littératures passerelles

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Centre de ressources et de formation sur le livre et la lecture des adolescents 190, rue du Faubourg Saint - Denis 75010 Paris - 01 44 72 81 50 - [email protected] www.lecturejeunesse.com 1 Des Littératures « passerelles » Sélection 2007-2010 Lecture Jeune

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Littératures passerelles

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Des Littératures « passerelles »

Sélection 2007-2010

Lecture Jeune

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Cette sélection est le fruit du travail des comités de lecture interprofessionnels qui se

réunissent tous les mois autour des ouvrages qui font l’actualité littéraire. Publiées dans la

revue Lecture Jeune1, dans la rubrique « Lecteurs confirmés », les notices sont ici reprises

dans le cadre de notre réflexion sur les littératures passerelles. La plupart de ces titres sont

aujourd’hui disponibles en version poche (voir les visuels joints).

Pour en savoir plus sur notre association, nous vous invitons à consulter notre site

Internet : www.lecturejeunesse.com et notre blog http://bloglecturejeune.blogspot.com

Nos coups de cœur

Prix Goncourt des Lycéens

Prix Renaudot des Lycéens

Du même auteur nous aimons aussi…

Du côté du cinéma…

Des passerelles à proposer

1 Les notices reproduites ici ont été publiées entre décembre 2007 (n°127) et décembre 2010 (n°136)

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Le Déni

Victoria Bedos

Plon, 2007

Le Déni est un recueil de sept nouvelles à la fois drôles, caustiques et touchantes.

L’art « de se voiler la face » est ici décliné autour de plusieurs sujets chers à notre

société : l’anorexie, le refus de la laideur, les origines sociales, la couleur de peau,

les opinions politiques, etc.

Victoria Bedos est une jeune femme de 23 ans, journaliste, dramaturge et scénariste. On retrouve

très largement cette troisième fonction dans son style et dans la construction de chacune des sept

nouvelles. Elle parvient à maintenir la tension et le suspens pour chacune de ses histoires, qui se

révèlent saisissantes. Elle nous livre à travers des textes courts, une richesse d’émotions, allant du

rire à la compassion, en passant par le tragique et l’horreur. Le caractère extrême des nouvelles se

révèle jubilatoire, au point que le lecteur rit de situations pour le moins dramatiques. Cette approche

laisse l’auteur loin des clichés du genre et lui permet surtout d’être juste et subtil. Victoria Bedos sait

tenir en haleine. Une fois le livre commencé, il se dévore d’une traite.

Sonia Seddiki

Redemption Falls

Joseph O’Connor

Traduit de l’anglais par Carine Chichereau

Phébus, 2007

Sur fond de guerre de Sécession, ce roman met en scène une foule de

personnages et nous conduit de la Louisiane, aux Territoires des Montagnes, en

passant par New-York, le Canada et les champs de bataille. Au cœur du récit, une petite ville minière

et son gouverneur, l’ancien révolutionnaire irlandais le général O’Keefe. Héros déchu, craint et

méprisé de tous à commencer par sa femme, Lucia, si belle, si cultivée, qu’il a tant aimé... Des

dizaines de personnages surgissent, dont Eliza, 16 ans, émigrante irlandaise qui part à la recherche

de son frère Jeremiah.

Ce roman grandiose et désordonné, nous décrit une nation qui se cherche dans la violence et une

nature sauvage pas encore domptée. Redemptions Falls est aussi une fresque de l’émigration

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irlandaise et alterne récits, ballades, rapports et articles de journaux. Le style de O’Connor fait

merveille ; concis, rapide, haletant, et poétique ; l’émotion sous-tend chaque page.

Michelle Brillatz

La Passion selon Juette

Clara Dupont-Monod

Grasset, 2007

En 1158 à Huy, une petite ville de Belgique, les femmes sont dévouées,

obéissantes et silencieuses. Juette, une jeune fille à la personnalité singulière

s’interroge sur sa destinée alors qu’elle se retrouve mariée à 16 ans. La sexualité

et la maternité non voulues sont pour elle des déchirements. Elle refuse la soumission, les discours

de l’Église corrompue et la servilité. Son quotidien s’illumine néanmoins lors de ses rendez-vous avec

son ami, le prêtre Hugues de Floreffe. Leurs échanges spirituels donnent à la jeune fille une image

positive de la foi. Juette, révoltée est néanmoins prête à tout pour recouvrir sa liberté, mais les

extrêmes sont sévèrement réprouvés dans la société médiévale.

L’ouvrage de Clara Dupond-Monod dépeint une personnalité forte. Juette n’a cessé de remettre en

question l’ordre établi et de suivre ses désirs. À travers ce personnage, elle décrit une époque où les

premières hérésies cathares font leur apparition. La voix de cette jeune fille nous interroge sur la

notion même d’adolescence, inexistante au Moyen Âge, où l’enfance laissait place, souvent

violemment, à l’âge adulte, au nom de la religion et des us et coutumes. En cela, Juette est une sainte

« rebelle » qui saura séduire un public adolescent.

Anne Clerc

Rêves de garçons

Laura Kasischke

Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Leroy

Christian Bourgois, 2007

Trois jeunes Américaines s’échappent, le temps d’un après-midi, du camp de

vacances pour pom pom girls où elles séjournent. Avec l’insouciance de leur âge

et l’assurance de leur charme, elles se dirigent vers le lac des Amants à bord d’une mustang rouge

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décapotable. Lors d’un arrêt à une station service, elles croisent le regard de deux garçons, deux

« nases » au volant d’un break rouillé. Kristy, par un sourire presque automatique, va amener ces

garçons à les suivre… un peu trop loin. La rencontre, apparemment anodine, tourne au cauchemar.

Ces adolescentes qui cultivent leur apparence et la transforment en arme font l’expérience du

pouvoir qu’elles ont sur les hommes. L’écriture de Laura Kasischke transforme ce paisible camp de

vacances en table de dissection d’une Amérique stéréotypée, qui a foi dans les slogans de ses

supporters sportifs… Avec un sens du détail acéré et des images récurrentes, l’auteur opère une

destruction systématique de cet univers « idyllique ». Au fil des pages, le camp de vacances

d’adolescentes devient un théâtre de cruauté.

Rozenn Muzellec

Autre avis : Ce roman est empreint de sensualité : la beauté parfaite des filles, la blancheur parfaite

et terrifiante de leurs seins, la chaleur torride, les couleurs chaudes, les stridulations des cigales….

Tout renvoie à leur désir ambivalent, nourri par le fantasme des deux garçons à leurs trousses. Des

flash-backs s’insèrent dans le récit et marquent des pauses dans un scénario au suspense

insupportable et au dénouement cauchemardesque. Les personnages - très glamour, très provocants

- évoquent le James Dean des années 60, versus féminin. Cet ouvrage dresse aussi un portrait féroce

d’une Amérique moyenne dénuée de morale et de sentiments, qui rappelle les films de Robert

Altman.

Cécile Robin-Lapeyre.

Autre avis : Tout commence comme dans une série télévisée pour adolescents : « Jusque-là la vie

avait exaucé tous mes vœux : cheveux longs, grands yeux bleus, joues roses, peau bronzée, sourire

resplendissant, belle poitrine et petit cabriolet rouge » confie la narratrice, Kristy Sweetland, 17 ans.

Pourtant, une de ses camarades le prédit, « quelque chose d’atroce » va arriver…

Dans une construction captivante, l’auteur met en scène une certaine jeunesse américaine, son

essence même dirait-on, celle, intemporelle, qui nourrit notre imaginaire : ici les physiques sont

parfaits et les esprits déterminés. Le style de Laura Kaschicke est précis, réaliste, c’est une écriture de

sensations – corps adolescents, nature omniprésente… - qui submerge et élabore une atmosphère

troublante. L’angoisse lancinante saisie le camp isolé des pom-pom girls et le récit se teinte de

fantastique. Rêves de garçon est-il ce conte horrifique qu’on se racontera le soir au fond des bois ?

Son auteur brouille les pistes, jusqu’à un dénouement cruel et bien réel. Le propos et la férocité du

ton rappellent Joyce Carol Oates. L’art de la chute, l’abyme final, en plus.

Hélène Sagnet

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Jouer avec le feu

Phil Lamarche

Trad. de l’anglais par Marc Amfreville

Christian Bourgois, 2007

Aux États-Unis, Ted, 14 ans, habite une région rurale de Nouvelle-Angleterre

frappée par le chômage et les tensions sociales. L’adolescent invite à la maison

deux de ses copains et souhaite les impressionner en leur montrant l’arme de

son père. Mais un drame se produit et Kevin blesse mortellement son jeune frère.

Dès la rentrée, « les Jeunesses Américaines », un groupuscule xénophobe, tente de récupérer

l’événement et d’ériger le jeune homme en « héros », garant des « valeurs » puritaines et

nationalistes : ni alcool, ni drogue, ni sexe, mais le culte des armes. Aucun pathos suite à la mort de

l’enfant, qui devient au fil du temps, comme irréelle. Par contre, l’auteur décrit explicitement la

pression exercée par l’entourage sur l’adolescent mis en accusation, le décalage entre l’anonymat

préexistant au drame et le fait divers ensuite surmédiatisé. Outre, la fascination pour l’arme à feu,

Phil Lamarche rend compte du déchirement de Ted entre son attirance pour « le Mal » et la nécessité

d’aller vers « le Bien » pour protéger sa famille… Pas de jugement porté sur les protagonistes, le

roman se veut âpre et distancié. C’est au lecteur de se faire un avis et c’est en quoi ce roman

s’adresse à un lectorat mature. Le « héros » ou plutôt antihéros est encore un « gamin » - il est

souvent nommé ainsi au fil de la fiction - il va devoir faire l’apprentissage des rapports de force, et se

forger une identité à au-delà de son cheminement douloureux ; son mal-être devenant le symbole

d’une jeunesse américaine contemporaine.

Cécile Robin-Lapeyre

Alabama Song

Gilles Leroy

Mercure de France, 2007

Zelda, l’épouse légendaire de l’écrivain Scott Fitzgerald nous livre ici sa sombre

destinée. Gilles Leroy donne voix à cette femme belle, fragile et arrogante avec

une troublante justesse. « Je suis Zelda Sayre. La fille du juge », cet énoncé

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ponctue le roman tel un leitmotiv et perd de sa consistante au fil des pages alors que Zelda devient

l’ombre d’elle-même. Cette femme fait entendre une parole intime, empreinte de lyrisme et de

poésie, comme un trop plein d’émotions, à peine contenu. Zelda raconte son coup de foudre pour

l’écrivain, leur histoire d’amour se délitant peu à peu, partagée entre monotonie et infidélités. Zelda,

dévorée par cet homme, s’oublie elle-même, délaisse sa possible carrière d’auteur et sombre dans la

folie.

L’écrivain propose une œuvre à l’écriture rare et intense : aux chapitres courts et aux phrases

hachurées, succèdent les temps calmes et les descriptions lumineuses des souvenirs d’enfance. Le

lecteur est interpellé par ce parcours. Zelda, jeune femme fière dans les premières pages, se fane au

fil des ans, résignée. À cela s’ajoute une mise en scène typographique qui semble être le reflet de la

personnalité chaotique de cette femme : italiques, lignes en pointillés, astérisques, dates en marge et

autre ornements complètent l’œuvre et lui confèrent son épaisseur. Alabama Song a obtenu le prix

Goncourt 2007.

Anne Clerc

Rilke le magnifique René Maria

Rainer Maria Rilke

Ill. de Chloé Poizat

Michalon, 2007 (Albums Tatou)

Heliane Bernard et Alexandre Faure poursuivent leur remarquable travail

d’anthologies poétiques illustrées et prolongent les beaux « Album

Dada » de Mango chez Michalon avec la nouvelle collection « Album

Tatou », inaugurée par de la poésie étrangère. Après Garcia Lorca, voici Rilke, le magnifique René

Maria, objet étrange et fascinant, où les vers singuliers et secrets de l’écrivain allemand trouvent

dans la peinture de Chloé Poizat de mystérieuses correspondances. Dix-huit poèmes pour chanter :

« L’obscurité des chutes infinies/Et le jeu scintillant de toute remontée », la solitude de la nuit, les

gouffres paisibles, les amours insaisissables - dix-huit soleils noirs de la Mélancolie qui s’élancent vers

notre âme émue. Sous le pinceau du peintre, des lignes s’entrelacent, des étoiles colorées se

délitent. Un homme sans tête parcourt l’album en quête d’une flamme et marche vers l’abyme. Tout

s’écroule. Cependant, d’une goutte de savon, naît une galaxie colorée de bulles légères et joyeuses ;

d’une goutte d’encre échappée au porte-plume du poète, grandit un verger vert et touffu. La matière

est partout présente et belle : traces de pinceau, rafales de traits, densité des couleurs, stries des

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gravures et dentrites végétales. Ce très bel objet, éclairé par les textes d’Héliane Bernard, offrira aux

jeunes lecteurs une entrée lumineuse dans l’univers du poète.

Charlotte Plat

Autre avis : L’ouvrage recense les thèmes majeurs de l’œuvre de Rilke ; les voyages, la solitude et

l’amour. Chloé Poizat prend les poèmes « au pied de la lettre » ; un parti pris parfois systématique

avec des illustrations parfois trop littérales. Par ailleurs, on regrette pour les poèmes écrits en langue

allemande, les plus nombreux, que le texte original ne figure pas en regard de la traduction. Enfin,

l’édition manque d’une vérification attentive et on notera par exemple des erreurs de coupes dans

certains poèmes. On se sent perplexe à la lecture de ce bel ouvrage :à qui est-il destiné ? La

complexité de cette œuvre la réserve prioritairement aux jeunes adultes, aux médiateurs ou aux

enseignants.

Cécile Robin-Lapeyre

No et moi

Delphine de Vigan

J.C. Lattès, 2007

Lou, 13 ans, est une enfant précoce qui entre en classe de seconde. Elle va faire

alors deux rencontres décisives ; un jeune homme peu préoccupé par ses

études, beau garçon et coqueluche des filles de sa classe, et No, une jeune adulte qui vit dans la rue.

Un lien très fort unit les trois personnages, tous adeptes de la solitude. Lou se sent isolée au sein de

sa famille « disloquée » et rejetée par sa mère qui ne parvient pas à faire le deuil de l’enfant qu’elle a

perdu. Lucas est lui aussi l’enfant d’une famille déchirée et se sent délaissé. Enfin, No n’a jamais

connu ses parents et se retrouve en marge de la société.

Avec beaucoup de réalisme, l’auteur nous livre une histoire juste et sensible, accessible pour un

jeune public. Elle invite à réfléchir sur l’exclusion et sur ce que tout à chacun peut faire pour lutter

contre ce phénomène. Lou fait face aux difficultés, se confronte à une réalité qui l’éloigne de son

quotidien tout en restant fidèle à elle-même : une adolescente en proie aux doutes, qui s’éveille à

l’amour et s’oppose à ses parents. Un roman émouvant, bien écrit et facile à lire, qui peut être un

« livre passerelle » entre la littératture jeunesse et le roman « pour adultes ».

