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La littérature française à travers les siècles Littérature du Moyen Age 0. LA CHANSON DE ROLAND (XI-ème siècle) Poème épique, "épopée," chanson de geste. En vers décasyllabiques; composée de 291 laisses (strophes). +/- 4000 vers Date probable: fin 11e siècle; un des premiers textes en "français." Auteur inconnu. On a suggéré un certain Turold dont le nom apparaît à la fin du manuscrit d'Oxford. Laisses I - XLIX f.1r I Carles li reis, nostre emper[er]e magnes Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne: Tresqu'en la mer cunquist la tere altaigne. N'i ad castel ki devant lui remaigne; 5 Mur ne citet n'i est remes a fraindre, Fors Sarraguce, ki est en une muntaigne. Li reis Marsilie la tient, ki Deu nen aimet; Mahumet sert e Apollin recleimet: Nes poet guarder que mals ne l'i ateignet. AOI. 1. R U T E B E U F Le retournement de Renard „Renard est mort: Renard est en vie! Renard est abject, Renard est ignoble: pourtant Renard régne! Renard a de longtemps régné sur le royaume. Il y chevauche la bride sur le cou, au grand galop. Il paraît qu'on l'avait pendu, 1

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La littérature française à travers les siècles

Littérature du Moyen Age

0. LA CHANSON DE ROLAND (XI-ème siècle)

Poème épique, "épopée," chanson de geste. En vers décasyllabiques; composée de 291 laisses (strophes). +/- 4000 vers Date probable: fin 11e siècle; un des premiers textes en "français." Auteur inconnu. On a suggéré un certain Turold dont le nom apparaît à la fin du manuscrit d'Oxford.

Laisses I - XLIX

f.1r ICarles li reis, nostre emper[er]e magnesSet anz tuz pleins ad estet en Espaigne: Tresqu'en la mer cunquist la tere altaigne. N'i ad castel ki devant lui remaigne;

5 Mur ne citet n'i est remes a fraindre,Fors Sarraguce, ki est en une muntaigne. Li reis Marsilie la tient, ki Deu nen aimet; Mahumet sert e Apollin recleimet:Nes poet guarder que mals ne l'i ateignet. AOI.

1. R U T E B E U F

Le retournement de Renard

„Renard est mort: Renard est en vie! Renard est abject, Renard est ignoble: pourtant Renard régne! Renard a de longtemps régné sur le royaume. Il y chevauche la bride sur le cou, au grand galop. Il paraît qu'on l'avait pendu, à ce que j'avais entendu, mais pas du tout: vous vous en apercevrez bientôt. Il est maître de tous les biens de Monseigneur Noble des cultures et des vignobles. Renard a bien fait ses affaires à Constantinople;

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Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Un des premiers texte en français
Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Personnage des „fabliaux”- type.
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dans les maisons et dans les caves il n'a laissé à l'empereur la valeur de deux navets; il en a fait un pauvre pécheur. Un peu plus il le réduisait à être pêcheur en mer. Renard, il ne faut pas l'aimer, car tout en Renard est amer: il est ainsi. Renard a une grande famille: nous en avons beaucoup de son espèce dans cette contrée. Renard est capable de faire naître un conflit dont se passerait très bien le pays. Monseigneur Noble le lion croit que son salut dépend de Renard. En fait, c'est faux (qu'il se tourne donc vers Dieu!): je crains plutôt qu'il en retire malheur et honte. Si Noble savait ce qui est en cause, et ce qui se raconte à travers la ville, - Madame Raimbour, Madame Poufile en font le sujet de leurs palabres, par groupes de dix ou de vingt, et disent qu'on n'a jamais vu cela, et qu'un noble coeur ne s'est jamais amusé à ce genre de chose! Il devrait se souvenir de Darius que les siens firent mettre à mort à cause de son avarice. Quand j'entends parler de ce vice affreux, ma parole, mes cheveux se hérissent de chagrin et de colère, si fort que je ne sais que dire, car je vois que "royaume empire", c'est tout pareil. Dites-moi, que vous en semble? Monseigneur Noble tient à l'écart toutes les bêtes: ni dans les grandes occasions ni les jours de fêtes elles ne peuvent mettre le nez dans sa maison

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pour la seule raison qu'il a peur de voir la vie devenir plus chère. Qu'il ne passe pas l'année, qu'il n'instaure plus jamais de coutume, le responsable de cela, car il a fait là quelque chose d'ignoble! C'est Ronel le chien qui a machiné cela avec Renard. Noble n'a pas plus d'esprit et de finesse qu'un âne de la forêt de Sénart qui porte des bûches: il ne sait pas quelle est sa charge. C'est pourquoi il agit mal, celui qui le pousse à autre chose qu'au bien. Je vais vous dire le nom des bêtes qui ont toujours eu le renom d'être malfaisantes. Elles ont fait tout le mal possible; les seigneurs en ont souffert, mais elles s'en moquent. Elles volent, elles amassent tant et plus: on se demande comment elles n'en sont pas lassées. Ecoutez donc à quel point Noble est aveuglé: si son armée était mobilisée, où, par les bois, par le pays, pourrait-il chercher et trouver quelqu'un en qui se fier pour la guerre s'il en était besoin? Renard porterait sa bannière, Ronel, grincheux avec tout le monde, formerait le premier corps de bataille à lui tout seul. Celui-là, je peux vous dire qu'il n'aura d'égards pour personne, même si on lui rend service. L'affaire engagée, Isengrin, que chacun méprise, conduirait l'armée, ou, si ça se trouve, il s'enfuirait. L'âne Bernard les divertirait avec sa croix. Ces quatre-là sont la source de tout, à ces quatre-là est abandonné

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le pouvoir sur toute la maison. Les choses en sont au point que jamais roi des bêtes n'en a été là. Le bel équipage! C'est vraiment l'entourage d'un roi! Ils n'aiment ni le bruit, ni le désordre, ni le tumulte. Quand Monseigneur Noble se repaît, chacun quitte la pâture, nul n'y reste: bientôt nous ne saurons plus son adresse. Qu'il ne s'y prenne jamais autrement pour faire de l'argent: il en aura besoin de beaucoup, et ce sont des malins, ceux qui tiennent ses comptes. Bernard gère, Renard falsifie les comptes, ils ne savent distinguer l'honneur de la honte. Ronel aboie, et Isengrin ne s'en fait pas, il porte le sceau: "Et hop! que l'on paie!": Chacun pour soi! Isengrin a avec lui un fils toujours assoiffé de mal faire, nommé Primaut; Renard en a un qui s'appelle Grimaut: peu leur importe comment s'enchaînent mes rimes, pourvu qu'ils fassent le mal et détruisent tous les bons usages. Que Dieu leur octroie ce qu'ils cherchent: ils auront la corde au cou! Leurs oeuvres s'accordent avec une telle fin, car ils sont sans miséricorde et sans pitié, sans charité, sans chaleur d'amitié. Monseigneur Noble, ils l'ont détourné complètement des bons usages: sa maison est un ermitage. Comme ils font perdre de temps, que de chicanes pour les pauvres bêtes étrangères à la cour, à qui ils font les pires difficultés! Que Dieu les confonde, le seigneur de l'univers! Pour moi, je veux bien qu'on me passe la camisole

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si cela ne finit pas mal pour eux; car il me souvient d'un proverbe qui court: "Qui a tout perd tout." C'est justice. Les choses en sont au point que chaque bête voudrait voir venir l'Once. Si Noble trébuchait dans les ronces, il n'y en a pas une sur mille qui se plaindrait: c'est la pure vérité. On présage guerre et bataille: peu me chaut désormais que tout aille mal.”

2. Romans bretons

[Tristan (ancien français-français moderne). 1999]  Tristan et Yseut (Français moderne)

 

Tristan de Béroul (extraits)

„... qu'il ne fasse semblant de rien. Elle s'approche de son ami. Ecoutez comme elle prend les devants:

"Tristan, pour Dieu le roi de gloire, vous vous méprenez, qui me faites venir à cette heure!"

Elle feint alors de pleurer...

"Par Dieu, créateur des éléments, ne me donnez plus de tels rendez-vous. Je vous le dis tout net, Tristan, je ne viendrai pas. Le roi croit que j'ai éprouvé pour vous un amour insensé, mais, Dieu m'en soit témoin, je suis loyale: qu'Il me frappe si autre homme que celui qui m'épousa vierge fut jamais mon amant! Les félons de ce royaume que vous avez sauvé en tuant le Morholt peuvent toujours lui faire croire à notre liaison, car c'est leur faute, j'en suis sûre: mais, Seigneur Tout Puissant, vous ne pensez pas à m'aimer, et je n'ai pas envie d'une passion qui me déshonore. Que je sois brûlée vive et qu'on répande au vent ma cendre, plutôt que je consente à trahir mon mari même un jour! Hélas! le roi ne me croit pas! J'ai lieu de m'écrier: Tombée de haut!

Salomon dit vrai: ceux qui arrachent le larron du gibet s'attirent sa haine! Si les félons de ce royaume..."

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Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Le merveilleux breton; romans de la Table Ronde, du cycle arthurien
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"... Ils feraient mieux de se cacher. Que de maux avez-vous soufferts, quand vous fûtes blessé lors du combat contre mon oncle! Je vous ai guéri. Si vous m'aviez alors aimée, c'eût été normal! Ils ont suggéré au roi que vous étiez mon amant. Si c'est ainsi qu'ils croient faire leur salut! ils ne sont pas près d'entrer au paradis. Tristan, ne me faites plus venir nulle part, pour rien au monde: je n'oserai y consentir. Mais sans mensonge, il est temps que je m'en aille. Si le roi le savait, il me soumettrait au supplice, et ce serait fort injuste: oui, je suis sûre qu'il me tuerait. Tristan, le roi ne comprend pas non plus que si j'ai pour vous de l'affection, c'est à cause de votre parenté avec lui: voilà la raison de mon estime. Jadis, je pensais que ma mère chérissait toute la famille de mon père, et je l'entendais dire qu'une épouse n'aimait pas son mari lorsqu'elle montrait de l'antipathie à ses parents. Oui, je le sais bien, elle disait vrai. C'est à cause de Marc que je t'ai aimé, et voilà la raison de ma disgrâce...

- [Le roi n'a pas tous les torts] ... ce sont ses conseillers qui lui ont inspiré d'injustes soupçons.

- Que dites-vous, Tristan? Le roi mon époux est généreux. Il n'aurait jamais imaginé de lui-même que nous puissions le trahir. Mais on peut égarer les gens et les inciter à mal agir. C'est ce qu'ils ont fait. Je m'en vais, Tristan: c'est trop tarder.

- Ma dame, pour l'amour de Dieu! Je vous ai appelée, vous êtes venue. Ecoutez ma prière. Vous savez comme je vous chéris!"

Tristan, aux paroles d'Yseut, a compris qu'elle a deviné la présence du roi. Il rend grâces à Dieu. Il est sûr qu'ils sortiront de ce mauvais pas.

"Ah! Yseut, fille de roi, noble et courtoise reine, c'est en toute bonne foi que je vous ai mandée à plusieurs reprises, après que l'on m'eut interdit votre chambre, et depuis je n'ai pu vous parler. Ma dame, j'implore votre pitié: souvenez-vous de ce malheureux qui souffre mille morts, car le fait que le roi me soupçonne d'être votre amant me désespère, et je n'ai plus qu'à mourir... [Que ne fut-il assez avisé] pour ne pas croire les délateurs et ne pas m'exiler loin de lui! Les félons de Cornouaille en éprouvent une vile joie et s'en gaussent. Mais moi, je vois bien leur jeu: ils ne veulent pas qu'il garde à ses côtés quelqu'un de son lignage. Son mariage a causé ma perte. Dieu, pourquoi le roi est-il si insensé? J'aimerais mieux être pendu par le col à un arbre plutôt que d'être votre amant. Mais il ne me laisse même pas me justifier. Les traîtres qui l'entourent excitent contre moi sa colère, et il a bien tort de les croire. Ils l'ont trompé, et lui n'y voit goutte. Ils n'osaient pas ouvrir la bouche, quand le Morholt vint ici, et il n'y en avait pas un qui osât prendre les armes. Mon oncle était là, accablé: il aurait préféré la mort à cette extrémité. Pour sauver son royaume, je m'armai, je combattis, et je le débarrassai du Morholt. Mon oncle n'aurait pas dû croire les accusations des délateurs. Souvent, je m'en désespère. Sait-il l'étendue du mal qu'il commet? Oui, il s'en rendra compte un jour. Pour l'amour du fils de Marie, ma dame, allez lui dire sans tarder qu'il fasse préparer un feu, et moi j'entrerai dans la fournaise: si je brûle un poil de la haire que j'aurai revêtue, qu'il me laisse consumer tout

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entier. Car je sais bien qu'il n'y a personne dans sa cour pour oser combattre contre moi. Noble dame, prenez pitié. Je vous implore. Intervenez pour moi auprès du roi qui m'est si cher. Quand je débarquai en ce pays... Mais il est mon seigneur et j'irai le trouver.

- Croyez-moi, Tristan, vous avez tort de me faire cette requête, et de m'inciter à lui parler de vous pour obtenir votre pardon. Je ne veux pas encore mourir, et je me révolte à l'idée d'un tel suicide. Il vous soupçonne d'être son rival, et moi, j'intercèderais pour vous? Ce serait trop d'audace. Non, Tristan, je m'y refuse, et vous avez tort de me demander cela. Dans ce pays, je suis seule. Sa demeure vous est interdite à cause de moi: s'il m'entendait plaider votre cause, il aurait toutes les raisons de me croire insensée. Non, je ne lui dirai pas un mot. Mais je vais vous avouer quelque chose, et il faut que vous le sachiez bien: s'il vous pardonnait, mon cher seigneur, et s'il oubliait sa rancoeur et sa colère, j'en serais pleine de joie. Mais s'il avait vent de cette équipée, je n'aurais, j'en suis sûre, aucun recours et mourrais. Je m'en vais, mais ne dormirai guère. Je crains tant que quelqu'un ne vous ait vu venir ici! Si le roi entendait dire que nous nous sommes rencontrés, il n'y aurait rien de surprenant à ce qu'il me fasse brûler vive. Je tremble, j'ai peur, si peur que je m'en vais: j'ai trop demeuré."

Yseut s'en va, et il la rappelle: "Madame, pour l'amour de Dieu qui naquit d'une vierge, aidez-moi, je vous en prie. Je sais que vous n'osez rester plus longtemps. Mais à part vous, à qui m'adresser? Oui, le roi me hait. Mais j'ai mis en gage mon équipement. Faites-le moi rendre: je m'enfuirai et je n'aurai pas l'audace de m'attarder. Je connais ma valeur, et dans tous les pays sous le soleil, il n'est pas une cour, j'en suis sûr, dont le seigneur ne m'honorera si je m'y rends; et tel que je connais mon oncle, Yseut, sur ma tête, avant un an, il se repentira de m'avoir soupçonné, et sera prêt, croyez-moi, à payer son poids d'or pour réparer sa méprise.

Yseut, pour l'amour de Dieu, sauvez-moi, et rendez-moi quitte envers mon hôte.

- Sachez-le, Tristan, vos discours m'effarent. Vous voulez absolument me perdre. Vous ne parlez pas en ami loyal. Vous savez bien la méfiance, justifiée ou non, de mon mari. Par le Dieu de gloire qui créa le ciel et la terre et nous fit naître, si je lui glisse un mot des gages que vous me demandez de libérer, les choses ne lui sembleront que trop claires. Pourtant je ne saurais avoir le front de lésiner, croyez-moi bien".

Alors Yseut s'en est allée, et Tristan l'a saluée en pleurant. Sur le perron de marbre gris, je le vois appuyé, qui se lamente:

"Mon Dieu, que saint Evroult m'assiste! Quel malheur imprévu, de fuir si démuni! Je n'emporterai ni armes ni cheval, et n'aurai d'autre compagnon que Governal. Seigneur! d'un homme sans ressources, on ne fait pas grand cas. Quand je serai en exil et que j'entendrai un chevalier parler de guerre, je n'oserai sonner mot: à qui n'a rien, inutile d'ouvrir la bouche. C'est l'heure d'affronter la mauvaise fortune. Elle m'a déjà bien malmené, la rancune du roi! Cher oncle, il me connaissait mal

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celui qui a cru que j'avais séduit la reine. Jamais je n'eus désir d'une telle folie. Ce serait bien vil de ma part...[...]"

