le tyran dans le role du roi. a propos

21
Panos Christodoulou Le tyran dans le rôle du roi. À propos du chapitre 11 du livre V de la Politique d’Aristote * Dans le chap. 11 du livre V de la Politique, Aristote entreprend d’étudier les manières dont un monarque, et plus précisément un tyran, réussira à sauvegarder son régime. Ces très fameuses pages de la théorie politique d’Aristote 1 , qui de Machiavel à nos jours ont attiré l’attention des philosophes et des historiens 2 , po- sent la question inévitable de savoir pourquoi un penseur politique qui considère par ailleurs la tyrannie comme le pire des régimes 3 , et le tyran comme un homme pervers et misérable 4 , théorise pourtant les moyens possibles d’empêcher sa perte 5 . Certains commentateurs y ont vu la preuve qu’Aristote nourrissait une vraie admiration pour le pouvoir monarchique 6 . Pour d’autres, cette partie de l’œuvre -------------------------------------------- * Je voudrais remercier tout particulièrement Jean-François Pradeau et Jean-Marie Bertrand, dont les corrections et les remarques m’ont permis de rendre cette étude moins imparfaite. 1 Parmi les nombreuses études, voir en particulier A. Heuss (1971), A. Meister (1977), A. Kamp (1985), P. Pellegrin (1993, 46-53) et E. Schütrumpf (1996, 575-598). 2 Dans le Prince, chap. XV à XXII, Machiavel élabore les moyens à travers lesquels un monarque réussira à conserver son pouvoir. Ces conseils dénués de tout moralisme présentent des similarités considérables avec la partie de la Politique qui fait l’objet de notre étude. Voir à ce propos D. Sternberger (1978). Cf. aussi les remarques d’E. Barker (1959, 241, n.1), et les nuances apportées par J. Aubonnet (1989, 33) et Chr. Ion (2006). 3 Pol. III 7, 1279b5-10 et V 10, 1311a1-14. Cf. aussi EN VIII 1160b5, où Aristote indique : « La ty- rannie, au demeurant, prend le contre-pied de ce régime [de la royauté], puisqu’elle poursuit le bien personnel du tyran, et il est assez clair dans son cas qu’elle est le pire régime (ceirivsth). Or si elle est la plus mauvaise chose (kavkiston), elle est le contraire de la meilleure. » Voir M. Pakaluk (1999, 117) et Th. C. Lockwood (2006). 4 EN VIII 1160b12 : dh; mocqhro;" basileu;" tuvranno". Cf. Pol. V 11, 1314a14. 5 Comme le remarque H. Ottmann (2001), cet effort d’Aristote s’oppose à son axiome que la fin de la politique est le bonheur de la communauté politique. Voir en principe Pol. III 10, 1281a34-35 : « La cité est une communauté de vie heureuse, c’est-à-dire dont la fin est une vie parfaite et autarcique pour les familles et les lignages. », de même que les remarques de F. Wolff (1991, 56-60). 6 Chr. Delacampagne (2000) insiste sur le fait que même si Aristote s’exprimait contre la tyrannie, il n’a pourtant pas hésité à vivre auprès de tyrans, comme Hermias ou encore Alexandre, et à devenir leur maître. D’où la conclusion sarcastique de l’auteur : « Comme Xénophon, et surtout comme Platon, Aristote croit au mythe du despote éclairé. Il y croit d’autant plus qu’en pratique c’est à lui qu’est revenu l’honneur (douteux) d’“éclairer” l’homme qui est devenu le plus puissant despote du monde antique, en même temps que le dernier “rassembleur” de l’hellénisme. Aristote, en somme, a réussi là où Platon a échoué. Et là où Xénophon aussi bien qu’Isocrate n’ont fait que rêver. » (2000, 71). Sur la relation d’Aristote avec le tyran Hermias et la cour macédonienne, voir l’étude de P. Scholz (1998, 146- 165) et P. Green (2003).

Upload: athanasios-n-papadopoulos

Post on 04-Dec-2015

219 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Panos Christodoulou

Le tyran dans le rôle du roi.

À propos du chapitre 11 du livre V de la Politique d’Aristote*

Dans le chap. 11 du livre V de la Politique, Aristote entreprend d’étudier les manières dont un monarque, et plus précisément un tyran, réussira à sauvegarder son régime. Ces très fameuses pages de la théorie politique d’Aristote1, qui de Machiavel à nos jours ont attiré l’attention des philosophes et des historiens2, po-sent la question inévitable de savoir pourquoi un penseur politique qui considère par ailleurs la tyrannie comme le pire des régimes3, et le tyran comme un homme pervers et misérable4, théorise pourtant les moyens possibles d’empêcher sa perte5.

