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596. Histoire des deux Indes, op. cit., p. 689.597. Ibid.598. Ibid., p. 689-690.

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sauvage aux prémices de notre histoire. Le sauvage décline bien une existencemais c’est celle de la transition entre l’animal et l’humanité blanche. Ce quiest pathétique, c’est donc le moment de la préfiguration de l’humanité.

Que faire du sauvage sans police, sans mœurs ? Il reste à la raison et àl’équité de décider de son sort puisqu’il est incapable de tout. Et en lamatière, la raison et l’équité prescrivent de faire du Noir une chose au com-portement amical. Voilà pourquoi l’humanité bien comprise conduit à pré-férer des hommes libres à des esclaves, des sujets affectionnés à des sujetsmécontents, des amis à des ennemis, des frères à des ennemis. Idylliquetableau599 ! L’homme civilisé comme le sauvage veut le bonheur mais, pource dernier, il consiste à obéir sagement à l’ingéniosité du colon. Même siDiderot ne laisse pas à la loi le soin de régler la police des esclaves, il n’entermine pas avec cette viscosité qui enferme le Noir dans une sensibilité àl’égard des bons ou mauvais traitements.

Cette touchante sensibilité se trouve relayée chez le maître par une com-pétence particulière. Il ne s’agit plus de se considérer comme le simple pro-priétaire d’une chose — encore que la notion de propriété soit pleinementlégitime — mais de se regarder comme un fondateur de cité600 : « En quelqueendroit que vous vous fixiez, si vous vous considérez, si vous agissez commeles fondateurs de cité, bientôt vous y jouirez d’une puissance inébranlable601. »

Élever le colon du rang de maître à celui de fondateur de cité, voilà quilui donne toute latitude pour asseoir sa pédagogie602. L’esclave noir deviendra

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599. « Colonies françaises, »Histoire des deux Indes, op. cit., p. 698. Il convient de remarquerque dans ce chapitre consacré aux méthodes de la colonisation bien faite, Diderot met enexergue les deux dangers qui guettent l’établissement colonial : les nations subjuguées quisoupirent après un libérateur, les nations vexées qui soupirent après un vengeur. C’est dansce contexte du double écueil que Diderot lance sa mise en garde. Pour éviter le libérateur etle vengeur, il suffit de jouer soi-même le rôle en libérant la main-d’œuvre servile. Bien sûr,libération ne veut pas dire affranchissement complet. Nous y reviendrons.600. Faire du colon un fondateur de cité, c’est penser l’esclavage à l’intérieur d’un projetpolitique. L’esclavage ne se décline plus alors en termes d’aberration juridique puisqu’ildevient possible de penser droit et servitude.601. Histoire des deux Indes, op. cit., p. 699. Diderot épouse totalement les vues d’unMalouet. Si les nègres en plus d’être apathiques sont perfides, infidèles, féroces, c’est en rai-son de leur traitement. Il suffit que le maître se regarde comme propriétaire responsable dumatériel humain pour que l’effet change avec la cause et que les Noirs deviennent gentils,disciplinés, travailleurs. Malouet, comme Diderot, n’hésite pas à récuser une certaine formed’esclavage, celle capable d’engendrer des nègres marrons. Sur la position de Malouet, voirMichèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, op. cit., p. 133.602. Inutile de consulter la volonté des travailleurs « libres » dans la mesure où la sagesse ducolon prévoit tout. Le propriétaire éclairé peut contempler sa plantation sans l’ombre d’unregret car le « bon » traitement équivaut à la liberté et au bien-être. Ce faisant, l’accord avecle code naturel est total.

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ainsi véritablement l’objet d’un élevage. Sur ce point les considérations nemanquent pas. L’Histoire des deux Indes imaginant les moyens de rendre l’es-clavage utile préconise un meilleur traitement pour les négresses enceintesainsi que pour leurs enfants : « Le moyen de substituer aux Noirs étrangersceux des colonies mêmes s’offre sans le chercher. Il se réduit à soigner lesenfants noirs qui naissent dans les îles […]603. »

Voilà comment parlent l’équité et la raison : en protégeant la main-d’œuvre servile, en faisant sa culture sur place, c’est la loi de la conservationnaturelle qui se trouve respectée. La multiplication de l’espèce va dans lesens d’un calcul de la rentabilité eu égard au capital investi. C’est d’ailleursen ces termes qu’Hilliard d’Auberteuil préconise pour Saint-Dominguel’aménagement du système colonial : « […] la traite des Noirs ne peut passe soutenir longtemps […] il faut donc encourager la population des nègreset défendre aux maîtres, sous des peines sévères, de maintenir dans leurshabitations une économie destructive604. »

Faire des plantations productives, voilà le projet de Diderot. Si laparesse est ancrée dans le Noir, elle devient coupable si elle se transmet aucolon. La belle plantation doit respirer un travail efficace et un ordre sansfausse note. En législateur avisé, Diderot préconise la plus grande sévéritépour un délit commis par un Blanc. Là encore, la considération est celle del’exemple à donner. Le Noir sensible a besoin d’images parfaites devant lesyeux. Lui laisser l’impression que la loi oublie le Blanc, ce serait l’encoura-ger à la renverser. La pédagogie ne révèle aucune faille. Même victime del’oppression, la conscience servile doit avoir la certitude que l’ordre socialest incontestable. À la lumière de cette perspective, il devient possible decomprendre ce que l’Histoire des deux Indes entend par « travailleurs libres ».Il s’agit d’un rapport de subordination qui ne soit pas vécu comme igno-minie ou tragédie mais comme condition « normale ». D’ailleurs, à la ques-tion du possible affranchissement des Noirs, les réponses se font très pru-dentes. Il ne s’agit pas de précipiter le cours des choses…

Ceux qui ont passé leur vie entière dans les fers sont d’emblée réputésincapables de jouir d’une nouvelle condition. La liberté fraîchement acquisene pourrait les porter que vers le crime : « Ces hommes stupides qui n’au-raient pas été préparés à un changement d’état seraient incapables de seconduire par eux-mêmes. Leur vie ne serait qu’une indolence habituelle, ouun tissu de crimes605. » L’analyse est aussi limpide qu’impitoyable. La liberté

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603. Histoire des deux Indes, op. cit.604. Cité par Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, op. cit., p. 135.605. Histoire des deux Indes, op. cit., p. 199.

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apparaît comme un bien trop précieux et le Noir comme trop stupide pouren comprendre l’usage. Il ne s’agit pas tant du crime de l’esclavage coupabled’avilissement des consciences mais d’une nature servile déjà suspecte d’undésordre moral. Les qualificatifs en témoignent. Donner instantanément laliberté606, c’est abandonner le Noir à sa monstrueuse nature. D’ailleurs, l’in-dolence habituelle reçoit le commentaire adéquat, elle équivaut au crime.Paresse et vice, le langage ne se modifie guère. Pour les autres, ceux qui sontélevés dans la perspective d’une prochaine libération, le chemin paraît fortescarpé : « Le grand bienfait de la liberté doit être réservé pour leur posté-rité, et même avec quelques modifications. Jusqu’à leur vingtième année,ces enfants appartiendront au maître dont l’atelier leur aura servi de ber-ceau, afin qu’il puisse être payé des frais qu’il aura été obligé de faire pourleur conservation. Les cinq années suivantes, ils seront obligés de servirencore, mais pour un salaire fixé par la loi. Après ce terme, ils seront indé-pendants, pourvu que leur conduite n’ait pas mérité de reproches graves607. »

La postérité risque d’attendre longtemps sa libération. Le Noir affran-chi doit d’abord bénir le berceau qui l’a vu naître en restant attaché à l’ate-lier. Difficile de se défaire d’une longue tradition du bien meuble inhérentau domaine… Et comme l’attachement au foyer familial constitue le pre-mier passage vers la liberté, la loi poursuivra — en toute logique — lesmodalités du service pendant cinq ans en fixant un salaire. De la sphère dumaître à celle de la loi, la pédagogie de la liberté prend soin de mesurer lesprogrès accomplis par le postulant. Mais cette progression pour se délivrerde la nature servile et bestiale se voit limitée par une clause qui répète motpour mot les vœux du Code noir608 : le respect singulier que l’on doit àl’ordre colonial, ce qui implique de s’abstenir de tout délit. La liberté don-née doit se faire sur gage d’une transformation radicale équivalant à l’exem-plarité du colon blanc.

En attendant une hypothétique libération, l’Encyclopédie ne laisse planeraucun doute sur la nécessité des colonies. Il n’est pas question de s’interroger

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606. Une fois encore, la liberté naturelle ne réclame aucun apprentissage pour le Blanc. Pourle Noir, la liberté n’est pas naturelle. Oublié, le code de la nature ! Il s’agit pour lui d’uneautre condition... Au mieux l’affranchi révérencieux, au pire les fers.607. Histoire des deux Indes, op. cit., p. 200.608. Voir l’article 58 : « Commandons aux affranchis de porter un respect singulier à leursanciens maîtres, à leurs veuves et à leurs enfants ; en sorte que l’injure qu’ils auront faite soitpunie plus grièvement, que si elle était faite à une autre personne. Les déclarons toutefoisfrancs et quittes envers eux de toutes autres charges, services et droits utiles que leurs anciensmaîtres voudraient prétendre, tant sur les personnes que sur leurs biens et successions enqualité de patrons » (Louis Sala-Molins, op. cit., p. 198).

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trop longtemps sur l’identité du nègre et du châtiment. On peut se moquerdes justifications théologiques mais l’on ne discute pas de l’équationnègre = esclave par nature. Le Noir, barbare par essence, doit encore se per-fectionner dans nos sucreries pour voir poindre son humanité. D’ailleurs,sur le thème de l’apprentissage moral des nègres, Diderot nous compte unebien étrange histoire : « On prend à Cayenne une troupe de sauvages mar-rons ; on offre la vie à celui qui pendra ses camarades. Aucun d’eux ne s’yrésout. Un maître ordonne à un de ses nègres de les pendre tous, sous peined’être pendu lui-même. Il y consent ; il va dans sa cabane ; sous prétexte dese préparer. Il prend une hache, il s’abat le poignet, revient et dit à sonmaître, en lui montrant son bras mutilé et ruisselant de sang : “Fais à pré-sent de moi un bourreau si tu le peux.” Le maître de ce nègre se conduisitbien. Il saisit d’une main le poignet sanglant de son esclave, il jette son autrebras autour du cou ; et lui dit en l’embrassant : tu n’es plus mon esclave, tues mon ami 609. »

L’histoire du « nègre héros » laisse un goût étrange. Était-il besoin quele maître attende l’automutilation de l’esclave pour lui reconnaître un sensmoral ? Le seul refus de tuer ses camarades ne témoignait-il pas déjà d’unedignité ? Or le maître ne se satisfait pas d’une telle preuve plus proche del’insubordination que du sens moral. Il exige de l’esclave une preuve irréfu-table de son attachement, le poignet tranché. L’esclave accède à l’humanitéen acceptant d’intégrer dans sa chair les articles du Code noir610. C’est à laseule condition de se faire chose que le maître consent à lui accorder sonamicale affection. Bien sûr, Diderot aurait pu célébrer directement le mar-ronnage comme preuve de cette liberté naturelle qu’aucun système pervertine parvient à flétrir, mais il ne le fait pas. Simple oubli ? Répugnance pourune lutte armée ? Difficile de l’accepter quand l’Histoire des deux Indesannonce la venue d’un code blanc plus sévère encore que le Code noir…Plus prosaïquement, le Noir ne possède pas de prédisposition à la libertécivile. Souvenons-nous : la paresse naturelle confine au crime. Le Noir nepeut pas accéder à cette force légitime qui renverse la tyrannie car sa révolten’est qu’une convulsion de l’instinct. L’Histoire des deux Indes rappelled’ailleurs de façon opportune comment il convient de façonner le Noir à laliberté à laquelle il peut prétendre. Il s’agit de l’asservir à nos lois, à nosmœurs, à nos superfluités611.