Cécile Robin-Lapeyre

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L’Arabe comme un chant secret

Leïla Sebbar

Bleu autour, 2007

(La petite collection de Bleu autour)

À travers six textes courts, Leila Sebbar réfléchit sur sa condition de

femme écrivaine et s’interroge sur un manque ; la « non transmission » de

l’arabe, la langue du père. Ce dernier, instituteur, dont la langue

maternelle était l’arabe, enseignait en français et c’est dans cette même langue qu’il s’adressait à sa

femme et à ses enfants. Comment Leila Sebbar a-t-elle vécu son enfance de « petite fille modèle » en

Algérie, en pleine crise du colonialisme ? Très tôt, elle a souffert d’être classée dans le camp des

colons, poursuivie par les injures des garçons algériens. La langue arabe est devenue un tabou dont

elle ne peut parler avec sa famille. Pourtant, ce sera aux femmes arabes exilées qu’elle prêtera sa

voix dans ses premiers romans.

Jamais son écriture n’avait atteint cette perfection : la question douloureuse de l’identité et de la

langue arabe présence fantôme, et c’est cette confrontation incessante qui nourrit la richesse de ses

fictions. Ce faisant, elle nous livre une analyse magnifique de l’acte d’écriture : « Pour arriver à moi,

pour dire « je », il m’a fallu chercher longtemps, parler et vivre à distance réelle, proche dans

l’imaginaire, il m’a fallu entendre, loin du pays natal, partout où elle se parlait, la voix de la langue de

mon père, la voix de l’arabe, la langue étrangère, la langue intime. » La lecture, l’écriture ont pris

dans son cœur la place du pays abandonné. Elle est entrée en littérature comme on entre en religion,

du côté des femmes et des opprimés. Des textes magnifiques, dont l’ensemble offre une cohérence

parfaite, malgré leur écart chronologique, serait une découverte à proposer aux jeunes adultes,

particulièrement à ceux qui sont issus d’une double culture.

Cécile Robin-Lapeyre

Autre avis : Sur la couverture, sous le titre L’arabe comme un chant secret, on peut lire une phrase en

arabe et qui, une fois traduite, signifie : « La langue de mon père, l’arabe, langue bien aimée ».

L’œuvre de Leïla Sebbar est née d’un manque à partir duquel elle s’est forgée son univers. A travers

la création elle a tenté de combler des vides et des brisures. Cet essai très personnel touche le

lecteur, qu’il soit ou non issu d’une union mixte, par la limpidité du style et la franchise du propos.

L’auteure fait revivre ses souvenirs d’enfance : qu’il s’agisse de lieux, d’odeurs ou de sensations et

nous fait découvrir l’Algérie de son enfance, les couleurs ocre, le soleil brûlant. Elle nous donne

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également à entendre le « bruit de la langue » arabe, même « dénuée de sens », comme un socle à

partir duquel elle s’est construite. Cette quête de la langue, qu’elle a poursuivie en France, dans les

parcs, les cafés, le métro, etc. comme pour se nourrir, ailleurs, de ce qui lui a fait défaut en Algérie.

Un essai qui rend hommage à l’altérité, aux valeurs de l’héritage et de la transmission et qui nous

convie à tendre l’oreille pour « entendre » toutes ces langues qui nous entourent.

Anne Clerc

Le Rapport de Brodeck

Philippe Claudel

Stock, 2007

Au fil des années, les jurés du « Goncourt des lycéens » choisissent des livres

forts, qui ne peuvent laisser indifférents. Brodeck, anti-héros de ce roman, rédige des comptes-

rendus sur la flore, le climat et tout ce qui relève de la nature dans cette zone montagneuse, située

de manière indéterminée dans l’Est de la France. On y parle un dialecte non identifiable, fortement

mâtiné d’allemand et une armée d’occupation y a séjourné naguère. Brodeck doit écrire un rapport

sur le meurtre collectif d’un étranger (surnommé Anderer, c’est-à-dire « l’autre ») auquel il n’a pas

participé mais dont il doit innocenter les coupables. Le lecteur ne découvre pas ce rapport mais celui

qu’il écrit secrètement ; un puzzle qui se construit au fil de ses enquêtes, de ses émotions, ses

retours dans le passé. Il est également constitué des évènements du moment : un itinéraire en

zigzag, celui d’un survivant et surtout des camps de concentration où il a mené une vie de chien, tenu

en laisse par un gardien, celui d’un homme qui même dans la pire déchéance est porté par l’amour

pour sa femme.

Ce livre qui tient aussi de la parabole et du conte explore plus avant encore que dans Les âmes grises

les racines du mal présentes en chaque Homme, ses lâchetés et sa culpabilité, la violence du groupe

et celle d’une société agnostique. Par delà la figure de Brodeck, lui même étranger et double de

l’autre (Anderer) assassiné par les villageois, l’auteur dénonce la tendance génocidaire de l’être

humain, son refus et sa haine de l’autre quel qu’il soit et le besoin irrépressible de déverser sa haine

sur un bouc émissaire. Dans ce voyage aux frontières de l’inhumain et de la barbarie, l’auteur tient le

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lecteur en haleine, qui ne peut lâcher ce livre dérangeant, tragique, parfois lyrique et poétique. Un

vrai coup de cœur !

Marie-Françoise Brihaye

Autre avis : « Je m'appelle Brodeck et je n'y suis pour rien ». Dans ce roman proche de la fable,

Philippe Claudel pose les questions de l’identité, de l’altérité et de la culpabilité. En un temps et un

lieu indéterminé, Brodeck incarne la figure de l’Autre, de l’étranger, de celui qui différent, dérange et

est rattrapé par la cruauté des hommes. C’est un autre lui-même qui est assassiné par les habitants

du village : l’Anderer, un homme venu de nul part, avec une jument et un âne – mademoiselle Julie et

Socrate – à l’apparence étrange, au caractère doux et dont la simple présence attise la haine. « Ca ne

pouvait que se terminer comme ça. Cet homme, c’était comme un miroir, il n’avait pas besoin de dire

un seul mot. Et les miroirs ne peuvent que se briser. » Dans une langue travaillée – que l’on peut

juger trop métaphorique, trop ornée… - l’auteur crée une atmosphère saisissante où petite et grande

Histoire s’enchevêtrent. Une fois encore, les lycéens du prix Goncourt élisent un ouvrage sombre,

une destinée douloureuse qui interroge la notion d’humanité.

Hélène Sagnet

Le Canapé rouge

Michèle Lesbre

Sabine Wespieser, 2007

« Aller à Irkoutsk, c’était aussi aller au bout des utopies ». Anne est fascinée

par un homme, Gyl, qui fut son ancien amour et part sur ses traces en Russie.

Mais il s’agit avant tout d’une quête intérieure, même si son voyage

géographique a pour but de le retrouver, peut-être une dernière fois, comme

pour braver le temps qui passe et surtout imprimer son souvenir au plus profond de son cœur.

La construction du récit alterne les étapes du voyage ferroviaire pour rejoindre Gyl et donc des

péripéties et avant ce départ, les rendez-vous parisiens avec une vieille femme, Clémence, sa voisine

d’immeuble. Rencontre fortuite qui s’avère être une magnifique histoire d’amitié entre les deux

femmes que l’âge différencie mais dont la plus espiègle n’est pas celle que l’on croit ! De souvenirs

pleins de vie, aux amours vécues, en passant par une véritable fresque sociale, l’auteur fait vivre des

personnalités féminine, riches d’humanité et d’amour de la vie engrangés ! C’est sur le canapé rouge

de Clémence, qu’elles se retrouvent autour de lectures traitant des grandes figures féminines de

l’histoire, en particulier Olympe de Gouge. Et c’est ce canapé rouge qu’Anne récupérera après la

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mort de Clémence. Texte bouleversant, sensible et accessible grâce à cette écriture qui ne se sépare

pas de l’élégance et de la précision dans l’évocation de l’intériorité et de l’introspection. Le temps est

conjugué avec une infinie tendresse, par ces deux femmes si proches et laisse notre cœur

bouleversé. Magnifique.

Michelle Charbonnier

Hélène Berr

Journal

Hélène Berr

Tallandier, 2007

302 p.

20 €

Hélène Berr a 21 ans, elle étudie l’anglais à la Sorbonne et profite de chaque

jour qui lui est offert. Elle parcourt les rues parisiennes dans le périmètre du 5ème arrondissement,

entourée ses amis, auxquels elles donnent parfois des surnoms de personnages anglo-saxons. Une

jeune fille heureuse qui profite des jours ensoleillés, de la nature lors de ces séjours à Aubergenville.

Elle découvre également les aléas et la complexité des premiers émois amoureux. Jean, qui se rend

régulièrement dans la bibliothèque où elle travaille, nouera une relation amoureuse profonde et

intense avec la jeune femme. Hélène lui dédie d’ailleurs son journal, pour que le jeune homme, parti

à Londres, connaisse ses sentiments et la difficulté des jours écoulés lorsqu’ils furent éloignés. La vie

d’Hélène bascule en juin 1942 lorsqu’elle se voit contrainte de porter l’étoile jaune. Bien qu’elle

l’arbore fièrement, avec cette insigne commence les humiliations à l’égard des juifs. Mais pire

encore, quelques semaines plus tard, son père est arrêté et transféré à Drancy. Hélène et sa famille

connaissent alors des jours terribles. La spirale ne cessera alors d’emporter avec elle des proches de

la jeune fille, jusqu’à sa propre déportation au camp de Bergen-Belsen en 1944.

Ce témoignage magnifique et poignant ne laissera aucun lecteur indifférent. Cette jeune femme,

jamais mièvre ou superficielle, prend conscience de la cruauté de son époque ; elle résistera au

quotidien mais aussi grâce à ce journal qui nous révèle, aujourd’hui, ce Paris de la délation et la mise

en place des rouages terribles de la Shoah. Le journal d’Hélène Berr a été déposé au Centre de

Documentation Juive Contemporaine du Mémorial de la Shoah, un jour de 2002 et constitue un

témoignage d’une grande force. Au-delà de cette dimension historique, Hélène Berr possédait un

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style enlevé, gai et juste qui rendait compte de sa joie de vivre, de son humanité. Une œuvre qui

saura séduire des lecteurs confirmés.

Anne Clerc et Ilaria Conni

Le Passé devant soi

Gilbert Gatore

Phébus, 2008

A travers deux récits alternés, celui de la jeune et gracile Isaro et celui de Niko,

le garçon au visage d’ange et sourire de démon, se déroulent, en flashes-back,

les vies des protagonistes d’un génocide. Du Rwanda, il n’en sera pas fait

mention durant tout le roman, bien qu’il soit de toute évidence le pays dont il

est question. Point de vue de la victime, point de vue du bourreau, sans qu’il n’y ait de relation

établie entre la souffrance de l’une et la monstruosité de l’autre. Le roman débute par une

apostrophe au lecteur, « ce voyage te sera peut-être insoutenable ». Niko est né muet, on le prend

pour simple d’esprit, il s’est réfugié au fond d’une grotte, seul parmi les grands singes. La caverne, est

le lieu de survie-référence possible à l’allégorie platonicienne- d’où Niko n’a d’autre vision du monde

que le reflet d’une société de primates. Là, il se remémore son enfance méprisable, protégée par un

oncle forgeron qui l’a initié au secret de la fabrication des armes. Ce savoir lui a valu de prendre la

tête d’un bataillon, les Enragés Volontaires, qui ont sauvagement massacré d’innombrables

innocents. La narration de Nikko, consignée en paragraphes numérotés, comme des versets, ou des

articles de lois, ressemble dans son contenu à un conte, sans indication de lieu, ni de temps. Les

questions fusent, philosophiques, essentielles : « Le meurtre est-il impardonnable parce que la seule

personne de qui pourrait venir le pardon valable n’est plus là ? ». A l’opposé de la fable de Niko,

l’histoire d’Isaro est racontée de manière réaliste : témoin de l’assassinat de ses parents, elle a fui le

génocide, adoptée par le couple de Français qui l’ont cachée. Après une scolarité brillante, elle se

sent rattrapée par la vérité, au cours de nouvelles entendues à la radio et rejette violemment ses

parents qui ont tu l’horreur pour la protéger. D’abord prostrée, Isaro va ensuite s’opposer à

l’amnésie et repartir dans son pays d’origine pour traquer les voix des survivants. Ce roman difficile

nécessitera la médiation d’adultes; pourtant, si l’on accepte l’avertissement au lecteur, sans être

rebuté par le monologue des personnages, l’émotion gagne. Le parcours de ces deux êtres déchirés,

de l’enfance à l’âge adulte concerne les jeunes adultes, d’autant que le génocide semble universel

par la volonté de l’auteur de ne pas le nommer. Travail de mémoire, va et vient entre présent et

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passé, la fiction permet d’exorciser le mal absolu de la guerre civile en mettant des mots sur

l’indicible.

Cécile Robin-Lapeyre

L’Arpenteuse

Isabelle Mestre

Mercure de France, 2008

Marguerite est une jeune femme qui se remémore son enfance depuis le décès

de sa mère. Appartenant à une famille éclatée : frères placés dans des fermes,

sœur enfermée ou mariée, père muré dans le chagrin depuis la disparition de

son épouse, elle arpente la vie comme une promeneuse qui ne s’arrêterait sur rien mais qui

marquerait néanmoins son passage auprès des hommes. Marguerite est mariée et mère de deux

garçons, de pères différents du fait de sa double vie. Elle rencontre d’autres hommes et s’absente de

sa vie conjugale jusqu à en être un jour écartée par son mari. Et Marguerite reprend la marche… Et la

voici dans l’âge de la vieillesse chez son fils Paul, et les souvenirs refont surface.

L’auteur invite à partager le temps d’un court récit, la vie de Marguerite, passante dans sa propre

destinée. Servie par une belle écriture, concise, essentielle, cette histoire féminine est celle qui

raconte l’absence de la mère et donc le vide jamais comblé. Marguerite tisse des liens avec les

hommes mais en vain et seul l’amour filial que lui porte Paul l’accompagnera jusque dans la

vieillesse. Ce premier roman est accessible et fragile comme son héroïne Marguerite.

Michelle Charbonnier

Tchador

Murathan Mungan

Trad. du turc par Jean Descat

Actes Sud, 2008

De retour dans son pays natal après des années d’exil, le jeune Akhbar part à la

recherche de sa famille dans un Afghanistan qui n’est jamais nommé. Mais c’est un

pays dévasté par la guerre qu’il retrouve, où la population semble dominée par la

peur. Sa quête fait de lui un étranger, errant dans la solitude absolue, dont chacun se méfie. Les

soldats de l’Islam font régner la séparation des sexes et l’obligation du port de la burqa pour les

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femmes. Akhbar sombre dans le désespoir, n’ayant retrouvé ni sa mère, sa sœur ou sa maison

d’enfance. Il perd le souvenir d’un monde dans lequel hommes et femmes vivaient ensemble.

