lettres creoles

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- Lettres creóles . J) JO En quelle langue se noue ce mutisme ? Et quelle est sa littérature ? Certains s'enfuient la méme et transportent leur silence dans les hauteurs des mornes : ce sont les Négres marrons. Quand les chiens poursuivants se déroutent et se taisent, ils s'essaient a renaitre en articulant dans le silence des hauts une parole africaine. Mais ce pays, cette vie, ne comprend pas. Alors, au fil du temps, ils tournent en rond entre la mer, ce silence et leur parole invalidée (quel echo la conserve ?).. De 1'Afrique ils cultivent une songerie immobile... Mes souvenirs défilent d'encens et de cloches... le Niger Bleu... le Congo d'Or... le logone sablonneux... un galop de búhales... et les pileuses de millet dans le soir de cobalt7 et, lorsqu'ils redescendront parmi les gens, aux heures de l'Abolition, ils ajouteront aux phénoménes de la créolisation la poétique d'une Afrique de souvenirs, mythique et idéelle. La poésie, longtemps aprés, en héritera : Bornou, Sokoto Bénin et Dahomey Sikasso Sikasso je sonne le rassemblement: ciéis et seins, bruines et perles semailles clefs d'or8 Oh ! du Négre marrón quelle écorce recueillit cet inédit des drames ? Quel báton sculpté grava cette gestation aux allures d'agonie ? Quel malheur d'étre inaptes a quéter littérature au mitán de la vie, hors des éclats de gorge et des -eneres d'un papier ! 7. Aimé Césaire, « Et les chiens se taisaient», ¡n Les Armes miraculeitses, Poésie Gallimard, 1946. 8. Aimé Césaire, ibidem. '•• *• La plantation, l'habitation L'apparítion du conteur creóle Du Cri a la Parole qui s'éleva dans les plantations, il n'y eut pas de rupture d'organe. Nous ramenames des soutes le. souvenir du cri, ou la nécessité du cri. Nous ramenames aussi, c'est certain, l'enseignement des conséquences du cri et nous nous vímes enclins a mettre en ceuvre les manieres du Détour pour apprendre a survivre dans les habitations. Détour qui s'obscurcira tant qu'il nous faudra, la aussi, attendre durant un lot de siécles celui qui nous l'expliquera. L'héritier du cri sera le Négre marrón (celui qui échappa aux habitations pour réfugier sa résistance.dans les mornes), mais l'artiste du cri, le réceptacle de sa poétique, le Papa de la tracée littéraire dedans l'habitation sera le Paroleur, notre conteur creóle. C'est luí qui, en plein cceur des champs et sucreries;' reprendra a son compte la contestation de l'ordre colonial, utilisant son art comme masque et didactique. Le conteur creóle apparait dans le systéme des plantations. C'est ce systéme qu'il nous faut done d'abord examiner afín de bien suivre cette tracée des lettres creóles. Aux Antilles, le systéme des plantations devrait s'appeler « systéme d'habitation ». Entre l'habitation et la grande plan- tation, l'historien J. Petit Jean-Roget1 a souligné les diffé- 1. J. Petit Jean-Roget, La Sacíete d'habitation a la lv\artiniciue, mémoire de thése. Service de réimpression des théses, Lille, 1980. 35

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lettres creoles

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Page 1: lettres creoles

- Lettres creóles .

J)

JO

En quelle langue se noue ce mutisme ? Et quelle est salittérature ?

Certains s'enfuient la méme et transportent leur silencedans les hauteurs des mornes : ce sont les Négres marrons.Quand les chiens poursuivants se déroutent et se taisent, ilss'essaient a renaitre en articulant dans le silence des hauts uneparole africaine. Mais ce pays, cette vie, ne comprend pas.Alors, au fil du temps, ils tournent en rond entre la mer, cesilence et leur parole invalidée (quel echo la conserve ?).. De1'Afrique ils cultivent une songerie immobile...