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609. Réfutation d’Helvétius, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 884.610. Article 38 (Louis Sala-Molins, op. cit., p. 166).611. « En rendant à ces malheureux la liberté, ayez soin de les asservir à vos lois et à vosmœurs, de leur offrir vos superfluités. Donnez-leur une patrie, des intérêts à combiner, des

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Fini le temps des chaînes, béni le moment où la loi fera du Noir desbras libres mais attachés au domaine du maître. Diderot ne rompt pas avecla thématique d’une propriété bien établie, il accorde seulement une libertéde mouvement supplémentaire, un peu de mou dans les chaînes. À lalumière d’une telle analyse, nous ne pouvons pas suivre les interprétationsde Michèle Duchet qui souligne comment l’Histoire des deux Indes prendparti pour le nègre marron : « De ce point de vue, le fait historique domi-nant, ce n’est pas l’esclavage, c’est le marronnage, qui en est la négation :entre le discours de Moses Bom Saam, traduit par Prévost dans le Pour etcontre, et le manifeste du « héros noir » dans l’Histoire des deux Indes, ce quia changé, c’est l’aire d’expansion d’un phénomène, qui a peu à peu gagnéen violence et profondeur612. »

L’intérêt pour le nègre marron ne coïncide pas nécessairement avec unecritique du fait de l’esclavage. Le nègre marron n’est pas tant la figure d’unesclave brisant ses chaînes qu’un esclave susceptible d’imiter les vertus del’Européen. Il apparaît ainsi comme une figure héroïque tranchant avec ladépravation du colon. À cet effet, l’anecdote que rapporte Diderot va dansle sens d’un esclavage bien entendu. Le poignet tranché rappelle que la des-tination du nègre est celle d’être éduqué par un bon maître.

Cette mission pédagogique, nous pouvons en trouver les racines dansles conceptions anthropologiques de Diderot. Même si celui-ci exalte à cer-tains moments les vertus de la vie primitive613, il n’en demeure pas moins quel’homme sauvage a une caractéristique constante, celle d’un être enjachère6154. La passivité du sauvage permet de caractériser l’état naturel

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productions à faire naître, une consommation analogue à leurs goûts, et vos colonies nemanqueront pas de bras qui, soulagés de leurs chaînes, en seront plus actifs et plus robustes »(Histoire des deux Indes, op. cit., p. 201).612. Michèle Duchet, Diderot et l’histoire des deux Indes ou l’écriture fragmentaire, op. cit.,p. 121.613. Surtout quand il s’agit d’accuser la dégénérescence de l’état social (voir notre précédentchapitre).614. « D’ailleurs la nature, plus impérieuse sous la zone torride que sous les zones tempé-rées, laisse moins d’action aux influences morales : les hommes s’y ressemblent davantage,parce qu’ils tiennent tout d’elle, et presque rien de l’art. En Europe, un commerce étendu etdiversifié, variant et multipliant les jouissances, les fortunes et les conditions, ajoute encoreaux différences que le climat, les lois et les préjugés ont établi chez des peuples actifs et labo-rieux » (Histoire des deux Indes, op. cit., p. 678). Il suffit de rattacher cette affirmation à ceque nous avons déjà vu sur la nature du commerce. Celui-ci est une activité capable de ren-verser la pesanteur des déterminismes physiques ainsi que les mauvaises habitudes sociales.Le commerce permet donc à l’Europe de se voir réconciliée avec une histoire rationnelle,celle qui doit développer le code naturel.

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comme un moment préhistorique requérant l’apport civilisateur del’Europe. Le colon doit enseigner au sauvage à surmonter son état d’imbé-cillité.

Cette tâche délicate, l’Histoire des deux Indes la confie de préférence augénie français : « Si vous êtes justes, si vous êtes humains, on restera parmivous ; on fera plus, on quittera des contrées éloignées pour vous aller trou-ver. Instituez quelques jours de repos. Ayez des fêtes, mais purement civiles.Soyez bénis à jamais, si de ces fêtes la plus gaie se célèbre en mémoire devotre première descente dans la contrée615. » L’optimisme humaniste s’avèreconfondant, il suffit de faire de l’esclave un travailleur discipliné pour que lesfers se transforment en terre d’accueil. Plus besoin d’aller chercher la main-d’œuvre dans des contrées lointaines, elle viendra d’elle-même, sans douteravie d’admiration par cette terre où l’esclave et le maître réconcilient leursdifférences. Les accents rousseauistes ne manquent pas pour compléter cetableau : en donnant un peu de repos et en apprenant à l’esclave à imprimerdans sa mémoire une éternelle reconnaissance, on permettra aux sauvages dedemeurer dans cette heureuse enfance qui pour eux a le goût de la félicité.

Cette harmonie rêvée par Diderot suffit à effacer les traces de l’infamie.Une fois encore, ce ne sont pas les victimes qui sont écoutées mais le bour-reau qui est mis en position de se laver de son propre crime. À l’instar dunègre marron valorisé au détriment de la majorité silencieuse des esclaves,le parfait colon devient le seul moyen pour remédier à la crise du systèmecolonial. Diderot pousse ainsi aussi loin que possible la réforme de l’escla-vage en incorporant la main-d’œuvre servile à l’unité de la cité.

En intéressant le travailleur fraîchement libéré au système colonial lui-même616, Diderot lui propose d’être un allié objectif tout en renonçant à sapropre indépendance. Que l’éduqué découvre avec merveille qu’il peutconsommer les fruits de son travail et le voilà dans l’impossibilité de quitterla joyeuse plantation. Dès lors, la question de la libération des esclaves noirset celle de leur autonomie politique se trouvent purement ajournées. Le tactdu pédagogue prévient avec délicatesse ces embarrassantes questions.

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616. Ibid., p. 700. La mission civilisatrice de la France est touchante. Elle peut parvenir àintégrer les sauvages de telle sorte que leur reconnaissance redouble la tâche civilisatrice.617. « Ne multipliez pas seulement les productions, multipliez les agriculteurs, les consom-mateurs, et avec eux toutes les sortes d’industrie, toutes les branches de commerce. Il vousrestera beaucoup à faire tant que vos colons ne vous croiseront pas sur les mers ; tant qu’ilsne seront pas aussi communs sur vos rivages, que vos commerçants sur les leurs » (ibid.,p. 700).

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Le Noir ne pourra jamais par lui seul parvenir à la conscience suffisantede son humanité pour acquérir toutes les qualités civiles nécessaires à l’édi-fication d’un corps social. Son manque le plus grave, nous l’avons vu, setrouve dans son incapacité à s’extraire de l’immédiateté du sensible. Le Noirrivé aux impressions ne pourra donc jamais accéder à l’espace public du lan-gage, à l’organisation des lois, à toutes ces médiations qui témoignent d’unevéritable civilisation. Et si, dans notre mansuétude, nous le libérons sur« son » sol, celui-ci demeurera notre propriété et les bras qui le travaillentnotre heureuse possession. Sans conscience véritable du droit naturel, plusbrutal qu’ignorant, le Noir se doit de rester là où il mérite d’être, sous laférule du colon.

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L’histoire d’une dépréciationanthropologique : couleur et physionomie

Dans la réduction du Noir à l’animalité, la couleur va jouer un rôle déci-sif. En effet, la réflexion sur la couleur ne se sépare pas d’une questionlatente qui agite les esprits au XVIIIe siècle : comment rattacher le Noir auxautres races ? Sur ce point les conjectures sont multiples. L’abbé Prévosttout comme Buffon adoptent une explication « écologiste » : c’est le soleiltropical qui se révèle la cause de la pigmentation des Africains. Et mêmequand l’expérience enseigne le contraire, il suffit d’aménager des nuances.Par exemple, si les Brésiliens ont une peau plus claire que celle desAfricains, c’est dans la mesure où l’Afrique est plus étendue que le Brésil etl’action du soleil plus intense. De surcroît, l’Afrique n’étant traversée paraucun cours d’eau susceptible d’en rafraîchir l’air, la chaleur qui l’accableest plus rude617.

Émettre l’hypothèse d’un sauvage exposé à un ensoleillement excessif,c’est peut-être raconter une autre histoire que celle de la Bible mais c’estsurtout supposer que l’origine de l’humanité se décline à travers la blan-cheur du premier homme. Ce faisant, la couleur noire ne peut être appré-ciée qu’à travers le thème de la dégénérescence dans la mesure où la per-fection de l’origine se conjugue avec la norme. Pureté et nuances, voilà unlangage qui conduit les Lumières à penser l’interaction du milieu et deshommes. Et comme le milieu physique n’est pas cause parmi les autresmais ce qui est susceptible d’inscrire des particularités physiques etmorales — comme nous l’avons déjà vu chez Montesquieu —, il suffira dedire que la race détermine la diversité des cultures. C’est ainsi que dans

617. Voir William B. Cohen, op. cit., p. 123-131.

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l’article « Espèce humaine » de l’Encyclopédie, le milieu est reconnucomme l’origine de la pigmentation des Africains618.

Et même si le style semble ménager d’autres causes, il convient d’ensavoir décrypter le sens. La nourriture et les mœurs sont davantage desconséquences que des causes. Les traits négroïdes sont donnés par la natureet le climat répand à cet effet les qualités qui méritent d’être ou non dis-pensées : « Si l’on examine ceux qui habitent sous un climat plus tempéré,on trouvera que les hommes des provinces septentrionales du Mogol et dela Perse, les Arméniens, les Turcs, les Géorgiens, les Mingréliens, lesCircassiens, les Grecs et tous les peuples de l’Europe sont les plus blancs,les plus beaux et les mieux proportionnés de la terre ; et que, quoiqu’il yait fort loin de Cachemire en Espagne, et de la Circassie en France, il nelaisse pas d’y avoir une singulière ressemblance entre ces peuples si éloignésles uns des autres, mais situés à peu près à une égale distance de l’équa-teur619. »

L’explication par le milieu implique une hiérarchie des races mais ellen’est pas la seule. Certains, comme Barrère ou Le Cat, avancent des causesbiologiques héréditaires. Barrère soutient que la bile des nègres est la causede leur noirceur. D’après Le Cat, c’est un liquide spécial présent dans le sys-tème nerveux — aethiops melanium — qui est responsable de la pigmenta-tion des Africains. L’Encyclopédie, quant à elle, compile et commente. Pource qui est de l’hypothèse de Barrère sur la noirceur de la bile et la céléritédu pouls, elle ne trouve que certaines précisions à ajouter : la bile des nègresest jaune tout comme celle des autres hommes. Le passage de l’action dumilieu à une explication purement biologique ne retient guère son atten-tion. Et pourtant, la transition d’une hypothèse à l’autre n’est pas sans inci-dence. Adopter l’explication de la couleur par le milieu c’est, dans lemeilleur des cas, insister sur une possible réversibilité des causes physiques.Le Noir peut ainsi espérer d’un changement climatique une véritable méta-morphose. A contrario, quand la différence des espèces trouve sa raisond’être dans des facteurs endogènes, apparaît une nouvelle conceptualisa-tion, celle de la race coïncidant pour toujours avec des particularités phy-siques. C’est ainsi que de Formey ne trouve rien à objecter à la puanteurdes nègres. Elle est liée tout naturellement à la couleur de leur peau ! Odeuret couleur deviennent les signes distinctifs d’une race dont la nature a voulu

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618. « Il suit de ce qui précède, que la couleur dépend beaucoup plus du climat, sans endépendre entièrement. Il y a différentes causes qui doivent influer sur la couleur, et mêmesur la forme des traits ; telles sont la nourriture et les mœurs. »619. Encyclopédie, article « Espèce humaine ».

