les cultures du cafÉ || cafeiculteurs latino-americains : les vignerons du tropique

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Presses Universitaires du Mirail CAFEICULTEURS LATINO-AMERICAINS : LES VIGNERONS DU TROPIQUE Author(s): Jean-Christian TULET Source: Caravelle (1988-), No. 61, LES CULTURES DU CAFÉ (1993), pp. 7-25 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40853407 . Accessed: 16/06/2014 00:10 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.78.129 on Mon, 16 Jun 2014 00:10:03 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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CAFEICULTEURS LATINO-AMERICAINS : LES VIGNERONS DU TROPIQUEAuthor(s): Jean-Christian TULETSource: Caravelle (1988-), No. 61, LES CULTURES DU CAFÉ (1993), pp. 7-25Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40853407 .

Accessed: 16/06/2014 00:10

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C.M.H.L.B. CARAVELLE

n° 61, pp. 7-25, Toulouse, 1993

CAFEICULTEURS LATINO-AMERICAINS : LES VIGNERONS DU TROPIQUE

PAR

Jean-Christian TULET Groupe de Recherche sur lx Amérique latine, CNRS

La caféiculture latino-américaine (à l'exclusion de celle du Brésil, où domine la grande production) diffère beaucoup de l'image que l'on retient habituellement du monde rural de ce continent. Celui-ci reste pour beau- coup synonyme d'énormes disparités de richesse et de pouvoir, d'exploita- tion éhontée, le tout sous-tendu par l'opposition majeure entre latifundio et minifundio. Enfin l'essentiel des produits agricoles exportables serait issu de grandes plantations dépendant de sociétés multinationales.

Il ne saurait être question de minimiser la détresse d'une partie consi- dérable de cette population, ni son état de dépendance plus ou moins accentuée. Mais ne souligner que ces aspects (parfaitement scandaleux) d'une situation beaucoup plus complexe, contribue à provoquer un cer- tain sentiment de fatalité, d'inéluctabilité et donc d'impuissance vis à vis de ceux-ci. Certains, au bout du compte, attribueront la responsabi- lité au moins partielle d'une telle situation à ceux mêmes qui en souf- frent, sous couvert d'indolence, de passivité et d'usage prolongé du hamac : il serait souhaitable que ceux-là aient l'occasion d'effectuer une seule journée de coupe de canne ou de récolte de café pour qu'ils relati- visent leur opinion.

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De fait, les paysanneries du café témoignent des potentialités de ces communautés rurales, potentialités qu'elles ne demandent qu'à démon- trer lorsqu'elles en ont les moyens. Certes la pauvreté et même la misère existent là encore très souvent. L'effondrement des prix les affecte pro- fondément et va même parfois jusqu'à mettre leur survie en cause. Pour- tant, en dépit de cette conjoncture particulièrement défavorable, elles offrent le plus souvent l'exemple de sociétés fortement organisées, dotées d'un dynamisme, d'une capacité de récupération et d'adaptation tout à fait remarquables. Ces caractères, avec une solidarité de groupe assez singulière et l'attachement à une culture dont on tire fierté, appa- raissent très proches de ceux habituellement attribués aux vignerons européens. Cette analogie se prolonge sur bien d'autres aspects (1).

I - UNE CAFEICULTURE D'IMPORTANCE MONDIALE

a) Une énorme surface exploitée (2)

Le café est une culture intensive. Un hectare peut contenir de 1000 à 5000 pieds, parfois plus. Dans tous les cas, un terroir caféier apparaît comme un espace fortement exploité et densément peuplé. Dans ces conditions les quelque six millions d'hectares cultivés en 1988 représen- tent une surface extrêmement importante. Pourtant, celle-ci a diminué globalement au cours des dernières décennies. Cela tient essentiellement au recul de la caféiculture brésilienne qui a régressé de 1,8 million d'hectares entre I960 et 1988 (41% du total national). Inversement d'autres pays ont connu des croissances tout à fait remarquables au cours de la même période, comme le Mexique (+111000 ha), l'Equateur (+233000 ha) et surtout la Colombie où les plantations ne cessent de progresser, pour atteindre un total de 1 150000 ha en 1992 (3) ! Enfin même si les surfaces couvertes demeurent assez modestes, il faut signaler l'apparition de nouveaux producteurs, comme le Panama, la Bolivie et le Paraguay.

Toutes ces données doivent être relativisées par un examen des rende- ments obtenus. La modernisation des systèmes de production se diffuse d'une manière inégale. Le retard en la matière du Venezuela lui confère un des rendements parmi les plus bas du monde. On rencontre des situations comparables, mais toutefois à des degrés moindres, au Pérou et en Equateur. La Colombie a longtemps conservé une part importante de caféières traditionnelles, mais leur rénovation s'est accélérée au cours des dernières années.Elle n'a fait que rejoindre l'ensemble des pays d'Amérique centrale et le Mexique qui déjà possédaient des moyennes

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très élevées, atteignant au Costa Rica entre 1255 kg/ha et 1700 kg/ha selon les sources. Le Brésil, enfin, a très largement compensé la diminu- tion de sa surface exploitée par une importante croissance de ses rende- ments, ce qui lui permet de conserver sa place de premier producteur mondial.

TABLEAU N° 1

Surface cultivée en café et production en Amérique (1988).