Certains commentateurs y ont vu la preuve qu’Aristote nourrissait une vraie admiration pour le pouvoir monarchique6. Pour d’autres, cette partie de l’œuvre

-------------------------------------------- * Je voudrais remercier tout particulièrement Jean-François Pradeau et Jean-Marie Bertrand, dont les

corrections et les remarques m’ont permis de rendre cette étude moins imparfaite. 1 Parmi les nombreuses études, voir en particulier A. Heuss (1971), A. Meister (1977), A. Kamp

(1985), P. Pellegrin (1993, 46-53) et E. Schütrumpf (1996, 575-598). 2 Dans le Prince, chap. XV à XXII, Machiavel élabore les moyens à travers lesquels un monarque

réussira à conserver son pouvoir. Ces conseils dénués de tout moralisme présentent des similarités considérables avec la partie de la Politique qui fait l’objet de notre étude. Voir à ce propos D. Sternberger (1978). Cf. aussi les remarques d’E. Barker (1959, 241, n.1), et les nuances apportées par J. Aubonnet (1989, 33) et Chr. Ion (2006).

3 Pol. III 7, 1279b5-10 et V 10, 1311a1-14. Cf. aussi EN VIII 1160b5, où Aristote indique : « La ty-rannie, au demeurant, prend le contre-pied de ce régime [de la royauté], puisqu’elle poursuit le bien personnel du tyran, et il est assez clair dans son cas qu’elle est le pire régime (ceirivsth). Or si elle est la plus mauvaise chose (kavkiston), elle est le contraire de la meilleure. » Voir M. Pakaluk (1999, 117) et Th. C. Lockwood (2006).

4 EN VIII 1160b12 : dh; mocqhro;" basileu;" tuvranno". Cf. Pol. V 11, 1314a14. 5 Comme le remarque H. Ottmann (2001), cet effort d’Aristote s’oppose à son axiome que la fin de la

politique est le bonheur de la communauté politique. Voir en principe Pol. III 10, 1281a34-35 : « La cité est une communauté de vie heureuse, c’est-à-dire dont la fin est une vie parfaite et autarcique pour les familles et les lignages. », de même que les remarques de F. Wolff (1991, 56-60).

6 Chr. Delacampagne (2000) insiste sur le fait que même si Aristote s’exprimait contre la tyrannie, il n’a pourtant pas hésité à vivre auprès de tyrans, comme Hermias ou encore Alexandre, et à devenir leur maître. D’où la conclusion sarcastique de l’auteur : « Comme Xénophon, et surtout comme Platon, Aristote croit au mythe du despote éclairé. Il y croit d’autant plus qu’en pratique c’est à lui qu’est revenu l’honneur (douteux) d’“éclairer” l’homme qui est devenu le plus puissant despote du monde antique, en même temps que le dernier “rassembleur” de l’hellénisme. Aristote, en somme, a réussi là où Platon a échoué. Et là où Xénophon aussi bien qu’Isocrate n’ont fait que rêver. » (2000, 71). Sur la relation d’Aristote avec le tyran Hermias et la cour macédonienne, voir l’étude de P. Scholz (1998, 146-165) et P. Green (2003).

160 Panos Christodoulou

aristotélicienne constitue le produit de sa propre expérience et de son observation empirique : le philosophe rédigerait un manuel à destination des tyrans grecs de son époque. Il s’agirait donc d’un traité fondé sur des constatations historiques7.

À nos yeux, ces interprétations ne rendent pas compte de deux aspects essen-tiels de ce texte d’Aristote. Tout d’abord, ce chapitre doit être inséré dans un contexte plus large, car le sujet dont le philosophe traite ici, c’est-à-dire la figure du tyran, est omniprésent dans la réflexion politique des intellectuels grecs pendant presque deux siècles, du VIe siècle av. J.-C. jusqu’à la fin de l’époque que l’on appelle classique. En effet, au Ve siècle, le personnage du tyran tient une place prédominante dans la pensée politique des Athéniens, ce que prouve l’attention particulière que lui accordent les grands poètes tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide. Ils l’ont à plusieurs reprises mis en scène, construisant leur « mythes » autour de lui8. De même, dans une bonne partie de leurs traités politiques, les intel-lectuels du IVe siècle abordent le thème de la tyrannie et la figure du tyran.

Ainsi, Platon consacre au personnage du tyran une partie du Gorgias, mais aussi de la République, du Politique et des Lois, étudiant ses caractéristiques et son comportement9. Xénophon rédige l’Hiéron, seule œuvre de cette époque qui s’occupe exclusivement de la personnalité du tyran10, et Isocrate, rédacteur des fameux Discours Chypriotes, théorise sur la monarchie en idéalisant le tyran ; il n’utilise jamais ce terme en lui attribuant un contenu négatif11.

C’est dans ce contexte qu’il faut envisager ces pages de la Politique, où Aris-tote reprend et retravaille une série de pensées déjà énoncées par ses prédécesseurs. À vrai dire, le philosophe ne cherche guère à justifier le pouvoir absolu ni à étudier le phénomène de la tyrannie en historien, mais plutôt à participer au débat idéolo-gique qui faisait rage dans les cercles des intellectuels grecs du IVe siècle12.