Ce court récit est une approche sensible d’une société dont les femmes sont exclues. Mais en se

privant d’une moitié de sa population, le pays semble se condamner à mort. Le lecteur, tel Akhbar,

cherche lui aussi ce passé. En adoptant le point de vue du narrateur, progressant dans une quête de

plus en plus oppressante, l'auteur entremêle les évocations réalistes violentes et les images mentales

tendres et nostalgiques. Ce parti pris, à l'opposé du discours documentaire informatif et explicatif,

faitde ce livre un plaidoyer contre l'extrémisme dans une langue poétique proche parfois du réalisme

fantastique. Il s'adresse bien évidemment à des lecteurs confirmés.

Colette Broutin

Baguettes Chinoises

Xinran

Trad. du chinois par Prune Cornet

Editions Philippe Picquier, 2008

L’auteur a été journaliste à Pékin et a animé une émission de radio à Nankin

avant d’émigrer en Angleterre en 1997. Son métier lui a permis de recueillir

des témoignages de femmes de toutes conditions sociales, aux quatre coins de

la Chine. Ce roman, né de ces chroniques, évoque le sort de trois jeunes paysannes pauvres qui

émigrent à Nankin et qui, à force de travail, de volonté et d’énergie, brisent le destin qui leur était

réservé. En effet, seuls les garçons sont considérés comme des « poutres », ils sont l’avenir de la

famille. Alors que les filles sont comme des « baguettes », utilitaires et jetables.

Le lecteur découvre le quotidien de la population de cette grande cité en pleine mutation, à travers

le regard de ces jeunes filles. Ce livre est à rapprocher de Chinoises (Philippe Picquier, 2003) : on y

découvre les vies brisées de quatorze femmes, victimes d’une société où l’égalité des sexes n’a

jamais existé en dépit de la révolution communiste.

Colette Broutin

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Sans personne

Barbara Gowdy

Trad. de l’anglais (Canada) par Dominique Hollier

Actes Sud, 2008

Rachel est une ravissante fillette, métisse et blonde, élevée par sa mère, Célia, qui

doit cumuler deux emplois pour assurer le quotidien. Elle donne dans la journée

des leçons de piano, et joue le soir dans un bar où Rachel l’accompagne, et il leur

arrive de chanter ensemble. Bien que leur vie soit précaire, Mika, leur propriétaire, les héberge à peu

de frais. A trois ils forment une famille non conventionnelle. Entre mère et fille, la relation est

passionnelle, fusionnelle et Mika, homosexuel, n’usurpe jamais le rôle paternel et veille sur la petite

fille. Jusqu’au jour où Rachel disparaît, alors qu’une panne d’électricité plonge le quartier dans le

noir. Les soupçons de la police se portent sur Mika : serait-il pédophile ? …

Mais le lecteur a lui repéré le manège de Ron, un homme qui traîne à la sortie des écoles.

Psychopathe, il estime que la fillette est en danger entre une mauvaise mère et un pervers. Il

orchestre alors l’enlèvement de Rachel avec la complicité de sa petite amie, et séquestre la petite

fille, sûr d’agir pour son bien. Le thriller fonctionne parfaitement. La construction participe à la

montée de l’angoisse, le détail des scènes est d’une vraisemblance terrifiante, et pourtant, le

dénouement montre que l’intérêt ne réside pas dans une simple enquête policière. Outre le thriller,

l’auteur exploite toute une dimension psychologisante en analysant les sentiments de chacun des

protagonistes et leurs mobiles. Barbara Gowdy se révèle une fois de plus un écrivain atypique. À faire

découvrir aux jeunes adultes.

Cécile Robin-Lapeyre

Flight

Sherman Alexie

Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michel Lederer

Albin Michel, 2008 (Terres d’Amérique)

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A quinze ans, le dénommé Spots – surnom dû à ses boutons d’acné – est ballotté de familles

d’accueil en foyers. Le garçon est fier d’être en partie d’origine indienne par son père, même si ce

dernier l’a abandonné. Sa mère irlandaise l’a choyé, mais est morte prématurément. L’adolescent se

révolte, côtoie la petite délinquance et se retrouve en prison. Il y rencontre « Justice », un jeune

blanc qui le fascine et le séduit. Le tandem parfait pour monter un braquage. Mais le hold-up tourne

à la catastrophe : Spot est gravement blessé suite à une balle reçue en pleine tête et il tombe dans le

coma. A cet instant, le récit bascule. Spot entre dans la peau d’un policier du F.B.I, endosse le rôle de

son propre père, avant de revivre la bataille de Little Bighorn, contre Custer et les Yankees…

Âmes sensibles s’abstenir ! Ce voyage dans le temps et l’espace américain est mêlé de chaos et de

violence. Heureusement, il se termine miraculeusement par la rédemption de Spot, « happy end »

d’une descente aux enfers. Ce grand roman dénonce le racisme, la condition de l’indien prolétarisé et

est construit comme un parcours initiatique : une catharsis dont le héros sort grandit, en se

réinsérant dans la société et surtout en devenant adulte.

Cécile Robin-Lapeyre

Oranges sanguines

Troy Blacklaws

Trad. de l’anglais (Afrique du Sud) par Pierre Guglielmina

Flammarion, 2008

Après le remarquable Karoo boy, paru en 2006 (voir LJ n° 120), Troy Blacklaws

livre cette fois un récit autobiographique, rédigé à la première personne. À la

fin des années soixante, Gecko grandit dans une ferme d’Afrique du Sud, auprès d’adultes

extraordinaires : le père raconte ses exploits de chasse tels des récits épiques ; Beauty, la nourrice

chaleureuse et le cuisinier lui enseignent la nature et les légendes zoulous ; ses complices de jeux,

Zane, le petit frère et Jamani, le « frère de lait » que sa mère, infirmière, sauve d’une morsure de

serpent, etc. Dans ce pays, la mort côtoie souvent les moments de bonheur. La terre rouge d’Afrique,

aux odeurs de jasmin et d’hibiscus, les cris des animaux, le hurlement du vent dans la nuit, éveillent

les sens de l’enfant. Très tôt cependant, il doit choisir son camp, celui de la police ou de l’ANC. Le

déménagement au Cap va plonger Gecko dans un univers hostile. Au lycée, la brutalité des

adolescents préfigure les déchirures de la ségrégation ; dans le car des enfants blancs, il dépasse les

écoliers « coloured » contraints de marcher à pied. C’est à ce moment que se déroulent ses premiers

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émois amoureux, où – là encore – il faut s’endurcir : « C’est ça un vrai cow-boy ». L’école devient le

lieu de solitude de celui qu’on traite de « kaffirboetie », ami des Nègres, et son refuge sera la lecture

des grands écrivains. Pourtant le pire reste à venir, avec l’enrôlement obligatoire dans l’armée.

Voici un roman d’apprentissage dans un monde où l’enfer l’emporte sur le paradis : Gecko déserteur

sera contraint de quitter le pays qu’il aime, de rompre ses attaches. Écrit en touches brèves,

chapitres très courts, phrases rapides, le roman donne de l’Afrique du Sud une évocation poétique

tout en couleurs, sons et odeurs. Le récit montre la construction de la personnalité de son auteur, de

l’enfance à l’âge adulte, dans un climat de violence raciale extrême. Ce qui est particulièrement

intéressant pour un lectorat adolescent, c’est que sans cesse le narrateur, enfant puis adolescent,

s’interroge sur son devenir, ses choix, et reconnaît ses faiblesses, son impuissance. La rudesse de la

situation politique du pays, et de l’exil forcé est atténuée par une fin optimiste, l’amour retrouvé, et

l’image d’un homme qui marche en Afrique du Sud pour la liberté.

Cécile Robin-Lapeyre

Un brillant avenir

Catherine Cusset

Gallimard, 2008

Quatre périodes délimitent la vie d’une femme, et deux identités : Elena la

petite roumaine, née dans les années trente en Bessarabie, devenue Helen,

citoyenne américaine. La construction narrative alterne entre la jeunesse d’Elena, et sa vie actuelle,

aux États-Unis. Le roman s’ouvre sur une scène poignante : le mari d’Helen, atteint par la maladie

d’Alzheimer, choisit de se donner la mort. Le roman revient ensuite sur l’enfance difficile de la petite

fille, ballotée, dans les années trente, entre les membres d’une même famille, qui a émigré en

Roumanie. Elena sera adoptée par son oncle et sa tante, suite à la mort de sa mère. Étrangère au sein

de ce couple distant, la jeune fille se réfugie dans la lecture et l’étude. L’adolescence dans un pays

communiste constitue l’intérêt majeur du roman. Elena tombe amoureuse de Jacob, il est juif, et

pour cela rejeté par sa famille, qui se conforme à l’antisémitisme ambiant. Seul compte pour eux

l’avenir d’Elena, devenue ingénieur chimiste, pour elle seul comptera l’avenir de son fils. Lorsque le

jeune couple a réussi à imposer son mariage et à fuir en Israël, Elena voudra repartir aussitôt aux

Etats-Unis, autant par ambition, que pour éviter à son fils d’avoir à défendre son pays.

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La fin « heureuse » est assez inattendue pour ce livre qui traite de l’incommunicabilité entre les

cultures et l’incompréhension au sein d’une famille. L’individualisme forcené d’Helen, est-il un idéal à

proposer aux adolescents ? Le roman est assez captivant, situant cette saga familiale dans les grands

conflits de l’Histoire du XXème siècle. Si le roman bouscule la chronologie, chaque chapitre est daté.

Phrases courtes, nombreux dialogues, style minimaliste, sans effets littéraires en font un roman de

lecture facile. Il a obtenu le prix Goncourt des lycéens en novembre dernier et peut à ce titre être

soumis à une lecture (critique) des jeunes adultes.

Cécile Robin-Lapeyre

La Porte des Enfers

Laurent Gaudé

Actes Sud, 2008

Dans une rue de Naples, le fils de Matteo et de Giuliana meurt sous les balles

d’une bande mafieuse. Dès lors, la soif de vengeance prend possession de ses

parents et détruit leur vie. Dans les ruelles envahies par les ordures et saccagées

par les secousses telluriques, d’étranges personnages se croisent et s’allient pour

que la vengeance s’accomplisse. Rien ne peut arrêter le désir d’extermination du père qui, comme

Orphée, ose pénétrer au royaume des ombres pour en arracher son fils. Et la folie emporte la mère

dont rien n’apaise la douleur.

Ce récit sanglant et visionnaire modernise magistralement le mythe antique des Enfers. Le lecteur

progresse dans la découverte d’une réalité monstrueuse où alternent récits à la première et à la

troisième personne, temps présent et lointain passé. Ce choix narratif habile nous entraîne dans le

royaume des morts, cet univers de ténèbres et de souffrances, qui donne des frissons d’épouvante.

Colette Broutin

La Couronne verte

Laura Kasischke

Trad. de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy

Christian Bourgois, 2008

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Anne, Michelle et Terri, trois américaines « typiques ». Lycéennes, belles, et sages, elles partent en

vacances à Cancun, avec les recommandations de leurs mères respectives. Le séjour s’annonce, sans

surprise, sous le soleil, et constitués de simples plaisirs adolescents : flirts, alcool, fêtes, dans un

univers où le superficiel prédomine. Anne et Michelle acceptent de visiter les ruines de Chichen Itza,

en compagnie d’un inconnu. Tout bascule à cet instant. Le roman semble alors se fondre dans le

surréalisme. La réalité côtoie les anciens mythes mayas pour mieux rejoindre une issue dramatique.

Après le brillantissime Rêves de garçons (voir LJ n° 124), l’auteure dresse le portrait d’adolescentes

vulnérables, en proie aux désirs implacables des hommes. Là encore, tout repose sur la construction

narrative. L’alternance des points de vue d’Anne et Michelle et les descriptions des lieux, des odeurs,

des couleurs, de la nature environnante. Laura Kasischke parvient à rendre compte d’une situation

dramatique par la mise en place d’un univers onirique où les personnages semblent se

dématérialiser. Cette atmosphère amplifie la situation est qui emporte le lecteur dans la chaleur

mexicaine. On retrouvera également une critique de la société américaine, figée dans sa jeunesse

outrancière et sans repères, où les âmes pures finissent par se désincarner.

Anne Clerc

Les Inséparables

Marie Nimier

Gallimard, 2008

Après La reine du silence (Prix Médicis 2004, voir LJ n° 113) Marie Nimier revient

à nouveau sur son enfance et convoque la figure de Léa, amie précieuse.

L’auteur évoque les petites choses de leur jeunesse dans le quartier des

Champs-Elysées d’un Paris des années 60. Famille recomposée pour les deux fillettes, père absent,

Marie trouve dans la famille de sa copine un brin de loufoquerie, notamment dans le personnage de

John Palmer, beau-père américain, qui offrira aux gamines comme animal de compagnie Rommel, un

fennec. Si différentes, les petites filles sont comme fascinées l’une par l’autre : Marie l’enfant sage,

Léa l’exubérante. A l’adolescence déjà elles tenteront des expériences distinctes. Pourtant elles

seront toujours là l’une pour l’autre, liées, inséparables. Mais Marie ne parviendra pas à empêcher

Léa la flamboyante de s’abîmer dans la drogue, puis la prostitution.

Dans ce texte sincère, et certainement nécessaire, l’auteur tente de revenir sur ces instants, où peut

être la vie a basculé. Jamais elle ne juge son amie. L’ouvrage tout entier dédié à ce portrait passionné

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de Léa, touche le lecteur. Il en émane un très joli souffle de vie, qui fait tenir debout, bien vivantes,

les deux amies.

Hélène Sagnet

Quand l’empereur était un dieu

Julie Otsuka

Trad. de l’anglais (États-Unis) par Bruno Boudart

Phébus, 2008 (D’aujourd’hui/étranger)

L’histoire de Quand l’empereur était un dieu se déroule aux États-Unis en 1942.

Le gouvernement américain considère les Japonais comme des ennemis

potentiels et la plupart sont arrêtés et conduits dans des camps. Á travers ce

roman, nous suivons une famille japonaise dont le destin est brusquement bouleversé par les

épreuves qui lui sont infligées. Le père étant déjà déporté vers le Nouveau-Mexique, la mère et leurs

deux enfants prennent le train de la honte qui les conduit dans le désert de l’Utah. Les rideaux sont

tirés pour éviter la lapidation.

La narration se focalise tantôt sur les enfants, tantôt sur la mère. Le garçon âgé de 7 ans souffre de

l’absence de son père, la jeune fille de 10 ans perd ses repères et la mère se désintéresse de tout. À

la fin de la guerre, le père devenu un vieillard ne pourra plus réintégrer la société. Les personnages

ne portent pas de nom, l’anonymat renforce ainsi la déshumanisation et l’injustice dont ils sont

victimes. L’auteur retrace la douloureuse histoire de ses grands-parents. Elle permet de découvrir un

épisode honteux et méconnu de l’histoire américaine.

Cécile Robin-Lapeyre

Ritournelle de la faim

J.M.G. Le Clézio

Gallimard, 2008 (Blanche)

L’histoire dans l’Histoire : Ethel n’a que dix ans lorsqu’elle découvre l’Exposition

Coloniale avec son grand-oncle Soliman. Celui-ci éveille pour toujours sa

curiosité sur le monde. La petite fille se lie d’amitié avec Xénia, une exilée russe.