3. François Villon, Ballade des dames du temps jadis

Dites-moi oů, n'en quel pays,Est Flora la belle Romaine,Archipiades, ni Thaïs,Qui fut sa cousine germaine,Écho parlant quand bruit on mèneDessus rivière ou sur étang,Qui beauté eut trop plus qu'humaineMais oů sont les neiges d'antan?

Oů est la très sage Héloïs,Pour qui fut châtré et puis moinePierre Abelard à Saint-Denis?Pour son amour eut cette essoine.Semblablement, oů est la reineQui commanda que BuridanFut jeté en un sac en Seine?Mais oů sont les neiges d'antan?

La reine Blanche comme lisQui chantait à voix de sirène,Berthe au grand pied, Bietris, Alis,Haremburgis qui tint le Maine,Et Jeanne la bonne LorraineQu'Anglais brűlûrent à Rouen;Oů sont-ils, oů, Vierge souvraine?Mais oů sont les neiges d'antan?

Prince, n'enquerez de semaineOů elles sont, ne de cest an,Qu'à ce refrain ne vous remaine:Mais oů sont les neiges d'antan?

.........................................

Littérature de la Renaissance XV-ème - XVI-ème siècles1. Rabelais, Gargantua

LA VIE TRES HORRIFICQUE DU GRAND GARGANTUA PERE DE PANTAGRUEL. Jadis composée par M. Alcofribas, abstracteur de Quinte Essence. Livre plein de Pantagruelisme.

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Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Démythisation.
Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Idéal humain: homo universalis, l’homme complet
Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Esprit du Moyen Age; troubadours et trouvers; violence, misère.
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AUX LECTEURS

Amis lecteurs, qui ce livre lisez, Despouillez vous de toute affection; Et, le lisant, ne vous scandalisez: Il ne contient mal ne infection. Vray est qu'icy peu de perfection Vous apprendrez, si non en cas de rire; Aultre argument ne peut mon cueur elire, Voyant le dueil qui vous mine et consomme : Mieulx est de ris que de larmes escripre, Pour ce que rire est le propre de l'homme. [...]Retournant à noz moutons , je vous dictz que par don souverain des cieulx nous a esté reservée l'antiquité et geneallogie de Gargantua plus entiere que nulle aultre, exceptez celle du Messias, dont je ne parle, car il ne me appartient, aussi les diables (ce sont les calumniateurs et caffars) se y opposent. Et fut trouvée par Jean Audeau en un pré qu'il avoit prčs l'arceau Gualeau, au dessoubz de l'Olive, tirant à Narsay , duquel faisant lever les fossez, toucherent les piocheurs de leurs marres un grand tombeau de bronze, long sans mesure, car oncques n'en trouverent le bout par ce qu'il entroit trop avant les excluses de Vienne. Icelluy ouvrans en certain lieu, signé, au dessus, d'un goubelet à l'entour duquel estoit escript en lettres Ethrusques : HIC BIBITUR, trouverent neuf flaccons en tel ordre qu'on assiet les quilles en Guascoigne, desquelz celluy qui au mylieu estoit couvroit un gros, gras, grand, gris, joly, petit, moisy livret, plus, mais non mieulx sentent que roses[...].”

2. Michel de Montaigne, Essais

CHAPITRE XXVIIDe l'Amitié.

CONSIDERANT la conduite de la besongne d'un peintre que j'ay, il m'a pris envie de l'ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance ; et le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques : qui sont peintures fantasques, n'ayans grace qu'en la varieté et estrangeté. Que sont-ce icy aussi à la verité que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n'ayants ordre, suite, ny proportion que fortuite ?

Desinit in piscem mulier formosa superne.

Je vay bien jusques à ce second point, avec mon peintre : mais je demeure court en l'autre, et meilleure partie : car ma suffisance ne va pas si avant, que d'oser entreprendre un tableau riche, poly et formé selon l'art. Je me suis advisé d'en

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Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Essais philosophiques
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emprunter un d'Estienne de la Boitie, qui honorera tout le reste de cette besongne. C'est un discours auquel il donna nom : La Servitude volontaire : mais ceux qui l'ont ignoré, l'ont bien proprement dépuis rebatisé, Le Contre Un. Il l'escrivit par maniere d'essay, en sa premiere jeunesse, à l'honneur de la liberté contre les tyrans. Il court pieça és mains des gens d'entendement, non sans bien grande et meritee recommandation : car il est gentil, et plein ce qu'il est possible. Si y a il bien à dire, que ce ne soit le mieux qu'il peust faire : et si en l'aage que je l'ay cogneu plus avancé, il eust pris un tel desseing que le mien, de mettre par escrit ses fantasies, nous verrions plusieurs choses rares, et qui nous approcheroient bien pres de l'honneur de l'antiquité : car notamment en cette partie des dons de nature, je n'en cognois point qui luy soit comparable. Mais il n'est demeuré de luy que ce discours, encore par rencontre, et croy qu'il ne le veit oncques depuis qu'il luy eschappa : et quelques memoires sur cet edict de Janvier fameux par nos guerres civiles, qui trouveront encores ailleurs peut estre leur place. C'est tout ce que j'ay peu recouvrer de ses reliques (moy qu'il laissa d'une si amoureuse recommandation, la mort entre les dents, par son testament, heritier de sa Bibliotheque et de ses papiers) outre le livret de ses oeuvres que j'ay faict mettre en lumiere : Et si suis obligé particulierement à cette piece, d'autant qu'elle a servy de moyen à nostre premiere accointance. Car elle me fut montree longue espace avant que je l'eusse veu ; et me donna la premiere cognoissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié, que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entiere et si parfaicte, que certainement il ne s'en lit guere de pareilles : et entre nos hommes il ne s'en voit aucune trace en usage. Il faut tant de rencontre à la bastir, que c'est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siecles.

.........................................................................................................................XVII-ème siècle

1. La Fayette, Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, dite Madame de La Fayette

La Princesse de Clèves (extraits)

 

Tome premier

„La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant d'éclat que dans les dernières années du règne de Henri second. Ce prince était galant, bien fait et amoureux; quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût commencé il y avait plus de vingt ans, elle n'en était pas moins violente, et il n'en donnait pas des témoignages moins éclatants.

Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices du corps, il en faisait une de ses plus grandes occupations. C'étai[en]t tous les jours des parties de

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Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Classicisme et baroque
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chasse et de paume, des ballets, des courses de bagues, ou de semblables divertissements; les couleurs et les chiffres de Mme de Valentinois paraissaient partout, et elle paraissait elle-même avec tous les ajustements que pouvait avoir Mlle de Marck, sa petite-fille, qui était alors à marier.

La présence de la reine autorisait la sienne. Cette princesse était belle, quoiqu'elle eût passé la première jeunesse; elle aimait la grandeur, la magnificence et les plaisirs. Le roi l'avait épousée lorsqu'il était encore duc d'Orléans, et qu'il avait pour aîné le dauphin, qui mourut à Tournon, prince que sa naissance et ses grandes qualités destinaient à remplir dignement la place du roi François premier, son père.

L'humeur ambitieuse de la reine lui faisait trouver une grande douceur à régner; il semblait qu'elle souffrit sans peine l'attachement du roi pour la duchesse de Valentinois, et elle n'en témoignait aucune jalousie, mais elle avait une si profonde dissimulation, qu'il était difficile de juger de ses sentiments, et la politique l'obligeait d'approcher cette duchesse de sa personne, afin d'en approcher aussi le roi. Ce prince aimait le commerce des femmes, même de celles dont il n'était pas amoureux; il demeurait tous les jours chez la reine à l'heure du cercle, où tout ce qu'il y avait de plus beau et de mieux fait, de l'un et de l'autre sexe, ne manquait pas de se trouver.

Jamais cour n'a eu tant de belles personnes et d'hommes admirablement bien faits, et il semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu'elle donne de plus beau dans les plus grandes princesses et dans les plus grands princes. Mme Elisabeth de France, qui fut depuis reine d'Espagne, commençait à faire paraître un esprit surprenant et cette incomparable beauté qui lui a été si funeste. Marie Stuart, reine d'Ecosse, qui venait d'épouser M. le dauphin, et qu'on appelait la reine dauphine, était une personne parfaite pour l'esprit et pour le corps; elle avait été élevée à la cour de France, elle en avait pris toute la politesse, et elle était née avec tant de dispositions pour toutes les belles choses, que, malgré sa grande jeunesse; elle les aimait et s'y connaissait mieux que personne. La reine, sa belle-mère, et Madame, soeur du roi, aimaient aussi les vers, la comédie et la musique. Le goût que le roi François premier avait eu pour la poésie et pour les lettres, régnait encore en France, et le roi son fils, aimant les exercices du corps, tous les plaisirs étaient à la cour, mais ce qui rendait cette cour belle et majestueuse, était le nombre infini de princes et de grands seigneurs d'un mérite extraordinaire. Ceux que je vais nommer étaient, en des manières différentes, l'ornement et l'admiration de leur siècle.

Le roi de Navarre attirait le respect de tout le monde par la grandeur de son rang et par celle qui paraissait en sa personne. Il excellait dans la guerre, et le duc de Guise lui donnait une émulation qui l'avait porté plusieurs fois à quitter sa place de général, pour aller combattre auprès de lui comme un simple soldat, dans les lieux les plus périlleux. Il est vrai aussi que ce duc avait donné des marques d'une valeur si admirable et avait eu de si heureux succès qu'il n'y avait point de grand capitaine qui ne dût le regarder avec envie. Sa valeur était soutenue de toutes les autres grandes qualités, il avait un esprit vaste et profond, une âme noble et

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élevée, et une égale capacité pour la guerre et pour les affaires. Le cardinal de Lorraine, son frère, était né avec une ambition démesurée, avec un esprit vif et une éloquence admirable, et il avait acquis une science profonde, dont il se servait pour se rendre considérable en défendant la religion catholique qui commençait d'être attaquée. Le chevalier de Guise, que l'on appela depuis le grand prieur; était un prince aimé de tout le monde, bien fait, plein d'esprit, plein d'adresse, et d'une valeur célèbre par toute l'Europe. Le prince de Condé, dans un petit corps peu favorisé de la nature, avait une âme grande et hautaine, et un esprit qui le rendait aimable aux yeux même des plus belles femmes. Le duc de Nevers, dont la vie était glorieuse par la guerre et par les grands emplois qu'il avait eus, quoique dans un âge un peu avancé, faisait les délices de la cour. Il avait trois fils parfaitement bien faits: le second, qu'on appelait le prince de Clèves, était digne de soutenir la gloire de son nom, il était brave et magnifique, et il avait une prudence qui ne se trouve guère avec la jeunesse. Le vidame de Chartres, descendu de cette ancienne maison de Vendôme, dont les princes du sang n'ont point dédaigné de porter le nom, était également distingué dans la guerre et dans la galanterie. Il était beau, de bonne mine, vaillant, hardi, libéral; toutes ces bonnes qualités étaient vives et éclatantes, enfin il était seul digne d'être comparé au duc de Nemours, si quelqu'un lui eût pu être comparable. Mais ce prince était un chef-d'oeuvre de la nature, ce qu'il avait de moins admirable, c'était d'être l'homme du monde le mieux fait et le plus beau: Ce qui le mettait au-dessus des autres était une valeur incomparable, et un agrément dans son esprit, dans son visage et dans ses actions que l'on n'a jamais vu qu'à lui seul; il avait un enjouement qui plaisait également aux hommes et aux femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses exercices, une manière de s'habiller qui était toujours suivie de tout le monde, sans pouvoir être imitée, et enfin un air dans toute sa personne qui faisait qu'on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où il paraissait. Il n'y avait aucune dame dans la cour dont la gloire n'eût été flattée, de le voir attaché à elle; peu de celles à qui il s'était attaché, se pouvaient vanter de lui avoir résisté, et même plusieurs à qui il n'avait point témoigné de passion, n'avaient pas laissé d'en avoir pour lui. Il avait tant de douceur et tant de disposition à la galanterie qu'il ne pouvait refuser quelques soins à celles qui tâchaient de lui plaire; ainsi il avait plusieurs maîtresses, mais il était difficile de deviner celle qu'il aimait véritablement. Il allait souvent chez la reine dauphine; la beauté de cette princesse, sa douceur, le soin qu'elle avait de plaire à tout le monde et l'estime particulière qu'elle témoignait à ce prince, avaient souvent donné lieu de croire qu'il levait les yeux jusqu'à elle. MM. de Guise, dont elle était nièce, avaient beaucoup augmenté leur crédit et leur considération par son mariage; leur ambition les faisait aspirer à s'égaler aux princes du sang et à partager le pouvoir du connétable de Montmorency. Le roi se reposait sur lui de la plus grande partie du gouvernement des affaires et traitait le duc de Guise et le maréchal de Saint-André comme ses favoris, mais ceux que la faveur ou les affaires approchaient de sa personne, ne s'y pouvaient maintenir qu'en se soumettant à la duchesse de Valentinois, et, quoiqu'elle n'eût plus de jeunesse ni de beauté, elle le gouvernait avec un empire si absolu que l'on peut dire qu'elle était maîtresse de sa personne et l'Etat.

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Le roi avait toujours aimé le connétable, et sitôt qu'il avait commencé à régner, il l'avait rappelé de l'exil où le roi François premier l'avait envoyé. La cour était partagée entre MM. de Guise et le connétable, qui était soutenu des princes du sang. L'un et l'autre parti[s] avai[ent] toujours songé à gagner la duchesse de Valentinois. Le duc d'Aumale, frère du duc de Guise, avait épousé une de ses filles; le connétable aspirait à la même alliance. Il ne se contentait pas d'avoir marié son fils aîné avec Mme Diane, fille du roi et d'une dame de Piémont, qui se fit religieuse aussitôt qu'elle fut accouchée. Ce mariage avait eu beaucoup d'obstacles, par les promesses que M. de Montmorency avait faites à Mlle de Piennes, une des filles d'honneur de la reine, et, bien que le roi les eût surmontés avec une patience et une bonté extrêmes, ce connétable ne se trouvait pas encore assez appuyé, s'il ne s'assurait de Mme de Valentinois, et s'il ne la séparait de MM. de Guise, dont la grandeur commençait à donner de l'inquiétude à cette duchesse. Elle avait retardé, autant qu'elle avait pu, le mariage du dauphin avec la reine d'Ecosse; la beauté et l'esprit capable et avancé de cette jeune reine, et l'élévation que ce mariage donnait à MM. de Guise, lui étaient insupportables. Elle haïssait particulièrement le cardinal de Lorraine; il lui avait parlé avec aigreur, et même avec mépris. Elle voyait qu'il prenait des liaisons avec la reine, de sorte que le connétable la trouva disposée à s'unir avec lui, et à entrer dans son alliance par le mariage de Mlle de la Marck, sa petite-fille, avec M. d'Anville, son second fils, qui succéda depuis à sa charge sous le règne de Charles IX. Le connétable ne crut pas trouver d'obstacles dans l'esprit de M. d'Anville pour un mariage, comme il en avait trouvé dans l'esprit de M. de Montmorency, mais, quoique les raisons lui en fussent cachées, les difficultés n'en furent guère moindres. M. d'Anville était éperdument amoureux de la reine dauphine, et, quelque peu d'espérance qu'il eût dans cette passion il ne pouvait se résoudre à prendre un engagement qui partageait ses soins. Le maréchal de Saint-André était le seul dans la cour qui n'eût point pris de parti. Il était un des favoris, et sa faveur ne tenait qu'à sa personne; le roi l'avait aimé dès le temps qu'il était dauphin, et depuis, il l'avait fait maréchal de France, dans un âge où l'on n'a pas encore accoutumé de prétendre aux moindres dignités. Sa faveur lui donnait un éclat qu'il soutenait par son mérite et par l'agrément de sa personne, par une grande délicatesse pour sa table et pour ses meubles, et par la plus grande magnificence qu'on eût jamais vue en un particulier. La libéralité du roi fournissait à cette dépense; ce prince allait jusqu'à la prodigalité pour ceux qu'il aimait, il n'avait pas toutes les grandes qualités, mais il en avait plusieurs, et surtout celle d'aimer la guerre et de l'entendre; aussi avait-il eu d'heureux succès, et, si on en excepte la bataille de Saint-Quentin, son règne n'avait été qu'une suite de victoires. Il avait gagné en personne la bataille de Renty, le Piémont avait été conquis, les Anglais avaient été chassés de France, et l'empereur Charles-Quint avait vu finir sa bonne fortune devant la ville de Metz, qu'il avait assiégée inutilement avec toutes les forces de l'Empire et de l'Espagne. Néanmoins, comme le malheur de Saint-Quentin avait diminué l'espérance de nos conquêtes, et que, depuis, la fortune avait semblé se partager entre les deux rois, ils se trouvèrent insensiblement disposés à la paix.