Deuxièmement, ce chapitre se divise en deux parties correspondant aux deux chemins qui s’offrent au tyran pour sauver son autorité. Il s’agit de deux voies

-------------------------------------------- 7 Comme le suggère par exemple A. Meister (1977). A. Kamp (1985) refuse une telle lecture de cette

partie de la Politique. 8 La place du tyran dans la tragédie fait l’objet de nombreuses études. Voir en particulier D. Lanza

(1997), G. Cerri (1975, 137-155), G. Giorgini (1993), R. Seaford (2003) et sa bibliographie. 9 Il est remarquable que Platon examine de façon systématique la figure du tyran dans son premier

grand traité politique, le Gorgias, rédigé vers 386 av. J - C., mais aussi dans son dernier, les Lois. Sur la figure du tyran dans le Gorgias, voir M.-Ch. Bataillard (2003) – dans la République, voir G. Giorgini (2005) – dans les Lois, voir M. Piérart (1991).

10 Outre l’œuvre classique mais dépassée de L. Strauss (1954), voir surtout les remarques de V. J. Gray (1986), et plus récemment l’excellente étude de R. Sevieri (2004).

11 Il est caractéristique que dans les Discours Chypriotes, Isocrate idéalise l’image du monarque en utilisant autant le terme « roi » que le terme « tyran ». Voir À Nicoclès 4, 21, 34, 35, 53 ; Nicoclès 11, 16, 22 ; Évagoras 27, 32, 34, 39, 40, 63, 64, 66, 71, 78. Concernant la pensée politique d’Isocrate, voir les études de G. Mathieu (1926), K. Bringmann (1965), Chr. Eucken (1983), E. Alexiou (1995), V. Azoulay (2006).

12 Sur le débat autour de la personnalité de l’homme politique parfait au IVe siècle, voir E. Frolov (1974), A. Squilloni (1990), W. Eder (1995).

Le tyran dans le rôle du roi 161

substantiellement différentes, et il serait donc erroné d’en tirer une conclusion unilatérale qui résumerait l’ensemble de l’attitude d’Aristote envers la tyrannie.

Plus précisément, après une très brève introduction13, Aristote indique que les tyrans disposent de deux façons d’exercer le pouvoir. La première, traditionnelle-ment pratiquée par les détenteurs d’un pouvoir arbitraire (paradedomevno" kai; kaqV o{n dioikou'sin oiJ plei'stoi tw'n turavnnwn th;n ajrchvn), repose sur une conception très ferme de l’autorité, qui se révèle très efficace (V 11, 1313a34-36). Ensuite, Aristote propose un second mode, qui à l'évidence n’est pas traditionnel et semble constituer une innovation de sa part, puisqu’il invite le tyran, sans renoncer à sa puissance, à « agir ou sembler agir, en jouant bien son rôle du roi (uJpokrinov-menon to;n basiliko;n kalw'") » (V 11, 1314a27-30) 14.

Le point commun entre ces conseils est sans nul doute le fait qu’ils visent à la stabilité et à la sauvegarde du régime tyrannique. Pourtant, leur différence majeure est que le tyran qui adoptera la deuxième manière aura la possibilité non seulement de sauvegarder son pouvoir, mais aussi d’exercer son autorité sur des hommes meilleurs et non humiliés, et il ne sera pas « continuellement haï et redouté –, mais ils rendront aussi son pouvoir plus durable ; en outre, le tyran montrera dans son caractère de belles dispositions pour la vertu, ou du moins devra-t-il être bon à demi, et non pas méchant, mais méchant à demi (ejk ga;r touvtwn ajnagkai'on ouj movnon th;n ajrch;n ei\nai kallivw kai; zhlwtothvran tw'/ beltiovnwn a[rcein kai; mh; tetapeinwmevnwn mhde; misouvmenon kai; fobouvmenon diatelei'n, ajlla; kai; th;n ajrch;n ei\nai polucroniwtevran, e[ti dV aujto;n diakei'sqai kata; to; h\qo" h[toi kalw'" pro;" ajreth;n h] hJmivcrhston o[nta, kai; mh; ponhro;n ajllV hJmipovn-hron) » (V 11, 1315b4-1115).

C’est là, à notre avis, que se trouve l’intérêt particulier de ce chapitre, qui ré-vèle une conception de la tyrannie assez originale. Car même si l’auteur commence par s’interroger sur la possibilité de sauvegarder et même de rendre plus équitable la tyrannie, il finit par mettre en avant l’idée qu’il est de fait impossible de la per-fectionner, de la transformer en une royauté. À l’évidence, la meilleure chose à laquelle peut se permettre de croire le tyran qui suivra « la voie royale » est d’acquérir plus de dispositions envers la vertu, ce qui lui donnera la possibilité d’être, sinon un homme méchant, un demi-méchant, sinon bon, au moins bon à demi.

