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Vocabulaire de ... Collection dirigée par Jean-Pierre Zarader Le vocabulaire de Nietzsche Patrick Wotling Ancien élève de l'École Normale Supérieure Agrégé de philosophie Maître de conférences à l'université de Paris IV -Sorbonne

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  • Vocabulaire de ... Collection dirige par Jean-Pierre Zarader

    Le vocabulaire de

    Nietzsche

    Patrick W otling Ancien lve de l'cole Normale Suprieure

    Agrg de philosophie Matre de confrences l'universit de Paris IV -Sorbonne

  • i Dans la mme collection

    Le vocabulaire de Aristote, par Pierre Pellegrin Le vocabulaire de Bachelard, par Jean-Claude Pariente Le vocabulaire de Bergson, par Frdric Worms Le vocabulaire de Berkeley, par Philippe Hamou Le vocabulaire de Fichte, par Bernard Bourgeois Le vocabulaire de Frege, par Ali Benmakhlouf Le vocabulaire grec de la philosophie, par Ivan Gobry Le vocabulaire de Hegel, par Bernard Bourgeois Le vocabulaire de Heidegger, par Jean-Marie Vaysse Le vocabulaire de Hume, par Philippe Saltel Le vocabulaire de Kant, par Jean-Marie Vaysse Le vocabu(aire de Maine de Biran, par Pierre Montebello Le vocabulaire de Matre Eckhart, par Gwendoline Jarczyk

    et Pierre-Jean Labarrire Le vocabulaire de Marx, par Emmanuel Renault Le vocabulaire de Merleau-Ponty, par Pascal Dupond Le vocabulaire de Montesquieu, par Cline Spector Le vocabulaire de Nietzsche, par Patrick Wotling Le vocabulaire de Platon, par Luc Brisson et Jean-Franois Prade au Le vocabulaire de saint Thomas d'Aquin, par Michel Nod-Langlois Le vocabulaire de Sartre, par Philippe Cabestan et Arnaud Tomes Le vocabulaire de Schelling, par Pascal David Le vocabulaire de Schopenhauer, par Alain Roger Le vocabulaire de Spinoza, par Charles Ramond Le vocabulaire de Suarez, par Jean-Paul Coujou

    ISBN 2-7298-0504-4 Ellipses dition Marketing S.A .. 2001

    32. rue Bargue 75740 Paris cedex 15 Le Code de la proprit intellectuelle n'autorisant. aux termes de rmlide L.122-S.2a et 3a), d'une part, que les ( copies ou reproductions strictement rserves J"usage priv du copiste et non destines une utilisation collective , ct d'autre part. que les analyses el les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration. toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ay.mls cause est illicite (Art. L.122-4). Cette reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit constituerait une contrefaon sanctionne par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la proprit intellectuelle.

  • Les mots nous barrent la route dclare Nietzsche dans Aurore 1 Revenant sur l'ensemble de son uvre, il prcise quelques annes plus tard, dans l'un de ses tout derniers textes Avant de m'avoir lu, on ne sait pas ce que l'on peut faire de la langue allemande - ce que l'on peut faire, en gnral, du langage2 . Cette affirmation d'Ecce homo indique assez que si Nietzsche bouleverse radicalement la problmatique philo-sophique, il ne rforme pas moins profondment la langue de la philoso-phie entrer dans l'univers de pense nietzschen sera avant toute chose s'aventurer dans une logique d'expression nouvelle, un nouveau lan-gage, selon une formule qu'affectionne l'auteur d'Ainsi par/ait Zarathoustra. L'usage courant de la langue, en effet, masque bien plus les difficults philosophiques qu'il ne les rsout ou les rvle, et entrave constamment de ce fait les efforts de pense nous mettons un mot l o dbute notre ignorance - o nous ne pouvons plus voir au-del, par exemple le mot "je", le mot "faire", le mot "souffrir" ce sont peut-tre les lignes d'horizon de notre connaissance, mais non des "vrits" (FP XII, 5 [3]3). Il faut encore garder l'esprit, pour lire Nietzsche, cette ide que loin d'tre un instrument d'expression neutre, le langage est porteur de valeurs, donc d'interprtations et de choix, et ne permet pas de ce fait de restituer adquatement tout type de pense, surtout si celle-ci prtend justement remettre en cause les valeurs sur lesquels il est fond. Cette mfiance foncire l'gard du langage, allie l'ambition de renouveler radicalement la manire de penser entrane quelques

    1. Aurore, 47 2. Ecce Homo, Pourquoi j'cris de si bons livres , 4. 3. Nous utiliserons pour dsigner les Fragments postllumes l'abrviation FP, suivie soit du numro du tome dans l'dition Gallimard (de IX XIV) s'il s'agit de volumes constitus exclusivement de posthumes (c'est--dire pour les textes allant de l't 1882 au dbut de janvier 1889), soit dans le cas contraire du titre de l'uvre qu'ils accompagnent, et enfin du numro du fragment dans le tome cit. L'astrisque (*) signalera les termes cits par Nietzsche en franais.

  • consquences essentielles pour l'criture nietzschenne ainsi la ques-tion du style et la question de la lecture sont-elles, par exemple, explici-tement thmatises. Nietzsche assigne son nouveau langage une double fonction exprimer avec prcision, dans leurs nuances, des pen-ses neuves, plus encore, des penses dont Nietzsche considre qu'elles ne pouvaient s'exprimer dans l'usage ordinaire du langage. Le second but concerne les effets de rceptions le style de l'criture nietzschenne rpond une volont de slectionner le lecteur, et pour cela, de le mettre constamment l'preuve d'o le caractre droutant du texte, fausse-ment simple parfois, souvent trompeur, et ce d'autant plus que la tech-nicit conceptuelle est le plus souvent masque sous une utilisation de la langue qui peut sembler, extrieurement, parfaitement usuelle. La ncessit d'une rforme de la langue philosophique est ainsi patente, et l'on comprend dans ces conditions pourquoi l'analyse du langage de Nietzsche constitue un pralable tout accs au contenu de sa rflexion. Si l'on restreint l'examen de cette vaste entreprise qu'est la construction d'un nouveau langage au seul champ du vocabulaire, trois traits essen-tiels caractrisent l'originalit du lexique nietzschen

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    Ses lments constitutifs ne sont pas seulement des mots - parmi lesquels de nombreux nologismes -, mais aussi, en abondance, des formules et des priphrases (volont de puissance, moralit des murs, sens historique, pathos de la distance, ... ), crations originales galement pour la plupart d'entre elles. Source de difficults de lecture plus accuses encore, le second pro-cd qui caractrise ce lexique tient la reprise de termes philoso-phiques anciens, vids de leur signification classique et rinvestis d'un sens nouveau (volont par exemple, ou encore vrit). Enfin, on ne saurait ngliger l'usage surabondant de signes nuanant constamment l'usage des termes guillemets, italiques, mais aussi recours des mots trangers, notamment franais (ressentiment, dcadence), etc. Ces procds ne relvent en rien de l'ornementation ou de la prciosit et font sens philosophiquement on prtera ainsi attention au fait qu'un mme mot, selon qu'il est utilis avec ou sans guillemets, peut dsigner alternativement deux situations parfaite-ment opposes. Le cas le plus frquent dans le corpus nietzschen est celui du jeu sur les termes Cu/tur et de Cultur .

  • Le caractre atypique de l'usage linguistique propre Nietzsche J'amne dfinir assez frquemment, particulirement dans ses textes posthumes, le sens des notions mises en jeu par les diffrents modes de dsignation auxquels il recourt. Mais il faut prciser que ce travail dfi-nitionnel change lui-mme de nature au sein de sa pense de l'interpr-tation, la dfinition ne peut plus se comprendre comme expression d'une essence, mais comme rsultat d'une investigation gnalogique. Recherche des origines productrices d'une interprtation, la gnalogie travaille par nature dans l'lment du multiple. On ne s'tonnera donc pas de constater, presque systmatiquement, le caractre fortement synthtique des formules et expressions de Nietzsche les dfinir sera ainsi, dans une large mesure, dployer les lignes d'analyse qu'elles rassemblent.

  • Affect (A:({ekt) * C'est un des traits caractristiques de la rflexion de Nietzsche que la critique du primat de la raison et la reconnaissance du privilge de la sensibilit. Mais Nietzsche ne se contente pas d'inverser la hirar-chisation traditionnelle de ce couple simultanment, il radicalise le statut de la sensibilit pour constituer une thorie de l'affectivit entirement renouvele. C'est ce mouvement qu'exprime la notion d'affect, plus profonde que la simple passion, et caractrise, un premier niveau, par son degr de vivacit les affects sont les plus violentes puissances naturelles selon la dfinition qu'en donne un texte posthume (FP xm, 10 [203]). ** Le terme d'affect est rapprocher de ceux d'instinct et de pulsion, dont il ne se distingue en fait que pour souligner la dimension intrin-squement passionnelle de ces processus infra-conscients - on pourrait dire aussi bien qu'il insiste sur la dimension inconsciente de l'affectivit. Il traduit donc des modes d'attirance ou de rpulsion qui rglent les prfrences fondamentales propres aux conditions de vie d'un type de systme pulsionnel particulier. En dernire analyse, les affects sont autant d'expressions particulires de la volont de puis-sance et de son travail de mise en forme interprtative, comme l'indique notamment ce posthume de 1888 Que la volont de puissance est la forme primitive de l'affect, que tous les affects n'en sont que des dveloppements (FP XIV, 14 [121]). C'est ce lien entre la volont de puissance et les affects qui explique l'attention extrme que leur prte Nietzsche dans son analyse du nihilisme la puissance persistante de certains d'entre eux est en effet le signe indiquant que jusque dans la ngation de la vie, c'est bien encore la volont de puissance qui s'exprime et trouve les moyens, dtourns, de sa propre intensification.

    *** L'affect est pens par Nietzsche dans le cadre de la thorie de la valeur, comme traduction de l'activit interprtative articule des valuations fondamentales qui rglent l'activit d'un type dtermin de vivant. Les textes les plus approfondis de Nietzsche caractrisent

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  • ainsi l'affect partir de la mmoire, c'est--dire du processus de slection et de rtention propre une forme de vie spcifique Les affects sont des symptmes de la formation du matriel de la mmoire - une vie qui se poursuit l sans interruption et une coor-dination dans son action (FP X, 25 [514]). Par voie de cons-quence, toutes les interprtations, quelle qu'en soit la nature, construites par les vivants peuvent se dfinir comme langage figur (Zeichensprache) des affects. C'est un point que Nietzsche souligne tout particulirement dans le cas de la morale Les morales comme langage figur des affects mais les affects eux-mmes, un langage figur des jonctions de tout ce qui est organique (FP IX, 7 [60], traduit par nous). Particulirement important pour la rflexion nietzschenne est l'affect du commandement, c'est--dire le type d'affectivit caract-ristique de l'mission d'un ordre cet affect peut tre dfini comme la perception des rapports de puissance caractristiques d'une struc-ture pulsionnelle donne (voir par exemple Par-del bien et mal, 19). Le point capital cet gard est sans doute que la notion d'affect permet pour Nietzsche de rsoudre le problme de la com-munication pulsionnelle et de montrer que les volonts de puissance se peroivent et s'valuent mutuellement - l'un des traits indiquant en quoi la thorie nietzschenne des pulsions ne peut se penser sur le modle de la monadologie leibnizienne.