La duchesse douairière de Lorraine avait commencé à en faire des propositions dans le temps du mariage de M. le dauphin; il y avait toujours eu depuis quelque

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négociation secrète. Enfin, Cercamp, dans le pays d'Artois, fut choisi pour le lieu où l'on devait s'assembler. Le cardinal de Lorraine, le connétable de Montmorency et le maréchal de Saint-André s'y trouvèrent pour le roi, le duc d'Albe et le prince d'Orange, pour Philippe II, et le duc et la duchesse de Lorraine furent les médiateurs. Les principaux articles étaient le mariage de Mme Elisabeth de France avec Don Carlos, infant d'Espagne, et celui de Madame, soeur du roi, avec M. de Savoie.[...]”

2. Andromaque [Document électronique] / Jean Racine ; [éd. par Paul Mesnard]

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ACTE I , SCENE PREMIERE .

„Oreste.Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,ma fortune va prendre une face nouvelle ;et déjà son courroux semble s' être adouci,depuis qu' elle a pris soin de nous rejoindre ici.Qui l' eût dit, qu' un rivage à mes voeux si funesteprésenteroit d' abord Pylade aux yeux d' Oreste ?Qu' après plus de six mois que je t' avois perdu,à la cour de Pyrrhus tu me serois rendu ?Pylade.J' en rends grâces au ciel, qui m' arrêtant sans cessesembloit m' avoir fermé le chemin de la Grèce,p46

depuis le jour fatal que la fureur des eauxpresque aux yeux de l' épire écarta nos vaisseaux.Combien dans cet exil ai-je souffert d' alarmes !Combien à vos malheurs ai-je donné de larmes,craignant toujours pour vous quelque nouveau dangerque ma triste amitié ne pouvoit partager !Surtout je redoutois cette mélancolieoù j' ai vu si longtemps votre âme ensevelie.Je craignois que le ciel, par un cruel secours,ne vous offrît la mort que vous cherchiez toujours.Mais je vous vois, seigneur ; et si j' ose le dire,un destin plus heureux vous conduit en épire :le pompeux appareil qui suit ici vos pasn' est point d' un malheureux qui cherche le trépas.Oreste.Hélas ! Qui peut savoir le destin qui m' amène ?L' amour me fait ici chercher une inhumaine.Mais qui sait ce qu' il doit ordonner de mon sort,

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Classicisme; règles classiques(unité d’action, temporelle et spatiale, personnages typés; tragédies; drame intérieur)
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et si je viens chercher ou la vie ou la mort ?Pylade.Quoi ? Votre âme à l' amour en esclave asserviese repose sur lui du soin de votre vie ?Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferts,pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers ?Pensez-vous qu' Hermione, à Sparte inexorable,vous prépare en épire un sort plus favorable ?Honteux d' avoir poussé tant de voeux superflus,vous l' abhorriez ; enfin vous ne m' en parliez plus.Vous me trompiez, seigneur.Oreste.Je me trompois moi-même.p47

Ami, n' accable point un malheureux qui t' aime.T' ai-je jamais caché mon coeur et mes desirs ?Tu vis naître ma flamme et mes premiers soupirs.Enfin, quand Ménélas disposa de sa filleen faveur de Pyrrhus, vengeur de sa famille,tu vis mon désespoir ; et tu m' as vu depuistraîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis.Je te vis à regret, en cet état funeste,prêt à suivre partout le déplorable Oreste,toujours de ma fureur interrompre le cours,et de moi-même enfin me sauver tous les jours.Mais quand je me souvins que parmi tant d' alarmesHermione à Pyrrhus prodiguoit tous ses charmes,tu sais de quel courroux mon coeur alors éprisvoulut en l' oubliant punir tous ses mépris.p48

Je fis croire et je crus ma victoire certaine ;je pris tous mes transports pour des transports de haine ;détestant ses rigueurs, rabaissant ses attraits,je défiois ses yeux de me troubler jamais.Voilà comme je crus étouffer ma tendresse.En ce calme trompeur j' arrivai dans la Grèce ;et je trouvai d' abord ses princes rassemblés,qu' un péril assez grand sembloit avoir troublés.J' y courus. Je pensai que la guerre et la gloirede soins plus importants rempliroient ma mémoire ;que mes sens reprenant leur première vigueur,l' amour achèveroit de sortir de mon coeur.Mais admire avec moi le sort dont la poursuiteme fait courir alors au piége que j' évite.J' entends de tous côtés qu' on menace Pyrrhus ;toute la Grèce éclate en murmures confus ;

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on se plaint qu' oubliant son sang et sa promesseil élève en sa cour l' ennemi de la Grèce,Astyanax, d' Hector jeune et malheureux fils,reste de tant de rois sous Troie ensevelis.J' apprends que pour ravir son enfance au suppliceAndromaque trompa l' ingénieux Ulysse,tandis qu' un autre enfant, arraché de ses bras,sous le nom de son fils fut conduit au trépas.On dit que peu sensible aux charmes d' Hermione,mon rival porte ailleurs son coeur et sa couronne ;Ménélas, sans le croire, en paroît affligé,p49

et se plaint d' un hymen si longtemps négligé.Parmi les déplaisirs où son âme se noie,il s' élève en la mienne une secrète joie :je triomphe ; et pourtant je me flatte d' abordque la seule vengeance excite ce transport.Mais l' ingrate en mon coeur reprit bientôt sa place :de mes feux mal éteints je reconnus la trace ;je sentis que ma haine alloit finir son cours,ou plutôt je sentis que je l' aimois toujours.Ainsi de tous les Grecs je brigue le suffrage.On m' envoie à Pyrrhus : j' entreprends ce voyage.Je viens voir si l' on peut arracher de ses brascet enfant dont la vie alarme tant d' états :heureux si je pouvois, dans l' ardeur qui me presse,au lieu d' Astyanax lui ravir ma princesse !Car enfin n' attends pas que mes feux redoublésdes périls les plus grands puissent être troublés.Puisqu' après tant d' efforts ma résistance est vaine,je me livre en aveugle au destin qui m' entraîne.J' aime : je viens chercher Hermione en ces lieux,la fléchir, l' enlever, ou mourir à ses yeux.Toi qui connois Pyrrhus, que penses-tu qu' il fasse ?Dans sa cour, dans son coeur, dis-moi ce qui se passe.Mon Hermione encor le tient-elle asservi ?Me rendra-t-il, Pylade, un bien qu' il m' a ravi ?Pylade.Je vous abuserois si j' osois vous promettrep50

qu' entre vos mains, seigneur, il voulût la remettre :non que de sa conquête il paroisse flatté.Pour la veuve d' Hector ses feux ont éclaté :il l' aime. Mais enfin cette veuve inhumainen' a payé jusqu' ici son amour que de haine ;et chaque jour encore on lui voit tout tenter

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pour fléchir sa captive, ou pour l' épouvanter.De son fils, qu' il lui cache, il menace la tête,et fait couler des pleurs, qu' aussitôt il arrête.Hermione elle-même a vu plus de cent foiscet amant irrité revenir sous ses lois,et de ses voeux troublés lui rapportant l' hommage,soupirer à ses pieds moins d' amour que de rage.Ainsi n' attendez pas que l' on puisse aujourd' huivous répondre d' un coeur si peu maître de lui :il peut, seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,épouser ce qu' il hait, et punir ce qu' il aime.Oreste.Mais dis-moi de quel oeil Hermione peut voirson hymen différé, ses charmes sans pouvoir ?Pylade.Hermione, seigneur, au moins en apparence,semble de son amant dédaigner l' inconstance,et croit que trop heureux de fléchir sa rigueur,p51

il la viendra presser de reprendre son coeur.Mais je l' ai vue enfin me confier ses larmes.Elle pleure en secret le mépris de ses charmes.Toujours prête à partir, et demeurant toujours,quelquefois elle appelle Oreste à son secours.Oreste.Ah ! Si je le croyois, j' irois bientôt, Pylade,me jeter...Pylade.Achevez, seigneur, votre ambassade.Vous attendez le roi. Parlez, et lui montrezcontre le fils d' Hector tous les Grecs conjurés.Loin de leur accorder ce fils de sa maîtresse,leur haine ne fera qu' irriter sa tendresse.Plus on les veut brouiller, plus on va les unir.Pressez, demandez tout, pour ne rien obtenir.Il vient.Oreste.Hé bien ! Va donc disposer la cruelleà revoir un amant qui ne vient que pour elle.”

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[Les] précieuses ridicules [Document électronique] / Molière ; [éd.] par M. Eugène Despois [et Paul Mesnard]

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Classicisme; règles; comédies, ballet
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SCENE PREMIERE .

„Du croisy.Seigneur la Grange...La grange.Quoi ?Du croisy.Regardez-moi un peu sans rire.La grange.Eh bien ?Du croisy.Que dites-vous de notre visite ? En êtes-vous fortsatisfait ?La grange.à votre avis, avons-nous sujet de l' être tous deux ?Du croisy.Pas tout à fait, à dire vrai.La grange.Pour moi, je vous avoue que j' en suis tout scandalisé.A-t-on jamais vu, dites-moi, deux pecques provincialesp56

faire plus les renchéries que celles-là, et deuxhommes traités avec plus de mépris que nous ? à peineont-elles pu se résoudre à nous faire donner des siéges.Je n' ai jamais vu tant parler à l' oreille qu' elles ont faitentre elles, tant bâiller, tant se frotter les yeux, et demandertant de fois : " quelle heure est-il ? " ont-ellesrépondu que oui et non à tout ce que nous avons puleur dire ? Et ne m' avouerez-vous pas enfin que, quandnous aurions été les dernières personnes du monde, onne pouvoit nous faire pis qu' elles ont fait ?Du croisy.Il me semble que vous prenez la chose fort à coeur.La grange.Sans doute, je l' y prends, et de telle façon, que jeveux me venger de cette impertinence. Je connois cep57

qui nous a fait mépriser. L' air précieux n' a pas seulementinfecté Paris, il s' est aussi répandu dans les provinces,et nos donzelles ridicules en ont humé leurbonne part. En un mot, c' est un ambigu de précieuseet de coquette que leur personne. Je vois ce qu' il fautêtre pour en être bien reçu ; et si vous m' en croyez,

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nous leur jouerons tous deux une pièce qui leur feravoir leur sottise, et pourra leur apprendre à connoîtreun peu mieux leur monde.Du croisy.Et comment encore ?La grange.J' ai un certain valet, nommé Mascarille, qui passe,au sentiment de beaucoup de gens, pour une manièrede bel esprit ; car il n' y a rien à meilleur marché que lebel esprit maintenant. C' est un extravagant, qui s' estmis dans la tête de vouloir faire l' homme de condition.Il se pique ordinairement de galanterie et de vers, etdédaigne les autres valets, jusqu' à les appelerbrutaux.Du croisy.Eh bien, qu' en prétendez-vous faire ?La grange.Ce que j' en prétends faire ? Il faut... Mais sortonsd' ici auparavant.

SCENE II .

Gorgibus.Eh bien, vous avez vu ma nièce et ma fille : les affairesp58

iront-elles bien ? Quel est le résultat de cettevisite ?La grange.C' est une chose que vous pourrez mieux apprendred' elles que de nous. Tout ce que nous pouvons vousdire, c' est que nous vous rendons grâce de la faveurque vous nous avez faite, et demeurons vos très-humblesserviteurs.Gorgibus.Ouais ! Il semble qu' ils sortent mal satisfaits d' ici.D' où pourroit venir leur mécontentement ? Il faut savoirun peu ce que c' est. Holà !”

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[Le] Cid [Document électronique] : tragi-comédie / Pierre Corneille ; nouv. éd. revue et augm. par Ch. Marty-Laveaux

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Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Classicisme; règles; tragédies; tragi-comédies; drame intérieur
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ACTE I , SCENE PREMIERE .

Chimène.Elvire, m' as-tu fait un rapport bien sincère ?Ne déguises-tu rien de ce qu' a dit mon père ?Elvire.Tous mes sens à moi-même en sont encor charmés :il estime Rodrigue autant que vous l' aimez,et si je ne m' abuse à lire dans son âme,p106

il vous commandera de répondre à sa flamme.Chimène.Dis-moi donc, je te prie, une seconde foisce qui te fait juger qu' il approuve mon choix :apprends-moi de nouveau quel espoir j' en dois prendre ;un si charmant discours ne se peut trop entendre ;tu ne peux trop promettre aux feux de notre amourla douce liberté de se montrer au jour.Que t' a-t-il répondu sur la secrète brigueque font auprès de toi don Sanche et don Rodrigue ?N' as-tu point trop fait voir quelle inégalitéentre ces deux amants me penche d' un côté ?Elvire.Non ; j' ai peint votre coeur dans une indifférencequi n' enfle d' aucun d' eux ni détruit l' espérance,et sans les voir d' un oeil trop sévère ou trop doux,attend l' ordre d' un père à choisir un époux.Ce respect l' a ravi, sa bouche et son visagem' en ont donné sur l' heure un digne témoignage,et puisqu' il vous en faut encor faire un récit,voici d' eux et de vous ce qu' en hâte il m' a dit :" elle est dans le devoir ; tous deux sont dignes d' elle,tous deux formés d' un sang noble, vaillant, fidèle,jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeuxp107

l' éclatante vertu de leurs braves aïeux.Don Rodrigue surtout n' a trait en son visagequi d' un homme de coeur ne soit la haute image,et sort d' une maison si féconde en guerriers,qu' ils y prennent naissance au milieu des lauriers.La valeur de son père, en son temps sans pareille,tant qu' a duré sa force, a passé pour merveille ;ses rides sur son front ont gravé ses exploits,et nous disent encor ce qu' il fut autrefois.Je me promets du fils ce que j' ai vu du père ;et ma fille, en un mot, peut l' aimer et me plaire. "

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il alloit au conseil, dont l' heure qui pressoita tranché ce discours qu' à peine il commençoit ;mais à ce peu de mots je crois que sa penséeentre vos deux amants n' est pas fort balancée.Le roi doit à son fils élire un gouverneur,et c' est lui que regarde un tel degré d' honneur :ce choix n' est pas douteux, et sa rare vaillancene peut souffrir qu' on craigne aucune concurrence.Comme ses hauts exploits le rendent sans égal,dans un espoir si juste il sera sans rival ;et puisque don Rodrigue a résolu son pèreau sortir du conseil à proposer l' affaire,je vous laisse à juger s' il prendra bien son temps,et si tous vos desirs seront bientôt contents.Chimène.Il semble toutefois que mon âme troubléerefuse cette joie, et s' en trouve accablée :un moment donne au sort des visages divers,et dans ce grand bonheur je crains un grand revers.Elvire.Vous verrez cette crainte heureusement déçue.Chimène.Allons, quoi qu' il en soit, en attendre l' issue.........................................................................................................................................................