Ainsi la question qui se pose est la suivante : pourquoi Aristote ne croit-il guère en la transformation de la tyrannie en royauté ? Qu’est-ce qui empêche le tyran de devenir un homme juste et vertueux ? Pourquoi ne peut-il jouer que le rôle du roi et non pas devenir un roi ? Pourquoi même le tyran qui exerce une politique « royale » reste-t-il un tyran ?

-------------------------------------------- 13 Pol. V 11, 1313a15-25. 14 Comme le remarque A. Heuss (1971, 21), l’idée d’Aristote d’exhorter le tyran à jouer le rôle du roi

est sans précédent. 15 Trad. J. Aubonnet (1989).

162 Panos Christodoulou

Dans les pages qui suivent, nous essaierons de démontrer qu’Aristote, quand il se sert, dans ce chapitre fameux de la Politique, de l’image du tyran jouant le rôle d’un roi, ne veut ni relever les points communs qui associent les deux figures du pouvoir monarchique, ni montrer qu’il s’agit de deux régimes qui présentent des similarités considérables. Sans rejeter les lectures selon lesquelles Aristote se sert de l’image du tyran-acteur afin de montrer que même le pire de régimes peut chan-ger, s’améliorer et se rapprocher des constitutions justes16, nous soutiendrons plutôt la thèse selon laquelle le philosophe vise surtout de mettre en valeur son idée ori-ginale que le tyran et le roi constituent deux personnages fondamentalement oppo-sés, aux natures contradictoires, dont le seul point commun est le fait qu’ils soient les maîtres absolus de la cité.

Néanmoins, on ne saurait comprendre ce versant obscur de la réflexion d’Aristote sur la figure du tyran sans prendre acte de l’originalité de l’approche adoptée avant lui par Platon. Dans son œuvre majeure, la République, celui-ci a dépeint lui aussi le tyran porteur d’un masque, jouant un rôle, se donnant en spec-tacle comme le font les acteurs tragiques. Le tyran platonicien est un comédien talentueux, et c’est grâce à cette qualité qu’il s’empare du pouvoir. En cela, il cons-titue l’image inversée du roi philosophe.

1

Dans le livre VIII de la République, Platon qualifie la tyrannie d’ultime « maladie » de la cité (544c8 : e[scaton povlew" novshma) et condamne la person-nalité du tyran avec une vigueur sans précédent. Toutefois, l’auteur parvient à travers un récit très vivant à donner à voir la personnalité polyvalente du tyran, laquelle lui permet de laisser dans l’obscurité la vraie nature de son caractère. Son habileté l’amène ainsi au pouvoir sans que les autres se rendent compte à qui ils ont en réalité confié l’administration de la cité. Platon présente le tyran comme un personnage de théâtre qui se donne en spectacle, séduit son public. Le passage suivant le manifeste :

Il serait donc correct, repris-je, si je le demandais, d’exprimer la même exigence pour l’examen des individus, c’est-à-dire de ne juger digne de porter un juge-ment (ajxiw'n krivnein peri; aujtw'n ejkei'non) à leur sujet que celui qui possède le pouvoir spirituel de saisir de l’intérieur le caractère de l’homme et qui ne se laisse pas éblouir comme un enfant par l’apparence extérieure, par la prestance des mœurs tyranniques que ces gens-là mettent en scène pour leur public (kai; mh; kaqavper pai'" e[xwqen oJrw'n ejkplhvttetai uJpo; th'" tw'n turannikw'n prostavsew" h}n pro;" tou;" e[xw schmativzontai), mais qui au contraire voit ce caractère de part en part. Si donc j’étais d’avis qu’il nous faut tous écouter celui qui est en mesure de porter un jugement (tou' dunatou' me;n krivnai), parce

-------------------------------------------- 16 Comme le remarque à juste titre P. Pellegrin (1993, 51-52).

Le tyran dans le rôle du roi 163

qu’il aura été le familier de la vie quotidienne du tyran et qu’il aura pu observer les événements qui se déroulent dans sa demeure (e[n te tai'" katV oijkivan pravxesin), tout comme les rapports qu’il entretient avec chacun de ses proches, des rapports où il se montre dépouillé de tout appareil tragique (ejn oi|" mav-lista gumno;" a]n ojfqeivh th'" tragikh'" skeuh'"), celui qui l’aura aussi ob-servé dans les situations où le peuple est en danger, n’aurions-nous pas raison de lui demander, à lui qui a observé tout cela, de donner un avis public sur le bonheur et le malheur (eujdaimoniva" kai; ajqliovthto") du tyran par comparai-son avec les autres ? (R. IX 577a-b17) Dans ce passage, à travers une série d’images et un vocabulaire spécifique, vo-

lontairement associés, Platon rend explicite la liaison étroite qui existe entre la figure du tyran et le théâtre. En effet, ce n’est pas la première fois qu’il opère une telle conjonction. Dans le livre VIII de la République, il accuse les poètes tragiques d’être les « laudateurs de la tyrannie (turannivdo" uJmnhtav") » (568b8), de mettre en scène des acteurs qui ont des voix belles, puissantes et persuasives (568c3), visant à montrer ainsi que le tyran est l’homme le plus puissant18.