    Amor fal;

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    * Reprise d'une formule emprunte au stocisme romain, l' amor jati, littralement 1' amour du destin , est l'une des expressions par les-quelles Nietzsche dsigne l'acquiescement, le oui, comme attitude gnrale l'gard de la ralit. Il s'agit donc de penser un rapport affectif, et non gnosologique, au destin non pas la rsignation face la fatalit inluctable, mais tout au contraire l'acceptation joyeuse, et mme le fait d'prouver la ncessit comme une forme de beaut Je veux apprendre toujours plus voir dans la ncessit des choses le beau je serai ainsi l'un de ceux qui embellissent les choses. Amor

  • fati que ce soit dornavant mon amour Je ne veux pas faire la guerre au laid. Je ne veux pas accuser, je ne veux mme pas accuser les accusateurs. Que regarder ailleurs soit mon unique ngation! Et somme toute, en grand je veux mme, en toutes circonstances, n'tre plus qu'un homme qui dit oui! (Le Gai Savoir, 276). ** L'amorfati s'oppose ainsi fortement l'idalisme, caractris par Nietzsche comme fuite devant la ralit et volont de nier celle-ci en en condamnant les aspects douloureux ou tragiques. Cette attitude de condamnation de la ralit sensible, enracine dans le ressentiment et la volont de vengeance l'gard de la vie, est celle que Nietzsche prtend reprer dans la mtaphysique classique, dont le signe est ses yeux la cration interprtative d'un monde de l'tre, immuable, ternellement identique soi, d'un monde suprasensible dgag du devenir et des contradictions, ressentis comme sources de souf-frances intolrables. Supposant, sous l'angle pulsionnel, probit et courage - aptitude penser la ralit dans sa totalit, et capacit l'affronter jusque dans ce qu'elle a de terrible -, l' amor fati s'identifie l'une des dimensions du dionysiaque et devient pour Nietzsche le trait caractristique de la grandeur humaine Ma formule pour ce qu'il y a de grand dans l'homme est amor fati ne rien vouloir d'autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrire soi, dans les sicles des sicles. Ne pas se contenter de supporter l'inluctable, et encore moins se le dissimuler - tout idalisme est une manire de se mentir devant l'inluctable - mais l'aimer (Ecce Homo, Pourquoi je suis si avis , 10). *** La pense de l'amor fati, lie ainsi la double comprhension nietzschenne du nihilisme, dbouche sur la doctrine de l'ternel retour comme forme suprme de l'acquiescement tout ce qui se produit. Pense la plus affirmatrice dans son contenu, celle qui dit oui la ralit sans rien en excepter - elle se donne' sur le mode le plus affirmateur, savoir la volont de revivre ternellement, l'identique, la totalit de sa vie Une philosophie exprimentale telle que celle que je vis anticipe mme, titre d'essai, sur les

  • possibilits du nihilisme radical ce qui ne veut pas dire Ciu'e" reste "on" une ngation, une volont de nier. Bien au contraire, elle veut parvenir l'inverse - un acquiescement dionysiaque au monde tel qu'il est, sans rien en ter, en excepter, en slectionner - elle veut le cycle ternel - les mmes choses, la mme logique et non-logique des nuds. tat le plus haut qu'un philosophe puisse atteindre avoir envers l'existence une attitude dionysiaque ma formule pour cela est amor fati... (FP XIV, 16 [32]). Cet amour se traduit donc sous la forme d'un vouloir.

    Apollinien (Apollinisch)

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    * Introduit ds les premires lignes de La naissance de la tragdie, l'apollinien est caractris comme l'une des deux pulsions de la nature, forces artistiques qui jaillissent de la nature elle-mme sans la mdiation de l'artiste (La naissance de la tragdie, 2) - la seconde tant le dionysiaque. Les Grecs ont en effet exprim intuiti-vement leur rflexion esthtique dans des images, et non dans des concepts, comme le feraient des philosophes. La pulsion apollinienne est ainsi pense comme la source des arts plastiques, des arts de la vision, sculpture avant tout, mais aussi architecture, peinture, ou encore posie pique.

    ** L'lucidation de l'apollinien et du dionysiaque s'effectue partir d'un double modle physiologique celui du rve (Apollon) et de l'ivresse (Dionysos). S'agissant de l'apollinien et du modle analo-gique du rve, il faut retenir trois caractristiques dans l'analyse nietzschenne en premier lieu, la production de belles apparences, d'images idalises, aux contours bien dfinis, c'est--dire encore individes ; ensuite, la distanciation, c'est--dire la perception du caractre onirique du rve, donc la perception de la diffrence entre rve et ralit au sein mme du rve; dans l'acte mme de contem-plation des belles formes et des belles apparences, nous conservons la certitude qu'il ne s'agit pas d'autre chose que d'apparences - l'apparence est perue en tant qu'apparence C'est un rve; continuons de rver! ( 1) ; enfin, le plaisir rsultant de cette

  • contemplation de belles apparences, qui provient la fois de ['intelli-gibilit immdiate des images et de la distanciation interne au rve. Tels sont les traits que synthtise l'image d'Apollon, le dieu solaire - des belles apparences lumineuses - ; le dieu de la mesure - du principe d'individuation, de l'image idalise, purge des imperfec-tions de la ralit - le dieu prophtique - le dieu qui s'exprime par images, et non par le langage de la ralit diurne, le dieu de la comprhension immdiate par l'image et du plaisir pris l'image.

    *** C'est la pulsion apollinienne qui est responsable de la cration du monde olympien. Les dieux du panthon grec sont des figures humaines idalises - la vie humaine transpose en de belles formes et de belles apparences. Or, ce monde apollinien fait l'objet d'une croyance de la part des Grecs, d'une adhsion profonde il ne se rduit pas simplement un spectacle extrieur. C'est donc de lui, el' non de la ralit diurne quotidienne, banale, que les Grecs - dans les priodes o triomphe la pulsion apollinienne - tirent leur interprta-tion de la vie. D'o sa signification profonde C'est ainsi que les dieux justifient la vie humaine - en la vivant - seule thodice satisfaisante! ( 3). De la sorte est surmont le pessimisme qui constitue le fond dionysiaque de la comprhension grecque de la vie et qu'exprime la sagesse de Silne. Apollon matrise ainsi Dionysos le malheur n'est plus d'avoir vivre, mais d'avoir quitter la vie. Face la douleur invitablement impose par la ralit, les Grecs ont donc pens travers la figure d'Apollon et du monde olympien la possibilit de neutraliser la puissance dsesprante de la ralit, de h transfigurer. Contrairement ce que l'on affirme parfois, la notion d'apollinien ne disparat pas ultrieurement de la rflexion nietzschenne; elle est bien plutt retravaille et prcise, notam-ment dans le Crpuscule des idoles (par exemple Divagations d'un "inactuel" , 10) ou dans les posthumes des dernires annes. Nietzsche souligne alors la volont d'ternisation du devenir qui l'habite, mais d'une ternisation qui est la glorification de celui-ci et non pas sa ngation Expriences psychologiques fondamentales le nom d"'apollinien" dsigne l'immobilisation ravie devant un

    Il

  • monde invent et rv, devant le monde de la belle apparence en tant qu'il libre du devenir du nom de Dionysos est baptis, d'autre part, le devenir conu activement, ressenti subjectivement en tant que volupt furieuse du crateur qui connat simultanment la rage du destructeur. Antagonisme de ces deux expriences et des dsirs qui en constituent le fondement le premier veut terniser l'apparence, devant elle l'homme devient calme, sans dsirs, semblable une mer d'huile, guri, en accord avec soi et avec toute l'existence le second dsir aspire au devenir, la volupt du faire devenir, c'est--dire du crer et du dtruire (FP XII, 2 [110]).

    Apparence (Schein)

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    * L'apparence est oppose la notion classique de phnomne (Erscheinung) , que Nietzsche condamne comme illgitime Le mot phnomne recle bien des 'sductions, c'est pourquoi j'vite de l'employer le plus possible car il n'est pas vrai que l'essence des choses se manifeste dans le monde empirique. Un peintre qui serait manchot et voudrait exprimer par le chant le tableau qu'il projette de peindre en dira toujours bien plus en passant d'une sphre l'autre que n'en rvle le monde empirique sur l'essence des choses (Vrit et mensonge au sens extra-moral, p. 285). Le phnomne implique une pense inadquate du sensible en ce qu'il prsuppose d'emble un partage dualiste et donc la dvalorisation de la simple manifesta-tion au profit de l'tre. L'apparence en revanche dsigne la ralit sensible et son jeu changeant en exprimant la disqualification de tout monde de la vrit. Le terme possde en allemand une forte connota-tion d'illusion que masque le terme franais mais qui traduit bien le renversement de perspective axiologique qui commande la pense nietzschenne.

    ** Nietzsche identifie apparence et ralit et rejette la thorie des deux mondes sous toutes ses formes, caractristique de la pense mtaphysique. Dans ces conditions, le rve, avec sa logique propre, devient un modle d'intelligibilit privilgi pour penser la ralit comme apparence: Qu'est-ce pour moi prsent que

  • l'''apparence'' ! Certainement pas le contraire d'une quelconque essence, - que puis-je noncer d'une quelconque essence sinon les seuls prdicats de son apparence! Certainement pas un masque mort que l'on pourrait plaquer sur un X inconnu, et tout aussi bien lui ter! L'apparence, c'est pour moi cela mme qui agit et qui vit, qui pousse la drision de soi-mme jusqu' me faire sentir que tout est ici apparence, feu follet, danse des esprits et rien de plus, - que parmi tous ces rveurs, moi aussi, l'''homme de connaissance", je danse ma propre danse, que l'homme de connaissance est un moyen de faire durer la danse terrestre, et qu'il fait partie en cela des grands inten-dants des ftes de l'existence, que l'enchanement et la liaison sublimes de toutes les connaissances sont et seront peut-tre le suprme moyen de maintenir l'universalit de la rverie et la toute-intelligibilit mutuelle de tous ces rveurs, et par l justement de pro-longer la dure du rve. (Le Gai Savoir, 54). *** Cela ne signifie pas que cette apparence soit abandonne l'empirique. Elle est repense au contraire comme volont de puis-sance, c'est--dire comme processus dionysiaque exprimant un jeu pulsionnel incessant. ce titre, Nietzsche congdie tout autant la confiance dans la rationalit et dans la capacit de la logique exprimer la nature profonde de la ralit. La caractristique de cette apparence est bien d'tre insondable, puissance permanente de mtamorphoses qui se joue des efforts tentant de la fixer dans un schma gnosologique matrisable L'apparence, au sens o je l'entends, est la vritable et l'unique ralit des choses - ce quoi seulement s'appliquent tous les prdicats existants et qui dans une certaine mesure ne saurait tre mieux dfini que par l'ensemble des prdicats, c'est--dire aussi par les prdicats contraires. Or ce mot n'exprime rien d'autre que le fait d'tre inaccessible aux procdures et aux distinctions logiques donc une "apparence" si on le compare la "vrit logique" - laquelle n'est elle-mme possible que dans un monde imaginaire. Je ne pose donc pas l'''apparence'' en opposition la "ralit", au contraire, je considre que l'apparence, c'est la ralit, celle qui rsiste toute transformation en un imaginaire "monde

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  • vrai" Un nom prcis pour cette ralit serait "la volont de puis-sance", ainsi dsigne d'aprs sa structure interne et non partir de sa nature protiforme, insaisissable et fluide (FP XI, 40 [53]). Cette pense positive de l'apparence s'oppose ainsi l'idal et l'ida-lisme, caractris psychologiquement comme une forme de peur poussant prendre la fuite devant la ralit.