XVIII-ème siècle

1. Essai sur le mérite et la vertu [Document électronique] / Denis Diderot ; étude sur Diderot et le mouvement philosophique au XVIIIe siècle par J. Assézat et Maurice Tourneux

A MON FRERE

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... oui, mon frère, la religion bien entendueet pratiquée avec un zèle éclairé, ne peut manquerd' élever les vertus morales. Elle s' allie mêmeavec les connaissances naturelles ; et quand elleest solide, les progrès de celles-ci nel' alarment point pour ses droits. Quelque difficilequ' il soit de discerner les limites qui séparentl' empire de la foi de celui de la raison, lephilosophe n' en confond pas les objets : sans

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Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Co-auteur de l’Encyclopédie; études sociologiques, philosophiques
Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Siècle des LUMIERES; moment de l”Encyclopédie – premier ouvrage d’une telle anvergure
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aspirer au chimérique honneur de les concilier,en bon citoyen il a pour eux de l' attachement etdu respect. Il y a, de la philosophie à l' impiété,aussi loin que de la religion au fanatisme ; mais dufanatisme à la barbarie, il n' y a qu' un pas. Parbarbarie , j' entends, comme vous, cette sombredisposition qui rend un homme insensible auxcharmes de la nature et de l' art, et aux douceursde la société. En effet, comment appeler ceux quimutilèrent les statues qui s' étaient sauvées desruines de l' ancienne Rome, sinon des barbares ?Et quel autre nom donner à des gens qui, nés aveccet enjoûment qui répand un coloris de finessesur la raison, et d' aménité sur les vertus, l' ontémoussé, l' ont perdu, et sont parvenus, rare et sublimeeffort ! Jusqu' à fuir comme des monstres ceux qu' illeur est ordonné d' aimer ? Je dirais volontiersque les uns et les autres n' ont connu de lareligion que le spectre . Ce qu' il y a de vrai,c' est qu' ils ont eu des terreurs paniques, indignesd' elle ; terreurs qui furent jadis fatales auxlettres, et qui pouvaient le devenir à la religionmême. " il est certain qu' en ces premiers temps,dit Montaigne, que nostre religion commencea degaigner auctorité avecquesp10

les loix, le zele en arma plusieurs contre toutessortes de livres payens ; de quoy les gens de lettressouffrent une merveilleuse perte ; i' estime que cedesordre ayt plus porté de nuisance aux lettres,que tous les feux des barbares : Cornelius Tacitusen est un bon tesmoing ; car quoique l' empereurTacitus, son parent, en eust peuplé, parordonnances expresses, toutes les librairies dumonde, toutesfois un seul exemplaire entier n' a pueschapper la curieuse recherche de ceux quidésiroient l' abolir pour cinq ou six vaines clausescontraires à nostre creance. [...]"

2. [Les] liaisons dangereuses [Document électronique] : [texte établi sur le manuscrit autographe] / Choderlos de Laclos ; [présentation par Yves Le Hir,...] (extrait)

I. De Cécile Volanges à Sophie Carnay aux Ursulines de...

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Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Luministe; décrit l’idéal humain de l’époque: l’honnête homme
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Paris, ce 3 Août 17**.

Tu vois, ma bonne amie, que je te tiens parole, et que les bonnets et les pompons ne prennent pas tout mon temps; il m'en restera toujours pour toi. J'ai pourtant vu plus de parures dans cette seule journée que dans les quatre ans que nous avons passés ensemble; et je crois que la superbe Tanville aura plus de chagrin à ma première visite, où je compte bien la demander, qu'elle n'a cru nous en faire toutes les fois qu'elle est venue nous voir dans son in fiocchi. Maman m'a consultée sur tout, et elle me traite beaucoup moins en pensionnaire que par le passé. J'ai une femme de chambre à moi; j'ai une chambre et un cabinet dont je dispose, et je t'écris à un secrétaire très-joli, dont on m'a remis la clef et où je peux renfermer tout ce que je veux. Maman m'a dit que je la verrais tous les jours à son lever; qu'il suffisait que je fusse coiffée pour dîner, parce que nous serions toujours seules, et qu'alors elle me dirait chaque jour l'heure où je devrais l'aller joindre l'après-midi. Le reste du temps est à ma disposition, et j'ai ma harpe, mon dessin, et des livres comme au couvent; si ce n'est que la mère Perpétue n'est pas là pour me gronder, et qu'il ne tiendrait qu'à moi d'être toujours sans rien faire: mais comme je n'ai pas ma Sophie pour causer ou pour rire, j'aime autant m'occuper.

Il n'est pas encore cinq heures, et je ne dois aller retrouver maman qu'à sept: voilà bien du temps, si j'avais quelque chose à te dire! Mais on ne m'a encore parlé de rien; et sans les apprêts que je vois faire, et la quantité d'ouvrières qui viennent toutes pour moi, je croirais qu'on ne songe pas à me marier, et que c'est un radotage de plus de la bonne Joséphine. Cependant maman m'a dit si souvent qu'une demoiselle devait rester au couvent jusqu'à ce qu'elle se mariât, que puisqu'elle m'en fait sortir, il faut bien que Joséphine ait raison.

Il vient d'arrêter un carrosse à la porte, et maman me fait dire de passer chez elle, tout de suite. Si c'était le monsieur? Je ne suis pas habillée, la main me tremble et le coeur me bât. J'ai demandé à ma femme de chambre si elle savait qui était chez ma mère: Vraiment, m'a-t-elle dit, c'est M. Ch.** Et elle riait! Oh! je crois que c'est lui. Je reviendrai sûrement te raconter ce qui se sera passé. Voilà toujours son nom. Il ne faut pas se faire attendre. Adieu, jusqu'à un petit moment.

Comme tu vas te moquer de la pauvre Cécile! Oh! j'ai été bien honteuse! Mais tu y aurais été attrapée comme moi. En entrant chez maman, j'ai vu un monsieur en noir, debout auprès d'elle. Je l'ai salué du mieux que j'ai pu, et je suis restée sans pouvoir bouger de ma place. Tu juges combien je l'examinais! Madame, a-t-il dit à ma mère, en me saluant, voilà une charmante demoiselle, et je sens mieux que jamais le prix de vos bontés. A ce propos si positif, il m'a pris un tremblement, tel que je ne pouvais me soutenir; j'ai trouvé un fauteuil, et je m'y suis assise, bien rouge et bien déconcertée. J'y étais à peine, que voilà cet homme à mes genoux. Ta pauvre Cécile alors a perdu la tête; j'étais, comme a dit maman, tout effarouchée. Je me suis levée en jetant un cri perçant... tiens, comme ce jour du tonnerre. Maman est partie d'un éclat de rire, en me disant: "Eh bien! qu'avez-vous? Asseyez-vous, et donnez votre pied à monsieur." En effet, ma chère amie, le monsieur était un cordonnier. Je ne peux te rendre combien j'ai été honteuse:

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par bonheur il n'y avait que maman. Je crois que, quand je serai mariée, je ne me servirai plus de ce cordonnier-là. Ce récit est bien différent de celui que je comptais te faire.

Conviens que nous voilà bien savantes! Adieu. Il est près de six heures, et ma femme de chambre dit qu'il faut que je m'habille. Adieu, ma chère Sophie; je t'aime comme si j'étais encore au couvent.

Je ne sais par qui envoyer ma lettre: ainsi j'attendrai que Joséphine vienne.

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Julie ou La nouvelle Héloïse [Document électronique] : lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes / recueillies et publ. par Jean-Jacques Rousseau ; [texte établi par René Pomeau] (extrait)

Lettre I à Julie

Il faut vous fuir, mademoiselle, je le sens bien: j'aurais dû beaucoup moins attendre; ou plutôt il fallait ne vous voir jamais. Mais que faire aujourd'hui? Comment m'y prendre? Vous m'avez promis de l'amitié; voyez mes perplexités, et conseillez-moi.

Vous savez que je ne suis entré dans votre maison que sur l'invitation de madame votre mère. Sachant que j'avais cultivé quelques talents agréables, elle a cru qu'ils ne seraient pas inutiles, dans un lieu dépourvu de maîtres, à l'éducation d'une fille qu'elle adore. Fier, à mon tour, d'orner de quelques fleurs un si beau naturel, j'osai me charger de ce dangereux soin, sans en prévoir le péril, ou du moins sans le redouter. Je ne vous dirai point que je commence à payer le prix de ma témérité: j'espère que je ne m'oublierai jamais jusqu'à vous tenir des discours qu'il ne vous convient pas d'entendre, et manquer au respect que je dois à vos moeurs encore plus qu'à votre naissance et à vos charmes. Si je souffre, j'ai du moins la consolation de souffrir seul, et je ne voudrais pas d'un bonheur qui pût coûter au vôtre.

Cependant je vous vois tous les jours, et je m'aperçois que, sans y songer, vous aggravez innocemment des maux que vous ne pouvez plaindre, et que vous devez ignorer. Je sais, il est vrai, le parti que dicte en pareil cas la prudence au défaut de l'espoir; et je me serais efforcé de le prendre, si je pouvais accorder en cette occasion la prudence avec l'honnêteté; mais comment me retirer décemment d'une maison dont la maîtresse elle-même m'a offert l'entrée, où elle m'accable de bontés, où elle me croit de quelque utilité à ce qu'elle a de plus cher au monde? Comment frustrer cette tendre mère du plaisir de surprendre un jour son époux par vos progrès dans des études qu'elle lui cache à ce dessein? Faut-

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Dans l’esprit des „Lumières” – études sociologiques et pédagogiques, philosophiques aussi.
Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Atmosphère bucolique ; milieu naturel propre à l’éducation
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il quitter impoliment sans lui rien dire? Faut-il lui déclarer le sujet de ma retraite, et cet aveu même ne l'offensera-t-il pas de la part d'un homme dont la naissance et la fortune ne peuvent lui permettre d'aspirer à vous?

Je ne vois, mademoiselle, qu'un moyen de sortir de l'embarras où je suis; c'est que la main qui m'y plonge m'en retire; que ma peine, ainsi que ma faute, me vienne de vous; et qu'au moins par pitié pour moi vous daigniez m'interdire votre présence. Montrez ma lettre à vos parents, faites-moi refuser votre porte, chassez-moi comme il vous plaira; je puis tout endurer de vous, je ne puis vous fuir de moi-même.

Vous, me chasser! moi, vous fuir! et pourquoi? Pourquoi donc est-ce un crime d'être sensible au mérite, et d'aimer ce qu'il faut qu'on honore? Non, belle Julie; vos attraits avaient ébloui mes yeux, jamais ils n'eussent égaré mon coeur sans l'attrait plus puissant qui les anime. C'est cette union touchante d'une sensibilité si vive et d'une inaltérable douceur; c'est cette pitié si tendre à tous les maux d'autrui; c'est cet esprit juste et ce goût exquis qui tirent leur pureté de celle de l'âme; ce sont, en un mot, les charmes des sentiments, bien plus que ceux de la personne, que j'adore en vous. Je consens qu'on vous puisse imaginer plus belle encore; mais plus aimable et plus digne du coeur d'un honnête homme, non, Julie, il n'est pas possible.

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Précis du siècle de Louis XV [Document électronique] / par M. de Voltaire, servant de suite au Siècle de Louis XIV, du même auteur

CHAPITRE 1 (extrait)

p1

„Tableau de l' Europeaprès la mort de Louis Xiv .Nous avons donné, avec quelque étendue, une idée dusiecle de Louis Xiv ; siecle des grands hommes,des beaux arts et de la politesse : il fut marqué, ilest vrai, comme tous les autres, par des calamitéspubliques et particulieres, inséparables de la naturehumaine ; mais tout ce qui peut consoler les hommesdans la misere de leurp2

condition faible et périssable, semble avoir étéprodigué dans ce siecle. Il faut voir maintenantce qui suivit ce regne, orageux dans son commencement,brillant du plus grand éclat pendant cinquanteannées, mêlé ensuite de grandes adversités et de

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Considéré le plus grand écrivain français; études philosophiques et littéraires, essais
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quelque bonheur, et finissant dans une tristesse assezsombre, après avoir commencé dans des factionsturbulentes.Louis Xv étoit un enfant orphélin. Il eût ététrop long, trop difficile et trop dangereuxd' assembler les états généraux pour régler lesprétentions à la régence. Le parlement de Parisl' avoit déjà donnée à deux reines ; il la donna auduc d' Orléans. Il avait cassé le testament deLouis Xiii ; il cassa celui de Louis Xiv.Philippe, duc d' Orléans, petit fils de France,fut déclaré maître absolu par ce même parlement qu' ilenvoya bientôt après en exil.p3

Pour mieux sentir par quelle fatalité aveugle lesaffaires de ce monde sont gouvernées, il fautremarquer que l' empire ottoman, qui avait pu attaquerl' empire d' Allemagne pendant la longue guerre de1701, attendit la conclusion totale de la paixgénérale, pour faire la guerre contre les chrétiens.Les turcs s' emparerentp4

aisément en 1715 du Péloponese que le célebreMorosini , surnommé le péloponésiaque , avaitpris sur eux vers la fin du dix-septieme siecle,et qui était resté aux vénitiens par la paix deCarlowitz. L' empereur, garant de cette paix, futobligé de se déclarer contre les turcs. Le princeEugene qui les avait déjàp5

battus autrefois à Zenta, passa le Danube, etlivra bataille près de Petervaradin, au grand visirAli , favori du sultan Achemet Iii , etremporta la victoire la plus signalée.Quoique les détails n' entrent point dans un plangénéral, on ne peut s' empêcher de rapporter icil' action d' un français, célebre par ses aventuressingulieres. Un comte de Bonneval , qui avaitquitté le service de France sur quelquesmécontentemens du ministere, major général alors sousle prince Eugene , se trouva dans cette batailleentouré d' un corps nombreux de janissaires : iln' avait auprès de lui que deux cents soldats de sonrégiment ; il résista une heure entiere, et ayantété abattu d' un coup de lance, dix soldats qui lui

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restaient, le porterent à l' armée victorieuse.Ce même homme proscrit en France, vint ensuite semarier publiquement à Paris ; et quelques annéesaprès il alla prendre le turban à Constantinople oùil est mort bacha.Le grand-visir Ali fut blessé à mort dans labataille. Les moeurs turquesp6

n' étaient pas encore adoucies ; ce visir, avantd' expirer, fit massacrer un général de l' empereur,qui était son prisonnier.L' année d' après le prince Eugene assiégeaBelgrade, dans laquelle il y avait près de quinzemille hommes de garnison ; il se vit lui-même assiégépar une armée innombrable de turcs qui avançaientcontre son camp, et qui l' environnerent detranchées ; il était précisément dans la situation oùse trouva César en assiégeant Alexie : il s' entira comme lui ; il battit les ennemis, et prit laville ; toute son armée devait périr, mais ladiscipline militaire triompha de la force et dunombre.Ce prince mit le comble à sa gloire par la paix dePassarovitz, qui donna Belgrade et Témisvar àl' empereur ; mais les vénitiens, pour qui on avaitfait la guerre, furent abandonnés, et perdirent laGrece sans retour.”..........................................................................................................................................................