Surface Production nnmhli (1000 Surface

ha) % d 000 sacs %

(1000 ha) deóOkg)

MEXIQUE 415 7,1 4 880 7,4 GUATEMALA 260 4,5 2 930 4,4 HONDURAS 126 2,2 1 600 2,4 SALVADOR 160 2,7 2 300 3,5 NICARAGUA 77 13 650 1,0 COSTA RICA 110 1,9 2 370 3,6 PANAMA 38 0^6 195 0,3 CUBA 107 y? 460 0,7 HAITI 34(?) 0,6 530 (?) 0,8 REP. DOMIN. 100 1,7 1 050 1,6 JAMAÏQUE 6 (U 24 0,1 TRINIDAD 10 0¿ 18 0,1 VENEZUELA 27(5 4,7 1 210 1,8 COLOMBIE 992 17,0 12 500 18,9 EQUATEUR 347 5,9 1 800 2,7 PEROU 142 2,4 1 200 1,8 BOLIVIE 28 0^5 170 0,2 PARAGUAY 19 03 410 0,6 BRESIL 2 600 44,5 31800 48,1 TOTAL A.L. 5 847 100 66 097 100

Sources : CEPAL (voir note n°2). Statistics of Coffee International Coffee Organization.

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b) Plus des deux tiers de la production mondiale

Malgré l'émergence de nouveaux producteurs du Sud-est asiatique (ainsi le Viet-Nam qui a pris en quelques années une place tout à fait étonnante), l'Amérique latine dans son ensemble conserve un poids considérable dans la production mondiale. Sa part a même augmenté de 1967/68 à 1987/88, passant de 62,2 % à 67,8 %, malgré un accroisse- ment global de 34 millions de sacs de 60 kg au cours de la même pério- de (production mondiale : 97,420 millions de sacs en 1987/88).

En 1988, le Brésil conserve une place de tout premier plan, avec presque la moitié de la production totale latino-américaine. Toutefois, malgré une croissance de la production de +70% entre 1968 et 1988, son hégémonie n'est plus aussi radicale qu'autrefois, du fait d'une consommation intérieure très importante et aussi parce que d'autres pays ont connu une expansion encore plus forte. Enfin la crise actuelle semble l'affecter particulièrement. La caféiculture brésilienne semble en déclin relatif.

Le deuxième géant est la Colombie, avec une croissance supérieure au total de la production actuelle du Mexique entre 1968 et 1988. Non seulement la crise qui s'amorce en 1988 n'a pas freiné son élan, mais au contraire, elle a provoqué une spectaculaire "fuite en avant" (3), afin de compenser la baisse des prix par une augmentation des ventes. La récolte de 1990-91 s'est élevée à plus de 14 millions de sacs.

La production du Mexique se situe à un niveau bien inférieur. De plus, après avoir connu une croissance tout à fait notable (égale à celle de la Colombie, en pourcentage), la baisse des prix et le démantèlement du réseau public de commercialisation lui posent des problèmes d'autant plus graves que la caféiculture, pour ce pays tout comme pour le Brésil, même si elle demeure une importante activité économique nationale, est de moins en moins vitale (5).

Avec le Mexique, on entre dans la catégorie des producteurs moyens, très nombreux en Amérique centrale. Beaucoup ont connu une croissan- ce remarquable, comme le Costa Rica (+77 % en vingt ans) et le Hon- duras (+186 %). Ce dynamisme se manifeste d'une certaine manière même dans les pays affectés par la guerre civile où la production est arri- vée à se maintenir en dépit des troubles. De fait, avec 15 % de la pro- duction latino-américaine, l'Amérique centrale constitue la troisième grande région productrice. Elle est d'ailleurs appelée à prendre un poids toujours plus grand, grâce à la qualité de ses produits, qui disposent d'une forte demande sur le marché mondial.

Sans qu'il soit négligeable, comme au Venezuela, en Equateur ou au Pérou, le potentiel de production des autres pays ne se situe pas au

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même niveau que les précédents, même s'il continue à s'accroître, par- fois fortement. En fait, il n'existe pas de cas où la production ait connu une régression notable (excepté Haïti, dont les données sont d'ailleurs suspectes, et Cuba). Compte tenu d'une conjoncture particulièrement difficile, un tel comportement se doit d'être souligné. Ce n'est absolu- ment pas celui de l'Afrique où de nombreux pays se trouvent dans une situation critique ou subissent même un effondrement de leur produc- tion.

c) Les premiers exportateurs du monde :

La puissance de la production des pays d'Amérique latine se reflète tout naturellement dans leurs exportations. Mais s'ils conservent leur suprématie mondiale, on constate toutefois des changements remar- quables dans leur importance respective.

TABLEAU N° 2

Principaux pays exportateurs de café dans le monde (période juillet 1992 - juin 1993).

RANG PAYS , .1IEXPO1RT x (millions , de sacs) x

Ie BRESIL 15,9

2e COLOMBIE 15,7

3e COTE D'IVOIRE 5,2 4e INDONESIE 5,1

5e GUATEMALA 3,7 & MEXIQUE 3,0

7e SALVADOR 2,6 8e COSTA RICA 2,4

9e VIET NAM 2,2 10e HONDURAS 2,0

Source : Fédération Brésilienne d'Exportateurs de Café.

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Le Brésil occupe encore le premier rang, mais une différence minime le sépare de la Colombie qui l'avait d'ailleurs surclassé pendant la pério- de précédente. En réalité la valeur des exportations colombiennes, com- posées en leur totalité de café "arabica", plus apprécié et plus cher, est supérieure à celle du Brésil qui comporte une quantité importante de "comilón" (3,1 millions de sacs), variété analogue au "robusta" produit en Afrique et en Asie du Sud-est. Dans ce type de café, le Brésil se situe au troisième rang, après la Côte d'Ivoire et l'Indonésie.