Mes souvenirs défilent d'encens et de cloches... le NigerBleu... le Congo d'Or... le logone sablonneux... un galop debúhales... et les pileuses de millet dans le soir de cobalt7

et, lorsqu'ils redescendront parmi les gens, aux heures del'Abolition, ils ajouteront aux phénoménes de la créolisation lapoétique d'une Afrique de souvenirs, mythique et idéelle. Lapoésie, longtemps aprés, en héritera :

Bornou, Sokoto Bénin et DahomeySikasso Sikassoje sonne le rassemblement: ciéis et seins,

bruines et perlessemailles clefs d'or8

Oh ! du Négre marrón quelle écorce recueillit cet inédit desdrames ? Quel báton sculpté grava cette gestation aux alluresd'agonie ? Quel malheur d'étre inaptes a quéter littérature aumitán de la vie, hors des éclats de gorge et des -eneres d'unpapier !

7. Aimé Césaire, « Et les chiens se taisaient», ¡n Les Armes miraculeitses, PoésieGallimard, 1946.

8. Aimé Césaire, ibidem. '•• *•

La plantation, l'habitation

L'apparítion du conteur creóle

Du Cri a la Parole qui s'éleva dans les plantations, il n'y eutpas de rupture d'organe. Nous ramenames des soutes le.souvenir du cri, ou la nécessité du cri. Nous ramenames aussi,c'est certain, l'enseignement des conséquences du cri et nousnous vímes enclins a mettre en ceuvre les manieres du Détourpour apprendre a survivre dans les habitations. Détour quis'obscurcira tant qu'il nous faudra, la aussi, attendre durant unlot de siécles celui qui nous l'expliquera.

L'héritier du cri sera le Négre marrón (celui qui échappa auxhabitations pour réfugier sa résistance.dans les mornes), maisl'artiste du cri, le réceptacle de sa poétique, le Papa de la tracéelittéraire dedans l'habitation sera le Paroleur, notre conteurcreóle. C'est luí qui, en plein cceur des champs et sucreries;'reprendra a son compte la contestation de l'ordre colonial,utilisant son art comme masque et didactique.

Le conteur creóle apparait dans le systéme des plantations.C'est ce systéme qu'il nous faut done d'abord examiner afín debien suivre cette tracée des lettres creóles.

Aux Antilles, le systéme des plantations devrait s'appeler« systéme d'habitation ». Entre l'habitation et la grande plan-tation, l'historien J. Petit Jean-Roget1 a souligné les diffé-

1. J. Petit Jean-Roget, La Sacíete d'habitation a la lv\artiniciue, mémoire de thése.Service de réimpression des théses, Lille, 1980.

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. Lettres creóles .

rences : la différence de l'exiguité, la différence de l'omni-présence du Maitre (omniprésence qui fit qu'on l'appelal'Habitartt), la différence de sa maison toujours visible duchamp oú nous travaillions, la différence du peu de distancequ'il. y avait entre nos cases et sa Grand'case, la différenced'une proximité entre sa vie et la nótre. Tout cela amplifia, bienplus que sur les grandes plantations du pays de Faulkner, lesinteractions de la créolisation.

Le conteur de l'habitation et celui des plantations ont sansdoute des stratégies différentes qu'il nous faudrait étudier. Onpeut avoir le sentiment que sur l'habitation, bien plus que surHmmense plantation, le conteur connait mieux la Parole et lesvaleurs du Maitre, et le Maitre pergoit mieux ce que le conteurlui laisse percevoir, ou ce qu'il parvient a élucider. De plus, surl'habitation le Maitre n'ignore pas l'existence du conteur. Celafait de ce demier un personnage quasi officiel qui, de ce fait,doit dissimuler sa parole héritiére du cri et compliquer lestracées de ses ruses.

L'habitation oü parle le conteur est une unité de productionautonome qui vit d'elle-méme, sur elle-méme. Elle occuped'abord les terres plates, en bordure de mer ou a l'embouchurealluviale des riviéres, puis grimpe les mornes, s'étage a mesureque les colons défrichent, a mesure qu'arrivent ceux qui n'ontpas les moyens d'acquérir une terre píate. Seulement l'habita-tion n'est pas seule. Autour d'elle, se tisse la présence métro-politaine : clocher des paroisses par l'entremise desquelles lepouvoir royal cristallise les bourgs; présence des ports oúnégociants-armateurs attendent les productions du planteur-habitant. L'habitation a done ses reíais admihistratifs et reli-gieux : ce sont les bourgs. L'habitation a aussi ses ouverturessur le monde : ce sont les villes. En ville, la production bruté'du,planteur-habitant se transforme en argent. Mais la ville c'estaussi une zone d'acculturation vive oú l'ordre habitationnaire.se fait plus incertain, plus fragüe, une sorte de fenétre dange-

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plantation, l'habitation

reuse qui tres souvent aspirera l'oxygene libertaire de certainesmétropoles ou celui des peuples proches.