XIX-ème siècle

1. Splendeurs et misères des courtisanes [Document électronique] / H. de Balzac ; éd. Antoine Adam

  Première partie. Comment aiment les filles

 

Une vue du bal de l'Opéra

„En 1824, au dernier bal de l'Opéra, plusieurs masques furent frappés de la beauté d'un jeune homme qui se promenait dans les corridors et dans le foyer, avec l'allure des gens en quête d'une femme retenue au logis par des circonstances imprévues. Le secret de cette démarche, tour à tour indolente et pressée, n'est connu que des vieilles femmes et de quelques flâneurs émérites. Dans cet immense rendez-vous, la foule observe peu la foule, les intérêts sont passionnés, le Désoeuvrement lui-même est préoccupé. Le jeune dandy était si

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Réalisme; omniscience; focalization zéro; incipit balzacien; typologies.
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bien absorbé par son inquiète recherche qu'il ne s'apercevait pas de son succès: les exclamations railleusement admiratives de masques, les étonnements sérieux, les mordants lazzis, les plus douces paroles, il ne les entendait pas, il ne les voyait point. Quoique sa beauté le classât parmi ces personnages exceptionnels qui viennent au bal de l'Opéra pour y avoir une aventure, et qui l'attendent comme on attendait un coup heureux à la Roulette quand Frascati vivait, il paraissait bourgeoisement sûr de sa soirée; il devait être le héros d'un de ces mystères à trois personnages qui composent tout le bal masqué de l'Opéra, et connus seulement de ceux qui y jouent leur rôle; car, pour les jeunes femmes qui viennent afin de pouvoir dire: J'ai vu; pour les gens de province, pour les jeunes gens inexpérimentés, pour les étrangers, l'Opéra doit être alors le palais de la fatigue et de l'ennui. Pour eux, cette foule noire, lente et pressée, qui va, vient, serpente, tourne, retourne, monte, descend, et qui ne peut être comparée qu'à des fourmis sur leur tas de bois, n'est pas plus compréhensible que la Bourse pour un paysan bas-breton qui ignore l'existence du Grand-Livre. A de rares exceptions près, à Paris, les hommes ne se masquent point: un homme en domino paraît ridicule. En ceci le génie de la nation éclate. Les gens qui veulent cacher leur bonheur peuvent aller au bal de l'Opéra sans y venir, et les masques absolument forcés d'y entrer en sortent aussitôt. Un spectacle des plus amusants est l'encombrement que produit à la porte, dès l'ouverture du bal, le flot des gens qui s'échappent aux prises avec ceux qui y montent. Donc, les hommes masqués sont des maris jaloux qui viennent espionner leurs femmes, ou des maris en bonne fortune qui ne veulent pas être espionnés par elles, deux situations également moquables. Or, le jeune homme était suivi, sans qu'il le sût, par un masque assassin, gros et court, roulant sur lui-même comme un tonneau. Pour tout habitué de l'Opéra, ce domino trahissait un administrateur, un agent de change, un banquier, un notaire, un bourgeois quelconque en soupçon de son infidèle. En effet, dans la très haute société, personne ne court après d'humiliants témoignages. Déjà plusieurs masques s'étaient montré en riant ce monstrueux personnage, d'autres l'avaient apostrophé, quelques jeunes s'étaient moqués de lui, sa carrure et son maintien annonçaient un dédain marqué pour ces traits sans portée; il allait où le menait le jeune homme, comme va un sanglier poursuivi qui ne se soucie ni des balles qui sifflent à ses oreilles, ni des chiens qui aboient après lui. Quoique au premier abord le plaisir et l'inquiétude aient pris la même livrée, l'illustre robe noire vénitienne, et que tout soit confus au bal de l'Opéra, les différents cercles dont se compose la société parisienne se retrouvent, se reconnaissent et s'observent. Il y a des notions si précises pour quelques initiés, que ce grimoire d'intérêts est lisible comme un roman qui serait amusant. Pour les habitués, cet homme ne pouvait donc pas être en bonne fortune, il eût infailliblement porté quelque marque convenue, rouge, blanche ou verte, qui signale les bonheurs apprêtés de longue main. S'agissait-il d'une vengeance? En voyant le masque suivant de si près un homme en bonne fortune, quelques désoeuvrés revenaient au beau visage sur lequel le plaisir avait mis sa divine auréole. Le jeune homme intéressait: plus il allait, plus il réveillait de curiosités. Tout en lui signalait d'ailleurs les habitudes d'une vie élégante. Suivant une loi fatale de notre époque, il existe peu de différence, soit physique, soit morale, entre le plus distingué, le mieux élevé des fils d'un duc et pair, et ce charmant garçon que naguère la misère étreignait de ses mains de fer au milieu de Paris.

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La beauté, la jeunesse pouvaient masquer chez lui de profonds abîmes, comme chez beaucoup de jeunes gens qui veulent jouer un rôle à Paris sans posséder le capital nécessaire à leurs prétentions, et qui chaque jour risquent le tout pour le tout en sacrifiant au dieu le plus courtisé dans cette cité royale, le Hasard. Néanmoins, sa mise, ses manières étaient irréprochables, il foulait le parquet classique du foyer en habitué de l'Opéra. Qui n'a pas remarqué que là, comme dans toutes les zones de Paris, il est une façon d'être qui révèle ce que vous êtes, ce que vous faites, d'où vous venez, et ce que vous voulez?

- Le beau jeune homme! ici l'on peut se retourner pour le voir, dit un masque en qui les habitués du bal reconnaissaient une femme comme il faut.[...]”

2. [Les] diaboliques [Document électronique] / Barbey d'Aurevilly ; [publ. par Jacques-Henry Bornecque et Philippe Berthier] Le bonheur dans le crime

Dans ce temps délicieux, quand on raconte une histoire vraie, c'est à croire que le Diable a dicté.

J'étais un des matins de l'automne dernier à me promener au jardin des Plantes, en compagnie du docteur Torty, certainement une de mes plus vieilles connaissances. Lorsque je n'étais qu'un enfant, le docteur Torty exerçait la médecine dans la ville de V...; mais après environ trente ans de cet agréable exercice, et ses malades étant morts, - ses fermiers comme il les appelait, lesquels lui avaient rapporté plus que bien des fermiers ne rapportent à leurs maîtres, sur les meilleures terres de Normandie, - il n'en avait pas repris d'autres; et déjà sur l'âge et fou d'indépendance, comme un animal qui a toujours marché sur son bridon et qui finit par le casser, il était venu s'engloutir dans Paris, - là même, dans le voisinage du Jardin des Plantes, rue Cuvier, je crois, - ne faisant plus la médecine que pour son plaisir personnel, qui, d'ailleurs, était grand à en faire, car il était médecin dans le sang et jusqu'aux ongles, et fort médecin, et grand observateur, en plus, de bien d'autres cas que de cas simplement physiologiques et pathologiques...

L'avez-vous quelquefois rencontré, le docteur Torty? C'était un de ces esprits hardis et vigoureux qui ne chaussent point de mitaines, par la très bonne et proverbiale raison que: "chat ganté ne prend pas de souris", et qu'il en avait immensément pris, et qu'il en voulait toujours prendre, ce matois de fine et forte race; espèce d'homme qui me plaisait beaucoup à moi, et je crois bien (je me connais!) par les côtés surtout qui déplaisaient le plus aux autres. En effet, il déplaisait assez généralement quand on se portait bien, ce brusque original de docteur Torty; mais ceux à qui il déplaisait le plus, une fois malades, lui faisaient des salamalecs, comme les sauvages en faisaient au fusil de Robinson qui pouvait les tuer, non pour les mêmes raisons que les sauvages, mais spécialement pour les raisons contraires: il pouvait les sauver! Sans cette

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Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Surnaturalisme; romantisme; fantastique; symbolisme décadent; occultisme; dandysme.
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considération prépondérante, le docteur n'aurait jamais gagné vingt mille livres de rente dans une petite ville aristocratique, dévote et bégueule, qui l'aurait parfaitement mis à la porte cochère de ses hôtels, si elle n'avait écouté que ses opinions et ses antipathies. Il s'en rendait compte, du reste, avec beaucoup de sang-froid, et il en plaisantait. "Il fallait, - disait-il railleusement pendant le bail de trente ans qu'il avait fait à V..., - qu'ils choisissent entre moi et l'Extrême-Onction, et, tout dévots qu'ils étaient, ils me prenaient encore de préférence aux Saintes Huiles." Comme vous voyez, il ne se gênait pas, le docteur. Il avait la plaisanterie légèrement sacrilège. Franc disciple de Cabanis en philosophie médicale, il était, comme son vieux camarade Chaussier, de l'école de ces médecins terribles par un matérialisme absolu, et comme Dubois - le premier des Dubois - par un cynisme qui descend toutes choses et tutoierait des duchesses et des dames d'honneur d'impératrice et les appellerait "mes petites mères", ni plus ni moins que des marchandes de poisson. Pour vous donner une simple idée du cynisme du docteur Torty, c'est lui qui me disait un soir, au cercle des Ganaches, en embrassant somptueusement d'un regard de propriétaire le quadrilatère éblouissant de la table ornée de cent vingt convives: "C'est moi qui les fais tous!..." Moïse n'eût pas été plus fier, en montrant la baguette avec laquelle il changeait des rochers en fontaines. Que voulez-vous, Madame? Il n'avait pas la bosse du respect, et même il prétendait que là où elle est sur le crâne des autres hommes, il y avait un trou sur le sien. Vieux, ayant passé la soixante-dizaine, mais carré, robuste et noueux comme son nom, d'un visage sardonique et, sous sa perruque châtain clair, très lisse, très lustrée et à cheveux très courts, d'un oeil pénétrant, vierge de lunettes, vêtu presque toujours en habit gris ou de ce brun qu'on appela longtemps fumée de Moscou, il ne ressemblait ni de tenue ni d'allure à messieurs les médecins de Paris, corrects, cravatés de blanc, comme du suaire de leurs morts! C'était un autre homme. Il avait, avec ses gants de daim, ses bottes à forte semelle et à gros talons qu'il faisait retentir sous son pas très ferme, quelque chose d'alerte et de cavalier, et cavalier est bien le mot, car il était resté (combien d'années sur trente!), le charivari boutonné sur la cuisse, et à cheval, dans des chemins à casser en deux des Centaures, - et on devinait bien tout cela à la manière dont il cambrait encore son large buste, vissé sur des reins qui n'avaient pas bougé, et qui se balançait sur de fortes jambes sans rhumatismes, arquées comme celles d'un ancien postillon. Le docteur Torty avait été une espèce de Bas-de-Cuir équestre, qui avait vécu dans les fondrières du Cotentin, comme le Bas-de-Cuir de Cooper dans les forêts de l'Amérique. Naturaliste qui se moquait, comme le héros de Cooper, des lois sociales, mais qui, comme l'homme de Fenimore, ne les avait pas remplacées par l'idée de Dieu, il était devenu un de ces impitoyables observateurs qui ne peuvent pas ne point être des misanthropes. C'est fatal. Aussi l'était-il. Seulement il avait eu le temps, pendant qu'il faisait boire la boue des mauvais chemins au ventre sanglé de son cheval, de se blaser sur les autres fanges de la vie. Ce n'était nullement un misanthrope à l'Alceste. Il ne s'indignait pas vertueusement. Il ne s'encolérait pas. Non! il méprisait l'homme aussi tranquillement qu'il prenait sa prise de tabac, et même il avait autant de plaisir à le mépriser qu'à la prendre.

Tel exactement il était, ce docteur Torty, avec lequel je me promenais.

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3 [Les] fleurs du mal [Document électronique] ; Les épaves ; Bribes / Baudelaire ; relevé de variantes par Antoine Adam,... XII. - La vie antérieure

J'ai longtemps habité sous de vastes portiques

Que les soleils marins teignaient de mille feux,

Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,

Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,

Mêlaient d'une façon solennelle et mystique

Les tout-puissants accords de leur riche musique

Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,

Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs

Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,

Et dont l'unique soin était d'approfondir

Le secret douloureux qui me faisait languir.

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Madame Bovary [Document électronique] : moeurs de province / Flaubert ; [éd. par Claudine Gothot-Mersch,...] (extrait)IX

Six semaines s'écoulèrent. Rodolphe ne revint pas. Un soir, enfin, il parut.

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Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Réalisme; focalisation externe; focalisation zéro.
Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Symbolisme et parnassianisme; spleen baudelairien; poèmes en prose.
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Il s'était dit, le lendemain des comices:

- N'y retournons pas de sitôt, ce serait une faute.

Et, au bout de la semaine, il était parti pour la chasse. Après la chasse, il avait songé qu'il était trop tard, puis il fit ce raisonnement:

- Mais, si du premier jour elle m'a aimé, elle doit, par l'impatience de me revoir, m'aimer davantage. Continuons donc!

Et il comprit que son calcul avait été bon lorsque, en entrant dans la salle, il aperçut Emma pâlir.

Elle était seule. Le jour tombait. Les petits rideaux de mousseline, le long des vitres, épaississaient le crépuscule, et la dorure du baromètre, sur qui frappait un rayon de soleil, étalait des feux dans la glace, entre les découpures du polypier.

Rodolphe resta debout; et à peine si Emma répondit à ses premières phrases de politesse.

- Moi, dit-il, j'ai eu des affaires. J'ai été malade.

- Gravement? s'écria-t-elle.

- Eh bien, fit Rodolphe en s'asseyant à ses côtés sur un tabouret, non!... C'est que je n'ai pas voulu revenir.

- Pourquoi?

- Vous ne devinez pas?

Il la regarda encore une fois, mais d'une façon si violente qu'elle baissa la tête en rougissant. Il reprit:

- Emma...

- Monsieur! fit-elle en s'écartant un peu.

- Ah! vous voyez bien, répliqua-t-il d'une voix mélancolique, que j'avais raison de vouloir ne pas revenir; car ce nom, ce nom qui remplit mon âme et qui m'est échappé, vous me l'interdisez! Madame Bovary!... Eh! tout le monde vous appelle comme cela!... Ce n'est pas votre nom, d'ailleurs; c'est le nom d'un autre!

Il répéta:

- D'un autre!

Et il se cacha la figure entre les mains.

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- Oui, je pense à vous continuellement!... Votre souvenir me désespère! Ah! pardon!... Je vous quitte... Adieu!... J'irai loin..., si loin, que vous n'entendrez plus parler de moi!... Et cependant..., aujourd'hui..., je ne sais quelle force encore m'a poussé vers vous! Car on ne lutte pas contre le ciel, on ne résiste point au sourire des anges! on se laisse entraîner par ce qui est beau, charmant, adorable!

C'était la première fois qu'Emma s'entendait dire ces choses; et son orgueil, comme quelqu'un qui se délasse dans une étuve, s'étirait mollement et tout entier à la chaleur de ce langage.

- Mais, si je ne suis pas venu, continua-t-il, si je n'ai pu vous voir, ah! du moins j'ai bien contemplé ce qui vous entoure. La nuit, toutes les nuits, je me relevais, j'arrivais jusqu'ici, je regardais votre maison, le toit qui brillait sous la lune, les arbres du jardin qui se balançaient à votre fenêtre, et une petite lampe, une lueur, qui brillait à travers les carreaux, dans l'ombre. Ah! vous ne saviez guère qu'il y avait là, si près et si loin, un pauvre misérable...

Elle se tourna vers lui avec un sanglot.

- Oh! vous êtes bon! dit-elle.

- Non, je vous aime, voilà tout! Vous n'en doutez pas! Dites-le-moi; un mot! un seul mot!

Et Rodolphe, insensiblement, se laissa glisser du tabouret jusqu'à terre; mais on entendit un bruit de sabots dans la cuisine, et la porte de la salle, il s'en aperçut, n'était pas fermée.

- Que vous seriez charitable, poursuivit-il en se relevant, de satisfaire une fantaisie!

C'était de visiter sa maison; il désirait la connaître; et, madame Bovary n'y voyant point d'inconvénient, ils se levaient tous les deux, quand Charles entra.

- Bonjour, docteur, lui dit Rodolphe.

Le médecin, flatté de ce titre inattendu, se répandit en obséquiosités, et l'autre en profita pour se remettre un peu.

- Madame m'entretenait, fit-il donc, de sa santé...

Charles l'interrompit: il avait mille inquiétudes, en effet; les oppressions de sa femme recommençaient. Alors Rodolphe demanda si l'exercice du cheval ne serait pas bon.

- Certes! excellent, parfait!... Voilà une idée! Tu devrais la suivre.

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Et, comme elle objectait qu'elle n'avait point de cheval, M. Rodolphe en offrit un; elle refusa ses offres; il n'insista pas; puis, afin de motiver sa visite, il conta que son charretier, l'homme à la saignée, éprouvait toujours des étourdissements.

- J'y passerai, dit Bovary.

- Non, non, je vous l'enverrai; nous viendrons, ce sera plus commode pour vous.

- Ah! fort bien. Je vous remercie.