Les réunions hebdomadaires dans le salon paternel font écho à la catastrophe annoncée : la guerre,

précédée par une vague d’antisémitisme. Jusqu’alors, bercée par la confusion des voix, Ethel ne

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donnait pas de sens aux propos des adultes. Devenue adolescente, elle découvre leur hypocrisie et

leur cupidité. Face à l’image négative de ce microcosme social, de cette bourgeoisie d’affaires

opportuniste et raciste, la jeune fille se forge une pensée positive.

Avec ce personnage emblématique, le roman donne une clef de l’œuvre de l’auteur : l’adolescence

est souvent synonyme de clairvoyance (Ethel rappelle Esther, l’« Etoile errante » qui a fuit la France

pour Israël). Ce roman de la mémoire s’inspire de la biographie de la mère de l’auteur. Le portrait

maternel émeut et la personnalité de l’écrivain se dessine en creux : « J’ai écrit cette histoire en

mémoire d’une jeune fille qui fut malgré elle une héroïne à vingt ans. » Cette jeune fille lutte pour un

monde plus juste, honore les valeurs que ne respectent plus les adultes. Ethel est une adolescente

idéalisée qui touchera un public de jeunes adultes.

Cécile Robin-Lapeyre

Ailleurs

Julia Leigh

Trad. de l’anglais par Jean Guiloineau

Christian Bourgois, 2008

Une femme quitte précipitamment l’Australie avec ses deux enfants pour se

réfugier dans la grande demeure familiale, en France. Elle y retrouve sa mère,

son frère et sa belle-sœur qui vient d’accoucher. Mais l’enfant est mort né et la jeune femme ne peut

se résoudre à l’enterrer. Alors que le roman se déroule de nos jours – quelques détails comme un

portable, suffisent à l’indiquer – l’intrigue semble se passer dans une époque lointaine, ailleurs… Le

château, avec un immense parc et un lac, évoque les romans anglais de la fin du XIXe siècle.

L’atmosphère est lourde et mêle deux drames parallèles : le cadavre du bébé évoque un scénario

morbide et l’épouse a fui la maltraitance conjugale. Sa petite fille, via son langage choquant,

répercute l’écho de cette violence suggérée, mais dont on ne parlera pas. Beaucoup de questions

resteront en suspens dans ce roman, comme le sort du père que l’enfant tente de joindre au

téléphone. La mort rôde sur la demeure et menace tous les protagonistes…

Peu de mots, pas de descriptions inutiles, ni de digressions, une littérature efficace : une écriture

envoûtante décrit par touches suggestives un huis clos qui se déroule dans un lieu tout aussi

enchanteur que maléfique. Les lecteurs les plus âgés apprécieront ce conte sombre, car il n’est pas

sans rappeler l’univers cinématographique qui leur est familier : gothique et fantastique.

Cécile Robin-Lapeyre

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Toute la nuit devant nous

Marcus Malte

Zulma, 2008

Trois nouvelles, sans lien entre elles, composent ce recueil. La première, « Le

fils de l’étoile » se déroule dans un château qui héberge une colonie de

vacances. Un étrange personnage, fils de danseuse, François, se singularise des autres garçons. Il

prend sur le narrateur, Mestrel, un ascendant d’autant plus fort que ce dernier, mal dans sa peau,

devient le bouc émissaire de ses camarades. Deux enfants solitaires, différents de leurs compagnons,

se retrouvent dans une relation fusionnelle. Face aux vexations et blagues de mauvais goût, le héros

riposte et venge le plus faible… D’une écriture parfaitement maîtrisée et concise, la nouvelle possède

une atmosphère particulière, fonctionnant sur la fascination et la répulsion inspirées par le

personnage central. A cette dualité s’ajoute l’opposition entre les registres : réaliste (un groupe

d’enfants chahuteurs, une monitrice revêche) et fantastique (le décor, le pouvoir surnaturel du

héros). La deuxième nouvelle décrit comment quatre adolescents, qui se sont attribué des noms de

fleurs comme pseudonymes, décident de sacrifier leur vie pour attirer l’attention sur le désastre

écologique qui guette la Terre. Ils scellent un pacte sans retour. La préparation minutieuse de leur

action se déroule, implacable et bouleversante ! La troisième nouvelle a pour cadre Marseille, le

football et les quartiers Nord. « Le père à Francis » a essayé de sauver les « minots » de sa cité, mais

aujourd’hui il est mort. Un adolescent, en prison, se souvient. Il a laissé filer la chance que lui offrait

cet homme généreux. Une histoire qui sonne vrai dans les moindres détails : le langage du jeune

homme et la nostalgie terrible qui s’en dégage. Marcus Malte garde du genre policier l’atmosphère

noire, pessimiste.

Trois ambiances radicalement différentes, pour un thème commun : l’adolescence, associée à la

mort. Des récits d’une lecture facile, avec une chute tragique, dont le lecteur ne ressort pas indemne.

A réserver à des lecteurs assez matures. Un petit chef-d’œuvre du genre !

Cécile Robin-Lapeyre

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Saules aveugles, femme endormie

Haruki Murakami

Trad. du japonais par Hélène Morita

Belfond, 2008

Une jeune fille promet à son petit copain qu’elle fera l’amour avec lui – quand

elle aura un mari. Victime d’un singe kleptomane, une jeune femme sent son

propre nom lui échapper. Au cours d’une promenade, un médecin ramasse une pierre en forme de

rein, qui ferait un bon presse-papiers dans son cabinet. Mais la pierre ne tient pas en place. Un

détective « totalement bénévole », que cela « intéresse énormément, sur un plan personnel, de

localiser les personnes qui ont disparu », recherche un homme d’affaires volatilisé entre le vingt-

quatrième et le vingt-sixième étage de son immeuble. Vainement.

Singulières, envoûtantes, bien qu’inégales, voici vingt-trois nouvelle du grand Murakami. L’occasion

de se laisser ravir par l’art du conteur, par son univers insolite, traversé de hasards et de

coïncidences, d’étranges échappées oniriques. Proche de Lewis Carroll et de Dino Buzzati – dont le

« K » semble sillonner les eaux de la nouvelle « Le Septième Homme », magnifique et absurde – le

fantastique de Murakami possède une séduction tenace, un humour désinvolte dignes de Bunuel.

Narquois, l’auteur renvoie personnages et lecteurs à leur propre perplexité, sans proposer

d’explication : « Des choses qui commencent sans raison s'arrêtent sans raison. Le contraire peut

être vrai aussi. »

Charlotte Plat

La Pluie avant qu’elle tombe

Jonathan Coe

Trad. de l’anglais par Jamila et Serge Chauvin

Gallimard, 2008 (Domaine étranger)

Rosamond a orchestré sa mort en laissant à l’attention d’une jeune aveugle,

Imogen, vingt photographies, qu’elle a commentées à haute voix en

s’enregistrant sur cassettes. À partir de la description de ces images, la narration s’articule en vingt

chapitres chronologiques. A travers le regard de Rosamond, le lecteur suit une famille sur trois

générations ; dans l’Angleterre, des années 40 jusqu’à nos jours. Enfant, Rosamond était

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profondément attachée à sa cousine Beatrix, alors adolescente, et l’a considérée jusqu’à l’âge adulte

avec une adoration sans bornes. Lorsque Béatrix tombe amoureuse d’une femme et lui laisse en

garde la fille qu’elle a eue d’un premier mariage, Rosamond s’attache à Théa, et lui voue un amour

maternel. Au sein du couple homosexuel de Rosamond et Rebecca, qui suscite la réprobation, Théa

sera choyée… Un bonheur fugitif qui s’effacera rapidement, un espoir à jamais perdu. Beatrix ne fait

que reproduire le désamour de sa propre mère, et Théa fera de même avec sa fille, Imogen. À la fin

du livre, le lecteur apprend la cause de la cécité de cette dernière. La boucle est bouclée.

La problématique centrale du roman − peut-on échapper à la reproduction du schéma familial ? −

intéressera les jeunes adultes, tout comme la question sous-jacente : l’amour peut-il aveugler à ce

point les femmes qu’elles en oublient d’être mères ? Le récit familial, porté par les photos, constitue

un procédé habile. Il joue sur le plaisir « enfantin » éprouvé en feuilletant un album à reconstituer les

histoires de sa généalogie. Le livre, qui explore l’âme féminine, touchera plus directement les

adolescentes. Si le ton du livre reste pessimiste, la trame romanesque en porte la lecture.

Cécile Robin-Lapeyre

Pendant le reste du voyage, j’ai tiré sur les Indiens

Fabio Geda

Traduit de l’italien par Augusta Nechtschein

Gaïa, 2009

Le narrateur, Emil, est un jeune Roumain de 13 ans, seul à Turin. Ce fils

d’immigré clandestin entreprend un long périple jusqu’à Berlin, puis Madrid,

en passant par Toulouse, pour rejoindre son grand-père, comédien ambulant

et contestataire qu’il n’a jamais vu, mais dont il rêve. Emil a pour seul viatique son sac de sport, ses

bandes dessinées de Tex et les lettres de son père et de son grand-père. Le roman épouse

l’imaginaire et la sensibilité du garçon mêlant, sans transition, les péripéties de son voyage et des

scènes de ses bandes dessinées favorites auquel il s’identifie. C’est un récit foisonnant et baroque,

version moderne des romans picaresques, où le héros côtoie toutes sortes de personnages et

séjourne dans des lieux emblématiques d’une Europe en pleine mutation : la gare de Turin et les

bandes de zonards, les squats de Berlin, Madrid et son quartier Lavapiés multiethnique. Comme ce

voyage, le fil du récit est chaotique et déroutant. Une autre histoire s’y intercale, elle aussi à la

première personne, donnant progressivement les clés du comportement du héros. Des digressions

laissent place à des contes, des récits de vie des divers personnages, des descriptions dignes du guide

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du Routard. On y retrouve l’influence de Georges Perec et le goût pour les

références culturelles. Il s’agit bien d’un voyage initiatique dont Emil sort enrichi

de rencontres généreuses, d’instants au goût de bonheur. Car le charme de ce

personnage, c’est aussi son goût pour les mots parce qu’ils permettent de

communiquer mais aussi de se construire dans une dimension poétique. C’est un

livre pour bon lecteur, à l’écriture résolument moderne.

Colette Broutin

La Solitude des nombres premiers

Paolo Giordano

Trad. de l’italien par Nathalie Bauer

Seuil, 2009

Alice et Mattia voient leurs vies évoluer en parallèle. Si leurs

parcours se croisent parfois, ils ne se rejoindront jamais définitivement.

Pourtant, ces deux adolescents se ressemblent étrangement tels des jumeaux.

Ils ont connu tous les deux un drame dans leur enfance. Ainsi, Mattia est responsable de la

disparition de sa jeune sœur handicapée, tandis qu’Alice victime d’un accident de ski doit assumer

une démarche entravée. Inéluctablement, Mattia et Alice s’isolent, souffrent dans leur chair :

scarification pour l’un et anorexie pour l’autre. Et le temps d’une fête, ces deux âmes se rencontrent,

semblent se comprendre, enfin, d’un seul regard.

Paolo Giordano signe ici son premier roman. Il dresse un portrait sombre d’une adolescence qui

semble rimer avec solitude et souffrance. Autour de ces deux figures principales, il offre également

de beaux portraits de parents, d’amitiés scolaires dans lesquelles se cristallise l’ambiguïté des

émotions et des désirs propres à la jeunesse en plein chamboulement. Le récit reste empreint de

tristesse jusqu’à son dénouement et, à aucun moment, le lecteur ne s’attache à Alice ou à Mattia. En

effet, ils se rapprochent plus de figures symboliques d’une adolescence élevée au rang de

mythologie. Néanmoins, le roman entraîne le lecteur par son lyrisme et la poésie qui parcourt les

pages.

Anne Clerc

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Finnigan et moi

Sonya Hartnett

Traduit de l’anglais par Bertrand Ferrier

Le Serpent à plumes, 2009

Dans la bourgade de Mulyan (Australie), Anwell meurt

lentement d’une maladie inconnue. Il entreprend de

raconter sa vie. Anwell est un garçon solitaire et mal aimé, entre un père

inflexible et une mère autoritaire. Son frère aîné, Vernon, débile mental, est mort, et le doute plane

sur sa responsabilité. Pour lui inculquer une bonne éducation, le garçon est souvent « corrigé ». À

l’école, il est surnommé le « zinzin ». C’est alors qu’apparaît Finnigan, un garçon sauvage et libre à

l’apparence de hyène. Ils deviennent amis et scellent un pacte secret : Anwell, surnommé Gabriel

comme l’ange, sera obéissant et parfait. Finnigan incarnera le mal en toute impunité. Une série

d’incendies criminels ravage les forêts et les biens des habitants sans que la police puisse arrêter le

pyromane. Longtemps refoulés, la souffrance et l’isolement affectif d’Anwell ne peuvent s’estomper

que dans la mort, le meurtre de ses parents et celui de son double Finnigan.

L’auteure parvient à entraîner son lecteur dans cette confession douloureuse et schizophrénique.

Captivé, on partage la souffrance d’Anwell et sa quête désespérée de cohérence, d’amour et de

liberté. Ce long dialogue distille habilement les informations, ménageant le secret et l’incertitude.

L’expression des sentiments se matérialise dans des images concrètes : les murs qu’il bâtit pour se

protéger et qui se fissurent laissant entrer la boue, la maison de glace, la végétation et les animaux

incarnant, tour à tour, refuge protecteur et menaces de mort. Ce roman est une réussite à conseiller

aux bons lecteurs.

Colette Broutin

Surdouée

Nikita Lalwani

Trad. de l’anglais par Alexandre Boldrini

Flammarion, 2008

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À 10 ans, Rumi possède un quotient intellectuel bien au-delà de son âge et une étonnante capacité à

manier chiffres et équations. D’origine indienne, elle vit à Cardiff avec ses parents qui la préparent

sans relâche depuis son jeune âge à intégrer la prestigieuse université d’Oxford. Aucune place pour le

jeu, la lecture et les premiers amours : son avenir est tout tracé, elle doit réussir. Lorsqu’elle part en

Inde pour les vacances, elle découvre un monde ambivalent, qui la fascine et la repousse. Partagée

entre le désir de réussir et la rébellion contre le carcan paternel, Rumi, adolescente, étouffe et

explose…

Ce roman comporte certainement une part autobiographique, ce qui lui confère son intensité. Il

permet de comprendre l’histoire de l’Inde moderne, la Partition, les persécutions subies pendant la

guerre avec le Pakistan, et les graves conflits religieux entre hindous et musulmans. Le point de vue

extérieur est donné par un ami du père qui le juge intolérant. Alors que sa famille a été victime de

tortures, comment Mahesh pourra-t-il réagir lorsqu’il s’apercevra que sa fille flirte avec un

musulman ? Le roman campe une jeune fille attachante, qui doit s’affirmer entre les cultures et les

croyances qui se confrontent. Sa recherche identitaire pose les bonnes questions et grâce à la

fraîcheur de son héroïne, le lecteur est plongé dans un récit passionnant. Une lecture à conseiller

vivement.