Mais ce n'est pas tout. L'habitation á son debut est un lieud'exils culturéis. Les planteurs ne sont que des Européens en.exil, et, longtemps, méme lorsqu'ils ne le seront plus, íls sevivront coinme tels. Pour eux toute culture sera'tnétropoli-taine, donc'toute littérature. Et pire, les valeurs dominantes deleur culture originelle seront érigées dans les pitons de ¡.'idealet pour eux, qui proviennent souvent de subcultures (ce. sontdes provinciaux au terroir spécifique, des marginaux, tressouvent des personnes en rupture de ban, comme nous l'avonsdeja vu) — leur surmoi culturel de\iendra ce modele qui audépart les opprimait, les menacait de standardisation ou qui,souvent, avait provoqué leur exil.

Les esclaves, eux, ne sont que des Africams deportes.Ceux-lá doivent réinventer la vie, toute la vie. Ce sont ceuxqu'Edouard Glissant a si justement appelés «les migrantsñus », ceux dont le bagage se resume á des traces nébuleusesdans les replis de la mémoire. (On voit done bien que,d'emblée, nous eümes cette exigence d'une -mémoire fuyante áconserver, done d'une histoire éclatée á reteñir, á resraurer.)Ceux-lá feront avec ce qu'ils ont. Et si le conteur, au départ, se;

souvient du griot africain et balbutie une parole africaine, ildevra rapidement, pour survivre et déployer sa résistance, setrouver son langage. Langage qu'il habitera de vestigescaraibes, car il y trouve deja fonctionnelle une lecture de cetteterre nouvelle. Langage aussi qu'il prendra aux colons car ilfaut admettre, par-delá nécessité de les utiliser, la fascination-répulsion qu'exercent sur le vaincu les valeurs eulturelles duvainqueur. Rayonnantes de leur domination, ees derniéresinfiltreront celles que l'esclave déploiera pour survivre. C'estpourquoi le conteur est, dans sa parole et dans ses stratégies,riche de l'Amérique précolombienne, de l'Afrique et del'Europe. C'est pourquoi, au départ, méme s'il cherche á

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. Lettres creóles -

mobiliser en luí uniquement l'Afrique mere, il est creóle —c'est-á-dire deja múltiple, deja mosa'íque, deja imprevisible2 —et que sa langue est la langue creóle, elle-méme deja, nous leverrons, mosa'íque et ouverte.

Ainsi, de génération en génération, les esclaves — bienqu'inscrits dans des techniques venues des Caraibes, bien quecultivant une Afrique mythique (qu'elle le soit positivementou, par la suite, négativement), bien que fascines par laprojection solitaire de l'Europe — transmettront á leurs fus uneculture creóle de résistance. Le colon, lui, transmet á sadescendance une norme culturelle calquée sur le modeled'origine. II transmet á ses enfants, qui souvent partents'humaniser en France, l'idée que toute culture est métropoli-taine, toute littérature aussi. II leur transmet le cuite du Centrequ'il porte en lui. Mais il transmettra de méme cette idee á ceuxqui, par la suite, l'imiteront: aux mulátres, bien entendu; puisaux Négres emboitant ce mouvement aprés l'abolition del'esdavage; - enfin aux survivants caraibes éperdus, sansrepéres.