Certes, le philosophe a tort de reprocher aux poètes de représenter favorable-ment la tyrannie, car durant le Ve siècle, la figure du tyran est présentée par les poètes tragiques comme le véritable ennemi qui menace la souveraineté du peu-ple19. Très régulièrement, dans leurs œuvres, ils désignent la tyrannie comme un régime dans lequel le détenteur du pouvoir tente, par tous les moyens, de suppri-mer de la communauté politique l’une des valeurs fondamentales de la démocratie,

-------------------------------------------- 17 Trad. G. Leroux (2002), légèrement modifiée. Il est intéressant de voir comment, quelques siècles

plus tard, Plutarque présente Démétrios Poliorcète comme un monarque dont la vie fut, malgré ses vertus, « un drame macédonien (tou' Makedonikou' dravmato") » (Demetrius 53,10, 915d). Il montre comment le roi passe « de la scène comique à la scène tragique (ejk kwmikh'" skhnh'" pavlin eij" tragikhvn) » (28, 1, 901e) et comment même ses funérailles « revêtirent une sorte de pompe tragique et théâtrale (kai; ta; peri; th;n tafh;n aujtou' tragikhvn tina kai; qeatrikh;n diavqesin) » (53, 1, 915b). En effet, « Démétrios étalait sur sa personne un véritable appareil de théâtre ( \Hn dV wJ" ajlhqw'" tragw/diva megavlh peri; to;n Dhmhvtrion) » (41, 6, 909a) et ainsi représentait à la façon des acteurs tragiques l’orgueil et la faste d’Alexandre (41, 5), et, à la façon des tragédiens (w{sper oiJ tragw/doiv), arrivait par ses paroles et sa voix à séduire et gagner la faveur de ses sujets (34, 4, 905b). Ses transformations spectaculaires en faisaient un homme invisible, comme en témoigne le passage où « à la façon d’un acteur, et non pas d’un roi, Démétrios revêtit une chlamyde sombre au lieu de cette chlamyde de théâtre qu’il portait, et il s’en alla sans être vu (parelqw;n ejpi; skhnhvn, w{sper ouj basileuv", ajllV uJpokrithv", metamfievnnutai clamuvda faia;n ajnti; th'" tragikh'" ejkeivnh", kai; dialaqw;n uJpecwvrhsen) » (44, 9, 911a). Le récit de Plutarque montre que du Ve siècle av. J.-C. jusqu’à l’époque où le biographe rédige son œuvre, la réflexion des Grecs sur le pouvoir monarchique reste influencée par l’idée que le mauvais monarque ressemble à un acteur, dont la vie et la fin présentent toutes les caractéristiques de la tragédie.

18 D’après Platon, les poètes célèbrent la tyrannie comme quelque chose « qui rend égal aux dieux (ijsovqeovn) » (R. VIII 568b). Cf. aussi Isocrate, À Nicoclès 5, avec les nuances apportées par Chr. Eucken (1983, 218-220).

19 Dans un passage significatif, Euripide met en scène le roi légendaire d’Athènes, Thésée, procla-mant qu’il n’y a rien de plus dangereux pour la cité que la tyrannie – Supp. 429 : oujde;n turavnnou dusmenevsteron povlei.

164 Panos Christodoulou

l’iségorie20. Ainsi, à cette époque, le tyran n’est plus perçu comme une menace potentielle pour le pouvoir des aristocrates21, mais inversement apparaît comme la menace par excellence pour le pouvoir politique du peuple, le Dèmos, mais aussi plus généralement pour la liberté des citoyens, qui risquent sous le régime tyranni-que d’être réduits au statut de « sujets », de devenir les esclaves de la volonté d’un seul homme. On peut pourtant se demander pourquoi, dans une société où la tyran-nie ne menace plus l’ordre politique et où, surtout après les réformes de 462 av. J-C., la majorité, les « gens ordinaires » jouent un rôle très actif dans la vie politique et exercent leurs droits politiques sans aucune restriction, les poètes tragiques ac-cordent une telle attention à la figure du tyran. K. Raaflaub a montré avec force que « la perception de la démocratie par les Athéniens et leurs tentatives pour af-fronter les problèmes que celle-ci engendre » ne laissent guère indifférents les poètes tragiques, dont l’œuvre, à plusieurs reprises, reflète le débat qui faisait rage au sein de la société athénienne. À l’évidence, ces passages illustrent de quelle manière les démocrates athéniens tentaient de se définir comme une communauté aux fondements radicalement différents de ceux du régime tyrannique22.