    Art (Kunst)

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    * La rflexion sur l'art est une proccupation constante de la rflexion de Nietzsche, qui en renouvelle le statut de fond en comble. De la mtaphysique d'artiste prsente par La naissance de la tragdie la physiologie de l'art labore dans les dernires annes, les traits fondamentaux de l'orientation nietzschenne demeurent le refus de l'analyse essentialiste, le refus du cogniti-visme, le refus des problmatiques de l'imitation, le refus du point de vue de la rception il ne s'agit plus de dfinir une essence du beau, mais de rflchir selon le point de vue du crateur, et surtout de repenser l'art dans la perspective de la thorie des valeurs.

    ** L'art repose sur une condition fondamentale l'ivresse, pense comme sentiment de puissance de trs haut degr Le sentiment d'ivresse, correspondant en ralit un surplus de force [ ... ] L'tat de plaisir que l'on nomme ivresse est trs exactement un haut sentiment de puissance ... (FP XIV, 14 [117]). Produit par l'ivresse, l'art pos-sde cette particularit de susciter son tour l'ivresse et de dclen-cher un effet d'entranement la cration toutes les choses dis-tinctes, toutes les nuances, dans la mesure o elles rappellent les extrmes intensifications de force que produit l'ivresse, rveillent en retour ce sentiment d'ivresse [ ... ] l'effet des uvres d'art est de susci-ter l'tat dans lequel on cre de l'art, l'ivresse ... (FP XIV, 14 [47]). *** L'art est lui aussi interprtation, ce qui implique reconfiguration, dformation, slection de la ralit L'art est justement ce qui sou-ligne les lignes principales, garde les traits dcisifs, limine beau-coup de choses. (FP X, 26 [424]). En tant qu'activit interprtative

  • qui se reconnat telle (centmirement la connaissance ou fi la morale par exemple), l'art devient un modle pour penser l'ensemble des activits humaines, et en particulier l'activit philosophique Tout tre organique, qui "juge", agit comme l'artiste partir d'excita-tions, stimulations particulires il cre un tout, il laisse de ct beau-coup de dtails particuliers et cre une "simplification", il galise et affirme sa crature comme tant . (FP X, 25 [333]). Comme toute interprtation, l'art est caractris par une tonalit affective particu-lire, en l'occurrence la gratitude, le oui, exprims sous leur forme suprme par l'ide de transfiguration l'art est essentiellement approbation, bndiction, divinisation de l'existence ... (FP XIV, 14 [47]). Pour cette raison, il possde une dimension intrinsquement anti-morale, et se situe aux antipodes de l'idal asctique en tant que culte du non vrai (Le Gai Savoir, 107), il incarne la sancti-fication du mensonge, de l'illusion, du faux, si l'on s'exprime en termes moraux - en termes extra-moraux, de l'apparence. Nietzsche souligne ainsi sa valeur dans la perspective de la vie, contre l'ida-lisme qui condamne la ralit au nom d'un monde de la vrit l'art vaut plus que la vrit (FP XIV, 17 [3] voir aussi FP XIV, 16 [40] La vrit est laide nous avons l'art afin que la vrit ne nous tue pas ) Ds La naissance de la tragdie, son premier ouvrage philosophique, Nietzsche s'interroge sur le sens et la valeur d'une culture qui, comme celle de la Grce tragique, antrieure l'ge de la philoso-phie et du socratisme, valorise l'activit artistique - et non l'activit de connaissance - comme la plus noble de la vie humaine je tiens l'art pour la tche suprme et l'activit proprement mtaphy-sique de cette vie (La naissance de la tragdie, Ddicace Richard Wagner ). Ce texte se propose fondamentalement, en effet, de comprendre pourquoi, grce l'art et en particulier ce mariage du dionysiaque et de l'apollinien qu'est la tragdie attique, les Grecs ont russi surmonter le pessimisme auquel ils taient exposs, la croyance l'absence de valeur de la vie, l'ide que le plus grand des biens est de n'tre pas et b second de mourir sous peu. C'est une

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  • ligne de rflexion qui traverse l'ensemble de la mditation nietzschenne. Le paragraphe 370 du Gai Savoir en offrira un cho particulirement clairant Tout art, toute philosophie peut tre considr comme un remde et un secours au service de la vie en croissance, en lutte ils prsupposent toujours de la souffrance et des tres qui souffrent. Mais il y a deux sortes d'tres qui souffrent, d'une part ceux qui souffrent de la surabondance de la vie, qui veulent un art dionysiaque et galement une vision et une comprhension tra-giques de la vie, - et ensuite ceux qui souffrent de l'appauvrisse-ment de la vie, qui recherchent, au moyen de l'art et de la connais-sance, le repos, le calme, la mer d'huile, la dlivrance de soi, ou bien alors l'ivresse, la convulsion, l'engourdissement, la dmence. (Le Gai Savoir 370). La condamnation platonicienne de l'art, par exemple, joue alors comme rvlateur aux yeux de Nietzsche elle permet de statuer sur la valeur de toute interprtation qui privilgie la vrit et le connatre " quelle profondeur l'art pntre-t-il l'intimit du monde? Et y a-t-il, en dehors de l'artiste, d'autres formes artistiques?" Cette question fut, comme on sait, mon poiTlt de dpart et je rpondis Oui la seconde question; et la premire "le monde lui-mme est tout entier art" La volont absolue de savoir, de vrit et de sagesse m'apparut, dans ce monde d'apparence, comme un outrage la volont mtaphysique fondamentale, comme contre nature et, avec raison, pointe de la sagesse se retourne contre le sage. Le caractre contre nature de la sagesse se rvle dans son hostilit l'mi vouloir connatre l o l'apparence constitue juste-ment le salut - quel renversement, quel instinct de nant! (FP XII, 2 [119]).

    Civilisation (Civilisation)

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    * Nietzsche modifie profondment le sens du terme de civilisation loin de dsigner les aspects matriels et techniques propres la vie d'une communaut par opposition aux productions de l'esprit, comme le veut l'usage ordinaire du terme en allemand, la Civilisa-tion dsigne une forme particulire de culture, celle-ci tant entendue

  • en son sens large comme ensemble organis des interprtations rendues possibles par une srie de valeurs particulires.

    Au sein de la typologie hirarchise des cultures, la Civilisation s'oppose en revanche ce que Nietzsche appelle la culture au sens troit, c'est--dire aux cultures suprieures, aux cultures de haute valeur si elle est une modalit spcifique de l'organisation axiolo-gique des communauts humaines, elle en est une version faible, de moindre valeur, caractrise par l'touffement des affects et instincts puissants - rsultat de la valorisation systmatique des affects dprimants, et tout spcialement de la mauvaise conscience, associe aux pulsions fortes. Visant briser les types d'homme forts, russis, elle est donc synonyme de ce que Nietzsche appelle encore apprivoi-sement, domestication ou dressage de l'homme Les poques de l'apprivoisement voulu et obtenu ("civilisation") de l'homme sont celles de l'intolrance l'gard des natures les plus spirituelles et les plus audacieuses ainsi que de leurs plus profonds adversaires (FP XIII, 9 [142]). *** C'est la culture de l'Europe contemporaine qui fournit le para-digme de la Civilisation pour Nietzsche comme culture de la piti et de la condamnation de la souffrance, ainsi que du refus de la hirar-chie sous toutes ses formes, dont le corollaire est pour Nietzsche la doctrine de l'galit des droits - les deux attitudes que Nietzsche dsigne par la formule d' ides modernes.

    Connaissance (Erkenntnis) * Nietzsche repense le statut de la connaissance dans la perspective de l'interprtation. Loin de livrer une authentique objectivit, le connatre est ramen un type particulier de dformation, de falsifi-cation interprtative. Fondamentalement, il reprsente donc une forme inconsciente d'activit artistique.

    ** Avec la modification qu'il fait subir au statut de la connaissance, Nietzsche exprime son refus de toute partition entre le thorique et le pratique la connaissance thorique n'est jamais autre chose

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    qu'un travail de mise en forme non pas gratuit, certes, mais bien arti-cul des besoins pr?tiques, aux exigences fondamentales de la vie pour un vivant donn.

    *** tudiant de manire plus prcise le statut interprtatif de la connaissance, le paragraphe 355 du Gai Savoir montre qu'elle consiste toujours rduire du nouveau du dj connu, du bien connu, de l'habituel La "connaissance" consiste exprimer une chose nouvelle l'aide des signes des choses dj "connues" et exp-rimentes dclare encore un texte posthume (FP XI, 38 [2]). Pour ce faire, le travail de construction de la connaissance s'appuie sur la production d'identits, ce qui suppose l'limination des diffrences - c'est en bien en cela que s'opre une falsification artistique La connaissance ce qui rend possible l'exprience, par l'extraordinaire simplification des vnements effectifs, tant du ct des forces qui y contribuent que de notre ct, de nous qui les faonnons de teUe sorte qu'il parat y avoir des choses analogues et identiques. La connaissance est falsification de ce qui est polymorphe et non dnombrable en le rduisant l'identique, l'analogue, au dnom-brable. Donc la vie n'est possible que grce un tel appareil defalsi-fication (FP Xl, 34 [252]). Gnalogiquement, la connaissance est ramene par Nietzsche une expression de la peur et de la cruaut - peur car la rduction qu'elle implique vise liminer un sentiment de dtresse face l'inconnu notre besoin de connatre n'est-il jus-tement pas ce besoin de bien connu, la volont de dcouvrir dans tout ce qui est tranger, inhabituel, problmatique, quelque chose qui ne nous inquite plus? Ne serait-ce pas l'instinct de peur qui nous ordonne de connatre? La jubilation de l'homme de connaissance ne serait-elle pas justement la jubilation du sentiment de scurit retrou-ve ? (Le Gai Savoir, 355) - cruaut enfin, surtout lorsque l'effort de saisie se fait de manire plus honnte et exigeante, car faire preuve de profondeur et de radicalit revient dj, tout coup, faire violence, vouloir faire mal la volont fondamentale de l'esprit, qui veut sans relche gagner l'apparence et les surfaces -tout vouloir-connatre renferme dj une goutte de cruaut (Par-

  • del bien et mal, 229). En dernire analyse, la volont de connais-sance apparat donc comme un mode particulier d'intensification du sentiment de puissance, de lutte contre les affects de dpression qui traduisent au niveau pulsionnelle malaise face une ralit nouvelle qui chappe la matrise.