Et, dès qu'ils furent seuls:

- Pourquoi n'acceptes-tu pas les propositions de M. Boulanger, qui sont si gracieuses?

Elle prit un air boudeur, chercha mille excuses, et déclara finalement que cela peut-être semblerait drôle.

- Ah! je m'en moque pas mal! dit Charles en faisant une pirouette. La santé avant tout! Tu as tort!

- Eh! comment veux-tu que je monte à cheval, puisque je n'ai pas d'amazone?

- Il faut t'en commander une! répondit-il.

L'amazone la décida.

Quand le costume fut prêt, Charles écrivit à M. Boulanger que sa femme était à sa disposition, et qu'ils comptaient sur sa complaisance.[...]”

5.

[L']oeuvre fantastique [Document électronique]. I. Nouvelles / Théophile Gautier ; éd. critique par Michel Crouzet  Nouvelles (extrait)

 

La cafetière

„J'ai vu sous de sombres voiles

Onze étoiles,

La lune, aussi le soleil,

Me faisant la révérence,

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Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Théoricien du Parnasse; „l’art pour l’art”
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En silence,

Tout le long de mon sommeil.

La vision de Joseph.

I

L'année dernière, je fus invité, ainsi que deux de mes camarades d'atelier, Arrigo Cohic et Pedrino Borgnioli à passer quelques jours dans une terre au fond de la Normandie.

Le temps, qui, à notre départ, promettait d'être superbe, s'avisa de changer tout à coup, et il tomba tant de pluie, que les chemins creux où nous marchions étaient comme le lit d'un torrent.

Nous enfoncions dans la bourbe jusqu'aux genoux, une couche épaisse de terre grasse s'était attachée aux semelles de nos bottes, et par sa pesanteur ralentissait tellement nos pas que nous n'arrivâmes au lieu de notre destination qu'une heure après le coucher du soleil.

Nous étions harassés; aussi, notre hôte, voyant les efforts que nous faisions pour comprimer nos bâillements et tenir les yeux ouverts, aussitôt que nous eûmes soupé, nous fit conduire chacun dans notre chambre.

La mienne était vaste; je sentis, en y entrant, comme un frisson de fièvre, car il me sembla que j'entrais dans un monde nouveau.

En effet, l'on aurait pu se croire au temps de la Régence, à voir les dessus de porte de Boucher représentant les quatre Saisons, les meubles surchargés d'ornements de rocaille du plus mauvais goût, et les trumeaux des glaces sculptés lourdement.

Rien n'était dérangé. La toilette couverte de boîtes à peignes, de houppes à poudrer, paraissait avoir servi la veille. Deux ou trois robes de couleurs changeantes, un éventail semé de paillettes d'argent, jonchaient le parquet bien ciré, et, à mon grand étonnement, une tabatière d'écaille ouverte sur la cheminée était pleine de tabac encore frais.

Je ne remarquai ces choses qu'après que le domestique, déposant son bougeoir sur la table de nuit, m'eut souhaité un bon somme, et, je l'avoue, je commençai à trembler comme la feuille. Je me déshabillai promptement, je me couchai, et, pour en finir avec ces sottes frayeurs, je fermai bientôt les yeux en me tournant du côté de la muraille.

Mais il me fut impossible de rester dans cette position: le lit s'agitait sous moi comme une vague, mes paupières se retiraient violemment en arrière. Force me fut de me retourner et de voir.

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Le feu qui flambait jetait des reflets rougeâtres dans l'appartement, de sorte qu'on pouvait sans peine distinguer les personnages de la tapisserie et les figures des portraits enfumés pendus à la muraille.

C'étaient les aïeux de notre hôte, des chevaliers bardés de fer, des conseillers en perruque, et de belles dames au visage fardé et aux cheveux poudrés à blanc, tenant une rose à la main.

Tout à coup le feu prit un étrange degré d'activité; une lueur blafarde illumina la chambre, et je vis clairement que ce que j'avais pris pour de vaines peintures était la réalité; car les prunelles de ces êtres encadrés remuaient, scintillaient d'une façon singulière; leurs lèvres s'ouvraient et se fermaient comme des lèvres de gens qui parlent, mais je n'entendais rien que le tic-tac de la pendule et le sifflement de la bise d'automne[...]”

6. Oeuvres [Document électronique] / Gérard de Nerval ; [textes établis, par Henri Lemaitre,...]

El Desdichado

Je suis le ténébreux, - le veuf - l'inconsolé,

Le prince d'Aquitaine à la tour abolie:

Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé

Porte le soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,

Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,

La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,

Et la treille où le pampre à la rose s'allie.

Suis-je Amour ou Phébus?... Lusignan ou Biron?

Mon front est rouge encor du baiser de la reine;

J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène...

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron:

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Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Surnaturalisme; surnaturel.
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Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée

Les soupirs de la sainte et les cris de là fée.”

7. Oeuvres [Document électronique] / Rimbaud ; [éd. par Suzanne Bernard et André Guyaux]

Roman

I

„On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.

- Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,

Des cafés tapageurs aux lustres éclatants!

- On va sous les tilleuls verts de la promenade.

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin!

L'air est parfois si doux, qu'on ferme la paupière;

Le vent chargé de bruits, - la ville n'est pas loin,

A des parfums de vigne et des parfums de bière...

II

- Voilà qu'on aperçoit un tout petit chiffon

D'azur sombre, encadré d'une petite branche,

Piqué d'une mauvaise étoile, qui se fond

Avec de doux frissons, petite et toute blanche...

Nuit de juin! Dix-sept ans! - On se laisse griser.

La sève est du champagne et vous monte à la tête...

On divague; on se sent aux lèvres un baiser

Qui palpite là, comme une petite bête...

III

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Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Symbolisme; décadence; „painted plates”ou „illuminations”; l’enfant-poète.
Page 38: Littérature française par siècles.doc

Le coeur fou Robinsonne à travers les romans,

- Lorsque, dans la clarté d'un pâle réverbère,

Passe une demoiselle aux petits airs charmants,

Sous l'ombre du faux-col effrayant de son père...

Et, comme elle vous trouve immensément naïf,

Tout en faisant trotter ses petites bottines,

Elle se tourne, alerte et d'un mouvement vif...

- Sur vos lèvres alors meurent les cavatines....

IV

Vous êtes amoureux. Loué jusqu'à mois d'août.

Vous êtes amoureux. - Vos sonnets La font rire.

Tous vos amis s'en vont, vous êtes mauvais goût.

- Puis l'adorée, un soir, a daigné vous écrire...!

- Ce soir-là,... - vous rentrez aux cafés éclatants,

Vous demandez des bocks ou de la limonade...

- On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans

Et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade.”

29 septembre 70.

8. [Le] Rouge et le Noir [Document électronique] : chronique de XIXe siècle / Stendhal ; [texte établi par Pierre-Georges Castex,...]  (extrait)Livre premier

La vérité, l'âpre vérité.

DANTON.

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Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Réalisme, omniscience, multifocalisation
Page 39: Littérature française par siècles.doc

 

Chapitre premier. Une petite ville

Put thousands together

Less bad,

But the cage less gay.

HOBBES.

„La petite ville de Verrières peut passer pour l'une des plus jolies de la Franche-Comté. Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges s'étendent sur la pente d'une colline, dont des touffes de vigoureux châtaigniers marquent les moindres sinuosités. Le Doubs coule à quelques centaines de pieds au-dessous de ses fortifications bâties jadis par les Espagnols, et maintenant ruinées.

Verrières est abrité du côté du nord par une haute montagne, c'est une des branches du Jura. Les cimes brisées du Verra se couvrent de neige dès les premiers froids d'octobre. Un torrent, qui se précipite de la montagne, traverse Verrières avant de se jeter dans le Doubs, et donne le mouvement à un grand nombre de scies à bois, c'est une industrie fort simple et qui procure un certain bien-être à la majeure partie des habitants plus paysans que bourgeois. Ce ne sont pas cependant les scies à bois qui ont enrichi cette petite ville. C'est à la fabrique des toiles peintes, dites de Mulhouse, que l'on doit l'aisance générale qui, depuis la chute de Napoléon, a fait rebâtir les façades de presque toutes les maisons de Verrières.

A peine entre-t-on dans la ville que l'on est étourdi par le fracas d'une machine bruyante et terrible en apparence. Vingt marteaux pesants, et retombant avec un bruit qui fait trembler le pavé, sont élevés par une roue que l'eau du torrent fait mouvoir. Chacun de ces marteaux fabrique, chaque jour, je ne sais combien de milliers de clous. Ce sont de jeunes filles fraîches et jolies qui présentent aux coups de ces marteaux énormes les petits morceaux de fer qui sont rapidement transformés en clous. Ce travail, si rude en apparence, est un de ceux qui étonnent le plus le voyageur qui pénètre pour la première fois dans les montagnes qui séparent la France de l'Helvétie. Si, en entrant à Verrières, le voyageur demande à qui appartient cette belle fabrique de clous qui assourdit les gens qui montent la grande rue, on lui répond avec un accent traînard: Eh! elle est à M. le maire.[...]”

9. Oeuvres poétiques [Document électronique] / Paul Verlaine ; [textes établis par Jacques Robichez,...]

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Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Symbolisme; „poèmes saturniens”.
Page 40: Littérature française par siècles.doc

IV Effet de nuit

La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette

De flèches et de tours à jour la silhouette

D'une ville gothique éteinte au lointain gris.

La plaine. Un gibet plein de pendus rabougris

Secoués par le bec avide des corneilles

Et dansant dans l'air noir des gigues nonpareilles,

Tandis que leurs pieds sont la pâture des loups.

Quelques buissons d'épine épars, et quelque houx

Dressant l'horreur de leur feuillage à droite, à gauche,

Sur le fuligineux fouillis d'un fond d'ébauche.

Et puis, autour de trois livides prisonniers

Qui vont pieds nus, un gros de hauts pertuisaniers

En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse,

Luisent à contre-sens des lances de l'averse.

10. Germinal [Document électronique] / Emile Zola ; [texte établi par Colette Becker,...]  Première partie (extrait)

 

I

„Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d'une obscurité et d'une épaisseur d'encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il n'avait la sensation de l'immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d'avoir balayé des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d'arbre ne tachait le ciel, le pavé se déroulait avec la rectitude d'une jetée, au milieu de l'embrun aveuglant des ténèbres.

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Rebeca Jilinschi, 25.11.07,
Naturalisme; déterminisme; „Roman expérimental”
Page 41: Littérature française par siècles.doc

L'homme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d'un pas allongé, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet, noué dans un mouchoir à carreaux, le gênait beaucoup; et il le serrait contre ses flancs, tantôt d'un coude, tantôt de l'autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains à la fois, des mains gourdes que les lanières du vent d'est faisaient saigner. Une seule idée occupait sa tête vide d'ouvrier sans travail et sans gîte, l'espoir que le froid serait moins vif après le lever du jour. Depuis une heure, il avançait ainsi, lorsque sur la gauche, à deux kilomètres de Montsou, il aperçut des feux rouges, trois brasiers brûlant au plein air, et comme suspendus. D'abord, il hésita, pris de crainte; puis, il ne put résister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains.

Un chemin creux s'enfonçait. Tout disparut. L'homme avait à droite une palissade, quelque mur de grosses planches fermant une voie ferrée; tandis qu'un talus d'herbe s'élevait à gauche, surmonté de pignons confus, d'une vision de village aux toitures basses et uniformes. Il fit environ deux cents pas. Brusquement, à un coude du chemin, les feux reparurent près de lui, sans qu'il comprit davantage comment ils brûlaient si haut dans le ciel mort, pareils à des lunes fumeuses. Mais, au ras du sol, un autre spectacle venait de l'arrêter. C'était une masse lourde, un tas écrasé de constructions, d'où se dressait la silhouette d'une cheminée d'usine; de rares lueurs sortaient des fenêtres encrassées, cinq ou six lanternes tristes étaient pendues dehors, à des charpentes dont les bois noircis alignaient vaguement des profils de tréteaux gigantesques; et, de cette apparition fantastique, noyée de nuit et de fumée, une seule voix montait, la respiration grosse et longue d'un échappement de vapeur, qu'on ne voyait point.

Alors, l'homme reconnut une fosse. Il fut repris de honte: à quoi bon? il n'y aurait pas de travail. Au lieu de se diriger vers les bâtiments, il se risqua enfin à gravir le terri sur lequel brûlaient les trois feux de houille, dans des corbeilles de fonte, pour éclairer et réchauffer la besogne. Les ouvriers de la coupe à terre avaient dû travailler tard, on sortait encore les débris inutiles. Maintenant, il entendait les moulineurs pousser les trains sur les tréteaux, il distinguait des ombres vivantes culbutant les berlines, près de chaque feu.

- Bonjour, dit-il en s'approchant d'une des corbeilles.

Tournant le dos au brasier, le charretier était debout, un vieillard vêtu d'un tricot de laine violette, coiffé d'une casquette en poil de lapin; pendant que son cheval, un gros cheval jaune, attendait, dans une immobilité de pierre, qu'on eût vidé les six berlines montées par lui. Le manoeuvre employé au culbuteur, un gaillard roux et efflanqué, ne se pressait guère, pesait sur le levier d'une main endormie. Et, là-haut, le vent redoublait, une bise glaciale, dont les grandes haleines régulières passaient comme des coups de faux.

- Bonjour, répondit le vieux.[...]”

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41

Page 42: Littérature française par siècles.doc

XX-ème siècle

1. Guillaume Apollinaire

2. Tristan Tzara

« Prenez un journal. Prenez quelques ciseaux / Choisissez dans le journal un article qui ait la longueur que / vous désirez donner à votre poésie. / Découpez l’article. Découpez aussi, avec attention chaque mot qui / compose l’article et mettez tous les mots dans / un sac. / Agitez doucement. / Faites sortir les mots, l’un après l’autre, en les rangeant / dans l’ordre de leur sortie. / Copiez-les consciencieusement. / La poésie vous ressemblera. / Vous voilà un écrivain très original / et doué d’une charmante sensibilité... » (Le Manifeste Dada)

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Rebeca Jilinschi, 28.11.07,
Fondateur du mouvement Dada: extravagance, liberté dans la créativité, hazard, dictée automatique
Rebeca Jilinschi, 28.11.07,
Symboles et calligrammes, precurseur du surréalisme
Page 43: Littérature française par siècles.doc

3. Paul Valéry

Cimetière marin(fragments)

« Ce toit tranquille, où marchent des colombes,Entre les pins palpite, entre les tombes ;Midi le juste y compose de feuxLa mer, la mer, toujours recommencéeO récompense après une penséeQu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur travail de fins éclairs consumeMaint diamant d’imperceptible écume,Et quelle paix semble se concevoir !Quand sur l’abîme un soleil se repose,Ouvrages purs d’une éternelle cause,Le temps scintille et le songe est savoir.