C’est justement la raison pour laquelle la figure tragique du tyran ne semble pas avoir de références historiques : à vrai dire, les tragédiens ne visent jamais ni la tyrannie formée pendant l’époque qu’on appelle archaïque, ni les personnages qui l’ont fondée23. Il s’agit plutôt d’une « construction » idéologique qui sert à illustrer le fait que la démocratie, contrairement à la tyrannie, est le régime par excellence dans lequel l’orientation politique de l’État est définie à travers un débat libre qui s’effectue au sein des institutions les plus importantes de la cité, institutions aux-quelles participent tous les citoyens libres et dans lesquelles tous ont les mêmes droits et les mêmes obligations24. Le tyran est à l’évidence celui qui vise à mettre en cause l’équilibre qui existe entre les différents groupes constitutifs de la com-

-------------------------------------------- 20 L’iségoria, qui dans la démocratie athénienne signifiait le droit égal de chaque citoyen de prendre

la parole à l’Assemblée et de s’exprimer librement sur les problèmes politiques de la cité, constitue une des premières cibles du tyran, qui en effet interdit aux citoyens non seulement de s’occuper de politique, mais aussi de s’exprimer, de juger et de critiquer ses actions. J. Chêne rappelle que l’isegoria « signifie d’abord l’exclusion d’une parole privilégiée et unique, celle du roi, celle du tyran » (1985, 34). Voir aussi K. Raaflaub (1996, 146-148).

21 D. Lanza (1997, 50) : « Dans l’Athènes de Périclès, la condamnation de la tyrannie devient un to-pos de la glorification de la démocratie. Le gouvernement de l’autocrate n’est plus vu comme celui qui menace le gouvernement des oligarques. » Cela constituait la réalité de l’époque archaïque. Voir A. Andrewes (1956) et H. Berve (1967, II).

22 K. Raaflaub (1989, 50). 23 Sur ce point, voir V. Rosevitz (1988, 46). 24 Comme l’a dit V. Rosevitz (ibid.) : « It is evident that the figure of the tyrant as it appears in the

late fifth century does not refer to any specific tyrant, Pisistratid or otherwise, but is essentially an abstraction, an anthropomorphization, as it were, of monarchic government. Put differently, the tyrant is an ideological figure, a symbol of the Athenian community’s axiomatic belief that monarchy is an unacceptable form of government in Athens. ».

Le tyran dans le rôle du roi 165

munauté, en se présentant comme le seul qui dispose du droit de définir la politique de l’État, et même comme le « propriétaire » de la cité25.

À ce premier élément s’en ajoute un deuxième qui sans nul doute cette fois, justifie que Platon mette au cœur de sa réflexion sur la tyrannie la présentation théâtrale du tyran. Comme l’a montré D. Lanza dans une étude minutieuse, « l’élaboration idéologique de la figure du tyran se développe dans l’espace auto-nome du spectacle théâtral »26 et le tyran vit sa propre vie « sur la scène tragi-que »27. Pour prolonger cette pensée, ajoutons que cette image, cette construction idéologique de l’imaginaire collectif athénien cesse d’être une figure abstraite lorsqu’elle apparaît sur scène où, à travers la prestation de l’acteur, elle acquiert une bouche, une langue, une voix, un regard.

Or le « tyran » est invisible, étant donné qu’il se cache derrière le masque que porte le comédien, qui de son côté donne naissance à un personnage qui n’existe nulle part sauf dans un passé très lointain, presque légendaire28, aux frontières du monde grec avec le monde barbare29. À l’évidence, le tyran est aux yeux des ci-toyens une figure tragique, un acteur (uJpokrithv"), le produit d’une performance théâtrale soigneusement préparée par le poète qui le met ingénieusement en scène, et dont le vrai personnage reste pour les spectateurs un mystère.

Voilà pourquoi Platon insiste sur le fait que seul un homme qui possède le pouvoir intellectuel nécessaire30 pourra percer à jour la vraie nature du tyran, et ceci pour deux raisons principales. Si les polloi, comme des enfants, sont privés de la capacité de voir au-delà des apparences et ainsi de discerner le vrai caractère du tyran31, cet homme ne portera son jugement qu’après avoir eu l’occasion d’observer le comportement du tyran dans deux moments et dans deux endroits substantiellement différents : dans le domaine privé, c’est-à-dire dans sa maison, où il ne porte pas ses vêtements théâtraux et révèle ainsi son vrai visage, puis dans la sphère publique où il se revêt du costume du spectacle. Platon définit ce moment comme celui où « le peuple se trouve en danger » (577b2). Par cette observation, le philosophe souhaite manifestement renvoyer ses lecteurs aux épisodes dramatiques qui se déroulent dans la cité juste avant et juste après l’avènement du tyran au pouvoir.

-------------------------------------------- 25 Créon s’interroge dès lors : Ouj tou' kratou'nto" povli" nomivzetai (S. Antig. 738). 26 D. Lanza (1997, 52). 27 D. Lanza (1997, 75). 28 Des personnages du passé mythique des Grecs, comme Œdipe, Agamemnon, Créon, Thésée et

même Zeus constituent les « héros » d’une série d’œuvres qui traitent des sujets sociopolitiques qu’affrontait la cité d’Athènes et des dangers qui entourent le pouvoir absolu.