    Corps (Leib) * Critiquant toute attribution l'homme de facults suprasensibles, toute identification de celui-ci une substance, Nietzsche identifie pleinement le vivant, et au premier titre l'homme, au corps Je suis corps de part en part, et rien hors cela (Ainsi parlait Zarathoustra, Des contempteurs du corps). La conscience, la raison, se trouvent alors ramenes des aspects particuliers de la vie du corps, qui ne possde d'unit que par son organisation.

    ** La situation est toutefois plus complexe qu'il n'y parat puisque simultanment, loin de dfendre une position matrialiste, Nietzsche repense le statut du corps, hors de toute rfrence la matire (qui n'est elle aussi qu'une interprtation), comme communaut hirar-chise de pulsions. Il reprsente donc un ensemble de processus organiss et coordonns - anarchiques dans le cas de maladie et de dcadence -, et c'est bien cette ide de structure pulsionnelle qui constitue le point fondamental de la pense nietzschenne du corps. De manire inattendue, ce primat de la physiologie se renverse toute-fois en primat de la psychologie puisque les pulsions ne sont pas des tres, ni des organes au sens mdical du terme, ni des atomes mat-riels mais des processus d'interprtation, que Nietzsche prsente ana-logiquement comme de petites mes notre corps n'est en effet qu'une structure sociale compose de nombreuses mes ~~ (Par-del bien et mal, 19). Situation en apparence paradoxale la conscience, la raison, l'me se voient ramenes quelque chose qui appartient au corps , mais le corps est dcrit mtaphoriquement partir de l'ide d'me (pluralise il est vrai). Plus profondment, le problme capital que pose la pense du corps est celui de la communication de ces processus pulsionnels hirarchiss: Ce qui est plus surprenant,

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  • c'est bien plutt le corps on ne se lasse pas de s'merveiller l'ide que le corps humain est devenu possible que cette collectivit inoue d'tres vivants, tous dpendants et subordonns, mais en un autre sens dominants et dous d'activit volontaire, puisse vivre et crotre la faon d'un tout, et subsister quelque temps - et, de toute vidence, cela n'est point d la conscience. [ ... ] cette prodi-gieuse synthse d'tres vivants et d'intellects qu'on appelle ['''homme'' ne peut vivre que du moment o a t cr ce subtil systme de rela-tions et de transmissions et par l l'entente extrmement rapide entre tous ces tres suprieurs et infrieurs - cela grce des interm-diaires tous vivants; mais ce n'est pas l un problme de mcanique, c'est un problme moral (FP Xl, 37 [4]). *** Le corps est source de toutes les interprtations, qui, inverse-ment, tmoignent de l'tat du corps interprtant. La philosophie, par exemple, est ainsi la transposition spiritualise des tats du corps, ce qui explique l'affirmation de Nietzsche selon laquelle un philosophe passe par autant de philosophies que d'tats de sant (voir la Prface la seconde dition du Gai Savoir). C'est ce lien entre corps et inter-prtation qui explique l'apprciation des doctrines et systmes de pense, philosophiques ou autres, en termes de sant et de maladie.

    Culture (Culturl ) * Il faut distinguer la culture (Cultur) de la civilisation (Civilisation), et rappeler qu'au sens large, le concept nietzschen de culture cor-respond ce que l'usage franais dsignerait plutt du terme de civilisation . La culture ne vise pas la formation intellectuelle ni le savoir, mais englobe le champ constitu par l'ensemble des lctivits humaines et de ses productions morale, religion, art, philosophie aussi bien, structure politique et sociale, etc. Elle recouvre donc la srie des interprtations caractrisant une communaut humaine donne, un stade prcis de son histoire.

    J. Nous conservons la graphie priviligie par Nietzsche, qui partir de Humain, trop humain orthographie systmatiquement ce terme avec un C initial, et non un K.

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  • ** Dans les premires annes de sa rflexion, Nietzsche se penche particulirement sur le problme de l'unit et de l'harmonie de ces interprtations La culture, c'est avant tout l'unit de style artistique travers toutes les manifestations de la vie d'un peuple. Mais le fait de beaucoup savoir et d'avoir beaucoup appris n'est ni un instrument ncessaire ni un signe de la culture et, au besoin, s'accorde parfaite-ment avec son contraire, la barbarie, c'est--dire avec l'absence de style ou le mlange chaotique de tous les styles. (Considrations inactuelles l, David Strauss, l'aptre et l'crivain , 1, trad. modi-fie). travers cette enqute sur l'unit, c'est dj la question de la structure pulsionnelle caractrisant le type d 'homme lev par cette communaut, bref la question de la discipline des instincts qui est vise - la production des interprtations est ainsi pense comme le rsultat d'un levage opr sur les pulsions Le problme d'une culture rarement saisi correctement. Son but n'est pas le plus grand bonheur possible d'un peuple, non plus que le libre dveloppement de tous ses talents; elle se montre plutt dans la juste proportion obser-ve dans le dveloppement de ces talents. [ ... ] La culture d'un peuple se manifeste dans la discipline homogne impose ses instincts. (FP des Considrations Inactuelles 1 et II, 19 [41], trad. modifie). *** Les annes suivantes, Nietzsche ne cesse de prciser le sens qu'il donne ce problme de la culture, pour le dfinir de plus en plus explicitement comme le problme des valeurs il se propose d'tu-dier les interprtations rendues possibles par telle srie de valeurs, et d'enquter sur la valeur de ces valeurs. L'ultime prolongement en est la rflexion sur la possibilit de rformer une culture - par exemple celle de l'Europe contemporaine - dans le sens d'un accroissement de valeur, c'est--dire encore dans le sens d'un panouissement plus pouss du type d'homme qu'elle tend produire de manire prpon-drante. Tel est le problme du renversement des valeurs tel que le pose Nietzsche. On voit ainsi que la rflexion sur le nihilisme, comme forme dclinante de civilisation, est au centre de la problma-tique nietzschenne de la culture. C'est pourquoi encore Nietzsche dfinit, ds le dbut de son entre sur la scne philosophique, le phi-

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  • losophe comme mdecin de la culture . Le problme de la culture synthtise et articule donc les deux lignes de rflexion que sont la question gnalogique et la question de l'levage (Zchtung). Le sens troit du terme en accuse la porte axiologique la culture dsigne alors un systme axiologique et interprtatif de haute valeur telle la culture de la Grce tragique, ou la culture de la Renaissance italienne.

    Dionysiaque (Dionysisch)

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    * Tout comme l'apollinien, le dionysiaque est une notion qui apparat ds le tout dbut du premier ouvrage de Nietzsche, La naissance de la tragdie. Pulsion de la nature elle aussi, elle est la source des arts non-plastiques, et avant tout de la musique.

    ** Nietzsche caractrise galement le dionysiaque partir d'un modle physiologique, celui de l'ivresse, particulirement l'ivresse sexuelle, orgiastique. Trois lments sont retenir dans la premire prsentation de ce phnomne si Apollon est le dieu du principe d'individuation, de la dlimitation bien dfinie, Dionysos reprsente par opposition la rupture des frontires, notamment la rupture de l'individuation, l'abolition de la personnalit. La pulsion dionysiaque travaille reconstituer une sorte d'unit originaire de la nature, ant-rieure la diffrenciation en individus spars Sous le charme de Dionysos, non seulement le lien d'homme homme vient se renouer, mais la nature aline - hostile ou asservie - clbre de nouveau sa rconciliation avec son fils perdu, l'homme. Spontan-ment, la terre dispense ses dons, et les btes fauves des rochers et des dserts s'approchent pacifiquement. Le char de Dionysos se couvre de guirlandes et de fleurs; on y attelle la panthre et le tigre ( 1). La pulsion dionysiaque se caractrise encore par un mlange d'hor-reur et d'extase, du fait de la perte de l'humanit de l'individu et de sa rconciliation simultane avec la totalit. Enfin, travers par cette pulsion, l'homme devient lui-mme uvre d'art, rythme, expression symbolique de l'essence de la nature: car le propre du dionysiaque

  • est de crer des langages symboliques (musique, cfU. danse), et non plus des images idalises. La tragdie attique est le produit de la rconciliation des deux pul-sions de la nature elle est en effet ne du chur, qui originellement reprsente le groupe des satyres clbrant le culte de Dionysos; mais Nietzsche la pense comme l'interprtation apollinienne du phno-mne dionysiaque, comme la manifestation et la transposition en images des tats dionysiaques, comme la symbolisation visible de la musique, comme le monde de rve que suscite l'ivresse diony-siaque (La naissance de la tragdie, 14). *** La notion de dionysiaque ne se limite pas chez Nietzsche au champ artistique. Elle exprime fondamentalement une certaine com-prhension du devenir, pens comme puissance irrsistible de mta-morphose. Elle permet ainsi Nietzsche de qualifier la structure mme de la ralit, de sorte qu'elle en vient s'identifier aux notions de volont de puissance et d'apparence. C'est ce dont tmoigne par exemple un texte posthume important Et savez-vous bien ce qu'est "le monde" pour moi? Voulez-vous que je vous le montre dans mon miroir? Ce monde un monstre de force, sans commencement ni fin; une somme fixe de force, dure comme l'airain, qui n'augmente ni ne diminue, qui ne s'use pas mais se transforme, dont la totalit est une grandeur invariable, une conomie o il n'y a ni dpenses ni pertes, mais pas d'accroissement non plus ni de bnfices [ ... ] une force partcut prsente, un et multiple comme un jeu de forces et d'ondes de force, s'accumulant sur un point si elles diminuent sur un autre ; une mer de forces en tempte et en flux perptuel, ternelle-ment en train de changer, ternellement en train de refluer, avec de gigantesques annes au retour rgulier, un flux et un reflux de ses formes, allant des plus simples aux plus complexes, des plus calmes, des plus fixes, des plus froides aux plus ardentes, aux plus violentes, aux plus contradictoires, pour revenir ensuite de la multiplicit la simplicit, du jeu des contrastes au besoin d'harmonie, affirmant encore son tre dans cette rgularit des cycles et des annes, se glo-rifiant dans la saintet de ce 'l'li doit ternellement revenir, comme

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    un devenir qui ne connat ni satit, ni dgot, ni lassitude - voil mon univers dionysiaque qui se cre et se dtruit ternellement lui-mme, ce monde mystrieux des volupts doubles, voil mon par-del bien et mal, sans but, moins que le bonheur d'avoir accompli le cycle ne soit un but, sans vouloir, moins qu'un anneau n'ait la bonne volont de tourner ternellement sur soi-mme - voulez-vous un 110111 pour cet univers? Une solution pour toutes ses nigmes? Une lumire mme pour vous, les plus tnbreux, les plus secrets, les plus forts, les plus intrpides de tous les esprits? - Ce monde, c'est le monde de la volo1lt de puissance - et !luI autre! Et vous-mmes, vous tes aussi cette volont de puissance - et rien d'autre! (FP XI, 38 [12]). Oppos la morale et aux interprtations idalistes, contre-valua-tion de la vie, purement artistique, anti-chrtienne (La naissance de la tragdie, Essai d'autocritique, 5), le dionysiaque est par l mme le lieu du dpassement de tous les dualismes et de toutes les spara-tions. Il exprime ainsi la solidarit de la cration et de la destruction, de la souffrance et du plaisir; et surtout, il unit indissolublement les motifs de l'acquiescement et de la totalit un oui extasi dit au caractre total de la vie, toujours pareil lui-mme au milieu de ce qui change, pareillement puissant, pareillement bienheureux la grande sympathie panthiste dans la joie et dans la douleur, qui approuve et sanctifie mme les proprits les plus terribles et les plus problmatiques de la vie, en partant d'une ternelle volont de pro-cration, de fcondit, d'ternit sentiment unitaire de la ncessit de crer et de dtruire ... (F P XIV 14 [14]). Loin d'tre une nga-tion du devenir, le dionysiaque permet seul pour Nietzsche de le pen-ser adquatement, comme surabondance de force clbrant, jusque dans la destruction, la vie ternelle, l'ternel retour de la vie - la promesse d'avenir consacre dans le pass un oui triomphant la vie, au-del de la mort et du changement (Crpuscule des idoles, Ce que je dois aux Anciens, 4).