Ce qui caractérise l'ensemble culturel de l'habitation, c'estune ambiguité qui ne disparaitra jamáis de notre étre creóle.Colons et esclaves sont en situation d'ambivalence. C'estl'acceptation et c'est le refus, dont parlera Edouard Glissant.C'est la pulsión mimétique et c'est l'obscur vouloir de dif-férence. Le colon, á mesure qu'il devient un Béké, done qu'ils'enracine et se créolise, voit ses intéréts contredire ceux de laMétropole. II prend ses distances d'ave'c le métropolitain;métropolitain qui transporte, certes, le centre culturel veneré,mais métropolitain qui représente aussi le pouvoir central'; quitransporte aussi, de République en République, des ideesdangereuses pour l'ordre esclavagiste habitationnaire. En bréf,

2. Voir Eloge de la Créolité, de Jean Bernabé, Raphaél Confiant, Patríele Chamoi-seau, Gallimard, 1989.

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métropolitain qui est un Autre. Le Béké (l'esprit pourtantsoumis au centre européen) sera autonomiste, indépendan-tiste,.et louchera souvent vers les soubresauts libertaires ducontinent.

Cette ambivalence se retrouve aussi bien chez l'ésclave quechez le Négre marrón. L'ésclave s'accommode de l'habjtation,de l'ordre esclavagiste et colonial, tout en les contestant par lesminuties d'une résistance détournée. L'ésclave est fasciné par-le maitre et deteste le maítre, l'ésclave imite le'maitre et -sedemarque du maitre. Le Négre marrón, lui, forcé d'articulerson magistral refus dans une zone étroite (oú fuir quand la merest autour, tout partout ?), sans arriére-pays géographique,sans arriére-pays culturel sinon le lancinement d'une mémoireen voie d'oblitération, se voit obliga d'accepter bien des termesde ce nouvel ordre de l'existence. Cela, bien entendu, se fit audétriment de l'idéal symbolisé par le premier cri: le marrón-nage perdit de son sens et de ses significations) á mesure que lerefus — manquant d'oxygéne, butant sur la mer — s'en allaitrespirer les vents d'acceptation3.

II n'eut d'espace de héler dépassement, ayant drivé entre •rive et haut bord, dans l'ile d'amarrage oú les revés d'hiertuent au garrot les revés de demain4. - ,

Le plus important sera que ees deux groupes ethniquesvivront sans le percevoir leur processus commun de créolisation.Non seulement ils ne le percoivent pas mais ils le mésestiment.Et quand ils le soupgonneront, ils le mépriseront.

L'habitation avait développé Finattendu.

' Cet outil de conquéte et de défrichement, cette machine áexplóiter et á enrichir (qui ne s'était jamáis voulu d'enracine-

3. Ce processus est magistralement mis en évidence dans le román Mahagonyd'Edouard Glissant, Seuil, 1987.

4. E. Glissant Boises, Ed. Acoma, Fort-de-France, 1979.

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. Lettres creóles . . La plantation, l'habitation .

ment), avait développé un élément qu'aucun de ses protago-nistes n'avait pressenti ni n'avait désiré : une culture, c'est-á-dire une réponse globale á la situation, des visions du monde,des philosophies de l'existence, des us et des courumes, et toutcela avec une langue commune á tous : la langue creóle. Maispour le colon comme pour l'esclave, et, plus tard, pour le Békécomme pour le fils d'esclaves, la culture creóle ne sera pas uneculture, ce sera tout au plus un outil d'agriculture, un savoír-faíre d'habitation pour l'habitation. Quant á la langue creóle,elle ne sera pas une langue, mais un jargon d'habitation pourl'habitation. Et pour les uns comme pour les autres le tout serafrappé du vieux crachat esclavagiste, done méprisable au plushaut point.

Réexaminons maintenant notre systéme d'habitation dupoint de vue de l'écriture. Le premier constat c'est que l'habi-tation, comme sans doute la grande plantation, n'a pas besoind'écrivains, elle n'a besoin que de scribes. Elle n'a pas besoind'écriture (c'est-á-dire de la projection plus ou moins esthé-tique d'un Moi), elle'n'a besoin que de scription. Des écritsconvenus pour dresser des comptes d'exploitation, rédiger desrapports ou s'acquitter de formulaires juridiques, de textesadministratifs ou de correspondances commerciales. Outil decolonisation, l'habitation considere l'écrit d'abord comme unépiphénoméne, ensuite de maniere étroitement utilitaire.Cette non-production d'écriture est d'autant plus nette que,souvent, du colon á l'esclave — et malgré toutes exceptions —l'habitation est analphabéte.