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les tréfonds620. Nul besoin d’interroger le jugement qui produit ces vérités,il ne dépend pas de l’œil subjectif de l’observateur. Ces qualités se révèlentdes propriétés objectives, tant la nature a soin de parler à travers la multi-plicité de ses formes : « Si on s’éloigne de l’équateur vers le pôle antarctiquele noir s’éclaircit, mais la laideur demeure : on trouve ce vilain peuple quihabite la pointe méridionale de l’Afrique621. »

Pour ce qui est de l’origine de la couleur des Noirs, l’Encyclopédie neménage pas ses efforts. Elle retrace également les hypothèses d’unMaupertuis pour qui la semence originelle contiendrait préformés le Noir,le Patagon, l’Hottentot622. Les descendants seraient contenus dans lasemence des ancêtres. Pour cette hypothèse, aucun commentaire particulier.L’article « Nègre » se termine seulement en affirmant que les conjectures surla couleur des nègres sont indécises. Pour ce qui est des conjectures sur lacouleur blanche, elles semblent très nettement hors de saison. Le Blancn’éprouve pas le besoin de considérer sa couleur. Ce qui fait problème, c’estuniquement l’autre de la couleur. Bien entendu l’altérité aurait pu être pen-sée sous le seul registre de la différence ou de la nuance non qualitative, maisle regard du voyageur exige davantage. La couleur noire saute tellement auxyeux qu’elle finit par recouvrir la figure du semblable. Et l’Encyclopédie,pourtant en apparence si prudente sur les différentes explications de l’ori-gine, ménage des espaces de certitude : « […] le blanc paraît donc être lacouleur primitive de la nature, que le climat, la nourriture et les mœurs altè-rent et font passer par le jaune, le brun et conduisent au noir623. »

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620. Si le Noir se caractérise par la puanteur, à défaut de mœurs, le Blanc, lui, ne sent pas.Cette absence d’odeur n’est pas accidentelle, elle rime avec une pure plastique. Un corps sansodeurs laisse transparaître la négation de sa propre animalité. Le corps du Blanc témoignedu triomphe de la forme sur la matière et manifeste ainsi une autre essence : l’appartenanceau monde de la culture.621. Encyclopédie, article « Nègre ».622. Ibid.623. Article « Espèce humaine ». Si la bile abondante et la célérité du pouls prêtent à la dis-cussion, la couleur noire clôt la variation de la couleur, et ce sans sourciller. Le thème de ladégénération est affirmé avec force. Nul besoin de recourir à l’hypothèse de la semence dupremier homme qui contiendrait l’unité du genre humain. La diversité n’est pas simplevariété mais une variation à partir du prototype de la blancheur. La couleur blanche appa-raît comme un point d’équilibre où l’homme se trouve conformé à une humanité véritable.Le blanc n’est pas une qualité accidentelle mais cette forme première qui permet de mesurertous les écarts. La pensée de l’Encyclopédie rejoint ainsi les paroles d’un racisme ordinaire :pas de diversité entre les hommes mais une variation qualitative. D’ailleurs, quand il s’agitde penser les caractéristiques de l’humanité avant l’histoire, les mœurs, la couleur s’affirmecomme principe discriminant : « L’homme considéré comme un animal, offre trois sortes devariétés ; l’une est celle de la couleur, la seconde est celle de la grandeur et de la forme ; la

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La couleur noire est obtenue par perversion d’une blancheur originelle,et ce par l’action des causes physiques et morales. On pourrait sur ce pointnous objecter une tout autre lecture en considérant que si l’Encyclopédie nes’extirpe pas d’un certain racisme naturel (le Noir se contentant d’être unsuccédané de l’histoire blanche, tant le milieu l’empêche de parvenir à notreperfection), au moins accède-t-elle à la perception de l’unité du genrehumain en faisant rentrer le Noir dans la catégorie d’un « devenir homme ».C’est cette interprétation que nous allons contester en montrant commentla couleur est moins l’indice d’une diversité que le langage d’une multipli-cité confinant à une espèce nouvelle. D’ailleurs, quand il s’agit de faire l’in-ventaire des variétés de l’espèce humaine, celui-ci débute en mentionnantl’importance de la couleur.

Plus qu’une caractéristique, celle-ci se révèle un principe de classifica-tion permettant de dire qui sont les hommes, qui sont les bêtes. C’est ainsique la couleur noire se trouve associée à une physionomie répugnante et àune stupidité difficilement curable : « Les Maures sont petits, maigres et demauvaise mine, avec de l’esprit et de la finesse. Les nègres sont grands, gros,bien faits, mais niais et sans génie624. »

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troisième est celle du naturel des différents peuples » ( article « Espèce humaine »). Toutesles qualités sortent-elles de la couleur ? C’est très exactement ce qu’affirme l’Encyclopédie. Lacouleur renseigne sur les formes plus ou moins humaines, sur la présence ou l’absence demœurs.624. Encyclopédie, article « Espèce humaine ». La distinction liée aux nuances de la couleurnoire permet d’établir un classement anthropologique et politique. Comme le faisait remar-quer Buffon dans les « Variétés de l’espèce humaine », les Maures ne sont que basanés et dis-posent ainsi d’une certaine indépendance. Le nègre, lui, est littéralement déterminé par l’ac-tion climatique. Dès lors, son physique ne peut être que l’expression de sa servilité naturelle.Il est grand, gros, bien fait mais sans génie. Le nègre manifeste donc une contradiction queseul le génie blanc peut résoudre. En effet, le nègre est bâti pour le travail mais ne parvientpas par lui-même à travailler dans la mesure où sa paresse le confine à l’indifférence. C’estdans cette perspective que le Blanc accomplit sa fonction de « tuteur ». En forçant le Noir àtravailler, il lui permet de dépasser le déterminisme du milieu tout en réalisant les vœux dela nature car il est impossible qu’un corps bien fait ne trouve pas d’emploi. La question dela couleur joue donc un rôle essentiel : non seulement il s’agit de séparer l’humanité véritablede son « autre » problématique — tel est le sens de la distinction Noir/Blanc, — mais il s’agitégalement au sein de la couleur noire de détecter l’apprentissage plus ou moins long de l’hu-manité.

Les variétés du ruban chromatique constituent ainsi une exposition des différentesformes possibles du devenir historique. Pour les Noirs, la réponse est lapidaire : le seul accèsà l’histoire passe par l’esclavage. Pourtant, cette rectification de la paresse originelle ne pour-rait-elle pas apparaître un jour comme contestation de l’état servile ? Le Noir ne pourrait-ilpas connaître les joies du renversement dialectique ? Il semble qu’à cette épineuse questiondu devenir de la liberté, Diderot ait répondu avec le conformisme le plus plat. L’héroïsmedu Noir, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, consiste non à briser ses chaînes,

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La seule présence de la couleur noire entraîne des tares plus ou moinsfâcheuses. Les Lapons, par exemple, ont des femmes avec du poil sur la têteet celles-ci ne « sont pas sujettes à l’évacuation périodique625 ». Là encore,pas question d’en référer à plus d’expériences, on peut conclure de l’anor-malité physique à l’écart d’avec la blancheur originelle. Et sur la précisiondes aléas du ruban chromatique, l’article « Espèce humaine » se donne leluxe des détails. Quand les Lapons méritent d’être considérés comme incer-tains, les Danois, eux, se voient attribuer la distinction de l’officine du genrehumain626. Point besoin d’aller vérifier ici ou là la régularité des menstruesde leurs femmes, leur éclatante blancheur suffit à nous confirmer627 qu’ils’agit bien là d’hommes. La nature ne s’y trompe pas d’ailleurs, elle qui mul-tiplie l’espèce là où elle mérite les titres de sa conformité. Heureuse naturedont le seul langage des formes permet de dire qui relève pleinement del’humanité et qui s’en écarte : « Chaque peuple, chaque nation a sa formecomme sa langue, et la forme n’est-elle pas une espèce de langue elle-même, etcelle de toutes qui se fait le mieux entendre628 ? »

Et ce que la nature donne à entendre s’avère d’une limpidité parfaite :« La Danoise aux cheveux blonds éblouit par sa blancheur le voyageurétonné ; il ne saurait croire que l’objet qu’il voit et l’Africaine qu’il vient devoir soient deux femmes629. » Éloquente nature : celle-ci s’adresse aux yeuxdu voyageur blanc et lui demande de faire la comparaison du blanc et dunoir tout en lui indiquant immédiatement comment la couleur d’un peuples’accorde avec son naturel. Diligente nature. Les yeux du Noir ne sont pas

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mais à les accepter sur le mode de la soumission consentie. Diderot ne dépasse pas lesconclusions de Buffon : le Noir ne peut pas envisager un autre destin que celui de la sensi-bilité aux bons et mauvais traitements. La couleur noire imprime une trace impossible à effa-cer. C’est donc en termes de principe discriminant et déterminant qu’il faut lire le rubanchromatique. Du Blanc au Noir, il y a étanchéité raciale et morale. D’ailleurs, quand il s’agitde considérer les nègres blancs, l’article « Espèce humaine » s’empresse d’affirmer qu’il « n’ar-rive point chez les Blancs qu’il naisse des individus noirs ». La remarque dépasse le simpleconstat, elle redouble la fracture en soulignant de quel côté se trouve la norme. 625. Ibid.626. « L’homme est plus chaste dans les pays froids que dans les climats méridionaux. Onest moins amoureux en Suède qu’en Espagne ou en Portugal, et cependant les Suédoises ontplus d’enfants. On a appelé le Nord “officina gentium”. » Voir article « Variétés de l’espècehumaine ».627. La confirmation concerne comme il se doit le voyageur blanc.628. Voir Encyclopédie, article « Nègre ». Une fois encore, il n’est pas question de s’intéres-ser aux différences culturelles entre les peuples mais aux traces que la nature dépose. Le clas-sement anthropologique s’avère d’une grande constance : la couleur imprime ou non lamarque de l’humanité. Pour le reste, il n’est question que d’une « évolution » dans les bornesprescrites par la nature. Aux uns le progrès, aux autres la discipline.629. Ibid.