La consommation intérieure explique les différences parfois considé- rables existant entre production et exportation. Le Venezuela absorbe la quasi-totalité de ses récoltes et a même été obligé d'acheter du café colombien à une certaine période. La consommation de beaucoup d'autres pays n'est nullement négligeable, mais elle est loin d'atteindre celle du Brésil, qui là aussi tend à prendre la première place mondiale... Le déplacement de ses plantations vers des espaces plus septentrionaux (Minas Gerais, Espirito Santo et même Nordeste) aux dépens de ceux situés plus au sud (Parana) les placent désormais à l'abri des gelées catas- trophiques d'autrefois, ce qui aurait peut-être obligé ce pays à effectuer des importations. Quoiqu'il en soit, la part désormais prélevée par le marché intérieur ne permet plus au Brésil d'exercer sa prééminence sur le marché international, prééminence qui passe progressivement entre les mains de la Colombie.

II - DOMINATION DE LA PETITE ET MOYENNE PAYSANNERIE

Le café constitue donc une énorme source de richesse pour l'Amérique latine et un de ses principaux produits d'exportation. Mais c'est aussi une des possibilités d'emploi parmi les plus importantes. Dans tous les pays producteurs, des centaines de milliers de personnes, voire des mil- lions, dépendent directement ou indirectement de cette culture. Son importance sociale est donc essentielle.

a) Des exploitants par centaines de milliers

II est très difficile de trouver des données générales, ne serait-ce que sur le nombre des exploitations caféières. Il n'existe pas, à notre connais- sance, de source cohérente proposant une estimation sur l'ensemble des pays producteurs. D'ailleurs, bien souvent les dates ou les définitions statistiques différent, ce qui limite quelque peu la validité des compa-

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raisons. Les divisions par catégories de taille ne sont pas les mêmes, d'autant que certains Etats conservent toujours les mesures en "manza- nas" (0,7ha). Il est ainsi très délicat, par exemple, d'apprécier le nombre des exploitations inférieures à 2 ha, sauf acrobaties (auxquelles on s'est parfois résolu). Enfin les aléas politiques peuvent modifier les situations locales sans que cela apparaisse dans la statistique. Ainsi au Salvador (6), il existerait 161 exploitations de plus de 200 ha. Mais parmi elles, sont classées 108 coopératives issues de la réforme agraire de 1980, ce qui change totalement la signification de ces données.

L'ensemble des monographies réalisées dans le cadre des activités MOCA n'échappe pas à ces problèmes. Mais en l'absence d'une informa- tion de meilleure qualité, elles autorisent malgré tout quelques compa- raisons générales, des ordres de grandeurs.

Le nombre des exploitations caféières, compte tenu de ces restrictions peut être ainsi évalué :

- Mexique 194 000 - Guatemala 89 000 - Salvador 35 000 - Honduras 67 000 - Nicaragua 30 000 - Costa Rica 35 000 - Venezuela 70 000 - Colombie 300 000

Total 820 000

Cela fait un total considérable, d'autant que si on y ajoute les autres pays producteurs de l'Amérique de langue espagnole, l'ensemble dépas- se très largement le million d'exploitants! A ceux-ci doivent s'ajouter les ouvriers agricoles et les membres de la famille. Au Mexique, selon les données IMNECAFE de 1989 (5) "la population qui dépend du café est estimée à près de trois millions de personnes : 190 000 producteurs, 350 000 journaliers et leur famille". Les 540 000 travailleurs du café "constituent le 1/10 de la population active agricole, sur 2,8 % de la surface agricole. Pour ne prendre que les huit pays étudiés et si l'on accepte les mêmes ordres de grandeur, cela ferait entre 10 et 12 millions de personnes dépendant des 800 000 exploitations. A cela s'ajoutent les emplois induits dans les services, le commerce et l'industrie, c'est-à-dire au moins trois fois plus !

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b) Une très forte majorité de petits et moyens propriétaires Les propriétaires, exploitants en faire-valoir direct, dominent très lar-

gement, ils sont même la norme. Il existe assez peu de cas où les pro- ducteurs ne bénéficient pas d'une reconnaissance ou d'une garantie juri- dique incontestée sur les terres qu'ils cultivent. On les rencontre avant tout au Honduras où, conséquence de l'expansion caféière récente, un très grand nombre de paysans se sont installés sur des terres publiques ou dans des régions pionnières <7), et dans les pays ayant connu une réforme agraire contestée, menacés de contre-réforme, ainsi au Nicaragua (8).

La faible superficie de ces propriétés constitue un autre caractère commun. La grande plantation, assistée par une main-d'oeuvre abon- dante et dominant toute une région, est assez peu répandue dans la caféiculture des pays hispanophones. C'est même un des principaux signes distinctifs avec le Brésil. Les seules notables exceptions se rencon- trent au Guatemala et au Chiapas (Mexique). Ailleurs les grandes pro- priétés ne font pas système et se dispersent au milieu d'autres exploita- tions plus modestes. L'autonomie réciproque constitue la règle. Il n'exis- te généralement pas de dépendance fonctionnelle dans les systèmes de production, même si les enfants du petit producteur (ou lui-même) vont à l'occasion s'employer au moment de la récolte : les uns et les autres iront tout aussi bien chez le voisin de taille comparable que chez le grand propriétaire. Un rapport de domination pourra, par contre, s'exer- cer au niveau des filières de commercialisation ou à celui de la représen- tation politique.

Une même situation se manifeste dans les quantités produites. "Si l'on considère qu'une grande exploitation (supérieure à 80 ha) produit plus de 1000 quintaux de café par an (...), ce groupe représente 15 % de la production totale au Costa Rica et au Honduras, contre 30 % au Nicaragua, 66 % au Salvador et 75 % au Guatemala" (7). On a par ailleurs déjà remarqué que le concept de "grande exploitation" recouvre bien des choses au Salvador. Quant à celles de Colombie supérieures à 100 ha, elles n'assurent que 29,1 % de la production totale (3).