  • levage (Zchtung)/Dressage (Ziihmung) * Ces deux notions, empruntes la zoologie, ne doivent pas tre confondues. Leur fonction est d'abord de rappeler fortement le carac-tre animal de l'homme, et donc la dimension anti-idaliste du ques-tionnement nietzschen l'homme est comme Lout vivant, un difice de pulsions hirarchises. levage et dressage dsignent deux modes de traitement de ces pulsions, et prennent donc sens par rapport la thorie qui les tudie, la psychologie.

    ** Particulirement important pour l'analyse de la morale, le dres-sage (Ziilunung) dsigne un type de manipulation des pulsions visant les affaiblir, voire les radiquer. Le terme est dom.: synonyme de domestication ou d'apprivoisement, selon les autres images zoolo-giques frquemment utilises par Nietzsche. Dresser, apprivoiser est une opration qui s'applique un animal dangereux, un fauve, et consiste le rendre contrlable, voire inoffensif c'est ce que le christianisme a fait par exemple avec les reprsentants des aristocra-ties guerrires voques par le premier trait de la Gnalogie de la morale. Or, aux yeux de Nietzsche la technique permettant de rendre inoffensif, a consist affaiblir, c'est--dire encore rendre malade, point sur lequel insiste particulirement le Crpuscule des idoles, en associant les pulsions fortes la mauvaise conscience (voir aussi l'analyse du prtre asctique dans la Gnalogie de la morale C'est ce que dcrit galement la fin du 62 de Par-del bien et mal). Le type de culture ainsi produit correspond ce que Nietzsche appelle Civilisation, par opposition la Cultur au sens restreint, la culture de haute valeur.

    *** lever, en revanche n'a rien voir avec ces techniques d'radica-tion de la puissance cela signifie pour Nietzsche favoriser l'appari-tion et le maintien d'un type d'homme spcifique, avec des caractristiques pulsionnelles prcises, c'est--dire encore lutter contre les variations trop grandes d'un individu l'autre. Ce travail peut tre effectu simultanment dans plusieurs directions au sein d'une mme culture, comme le montre l'exemple indien pour

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  • Nietzsche. La Zchtung recouvre donc un processus d'ducation en quelque sorte, si ce n'est que dans l'ducation, c'est bien le corps qu'il faut duquer, et non pas simplement l'esprit comme le font les tablissements d'enseignement, auxquels Nietzsche n'pargne pas ses critiques. Le but du philosophe lgislateur cet gard doit tre de favoriser l'apparition d'un type suprieur (d'o sortira peut-tre, son tour, le surhumain). C'est dire qu'il s'agit bel et bien pour ce philosophe venir, l'homme la plus vaste responsabilit, dtenteur de la conscience soucieuse du dveloppement de l'homme dans son ensemble (Par-del bien et mal, 61), d'oprer une Zchtung sur l'humanit. C'est en ce sens que les doctrines philosophiques, morales, religieuses, politiques seront marteau , instruments permettant de donner forme des types d'hommes.

    Esprit libre (Freier Geisf)

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    * On appelle esprit libre celui qui pense autrement qu'on ne s'y attend de sa part en raison de son origine, de son milieu, de son tat et de sa fonction, ou en raison des opinions rgnantes de son temps. Il est l'exception, les esprits asservis sont la rgle dclare Nietzsche dans Humain, trop humain (l, 225). La libert d'esprit constitue la premire grande dtermination du concept de philosophe tel que Nietzsche le repense. Elle traduit son caractre inactuel et son courage sa capacit affronter l'inconnu en un questionnement authentique et radical.

    ** C'est le rapport la croyance qui constitue le cur de la notion d'esprit libre. Le propre de l'esprit asservi tient son besoin de certi-tude, de fixit et de stabilit. La libert d'esprit au contraire, se dfinit par l'indpendance (voir par exemple Aurore, 242), et dsigne la capacit se dgager de l'autorit des valeurs en vigueur ( commencer par la vrit, ou encore ce que Nietzsche appelle les ides modernes la survalorisation de la piti et la condamnation de la hirarchie) et les interroger - donc la capacit vivre avec des valeurs diffrentes, voire inverses. C'est pourquoi l'esprit libre est frquemment mis en scne travers les images de l'aventurier ou

  • de l'explorateur L o un homme parvient la conviction fonda-mentale qu'on doit lui commander, il devient "croyant" ; 1'inverse, on pourrait penser un plaisir et une force de 1'autodtermination, une libert de la volont par lesquelles un esprit congdie toute croyance, tout dsir de certitude, entran qu'il est se tenir sur des cordes et des possibilits lgres et mme danser jusque sur le bord des abmes. Un tel esprit serait l'esprit libre par excellence* (Le Gai Savoir, 347). C'est la mme notion que renvoient aussi les for-mules de sans patrie , ou encore de bon Europen cette der-nire dsignation peut tre trompeuse, plus encore de nos jours qu' l'poque de Nietzsche elle ne vise pas une nouvelle appartenance, mais la libration l'gard des appartenances - Le surnational, le bon Europen (FP X, 26 [297]) est encore dfini comme vagabond, apatride, voyageur - qui a dsappris d'aimer son peuple, parce qu'il aime plusieurs peuples (FP XI, 31 [10]). La formule a le mrite de bien exprimer, en un temps o se renforcent les antagonismes nationaux que Nietzsche n'a de cesse de critiquer, le dtachement ncessaire l'gard des patries , quelle qu'en soit la nature, comme condition fondamentale de la culture en son sens le plus haut.

    *** L'esprit libre n'est que le premier moment du concept de philo-sophe chez Nietzsche, et doit tre complt par la caractrisation de celui-ci comme lgislateur c'est--dire crateur de valeurs.

    ternel retour (fwige Wiederkehr) * L'ternel retour, sans nul doute la pense la plus difficile de l'uni-vers de rflexion nietzschen, est presque toujours qualifie par Nietzsche de doctrine , c'est--dire dsigne comme l'objet d'un enseignement, celui de Zarathoustra. Nietzsche la prsente comme la forme la plus haute d'affirmation qui puisse se concevoir

    ** La premire difficult tient la multiplicit des modes de prsen-tation de cette pense puisque Nietzsche l'introduit tantt sous une la forme d'un raisonnement d'allure scientifique ( la manire d'une

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    doctrine cosmologique), tantt sous forme d'exprience, personnelle ou propose au lecteur. La premire formulation, reprsente princi-palement dans les textes posthumes de l'poque du Gai Savoir, conteste l'hypothse d'un tat final de l'univers en se fondant sur l'infinit du temps et le caractre fini de la quantit des forces de sorte que tous les tats de la ralit doivent se rpter, et ainsi de celui qui l'engendra comme celui qui en va natre et ainsi de suite en avant et en arrire! Tout a t l d'innombrables fois en ce sens que la situation d'ensemble de toutes les forces revient toujours. (FP du Gai Savoir, 11 [202]). Le paragraphe 341 du Gai Savoir constitue un bon exemple en revanche du second mode de prsentation, comme mise en place d'une exprience aboutissant une question il inter-roge le lecteur sur ce que serait sa raction face la rvlation du fait que sa vie se rptera ternellement l'identique. Il s'agit donc d'en tudier les effets sur celui qui est soumis un choix, et le texte envi-sage deux attitudes possibles le dsespoir d'une part, l'ivresse et l'enthousiasme d'autre part.

    ,* Le problme fondamental concerne la manire dont cette pense se rattache l'ensemble de la rflexion nietzschenne, dont elle reprsente peut-tre l'accomplissement et le terme. En premier lieu, une lecture strictement cosmologique se heurte des difficults considrables, et ne parat gure recevable. Car le geste fondamental du questionnement nietzschen consiste substituer le problme de la valeur au problme de la vrit. Si l'on entend par doctrine cosmo-logique une thorie pistmologique visant tablir ce qu'est la structure de l'univers, c'est--dire une thorie rsultant directement de la problmatique de la vrit, cette lecture suppose donc chez Nietzsche un abandon radical de ses positions fondamentales que rien n'atteste. Il faut alors s'interroger sur le statut de ces textes d'apparence scientifique et leur ventuelle fonction stratgique. La seconde prsentation pourrait bien offrir plus de prise la lecture elle permet en effet de situer la pense de l'ternel retour par rapport la structure interne de la dmarche nietzschenne, en indiquant que c'est la rfrence au concept de Ziichtung (la thorie des effets slec-

  • tifs induits sur l'homme par la modification du systme de valeurs), et avec lui l'ensemble du projet de renversement des valeurs qui donne son sens l'temel retour, d'ailleurs qualifi par Nietzsche de ziichtender Gedanke, pense d'levage (FP X, 25 [227], trad. modifie), pense qui provoquera ncessairement une ZChtUI1f? Il faut donc l'aborder dans la perspective de la rflexion sur le philo-sophe-lgislateur et sur le problme de l'levage du type suprieur, ou du type surhumain. Si l'on en considre le contenu doctrinal, cette pense reprsente une radicalisation du nihilisme pense profondment dsesprante, elle efface toute possibilit de refuge dans un au-del suprasensible - il n'y a pas de coup d'arrt la rptition ternelle de notre vie, l'identique. Elle exprime ainsi l'effondrement dfinitif des arrires mondes transcendants et affirme que seul existe notre ici-bas, la terre pour utiliser la terminologie de Zarathoustra, mais en ajou-tant un lment qui donne toute sa puissance la pense la mort n'est pas non plus un terme, et n'apporte pas de dlivrance. Cette doctrine doit alors prendre la place des croyances fondamentales qui sont la source des valeurs actuellement dominantes, les valeurs nihilistes, par exemple de la doctrine chrtienne de la rdemption. D'o le dilemme suivant comment supporter la perspective de subir de nouveau, et mme une infinit de fois, une vie que l'on nie et condamne, puisque tel est le cas du nihilisme de la faiblesse? Il s'agit de savoir quels seront les effets de cette doctrine sur l'humanit telle qu'elle existe aujourd'hui, prise dans la spirale du nihilisme. Elle pro-voquera une crise et de ce fait un partage entre ceux qui accepteront cette perspective avec ferveur et reconnaissance, et ceux pour qui elle sera crasante, insupportable. La pense de l'ternel retour se pr-sente donc avant tout comme une preuve ou comme un test qui est assez fort pour s'assimiler, s'incorporer la pense de l'ternel retour, en faire une valeur? C'est pourquoi le paragraphe 341 du Gai Sm'o la dsigne comme Le poids le plus lourd combien te faudrait-il aimer et toi-mme et la vie pour ne plus aspirer rien d'autre qu' donner cette approbation et apposer ce sceau ultimes et ternels? .