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convoqués pour s’étonner de la blancheur. En revanche, la noirceur de lapeau se donne immédiatement à lire comme le stigmate d’une dégénéres-cence morale. Comment expliquer cette judicieuse adéquation entre unequalité physique et une qualité morale sans reprendre les vieilles « outres »de la théologie ? L’Encyclopédie raffine en avançant deux explications com-plémentaires : non seulement la noirceur de la peau renvoie à une hiérar-chie des formes mais la différence entre les qualités morales engendre desnuances chromatiques. Les différences avec le langage théologique sont dia-phanes mais l’Encyclopédie prend soin d’insister sur le climat et la couleurcomme sources véritables de la dépravation. Il ne s’agit donc pas seulementd’affirmer que la couleur dépend du climat mais qu’elle trouve aussi sa rai-son d’être dans les mœurs : « Il y a différentes causes qui doivent influer surla couleur, et même sur la forme des traits ; telles sont la nourriture et lesmœurs630. »

L’affirmation est sans détours : si le climat s’avère suffisamment puis-sant pour produire des formes variées, celles-ci dépendent également de laconduite des hommes. Les capacités politiques et morales influent doncdirectement sur la forme humaine. La couleur n’est pas seulement le résul-tat d’un ensoleillement excessif, elle traduit des différences de compétenceculturelle. Et les tergiversations de l’Encyclopédie sur l’influence du milieujouent constamment sur cette double relation causale : la couleur est à lafois cause de la forme et la forme cause de la couleur. Tantôt l’Encyclopédieinsiste sur le climat comme cause déterminante, tantôt elle tente d’insérerd’autres explications. Mais les distinctions changent peu la tonalité desconcepts. La couleur noire est simultanément le stigmate de la paresse natu-relle et celui de l’indigence culturelle. Elle traduit à la fois la déterminationdu climat et l’absence de mœurs. À celui qui voudrait démêler l’écheveau etsavoir qui tient lieu de véritable cause, il serait possible de tenter la réponsesuivante : causes climatiques et causes morales sont interchangeables. Si leclimat agit avec autant de force, c’est que la nature voulait des êtres sansgénie et si le Noir est sans génie, c’est dans la mesure où il ne fait montred’aucune prédisposition à l’élévation spirituelle. Le climat le vouait à labêtise, sa bêtise le destinait à son climat.

Le Noir, trace indélébile de la niaiserie, voilà qui conduit à un classe-ment des plus expéditifs et dispense d’une étude sur les variétés des cultures.L’Encyclopédie entend mener son analyse à partir d’un principe conducteur :celui du langage de la nature. Et en la matière, les sentences paraissent irré-vocables. Qu’attendre, en effet, d’hommes forts et sans génie, incapables de

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630. Ibid., article « Espèce humaine ».

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cultiver leur terre, d’y inscrire leur présence sinon qu’ils soient employés parceux qui sont déjà du côté de la perfectibilité ? L’Encyclopédie n’a de cesse dejustifier cette servitude nécessaire en dépassant les vaines arguties du droitde réduire en esclavage. Si les raisonnements qui conduisent à justifier lecrime de l’esclavage heurtent trop les principes du droit naturel et la belleunité du genre humain, il restera comme solution à constater que la naturerépugne à parler d’une même voix.

D’ailleurs, l’Encyclopédie ne cesse de pencher pour une lecture rigou-reusement déterministe quand il s’agit d’interpréter la physionomie desNoirs. Quand le père du Tertre interprète le nez écrasé des Africains commela conséquence de mauvaises habitudes, celles des mères qui portent leurenfant sur le dos pendant la préparation du mil, elle avance, au contraire,qu’il s’agit d’une marque naturelle de la laideur. C’est la nature qui aimprimé cette disgrâce comme pour distinguer à jamais la pureté d’unvisage et la forme bestiale : « […] il paraît assez certain que dans presquetous les autres peuples nègres, les grosses lèvres, de même que le nez largesont des traits donnés par la nature631. »

L’Encyclopédie affirme de façon brutale que les particularités physiquesservent à caractériser une race et, inversement, que les caractéristiquesraciales servent à discriminer l’intelligence de la grossièreté animale. Le Noirdifforme n’a ainsi d’autre souci que de torturer ce qui pourrait physique-ment le faire ressembler à un homme, comme s’il cherchait à mettre en adé-quation une vilaine couleur et une forme monstrueuse. Le Blanc, aucontraire, se révélera capable d’achever dans la culture ce que la nature lui adonné en partage.

Le Blanc comprend que la beauté consiste dans la perfection d’uneforme — son équilibre — alors que le Noir se révèle étranger à notre bongoût, confondant laideur simiesque et visage humain : « […] comme c’estdans la forme plate qu’ils font consister la beauté du nez, le premier soin desmères, après leur accouchement, est d’aplatir le nez de leurs enfants632, pourqu’ils ne soient pas difformes à leurs yeux, tant les idées de beauté sont tou-jours bizarres chez les peuples de la terre. […] Les Européens, au contraire,ne font percer que les oreilles pour les orner d’anneaux et de bijoux ; ilstrouvent donc avec raison qu’il ne faut ni gêner, ni gâter le nez et qu’il

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631. Voir article « Nez ».632. Les femmes noires continuent ainsi l’œuvre de la nature en perfectionnant leur proprelaideur. La situation est donc bien l’inverse de celle de l’homme blanc qui achève dans lesouci de l’apparence les vœux d’une nature qui s’offre à travers son visage comme formeidéale et digne d’être contemplée. La nature enseigne donc à qui le mérite le sens du beautandis qu’elle laisse le Noir se repaître de sa propre animalité.

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contribue beaucoup à la beauté, quand il n’est ni trop grand, ni trop petit,ni trop écrasé, ni trop sortant au dehors633 ».

Cruelle et judicieuse nature, le Noir admire sa propre laideur et peut,à travers elle, saisir la place qui lui revient, celle des confins de la produc-tion naturelle là où, par degrés, l’animalité recouvre l’humanité634. Le genrehumain peut prétendre à l’unité, à condition de rester dans les limitesexactes de la blancheur ou, pour le dire à la manière de l’Encyclopédie, tantque le climat tempéré décide d’une humanité commune. C’est seulementdans de pareilles circonstances que des causes accidentelles — nourriture,mœurs — peuvent venir expliquer la diversité. Pour les Noirs, il s’agit d’uneautre affaire. L’influence du milieu est telle qu’il finit par créer une autreespèce d’homme : « […] non seulement leur couleur les distingue, mais ilsdiffèrent des autres hommes par tous les traits de leur visage, des nez largeset plats, de grosses lèvres, de la laine au lieu de cheveux, ils paraissent consti-tuer une nouvelle espèce d’homme635. »

Monogénisme ? Polygénisme ? La question semble perdre un peu deson importance car, dans les deux cas, le Noir figure là où il doit se trouver,du côté des singes. Que l’on parle de l’unité du genre humain diversifié pardes causes accidentelles ou d’une diversité des races, ce qui prédomine c’estla notion d’infériorité pour caractériser le Noir636. L’Encyclopédie ne parvient

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633. Ibid. Il n’échappera à personne que l’article fait consister d’abord le sentiment de labeauté dans une disposition subjective pour ensuite l’enraciner directement dans une normeindépendante des yeux et du jugement de l’observateur. Le Blanc, quand il fait attention auxproportions de son nez, ne fait que réfléchir la perfection voulue par la nature. La penséeraciste du XIXe siècle perfectionnera l’argument de la physiognomonie. Le noir ne sera plusune couleur mais la négation de toutes les couleurs, symbole de l’erreur et du néant. Sur cepoint voir William B. Cohen, op. cit., p. 307.634. « Quand on voit les métamorphoses successives de l’enveloppe du prototype, quel qu’ilait été, approcher un règne d’un autre règne par des degrés insensibles, et peupler les confinsdes deux règnes (s’il est permis de parler de confins où il n’y a aucune division réelle) ; etpeupler, dis-je, les confins des deux règnes, d’êtres incertains, ambigus, dépouillés en grandepartie de formes, de qualités et de fonction de l’un, et revêtus des formes, des qualités, desfonctions de l’autre — qui ne se sentirait porté à croire qu’il n’y a jamais eu qu’un premierêtre prototype de tous les êtres » (Denis Diderot, De l’interprétation de la nature, § XII, Paris,Robert Laffont, 1995, p. 565).635. Voir article « Nègres ». 636. L’Encyclopédie se révèle capable de parler à la fois le langage du monogénisme et dupolygénisme. En effet, dans l’article « Espèce humaine » c’est l’unité de la « race » humainequi est affirmée alors que dans les articles « Nez » et « Nègres », c’est l’affirmation d’une nou-velle espèce d’hommes qui est avancée. Dans les deux cas, il s’agit avant tout d’insister sur lanotion de difformité. Si l’humanité est une, la couleur noire finit par en recouvrir l’éclat etsi les Noirs constituent une nouvelle espèce d’hommes, leur existence ne peut se rapprocherde la blancheur que sous le rapport du travestissement, de l’écart, de la bizarrerie.

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pas à penser ensemble diversité et égalité, il faut que l’une entraîne la dis-parition de l’autre. La diversité est ainsi synonyme de différences hiérar-chiques. Et même si l’article « Espèce humaine » évoque le cas de cettepetite fille hottentote qui, élevée en Hollande, devint blanche, il n’endemeure pas moins que toutes les caractéristiques physiques ne peuvents’annuler. Comment effacer la grossièreté des traits ? Suffit-il de penser àune action suffisamment longue du milieu ? Mais alors pourquoi avoir prissoin de dire que les Noirs constituaient une nouvelle espèce ? Simple façonde parler, de noter les différences ? Mais alors à quoi bon dresser une listeexhaustive des particularités physiques — odeur, laideur, système pileux,évacuations périodiques, célérité du pouls, dégradé chromatique — si toutparticipe d’une même unité ?

Le Noir au plus près de la grossièreté simiesque, voilà qui réconcilie lemonogénisme et le polygénisme637. Dans les deux cas se manifeste unemême impossibilité : le fait que le Noir participe réellement de l’humanité.Des hommes, des bêtes ? Une fois encore les questions du Stagirite et desthéologiens sont loin de s’estomper. Des bêtes assurément et il suffit de lais-ser parler les différences physiologiques pour s’en convaincre. Dans les Élé-ments de physiologie, Diderot note que la caractéristique de l’homme estmoins dans son organisation extérieure que dans son cerveau. Mais là aussitous les cerveaux ne se valent pas. Les différences « internes » sont tout aussiprégnantes que les nuances « externes ». Diderot affirme que les hommessans génie ont une tête en pain de sucre et passe à l’examen d’un cas fortcurieux, celui de l’homme-singe : « […] il ne pensait pas plus que le singe,il était malfaisant comme le singe, il s’agitait sans cesse comme le singe ; ilse fâchait, il s’apaisait, il était sans pudeur comme le singe638 ».

Saisissant tableau. S’agit-il de l’orang-outang examiné par Rousseau ? Sitel était le cas, il serait étonnant que la description ne tourne pas à l’avantage

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637. De droit, le polygénisme devrait se faire moins « raciste » dans la mesure où la diver-sité des espèces ne devrait pas inclure leur comparaison. Dans les faits, le polygénismeconteste la version biblique de l’unité de l’espèce mais n’abandonne pas son présupposéraciste. Il suffit de se reporter par exemple à la façon dont Voltaire constate la différence d’es-pèce entre le Noir et le Blanc tout en s’empressant d’affirmer que cette différence ne peuts’énoncer qu’en termes qualitatifs : « Ils ne sont pas capables d’une grande attention : ilscombinent peu, et ne paraissent faits ni pour les avantages ni pour les abus de notre philo-sophie » (Voltaire, Essai sur les mœurs, t. 11, Paris, Reinwald, 1878, p. 5-6). La position deDiderot sera fort proche puisque du nez épaté, de la laine des cheveux, des lenteurs de l’in-telligence, il conviendra de conclure à une autre espèce d’homme... en retard sur la premièrecomme il se doit.638. Éléments de physiologie, Paris, Robert Laffont, 1995, chap. III, p. 1278.