Malgré cet état, le planteur, nous l'avons vu, s'est erige unsurmoi culturel qu'il consommera concrétement ou syrnbo-liquement en faisant venir des livres de France. Ce sera, audépart, son seul mode de contact avec l'écriture. II n'est pas leseul car, dans les bourgs, et plus encoré dans les villes, la choseest courante, et méme prisée : la littérature de France arrive,.avec plus ou moins de retard, mais elle arrive. Et, du fait de

réloignement, de l'exil nostalgique et magnifiant, elle arrive'avec forcé de loi, ou, si vous préférez, forcé de Tables bibliques.Vincent Placoly souligne cette attitude dans-Fréres volcans oú ilimagine le Journal intime d'un colon deja Béké •:

La France, c'est-á-dire l'Europe, qu'un océan separe de-lacolonie, pour nous d'abord representé les porta decommerce, avec leurs tonnes de marchándises et de biensgráce auxquels nous vivbns comme toujours. Elle repré--' •senté de plus la source de notre esprit, ainsi que Rome ' 'veillait sur 1'immensité de son empire, par sa langue, sesmceurs et ses plaisirs5.

Voilá done posé le décor dans lequel le conteur officielorsque tombe la nuit. Et c'est luí le seul producteur delittérature audible, une littérature articules dans í'ethno-textede la parole, et qui, dans la parole, se forge un langage soumisaux ambivalences de la créolisation, á l'opacité du Détour poursurvivre, et á l'inédit insoupconné de la culture creóle. IIfaudrait voir si le conteur trouve son équivalent dans les bourgset dans les villes, il faudrait voir de méme si dans les bourgs etles villes (oú l'écrirure importée frappé les consciences d'uneculture-métropole) on a besoin de lui. Quoi qu'il en soit,retenez qu'au départ cette tracée littéraire .est nocturne, ámoitié clandestine, et qu'ambitionnant seulement de résister,elle ne se tient pas pour expression d'un art. Retenez, enfin,..qu'orale, le Paroleur en est le maítre.

Mais la créolisation n'avait pas achevé sa spirale. L'Histoireconsomma l'aventure jusqu'á 1'extreme. Aux Caraibes, auxEuropéens, aux Africains, elle ajouta au fil du temps, et dans lamatrice des mémes habitations, presque le reste du monde...

Pife de la déesse Mariemen, fils de l'Empire du Müieuet fils du^Levant (1853)

Aprés mille fois mille ans de soufíránce, nous, Intouchables duKarnattakam et du Tamil-Nadu, nous nous résolümes á délaisser

%*

5. Vincent Placoly, Fréres volcans, La Ceiba, Paris, 1983.

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. Lettres creóles . La plantation, l'habitation _

1 *

iI

i>iil

la terre des ancétres et á braver la malédiction qui frappe lesaudacieux franchisseurs d'océans. Nos détenteurs de la paroleavaient conservé la mémoire des temps édéniques d'avant l'inva-sion des hommes pales venus du Cachemire et du Penjab, au nordde nos empires. La déesse Mariemen nous gratifiait de béné-ficences renouvelées et nos champs fleurissaient deux fois l'an,méme quand la mousson avait charrié desastre. Le dieu Maldévi-lin, tout méchant qu'il fút, précipitait son ¡re sur les .voleurs debétail et sur ceux qui enlevaient les femmes en splendeur virginale.Nos divinités se satisfaisaient des offrandes du mouton saigné ensacrifice votif, du lait de coco, du miel et du vin bon de palme.

Puis, des hommes pales, barbus, gigantesques, surgirent portespar des troupes d'éléphants. Cérémonies barbares. lis maniaient lesabré et cultivaient la lance. Nos archers durent battre en retraiteau plus obscur de nos foréts. Nos rois leur baillérent leurs filies, nosprétres leurs livres sacres, nos orfévres leurs plus beaux colliersd'ambre, nos paysans le riz de leur premiére récolte, le plus tendrédes riz. Ríen n'y fit. lis voulaient nous soumettre. Les guerresfurent incessantes jusqu'á notre abandon. De ce jour, ils s'instal-lérent au milieu de nous. lis choisirent une ppignée d'entre nosprinces qu'ils érigérent en Hommes supérieurs; les « Brahmanes »,et rejetérent le restant de notre peuple dans l'indigence et leservage. Deux fois mille ans s'écoulérent. Nous finímes par lesaccepter comme partie de nous-mémes. D'ailleurs, en dépit dubleu foncé de notre teint, nous parvenions á constiruer des castesdignes de résped : forgerons, charpentiers... Beaucoup montérentdans le nord, pays de nos envahisseurs. Peu á peu nos peuples etles leurs n'en firent qu'un.