La petite production domine donc très largement dans tous les domaines et dans tous les pays. Sur les 820000 exploitations recensées, 80 % ont moins de 10 ha ! Cette proportion s'élève à 92 % au Venezue- la (9). La micro-exploitation, inférieure à 2 ou 3ha représente à elle seule plus de la moitié du total, allant de 40 % au Costa Rica (10) et en Colom- bie, à 71% au Mexique et jusqu'à 86 % au Nicaragua. Même au Guate- mala, elle représente plus de la moitié du total (I1). Si beaucoup de ces

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très petites propriétés ne procurent que des revenus trop modestes, elles sont loin d'être toutes vouées à la disparition ou à n'être qu'un lieu de résidence. Tout dépend de la qualité de la plantation : 2 ou 3 hectares rénovés, bien conduits, sont susceptibles de procurer un rendement élevé et des revenus non négligeables à leur propriétaire. Même au Venezuela des "fincas" de lha arrivent à produire une centaine de quin- taux (et plus) par an, alors que la moyenne nationale s'élève à 5 ou 6 quintaux/ha. En Colombie les "38 % de petites propriétés ne possèdent en 1970 que 4,5 % de la surface des terres mais leur part dans la surface des plantations de café atteignait 9,5 %, ce qui démontre une forte spé- cialisation de cette culture. La taille moyenne des caféières de ce groupe se situait entre 0,44 et 1,1 ha et leur part dans la production nationale était de 8,7 %" (3).

Il semble toutefois que la moyenne exploitation soit la catégorie la plus importante, celle qui manifeste le plus de dynamisme et qui tend à se renforcer de plus en plus. En Colombie "les fincas dont la superficie se situe entre 3,1 et 20 hectares possédaient 46,6 % des plantations de café, ce qui confirme que le café se cultive de préfé- rence dans les petites et moyennes propriétés. La part de ce groupe représentait 64 % de la production nationale" (3). Au Honduras, la croissance de la production est avant tout le fait des exploitations entre 1,4 et 7 ha, dont le poids relatif passe de 37 % en 1979 à 54 % en 1991 (7). Au Costa Rica "près de 25 % de la production nationale sont issus d'exploitations de taille inférieure à 5 ha et 50 % de fermes de moins de 20 ha" (10). Il existerait au Salvador un double mouvement favorable au développement de la moyenne propriété par diminution du nombre des plus petites et de celui des plus grandes (6) Au Guatemala, même si cela ne se traduit pas encore par une modification sensible de la répartition par taille, la très mauvaise situation financière des grandes "fincas" s'oppose à la relative prospérité de certaines régions caféières de petite production (l2).

c) Une culture favorable à la petite production familiale

La répartition actuelle de la petite ou de la grande propriété tient beaucoup à l'histoire de leur mise en place. Ainsi la présence des grandes "fincas" au Guatemala est à mettre en relation avec la prise du pouvoir par les libéraux dans le dernier tiers du XIXo siècle et les mesures qu'ils prennent. "L'amélioration du réseau routier, l'agrandisse- ment des lignes ferroviaires et la création d'un port (Puerto Barrios) côté atlantique font partie des grands travaux financés par l'Etat et par des capitaux privés ou étrangers. Les accords commerciaux signés avec

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l'Allemagne, l'expropriation des propriétés ecclésiastiques et la vente -

par décret- des terres dites inutilisées des communautés indiennes (...) répondent directement aux incitations du commerce international pour l'essor du capitalisme moderne dans le secteur agricole du pays". Les Allemands s'installent en grand nombre sur la côte Pacifique et débor- dent même sur le Chiapas. Une loi sur le "travail obligatoire" permet de se procurer la main-d'oeuvre nécessaire...

Inversement, le développement d'une petite propriété dans l'Antio- quia (Colombie) est favorisé par le peu d'intérêt suscité par cette région au cours de la période coloniale : très peu de main-d'oeuvre indigène, "l'encomienda" ne s'y est guère implantée et donc pas davantage le latifundio. Ce peu d'intérêt se maintiendra jusqu'au XIXo siècle. Il se convertit en facteur favorable à la colonisation par de petits paysans lorsque s'amorce le développement de la culture du café. "Dans un tel contexte, il n'est rien d'étonnant à ce que des régions comme le Caldas ou l'Antioquia voient leur part augmenter et ce aux dépens de certains départements tel le Santander ou le Cundinamarca où la concentration foncière est très importante" (l3). On rencontre la même dynamique au Costa Rica ou au Táchira, une des zones caféières les plus importantes (sinon la plus importante) du Venezuela. "El Táchira inicia su crecimiento vertiginoso, traspuesta la primera cincuentena del siglo XIX, sin el estigma del latifundio y de la burocracia, militarista o clerical, que aridece el esfuerzo en otras latitudes del país. La coloniza- ción se hace en el Táchira bajo el imperio de la mediana y pequeña propiedad rural, que utilizan con pleno provecho al hombre y a la tierra" (l4).

Le contexte socio-historique participe donc beaucoup à la mise en place durable de la structure de production. Mais il n'est pas toujours déterminant. Au Venezuela, un des plus anciens pays producteurs, le café s'est d'abord développé dans le cadre des grandes haciendas de cacao. Celui-ci se cultivait sur les meilleures terres planes et lorsque le café apparaît (dès la fin du XVIIIè siècle), le "Señor del cacao" accorde un lopin de terre à ses ouvriers sur les versants afin de mieux les fixer et de réduire les coûts de main-d'oeuvre. Ce sont eux qui contribuent d'abord à la diffusion de la culture du café. Celle-ci, au fil des ans déplace peu à peu le cacao en importance et procure au "parcelero" une indépendance de plus en plus marquée (15). Dans ce cas le café a favo- risé la destruction d'un système préexistant, esclavagiste ou quasi-escla- vagiste.