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du singe. Nous l’avons déjà vu, Rousseau se prenait à rêver d’hommes siproches de l’état de nature qu’il tenait les orangs-outangs pour des vestigesd’un tel état. Pour Diderot, le cas est bien différent. L’homme-singe appa-raît malfaisant, méchant, libidineux, ignorant jusqu’au doux nom de lapudeur. Si cette créature avait été davantage singe qu’homme, inutile dedire que Diderot n’aurait pas interprété en termes de morale (pour para-phraser le Supplément) ce qui n’était que comportement instinctif.

Or, précisément l’homme-singe est tout à la fois autre et plus qu’un ani-mal. Autre dans la mesure où il présente toutes les prémices de la culture,« plus » dans la mesure où ce début de culture se fait sur le mode de laméchanceté, de la brutalité, de la vie sans retenue.

À peine doué de langage, malfaisant et sans pudeur, voilà qui dans lachaîne des êtres le rapproche singulièrement du Noir. Chez celui-ci, l’ab-sence de véritable sociabilité se traduit par l’intempérance sexuelle. Anomieet copulation en public, depuis Hérodote l’argument fait mouche639. Ladépravation sexuelle du nègre a pour exact symétrique une incapacité à semaîtriser. Le gentil Tahitien ne fait d’ailleurs pas exception à la règle. Lapolygamie que lui impute Diderot a un côté plus sauvage que culturel :« L’usage commun des femmes était si bien établi dans son esprit qu’il se jetasur la première Européenne qui vint à sa rencontre, et qu’il se disposait trèssérieusement à lui faire la politesse de Tahiti640. »

Le Noir est incapable de toute retenue, il ne peut pas transformer l’im-pulsion physique en amour spirituel. Cette déficience marque à elle seule ladifférence entre le cri de la nature et la civilisation. Cette étanchéité entreles « races » est d’autant plus irréversible que le climat (une fois de plus) jouele rôle de cause déterminante pour accorder température et tempérance :« [Dans les climats très chauds] l’amour était dans les deux sexes un désiraveugle et impétueux, une fonction corporelle, un appétit, un cri de la

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639. « Leur semence n’est pas blanche, comme celle des autres hommes, mais noire commeleur peau. Les Éthiopiens ont, eux aussi, le sperme de la même couleur » (Hérodote,Histoires, cité par Louis Sala-Molins à la suite de Biondi, op. cit., p. 25). 640. Supplément au voyage de Bougainville, op. cit., p. 10. Tout aussi ambigu que l’appétitdu sauvage est la reconnaissance de la supériorité du sperme de l’Européen. Même sur lemode de la fable, Diderot répète le lieu commun de la supériorité intellectuelle du Blanc :« Plus robustes, plus sains que vous [c’est le Tahitien qui parle...] nous nous sommes aper-çus au premier coup d’œil que vous nous surpassiez en intelligence, et sur le champ nousavons destiné quelques-unes de nos femmes et de nos filles les plus belles à recevoir lasemence d’une race meilleure que la nôtre » (ibid., p. 47). Le sage Tahitien qui sans cesse faitvoler en éclats la contradiction du code civil et du code naturel se doit tout de même de tra-vailler à l’amélioration de l’espèce en recueillant toute la supériorité du sperme blanc. Les cli-chés persistent.

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nature que dans les climats tempérés, il était une passion de l’âme, uneaffection réfléchie, méditée, analysée, systématique641. » La bestialité duNoir se trouve donc logée là où elle apparaît irrécupérable, dans le milieuphysique et dans le corps comme produit du milieu642.

La bestialisation du Noir est d’importance. Elle permet d’exorciser sapropre animalité et de s’accorder, seul, les bénéfices du royaume de l’esprit.L’Europe, en contemplant le curieux spectacle que lui offrent la laideur etla puanteur du Noir, peut, en toute quiétude, réfléchir à sa supériorité. Loinde l’imperfection de l’origine physique de cet être qui conjugue laideur etfaiblesse morale, elle peut admirer le tableau de sa propre civilisation643. Etl’Encyclopédie n’envisage guère la possibilité pour le Noir d’intégrer leslumières de l’Europe. Sa « barbarie » n’est pas l’indice d’un retard dans ledéploiement de l’histoire mais la preuve d’un manque644. Le Noir n’est pasdu côté de l’enfance mais d’une incurable perversité. L’article « Sénégal » ledit à sa manière, de façon abrupte : « […] le roi n’est qu’un misérable quile plus souvent n’a pas de mil à manger et qui pille les villages de son

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641. Encyclopédie, article « Climat ».642. Les Noirs sont incapables de retrouver au plus profond de leur conscience le point deperfection de l’humanité. Leur chair les empêche d’accéder aux douceurs de la métaphysiqueet de la civilisation. Lecture plus cruelle encore que la ritournelle des théologiens. Si les unsinventent le Noir comme créature servile qui doit se racheter du péché par l’esclavage, lesautres, l’Encyclopédie en tête, l’expédient, langage de la science à l’appui, du côté de la bru-talité sans rémission. Le Noir ne commet pas une faute, il est physiquement et mentalementmonstrueux.643. Si le Noir est le produit d’une dégénération, certains pourraient souligner la difficultéde l’envisager comme l’origine physique de l’espèce. Mais c’est oublier qu’en la matière, lesdistinctions sont légion. Le Noir s’avère appartenir à une tout autre origine que celle duBlanc, il est du côté d’une espèce qui associe laideur physique et morale. Entre cette origineet celle de la blancheur, l’étanchéité est parfaite. Cependant cette étanchéité n’empêche pasles comparaisons. Le Noir permet à la conscience blanche de catégoriser son origine. Nousappartenons à une classe d’êtres dont la couleur originelle permet d’envisager toutes leursqualités à venir. Le moule primitif de l’espèce — moule physiquement parfait, sans odeur nicouleur répugnantes — laisse apparaître en creux notre perfection. Pour nous, l’évolution semanifeste par la possibilité d’accorder perfection physique et morale. L’évolution apparaîtainsi comme l’achèvement de l’origine alors que pour le Noir, les caractéristiques physiqueslui interdisent autre chose que des tares morales en parfait accord avec l’imperfection de sonespèce. Voilà pourquoi le cercle apparaît peut-être comme la figure privilégiée pour raconterl’histoire de l’espèce blanche et singulièrement celle de l’Europe : plus qu’une vision pessi-miste du devenir historique, il s’agit d’affirmer une régénération toujours possible. Lavieillesse de l’Europe ne faisant dès lors plus qu’un avec sa jeunesse. C’est en ce sens qu’il fautlire le Supplément au voyage de Bougainville : quand l’histoire de l’Europe aura touché sonterme, elle fécondera sa propre jeunesse, accordant ainsi culture et loi naturelle.644. Si le Noir vit sous le rapport du manque, c’est dans la mesure où son histoire ne pourrajamais rectifier les imperfections de l’origine. Pour lui, l’indigence physique et morale sontjeunesse et vieillesse à la fois.

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domaine. Ses sujets ne valent pas mieux : ils se volent réciproquement ettâchent de se vendre les uns aux autres aux Européens645. »

L’équation nègre = esclave par nature se décline ainsi dans toute sa bru-talité sans choquer la morale naturelle. Envolée la possibilité d’étouffer leméchant lorsqu’il ne convient pas d’un tribunal de l’espèce plus haut quecelui de nos intérêts particuliers. Absente la protestation de la loi de lanature pourtant sensible au cœur de chacun. Le Noir devra se contenter detravailler dans la plantation selon les compétences de « chaque naturel »,comme nous l’avons vu lors de notre analyse de l’article « Nègre »646. Endépit de la diversité des articles, il faut en conclure à une unité de vue : leNoir émeut parfois mais avant toute chose il est l’objet d’une classificationqui vise à justifier l’accord des tares physiques et intellectuelles. Quel regardporter alors sur l’humanisme de Diderot ? Il nous faut conclure, toutd’abord, que les déclarations sur l’universalité du droit naturel ont pour cor-rélat la blanchitude et le climat tempéré de l’Europe. L’Encyclopédie fournitainsi l’appareil conceptuel au racisme scientifique. Quand Montesquieuinsiste sur le rapport entre milieu géographique et servitude nécessaire ouquand Rousseau souligne les écarts dans le chemin de la perfectibilité,aucun n’envisage avec autant de constance les facteurs héréditaires quiconduisent à catégoriser l’humanité. Certes, Montesquieu aborde la ques-tion des fibres cérébrales, plus ou moins plastiques selon qu’elles se trouventdans l’Européen ou le Noir, mais il ne théorise pas de manière aussi

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645. Le Supplément de l’Encyclopédie poursuit cette peinture de l’Africain débauché, sansreligion et organisation politique : « Le gouvernement est presque partout bizarre, despo-tique et entièrement dépendant des passions et des caprices des souverains. Ces peuples n’ontpour ainsi dire que des idées d’un jour, leurs lois n’ont d’autres principes que ceux d’unemorale avortée et d’autre consistance que dans une habitude indolente et aveugle. On lesaccuse de férocité, de cruauté, de perfidie, de lâcheté, de paresse. Cette accusation n’est peut-être que trop vraie. » La description est complète : l’Africain n’a pas ou peu d’esprit, ses pen-sées quand elles lui viennent demeurent sans continuité, sans mémoire. N’est-ce pasd’ailleurs cette stupidité qui lui interdit et la conscience de l’avenir et la conscience d’uneaction sur le milieu ? Son indolence dans cette mesure n’est que le fruit de cette tare. Quantà leur morale avortée, comment ne le serait-elle pas quand il se révèle incapable de s’extrairede la violence de l’impulsion ? Apathie intellectuelle et désordres corporels se conjuguent àmerveille, et ce d’autant plus que l’influence climatique ne cesse de renouveler son propreabrutissement. Même sorti de cette influence, encore faudrait-il que ses pensées s’enchaînentde façon cohérente et c’est là que l’insuffisance cérébrale recouvre ses droits... 646. Diderot a beau énerver le préjugé biblique de la malédiction, il convient de remarquercomment l’Encyclopédie, en glissant de l’action du milieu vers des considérations sur l’héré-dité biologique, parachève le préjugé. Le Noir sera pour toujours « un raté » dans la bellesymphonie des formes naturelles. La couleur de sa peau rappellera à ceux qui feindraient del’oublier combien elle est la marque de son indigence intellectuelle.

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consciente sur l’indigence mentale du nègre qui est à rechercher du côtéd’une différence structurelle d’avec le cerveau de l’homme blanc. Voilàpourquoi Montesquieu s’arrête au constat de l’empire du climat et préco-nise comme seul expédient de contenir le nègre. L’affaire n’est certes pasreluisante, car nous avons montré ailleurs combien les causes climatiquestiennent lieu de servitude « légitime », mais avec l’Encyclopédie le constats’aggrave.

Il ne s’agit pas de contester la nécessité de légiférer l’usage des Noirsmais il convient d’expliquer plus en détail les raisons de leur servitude.L’enquête ne se fera donc plus seulement du côté du climat mais davantagedans la considération des caractéristiques physiologiques. Ce sont les parti-cularités d’ordre physique qui sont réputées engendrer la différence desraces et des cultures. L’inégalité entre les groupes humains ne peut donc êtreappelée à disparaître puisqu’elle est au fondement même de leur diversité.Quand Diderot parle des Noirs comme d’une nouvelle espèce d’hommes, ilne s’agit donc pas d’un accident de vocabulaire ou d’une tentative de simpletaxinomie ; le Noir relève d’une tout autre origine, celle de la monstruosité.L’Encyclopédie théorise ainsi en pleine conscience sur l’étanchéité racialepuisqu’elle refuse au Noir sa participation à l’unité de l’espèce.