Jusqu'au jour oú des hommes encoré plus pales qu'eux, auxcheveux couleur paule, firent tonner le canon dans nos baies, etnous imposérent une Loi. Nos Maharadjas ne résisterent pas treslongtemps : ils s'étaient trop habitúes au luxe et ala volupté. Leurs.gardes étaient plus hábiles á chasser le tigre qu'á pratiquer laguerre. Ils acceptérent le désir des hommes pales, les Englis'hmencomme ils se désignaient eux-mémes.

Tres vite, des famines réguliéres s'abattirent sur nos tetes. Desvillages sombrérent. Des villes aussi. En plus de nos maítres

indiens, • nous devions, en effet, payer la díme aux nouveauxmaítres venus d'Europe. Nos anciens qui n'avaient souvenir qued'une ou deux famines par siécle, déclarérent que nous étions ájamáis maudits; que le mal absolu régnait sur Karnattakam,Tamil-Nadu, Uttar-Pradesh et Bengale. . ;.. .

Des hordes d'infirmes, d'enfants abandonnés, de vieillards endéshérence et de femmes débauchées erraient sous le feu du soleil,hantant les abords des rares provinces bénies du ciel. Ils finissaientpar y batir des huttes de branchages au cceur méme des poussiéres;au bord des boues, parmi les chiens galeux. De temps -á autre,selon le bon vouloir d'un Maharadjah ou d'un officier britannique,des soldats y mettaient le feu et nous ofdonnaient de quitter leslieux avant le coucher du soleil.Nous ne savions plus oú aller.Nous étions la lie de cette terre.Nous étions les Intouchables.

Au bout d'un nombre d'années égal a la moitié d'un siéclechrétien, des messagers se mirent á parcourir les campagnesdésolées de notre ultime refuge. Ils proposérent une vie nouvelledans un lointaín pays, appelé aussi «les Indes ». Les Indesoccidentales. Nous nous méfiámes : notre peuple n'avait jamáisessaimé par-delá l'océan. Les envoyés de sa Majesté britanniqueinsistérent. Nous griffonnámes notre accord sur les papiers qu'ilsnous tendaient. Des déchirements affreux secouérent nos,famílles : cette proposition ne s'adressait qu'aux hommes jeunes,encoré saufs du pian et des sillons de la famine. Seules quelquesrares femmes purent goüter á cette chance. Les vieillards rassem-blés á l'ombre des tamariniers nous prédisaient une erranceéternelle : mourir hors de la terre sacrée de l'Inde c'était secondamner á rechercher sans fin la bienheureuse réincarnation.

Quand les envoyés de sa Majesté trouyaient trop peu de candidatsau départ, ils employaient la forcé et la ruse. Ceux d'entre rious.quise retfouverent aux comptoirs francais (Pondichéry/Calcutta, Kari-kal, Madras sur la cote Coromandel, ou Mahé sur la cote Malabar).furent expedías aux íles Martinique, Guadeloupe, un petit nombreá la Guyane. A notre arrivée, on nous parqua dans des dépots ámarchandises. Des hommes blancs á cheval nous soupesaient du

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- Lettres creóles. _ La plantation, l'habitation .

regard avant de nous prendre en embauche. Le voyage avait eré silong, si éprouvant, que nous éprouvámes presque du soulagementa gagner les plantations de canne á sucre.