Il semble que les conditions propres à la culture du café soient elles- mêmes favorables au développement de la petite et moyenne produc- tion. La variété arabica, celle qui domine très largement en Amérique

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latine, s'accommode de bien des milieux, mais exige une certaine humi- dité et une fraîcheur relative. Elle se rencontre donc généralement entre 700 m. et 1500 m. d'altitude, c'est à dire dans des milieux le plus sou- vent assez peu favorables à la grande exploitation non pastorale, sur des versants dont la pente peut être très prononcée. C'est aussi une culture très exigeante en main-d'oeuvre et qui convient parfaitement à l'exploi- tation familiale, où la nombreuse descendance (ce sont des milieux rela- tivement salubres, à faible mortalité infantile) peut trouver à s'employer. Elle peut, par la suite (au moins au cours d'une assez longue période historique), fonder assez facilement sa propre exploitation, les besoins en terres étant réduits. De ce fait, les terroirs caféicoles suppor- tent de fortes densités et ont longtemps été de puissants foyers de peu- plement.

Ces nouvelles fondations sont d'autant plus aisées qu'elles exigent dès le départ une polyculture et même une arboriculture qui permet au colon d'attendre sans trop de difficultés la mise en production de la caféière (16). Le café traditionnel exige de l'ombre. Celle-ci lui est procu- rée d'abord par les bananiers, ensuite par des arbres légumineux spécia- lisés dans cette fonction (ils enrichissent la terre et assurent la dose exac- te d'ensoleillement, ni trop, ni pas assez). Mais les premiers ne sont jamais totalement exclus, ils accompagnent d'ailleurs, et sans trop de préjudice pour le café, d'autres fruitiers et même souvent un peu de maïs, de canne à sucre ou de manioc. La parcelle de café contribue donc pour une large part à l'autosubsistance alimentaire directement ou indi- rectement (petit élevage ). Celle-ci est indispensable au démarrage de l'exploitation, elle demeure très importante par la suite. Les périodes de difficultés en sont d'autant amorties. C'est une des raisons de l'extraor- dinaire résistance de la petite production aux nombreuses crises qui ont scandé l'histoire de la caféiculture. Les grandes haciendas n'ont pas cet avantage et sont alors menacées de disparition. La période de 1929 a vu la fin de la plupart de celles qui subsistaient au Venezuela (17). Là encore, cette poly-production est inconnue des grandes estancias paulistes du Brésil.

Le remplacement actuel des variétés traditionnelles par celles à haut rendement (caturra, catuai) ne permet plus cette complémentarité entre culture commerciale et culture d'autosubsistance. Ces nouvelles variétés, dites "de soleil", n'ont plus besoin d'être protégées. Le "café taillis" lais- se place à des alignements impeccables, exactement comme dans un vignoble. En revanche l'élévation des rendements, parfois considérable, procure un revenu incomparablement plus élevé au producteur. Néan- moins l'observation démontre que beaucoup d'entre eux conservent

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volontiers une partie de leurs fruitiers, même après rénovation, et contre l'avis des techniciens bien intentionnés.

Si la polyculture spécifique au café traditionnel ne constitue plus aujourd'hui un facteur favorable à la petite production, il paraît tout à fait évident qu'elle a joué un rôle fondamental dans la diffusion à peu près générale de la petite et moyenne exploitation. Par ailleurs un autre élément favorable à celle-ci demeure et semble même prendre une gran- de importance dans la période actuelle de crise: il s'agit des frais de main-d'oeuvre.

En effet, le café se prête mal à la mécanisation. La plupart des travaux se font à la main ou à la machette. L'utilisation des intrants industriels (herbicides, pesticides...) dans les plantations modernes ne modifie guère le problème, puisque les variétés nouvelles demandent des soins plus intensifs, donc plus de travail. Il faut donc être assuré d'une réserve de main d'oeuvre suffisante pour accomplir l'ensemble des travaux et surtout la récolte, sous peine de tout perdre. La mise en place des grandes exploitations du Guatemala n'est évidemment pas étrangère à la pos- sibilité d'obtenir la main-d'oeuvre indigène des hautes terres au meilleur coût. En tout état de cause, même si cette disponibilité est acquise, sa gestion n'est pas évidente et beaucoup de moyens exploitants répugnent pour cette raison à trop accroître l'extension de leur plan- tation.

Cette répugnance est d'autant plus grande qu'il faut payer cette main- d'oeuvre... Même si parfois le salaire peut sembler dérisoire (mais ce n'est pas toujours le cas...), il s'agit d'une dépense qui pèse énormément dans la gestion de l'entreprise. C'est, de plus, un coût pratiquement fixe, indépendant des résultats de la récolte et surtout du prix de vente de cette récolte. Puisqu'il n'y a pas de mécanisation, il n'y a pas non plus d'économie d'échelle et le grand exploitant paye proportionnelle- ment autant que le plus petit. C'est la raison pour laquelle la plupart des grands "finqueros" du Guatemala se trouvent aujourd'hui en crise grave; après la baisse durable des cours du café, ils sont très gravement endettés et risquent de passer massivement entre les mains des firmes agro-exportatrices (18).

L'exploitation familiale ne connaît pas les mêmes problèmes. Le café contribue au contraire à mobiliser une main-d'oeuvre ailleurs inem- ployée. De plus une polyproduction durable, même dans le cas des exploitations modernisées, permet de moduler l'investissement du tra- vail en fonction de la conjoncture. Enfin, le calcul du coût représenté par cette main-d'oeuvre est beaucoup moins pris en compte, puisqu'on

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ne "se paye pas", le travail effectué par soi-même ne comptant pas ou peu. De ce fait la vente du café dégage alors un "bénéfice" et l'exploitant peut continuer à entretenir ses caféières et même les accroître (12> ! Dans la pire des conjonctures il peut mettre en sommeil sa caféière, y investir le minimum d'entretien (elle est capable de le supporter) et attendre des jours meilleurs.