Stable trésor, temple simple à Minerve,Masse de calme, et visible réserve,Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toiTant de sommeil sous une voile de flamme,O mon silence !… Édifice dans l’âme,Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit ! […]»

4. André Breton

Tournesol ( poème de Breton, 1923, repris dans L'amour fou" en 1937)

    A Pierre Reverdy

    La voyageuse qui traversa les Halles à la

    tombée de l'été

    Marchait sur la pointe des pieds

    le désespoir roulait au ciel ses grands arums

    si beaux

    Et dans le sac à main il y avait mon rêve ce

    flacon de sels

    Que seule a respirés la marraine de Dieu

43

Rebeca Jilinschi, 28.11.07,
Manifeste du surréalisme, ecriture automatique, absurde, exploration de l’inconscient
Rebeca Jilinschi, 28.11.07,
« Mes vers ont le sens qu'on leur prête… »
Page 44: Littérature française par siècles.doc

    Les torpeurs se déployaient comme la buée

    Au Chien qui fume

    Où venaient d'entrer le pour et le contre

    La jeune femme ne pouvait être vue d'eux

    que mal et de biais

    Avais-je affaire à l'ambassadrice du salpêtre

    Ou de la courbe blanche sur fond noir que

    nous appelons pensée

    Le bal des innocents battait son plein

    Les lampions prenaient feu lentement dans

    les marronniers

    La dame sans ombre s'agenouilla sur

    le Pont-au-Change

    Rue Gît -le -cœur les timbres n'étaient plus les

    mêmes

    Les promesses des nuits étaient enfin tenues

    Les pigeons voyageurs les baisers de secours

    Se joignaient aux seins de la belle inconnue

    dardés sous le crêpe des significations par-

    faite

Une ferme prospérait en plein Paris

    Et ses fenêtres donnaient sur la voie lactée

    Mais personne ne l'habitait encore à cause

    des survenants

    Des survenants qu'on sait plus dévoués que

44

Page 45: Littérature française par siècles.doc

    les revenants

    Les uns contre cette ferme ont l'air

    de nager

    Et dans l'amour il entre un peu de leur

    substance

    Elle les intériorise

    Je ne suis le jouet d'aucune puissance

    sensorielle

    Et pourtant le grillon qui chantait dans les

    cheveux de cendre

    Un soir près de la statue d'Etienne Marcel

    M'a jeté un coup d'œil d'intelligence

    André Breton a-t-il dit passe

5. Léopold Senghor

Leopold Sédar Senghor est en outre l'auteur de l'hymne national du Sénégal sont voici les paroles :

Pincez tous vos coras, frappez vos balafonsLe lion rouge a rugi. Le dompteur de la brousseD'un bond s'est élancé dissipant les ténèbresSoleil sur nos terreurs, soleil sur notre espoir.

Refrain :Debout frères voici l'Afrique rassembléeFibres de mon cœur vert épaule contre épauleMes plus que frères. O Sénégalais, debout !Unissons la mer et les sources, unissonsLa steppe et la forêt. Salut Afrique mère.

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Rebeca Jilinschi, 28.11.07,
Afrique noire, francophonie, „Liberté”: le dialogue des cultures, „la négritude”
Page 46: Littérature française par siècles.doc

6. Marcel Pagnol

http://www.marcel-pagnol.com/

Le Chateau de ma mère (roman de l’enfance)

(EXTRAIT)"D'un fourré, près de la porte, sortit un homme de taille moyenne, mais énorme. Il portait un uniforme vert et un képi. À sa ceinture était suspendu un étui de cuir d'où sortait la crosse d'un revolver d'ordonnance. Il tenait en laisse, au bout d'une chaîne, un chien affreux, celui que nous avions si longtemps redouté. C'était un veau à tête de bouledogue. Dans son poil ras d'un jaune sale, la pelade avait mis de grandes tâches roses, qui ressemblaient à des cartes de géographie. Sa patte gauche arrière restait en l'air, agitée de saccades convulsives, ses épaisses babines pendaient longuement, prolongées par des fils de bave, et de part et d'autre de l'horrible gueule, deux canines se dressaient, pour le meurtre des innocents. Enfin, le monstre avait un œil laiteux, mais l'autre, énormément ouvert, brillait d'une menace jaune, tandis que de son nez glaireux sortait par intervalles un souffle ronflant et sifflant. Le visage de l'homme était aussi terrible. Son nez était piqueté de trous, comme une fraise, sa moustache blanchâtre d'un côté, était queue de vache de l'autre, et ses paupières inférieures étaient bordées de petits anchois velus. Ma mère poussa un gémissement d'angoisse, et cacha son visage dans les roses tremblantes. La petite sœur se mit à pleurer. Mon père, blême, ne bougeait pas. Paul se cachait derrière lui, et moi, j'avalais ma salive… L'homme nous regardait sans rien dire ; on entendait le râle du molosse. "Monsieur, dit mon père… - Que faîtes-vous ici ? hurla soudain cette brute. Qui vous a permis d'entrer sur les terres de M. le Baron ? Vous êtes ses invités, peut-être, ou ses parents ?"

7. Jean Anouilh

Quelques citation d’Antigone:

Ismène : Tu n'as donc pas envie de vivre , toi ?Antigone : pas envie de vivre...Qui se levait la première , le matin, rien que pour sentir l'air froid sous sa peau nue ? Qui se couchait la dernière seulement quand elle n'en pouvait plus de fatigue, pour vivre encore un peu de la nuit ? Qui pleurait déjà toute petite , en pensant qu'il n'y avait tant de petites bêtes, tant de brins d'herbe dans le pré , et qu'on ne pouvait pas tous les prendre ?

Chacun de nous a un jour, plus ou moins triste, plus ou moins lointain, où il doit enfin accepter d'être un homme.

Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m'ont faits aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.

Je vous parle de trop loin maintenant , d'un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre.

46

Rebeca Jilinschi, 28.11.07,
Nouvelles pièces noires; reinvetion de Sophocle
Rebeca Jilinschi, 28.11.07,
Poète, romancier, dramaturge, cinéaste, essayiste, traducteur, historien
Page 47: Littérature française par siècles.doc

Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte... Moi, je veux tout, tout de suite, et que ce soit entier, ou alors je refuse! Je ne veux pas être modeste , moi, et de me contenter d'un petit morceau, si j'ai été bien sage.

8. Albert Camus

Le Mythe de Sisyphe.

Il faut imaginer Sisyphe heureux.

Tout au bout de ce long effort mesuré par l'espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d'où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine.

C'est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m'intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre luimême. Je vois cet homme redescendre d'un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s'enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher.

Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l'espoir de réussir le soutenait ? L'ouvrier d'aujourd'hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde. Mais il n'est tragique qu'aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l'étendue de sa misérable condition : c'est à elle qu'il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n'est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris.

Si la descente ainsi se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Ce mot n'est pas de trop. J'imagine encore Sisyphe revenant vers son rocher, et la douleur était au début. Quand les images de la terre tiennent trop fort au souvenir, quand l'appel du bonheur se fait trop pressant, il arrive que la tristesse se lève au cœur de l'homme : c'est la victoire du rocher, c'est le rocher luimême. Ce sont nos nuits de Gethsémani. Mais les vérités écrasantes périssent d'être reconnues. Ainsi, Œdipe obéit d'abord au destin sans le savoir. A partir du moment où il sait, sa tragédie commence. Mais dans le même instant, aveugle et désespéré, il reconnaît que le seul lien qui le rattache au monde, c'est la main fraîche d'une jeune fille. Une parole démesurée retentit alors : " Malgré tant d'épreuves, mon âge avancé et la grandeur de mon âme me font juger que tout est bien. " L'Œdipe de Sophocle, comme le Kirilov de Dostoïevsky, donne ainsi la formule de la victoire absurde. La sagesse antique rejoint l'héroïsme moderne.

On ne découvre pas l'absurde sans être tenté d'écrire quelque manuel du bonheur. " Eh ! quoi, par des voies si étroites... ? " Mais il n'y a qu'un monde. Le bonheur et l'absurde sont deux fils de la même terre. Ils sont inséparables. L'erreur serait de dire que le bonheur naît forcément de la découverte absurde. Il arrive aussi bien que le sentiment de l'absurde naisse du bonheur. " Je juge que tout est bien ", dit Œdipe, et cette parole est sacrée. Elle retentit dans l'univers farouche et limité de l'homme. Elle enseigne que tout n'est pas, n'a pas été épuisé. Elle chasse de ce monde un dieu qui y était entré avec l'insatisfaction et le goût des douleurs inutiles. Elle fait du destin une affaire d'homme, qui doit être réglée entre les hommes.

Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l'homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l'univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s'élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l'envers nécessaire et le prix de la victoire. Il n'y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit.

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Rebeca Jilinschi, 28.11.07,
Existentialisme: ”l’homme au centre de sa reflexion”; l’homme absurde; l’homme révolté
Page 48: Littérature française par siècles.doc

L'homme absurde dit oui et son effort n'aura plus de cesse. S'il y a un destin personnel, il n'y a point de destinée supérieure ou du moins il n'en est qu'une dont il juge qu'elle est fatale et méprisable. Pour le reste, il se sait le maître de ses jours. A cet instant subtil où l'homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d'actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l'origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n'a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore.

Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.

Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942

9. Eugène Ionesco

La Cantatrice chauve

Mme et M. Martin s'assoient l'un en face de l'autre, sans se parler. Ils se sourient, avec timidité.

M. Martin, d'une voix traînante, monotone, un peu chantante, nullement nuancée. - Mes excuses, Madame, mais il me semble, si je ne me trompe, que je vous ai déjà rencontrée quelque part.

Mme Martin - A moi aussi, Monsieur, il me semble que je vous ai déjà rencontré quelque part.

M. Martin - Ne vous aurais-je pas déjà aperçue, Madame, à Manchester, par hasard ?

Mme Martin - C'est très possible ! Moi, je suis originaire de la ville de Manchester ! Mais je ne me souviens pas très bien, Monsieur, je ne pourrais pas dire si je vous y ai aperçu ou non !

M. Martin - Mon Dieu, comme c'est curieux ! Moi aussi je suis originaire de la ville de Manchester, Madame !

Mme Martin - Comme c'est curieux !

M. Martin - Comme c'est curieux !... Seulement moi, Madame, j'ai quitté la ville de Manchester il y a cinq semaines environ.

Mme Martin - Comme c'est curieux ! Quelle bizarre coïncidence ! Moi aussi, Monsieur, j'ai quitté la ville de Manchester il y a cinq semaines environ.

M. Martin - J'ai pris le train d'une demie après huit le matin, qui arrive à Londres un quart avant cinq, Madame.

Mme Martin - Comme c'est curieux ! Comme c'est bizarre! et quelle coïncidence ! J'ai pris le même train, Monsieur, moi aussi !

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Rebeca Jilinschi, 02.12.07,
Cette pièce est à l'affiche au théâtre de la Huchette quasiment depuis sa création.(1950-parution;1957 à Huchette). Elle a remporté le prix „Molière d’honneur”en 1989.
Rebeca Jilinschi, 28.11.07,
surréalisme; théatre de l’absurde; existentialisme, expressionisme
Page 49: Littérature française par siècles.doc

M. Martin - Mon Dieu, comme c'est curieux! Peut-être bien alors, Madame, que je vous ai vue dans le train?

Mme Martin - C'est bien possible, ce n'est pas exclu, c'est plausible et, après tout, pourquoi pas ! Mais je n'en ai aucun souvenir, Monsieur.

M. Martin - Je voyageais en deuxième classe, Madame. Il n'y a pas de deuxième classe en Angleterre, mais je voyage quand même en deuxième classe.

Mme Martin - Comme c'est bizarre! Que c'est curieux! et quelle coïncidence! Moi aussi, Monsieur, je voyageais en deuxième classe.

M. Martin - Comme c'est curieux! Nous nous sommes peut-être bien rencontrés en deuxième classe, chère Madame.

Mme Martin - La chose est bien possible et ce n'est pas du tout exclu. Mais je ne m'en souviens pas très bien, cher Monsieur !

M. Martin - Ma place était dans le wagon numéro huit, sixième compartiment, Madame !

Mme Martin - Comme c'est curieux! ma place aussi était dans le wagon numéro huit, sixième compartiment, cher Monsieur !

M. Martin - Comme c'est curieux et quelle coïncidence bizarre ! Peut-être nous sommes-nous rencontrés dans le sixième compartiment, chère Madame ?

Mme Martin - C'est bien possible, mais je ne m'en souviens pas, cher Monsieur !

M. Martin - A vrai dire, chère Madame, moi non plus je ne m'en souviens pas, mais il est possible que nous nous soyons aperçus là, et si j'y pense bien, la chose me semble même très possible.

Mme Martin - Oh ! Vraiment, bien sûr, vraiment, Monsieur !

M. Martin - Comme c'est curieux !... J'avais la place numéro trois, près de la fenêtre, chère Madame.

Mme Martin - Oh, mon Dieu, comme c'est curieux et comme c'est bizarre, j'avais la place numéro six, près de la fenêtre en face de vous, cher Monsieur.

M. Martin - Oh, mon Dieu, comme c'est curieux et quelle coïncidence !... Nous étions donc vis-à-vis, chère Madame ! C'est là que nous avons dû nous voir !

Mme Martin - Comme c'est curieux ! C'est possible mais je ne m'en souviens pas, Monsieur !

M. Martin - A vrai dire, chère Madame, moi non plus je ne m'en souviens pas. Cependant, il est très possible que nous nous soyons vus à cette occasion.

Mme Martin - C'est vrai, mais je n'en suis pas sûre du tout, Monsieur.

M. Martin - Ce n'était pas vous, chère Madame, la dame qui m'avait prié de mettre sa valise dans le filet et qui ensuite m'a remercié et m'a permis de fumer ?

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Mme Martin - Mais si, ça devait être moi, Monsieur! Comme c'est curieux, comme c'est curieux, et quelle coïncidence !

M. Martin - Comme c'est curieux, comme c'est bizarre, quelle coïncidence ! Eh bien alors, alors, nous nous sommes peut-être connus à ce moment-là, Madame ?

Mme Martin - Comme c'est curieux et quelle coïncidence ! C'est bien possible, cher Monsieur! Cependant, je ne crois pas m'en souvenir.

M. Martin - Moi non plus, Madame.

Un moment de silence. La pendule sonne 2-1.

M. Martin - Depuis que je suis arrivé à Londres, j'habite rue Bromfield, chère Madame.

Mme Martin - Comme c'est curieux, comme c'est bizarre ! moi aussi, depuis mon arrivée à Londres j'habite rue Bromfield, cher Monsieur.

M. Martin - Comme c'est curieux, mais alors, mais alors, nous nous sommes peut-être rencontrés rue Bromfield, chère Madame.

Mme Martin - Comme c'est curieux, comme c'est bizarre ! C'est bien possible après tout ! Mais je ne m'en souviens pas, cher Monsieur.

M. Martin - Je demeure au numéro dix-neuf, chère Madame.

Mme Martin - Comme c'est curieux, moi aussi j'habite au numéro dix-neuf, cher Monsieur.

M. Martin - Mais alors, mais alors, mais alors, mais alors, mais alors, nous nous sommes peut-être vus dans cette maison, chère Madame ?

Mme Martin - C'est bien possible, mais je ne m'en souviens pas, cher Monsieur.

M. Martin - Mon appartement est au cinquième étage, c'est le numéro huit, chère Madame.

Mme Martin - Comme c'est curieux, mon Dieu, comme c'est bizarre ! et quelle coïncidence! moi aussi j'habite au cinquième étage, dans l'appartement numéro huit, cher Monsieur.

M. Martin - Comme c'est curieux, comme c'est curieux, comme c'est curieux et quelle coïncidence ! Vous savez, dans ma chambre à coucher j'ai un lit. Mon lit est couvert d'un édredon vert. Cette chambre, avec ce lit et son édredon vert, se trouve au fond du corridor, entre les water et la bibliothèque, chère Madame !

Mme Martin - Quelle coïncidence, ah mon Dieu, quelle coïncidence ! Ma chambre à coucher a elle aussi un lit avec un édredon vert et se trouve au fond du corridor, entre les water, cher Monsieur, et la bibliothèque !

M. Martin - Comme c'est bizarre, curieux, étrange! alors, Madame, nous habitons dans la même chambre et nous dormons dans le même lit, chère Madame. C'est peut-être là que nous nous sommes rencontrés !

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Mme Martin - Comme c'est curieux et quelle coïncidence! C'est bien possible que nous nous y soyons rencontrés, et peut-être même la nuit dernière. Mais je ne m'en souviens pas, cher Monsieur.

M. Martin - J'ai une petite fille, ma petite fille, elle habite avec moi, chère Madame. Elle a deux ans, elle est blonde, elle a un oeil blanc et un oeil rouge, elle est très jolie, elle s'appelle Alice, chère Madame.

Mme Martin - Quelle bizarre coïncidence! Moi aussi j'ai une petite fille, elle a deux ans, un oeil blanc et un oeil rouge, elle est très jolie et s'appelle aussi Alice, cher Monsieur!

M. Martin, même voix traînante, monotone. - Comme c'est curieux et quelle coïncidence! et bizarre! C'est peut-être la même, chère Madame!