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  • Il ne s'agit donc pas d'affirmer pistmologiquement que tout revient, mais bien plutt de vouloir que tout revienne. Reste qu'il faut susciter une adhsion effective cette doctrine, en faire une croyance rgulatrice, une valeur. Il se pourrait que telle soit juste-ment la fonction stratgique de sa prsentation cosmologique - une fonction persuasive car soutenue par le prestige et l'autorit de la science; telle est du moins l'hypothse que nous avons avance. Toujours est-il que la doctrine de l'ternel retour reprsente bien la forme suprme de l'acquiescement elle ne se contente pas d'un oui thorique , mais veut pratiquement le oui, et le traduit concrte-ment dans une volont de revivre ce qui a dj t vcu - un oui-valeur qui constituera le nouveau centre de gravit de l'existence, substituant la grande pense de l'affirmation aux doctrines de la ngation et de la calomnie de la vie.

    Force (Kraft) * On ne saurait trop insister sur le fait que la force est avant tout chez Nietzsche une mtaphore; ce terme ne vise pas le concept scienti-fique de force, dont Nietzsche indique explicitement qu'il doit tre rform la notion de la force qui a cours dans la thorie physique (particulirement la mcanique newtonienne et ses prolongements), processus aveugle et mcanique, nglige le caractre interprtatif de la ralit Ce victorieux concept de "force", grce auquel nos phy-siciens ont cr Dieu et le monde, a encore besoin d'un complment il faut lui attribuer une dimension intrieure (eine innere Welt1) que j'appellerai "volont de puissance", c'est--dire apptit insatiable de dmonstration de puissance; ou d'usage et d'exercice de puissance, sous forme de pulsion cratrice, etc. (FP XI, 36 [31], trad. modifie). ** Ramene une expression particularise de la volont de puis-sance, la force s'identifie donc l'instinct ou la pulsion: Un

    1. Littralement, un monde intrieur ,

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  • quantum de force est un quantum identique de pulsion, de volont, de production d'effets - bien plus, ce n'est absolument rien d'autre que justement ce pousser, ce vouloir, cet exercer des effets lui-mme, et il ne peut paratre en aller autrement qu' la faveur de la sduction trompeuse du langage (et des erreurs fondamentales de la raison qui y sont ptrifies), lequel comprend, et comprend de travers toute pro-duction d'effets comme conditionne par une chose qui exerce des effets, par un "sujet" (La gnalogie de la morale, l, 13. Voir aussi FP XIV, 14 [121] Que toute force motrice est volont de puissance, qu'il n'existe en dehors d'elle aucune force physique, dynamique ou psychique). Il faut donc se garder d'absolutiser cette notion comme ont tendance le faire certains commentaires, qui tendent en faire un principe d'explication autonome, voire la dsi-gnation d'une entit en soi.

    *** En dernire analyse, c'est au problme de la communication pulsionnelle, et donc la psychologie du commandement que se trouve rapporte l'ide de force La seule force qui existe est de mme nature que celle de la volont un ordre donn d'autres sujets et suivant lequel ils se transforment (FP XI, 40 [42]). La force dsigne ainsi non pas la violence, mais l'organisation bien rgle d'un systme pulsionnel, caractrise par la collaboration efficace de l'ensemble de ses instincts, qui leur permet de construire une inter-prtation unifie - et non des interprtations discordantes - de la ralit.

    Gnalogie (Genealogie) * Le terme de gnalogie est tardif dans les textes nietzschens il n'apparat qu'en 1887, avec le titre Zur Genealogie der Moral. Pour dsigner le mode d'investigation renouvel qu'il met progressive-ment en place, Nietzsche a d'abord jou sur plusieurs images celle de la chimie dans Humain, trop humain (image qu'utilisait dj Darwin), mais surtout sur celle d' histoire naturelle (Naturgeschichte voir Par-del bien et mal, cinquime section en particulier). Mais seul le terme de gnalogie parvient effectivement

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    dire synthtiquement les dterminations du mode de pense que dfinit Nietzsche.

    ** La gnalogie s'oppose tout d'abord la traditionnelle recherche de l'essence, et de manire gnrale disqualifie toute ide d'un donn sans origines. Elle reprsente la mthodologie de questionnement propre une philosophie de l'interprtation, et traduit la substitution de la problmatique de la valeur celle de la vrit. Elle se caract-rise par une double direction la gnalogie est d'abord enqute rgressive visant identifier les sources productrices d'une valeur ou d'une interprtation (morale, religieuse, philosophique ou autre), les pulsions qui lui ont donn naissance ; elle est ensuite enqute sur la valeur des valeurs ainsi dtectes - le premier moment n'tant pas le but de l'investigation, mais la condition qui rend possible le second. C'est ce qu'indique la prface de la Gnalogie de la morale Formulons-la, cette exigence nouvelle nous avons besoin d'une critique des valeurs morales, il faut remettre une bonne fois en question la valeur de ces valeurs elle-mme - et pour ce, il faut avoir connaissance des conditions et des circonstances dans les-quelles elles ont pouss, la faveur desquelles elles se sont dvelop-pes et dplaces (la morale comme consquence, comme symptme, comme masque, comme tartuferie, comme maladie, comme mcom-prhension mais aussi la morale comme cause, comme remde, comme stimulant, comme inhibition, comme poison), une connais-sance comme il n'en a pas exist jusqu' aujourd'hui, et comme on n'en a mme pas dsir ( 6). *** Applique l'enqute sur les morales, la gnalogie permettra notamment d'en identifier deux sphres d'origine diffrentes, de valeur diffrente. Le couple axiologique bon/mauvais, caractristique du premier type de morale, serait ainsi apparu dans des castes domi-nantes, en particulier dans des aristocraties militaires, comme une forme d'autoglorification le terme bon dsignant alors l'apparte-nance un rang social suprieur, la prminence militaire et politique (originellement, il est ainsi l'quivalent smantique des formules

  • les puissants, les matres, les chefs de guerre ), ou encore cono-mique (
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    por, en sorte que dsormais il se produira spontanment sans plus attendre d'tre provoqu par des excitations. Fort de sa croissance propre, il dispose galement du sens de son activit poussant au-dehors. (FP du Gai Savoir, Il [164]). *** quivalent de l'affect, qui en souligne la dimension passionnelle, l'instinct constitue un centre de perspective partir duquel s'labore une interprtation - il est donc dfinissable comme une expression particulire de la volont de puissance Ce sont nos besoins qui interprtent le monde nos instincts, leur pour et leur contre. Chaque instinct est un certain besoin de domination, chacun possde sa pers-pective qu'il voudrait imposer comme norme tous les autres ins-tincts (FP XII, 7 [60]). Nietzsche repense la psychologie pour en faire l'tude des instincts et des affects. Du fait du statut de ces der-niers, il peut encore la dfinir comme morphologie et doctrine de l'volution de la volont de puissance (Par-del bien et mal, 23), et elle est ainsi identifiable au premier versant de l'enqute gnalo-gique. Il faut se garder d'absolutiser les notions d'instinct ou de pulsion, ce qui aboutirait les ramener au statut de principes au sens strict, notion qu'ils permettent justement de rcuser la psychologie n'est pas chez Nietzsche une monadologie de la volont de puis-sance. Il faut enfin mentionner l'interprtation nietzschenne de la mauvaise conscience, dfinie comme intriorisation des instincts processus qui survient l'occasion d'un changement de conditions de vie brutal et radical, d'une oppression qui interdit aux instincts anciens d'effectuer leur travail tyrannique de mise en forme sur la ralit extrieure, selon le mode qui leur tait habituel, et les contraint s'exercer sur eux-mmes, l'intrieur de l'organisme vivant qu'ils constituent Cet instinct de libert rendu latent par la violence [ ... ], cet instinct de libert refoul, rentr, incarcr dans l'intriorit et qui finit par ne plus se dcharger et se dchaner que sur lui-mme c'est cela, rien que cela, ses dbuts, la mauvaise conscience (La gnalogie de la morale, II, 17 Rappelons que la formule d' instinct de libert est chez Nietzsche l'une des images dsignant la volont de puissance).

  • Interprtation (Auslegung, Interpretation) * Exprimant le rejet de tout absolu et de toute norme objective, l'interprtation est la notion centrale de la rflexion de Nietzsche elle est en effet pleinement identifiable la notion de volont de puissance. Dans un premier temps, toutefois, il faut remarquer que le terme d'interprtation privilgie la prsentation de la volont de puis-sance sous l'angle de la philologie, comme travail de transfert, de traduction du texte de la ralit.

    ** Il ne faut pas rintroduire dans la pense de l'interprtation les schmes d'analyse qu'elle rcuse, notamment la tendance ftichiste rattacher tout processus un sujet qui en commanderait le dclen-chement. C'est le processus interprtatif lui-mme qui tient la place traditionnellement accorde, dans la philosophie moderne, au sujet Il ne faut pas demander "qui donc interprte ?", au contraire, l'interprter lui-mme, en tant que forme de la volont de puissance, a de l'existence (non, cependant, en tant qu'''tre'', mais en tant que processus, que devenil') en tant qu'affect (FP XII, 2 [151], trad. modifie). La ralit est donc pensable comme un jeu perma-nent de processus interprtatifs rivaux imputables aux instincts, et toute interprtation est descriptible comme imposition tyrannique de forme articule la matrise de forces concurrentes et l'intensifica-tion du sentiment de puissance La volont de puissance interprte [ ... ] En vrit, l'interprtation est Ull moyen en elle-m11le de se rendre matre de quelque chose. Le processus organique prsuppose Ull perptuel interprter (FP XII, 2 [148]). La vie-mme est ainsi pense comme processus interprtatif, cas particulier de la volont de puissance.

    *** La philosophie de l'interprtation n'est en rien un relativisme si tout texte admet une infinit d'interprtations, s'il n'y a pas d'interprtation vraie, il y a en revanche des interprtations fausses toutes les interprtations et tous les points de vue ne se valent certes pas. C'est une chose que de rcuser la logique de la vrit pour la ramener une interprtation particulire; c'en est une tout autre que

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  • de proclamer l'galit de droit de toutes les penses, thories et opi-nions, et de les abandonner ainsi l'indiffrentisme. C'est un point que l'on ne saurait trop souligner le fait qu'il n'y ait pas d'interpr-tations vraies signifie donc chez Nietzsche non pas que tout se vaut, mais bien que c'est en termes de valeur qu'il s'agit de questionner dsormais, c'est--dire sur un mode plus radical que ne le permettait la recherche de la vrit ce travail d'valuation des interprtations relance vritablement l'interrogation philosophique au lieu de l'teindre.