III - L'IMPORTANCE POLITIQUE DES CAFEICULTEURS

L'habituelle opposition minifundio-latifundio a le plus souvent retenu l'attention comme raison profonde des luttes paysannes latino-améri- caines. C'est de toute évidence un des ressorts fondamentaux de celle-ci (Mexique, Chili...), sans être le seul. Il semble en particulier que le rôle de ce monde de petits caféiculteurs a souvent été minimisé ou ignoré. Il existe pourtant une corrélation tout à fait remarquable entre pays ayant connu des troubles agraires et pays producteurs de café. Cette corréla- tion s'avère parfois dénuée de fondement (les luttes indiennes du Guate- mala n'ont que très peu à voir avec la caféiculture). Mais dans beaucoup de cas les caféiculteurs ont participé et souvent provoqué un infléchisse- ment de la vie politique nationale. Celui-ci s'effectue parfois à leurs dépens : au Salvador, c'est leur révolte en 1935 qui a provoqué la mise sur pied de l'appareil répressif national. Tout cela semble, en première analyse, relativement contradictoire avec l'existence à peu près générali- sée d'une société de petits propriétaires, habituellement considérés comme défenseurs de l'ordre. Il faut donc tenter d'approcher sa dyna- mique interne.

a) " El mejor café del mundo "

La méthode Coué a fait ses preuves et, de toute façon, il vaut mieux s'adresser des satisfecit plutôt que d'attendre que les autres vous les concèdent. C'est probablement pour cela que l'association des caféicul- teurs du Guatemala (ANACAFE) proclame partout et dans toutes les langues, y compris sur des tasses à café, que son pays produit le meilleur café du monde. C'est d'ailleurs peut-être vrai, mais il est troublant de constater que la plupart des producteurs des autres pays sont intime- ment convaincus que ce sont eux, et non les autres.... De fait nous ne connaissons pas de pays où l'on ne nous ait pas dit (ou proclamé) que, vraiment, nous nous trouvions dans le meilleur terroir caféier qui soit ! Seul le ton peut connaître quelques différences. Tous s'accordent toute- fois pour critiquer la production brésilienne et considérer que du café

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aussi médiocre constitue un vrai scandale et une concurrence déloyale pour les autres, ceux qui sont bons.

Il y a là une fierté tout à fait significative. Produire du café, c'est pro- duire du plaisir, c'est une question de goût, de saveur. La qualité est essentielle et Ton doit y porter toute son attention. Cette préoccupation se manifeste à tous les niveaux. Ainsi la séance de dégustation du "cata- dor", celui qui apprécie (faut-il dire : "qui taste"?) la valeur d'un arriva- ge, est suivie dans un recueillement digne d'une cérémonie religieuse. L'enjeu est important. C'est à la fois un problème financier, la qualité se paie, mais aussi la reconnaissance des efforts consentis. On n'est pas caféiculteur comme on est céréaliculteur ou planteur d'arachide. Le pay- san, quel que soit son niveau social, le fait volontiers sentir, en particu- lier par le plaisir qu'il prend bien souvent à démontrer son savoir-faire au visiteur, à conter ses expériences, les adaptations effectuées à partir des recommandations du technicien, à expliquer les propriétés spéci- fiques de sa parcelle ou de son terroir.

Il s'agit en effet d'une fierté partagée, collective. Les terroirs agricoles sont denses, très fortement organisés, dotés d'une cohésion sociale très forte et d'une certaine solidarité. Dans ces conditions, défendre le café et les intérêts matériels qui lui sont liés, signifie en même temps défendre un ensemble de valeurs et de comportements, en un mot : une culture. A l'occasion, celle-ci s'investira même comme représentante d'une "lati- nité" menacée. Là encore, l'analogie avec les grandes grèves du Langue- doc du début du siècle, lorsque la défense des vignerons s'est identifiée avec celle d'une région et même de la culture occitane, est assez trou- blante.

b) La défense du prix et du produit Cette analogie peut se poursuivre jusque dans les ambiguïtés de ces

mouvements. Ils sont loin d'être nécessairement porteurs d'une volonté radicale de transformation sociale. Ils sont en général, presque par natu- re, très composites et souvent l'occasion de collaborations de classe qui tendent à limiter la revendication à celle du prix à la production. Petits et grands sont unifiés dans la défense des intérêts communs.

Il existe en effet beaucoup d'ambiguïtés dans les rapports entre diverses catégories de producteurs. On a souligné l'indépendance très fréquente de chacun dans l'organisation du travail de l'exploitation. Mais tout change au niveau de la mise au marché, le plus petit ayant parfois (ou souvent) besoin de céder sa récolte à un intermédiaire afin de disposer de liquidités immédiates. Cet intermédiaire est souvent un pro-

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ducteur plus aisé auquel on peut être lié par divers échanges de services. Cela provoque tout un ensemble extrêmement complexe de relations de dépendance, de clientèle, d'oppositions ou de complémentarités entre différentes catégories ou groupes, le tout souvent imprégné d'une bonne dose de paternalisme.