On nous logea dans les cases á négres, celles que les anciensesclaves venaient d'abandonner du fait de l'abolition de l'escla-vage. Comme les Blancs nous avaient nommés Dieu sait pourquoi« koulis », nous traitant du pied et du fouet, les négres complé-térent l'infamie de leurs injures creóles : «Kouli-mangeur-de-chien, Kouli balayeur de dalot, Femmes-Koulis au poil plus fen-dant que coutelas... » lis nous méprisaient d'accepter cette placedélaissée, et cela sans une heure de repos. Nous apprimes á neplus quitter l'habitation oú nous n'avions á supporter que la seuleférocité des Blancs et des négres commandeurs. Les enfants qu'ilsfirent á nos femmes s'appelérent koulis-blancs et échappés-koulis.Ceux-lá bénéficiérent de plus de mansuétude et parvinrent ás'installer dans les bourgs, aux cotes des mulátres et des négresliberes. Notre martyre dura tant que la canne á sucre fut florissante— presqu'un siécle : de 1853 á 1950. Chaqué nceud de cette herbéest anneau de malheur. Chaqué racine est souffrance. Et la couleurmauve, imprécise, de sa fleur, est une longue tristesse. Célui quidans la nuit exergait la Parole exprimait tout cela. Tout en nousméprisant, il était avec nous.

Puis le monde s'effondra. Tout un chacun, Blancs, Noirs, mulátres,descendants caraíbes, chabins, Indiens, se mit á fuir en ville, puis áémigrer en France. Pendant ce temps, nous n'avions eu pour seulsecours que les transes sacrées de notre déesse Mariemen (nos Siskoulis-créoles la confondirent helas avec M.arie-Aimée pleine degrace des chrétiens), etnos dieuxrescapés de l'abíme-océan. Notrelangue s'effrita en deux générations, mais nous parvínmes áconserver un peu de notre art culinaire ;..et notre facón d'accueillirla mort ne fut jamáis celle, ó combíen rieuse et babillarde, desnégres... ' .

Ainsi parlérent les vieux Indiens dans cette langue creóle quidevint tres rapidement la leur. Avec elle, ils récitaient áussil'épopée millénaire du Ramayana, luttant contre les cendres dela mémoire, pathétiques, dérisoires et sublimes tout á la foisdans le maelstróm de la créolisation. Pendant longtemps, les

Indiens furent invisibles, transparents — sorte de présencecodee, filigrane d'ombres dans la parole des grands conreurs.Littérature les adopta au détour de proverbes :

Chak kouli ni an kout dalo pou i fe...Chaqué Iridien connaítra tót ou tara sa misére, • '. '• .'.Le kouli ka mayé, sé lapli ka tonbé... . . ' - • • 'Quema l'lndien se marie, une pluie se déverse.

Ou alors, comrne l'a tenté Gilbert Gratiant, dans une fableoú l'on voit une Négresse comparer ses avantages á-ceux d'unefemme-koulie, et toutes deux sont surpassées par ,1a gi'áced'une échappée-koulie (lirtéralement: qui a échappé á sacondition de koulie), métisse porteuse des trois races (¿lanche,indienne, négi'e). Voici d'abord comment la Négresse nous-décrit ¡a koulie :

Tu n'es pas une femme, tu es une poupéeTu as un beau nez fin tout droit,Mais dans les narines tu portes un anneau,qui te fait ressembler á une blessée (...)Tu as la jambe fine et le pied petitMais aux chevillles tu as des anneauxC'est au bras seulement que des femmes comme il fautPortent des bracelets ma chére.Tu as de beaux yeux, deux grands beaux yeuxAvec de longs cils comme des fils filao,Mais tes yeux dorment grand ouvert. (...)Tu marches comme une dame,Mais ton corps est maigre et débile.

Réponse de la koulie :II suffit de te regarder dans la glaceEt de comparer les images qu'on voit dans -le Journal

• • „ Des belles parisiennes et des stars du cinema,Et dis-moi, ma commére, dis-moiQui ressemble davantage á ees femmes-láEst-ce toi ou bien est-ce moi ?

Puis voici surgir l'échappée-koulie qui surclasse les deuxbelligérantes ;

1

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*I . Lettres creóles . - La plantation, 1'habitation -

^

$I>I

IIII

Alors de derriére une touffe de bambousUne jeune femme sortit tout doucementUne jeune filie á peau de sapotilleLe corps recouvert d'une grande robe vague toute rougeSemblable á une belle branche de flamboyant.