Plus que le concept de dégénérescence, c’est celui de hiérarchisationqu’il conviendrait de souligner. Celui-ci implique, en effet, la préoccupa-tion de justifier en termes qualitatifs la variété des races. Il ne s’agit pas seu-lement de constater des variations afin de les classer au sein de groupes maisplus profondément de les discriminer selon les principes du meilleur et del’inférieur. De ce passage du descriptif au normatif, l’article « Sénégal » nousen a donné l’exemple éclatant. La langue, l’organisation sociale d’un peuple,son histoire sont à décrypter en les rapportant à des considérations raciales.Virey n’y trouvera rien à redire lui qui, plus tard, expliquera l’infériorité duNoir en la justifiant par l’absence de productions intellectuelles : ni œuvresd’art, ni religion organisée, ni système politique, ni langue véritablementdéveloppée647. Le Noir incapable de génie, menaçant de contaminer par

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647. Voir William B. Cohen, op. cit., p. 297. Le chapitre consacré au racisme scientifiqueéclaire d’une façon remarquable les connexions intellectuelles entre le XVIIIe et le XIXe siècle.Cohen demeure cependant clément dans les conséquences de ses analyses : il insiste sur l’op-timisme du XVIIIe en faisant remarquer que la chaîne des êtres qui unit la réalité matériellejusqu’à la réalité spirituelle la plus haute, Dieu, n’est pas fermée par le haut. Cette remarqueest difficilement acceptable pour le Noir. Même si des progrès peuvent être constatés lors-qu’il est élevé sur nos plantations (puisque nous pouvons envisager son autonomie, voirnotre chapitre précédent), il n’en demeure pas moins que les années d’apprentissage ressem-blent à un moratoire sans fin. Et même si le Noir devient un jour personna grata en affichant

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l’impureté de son sang la civilisation européenne, autant de thèmes qui fleu-riront du langage de l’Encyclopédie. Celle-ci, en approfondissant le goût dela nomenclature, préfigurait le souci de la discrimination : mesure de l’anglefacial, intérêt pour la boîte crânienne, etc., relayeront aisément les considé-rations sur la laideur ou la puanteur.

Continuité et non réorientation, car l’Encyclopédie a théorisé avec unerare sécheresse sur la rupture anthropologique entre le Blanc et le Noir. Pourelle, la question centrale ne consiste pas tant à distinguer l’homme de l’ani-mal — cette distinction étant perceptible dans la simple considération dulangage, de la combinaison des idées — mais à accentuer les distances entreles différentes caractéristiques raciales. Voilà pourquoi le tableau de lavariété des races peint dans l’article « Espèce humaine » insiste avec tant deprécautions sur le caractère singulier des Noirs. Laideur, puanteur, niaiserieapparaissent comme autant de preuves d’une race à jamais en dehors de lablancheur et d’une saine constitution. Et même si, pour reprendre le lan-gage de l’article, les différents peuples qui composent les races noiresconnaissent autant de variations chromatiques que ceux de la race blanche,il n’en demeure pas moins que la seule présence du sang noir autorise desconclusions en termes de dépravation morale. Bien entendu et pour donnerplus de scientificité à l’affaire, la sévérité du jugement sera proportionnelleà la quantité de sang noir dans les veines… C’est ainsi que les Créoles serontmoins irrémédiablement stupides que les autres tout en ne perdant pas latare consubstantielle à leur origine, celle d’une dépravation morale : « Lespréjugés de l’éducation les rendent un peu meilleurs ; cependant ils partici-pent toujours un peu de leur origine ; ils sont vains, méprisants, orgueilleux,aimant la parure, le jeu, et sur toutes choses les femmes ; celles-ci ne cèdenten rien aux hommes, suivant sans réserve l’ardeur de leur tempérament ;elles sont d’ailleurs susceptibles de passions vives, de tendresse et d’attache-ment648. »

252 [ Diderot : de l’unité du genre humain aux ambiguïtés de la civilisation ]

sa soumission, il le devient à condition d’avoir intégré notre discipline, nos mœurs commele dit si joliment l’Histoire des deux Indes. Si l’évolution se fait par le dressage plutôt que parl’éducation, il faut bien en conclure que par eux-mêmes les Noirs sont incapables de pré-tendre à une élévation spirituelle. Il est à noter d’ailleurs qu’une telle incapacité s’accordeparfaitement à leur écart d’avec l’unité de l’espèce. Leur invisibilité anthropologique est doncscellée.648. Article « Nègres créoles ». Le style de l’Encyclopédie est tout en nuances : l’éducationpeut atténuer les vices mais non les faire disparaître. Dès lors tous les progrès historiques nesauraient recouvrir la dépravation de l’origine. Voilà pourquoi l’Encyclopédie peut, en toutetranquillité, évincer le Noir de toute histoire.

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Dès lors, l’hypothèse de la fin de l’article « Espèce humaine », accélé-rer les déplacements géographiques pour voir s’annuler les différences his-toriques649, demeure une simple vue de l’esprit.

Comment supposer que de simples changements de milieu pourraientengendrer des développements comparables à ceux de l’Europe quand lestares physiques et morales sont réputées indélébiles ? L’hypothèse sembleenvisageable seulement pour ceux qui s’inscrivent dans des milieux sem-blables et peuvent ainsi espérer se rapprocher d’une civilisation qu’ils negoûtent pas encore. Tel est le cas des Russes pour Diderot. Ceux-ci peuventattendre d’un projet constitutionnel la sortie de la barbarie. Pour reprendrela tournure chère à la conception de l’échelle des êtres, l’ouverture vers desformes supérieures est envisageable. Nous sommes encore dans la perspec-tive d’êtres éducables. Pour les Noirs, le rattrapage culturel semble moinsévident car il présupposerait que le Blanc soit capable de changer lui ausside couleur en même temps que de position géographique. Or l’article« Espèce humaine » dément lui-même cette possibilité en affirmant que lavariation des couleurs ne se fait que dans un seul sens — le bon — du noirvers le blanc : « Il n’arrive point chez les Blancs qu’il naisse des individusnoirs. » Le changement de milieu ne parviendra donc pas à surmonter ceque la nature semble avoir voulu non seulement dans la répartition géogra-phique mais également dans la coloration de l’épiderme.

Pour le nègre, la nature descend du ciel du droit pour s’enfoncer dansla nécessité physique. Le nègre sera esclave car rien ne peut véritablementl’arracher à sa stupidité. C’est un être à peine conscient du présent, sansmémoire, sans participation à une vie collective. Être Noir, c’est avant toutêtre inférieur, être à la fin de la chaîne des êtres, là où la forme perd toutemesure. L’Encyclopédie a gravé cette infériorité en liant, comme nous l’avonsvu, la question de la couleur à celle de la décrépitude physique et morale.

[ L’histoire d’une dépréciation anthropologique ] 253

649. « Les variétés [...] disparaîtraient à la longue, si l’on pouvait supposer que les peuplesse déplaçassent tout d’un coup, et que les uns se trouvassent ou nécessairement ou volontai-rement assujettis aux mêmes causes qui ont agi sur ceux dont ils croient occuper lescontrées. » L’hypothèse est hardie, elle plaide pour l’unité du genre humain, mais se heurteà une objection : est-il possible d’imaginer que la couleur blanche puisse passer dans sonopposé sans emporter toutes les tares qui vont avec ?

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Conclusion

Notre parcours à travers les trois grandes figures des Lumières nous a per-mis de mettre en exergue la régionalisation de l’universel. Celle-ci n’est pasle fruit d’un éloignement géographique ou des circonstances historiques —les Lumières ne dépassant pas la sensibilité du « négociant bourgeois » —,elle s’explique avant tout par la construction d’un système théorique où lafigure de l’altérité ne parvient pas à se construire positivement. LesLumières ne réussissent pas à penser la différence autrement qu’en termesde hiérarchie. Là où la géographie pouvait simplement faire poindre desdifférences sur fond d’une unité primitive, d’une commune appartenanceà l’humanité, les Lumières ont accentué l’éloignement géographique aupoint de l’interpréter comme figure inverse de notre propre histoire.L’écart, une fois devenu abîme, miroir inversé, pouvait laisser fleurir uneconceptualisation de l’« origine » aussi sèche que définitive.

Là où les principes du droit naturel pouvaient laisser espérer un dialoguefructueux avec l’histoire — une mise en perspective des différentes cultures àla lumière de la raison, une interrogation sur le sens de la civilisation —, lesconcepts anthropologiques ont scellé une tout autre orientation. Pas questionde répondre à la question « qu’est-ce que l’homme ? » sans avoir, au préalable,discerné la figure du primitif et celle du policé. Bien sûr, on pourrait nousobjecter la peinture de l’état primitif650 et nous servir le diagnostic des perver-sions de notre propre histoire. Mais nous pensons avoir suffisamment établil’usage qu’il convenait de faire d’une telle critique : la mise en perspective des

650. L’innocence propre à l’état naturel a toujours un usage interne. Il s’agit, sur le plan de lathéorie politique, de fustiger tout recours à l’empirisme de Hobbes et, sur le plan historique,d’établir comment les accidents ne peuvent pas nous faire oublier notre propre perfection.

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« ratés » de notre organisation civile. En effet, les Lumières ne parviennent pasà s’abstraire de la vision d’une histoire « cumulative » où la blancheur peutréconcilier les errances de l’histoire et la vérité du droit naturel. Autrement dit,l’histoire est à la fois la scène où se déroule la tragédie et la « régénération ».

Pour le dire à la manière de Diderot, jeunesse et vieillesse peuvent enfinse rejoindre dans une perfection nouvelle : celle de l’achèvement moral del’espèce. Pour les Blancs, l’origine physique s’accomplit en une vérité moraletandis que, pour les Noirs, elle rime avec une nécessité physique. Voilà pour-quoi nous pouvons dire que les Lumières ne se départissent pas d’une vision« cumulative » de l’histoire : le sens est déjà renvoyé au perfectionnement.Pour les Noirs, le constat sera tout autre. Que l’on examine les climats avecMontesquieu, que l’on demande un supplément d’enquête avec Rousseau ouque l’on décrive avec force détails les aptitudes des différents naturels enmatière de service avec Diderot, tous répondront que le Noir est fait pourl’esclavage ou que l’esclavage est le seul moyen de discipliner le Noir.

Nous avons établi comment, sur ce point, le langage se faisait plus cruencore que celui du Stagirite, tant il n’est pas nécessaire d’interroger la légi-timité de l’esclavage pour le Noir. À quoi servirait l’examen quand la natureparle directement à travers la force et la mollesse de certains corps ?Comment l’esclavage serait-il contraire à la nature des choses quand cetteheureuse nature produit des êtres pour notre propre service ? La positionthéorique des Lumières n’excédera jamais cette « modernité ». Dès lors, l’ab-sence d’une critique du Code noir ne peut pas apparaître comme unesimple contingence. Attaquer le Code frontalement, c’eût été interroger enson cœur la pratique de l’esclavage et rappeler combien elle était contraireau droit naturel. Mais pour le Noir, la férocité de la critique n’est pas de sai-son. On titille les arguments théologiques, on demande çà et là miséricordeet pitié, on fait l’éloge d’une société où les domestiques obéiraient le cœuren fête, mais nulle part il n’est question d’abroger l’équation Noir = esclavepar nature. Les Lumières ne laissent pas la place à un racisme implicite :elles le construisent à partir d’une anthropologie qui exclut méthodique-ment le Noir de la chaîne des êtres. Et nous avons souligné combien ceracisme, au fil du temps, se faisait plus implacable. Du thème du détermi-nisme climatique l’on glissera à celui d’une déficience interne où la noirceurde la peau sera de façon définitive le stigmate de l’imbécillité. Voilà en quelsens l’on peut dire que l’idéologie coloniale peut puiser dans l’idéologie desLumières non seulement sa justification mais encore sa « continuité ». Il suf-fira de remplacer de façon subtile le terme esclave par celui de « travailleurlibre » et celui de colon par « maître éclairé ».