29 Par exemple, Eschyle, dans les Perses, met en scène comme figure principale le Grand Roi, incar-nant le monarque qui a dépassé la mesure, sombrant dans l’hybris. Voir à ce propos F. Hartog (1996, 87-96).

30 G. Leroux (1992, 707, n.15) note que Platon semble relater sa propre expérience près de Denys de Syracuse.

31 Voir infra n. 66.

166 Panos Christodoulou

Rappelons-nous en effet que le « peuple se trouve en danger » lorsque dans la cité règne un climat de guerre civile. Le peuple est subjugué, par ignorance, par de mauvais hommes politiques, et exige la répartition de la richesse et la redistribution des terres, requête qui met en cause la puissance politique des oligarques. Ceux-ci à leur tour cherchent à tout prix à restreindre le pouvoir de la majorité et conspirent contre le peuple (VIII 565b-c). De ce fait, le démos, toujours habitué à avoir un chef (VIII 565c : Oujkou'n e{na tina; ajei; dh'mo" ei[wqen diaferovntw" proi?stasqai eJautou')32, confie sa sauvegarde au futur tyran, qui, d’emblée, se présente comme un démagogue, le seul capable de conduire le « char de la cité (e{sthken ejn tw'/ divfrw/ th'" povlew") » (VIII 566d).

C’est à ce moment que le tyran met en scène son spectacle et revêt son cos-tume. Platon le présente comme un personnage charismatique qui séduit le peuple par son apparence et ses gestes spectaculaires. Il est souriant et se ménage des amitiés (VIII 566d : prosgela'/ te kai; ajspavzetai pavnta", w|/ a]n pe-ri;tugcavnh/) ; il assure ses citoyens qu’il n’est pas un tyran (VIII 566e1 : kai; ou[te tuvrannov" fhsin ei\nai uJpiscnei'taiv) ; il fait des promesses et adopte tout natu-rellement le discours politique du peuple. Ainsi, il parle en faveur de la libération des dettes et la répartition de la terre (VIII 566e3) et se montre (prospoiei'tai) agréable et plein de douceur (i{lewv" te kai; pra'o", VIII 566e4).

Il s’agit à l’évidence d’un discours politique qui non seulement n’est pas sin-cère, mais qui n’est pas le sien, comme c’est le cas pour le comédien tragique qui ne prononce que le discours écrit par une autre personne, lequel ne correspond guère à son être réel33. Par là, Platon fait voir que le tyran imite et joue le rôle du démagogue, dont le charisme et la séduction incontestable, tout en étant au yeux du philosophe, une mauvaise charis – comme l’a dit V. Azoulay, une charis corrup-trice34 – n’empêchent pourtant pas celui qui les possède de s’en servir parfaitement pour ses propres fins : s’emparer du pouvoir35. Car le peuple, séduit par son protec-teur et par ses gesticulations théâtrales qui cachent ses intentions réelles36, ne com-

-------------------------------------------- 32 Il s’agit d’une thèse principielle chez Platon : le peuple est incapable de se gouverner. 33 Comme le fait par exemple Calliclès dans le Gorgias : pour réaliser ses ambitions politiques et

devenir le leader du peuple, il adopte la parole politique de la majorité, afin de gagner ainsi sa faveur. De la sorte, le démagogue et le tyran constituent l’image inversée du roi philosophe, qui ne prononce jamais de discours destinés à plaire à la majorité, mais des discours utiles pour la cité. Voir à ce propos H. Yunis (1996, 161-171). Sur la manière dont Platon décrit la relation entre Calliclès et le Dèmos, voir G. B. Kerferd (1974) et surtout J. Ober (1998, 190-215).

34 V. Azoulay (2004, 168-169) montre comment Xénophon s’aligne sur les opposants à la démocra-tie athénienne en considérant que les rapports démagogiques que nouent les orateurs avec la foule se fondent sur une mauvaise charis qui, pour Xénophon, « conduit à saper les fondements institutionnels de la cité » (ibid., 167).

35 Comme le souligne M. Meulder (1994, 60) : « Le masque a ici la fonction de dissimuler, de don-ner un aspect différent, même un faux visage, et de se déguiser, en portant le masque de la cavri", le tyran cesse d’être soi et incarne, le temps de la mascarade, la puissance de l’érôs positif qui semble s’être emparé de lui ».

36 Voir aussi l’approche de Xénophon, qui, dans le Hiéron (2, 3), présente le fameux tyran admettant sans réticences que « la multitude se laisse abuser complètement par la tyrannie ».

Le tyran dans le rôle du roi 167

prend pas qu’au moment voulu cet homme charmant n’hésitera pas à à brutaliser ses vieux parents, c’est-à-dire le démos, dévoilant ainsi son vrai visage. Il jettera alors le masque, et ne portera plus son déguisement une fois parvenu à ses fins : les citoyens seront devenus ses sujets, il sera le maître absolu de la cité et par consé-quent n’aura plus besoin de se montrer en bon roi, en protecteur de la majorité.