    Morale (Moral)

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    Comme toute doctrine religieuse, philosophique, politique, une morale est avant tout pour Nietzsche une interprtation adosse un systme prcis de valeurs exprimant les conditions de vie d'un type d'homme particulier. Elle n'est donc pas un donn, mais le produit d'une laboration de la ralit effectue par le corps et ses processus constitutifs, instincts et affects les morales ne sont rien d'autre qu'un langage figur des afl-'ects (Par-del bien et mal, 187). Les morales sont de ce fait multiples, et offrent, travers l'histoire des cultures humaines, une extrme diversit de contenu. Il est toutefois frquent que Nietzsche fasse un usage spcifi de la formule la morale pour dsigner non pas une morale absolue, notion dnue de pertinence dans sa rflexion, mais la morale rgnant sur la culture europenne contemporaine, sa forme asctique, dualiste, d'inspira-tion platonicienne, prolonge par le christianisme.

    Le problme qui proccupe Nietzsche dans ce champ de rflexion est donc celui de la valeur des diverses morales. Le premier trait de la Gnalogie de la morale se propose ainsi, dans un premier temps, de mettre en vidence deux origines diffrentes des grands types de morales attestes par l'histoire des communauts humaines (

  • veulent "amender" l'humanit , 1) n'quivaut pas encore leur critique. Cette dernire suppose bien une interrogation mene sous l'angle de la valeur, travail qu'effectue par exemple le troisime et dernier trait de la Gnalogie de la morale la morale asctique y est ainsi ramene une forme dclinante de la volont de puissance, une forme de dcadence aboutissant terme au nihilisme, la condamnation de la ralit et au sentiment gnralis de l'absence de valeur des valeurs. Tel est en effet le processus dans lequel se trouve engage selon Nietzsche la culture europenne.

    *** Dans la perspective de l'levage et du renversement des valeurs, la morale doit tre dfinie, comme tout systme axiologique, comme un instrument de culture, ou encore d'ducation, imposant de manire tyrannique une srie d'interprtations fondamentales dont l'incorporation produit terme la mise en place de nouvelles pul-sions, ou la modification de leur rang relatif, au sein de la structure hirarchique que constitue le corps. long terme, une morale tend ainsi lever un type d'homme au dtriment des autres formes pos-sibles Les morales autoritaires sont le principal moyen de modeler l'homme au got d'un vouloir crateur et profond, condition que ce vouloir artiste, de trs haute qualit, ait en main la puissance et puisse raliser durant de longues priodes ses vises cratrices, sous forme de lgislations, de religions, de coutumes (FP Xl, 37 [8]). C'est dans cette perspective que Nietzsche dfinit la moralit des murs, forme primitive de toute morale, rapporte des priodes trs anciennes, et surtout trs longues, de l'histoire des communauts humaines. Originellement, la moralit s'identifie au sentiment des murs, la sensibilit aux murs caractristiques d'une culture La moralit n'est rien d'autre (et donc, surtout, rien de plus) que l'obissance aux murs, quelles qu'elles soient; or les murs sont la faon traditiollnelle d'agir et d'apprcier. Dans les situations o ne s'impose aucune tradition, il n'y a pas de moralit. (Aurore, 9. Voir aussi Humain, trop humain Il, Le voyageur et son ombre , 212). Sous l'angle pulsionnel, le trait capital de la moralit des murs est bien une ducation, le dressage l'obissance, l'habitude

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  • de la longue discipline - ce que l 'homme a le mieux appris prcise souvent Nietzsche en en soulignant le bnfice inapprciable (Par-del bien et mal, 188 par exemple), mais aussi ce dont il est aujourd'hui le plus difficile de se dbarrasser, comme l'exige pour-tant la tche du vritable philosophe qui doit d'abord tre esprit libre. C'est ce qui justifie notamment la critique de l'impratif catgorique kantien, rinterprt comme une forme tardive et inconsciente de cette survalorisation du besoin d'obissance.

    Nihilisme (Nihilismus)

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    * Le nihilisme est un terme qui prend sens par rapport la rflexion axiologique de Nietzsche. Il dsigne la dvalorisation des valeurs, c'est--dire encore leur perte d'autorit rgulatrice. C'est cette dva-lorisation des valeurs poses comme suprmes qu'exprime encore la formule Dieu est mort! (Le Gai Savoir, 125). ** Il faut distinguer deux formes du nihilisme, que Nietzsche dsigne parfois, notamment dans un texte posthume de 1887, du nom de nihilisme passif et de nihilisme actif. Le nihilisme se caractrise dans les deux cas par un dcalage entre le degr de puissance des pulsions et les idaux s'exprimant travers le systme de valeurs en vigueur Nihilisme le but fait dfaut; la rponse au "pourquoi ?" fait dfaut; que signifie le nihilisme? - que les valeurs suprmes se dvalorisent. (FP XIII, 9 [35]). Le nihilisme passif, sentiment creusant du rien (FP XIII, 11 [228]), exprime le dclin de la volont de puissance. Sous sa forme extrme, il traduit un sentiment de dtresse on se rend compte que le monde ne correspond pas aux schmas grce auxquels on l'interprtait, que le monde ne vaut pas ce que l'on avait cru qu'il valait, d'o le dcouragement, la paralysie, le sentiment gnralis du quoi bon? , et de la vanit de tous les buts que l'on s'tait proposs. Il s'agit donc d'un nihilisme du dclin, de l'puisement, d'une forme d'immersion dans le pessimisme et le sentiment inhibant de la vacuit de toute chose rien n'a de valeur, rien ne vaut la peine. C'est le cas des formes europennes modernes de pessimisme (Schopenhauer, Leopardi, le pessimisme des roman-

  • tiques, ou encore Tolsto, en offrent quelques exemples) Nihilisme en tant que dclin et rgression de la puissance de l'esprit le nihilisme passif en tant qu'un signe de faiblesse la force de l'esprit peut tre fatigue, puise en sorte que les buts et les valeurs jusqu'alors prvalentes sont dsormais inappropries, inad-quates, et ne trouvent plus de croyance (FP XIIJ, 9 [35]). La pro-blmatique de la Zchtung, de 1' levage , qui commande l'ide du renversement des valeurs, vise justement contrer cette monte gnralise du nihilisme passif. l'inverse, le nihilisme actif est un nihilisme crateur caractris par la gaiet d'esprit (voir Le Gai Savoir, 343), il consiste, ressentir cette situation de dcalage, tout au contraire, comme une stimulation. L'effondrement des valeurs entrane alors non pas la dtresse, mais la joie d'avoir crer des interprtations nouvelles des choses, et avant tout des valeurs nouvelles; la tonalit fondamentale de cette attitude est ainsi la reconnaissance face au caractre inson-dable et protiforme de la ralit, et de la vie, qui se joue de nos efforts pour la fixer dans une forme facile matriser Nihilisme en tant que signe de la puissance accrue de l'esprit en tant que nihilisme actif. Il peut tre un signe de force la force de l'esprit a pu s'accrotre de telle sorte que les buts fixs jusqu'alors ("convictions" articles de foi) ne sont plus sa mesure (FP XIII, 9 [35]). C'est pourquoi la mort de Dieu, dsignation image du nihilisme, la rougeur du couchant qu'voque l'Essai d'autocritique, reprsen-tent simultanment la promesse d'une nouvelle aurore - d'une nou-velle interprtation de la ralit, et d'une nouvelle valorisation.

    *** Le nihilisme ne doit pas tre rapport des causes extrieures il est tout au contraire le dveloppement d'un processus - d'un mou-vement d'auto-suppression - propre la mise en place de certaines valeurs, ayant pour particularit de nier les dterminations fondamen-tales de la vie et de la ralit. Ainsi Nietzsche peut-il dclarer pro-pos des grandes religions nihilistes on peut les dire nihilistes, car elles ont toutes glorifi la notion antagoniste de la vie, le Nant, en tant que but, en tant que "Dieu" (FP XlV, 14 [25]). La survalorisa-

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  • tion du suprasensible, le privilge accord la rationalit sont parmi les sources essentielles de cette logique de dveloppement des valeurs La croyance aux catgories de la raison est la cause du nihilisme (FP XIlI, Il [99] voir encore Le Gai Savoir, 346).

    Philologie (Philologie)

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    * La philologie est l'une des mtaphores les plus constantes de l'cri-ture nietzschenne. Au sens premier, elle dsigne, dans le champ universitaire, ce que la tradition franaise dsigne par les Lettres classiques, l'tude des langues et des littratures grecques et latines, et renvoie en particulier au travail de dchiffrage et de traduction. Nietzsche transpose cette notion pour lui faire signifier l'art de bien lire La philologie, une poque o on lit trop, est l'art d'apprendre et d'enseigner lire. Seul le philologue lit lentement et mdite une demi-heure sur six lignes. Ce n'est pas le rsultat obtenu, c'est cette sienne habitude qui fait son mrite (FP de Humain, trop humain 1, 19 [1)). Mtaphoriquement, tout vnement, tout processus peuvent tre traits comme des textes dchiffrer c'est ainsi que la mde-cine est philologie applique au texte du corps, et que la philosophie se proposera de lire le texte de la ralit.

    ** Lecture respectueuse de la lettre du texte, la philologie se caract-rise par une discipline intellectuelle rigoureuse, par opposition la lecture d'emble dformante qui aborde le texte avec une grille de dchiffrage prconue. C'est en ce sens que Nietzsche oppose la lecture l'interprtation Par philologie, il faut entendre ici, dans un sens trs gnral, l'art de bien lire, - de savoir dchiffrer des faits sans les fausser par son interprtation, sans, par exigence de com-prendre tout prix, perdre toute prudence, toute patience, toute finesse. La philologie conue comme ephexis dans l'interprtation qu'il s'agisse de livres, de nouvelles des journaux, de destins ou du temps qu'il fait - sans mme parler du "salut de l'me" (L'Antchrist, 52). Cet antagonisme entre lecture et interprtation est difficile saisir puisqu'en vertu de la thorie de la volont de puissance, tout est interprtation. Mais celle-ci peut tre plus ou