256 [ Conclusion ]

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Affirmer cela, c’est toujours s’exposer à la ritournelle d’une critiquecontre la grandeur des Lumières. À cela nous espérons, une fois encore,avoir suffisamment répondu. Il ne s’agit pas de jeter un quelconque ana-thème en prenant pour position celle du « maître d’école » qui discerneaprès coup les bons et mauvais points. Les Lumières ont découvert un sensdu droit naturel dont nous réaffirmons avec vigueur la portée universelle :un droit qui appartient en propre à la nature humaine. Ce faisant, lesLumières ont instauré un nouveau rapport à l’histoire en établissant qu’ellene pouvait être le simple lieu de la force. Autrement dit, elles ont permisque se lève la conscience de ce qui n’est pas tolérable en inscrivant la raisoncomme tribunal. C’est cette universalité-là que nous voulons retenir : cellequi partout laisse ouverte la possibilité de demander au droit, à la cultureleur titre de légitimité.

En revanche, célébrer sans retenue l’universalité des Lumières, c’estréitérer le geste ethnocentrique qui a conduit à faire de la blancheur la per-fection de l’humanité. L’alternative n’est donc pas entre célébration ou cri-tique féroce mais entre vénération et liberté d’esprit. Identifier les Lumièresà la présentation incontestable de l’universalité, ce n’est pas simplement nierl’histoire d’une souffrance, c’est s’autoriser à dire que cette histoire n’a passa place dans notre histoire et légitimer par là même la parole du législateurdu Code noir qui place la brutalité de certains êtres sous notre protectionet en garantit l’heureuse propriété. L’interrogation sur l’universalité desLumières engage ainsi une réflexion sur notre rapport à l’histoire : celle-cidoit-elle être écrite à l’aune d’une vérité qui nous placerait au-dessus ducrime ? La célébration du droit naturel nous autorise-t-elle à faire disparaîtreles cadavres de nos placards ? Si tel était le cas, la célébration de l’universelpoursuivrait le visqueux de la miséricorde et de la pitié…

C’est pour éviter l’écueil d’une sensibilité mal venue que nous croyonsutile d’avoir insisté sur les arcanes d’une pensée qui prépare trop souvent lethème de la dégénérescence. Établir comment les Lumières ont pensé leNoir comme un être par nature servile ne se limite donc pas à faire ressor-tir les limites historiques d’un discours. Il s’agit, au contraire, d’inviter leslecteurs à repérer le moment où l’anthropologie élabore un racisme naturel,le moment où l’histoire des uns autorise la négation de celle des autres. Souscouvert des principes du droit naturel, les Lumières ont donc assigné auNoir une place singulière : celle d’un être sans génie, sans culture, sansmœurs. Figure par excellence d’un être sans histoire, le Noir pouvait, sansambages, se réduire à celle d’un corps objet.

[ Conclusion ] 257

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Bibliographie

Première partie : Montesquieu

Œuvres complètes. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951. Nousavons utilisé cette édition pour plusieurs ouvrages :

Essai sur les causes qui peuvent affecter les espritsDe l’esprit des loisDéfense de l’esprit des loisDossier de la défense de l’esprit des loisRéponses à des observations de l’esprit des lois

Lettres persanes. Paris, Garnier-Flammarion, 1964.

Mélanges inédits de Montesquieu publiés par le baron de Montesquieu.Bordeaux, G. Gounouilhou, 1892.

Ouvrages critiques

ALTHUSSER, Louis. Montesquieu, la politique et l’histoire. Paris, PUF, 1992.

ARON, Raymond. Les étapes de la pensée sociologique. Paris, Gallimard, 1967.

BARRIÈRE, Pierre. Montesquieu. Bordeaux, Delmas, 1946.

BEYER, Charles. Nature et valeur dans la philosophie de Montesquieu. Paris,Klincksieck, 1982.

JAMESON. Montesquieu et l’esclavage, études sur les origines de l’opinion anti-esclavagiste en France au XVIIe siècle. Paris, Hachette, 1911.

LAFONTANT. Montesquieu et le problème de l’esclavage dans l’Esprit des lois.Thèse de doctorat. Université de Birghamton, Éditions Nauman, 1979.

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Articles sur l’œuvre de Montesquieu

BARRIÈRE, Pierre. L’humanisme de l’Esprit des lois, Bicentenaire de l’Espritdes lois, 1748-1948. Paris, Recueil Sirey, 1952.

CASSIN, René. Montesquieu et les droits de l’homme. Paris, Recueil Sirey,1952.

EISENMANN, Charles. L’Esprit des lois et la séparation des pouvoirs. Paris,Recueil Sirey, 1952.

MERCIER, Robert. Un adversaire à la théorie des climats au XVIIIe siècle :Adrien Baillet. Revue d’histoire et de littérature française, 1936.

——.La théorie des climats ; des réflexions critiques à l’Esprit des lois. Revued’histoire et de littérature française, 1953.

Ouvrages consacrés à l’histoire de Bordeaux et à son rôleéconomique dans la traite des Noirs

JULLIAN, Camille. Histoire de Bordeaux depuis les origines jusqu’en 1895.Bordeaux, Feret et Fils, 1895.

MALVEZIN, Théodore. Histoire du commerce de Bordeaux depuis les originesjusqu’à nos jours, Bordeaux, 1892.

Deuxième partie : Rousseau

Œuvres politiques

Paris, Bordas, collection Classiques Garnier, 1989. Nous avons utilisé cetteédition pour plusieurs ouvrages :

Discours sur les sciences et les artsDiscours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommesDiscours sur l’économie politiqueDu contrat social

Œuvres littéraires

Confessions. Paris, Garnier-Flammarion, 1959, 1968.

La nouvelle Héloïse. Paris, Garnier-Flammarion, 1995.

Ouvrages critiques et articles

BÉNICHOU, Paul. Réflexions sur l’idée de nature chez Rousseau. Paris, PointsSeuil, 1984.

260 [ Bibliographie ]

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CASSIRER, Ernst. L’unité dans l’œuvre de Rousseau. Paris, Seuil, 1984.

——. Le problème Jean-Jacques Rousseau. Paris, Hachette, 1987.

DERATHE, Robert. L’homme selon Rousseau. Paris, Seuil, 1984.

DERRIDA, Jacques. De la grammatologie. Paris, Éditions de Minuit, 1967.

EISENMANN, Charles. La cité de Rousseau. Paris, Seuil, 1984.

GOLDSCHMIDT, Victor Individu et communauté chez Rousseau. Paris, Seuil,1984.

PHILONENKO, Alexis. Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur. Paris,Vrin, 1984.

PIRE, Georges. Jean-Jacques Rousseau et les relations de voyage. Revue d’his-toire et de littérature française, 1956.

SEBBAR-PIGNON, Leila. Le mythe du bon nègre. La revue des tempsmodernes, 1974.

STAROBINSKI, Jean. Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle. Paris,Gallimard, 1971.

WAGGAMAN, Béatrice. Imaginaire rousseauiste, utopie tahitienne et réalitérévolutionnaire. Revue d’histoire et de littérature française, mars-avril 1977.

Pour la lecture comparée de l’anthropologie de Buffon et de Rousseau

Buffon, Histoire naturelle. Textes choisis et présentés par Jean Varloot. Paris,Gallimard, 1984.

ROGER, Jacques. Buffon, un philosophe au jardin du Roi. Paris, Fayard,1989.

STAROBINSKI, Jean. Rousseau et Buffon. La transparence et l’obstacle. Paris,Gallimard, 1971.

Troisième partie : Diderot

Œuvres philosophiques

Éléments de physiologie. Paris, Robert Laffont (coll. Bouquins), 1995.

De l’interprétation de la nature. Paris, Robert Laffont (coll. Bouquins), 1995.

Encyclopédie (17 volumes), édition originale 1753.

Encyclopédie. Paris, Garnier-Flammarion, 1986.

Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvetius intitulé l’Homme. Paris, RobertLaffont (coll. Bouquins), 1995.

[ Bibliographie ] 261

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Œuvres politiques

Contributions à l’histoire des deux Indes. Paris, Robert Laffont (coll.Bouquins), 1995.

Histoire des deux Indes. Paris, Robert Laffont (coll. Bouquins), 1995.

Mélanges philosophiques, historiques, etc. Pour Catherine II. Paris, RobertLaffont (coll. Bouquins), 1995.

Pensées philosophiques. Paris, Robert Laffont (coll. Bouquins), 1995.

Supplément au voyage de Bougainville. Genève, Droz, 1955.

Ouvrages critiques

BENOT, Yves. Diderot. De l’athéisme à l’anticolonialisme. Paris, Maspero, 1970.

DUCHET, Michèle. Diderot et l’histoire des deux Indes ou l’écriture fragmen-taire. Paris, Nizet, 1978.

Articles

BENOT, Yves. Diderot et le luxe : jouissance ou égalité ? Revue Europe,n° 661, 1984.

Diderot, Raynal et le mot colonie. Colloque du Bicentenaire, 2-5 septembre 1984.

Diderot, Pechmeja, Raynal et l’anticolonialisme. Revue Europe, 1963.

BENREKASSA, Georges. Dit et non-dit idéologique : à propos duSupplément au voyage de Bougainville. Revue dix-huitième siècle, 1973.

BRUNETTI. De la loi naturelle à la loi civile. Revue Europe, n° 661, 1984.

DUCHET, Michèle. Le primitivisme de Diderot. Revue Europe, 1963.

Diderot et l’histoire des deux Indes : fragments pour une politique. RevueEurope, 1984.

Ouvrages généraux consacrés à la philosophie et à l’anthropologiedes Lumières

CASSIRER, Ernst. La philosophie des Lumières. Paris, Fayard, 1966.

COHEN, William B. Français et Africains, les Noirs dans le regard des Blancs.Paris, Gallimard, 1981.

DUCHET, Michèle. Anthropologie et histoire au siècle des Lumières. Paris,Maspero, 1971 et Paris, Flammarion, 1977.

EHRARD, Jean. L’idée de nature en France dans la première moitié duXVIIIe siècle. Paris, SEPEN, 1963 et Paris, Albin Michel, 1994.

262 [ Bibliographie ]

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ROGER, Jacques. Les sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle.Paris, Armand Colin, 1963.

SALA-MOLINS, Louis. Le Code noir ou le calvaire de Canaan. Paris, PUF,1987.

——. Les misères des Lumières ; sous la raison l’outrage. Paris, Flammarion,1977.

TINLAND. L’homme sauvage. Paris, Payot, 1968.

Articles sur la philosophie et l’anthropologie des Lumières

BIOU, Jean. Lumières et anthropophagie. Revue des sciences humaines, avril-juin 1972.

POLIAKOV, Léon. Les idées anthropologiques des philosophes desLumières. Revue française d’Outre-Mer, 1974.