Cécile Robin-Lapeyre

Autoportrait de l’auteur en coureur de fond

Haruki Murakami

Trad. de l’anglais par Alexandre Boldrini

Belfond, 2009

« On obtient souvent les choses qui ont une véritable valeur au moyen d’actes

apparemment improductifs. » Un aphorisme qui pourrait résumer le rapport de

Murakami à la course à pied. À ses détracteurs qui ne comprennent pas

pourquoi il court 10 kilomètres tous les jours depuis 37 ans, il pourrait répondre que cela a du sens

dans sa vie de romancier. L’auteur rend compte de son rapport au sport, depuis qu’il a choisi d’écrire.

Les écrivains de génie ne sont pas si nombreux, et l’auteur revendique être un auteur « de fond »,

endurant. Il ne s’agit pas tant d’un éloge de la course à pied, que de constater qu’il est possible pour

un être humain d’aller au-delà de la souffrance, de la fatigue et de ses propres limites.

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Le style de Murakami est ici identique à celui qu’il déploie dans ses romans. Mélange de sagesse, de

simplicité et d’observation du monde qui l’entoure. Cet essai se lit comme un roman, avec la course à

pied comme personnage, les marathons comme une succession d’actions insensées où la machine

humaine obéit ou résiste. Murakami décrit le mécanisme de ses jambes qui refusent parfois de

poursuivre le chemin. Cet auteur « coureur » saura séduire les lecteurs par l’humilité et la poésie de

son propos. L’occasion également de désacraliser le stéréotype de l’écrivain auprès de l’adolescent :

figure romantique marquée par le génie. Car ici, il est avant tout question de persévérance, de travail

et de « littérature athlétique ».

Anne Clerc

Le Remplaçant

Agnès Desarthe

Éditions de l’Olivier, 2009 (Figures libres)

Talentueuse conteuse, Agnès Desarthe nous entraîne

dans une tendre et singulière évocation de son grand-père. Mais, nous explique-

t-elle, « mon grand-père n’est pas grand-père ». L’homme aux multiples

prénoms – Bouz, Boris, Baruch, « BBB (…) pour faire plus court » – est celui avec qui sa grand-mère a

refait sa vie, après la guerre et la disparition de leurs époux respectifs dans les camps

d’extermination. « Triple B avait le bon goût de n’être pas à la hauteur du disparu ; ni aussi beau, ni

aussi intelligent, ni aussi poétique que le mort qu’il remplaçait. On avait perdu au change et c’était

parfait ainsi, moins culpabilisant. »

L’auteur convoque, ou plutôt recompose, ses souvenirs d’enfance : instants partagés, se résumant

parfois à des sonorités, des couleurs ou des odeurs, à des objets, réinventés par le regard d’une

petite fille curieuse, puis d’une adulte rêveuse. Elle dresse ainsi le portrait d’un homme discret,

parfois lâche, qui laisserait indifférent ; un « remplaçant » qui a su se raconter et devenir un grand-

père aimé. Ce n’est pas de lui pourtant dont l’auteur voulait parler : l’ouvrage devait être consacré au

pédagogue Janusz Korzack, en réponse à une commande de son éditeur sur son héros favori, pour la

collection « Figures libres ». C’est ainsi, Agnès Desarthe écrit « toujours l’histoire d’à côté, jamais

celle que j’avais prévue ».

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Les jeunes lecteurs se laisseront totalement séduire par ce court récit à la langue si savoureuse et

vivante. Ils seront sans aucun doute émus par la tendresse qui émane de liens familiaux à la fois

ordinaires et un rien originaux.

« Ces derniers temps, la réalité gagne de plus en plus de batailles contre la fiction. » Le texte d’Agnès

Desarthe rappelle joliment le pouvoir de la littérature. Il constitue un parfait éloge de l’imagination et

du romanesque. Il est également certainement ce « détour nécessaire », pour évoquer une histoire

familiale meurtrie par la Shoah.

Hélène Sagnet

Un don

Toni Morrison

Trad. de l’anglais (américain) par Anne Wicke

Christian Bourgois, 2009

C’est à la fin du XVIIe siècle, dans une Amérique naissante et chaotique, alors que

racisme et esclavage ne se confondent pas encore, que se déroule le nouveau

roman de Toni Morrison (prix Nobel de littérature 1993). Dans ce contexte

historique bien particulier où les esclaves peuvent être noirs, blancs ou indigènes, l’auteur mène une

réflexion sur la signification de la « servitude » en suivant Florens, une jeune fille donnée par sa mère

à Jacob Vaark dans l’espoir de lui offrir une vie meilleure. À la voix principale de Florens, que l’on voit

passer, au fil du roman, du statut d’esclave à celui d’esclave de la passion, se mêlent, comme autant

de variations sur la notion de servitude, les voix des autres habitants du domaine Vaark : Rebekka, la

femme de Sir choisie par arrangement, Lina, la gouvernante totalement dévouée, ou encore la bien

nommée Sorrow, la sauvage simple d’esprit aux étranges pouvoirs.

Au-delà de la réflexion sur l’esclavage, on retrouve les thématiques chères à Toni Morrison, comme

celle de la maternité : Florens est hantée par sa mère, a minha mae, qui revient de manière

obsédante lui expliquer qu’elle ne l’a pas abandonnée, mais a tenté de lui faire « don » d’une vie

meilleure. Le roman est servi par la magnifique plume de Toni Morrison (totalement respectée par la

traduction d’Anne Wicke), maniant les beautés de la langue avec une incroyable fluidité et une

grande poésie, réussissant ainsi à faire surgir la beauté fulgurante de l’horreur du quotidien.

Marianne Joly

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Ciels

Wajdi Mouawad

Leméac, Actes Sud-Papier, 2009

Dans une maison isolée, six agents secrets, coupés de leurs familles,

traquent des messages mystérieux qui font planer la menace d’attentats

terroristes sur la planète. Piste islamiste ? Réseau Tintoret ? Masson, le

spécialiste informatique du groupe se donne la mort. Tandis que les

tensions s’exacerbent dans l’équipe sommée de découvrir les raisons de ce suicide, le remplaçant du

défunt tente de forcer le secret de son ordinateur crypté. Lorsqu’il comprend enfin que le réseau

Tintoret dirigé par le propre fils de Masson a planifié une série d’attentats dans les musées de

grandes villes, il est déjà trop tard : ses supérieurs ne prennent pas au sérieux la menace d’individus

qui communiquent avec des messages poétiques et clament leur révolte contre « les pères », accusés

d’avoir allumé les guerres fratricides qui dévastent le monde dans l’indifférence générale. Les

explosions sanglantes ont lieu et la première victime connue en est le fils d’un des membres de

l’équipe dont le cri inhumain clôt la pièce. Dix-neuf scènes entrecroisent les fils de multiples histoires,

celle des terroristes menaçant le monde d’une voix prophétique, de Masson fidèle aux valeurs de

l’amitié et de la poésie, des différents agents que leur passé rattrape, celle du détournement de la

culture autour de l’affrontement de la beauté et de la mort. Vulnérables, les vies sont exposées à ciel

ouvert, personne n’est à l’abri.

On pense au théâtre grec, à Shakespeare ; des voix arrivent de l’immensité qui réclament le prix du

sang. Voici une pièce qui, derrière l’intrigue policière suspendue à la lecture codée du tableau de

l’Annonciation du Tintoret, réaffirme l’importance de l’art. Voici surtout un texte qui

met des mots sur la révolte d’une génération désemparée devant un monde pour

lequel la mort n’a plus de sens. Retourner la beauté comme un gant, en faire le lieu de

la violence et de la mort est peut-être le cri d’alarme d’une jeunesse sans repères. Les

adolescents devraient aimer ce texte, qui se fraie un chemin dans un univers qu’ils

connaissent bien, celui de la circulation virtuelle des mots et des images, pour tenter

de comprendre un monde devenu illisible.

Nicole Wells

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Cette vie

Karel Schoeman

Trad. de l’afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein

Phébus, 2009

La femme qui raconte est vieille. Elle tente dans un ultime effort, avant de

s’éteindre, de se remémorer son passé et celui de toute sa famille afrikaner.

On l’a transportée dans la vieille maison, au toit de chaume, au sol de bouse

séchée, dans sa chambre d’enfant où lui reviennent, par lambeaux, des fragments de vie des quatre

générations de fermiers qui se sont succédé tout au long du XIXe siècle. Elle a toujours été une

spectatrice effacée et timide du comportement des adultes et c’est donc dans un récit chaotique et

lacunaire qu’elle tente de comprendre une réalité qui se dérobe. Au fil de la narration se dessine

l’ascension sociale d’une famille afrikaner dominée par la figure d’une mère autoritaire et illettrée,

avide de richesse et de considération sociale, qui voit son ambition se concrétiser dans son petit-fils.

Car il faut être dur et inflexible pour réussir sur ces plateaux hostiles d’Afrique du Sud. Un travail

acharné, une vie économe et la gestion judicieuse des alliances matrimoniales permettent de sortir

de la pauvreté. Dans cette société presbytérienne, chacun s’observe, se jalouse tout en respectant

les rituels qui assurent une certaine cohésion. Il n’y a pas de place pour l’expression de l’amour entre

ces hommes et ces femmes, sauf dans la fuite. C’est le secret de famille jamais totalement dévoilé.

En arrière-plan évoluent les pauvres blancs errant avec leur chariot misérable, les esclaves noirs

attachés à vie au service de leur maîtresse blanche, les métis méprisés, les indigènes bochimans et

hottentots dont le sort ne préoccupe personne tant ces Afrikaners sont sûrs de leurs droits. Mais la

mémoire de la narratrice restitue aussi les paysages immenses du veld, les cieux balayés par le vent,

les éclats de lumière à la surface des lacs, l’âpreté des hivers et la beauté des prairies fleuries au

printemps, dans une belle prose lyrique. Que reste-t-il de tous ceux qui ont vécu et souffert sur cette

terre quand leurs traces matérielles disparaissent, si ce n’est le récit de cette vieille femme sage et

compatissante ? L’auteur a obtenu le prix Hertzog, la plus prestigieuse récompense littéraire

d’Afrique du Sud, pour ce roman, à conseiller à de bons lecteurs.

Colette Broutin

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Les Heures souterraines

Delphine de Vigan

JC Lattès, 2009

Mathilde travaille depuis plus de huit ans dans la même entreprise, en tant

qu’adjointe du directeur marketing. Elle élève seule ses trois enfants depuis la

mort de son mari. Elle est heureuse et épanouie professionnellement, mais sa

vie bascule lorsque son supérieur hiérarchique lui retire peu à peu toute

responsabilité, dénigre son travail et la relègue dans un sombre bureau à proximité des toilettes…

Mathilde est victime de harcèlement moral et démolie psychologiquement. En parallèle, un médecin

urgentiste d’une quarantaine d’années, Thibault, quitte son amante, qui ne partage aucun sentiment

pour lui. Il dresse un bilan sombre de sa vie, hanté par la solitude.

Après No et Moi (voir LJ n° 124) Delphine de Vigan poursuit sa critique de nos sociétés

contemporaines fortement déshumanisées. Elle aborde ici la question du harcèlement moral,

rarement traité dans la littérature française. Le roman se déroule sur vingt-quatre heures. Mathilde

et Thibault ne feront que se croiser le temps d’un trajet de métro, dans cette ville cannibale, mais

leurs vies vont-elles changer ? Bien que la thématique ne concerne pas les adolescents, les bons

lecteurs (lectrices certainement) seront touchés par cette description du monde du travail et par la

justesse des émotions. Le roman de Delphine de Vigan se lit d’une traite, porté par une écriture

accessible et sincère et, en cela, en mesure de séduire un jeune public. Enfin, elle évite les clichés et

un happy end qui aurait pu sonner faux. Un roman sur le monde de l’entreprise à faire découvrir aux

plus jeunes.

Anne Clerc

Si rien ne bouge

Hélène Gaudy

Le Rouergue, 2009 (La Brune)

Un couple de petits bourgeois accueille Sabine, adolescente défavorisée, pour

les vacances, dans leur maison familiale. Action bien-pensante ? Désir

d’apporter une compagnie stimulante à Nina, leur fille unique de 14 ans ?

Après une période d’apprivoisement mutuel – Nina fait découvrir les beautés de la région à Sabine –

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le séjour se déroule paisiblement… jusqu’à ce que les relations entre les jeunes filles se dégradent et

deviennent peu à peu malsaines. Car Sabine réussit à convaincre Nina de s’intéresser davantage aux

sorties, à l’alcool et aux garçons, qu’à la pinède environnante. La tension entre les quatre

personnages, en huis clos dans leur maison de villégiature, s’amplifie au fil des pages.

Hélène Gaudy décrit, avec beaucoup de justesse, la complexité des relations entre les parents et les

adolescentes, mais aussi le rapport de fascination/répulsion et de dominé/dominant qui s’établit

entre les deux jeunes filles. L’angoisse et la violence contenue des différents protagonistes envers

l’inquiétante étrangeté de Sabine – dont personne ne connaît les origines ni même les parents – ne

cesse de croître dans le roman. La fin de l’ouvrage devient presque insupportable tant la tension est

à son apex. De plus, l’auteur ne conclut pas véritablement l’ouvrage, laissant le lecteur dans une

position très déstabilisante. Ce surprenant refus d’achever l’histoire dérange et peut laisser le lecteur

sur un sentiment mitigé.

Marianne Joly

Le Club des Incorrigibles Optimistes

Jean-Michel Guenassia

Albin Michel, 2009

Paris 1980, une foule s’est rassemblée au cimetière Montparnasse pour rendre

un dernier hommage à celui que l’on devine être Jean-Paul Sartre. Michel, le

narrateur, y retrouve Pavel, un vieux monsieur qu’il n’a pas revu depuis quinze

ans. Commence alors le récit de son adolescence parisienne, de 1959 à 1964. Très jeune, il cherche à

échapper à l’atmosphère familiale contraignante. Il partage son temps entre le lycée Henri IV et le

café Le Balto, place Denfert-Rochereau où il devient un as du baby-foot. C’est un garçon passionné

de littérature, de photographie et en admiration devant son frère aîné, Franck, et ses amis Pierre, le

révolté et sa sœur Cécile. Mais sa vie bascule quand il découvre, dans l’arrière-salle du café, « le club

des incorrigibles optimistes ». Ce sont des exilés des pays de l’Est qui ont fui la terreur stalinienne et

les régimes communistes pour sauver leur peau, abandonnant leur famille, leurs biens et leur statut

social. Chacun raconte sa vie de déclassé, contraint à la misère et aux petits boulots dans une France

qui ne veut pas les intégrer. Dans ce bistrot chaleureux, tenu par un couple d’auvergnats, ils se livrent

à leur passion, les échecs, tout en discutant bruyamment politique. Michel y croise Sartre et entend

parler de Kessel, de Noureev. Il y découvre que, malgré leurs engueulades, ces hommes sont

généreux et solidaires. Son initiation se poursuit sur fond de guerre d’Algérie, la désertion de son

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frère, et le divorce de ses parents, mal assortis. C’est dans ce chaos qu’il rencontre l’amour et Sacha,

personnage étrange dont la mort atroce lui donne la clé de tous ces mystères.