C'était la filie que mademoiselle Montayani,Une femme coolie de l'habitation,Avait eue avec monsieur Gasparin,Un vieux commandeur fort bouillant,Beau mulátre blanc á grosses moustaches.Elle se contenta de regarder ees femmesEt puis elle rit tout doucementPour faire comprendre á ees femmes-laQu'elles n'avaient plus ríen á faire qu'á se taireDevant une belle échappée-coolie,Sculpturale, fine et la gráce méme6.

Alfred Parépou, premier romancier créolophone avec Atipa(1885) que nous aborderons plus loin, témoigne du passagedes Indiens-Koulis en Guyane :

Coolie ye la fica a bó, ca gadé nous. Mo dit: a qui ca c,a ? Apa blangue, nou ka kioé. Zót savé pagaye ; me, zót pouvémouillé zote vente kou nous.Les Indiens sont demeurés á nous regarder a bord.J'ai dit: qu'est-ce qui se passe ? On n'est tout de méme pas entrain de zigouiller des Blancs. Vous ne sauez pas pagayer maisvous pouvez fort bien vous mouiller le ventre comme nous,..

Plus loin, parlant d'un certain conteur nommé Joffe, Paré-pou fait remarquer : « A coolie, oune so, qui fó passé li pouconté... // n'y a que les Indiens pour étre meilleurs que luí enmatiére de conté », confortant une idee répandue jusqu'áaujourd'hui dans les Petites Antilles...

II fallut attendre 1972 pour voir un Indo-Antillais prendre la-:

plume dans Le Petit Coolie noir7, et exprimer les humiliations

6. G. Gratíant, L'Échappée-coolie, in Fab Campé Zicaque. Editions Désormeaux,Fort-de-France, 1976. Premiére édition: 1958. La traduction n'a pas la forcé et la .beauté du texte creóle.

7. Maurice Virassamy, Le Petit Coolie noir, Géralde, París, 1972.

subies par ses fréres. L'auteur, Maurice Virassamy, y raconte'son enfance gáchée par le mépris dont l'accablaient ses petitscondisciples noirs á l'école. Son dégoút de-la société martini-quaise le fit s'installer en France oü il trouva son épouse.

• ' • - . ' • • •Chinois et Syriens martiniquais pourraient, á "un • degré

moindre, réciter une semblable lítame. Pour les fils de l'Empiredu Milieu, le premier bateau avait pour nórn le Galilée, nomhautement symbolique s'il en est. Sur et certain que lespassagers durent prononcer « Gia-li-li» dans Ieur languemonosyllabique. Ecoutons-les.

Ainsi done, le Galilée, le Fulton, l'Amiral Bandín appareillérent au fil.des ans, avec ees milliers de personnes qui furent embarquées auport de Shanghai, en l'an 1853 des hommes-au-long-nez. Lepremier chinois-pays naquit dans les eaux des Antilles l'aprés-midi du jour oú le premier navire y jeta l'ancre. Nos parents yvirent signe de felicité. D'un coup les souffrances du voyages'oubliérent.

Pendant six fois mille ans, notre pays le « Chung-Kuo », l'Empiredu Milieu, avait mené le monde. Les long-nez venaient, pétrisd'humilité, apprendre chez nous l'art de la póudre á canon ou dutissage des soies. lis parlaient des langues chatoyantes, sortes deroucoulements. Nous nous gaussions de leurs yeux ronds, de leurscheveux bouclés. Au debut, ils couvrirent nos Empereursd'offrandes et d'amitiés venues de leurs souverains. lis ne deman-

. daient qu'á commercer, ees Portugais, Italiens, Espagnols... lisn'avaient pourtant que bien peu á échanger contre nos richesses,honras les forgeries fines de leurs épées. Leur Dieu semblait unhomme . Nous les cromes dénués de raison : ils ne révéraient pointla présence des venís, ni l'áme des fleuves, ni le soupir des arbres

. ' • íutélaires. Ils ignoraient l'équilibre, le Ying et le Yang qui régitl'uniyérs autant que l'inconnu des ombres. Nous-Ieur rimes au nezlorsqu'ils tentérent de nous prendre á Ieur foi. Eux-mémes, en elle,portaient piétre crédit.

Au bout d'un temps oublié des mémokes,,ils avaient cessé de nousintéresser. Nos enfants ne couvraient plus de sarcasmes leurs

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