  • moins rigoureuse, et cet art de bien lire, qui n'est pas l'art de trouver la lecture juste (tout texte admet une infinit d'interprtations), sup-pose avant tout la capacit suspendre ses convictions pour se mettre au service d'un texte, alors que l'interprtation, au sens pjoratif que Nietzsche lui donne dans ce contexte, surimpose une traduction toute prte au texte dchiffrer au lieu de construire une lecture partir de celui-ci. La philologie suppose une ducation pulsionnelle que Nietzsche caractrise par la lenteur, la patience, et la prudence Ne plus jamais rien crire qui n'accule au dsespoir toutes les sortes d'hommes "presss" La philologie, effectivement, est cet art vn-rable qui exige avant tout de son admirateur une chose se tenir l'cart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent, - comme un art, une connaissance d'orfvre applique au mot, un art qui n'a excuter que du travail subtil et prcautionneux et n'arrive rien s'il n'y arrive lento. C'est en cela prcisment qu'elle est aujourd'hui plus ncessaire que jamais, c'est par l qu'elle nous attire et nous charme le plus fortement au sein d'un ge de "travail" autrement dit de hte, de prcipitation indcente et suante qui veut tout de suite "en avoir fini" avec tout, sans excepter l'ensemble des livres anciens et modernes - quant elle, elle n'en a pas si ais-ment fini avec quoi que ce soit, elle enseigne bien lire, c'est--dire lentement, profondment, en regardant prudemment derrire et devant soi, avec des arrire-penses, avec des portes ouvertes, avec des doigts et des yeux subtils ... 0, mes amis patients, ce livre sou-haite seulement des lecteurs et des philologues parfaits apprenez bien me lire! - (Aurore, Avant-propos, 5). *** Le manque de philologie (Mangel an Philologie voir FP XIV, 15 [82] et 15 [90]) est ainsi l'un des reproches que Nietzsche adresse le plus frquemment aux philosophes. Il s'agit de la faute mthodo-logique (identifie, sous l'angle psychologique, un manque de pro-bit) consistant introduire dans le texte dchiffrer des lments qui n'y sont pas, des interprtations surajoutes, partir desquelles s'effectue le dchiffrage - vritable volont de ne pas lire. Ainsi, selon le paragraphe 14 de Par-del bien et mal, la thorie physique

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  • surimpose par exemple au texte des phnomnes naturels l'ide de loi qui ne s'y trouve pas. Gnalogiquement, cette distorsion philolo-gique se trouve rapporte une pulsion galitariste, hostile toute ide de hirarchie. La tche du philosophe est ainsi prsente par Nietzsche comme le reprage et la rectification des contresens et de manire gnrale des lectures malhonntes ou dviantes.

    Philosophe (Philosoph)

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    * Il peut paratre paradoxal que Nietzsche, qui critique si radicale-ment l'activit philosophique maintienne cependant la notion de phi-losophe. La comprhension en est toutefois profondment renouve-le. La critique porte sur la comprhension du philosophe qui a prvalu dans la tradition, figure superficielle en ce qu'elle n'a jamais su s'lever la problmatique des valeurs, et est donc toujours demeure captive des valeurs poses par d'autres systmes axiolo-giques, notamment moraux et religieux II en a t de la philoso-phie ses dbuts comme de toutes les bonnes choses, - pendant longtemps, elle n'eurent pas le courage de s'assumer elles-mmes (La gnalogie de la morale, III, 9). C'est ce qui explique qu'aux yeux de Nietzsche, l'exception peut-tre de quelques prsocra-tiques, le philosophe au sens strict n'ait pas encore vritablement exist, et qu'il soit toujours demeur le dfenseur inconscient des idaux asctiques comme l'affirme L'antchrist, chez presque tous les peuples, le philosophe ne constitue que le perfectionnement du type sacerdotal ( 12). C'est cette situation qu'il s'agit de dpas-ser pour faire advenir la figure authentique du philosophe, dont on comprend alors que Nietzsche le qualifie frquemment de philosophe venir.

    ** Caractris par l'esprit libre - ce que Nietzsche appelle son degr le plus lev indpendance -, le philosophe possde pour dterminations pulsionnelles (pour vertus , en langage moral) le courage et la probit, qui le rendent apte interroger les valeurs et en particulier se garder de toute interprtation idaliste, moralisante, de la ralit: Par la longue exprience que j'ai tire d'une telle

  • errance dans les glaces et les dserts, j'ai appris considrer autre-ment tous ceux qui ont jusqu'ici philosoph - l'histoire cache de la philosophie, la psychologie de ses grands noms m'est apparue en pleine lumire. Quelle dose de vrit un esprit sait-il supporter, quelle dose de vrit peut-il risquer? Voil qui devint pour moi le vritable critre des valeurs. L'erreur est une lchet ... Toute acqui-sition de la connaissance est la consquence du courage, de la duret envers soi, de la probit envers soi ... (FP XIV, 16 [32]). Dans la stricte perspective de l'levage, le philosophe est dfini comme le produit d'une discipline pulsionnelle impose sur de longues gnra-tions (voir Par-del hien et mal, 213). *** Oppos aux ouvriers de la philosophie , auxquels Nietzsche assigne la tche de dcrire les systmes de valeurs sous l'autorit desquelles ont vcu les communauts humaines, le philosophe vri-table en revanche se voit confier une tche tout autre, savoir la cration de valeurs c'est en ce sens que le philosophe est avant tout pour Nietzsche lgislateur Mais les philosophes vritables sont des hommes qui commandent et qui lgifrent ils disent "il en sera ainsi !", ils dterminent en premier lieu le vers o ? et le pour quoi faire? de l'homme et disposent cette occasion du travail prpara-toire de tous les ouvriers philosophiques, de tous ceux se sont rendus matres du pass, - ils tendent une main cratrice pour s'emparer de l'avenir et tout ce qui est et fut devient pour eux, ce faisant, moyen, instrument, marteau. Leur "connatre" est un crer, leur crer est un lgifrer, leur volont de vrit est - volont de puissance (Par-del bien et mal, 211). La problmatique du renversement des valeurs dcoule directement de cette conception renouvele de la tche philosophique, fondamentalement pratique et non spculative comme on le voit. La consquence en est la constitution de ce que Nietzsche appelle la philosophie de Dionysos l'tude des moda-lits de l'levage des diffrents types humains, rflexion qui recon-nat dans la cration et la transformation de l'homme aussi bien que des choses la jouissance suprme de l'existence et dans la "morale" seulement un moyen pour donner la volont dominatrice une force

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  • et une souplesse capables de s'imposer l'humanit. (F? XI, 34 [176]).

    Piti (Mitleid)

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    * La piti est un affect dont Nietzsche s'efforce constamment de montrer la nocivit La piti est l'oppos des affects toniques qui lvent l'nergie du sentiment vital elle a un effet dprimant (L'antchrist, 7, trad. modifie). En effet, non seulement elle s'avre inapte teindre la dtresse de celui qui souffre, mais elle propage tout au contraire la souffrance, d'o sa description comme facteur de contagion, selon l'imagerie mdicale frquemment utilise par Nietzsche.

    ** Psychologiquement, la piti est ramene par Nietzsche une pul-sion d'appropriation et de captation. Ce dcryptage gnalogique modifie considrablement l'apprciation de son sens et de sa valeur en diluant l'ide de vertu qui lui est attache dans la culture idaliste de l'Europe on doit distinguer dans la bienveillance la pulsion d'appropriation et la pulsion de soumission selon que c'est le plus fort ou le plus faible qui prouve de la bienveillance. La joie et le dsir vont de pair chez le plus fort qui veut transformer quelque chose pour en faire sa fonction la joie et la volont d'tre dsir chez le plus faible qui veut devenir fonction. - La piti est essentiellement la premire de ces deux choses, une agrable excitation de la pulsion d'appropriation la vue du plus faible (Le Gai Savoir, 118). *** La culture europenne moderne est fondamentalement une culture de la piti c'est dire que cet affect, glorifi comme une valeur, en vient, l'ge contemporain, vincer les autres valeurs sur lesquelles se fonde cette culture. Ainsi s'imposent peu peu une morale de la piti, une religion de la piti, une politique de la piti - symptmes de l'puisement propre au nihilisme passif, qui dans tous les domaines n'aspire plus qu' l'abolition de la souffrance, dans laquelle les cultures de haute valeur voient au contraire une inci-tation se dpasser.

  • Plaisir (Lust) * Le plaisir ne constitue pas une instance autonome, encore moins une cause. Nietzsche l'interprte au contraire comme signe, plus prcisment traduction affective d'une variation du sentiment de sa propre puissance Le plaisir comme l'accroissement se faisant sen-tir du sentiment de puissance (FP X, 27 [25]) Plaisir et dplaisir sont les plus anciens symptmes de tous les jugements de valeur mais non les causes des jugements de valeur! (FP XIl, 1 [97]). ** Le point fondamental de l'analyse du plaisir tient au refus de le penser sur un mode dualiste plaisir et dplaisir, ou souffrance, ne sont pas des opposs. La perception d'un sentiment de plaisir sup-pose la victoire sur des rsistances, des obstacles - prouvs affec-tivement comme autant de souffrances. Il y a donc pour Nietzsche une solidarit fondamentale du plaisir et du dplaisir Qu'est-ce qu'un plaisir sinon une excitation du sentiment de puissance par une inhibition (excitation encore plus forte par des inhibitions et des exci-tations priodiques) - au point que par l il s'accrot. Par consquent dans tout plaisir il y a de la douleur (FP XI, 35 [15]). *** La consquence, capitale pour le questionnement nietzschen, en est l'inanit des doctrines, philosophiques ou autres, visant l'limi-nation de la souffrance, dualisme inconsquent dont la forme la plus pousse est la construction mtaphysique ou religieuse d'un monde vrai pens comme libration de la souffrance propre la vie dans l'apparence. Nietzsche critique par exemple l'picurisme, qui ne conoit le plaisir, selon lui, que comme la cessation de la douleur. Il rcuse de la mme manire les doctrines, celle de Schopenhauer en tte, qui prtendent juger de la valeur de la vie partir de son valua-tion en termes de souffrance. Ce qu'il dcouvre tout au contraire dans la grande culture des Grecs de l'ge tragique, c'est prcisment le refus de ce type de condamnation et la recherche d'une forme extrme de souffrance et de pessimisme pour la surmonter victorieu-sement : tel est le processus qu'exprime ses yeux la tragdie attique

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  • - le bonheur n'est pas un tat, mystrieusement dispens aux Grecs et refus d'autres peuples, mais bien une conqute.

    Ressentiment

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    * Le ressentiment est un affect plus prcisment, une forme de haine rentre, caractrise par l'impuissance, et s'exprimant comme volont de vengeance, avec cette spcificit toutefois qu'elle ne se traduit pas par une lutte frontale mais par la recherche d'un ddom-magement imaginaire.

    L'action du ressentiment n'est jamais qu'une raction l'oppos du pathos de la distance, elle n'est jamais cration spontane; son geste fondamental est une opposition une instance diffrente de soi-mme, qui prsuppose donc la prsence d'une autorit antrieure, d'une valuation dj prsente (voir La gnalogie de la morale, l, 10). Le couple axiologique mchant/bon (par opposition au couple bon/mauvais) est la cration interprtative la plus caract-ristique de l'esprit du ressentiment sous l'action de la haine et de la vengeance, il rinterprte la force comme libre de se manifester ou non, de produire ses effets ou non - donc comme responsable de ses manifestations. C'est ce dcouplage - illgitime - de la force et de ses manifestations qui permet l'esprit du ressentiment d'interprter la force comme mchancet et d'inaugurer le renversement des valeurs aristocratiques.

    Le troisime trait de La gnalogie de la morale prcise le statut du ressentiment, que Nietzsche fait d'abord intervenir de manire assez brutale en s'en tena