C’est un roman-fleuve ambitieux qui rend sensible toute une époque dans son quotidien comme

dans ses enjeux politiques historiques. Cette abondance de références peut constituer un obstacle à

la compréhension sauf si on se laisse emporter par les récits d’amours romanesques, des parties

d’échecs mémorables, des fêtes russes à tout casser. L’auteur a su maîtriser son récit, trouver le ton

juste, l’humour, pour exprimer la formidable énergie et la profonde humanité qui permet de survivre

aux idéaux perdus.

Colette Broutin

Cœurs blessés

Victoria Lancelotta

Trad. de l’anglais (États-Unis) par Bruno Bouard

Phébus, 2009

« Mon nom est Ginny. […] Avant Ginny, je m’appelais Gina et, avant cela encore,

Regina. J’ai perdu ma couronne. » Gin, Ginny, Gina, peu importe qui elle est ;

partout elle se conforme à ce qu’on attend d’elle, toujours attentive à plaire : à son mari, à sa riche

belle-famille et à leurs amis. Pour eux, elle a créé une femme de trente ans, sensible, généreuse,

accomplie. Derrière cette charmante apparence, une âme close, prudente, taciturne. « Ce qui l’avait

surprise, dans le mariage, c’était de voir toute la place qu’il y avait pour les secrets, tous les petits

recoins dans lesquels on pouvait ranger les vérités superflues. Leur maison en regorgeait, chaque

pièce y était un champ de mines baigné de soleil. »

Ce n’est pas la blessure amoureuse mais la fêlure qu’annonce le titre anglais Broken, bien mal traduit

par Cœurs blessés. Si Victoria Lancelotta ausculte les failles, les silences, les vertiges, son écriture

n’est jamais complaisante. Toujours sur la réserve, comme son héroïne, elle élude les scènes

attendues, bouleverse la chronologie, instaure une distance par un changement de focalisation ou

une ellipse. Le portrait de Gina, grande sœur des adolescentes de Laura Kasischke, n’en est que plus

déchirant et s’inscrit dans un fascinant panorama de l’Amérique contemporaine, dans la lignée de

Raymond Carver. À travers les conversations indiscrètes des collègues de travail, les errances

nocturnes en voiture dans la lumière bleue des phares, les soirées trop arrosées du mercredi soir au

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bar du coin, se dessine le tableau d’une vie provinciale en crise et de foyers bourgeois que la pose du

système d’alarme dernier cri ne protégera pas longtemps de la prévisible rupture du couple.

Charlotte Plat

Les Aubes écarlates

Léonora Miano

Plon, 2009

Après L’Intérieur de la nuit et Contours du

jour qui vient (Prix Goncourt des lycéens 2006), Leonora Miano continue sa

trilogie africaine. Le personnage central, Epa, a été enrôlé de force dans les

troupes d’un meneur fou qui prétend s’emparer d’une région d’Afrique subsaharienne. L’adolescent,

dont le frère a été sacrifié sous ses yeux, prend part avec les autres enfants soldats aux actes de

barbarie perpétrés par la bande rebelle dans les villages. En fuite, seul, il se sent entouré de

présences hostiles, ombres enchaînées venues demander réparation pour les crimes du passé. Sur

tout le continent africain, les âmes des esclaves déportés sèment la folie dans les esprits en

attendant que justice leur soit rendue, car elles n’ont pas trouvé le repos que leur procurerait une

stèle pour honorer leur mémoire.

Les thèmes initiaux du roman – la guerre, l’enfant-soldat – découlent de la violence majeure dans

l’histoire du continent : les razzias de la traite négrière, aujourd’hui occultée, à laquelle ont participé

les marchands d’esclaves africains. Epa, recueilli par Ayané, qui soigne les victimes de la violence, va

reprendre goût à la vie et tenter de ramener les enfants enlevés du village. Il importe de rendre à la

communauté ses enfants, de la même manière qu’il faut rendre justice à la mémoire des disparus.

Porteur d’un message fort sur le devoir de mémoire, le roman est d’une écriture poétique

indéniable. Comme une mélopée, les voix des disparus scandent la tragédie, à la manière du chœur

des Erinyes dans le théâtre grec. Le texte se prête parfaitement à une lecture à haute voix.

Néanmoins, cet ouvrage « difficile », sur un volet méconnu de l’histoire, aura besoin de la médiation

des enseignants, ou des bibliothécaires.

Cécile Robin-Lapeyre

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Ce que je sais de Vera Candida

Véronique Ovaldé

Editions de l’Olivier, 2009

« Rose Bustamente, la grand-mère maternelle de Vera Candida, avant de

devenir la meilleure pêcheuse de poissons volants de ce bout de mer, avait

été la plus jolie pute de Vatapuna ». Dans une Amérique du sud imaginaire,

baroque, colorée et moite, trois générations de femmes affrontent leur

destin : la violence des hommes, la maternité non choisie… Vera Candida, petite fille de Rose, choisit

de rompre avec ce qui ressemble à de la fatalité : à 15 ans, enceinte, elle quitte l’île de Vatapuna.

Loin des démons du passé, elle tente de prendre son destin en main, élève sa fille Monica Rose, et

rencontre Itxaga qui tombe fou amoureux d’elle. Forcément, elle retournera à Vatapuna…

Fable initiatique, saga familiale, le souffle romanesque de Ce que je sais de Vera Candida emporte…

La langue de Véronique Ovaldé est sonore et joliment ornée ; elle construit un univers teinté de

fantaisie et de merveilleux qui réjouit dans l’avalanche de textes « réalistes ». L’auteur nous offre ici

des personnages hauts en couleurs, inoubliables ; des femmes fortes, en lutte et si vulnérables

(l’ouvrage ne devait-il pas s’intituler Vies amazones ?). Les jeunes lecteurs ne s’y sont pas trompés, ils

ont attribué à Ce que je sais de Vera candida le 18ème prix Renaudot des lycéens.

Hélène Sagnet

Les Lames du cardinal, T.1

Pierre Pevel

Bragelonne, 2009

En 1633, Richelieu demande au capitaine La Fargue de reconstituer, après cinq

ans de dispersion, une petite troupe d’élite entièrement dévouée à la France ;

les fameuses « lames », utilisées au gré des intérêts du pouvoir. Il lui confie

une mission secrète et inévitablement dangereuse, concernant l’Espagne avec

laquelle les relations ne sont pas au beau fixe. Le contexte international est fort délicat : dans

plusieurs pays d’Europe, dont la péninsule ibérique, les dragons ont repris le pouvoir de façon

occulte, par le biais de sociétés secrètes. La France résiste encore, mais pour combien de temps ?

Pierre Pevel est passionné de fantasy mais aussi d’Alexandre Dumas et de ses mousquetaires. Il

convoque, dans ce récit, les figures de Richelieu, Athos, Rochefort, Tréville etc. Dans Paris et ses

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environs, scènes d’espionnage, de combats à l’épée, guet-apens, conciliabules en tout genre,

poursuites effrénées mais aussi fêtes et banquets se succèdent à un rythme trépidant, sans qu’à

aucun moment les évocations ne freinent l’action. Les personnages, jamais manichéens, êtres

d’honneur pour les uns, traîtres pour les autres, ou les deux à la fois, sont complexes et attachants.

Pevel maîtrise parfaitement une écriture classique, visuelle, parfois teintée d’humour. Les effets de

surprise tiennent en haleine le lecteur jusqu’à la dernière ligne de cet excellent roman qui ouvre un

nouveau cycle.

Marie-Françoise Brihaye

Les Lames du cardinal a obtenu le Prix Imaginales des lycéens 2009, lors du Festival des Imaginales

d’Epinal. A ce sujet, voir l’article de Stéphanie Nicot, « Des élèves lecteurs en liberté » dans LJ n° 131.

Ndlr

Yanvalou pour Charlie

Lyonel Trouillot

Actes Sud, 2009

Mathurin Dieutor Saint-Fort a réussi sa carrière d’avocat d’affaires à

Port-au-Prince. Jeune, beau et travailleur, il a su mener parfaitement

sa destinée, quittant sans hésitation son village, son amour, son ami…

Soucieux de cacher ses origines paysannes, il est même allé jusqu’à changer de

prénom, Mathurin, pour Dieutor. Aujourd’hui, il mène dans la capitale une vie bien réglée – boulot,

télé, whisky – jusqu’à ce que Charlie, un adolescent, fasse irruption chez lui, demandant son aide au

nom de la solidarité du village. Le langage de Charlie est direct et n’a rien à voir avec la langue de

bois des citadins. L’enfant des rues va se charger de rappeler son passé à Dieutor, celui de la misère :

il lui raconte le village, le centre d’accueil avec le prêtre qui tente de s’occuper des gamins des rues,

les ONG qui oscillent entre « pouvoir et bonne conscience », les bidonvilles… Le récit du jeune

homme, puis celui de son compagnon Nathanaël, évoquent une descente aux enfers, dans laquelle

les adolescents n’ont plus d’autre issue que le recours aux armes et au vol. Enfin, c’est à Anne,

premier amour de Dieutor, de faire entendre sa voix. À l’opposé de son carriérisme, elle a choisi de

rester au village pour y ouvrir une école.

Un roman avec des personnages attachants, adultes et adolescents réunis, au service d’un message

fort : on ne peut vivre dans le déni de ses origines et instaurer impunément une barrière sociale. «

Sais-tu ce que signifie le mot Yanvalou ? Je te salue, ô terre. La terre n’a pas de mémoire. Le sol sec et

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pierreux ne garde pas souvenir de la bonne terre arable qui descend vers la mer. Seuls les hommes

se souviennent. » Une lecture à partager, portée par une écriture haletante et émouvante.

Cécile Robin-Lapeyre

Mon enfant de Berlin

Anne Wiazemsky

Gallimard, 2009

En 1944, Claire a 27 ans et sillonne la France occupée comme ambulancière de

la Croix-Rouge. À Béziers, elle risque sa vie pour sauver les blessés sous les tirs

des nazis. Jolie, intrépide, Claire est courtisée. À la Libération, elle ne veut plus

épouser Patrice, son fiancé qui était prisonnier en Allemagne. Fille de François

Mauriac, elle ose affirmer avec franchise à sa famille sa volonté d’indépendance. Elle choisit de

poursuivre sa mission auprès de la Croix-Rouge en partant pour Berlin, chargée avec son unité du

rapatriement des prisonniers. C’est dans la ville en ruines que la jeune femme rencontre Wia,

l’amour de sa vie. Officier russe, il s’occupe de retrouver les personnes déplacées par les troupes

nazies. Dans une très belle lettre adressée à ses parents, elle déclare que rien ne la fera changer

d’avis : « Nous n’avons aucun point commun, mais je pense que c’est peut-être avec lui que j’ai une

toute petite chance d’être heureuse ».

Cet amour follement romanesque ne laissera pas les adolescentes indifférentes. Claire forge sa

personnalité et revendique ses choix : elle ne veut plus se contenter d’être « fille de… ». Son bonheur

réside dans l’acceptation de son histoire familiale et dans la volonté de prendre sa vie en main.

Pionnière de l’action humanitaire où la solidarité règne en valeur absolue, elle travaille

inlassablement, se bat pour la vie. Ce récit linéaire, d’une écriture vive, se lit comme un roman

d’aventures. Le lecteur découvrira seulement à la fin qu’il s’agit de la biographie qu’Anne Wiazemsky,

« l’enfant de Berlin », a dédiée à ses parents.

Cécile Robin-Lapeyre

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Taxi

Khaled Alkhamissi

Trad. de l’arabe (Égypte) par Hussein Emara et Moïna Fauchier Delavigne

Actes Sud, 2009 (Mondes arabes)

« – Mais qu’est-ce qu’il y a ? Tu n’es pas taxi ou quoi ? [s’étonne le narrateur

devant l’inefficacité de son chauffeur, aussi à l’aise dans les rues du Caire qu’un

“aveugle qui march[er]ait pour la première fois dans un palais gigantesque.”]

– Non, monsieur, je ne suis pas du tout taxi.

– Alors qu’est-ce que tu fais ?

– Je suis contrebandier.

– Contrebandier !

– Et alors ? C’était la dernière volonté de ma mère. Elle m’a dit : “Mon fils, la voie hors-la-loi est celle

qui peut te nourrir dans ce pays.” »

À l’abri de véhicules de location coûteux mais antiques, déglingués et dépourvus de compteur, qui

laissent le prix de la course « entre les mains de Dieu » (alors que l’exotique couverture de Loustal

présente la nouvelle génération de taxis cairotes : jaunes, climatisés, équipés d’un compteur qui

force le chauffeur à allonger le trajet pour amortir le coût de la voiture), les taxis du Caire voient tout,

entendent tout, débattent de tout. Où, mieux que dans un taxi, peut-on dénoncer sans crainte le

règne de Moubarak ? Confier à un inconnu ses difficultés quotidiennes ou familiales ? Parler de

religion ou de sexualité ? C’est sans doute cette liberté de ton qui explique le très grand succès du

livre en Egypte.

De cette virée cairote, le lecteur français appréciera aussi l’écriture chaleureuse et ironique,

ponctuée de nokta, ces blagues égyptiennes au cynisme effarant qui conjurent le malheur par la joie

de vivre. C’est un tableau sans concession de l’Égypte contemporaine, rongée par la misère et la

corruption, que brosse le journaliste Khaled Al Khamissi en cinquante-huit saynètes savoureuses,

absurdes ou désabusées.

Charlotte Plat

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Le Ciel de Bay City

Catherine Mavrikakis

Sabine Wespieser, 2009

Bay City, ville désolée du Michigan… La teinte mauve du ciel n’est que le

reflet de la pollution. Dans cette banlieue d’un ennui mortel, Amy habite

avec sa famille un sinistre préfabriqué. Sa mère et sa tante, rescapées de la

Shoah, ont occulté leurs origines juives sous un catholicisme bigot. Mais le passé ne se laisse pas

oublier, et les grands-parents d’Amy, victimes de l’Holocauste, reviennent, comme des cadavres

exhumés du placard où le déni les a relégués. Amy a grandi sans père, délaissée par sa mère, et la

révolte a couvé en elle, jusqu’à l’anniversaire fatidique. Le jour de ses 18 ans, Amy commet un

terrible acte de folie en incendiant la maison ; elle seule en réchappe.

Le récit en flash-back évoquera des hypothèses pour « expliquer » son geste. La description

hallucinée des lieux révèle, dès la première page, une écriture impitoyable… Parfois il devient difficile

pour le lecteur de faire la part entre le réel et l’imaginaire, et il faut se laisser porter par le souffle

poétique du récit, au risque d’en accepter les incohérences : comment après une adolescence aussi

chaotique, Amy pourrait-elle devenir pilote d’avion, si ce rêve n’était avant tout une ascension

symbolique ? Ce livre choc séduira les jeunes adultes, bons lecteurs. Le roman a reçu

au Québec le Prix des libraires et le Prix littéraire des collégiens, équivalent du

Goncourt des lycéens. Une auteure canadienne francophone à découvrir !