ROSSO, Corrado. Lumières et anthropologie. Revue de sciences humaines,avril-juin 1972.

Montesquieu, Voltaire et la cueillette des fruits au Canada ou l’inégalité par ledénigrement, Inventaires et postfaces. Paris, Nizet, 1974.

SCHLANGER, Judith. L’enfance de l’humanité. Diogène, n° 73, 1971.

Autour de l’histoire de la traite négrière

Les abolitions de l’esclavage de Sonthonax à Schoelcher. Actes du colloqueinternational tenu à l’Université de Paris-VIII les 3, 4 et 5 février 1994.Paris, Presses universitaires de Vincennes/Éditions UNESCO, 1995.

DEBIEN, Gabriel. Les engagés pour les Antilles 1634-1715. Revue d’histoiredes colonies, 1952.

DEVEAU, Jean-Michel. L’Europe négrière au XVIIIe siècle. Diogène, n° 79,1997.

DUCHET, Michèle. Les réactions face au problème de la traite négrière :analyse historique et idéologique. Colloque organisé par l’UNESCO à Port-au-Prince, Haïti, 31 janvier-4 février 1978.

GISLER, Antoine. L’esclavage aux Antilles françaises (XVIIe-XIXe siècles). Paris,Karthala, 1988.

ORUNO, D. Lara. Résistances et luttes. Diogène, n° 179, 1997.

PEYTRAUD, Lucien. L’esclavage aux Antilles françaises avant 1789. Paris,Archives nationales, 1897.

[ Bibliographie ] 263

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WANQUET, Claude. La France et la première abolition de l’esclavage, 1794-1802. Paris, Karthala, 1998.

Quelques récits de voyages

LABAT. Nouveau voyage aux îles de l’Amérique. Paris, Théodore le Gras,1922.

DU TERTRE. Histoire générale des Antilles habitées par les Français. 3 vol.,Paris, Kolodzieg, 1978.

Pour la comparaison entre la théologie hispanique et le siècle desLumières

Autour de Las Casas. Actes du colloque du cinquième centenaire 1484-1984, Toulouse 25-28 octobre 1984. Paris, Tallandier, 1987.

BATAILLON, Marcel ; SAINT-LU, André. Las Casas et la défense des Indiens.Paris, Julliard, 1971.

Francisco de Vitoria et « La leçon sur les Indiens ». Textes choisis et présentéspar Ramon Hernandez Martin. Paris, Éditions du Cerf, 1997.

SENELLART, Michel. L’effet américain dans la pensée européenne du XVIe siècle.Penser la rencontre de deux mondes. Paris, PUF, 1993.

264 [ Bibliographie ]

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Index des noms

A

Afrique 28, 34, 42, 48, 56, 57, 62, 77, 92, 116, 117, 127, 147, 149, 151,153, 154, 158, 161, 171, 181, 185, 187, 215, 227, 231, 239, 241Alembert (d’) 161Althusser 61, 64, 69, 72, 73, 74Amérique 18, 28, 60, 77, 150, 154, 163, 178, 214, 218Angleterre 103Angola 215Antilles 34, 35, 37, 40, 43, 44, 65, 88, 121, 161, 171, 172, 174, 214Arabie 50Arbuthnot 47, 57Aristote 11, 12, 13, 27, 31, 61, 154, 163, 164, 175, 225Arméniens 240Aron 64, 114Article de l’Encyclopédie « Climat » 249Article de l’Encyclopédie « Colonies » 214Article de l’Encyclopédie « Despotisme » 213Article de l’Encyclopédie « Droit naturel » 17, 206, 207, 208, 216, 217, 223Article de l’Encyclopédie « Égalité naturelle » 17, 208Article de l’Encyclopédie « Esclavage » 205, 214, 216, 217Article de l’Encyclopédie « Esclave » 214Article de l’Encyclopédie « Espèce humaine » 240, 241, 242, 243, 244, 247,252, 253Article de l’Encyclopédie « Nègre » 215, 216, 241, 243, 246, 250

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Article de l’Encyclopédie « Nègres créoles » 252Article de l’Encyclopédie « Nez » 245, 246Article de l’Encyclopédie « Sénégal » 249, 251Article de l’Encyclopédie « Sucrerie » 229Article de l’Encyclopédie « Traite des Nègres » 205, 209Article de l’Encyclopédie « Variétés de l’espèce humaine » 243Article 6 du Code Noir. 85Article 9 du Code Noir. 84Article 13 du Code Noir. 81Article 15 du Code Noir. 85, 174Article 16 du Code Noir. 35, 196Article 20 du Code Noir. 196Article 22 du Code Noir. 35, 97Article 25 du Code Noir. 97Article 26 du Code Noir. 19, 36, 99Article 27 du Code Noir. 97Article 28 du Code Noir. 80, 172Article 30 du Code Noir. 19, 36, 86, 99Article 31 du Code Noir. 105Article 33 du Code Noir. 19, 35Article 34 du Code Noir. 80Article 38 du Code Noir. 215, 235Article 42 du Code Noir. 102Article 43 du Code Noir. 100Article 44 du Code Noir. 82, 172, 190Article 58 du Code Noir. 71, 110, 182, 234Asie 50, 51, 56, 57, 88, 116, 151Athènes 106Ava 161

B

Barbarie 161Barrère 240Barrière 26, 27Bataillon 118, 119Benot 222, 228Beyer 90, 91Bible 239Biondi 248

266 [ Index ]

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Biou 161, 162Bodin 50Bom Saam 236Bordes 173, 185Bornéo 151Boulainvilliers 46Brède (baron de la) 63Buffon 145-158, 161, 162, 174, 181, 183, 231, 239, 242, 243Busiris 103

C

Cachemire 240Caffres 161Canaan 18, 118Cap 101, 110, 159, 160Cap de Bonne-Espérance 178Cap Verd 215Cassirer 13, 14, 16, 26Cayenne 184, 235Cham 19, 43, 45, 163, 211, 212, 228Charlevoix 152, 181Chine 50, 58, 161Cicéron 119Circassie 240Code noir 18-20, 35, 37, 39, 44, 71, 77, 80-86, 88, 91, 93, 96-105, 110,111, 120, 128, 161, 163, 167, 171-177, 180-184, 187, 188, 190, 195-197,214, 215, 218, 221, 223, 227-229, 234, 235, 256, 257Cohen 163, 172, 182, 184, 229, 239, 246, 251Colbert 18, 35, 171Condillac 161Condorcet 161Corée 50

D

D’Espiard 46Danemark 149, 150, 160, 184Debien 78Descartes 30Dictionnaire universel de commerce 32, 33

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Diderot 16, 17, 21, 161, 205-213, 218, 219, 221-233, 235-237, 242, 243,246-248, 250, 251, 253, 256Du Tertre 160, 164, 174, 175, 181, 217, 245Dubos 47, 48, 52, 53Duchet 94, 147, 189, 198, 199, 212, 219, 229, 230, 232, 233, 236Duclos 161

E

Égypte 125, 161Ehrard 33, 42, 45, 46, 47, 48, 49, 52, 53, 60, 62, 87, 88, 89Encyclopédie 17, 20, 205, 209, 211, 213, 214, 216-219, 240-242, 244-246,249-253Espagne 122, 123, 240, 243Europe 28, 32, 33, 37, 39, 43, 51, 52, 56, 57, 60, 62, 64, 79, 135, 137-140, 156, 160, 161, 178, 185, 208, 213, 214, 219, 225, 229, 230, 231,236, 240, 249, 250, 253

F

Febvre 47Fénelon 97Fontenelle 42Formey (de) 240France 18, 33, 42, 52, 72, 77, 94, 163, 172, 173, 181, 184, 198, 237, 240Fromageau 39

G

Gange 161Gebelin 55Genèse 19, 43, 45, 125Géorgiens 240Gisler 43, 54, 97-100, 103, 104, 106-108Gounouilhou 27Grand Louis 18Groenland 160Groslen 55Grotius 166, 167, 176, 180Guadeloupe 108, 182Guide 212Guinée 59, 149, 161Guyane 108

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H

Hérodote 163, 248Hesse 94Hilliard d’Auberteuil 108, 233Hobbes 15, 26, 68, 89, 90, 133, 167, 170, 171, 180, 255Hollande 247Hurtel 50

I

Inde 46, 59, 122, 181Indes 52, 210, 212, 217, 222, 229, 236Indes occidentales 122Institutes 76, 80, 81Institutes coutumières 19Institutes de Justinien 19Islande 160Italie 48

J

Jameson 26, 28, 37, 71, 76, 78, 79Japon 50, 58, 161Jaucourt (de) 205, 208, 213, 214, 217Jephet 43Joseph 125Jullian 37

K

Kempfer 56

L

Labat 20, 35, 41, 44, 59, 78, 83, 96, 97, 101, 102, 175Lagarde 27Las Casas 118, 119, 121, 122, 144, 219Le Cat 240Le Mercier de la Rivière 93Léogane 104Lévi-Strauss 134Levy Bruhl 77Littré 28Locke 145, 231

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Lopès de Gomara 81Louis 77, 163Louis XIII 44Louis XIV 173Louis XVI 219Louisiane 84Loysel 19, 172

M

Mahomet 50Malabres 161Malouet 229, 232Maroc 161Martinique 97, 103Marx 64Maupertuis 42, 151, 241Michard 27Mogol 50, 58, 161, 240Moïse 104Montesquieu 14, 15, 18, 20, 21, 25-41, 43- 65, 67-122, 126-129, 133,134, 136, 146, 157, 158, 161, 174, 180, 182, 183, 194, 199, 209, 210,214, 218, 228, 231, 239, 250, 251, 256Moreau de Saint-Méry 110, 229Mozambique 149

N

Narcisse 162Newton 16Nigritie 173Noé 43Numa 41

P

Pascal 46Pechmeja 222Pégu 161Perse 50, 58, 240Peytraud 100, 101, 106, 110, 172Phalaris 103

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Phelypeaux 103Philolenko 141Pierre Ier 60Pierre le Grand 74Platon 145Plutarque 41Poincy 174Poivre 93, 94, 198Poliakov 151, 162Portugal 243Prévost 236, 239Pufendorf 166, 167Pythagore 145

R

Raphaël 212Raynal 222Richelieu 75Roger 147, 153Rollin 46Rousseau 16, 20, 21, 133-147, 156-185, 187-190, 192-199, 201, 202,210, 247, 248, 250, 256Russie 74

S

Saint Augustin 43, 54Saint-Domingue 18, 107, 233Saint Dominique 98Saint-Lu 118, 119, 121Saint Thomas 100Sala-Molins 18, 35, 44, 80-82, 84-87, 94, 97, 99, 105, 106, 110, 163, 172,174, 182, 184, 190, 215, 234, 235, 248Savary des Bruslons 32, 33, 216Savine 18Schlanger 162Sebbar-Pignon 159Sem 43Sénégal 149, 150, 152, 215Senellart 118, 119, 124, 125

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Sénèque 96Siam 161Sibérie 50Socrate 14Starobinski 139Strauss 12Suède 243

T

Tarrade 93Tartarie 161Thalès 145Thrasymaque 14Tinland 162Titien 212Torricelli 46Turcs 46, 58, 240Turquie 50, 161

U

Ulysse 164

V

Van der Stel 160Varloot 147, 154Vitoria 118, 123, 124, 125, 127, 128, 144Voltaire 247

W

Waggaman 156Wimpfen 18Wimpfen (de) 18

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