Les associations de caféiculteurs expriment la diversité des rapports de force ainsi établis. Il existe souvent une coopération indépendante de petits producteurs destinée à éviter les intermédiaires, éventuellement suscitée ou appuyée par l'Etat qui dispose ainsi d'une base sociale solide. Mais il semble que la prise de contrôle de la filière (y compris de réseaux de coopératives) par les exploitants les plus puissants ou par des sociétés de commercialisation, lorsque les deux ne se confondent pas, soit encore plus fréquent, avec la caution plus ou moins directe de l'Etat. Ce der- nier peut d'ailleurs, suite à des mouvements revendicatifs ou encore pour ne pas détruire sa base sociale, prendre en charge la totalité de la filière. En général, cela ne fait que repporter les enjeux de pouvoir, à savoir qui contrôlera l'appareil mis en place. La puissance de ces Fédéra- tions/Institutions varie énormément. Elle est fonction de la place du café dans l'économie nationale et de son degré de puissance ou de négo- ciation vis à vis de l'Etat. Cela va de la "Fédération des Caféiculteurs de Colombie", un Etat dans l'Etat, à l'Association Nationale du Café (ANACAFE) du Guatemala, qui n'est guère qu'une instance de négocia- tion sans beaucoup de pouvoir, en passant par ICAFE costaricien ou le défunt INMECAFE, organe de l'Etat, tout comme FONCAFE au Vene- zuela. La place relative de la communauté paysanne vis à vis de la filière ou de l'Etat peut s'exprimer dans la part obtenue dans le prix de vente à l'exportation. Elle est actuellement de 40 % au Honduras, contre 62 % au Costa Rica et 68 % au Mexique (l9).

c) Le caféiculteur combattant

Les rapports de force ne sont pas immuables et pas davantage les ins- titutions. Lorsque celles-ci atteignent un degré de corruption ou d'incompétence par trop élevé, le mécontentement peut provoquer des mouvements de révolte plus ou moins spontanés. Ainsi en 1988 au Venezuela, les coopératives (qui avaient le monopole de la collecte du grain) ont refusé d'approvisionner FONCAFE (chargé de l'exporta- tion et de la vente aux torréfacteurs) qui ne leur payait pas les sommes dues. Les manifestations ont pris une ampleur suffisante pour que le gouvernement soit amené à faire le nécessaire afin de réparer les préjudices subis par les producteurs et décide une réforme de FONCAFE (20).

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Dans ce cas, comme dans pratiquement toutes les nombreuses luttes dans lesquelles sont impliqués les caféiculteurs, c'est l'Etat qui est finalement mis en cause. Au-delà des éventuels écrans formés par les Institutions, Fédérations ou Associations qui lui sont plus ou moins liées, c'est à lui qu'est attribuée la responsabilité de résoudre le problème posé, sous peine de se voir dépouillé de toute légitimité. C'est lui qui est considéré comme responsable du prix payé à la produc- tion et comme médiateur obligé entre les exploitants et le marché extérieur. Les intérêts de classe (le "petit" contre le "gros") peu- vent apparaître à la faveur de ces luttes ou même en être la cause pre- mière (mais pas toujours explicitée). Il semble le plus souvent qu'ils soient détournés ou subordonnés à des combats destinés à mettre en place un pouvoir conforme aux intérêts de l'ensemble des caféicul- teurs.

Ces luttes peuvent-elles être considérées comme révolutionnaire ? Elles sont destinées à transformer un rapport de pouvoir. Mais il n'y a pas nécessairement associé une volonté de changement dans les rapports sociaux ou dans la nature de la propriété de la terre. Elles peuvent ainsi aboutir à des résultats extrêmement divers. Il semble probable que l'idéal souhaité soit assez proche du type de démocratie instauré au Costa Rica, suite aux événements de 1948. Mais c'est loin d'être tou- jours le cas.

Ainsi au Venezuela, l'action des caféiculteurs andins, à l'extrême fin du XIX siècle, pour obtenir une certaine stabilité des institutions et un régime plus conforme à leurs intérêts, a provoqué une transformation complète de la vie politique nationale. Mis à part un bref intermède démocratique, des dictateurs se sont ensuite succédé au pouvoir pendant tout le XXe siècle jusqu'en 1958. Tous sont nés dans un rayon de 20 km autour de Rubio (Táchira) au coeur de la région caféicole la plus impor- tante du pays. Mais comme cela ne devait pas suffire, le seul président démocratique à avoir été élu à deux reprises, est né lui aussi à Rubio (preuve du maintien au moins partiel du contrôle de l'appareil d'Etat par les mêmes Tachirenses?). Cette "révolution" s'est accomplie avec une poignée d'hommes commandés par Cipriano Castro (14). Après des débuts difficiles (un chapitre du livre de D.A. Rangel s'intitule : "De derrota en derrota hasta el Capitolio"), la traversée des Andes à partir de San Cris- tobal en direction de Caracas lui permet de se renforcer, de conquérir le pouvoir, et de détruire définitivement l'ancien régime. A cette époque (révolue), la richesse des Andes, grâce au café, s'opposait radica- lement à la misère du reste du pays, ravagé par des guerres civiles inces- santes. L'arrivée du pétrole précipitera après 1929 une décadence déjà amorcée.

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L'engagement des caféiculteurs dans la Révolution cubaine aboutit à des résultats sensiblement différents. La guérilla impulsée par Fidel Castro rencontre un solide appui parmi les petits producteurs de la Sierra Maestra. Ceux-ci forment une partie importante de l'appareil insurrectionnel. Mais une fois la victoire acquise, lorsque le nouveau régime souhaite mettre en place des formes collectives de production, les mêmes caféiculteurs, avant tout soucieux de maintenir leur indépendance, se révoltent. Ils se convertissent donc aux yeux du nouveau pouvoir en "contre-révolutionnaires" et sont détruits.