Cécile Robin-Lapeyre

L’écriture intense et implacable rappelle

Du mercure sous la langue de Sylvain Trudel (10/18, 2005).

Long week-end

Joyce Maynard

Éditions Philippe Rey

Alors que J.-D. Salinger vient de mourir, Joyce Maynard n’a longtemps été

reconnue que par le biais de cette relation avec l’écrivain devenu mythique. Elle

avait 18 ans, lui 53, et leur passion ne dura qu’un temps. Avec ce roman, elle

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démontre qu’elle mérite une autre notoriété. Henry, 13 ans, vit reclus avec sa mère, Adèle. À la veille

du long week-end du « Labour Day », et alors que la rentrée rapproche, ces deux esseulés vont faire

quelques achats au supermarché du coin. Frank, prisonnier évadé, décide de se cacher chez eux,

mimant une prise en otage. L’homme va bouleverser l’équilibre précaire de cette famille

monoparentale, flirtant avec la mère et jouant à la figure paternelle aux côtés du fils. Le tout dans

une atmosphère étrange et moite de fin d’été.

Dès les premières pages, le roman est saisissant. Henry, le narrateur, raconte le récit comme un

souvenir alors qu’il est désormais âgé d’une trentaine d’années. Il se remémore l’amour intense qui

s’était installé entre lui et sa mère, sa puberté naissante et la culpabilité qu’il éprouvait alors qu’il

était plein de désir pour les filles. Henry décrit également comment Franck est devenu ce meurtrier

en cavale, lui qui semble profondément humain. Le jeune garçon ne sait pas s’il doit se réjouir de voir

sa mère, amoureuse, craignant de perdre sa place. Joyce Maynard livre un roman à l’écriture

remarquable et de beaux personnages, complexes et touchants. L’humour est présent au fil des

pages, l’intrigue surprenante et Joyce Maynard offre un personnage adolescent parfaitement abouti

auquel de nombreux lecteurs s’identifieront.

Anne Clerc

Dans Et devant moi, le monde, Joyce

Maynard raconte Salinger… Ce qui nous

amène à l’un des classiques de la littérature pour

adolescents, L’Attrape-cœurs…

Le Quai de Ouistreham

Florence Aubenas

Éditions de l’Olivier

Comment témoigner des travailleurs précaires, de plus en plus nombreux dans

notre pays ? Florence Aubenas a choisi de se fondre dans la cohorte des

chômeurs, se faisant passer pour l’un d’eux. Pendant 6 mois, elle a vécu à Caen,

en endossant une nouvelle identité : femme seule, sans enfant, 48 ans, à la

recherche d’un premier emploi. Elle est d’une grande disponibilité et pourtant, dans un premier

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temps, toutes les portes se ferment : on l’orientera alors vers des postes de femme de ménage. Il lui

faut tout accepter : les petits contrats, les quelques heures accumulées dans la semaine,

l’humiliation… La fatigue et l’angoisse des fins de mois l’useront peu à peu. Et pourtant, au milieu de

ce quotidien difficile, elle peut compter sur l’amitié de ses semblables.

Florence Aubenas livre un témoignage poignant qui oscille entre l’essai et la fiction, tant elle parvient

à donner vie à ceux qu’elle a rencontrés et qui deviennent, sous sa plume, des personnages de

roman dignes de Zola ! Ces femmes seules, ces hommes abîmés par la vie subissant des

licenciements imprévisibles… Certains se souviennent des usines fermées malgré les grèves, de la

mobilisation et de l’espoir qu’ils ont porté. L’auteur dresse un sombre constat d’une société qui broie

les plus humbles et où le seul salut est la solidarité et l’altruisme qui éclairent les vies. Ce témoignage

touchera les bons lecteurs et tous ceux qui, le temps d’un « job » étudiant, côtoient ces travailleurs

de l’ombre.

Anne Clerc

La Marque de la bête

Charlotte Bousquet

Mango Jeunesse, 2010 (Royaumes perdus)

Charlotte Bousquet, philosophe de formation et jeune auteur déjà primée, n’a

pas peur des défis, notamment celui de s’approprier le conte des frères Grimm

« Peau de mille bêtes » (dont la version française signée de Charles Perrault

est « Peau d’âne »). Dans son roman composé comme un drame en trois

parties très équilibrées, elle reprend, essentiellement dans la première partie, certains éléments

fondamentaux du conte. Son héroïne Brunehilde, surnommée Bruna a perdu sa mère à la naissance ;

elle est éduquée presque comme un garçon par son père qui, accablé de chagrin, petit à petit sombre

dans la boisson et dans la violence extrême. Lorsqu’elle parvient à l’adolescence, sa ressemblance

frappante avec sa mère aiguise les désirs de son père qui meurt dans une lutte avec elle au cours

d’une tentative de viol. Elle s’enfuit alors dans la forêt, recouverte de la peau du Moroch, un monstre

dont son père a délivré le pays et gardé la dépouille. Et c’est ensuite que le récit prend une totale

autonomie et s’ouvre à d’autres dimensions.

Charlotte Bousquet traite clairement du tabou de l’inceste. Sans complaisance pour le bourreau, elle

s’attarde sans mièvrerie sur le sort de la victime et analyse le glissement du statut de victime à celui

de coupable. Bruna se sent responsable de ce qui est arrivé. Partie avec dans ses bagages les écrits

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d’Aurélius (écho à Marc-Aurèle), dont la lecture et le plaidoyer pour la recherche de la paix et le

détachement du monde l’aident à vivre, elle noue avec la peau qui la protège et la rassure une sorte

de relation d’amour et sombre progressivement dans une forme d’animalité une fois tous ces écrits

brûlés (pour lutter contre le froid). « La marque de la bête » reposait sur le père mais elle n’épargne

pas la fille (ainsi se trouve justifié le titre de l’ouvrage) et aussi, sans doute, sur chacun d’entre nous,

comme l’indique la citation de Nietzsche : « Quand on lutte contre les monstres, il faut prendre garde

à ne pas devenir monstre soi-même ». Bruna doit accomplir un cheminement douloureux et violent,

à la frontière du bien et du mal, affronter avec courage sa part d’ombre pour accéder à sa féminité et

se reconstruire. Ce roman fantastique, assez dur, à l’écriture fluide et imagée et à la symbolique

profonde peut s’adresser à des préadolescents « avertis », comme indiqué sur la couverture, mais il

séduira certainement un public plus large, même adulte.

Marie-Françoise Brihaye

Comme personne

Hugo Hamilton

Trad. de l’anglais (Irlande) par Joseph Antoine

Phébus, 2010

Lors des bombardements de Berlin, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, une

femme perd son enfant : « Il dormait dans son lit et jamais il ne se réveilla. Il avait

presque trois ans et il passa directement de son rêve à la mort, entouré de ses

crayons, de son carnet et du navire en bois que son grand-père lui avait fabriqué. » Bouleversée,

cette mère endeuillée part rejoindre le père de son enfant, qui lui confie alors un petit garçon : un

orphelin, trouvé en pleine débâcle. Ils le nommeront Grégor comme l’enfant trop tôt disparu… Cette

histoire traumatisante, Gregor l’a apprise, mais à l’adolescence ; il est persuadé qu’il est juif, rescapé

de l’Holocauste. Le père, revenu endurci par la guerre, n’a de cesse de lui apprendre à chasser et à

survivre. Dès lors, à peine adulte, Gregor fuit sa famille adoptive et son pays. Plus tard, il se marie,

devient lui-même père, mais comme il n’a pu mener à bien sa quête d’identité, il ne parvient pas, à

son tour, à assumer une famille.

Le récit, entrecoupé de flash-back, converge vers une scène finale apaisée, à la campagne. Gregor

retrouve la femme et le fils qu’il a quittés, avec ses meilleurs amis, revivant pour un temps un certain

idéal communautaire des années 1970 en Allemagne. Cette enfance bouleversée par l’Histoire est

évoquée avec des mots justes. On voit comment la recherche obsessionnelle de la vérité empêche un

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homme de vivre sa vie jusqu’à ces 60 ans. Le roman sera plus accessible aux jeunes adultes, par sa

thématique, même s’il ne présente pas de véritable difficulté de lecture.

Cécile Robin-Lapeyre

Sur le thème du « secret de famille », il faut absolument

faire découvrir aux adolescents le roman de Philippe

Grimbert, Un secret (voir LJ n° 112) qui avaient obtenu en 2004 le Goncourt

des Lycéens. L’ouvrage a, depuis, été réédité en poche. Le roman se clôt sur

un dénouement optimiste, qui tranche avec la noirceur de Comme personne,

où le héros éprouve encore le sentiment d’être un éternel imposteur.

Modane

Tarzan Boy, M’man, Miss Electricity

Fabrice Melquiot

L’Arche, 2010

« Tarzan Boy » est une chanson du groupe Baltimora, un tube des années

1980, désormais tombé dans l’oubli, à l’image des souvenirs d’une adolescence

enfuie. Tarzan Boy est aussi l’une des pièces qui constitue ce recueil de textes

de théâtre, sobrement intitulé Modane, ville où a grandi Fabrice Melquiot. Après avoir abordé les

territoires de l’enfance dans Bouli Miro, l’auteur trentenaire revient sur ce moment charnière, violent

et passionnant qu’est le temps de l’adolescence en voie d’achèvement. Pour ce faire, il convoque les

fantômes de ceux qui ont partagé cette même étape et les mentionne à tour de rôle : « Nathalie

Mestrallet, Sylvie et Maryline, François-Pierre Vignoud, Najib Mohammed » et bien d’autres encore

qui deviennent des figures interchangeables au cœur d’une époque, la leur, qu’ils perçoivent au loin :

l’ouverture du tunnel de Fréjus en 1980, Lech Walesa ou encore l’émergence des boat people… Le

jeune Fabrice rêve de porter un blouson en skaï et surtout d’embrasser la jolie Betty, celle dont il

aime les fesses, « les seins ronds et blancs », celle encore qu’il espérait « la première et la dernière ».

Et sous des dehors autobiographiques, l’auteur nous conte surtout l’histoire de n’importe quelle

adolescence, intemporelle et universelle.

Fabrice Melquiot livre un texte magnifique et d’une extrême modernité dans sa langue. Il s’approprie

et modifie les codes du théâtre comme il l’explique en ouverture : « Ici pas de personnages », pas de

didascalies non plus, et des tirades sans « noms »… Le texte tend au monologue voire à la poésie. Et

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l’auteur se fait le témoin de cette adolescence vécue dans la passion et dans le désir d’absolu, sur

fond de musique et d’actualité brûlante et avec cette langue, authentique, de la jeunesse. Que sont

devenus ces « morts-vivants » ? « Betty. Ce soir, je me demande où tu vis, quel genre de femme tu es

devenue, si tu as la clique au cul, la marmaille et la baraque, la bagnole et le surveillant du cœur collé

à tes basques, les plaintes et puis les joies, le genre de raccourcis que tu prends pour traverser la

forêt, bref. » Fabrice Melquiot rappelle que tout a une fin, même cette adolescence que l’on pensait

éternelle et nous offre un texte d’une grande justesse qui plaira indéniablement aux jeunes adultes.

Anne Clerc

Lazarus

Emmanuel Dadoun

Sarbacane, 2010 (Exprim’noir)

Un tueur en série ne cesse d’opérer aux quatre coins de la France ! Son modus

operendi est le suivant : il coupe un index à chacune de ses victimes et écrit

Lazarus avec leur sang. Ce tueur s’appelle Picquier. Kowalski, policier

expérimenté, est chargé de l’enquête. Très vite lancé sur les traces de Picquier,

il va découvrir son passé psychologique trouble, son licenciement, sa plongée dans la dépression et

enfin son suicide… L’homme que Kowalski traque est donc un homme mort ! Le policier tente de se

persuader qu’il n’est pas à la poursuite d’un zombie mais cette image le hantera tout au long de

l’enquête. Celle-ci s’achèvera au Mexique où la magie des esprits auxquels il va se confronter va lui

permettre de résoudre l’affaire et de tout comprendre…

Lazarus est un polar haletant qui fonctionne sur le mode

des séries télévisées (on ne peut

s’empêcher de penser à la série Dexter

même si Picquier ne tue pas pour les mêmes raisons). La

narration alterne le point de vue de Picquier et celui de

Kowalski augmentant ainsi la tension tout au long de

l’histoire : le lecteur est happé par les événements et le déroulement de l’enquête. Si tous les

ingrédients d’une bonne intrigue policière sont réunis, l’originalité du roman tient surtout à

l’insertion d’une dimension fantastique dans le récit (là encore on peut penser à des séries telles que

Lost). C’est un roman très prenant et il s’inscrit parfaitement dans la collection « Exprim’noir » car il

s’adresse à un large lectorat de jeunes adultes habitués aux scénarios des séries et des thrillers, avec

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le destin d’un homme ordinaire qui bascule dans l’extrême violence, malgré lui. Lazarus apporte

aussi une réflexion sur le deuil et les conséquences dramatiques que peuvent avoir la perte d’un être

cher sur une personnalité fragile. Au final, un roman passionnant et pas seulement pour les amateurs

de polars !

Marilyne Duval

Autobiographie d’un visage

Lucy Grealy

Trad. de l’anglais (États-Unis) par Danielle Wargny

Autrement, 2010 (Littératures)

Avec ce récit autobiographique, Lucy Grealy veut « redonner forme et sens »

aux années particulièrement difficiles et douloureuses qu’elle a vécues depuis

ses 9 ans jusqu’à l’âge adulte : le lecteur découvre son combat contre un

cancer de la mâchoire – jamais nommé comme tel avant la guérison – considéré comme quasiment

fatal, les séquelles désastreuses des traitements sur son visage et sa dentition, les tentatives

répétées de chirurgie dite « réparatrice », sa scolarité très perturbée jusqu’au lycée, puis très

brillante. Lucy Grealy a gardé un souvenir aigu des lieux, couleurs, lumières, des odeurs, de ses

sensations et sentiments. Elle les restitue avec un grand sens du détail et parfois les commente de

son point de vue de femme de trente ans. Petit à petit se construit le portrait d’une « résistante »,

consciente (et parfois fière) de sa différence. Elle aborde de front les questions essentielles :

comment circonscrire la peur et la souffrance, supporter un sentiment de monstruosité, le cruel rejet

des adolescents et une solitude apaisée par le contact avec les chevaux, comment trouver un sens

aux épreuves traversées et construire une identité de femme désirable avec le sentiment d’être la

laideur incarnée ? Lucy, malgré ses crises de désespoir, cherche à échapper à la dictature des

apparences par les études, la lecture, la poésie, la recherche d’une Beauté absolue. Ce visage « si peu

en rapport avec la personne que je croyais ou désirais être », elle finit par se le réapproprier en

surmontant son refus du miroir. Au-delà du témoignage à l’écriture et l’analyse finement ciselées sur

la maladie et son impact sur la famille, Lucy Grealy questionne avec profondeur et authenticité la

difficulté pour les adolescents (plus encore s’ils sont ou se sentent différents) à définir leur identité et

à nouer des relations d’amitié et d’amour dans une société où l’image et l’apparence sont

primordiales. Un texte atypique et bouleversant enfin traduit en France !