Mme Martin - Comme c'est curieux! C'est bien possible, cher Monsieur.

Un assez long moment de silence... La pendule sonne vingt-neuf fois.

M. Martin, après avoir longuement réfléchi, se lève lentement et, sans se presser, se dirige vers Mme Martin qui, surprise par l’air solennel de M. Martin, s'est levée, elle aussi, tout doucement; M. Martin a la même voix rare, monotone, vaguement chantante. - Alors, chère Madame, je crois qu'il n'y a pas de doute, nous nous sommes déjà vus et vous êtes ma propre épouse... Élisabeth, je t'ai retrouvée !

Mme Martin s'approche de M. Martin sans se presser. Ils s'embrassent sans expression. La pendule sonne une fois, très fort. Le coup de pendule doit être si fort qu'il doit faire sursauter les spectateurs. Les époux Martin ne l'entendent pas.

Mme Martin - Donald, c'est toi, darling !

Ils s'assoient dans le même fauteuil, se tiennent embrassés et s'endorment. La pendule sonne encore plusieurs fois.

La Cantatrice chauve, Scène IV

10.Marcel Proust

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

http://ebooks.adelaide.edu.au/p/proust/marcel/p96d/index.html

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, II, chapitre premier, 1921.

[Le narrateur part se promener sur une petite route normande.]

„[...] Mais, dès que je fus arrivé à la route, ce fut un éblouissement. Là où je n'avais vu, avec ma grand-mère, au mois d'août, que les feuilles et comme l'emplacement des pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d'un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleux satin rose qu'on eût jamais vu et que faisait briller le soleil ; l'horizon lointain de la mer fournissait aux pommiers comme un arrière-plan d'estampe japonaise1 ; si je levais la tête pour regarder le

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Rebeca Jilinschi, 02.12.07,
Reflexlion sur le temps; le”moi” social vs. le „moi” profond; la „mémoire involontaire”; métaphore proustienne; discours indirect libre
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ciel entre les fleurs, qui faisaient paraître son bleu rasséréné2, presque violent, elles semblaient s'écarter pour montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une brise légère mais froide faisait trembler légèrement les bouquets rougissants. Des mésanges bleues venaient se poser sur les branches et sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si c'eût été un amateur d'exotisme et de couleurs qui avait artificiellement créé cette beauté vivante. Mais elle touchait jusqu'aux larmes parce que, si loin qu'elle allât dans ses effets d'art raffiné, on sentait qu'elle était naturelle, que ces pommiers étaient là en pleine campagne, comme des paysans sur une grande route de France. [...]”

1. Estampe japonaise : gravure représentant souvent un paysage stylisé.2. Rasséréné : ravivé, encore plus bleu.

11.André Gide

„J'ai si grand'peur, et il me déplairait tant, de laisser la passion incliner ma pensée, que c'est souvent au moment qu'il me veut le plus de mal que je suis tenté de dire le plus de bien de quelqu'un.”

  (Journal des Faux-Monnayeurs, II, éd. 1927, p. 85)

12.Alain Robbe-Grillet

„Wallas introduit son jeton dans la fente et appuie sur un bouton. Avec un ronronnement agréable de moteur électrique, toute la colonne d'assiettes se met à descendre ; dans la case vide située à la partie inférieure apparaît, puis s'immobilise, celle dont il s'est rendu acquéreur. Il la saisit, ainsi que le couvert qui l'accompagne, et pose le tout sur une table libre. Après avoir opéré de la même façon pour une tranche du même pain, garni cette fois de fromage, et enfin pour un verre de bière, il commence à couper son repas en petits cubes. Un quartier de tomate en vérité sans défaut, découpé à la machine dans un fruit d'une symétrie parfaite. La chair périphérique, compacte et homogène, d'un beau rouge de chimie, est régulièrement épaisse entre une bande de peau luisante et la loge où sont rangés les pépins, jaunes, bien calibrés, maintenus en place par une mince couche de gelée verdâtre le long d'un renflement du coeur. Celui-ci, d'un rose atténué légèrement granuleux, débute, du côté de la dépression inférieure, par un faisceau de veines blanches, dont l'une se prolonge jusque vers les pépins — d'une façon un peu incertaine. Tout en haut, un accident à peine visible s'est produit : un coin de pelure, décollé de la chair sur un millimètre ou deux, se soulève imperceptiblement.” (Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, 1953, Éditions de Minuit.)

Description d'une tomate (Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, 1953)

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Rebeca Jilinschi, 28.11.07,
Le Nouveau Roman: la „chosification”; la mort du personnage, la fiction de l’intime; l”aventure de l’écriture”(J. Ricardou)
Rebeca Jilinschi, 02.12.07,
Précurseur du Nouveau Roman; technique de la mise en abîme, métaroman
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13.JMG Le Clézio

Un extrait du Déluge

„Pendant ce temps-là, la nuit avait pu s'installer sur la ville. Le noir avait recouvert les bosses des maisons et les crevasses des rues. Empaquetées de silence, les ruines étaient bien droites vers le ciel où les nuages couraient sans qu'on puisse les voir. La mer était devenue impénétrable, dure comme une grande boule d'acier poli, et la terre ne pouvait plus s'y glisser mollement, le long des rivages. Les réverbères brûlaient sans arrêt au centre d'un halo de moustiques et de papil-lons. Très loin, par-dessus les toits, le feu d'un phare trouait de temps à autre le rideau de l'ombre et de la pluie. La nuit était pleine, noire, riche d'odeurs de fu-mée et de lueurs étouffées. Rien ne pouvait détruire ses barrières. Parfois, quel-que chose passait, une voiture roulant à petite vitesse à travers les rues, ou bien une chauve-souris qui vibrait en quête d'un banc d'insectes. Mais cela ne durait pas. La lourde masse aveugle, tel un écoulement de confiture ou de mélasse, se refermait sur ces points brefs et les effaçait aussitôt. On était pris dans cette trappe. Il n'y avait rien à faire pour essayer d'en sortir. Le gouffre vertigineux et glacial entourait cette moitié de la terre, la tenait prisonnière de son immobilité immense. Pas d'objets, pas de lumières, pas de chaleur scintillante. Rien que la sécheresse de l'envers du désert, la dureté cristalline, la transparence opaque, le vide, le vide, le diamant.

Qu'importait s'il y avait, ça et là, quelques plaques de moisissure, quelques peti-tes boules humides et chaudes ? Elles ne dureraient pas. Elles seraient vite ab-sorbées par la bouche gigantesque qui suçait, qui buvait tout le temps. Les mi-nuscules étincelles naissaient dans la nuit, flottaient rapidement dans l'espace, tellement rapidement qu'elles auraient pu n'être que des illusions. Ce qui comp-tait, ce qui était vrai, c'était cela, cette nuit éternelle, ce silence, cet infiniment in-sondable qui engloutissait tout. Le noir. Le noir. L'océan de l'ombre sans dimen-sion, où les vagues invisibles vont et viennent d'un bord à l'autre de l'éternité, l'océan aux houles serrées, le grand drap obscur dont les plis recouvrent sans cesse les choses mouvantes, s'approprie tout. Flux innommable, respiration du géant qu'on ne connaîtra jamais. Tout était consommé par lui, l'espace d'un dixième de seconde, tant il était avide de nourriture vivante. L'eau, le feu, les ro-chers, les étoiles pâles et les étoiles rouges, les soleils en train de bombarder , les explosions lentes et les coulées de lave, il dévorait tout cela sans jamais être rassa-sié. Le temps, dimension de l'usure, était fait de ces aliments : secondes, secondes grains de sel en train de fondre doucement les unes dans les autres. Années de miel, siècles gras dissous magiquement dans les flots d'acide. Rien ne restait. Rien n'avait plus de paix ici. Le repas se poursuivait sans relâche, et la digestion n'était jamais terminée. Et dans tout ce noir, il n'y avait plus de mesure. Les continents étaient des poussières, les galaxies d'autres poussières. Le bas et le haut étaient confondus, absolument semblables, et les cercles et les angles, et les droites parallèles et les spirales, et les couleurs, et les distances, et les poids, à les bien regarder, n'étaient plus que des points égaux. Ce qui avait été si dur, les sols de béton et de marbre, s'ouvrait sous la pression des corps et les laissait couler dans son sein, tels des sables mouvants. Tout était identique, dressé, et le monde aurait pu aussi n'être qu'une page écrite. Le noir de la nuit, le noir tombé du plus profond du ciel vide, était descendu sur la terre, et il régnait du vrai règne de la matière, c'est à dire sommeil, froide absence, maître de la mort. Sous son empire, les jours et les mois s'étaient tus, s'étaient agrandis dans l'ombre, et il n'y avait plus pour couvrir les minuscules actions de la vie, qu'une éternité profonde dont la vibration monotone s'élargissait en tous sens, étalait extatiquement ses

pétales somptueux de lumière tuée, de couleurs retournées et laissant enfin voir la face de l'ombre.

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Rebeca Jilinschi, 02.12.07,
Nouveau Roman. Paru en 1966, chez Gallimard.
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Sur la ville, un peu partout la nuit était collée. Dans les rues, l'air froid soufflait pé-riodiquement, et glissait le long des volets fermés. Des trous de lumière blanche et rouge, au bas des immeubles, disaient :

CAFE CINEMA BAR PIZZA MOTEL

Les pigeons dormaient dans les recoins des corniches, la tête enfouie sous l'aile gauche. Il y avait aussi, au centre de la ville, une rivière au large lit couvert de cailloux et de ronces. La nuit s'était coulée dans le canal, et maintenant ce n'était qu'une crevasse charbonneuse qui avait l'air de communiquer avec le centre de la terre. Le bruit des eaux la brume, et c'était un bruit d noirceur et de peur. Un pont enjambait la rivière, tout près de la mer, avec trois arches immobiles. Les voitures avançaient sur la chaussée mouillée, traînant derrière elles deux étoiles rouges pleines de rayons embrouillés. Au loin, vers le nord, les montagnes s'étaient mé-langées au grand trou du ciel. Et dans la campagne, ou bien le long des boule-vards, beaucoup d'arbres dormaient debout.

Ils n'étaient pas les seuls à dormir. Les hommes et les femmes dormaient aussi, à l'intérieur de leurs casemates, couchés dans leurs lits plats. Ils étaient innombrables, plusieurs millions sans doute, étendus et froids, les yeux révulsés et le souffle léger. Jacques Vargoz, par exemple. Ou bien Sophie Murnau, Noëlle Haudiquet, Hott Ben Amar. Sans le savoir, ils respiraient doucement l'infini abaissé jusqu'à eux. Ils goûtaient le calme de l'éternel, et leurs corps glissaient dangereusement sur la pente de la paix. Le lendemain, peut-être, quand le jour fiévreux se lèverait de nouveau, quelques-uns d'entre eux seraient restés prisonniers de la nuit, et ne se réveilleraient pas. Les enfants, roulés en boule dans leurs couchettes, se mettaient à rêver de monstres. Arraché brusquement à son sommeil, sans raison, l'un d'eux, les yeux ouverts, essayant vainement d'écarter les voiles noirs, allait commencer à hurler tout seul pour forer son point rouge de vie au centre du vide, pour créer, pour se dresser contre la plaque déserte, pour marteler à coups de ciseau dans la grande muraille inerte les mots qui le libéreraient : JE SUIS VIVANT. JE SUIS VIVANT. JE SUIS VIVANT.”

14.Philippe Delerm

La première gorgée de bière

„C'est fou comme la voix seule peut dire d'une personne qu'on aime - de sa tristesse, de sa fatigue, de sa fragilité, de son intensité de vivre, de sa joie. Sans les gestes, c'est la pudeur qui disparaît, la transparence qui s'installe[...]” (1997)

XXI-ème siècle

Le Clézio, Ourania, 2006

„J'ai osé une question. 'On peut aussi les découvrir dans les livres. Est-ce que tu vas à l'école, dans ton village de Campos ?' Raphaël continuait à regarder les volcans. Ma question l'ennuyait sûrement, pourtant un instant plus tard, il a répondu. 'A Campos, nous n'avons pas d'école comme vous dites. A Campos, les enfants n'ont pas besoin d'aller à l'école parce que notre école est partout. Notre école c'est tout le temps, le jour, [... ]”

- chapitre : le jeune homme le plus étrange que j’aie jamais rencontré - page : 33 - éditeur : Folio - date d'édition : 2007

15.Patrick Mondiano

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Rebeca Jilinschi, 02.12.07,
roman de l’échec des utopies; raconte des fuites, de l’errance, surtout à l’intérieur du soi; roman politique.
Rebeca Jilinschi, 02.12.07,
éclectisme
Rebeca Jilinschi, 02.12.07,
Le minimalisme positif
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Accident nocturne

„Quelle structure familiale avez-vous connue ?J'avais répondu : aucune. Gardez-vous une image forte de votre père et de votre mère ?J'avais répondu : nébuleuse. Vous jugez-vous comme un bon fils (ou fille) ? Je n'ai jamais été un fils. Dans les études que vous avez entreprises, cherchez-vous à conserver l'estime de vos parents et à vous conformer à votre milieu social ? Pas d'études. Pas de parents. Pas de milieu social. Préférez-vous faire la révolution ou contempler un beau paysage ? Contempler un beau paysage. Que préférez-vous ? La profondeur du tourment ou la légèreté du bonheur ? La légèreté du bonheur. Voulez-vous changer la vie ou bien retrouver une harmonie perdue ? Retrouver une harmonie perdue.” (2003- Gallimard)

16. Max Genève

„Mozart, c’est moi!”, Ed. Zulma, 2006

« Quand on comprend trop bien la musique, qu’on en détient toutes les clés, qu’on maîtrise tous les niveaux de lecture, on perd l’essentiel : il se crée, chez beaucoup de spécialistes, une manière de surdité élective qui les rend inaptes à l’étonnement comme à l’exaltation. De cela je suis sûr, mais – on ne se refait pas – je n’ai jamais osé agresser mes confrères sur ce chapitre »

17. Ahmed Dich, Autopsie d’un complexe

„Nous étions le dos au mur, car personne ne nous pardonnerait un échec. Les reproches ne manqueraient pas de pleuvoir sur nos têtes, venus d'Afrique ou du Sud-Ouest. Il ne suffit pas de définir ce qui ne nous convient pas, encore faut-il trouver sa voie. L'ambition est vitale pour avancer dans l'existence. Nous ne risquions pas d'en manquer. En attendant l'étincelle qui changerait nos vies, nous étions comme deux poissons dans la musette[... ]”

- chapitre : VI - page : 68 - éditeur : Editions du Rocher - date d'édition : 2007

18. Fragments d’une femme perdue de Patrick Poivre d’Arvor) :

Dans ces moments de vertige infini il se confortait dans l'idée qu'elle lui était indispensable. pour un homme qui n'avait jamais aimé les passions tièdes, il était comblé : Il comptait tous les jours qu'ils avaient passé ensemble depuis leur rencontre. Près de sept cents désormais, tous intenses, tantôt solaires, tantôt constellés de lunes noires. Leur terrain de lutte favori restait toutefois la jalousie. Sur le téléphone d'Alexis, elle avait débusqué un message ambigu d'une de ses conquêtes d'il y a dix ans et cela l'avait ravagée sans raison parce qu'il n'y avait rien eu de douteux depuis son comportement vis-à-vis de cette jeunefemme. Elle avait aussi maintes fois fouillé dans son calepin et fini par trouver une liste étrange de numéros de téléphone qui lui parurent suspects. Elle entra alors dans une rage folle, s'enferma dans sa chambre et la quitta une heure plus tard pour s'enfuir de la chartreuse où ils avaient trouvé refuge au milieu de vignobles.  

chapitre : LIV - Eux - page : 220 - éditeur : Grasset - date d'édition : 2009 -

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Rebeca Jilinschi, 02.12.07,
La désillusion d’une génération
Rebeca Jilinschi, 02.12.07,
Histoire biographique, histoire policière, histoires d’amour et de mort
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... (à y en rajouter d’autres...)

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