CONCLUSION Les caféiculteurs hispano-américains représentent une force considé-

rable, trop souvent ignorée ou sous-estimée. En général composés de petits et moyens producteurs, ils constituent des paysanneries parmi les plus solides, les plus enracinées, de la plupart des pays. Dotés d'un savoir-faire incontestable, héritiers d'une tradition séculaire, leur atta- chement à celle-ci ne leur interdit nullement d'adopter les innovations lorsqu'ils les jugent pertinentes, quitte à bouleverser profondément leur appareil productif. L'introduction et la diffusion des nouvelles variétés à haut rendement en porte témoignage.

Ces communautés sont conscientes de leur personnalité et très sou- cieuses de leur indépendance. Elles associent dans la défense de ces caractères à la fois leurs intérêts matériels et un système de valeurs sociales pour lequel elles sont prêtes à se mobiliser. Leur nombre et leur poids économique, ainsi qu'une capacité certaine à s'unir au moins sur un temps court, leur confère une importance politique incontournable que chacun des Etats s'emploie à mettre à son service, à contenir ou à occulter. La très forte homogénéité du système de production s'oppose donc à la très grande variété de leur position dans les systèmes socio- économiques nationaux. Une représentation directe de leurs intérêts est assez peu fréquente. Il y a le plus souvent subordination à d'autres pou- voirs, même lorsque ceux-ci prétendent les représenter (Costa Rica). Cela ne signifie pourtant pas soumission aveugle et indéfinie. Ces com- munautés sont ainsi capables, lorsque leur indépendance de petits pro- ducteurs ou leurs intérêts économiques sont menacés, de provoquer des mouvements insurrectionnels ou de les accompagner. Mais dans ce der- nier cas, l'alliance initiale qu'elles peuvent nouer ne semble pas se main- tenir lorsque les objectifs pour lesquels elle a été conclue ne sont plus pris en compte. On pourrait y voir une des raisons de bien des échecs de mouvements révolutionnaires contemporains, avant qu'ils prennent le pouvoir ou après.

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Résumé - Même abstraction Etite du Brésil, la caféiculture latino-américaine est la plus importante du monde. La petite production paysanne domine très largement tant en nombre d'exploitation qu'en quantités produites. Il existe des centaines de milliers de petits exploitants indépendants, dont le rôle social et politique est incontournable.

Resumen - Incluso haciendo caso omiso del Brasil, la cafìcultura latinoamericana es la más importante del mundo. La pequeña producción campesina sigue predominando ampliamente, tanto en el número de unidades como en las cantidades produccidas. Exis- ten centenares de miles de pequeños caflcultores independientes, cuyo papel social y poli- tico no se puede pasar por alto.

NOTES ET REFERENCES

(1) Une part de la documentation utilisée provient des travaux de l'équipe de recherche MOCA ("Montagnes et café"). Cette équipe doit faire paraître tout prochaine- ment un ouvrage rassemblant un texte de synthèse et une quinzaine de monographies portant sur des pays africains et latino-américains. Le sigle MOCA, à l'exclusion de toute autre indication, sera utilisé pour les références à ces textes.

(2) Anuario Estadístico de la Comisión para la América Latina, Nations Unies (CEPAL).

(3) M. Errazuriz - La caféiculture colombienne : la fuite en avant (MOCA).

(4) Sauf indication contraire, tous les chiffres de production sont issus de : "Statistic of Coffee International Coffee Organization". Une moyenne sur deux ans a été effectuée, afin de limiter quelque peu les fortes variations conjoncturelles.

(5) O. Hoffmann, B. Salice - Mexique : trois caféicultures pour une filière en crise (MOCA).

(6) W. Pelupessy - Le grain d'or du Salvador (MOCA)..

(7) N. Demyk - Le Honduras : une République caf etère? (MOCA).

(8) C. Craipeau - Le pouvoir du café au Nicaragua (MOCA).

(9) J.C. Tulet - La persistance de la caféiculture au Venezuela (MOCA).

(10) E. Hernandez - Note sur quelques aspects récents de la caféiculture au Costa Rica (MOCA).

(11) C.E. de Suremain - La culture du café : une culture de classe? Structure et genèse de la caféiculture au Guatemala (MOCA).

(12) CE. de Suremain, J.C. Tulet - Le café malgré sa crise à San Pedro la Laguna, GEO- DOC N° 38, série MOCA N°2, 1992, pp. 64-74.

(13) C Fougère - La Colombie, Karthala, 1992, 208p; pp. 84-85.

(14) D.A. Rangel - Les Andinos en el poder, Vadel Hermanos, Valencia Venezuela, 1980, 310 pages, pp.112.

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(15) G. Carvalho, J. Ríos de Hernández - Tentas de la Venezuela agroexportadora, Fondo Editorial Tropycos, 1984, 153 pages.

(16) J. CH. Tulet - Le café et son cortège : les associations culturales dans la caféiculture lati- no-américaine, GEODOC N° 38, série MOCA N° 2, 1992, pp. 12-18.

(17) J. Ríos de Hernández - La Hacienda venezolana, une visión a través de la historia oral Fondo Editorial Tropycos, Caracas, 1988, 320 pages.

(18) J. CH. Tulet, C.E. de Suremain - Les frères ennemis. Relations sociales et commerciales entre planteurs et exportateurs de café sur la Costa Cuca , Guatemala (à paraître).

(19) Chiffres cités par N. Demyk. On peut apprécier à ce propos les incohérences des "politiques d'ajustement structurel" dont un des principes de base est la revalorisation des produits agricoles et qui pour cause de libéralisme aboutissent à la destruction des organismes assurant une certaine garantie de prix à ces produits. Il n'est pas pour autant obligatoire de considérer comme satisfaisante la gestion d'institutions comme INMECA- FE au Mexique ou FONCAFE au Venezuela.

(20) J. CH. Tulet - Le rôle essentiel du café dans les Andes vénézuéliennes, GEODOC N° 36, série MOCA N° 1, 1991, pp. 3-17.

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