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Marie-Françoise Brihaye

Un autre visage, Benjamin Zephaniah

Actes Sud Junior, « Romans ados » (voir LJ n° 136)

La vie de Martin bascule un soir lorsqu’avec ses copains, il accepte de monter

dans une voiture où se trouvent trois dealers qu’ils connaissent vaguement.

Et c’est l’accident. Lorsque Martin se réveille à l’hôpital, il n’est plus le même.

Son visage est un champ de ruines, qu’il faudra reconstruire.

www.benjaminzephaniah.com

Chasses olympiques

Nicolas Cluzeau

Gulfstream, 2010 (Courants noirs)

Nicolas Cluzeau, volontiers adepte de la fantasy dans ses récits, aborde ici un

nouveau genre et sans déroger à la spécificité de la collection « Courants

noirs » : un thriller historique complété par un dossier instructif fort

intéressant. La toile de fond, bien documentée, est très présente, mais par

petites touches, évitant un lourd didactisme. Elle présente les relations tendues, à la fin du XIXe siècle

et au début du XXe, entre la Suède et la Norvège qui va prendre son autonomie. L’intrigue se situe

aux commencements difficiles de la modernité en Suède et à Stockholm. Les Jeux olympiques de

1912 vont avoir lieu, relancés par le virulent et misogyne Pierre de Courbetin. Un prologue sanglant,

situé en 1897, donne les éléments indispensables pour comprendre la situation de l’héroïne, Sonia

Bergsen, unique survivante de sa famille et athlète en compétition pour les jeux. La première phase

de l’intrigue met en place un puzzle complexe, mais qui tient en haleine, et où évolue toute une

galerie de personnages : Sonia qui doit décider de venger ou non le massacre des siens, son

entraîneur, deux athlètes américains algonquins, des membres de la richissime famille suédoise – les

Swahr –, à l’origine de l’élimination barbare des Bergsen et enfin quatre jeunes anarchistes, tentés

par l’émigration et le casse nécessaire pour la financer… Dans un deuxième temps, tous ces

protagonistes trouvent leur place dans une chasse à l’homme haletante et terrifiante, devenant du

gibier humain poursuivi, entre autres, par un machiavélique psychopathe. Une touche de

chamanisme distillée au fil de l’intrigue contribue aussi à l’originalité du roman. La complexité des

enjeux pour les protagonistes, celle de leurs relations, la finesse de l’analyse psychologique, le

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rythme soutenu des péripéties, souvent tragiques, entraînent sans relâche le lecteur adolescent ou

adulte jusqu’à l’épilogue !

Marie-Françoise Brihaye

Ouragan

Laurent Gaudé

Actes Sud, 2010

L’ouragan Katrina approche de la Nouvelle-Orléans puis se déchaîne, provoquant

un effroyable chaos auquel tentent d’échapper ceux qui en ont les moyens. Ceux

qui restent, en majorité Noirs et pauvres, sont confrontés au paroxysme des

éléments déchaînés et prennent la mesure de leur vie face à la peur de la mort.

L’auteur construit son récit chronologiquement, comme un chant choral, en douze chapitres où

s’élèvent les voix d’une dizaine de personnages, tantôt distinctes, tantôt entrelacées. La voix

inoubliable d’une vieille femme centenaire ouvre et clôt le récit : Joséphine Linc Steelson chante

l’âme de la résistance des Noirs humiliés, en lutte pour la liberté et la dignité, émanation profonde de

cette terre des bayous dont leur vie est indissociable. Un jeune couple, formé par Keanu Burns et

Rose, incarne l’amour perdu, retrouvé et transfiguré par la rédemption. A l’opposé, on trouve,

étroitement liés, le personnage du Révérend blanc qui se croit l’instrument d’un Dieu vengeur,

détruisant une humanité corrompue indigne d’être sauvée, et le groupe constitué par les dangereux

prisonniers évadés. Ce choix narratif plonge le lecteur au cœur même du désordre engendré par

l’ouragan, dans une confusion telle qu’il hésite parfois dans l’identification de ceux qui s’expriment.

Le récit alterne les scènes de paroxysme, les visions apocalyptiques où la nature semble prendre sa

revanche sur une humanité qui l’exploite et la maltraite, et les instants de grâce où l’homme

retrouve dignité et courage. À conseiller aux bons lecteurs qui se laisseront emporter dans ce torrent

de violence, en dépit de certaines outrances mélodramatiques, et savoureront ce récit

remarquablement orchestré.

Colette Broutin

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Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

Mathias Énard

Actes Sud, 2010 (Domaine français)

Dénigré par le Pape Jules II, Michel-Ange se rend à Constantinople, en réponse à

l’invitation du Sultan. Il y débarque le 13 mai 1506, n’ayant que trente ans, mais

déjà célèbre pour son David. On lui demande de concevoir le plan d’un pont

reliant Constantinople et l’un de ses faubourgs. Son séjour dans l’empire ottoman

amène l’artiste à découvrir un autre monde, peu connu voire inconnu. Troublé

par une ville qui recèle de nombreux secrets, Michel-Ange rencontre notamment le poète Mesihi, qui

devient son guide parmi les rues et les foules d’une cité que l’artiste n’oubliera jamais. La formidable

sensualité du texte nous révèle les tons, les parfums, les bruits et la matière de cette ville aux

multiples facettes, un texte tantôt rythmé par la poésie et la sagesse des hommes, tantôt par leur

envie et leur cruauté. On peut lire ce roman comme une sculpture : il faut bien l’observer sous tous

ses angles pour en découvrir toutes les richesses insoupçonnées.

Benoît Petit

Mathias Enard est également l’auteur des trois romans La

Perfection du tir (2003, Prix des cinq continents de la

francophonie), Remonter l’Orénoque (2005), Zone (2008, prix du Livre Inter 2009)

et de l’album Mangée, mangée (2009, illustré par Pierre Marquès).

En un monde parfait

Laura Kasischke

Trad. de l’anglais (États-Unis) par Eric Chédaille

Christian Bourgois, 2010

Jiselle, hôtesse de l’air, trentenaire, parcourt le monde, sans attache, jusqu’au

jour où elle épouse Mark Dorn, un pilote de ligne séduisant et très courtisé…

Elle quitte tout pour s’installer chez lui et devient la belle-mère de deux

adolescentes, Camilla et Sara, ainsi que d’un jeune garçon, Sam. Les jeunes filles sont résolument

hostiles tandis que le garçon lui laisse sa chance… Et Mark est déjà absent entre deux vols longs

courriers. En parallèle, les États-Unis font face à une épidémie de grippe mortelle qui fait de

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nombreuses victimes (dont Britney Spears !). Le monde semble approcher de l’Apocalypse et Jiselle,

livrée à elle-même porte à bout de bras cette famille qui devient la sienne, au-delà des liens du sang.

Laura Kasischke poursuit sa critique de la société américaine, en apparence lisse mais dont elle

souligne les moindres failles. La première partie du livre semble être la simple histoire du trentenaire

(enfin) mariée, alors que par la suite, les enjeux sont autres : comment survivre quand tout devient

hostile ? Peut-on être mère au-delà des liens du sang ? L’auteur décrit la nature environnante,

omniprésente, tour à tour étouffante ou « bienveillante », comme si elle reprenait ses droits et Jiselle

accepte, sans résignation le rôle qui lui revient : tenir bon aussi longtemps que possible. Jusqu’à une

mort qui semble inéluctable.

Anne Clerc

Rosa candida

Audur Ava Olafsdottir

Trad. de l’anglais (Inde) par Mélanie Basnel

Zulma, 2010

À 22 ans, Arnljotur quitte son île, l’Islande, et sa petite cellule familiale – son

frère jumeau, autiste et son vieux père. Sa mère vient de décéder

accidentellement. La passion du jardinage était le lien qui les unissait, en

particulier la culture de la « rosa candida », fleur rare qui pousse dans la serre de leur jardin. C’est là

précisément qu’Arnljotur a conçu, fortuitement, un enfant avec Anna, une jeune étudiante, qu’il n’a

connue qu’un « quart de nuit ». Le jeune homme part pour un continent qui n’est pas nommé,

rejoindre un monastère où il sera chargé de restaurer un jardin naguère magnifique. Entre-temps, il

fera des rencontres, affrontera l’épreuve de la maladie, mais réussira à sauver les précieuses

boutures qu’il a emportées. Les recettes de cuisine, échangées au téléphone avec son père, restent

les maillons qui entretiennent le souvenir de la mère.

Tout est symbole, depuis le jardin qui évoque l’Eden, jusqu’au nom de la rose qui évoque

naturellement notre Candide voltairien. Aucune ressemblance n’est fortuite… Et pourtant aucune

lourdeur dans ce roman merveilleux, avec un héros doté d’une candeur angélique : lorsqu’Anna vient

le rejoindre avec sa petite fille (Flora Sol !), il découvre d’abord les joies de la paternité, ensuite les

sentiments qu’il éprouve à l’égard de la jeune femme, comme une histoire d’amour « à l’envers ».

Sans aucun doute, cette histoire va conquérir les jeunes, car elle pose avec humour les questions

existentielles, de la mort, de l’amour et du départ, symbolique ou réel, que chaque adolescent doit

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prendre pour gagner l’âge adulte, et s’épanouir, selon la métaphore… Fraîcheur, grâce, ingénuité,

optimisme – tous ces qualificatifs, devenus denrées rares dans le roman contemporain viennent à

l’esprit pour décrire l’atmosphère de ce récit original et empreint de poésie. Il a d’ailleurs conquis les

professionnels du livre en remportant le prix Page des Libraires, sélection littérature étrangère, de

cette rentrée littéraire.

Cécile Robin-Lapeyre

Mangue amère

Bulbul Sharma

Trad. de l’anglais (Inde) par Mélanie Basnel

Philippe Picquier, 2010

À l’occasion d’un anniversaire de funérailles, huit femmes indiennes se

retrouvent pour préparer un festin en l’honneur du défunt. Le repas doit être

absolument parfait. Alors que le rituel se met en place – rassembler les

ingrédients, laver et couper les légumes – tout en cuisinant les mets favoris du mort, chacune y va de

son histoire, prenant la parole à tour de rôle, y compris Maya, récemment épousée, que sa belle-

mère veut transformer en femme parfaite, « aussi douce qu’une vache »… Le roman pourrait aussi

bien se lire comme une anthologie de nouvelles ; au lecteur, et surtout à la lectrice, de choisir sa

préférence. Le fil conducteur reste le sort peu enviable que les belles-mères réservent aux jeunes

épouses. Tantôt drôles, tantôt dramatiques, ces histoires définissent les devoirs des femmes

indiennes, soumises à la volonté de leurs maris, sans pouvoir se rebeller. Alors que la réalité décrite

est souvent insupportable, le ton laisse parfois poindre l’humour. Les femmes sont combatives et

témoignent de leur condition ; faute de liberté, elles gardent toujours leur dignité. Et quoi qu’il en

soit, il semble que la cuisine reste le meilleur moyen de séduire, pour conquérir un mari et une

famille ! Les descriptions culinaires mettent l’eau à la bouche, même si les anecdotes sont souvent

amères…

Cécile Robin-Lapeyre

Pour un lectorat plus jeune, En attendant New York de Mitali

Perkins, paru en mai dernier aux éditions Thierry Magnier,

montre le parcours douloureux de deux jeunes filles et de leur mère, devenue

veuve. Le mariage arrangé, l’opposition entre les traditions indiennes et la

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modernité occidentale, sont traités à travers des personnages féminins qui doivent constamment se

défendre du carcan familial et social.

50 minutes avec toi

Cathy Ytak

Actes Sud Junior, 2010 (D’une seule voix)

50 minutes avec toi est le « monologue-crachat » d’un jeune anonyme de 17

ans venu annoncer à son père sa décision de tout quitter, les études, la famille,

pour s’installer avec son amant dans une ferme biologique. Dès le début du

texte, la tonalité est donnée : le narrateur s’adresse à son géniteur inanimé qui

vient de s’écrouler sur le sol suite à l’annonce de cette fracassante nouvelle. Suivent 50 minutes de

huis clos, pendant lesquelles le jeune homme va s’expliquer devant ce témoin muet, lui hurler son

mal-être, lui dire tout ce qu’il n’a pas réussi à verbaliser auparavant : la douleur des violences

morales et physiques infligées par un père peu aimant, l’incompréhension, la haine de cette petite

vie tranquille. Le jeune homme amer retrace son histoire et celle de sa famille, tentant d’analyser, de

comprendre quand tout a dérapé, mais criant aussi le bonheur d’être amoureux et de vivre

pleinement son homosexualité. La force du texte tient non seulement dans ce dialogue tronqué

entre les deux hommes, mais aussi dans la fin ouverte du récit, car l’auteur ne dit jamais si le père a

eu une crise cardiaque ou une crise de narcolepsie. Un roman très dense (comme la plupart des titres

de la collection « D’une seule voix », destinés à être lus à voix haute) qui retranscrit parfaitement la

difficulté des adolescents à imposer leurs choix, surtout quand ils s’opposent aux attentes de la

famille.

Marianne Joly

Nous vous conseillons dans la même collection et du même auteur, Rien que ta

peau paru en 2008 (voir LJ n° 128).

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Dans la nuit brune

Agnès Desarthe

Éditions de l’Olivier, 2010 (Figures libres)

Le petit ami de Marina, 18 ans, meurt brusquement dans un accident de moto.

Ravagée par le chagrin, sa vie bascule, tout comme celle de son père,

Jérôme, qui ne sait comment gérer la tristesse de sa fille. Ce drame réveille en

lui ses souvenirs d'enfance, lui enfant sauvage recueilli à l'âge de 3 ans par un

couple de paysans et qui ne sait rien de ses origines. Assailli par les émotions les plus primitives,

Jérôme s'accroche à la nature, à ses balades dans les bois, plongeant les mains dans la terre, se

frottant aux arbres jusqu'à s'en écorcher, humant les feuilles mortes... Autour du couple père-fille,

gravite une galerie de seconds personnages. L'ex-femme, Paula, surgit tout à coup, le temps

d'accueillir un peu la peine de Marina, mais repart tout aussi rapidement. Il y a aussi Rosy, la

meilleure amie, de la jeune fille, maternelle, pragmatique et forte. Et un inspecteur homosexuel en

quête de vérité sur l'accident...

Agnès Desarthe nous livre ici une histoire de deuil. Le deuil des illusions, des amours perdus et des

êtres aimés. Certains passages frôlent le conte, la fable et le fantastique, tant la nature pourrait être

celle dont nous avons entendu parler enfant, peuplée de monstres et de merveilles. Dans une

écriture limpide, riche de sensations, l'auteur livre le parcours d'un homme qui accepte le néant

auquel fait face son enfant et qui peu à peu comprend sa « venue au monde », sous le joug de

l’Occupation et des populations traquées... Epuisé de chercher un vain apaisement, Jérôme, au terme

du roman, aura appris une vérité essentielle : « L’enfance reste en nous. Le temps est une boucle.

L’enfance est au centre, on ne fait que tourner autour. »

Anne Clerc