La plus grande réussite du tyran, comme l’a parfaitement souligné M. Meldeur, est que « le peuple n’ait pas soupçonné un instant la volte-face du tyran. Celui-ci a préparé le peuple pour une fin qu’il ne soupçonne pas, que lui seul se représente. »37 Le peuple est trompé par son protecteur, ce qui ne saurait consti-tuer une surprise pour Platon, qui indique à plusieurs reprises qu’une des caracté-ristiques principales de l’homme tyrannique est la ruse, la tromperie, dont il use notamment pour s’emparer du pouvoir38. L’exemple de Gygès est révélateur : grâce à la puissance magique de l’anneau qui le rendait invisible, il a pu obtenir le pouvoir, et Socrate « sait parfaitement que ce passage par l’invisible peut conduire à un pouvoir de type tyrannique »39. Le tyran de la République, pour sa part, est invisible non par l’effet d’une puissance magique, mais à cause de l’ignorance de la majorité, dont l’âme, dominée par les désirs, l’empêche de suivre la raison.

Platon le montre de manière parfaitement claire dans sa dernière œuvre, les Lois. Traitant de la figure de l’homme athée, le philosophe procède à une analyse vigoureuse de son comportement et de sa nature. Ainsi, selon l’Athénien, l’athée « possède en outre une réputation d’homme heureusement doué, et il est plein de ruses et de pièges (dovlou de; kai; ejnedra" plhvrh") » ; il poursuit : « Voilà l’espèce d’hommes dont sont issus un grand nombre de devins et de ceux qui s’adonnent à toute pratique de la magie. C’est encore d’eux que naissent parfois les tyrans, les orateurs populaires, les stratèges, les malins inventeurs d’initiations secrètes et les machinations de ceux que l’on appelle “savants” (ejx w|n mavntei" te kataskeuavzontai polloi; kai; peri; pa'san th;n magganeivan kekinhmevnoi, givgnontai de; ejx aujtw'n ejstin o{te kai; tuvrannoi kai; dhmhgovroi kai; strath-goiv, kai; teletai'" de; ijdivai" ejpibebouleukovte", sofistw'n te ejpikaloumevn-wn mhcanaiv). » (Leg. X 908d)40.

-------------------------------------------- 37 M. Meulder (1994, 58). Dans le Gorgias (464d), Socrate remarque que la flatterie séduit les hom-

mes qui n’ont pas plus de raison que des enfants. Le dèmos est en effet un enfant incapable de juger quel genre de parole politique est utile à la cité, et surtout de comprendre que le vrai objectif du flatteur est de s’emparer du pouvoir. Voir à ce propos C. Ungefehr-Kortus (2001).

38 Dans le premier livre de la République, Thrasymaque soutient l’idée que le tyran est le plus heu-reux des hommes (I 344a), qui s’empare du pouvoir en utilisant la violence et la ruse (ibid. : kai; lavqra kai; biva). Voir à ce propos M. Broze (1991).

39 J.-M. Bertrand (2003, 94). S. Roux (2001) remarque que la différence entre le tyran de la Républi-que et Gygès réside dans le fait que ce dernier s’empare du pouvoir grâce à une puissance extra-politique, tandis que le premier arrive à devenir le chef de la cité grâce aux conditions sociales, écono-miques et politiques.

40 La punition prévue par les savants législateurs, punition qui vise à protéger les citoyens de l’action des hommes rusés, est extrêmement sévère. Il est prévu de les condamner à mort ou de les emprisonner.

168 Panos Christodoulou

En effet, la magie41, les mensonges, la flatterie, la ruse, les machinations et la ca-pacité de dissimuler sa vraie nature en la masquant donnent au tyran une puissance incontrôlable mais aussi incontestable. La majorité se révèle scandaleusement impuissante non seulement à contester mais même à discerner le danger qui la menace. En raison de leur naïveté, les polloi se laissent impressionner par un imita-teur (mimhthv"), un enchanteur (govh") qui, bien que possédant une âme dominée par l’ignorance42, parvient grâce à ses stratagèmes trompeurs à « se faire passer pour un expert universel (w{ste e[doxen aujtw/' pavssofo" ei\nai) » (R. IX 598d), un chef habile qui peut donner au peuple ce qu’il demande.

La description du tyran par Platon n’aurait rien de remarquable si elle ne s’effectuait en deux temps. D’abord, le démagogue est présenté comme un homme qui construit son image publique sur les mensonges et la ruse, c’est-à-dire comme une personne corrompue qui ne cherche que le meilleur moyen de réaliser son obsession, d’assouvir son désir de s’emparer du pouvoir. Ensuite, lorsqu’il arrive à ses fins, il supprime le dernier obstacle qui l’empêche d’agir en pleine liberté, à savoir le peuple, sur la faveur et le soutien duquel il avait bâti son ascension, et qu’il était ainsi « obligé » de respecter. Sa relation avec le peuple n’était donc qu’éphémère, insincère, fondée sur l’intérêt et en aucun cas sur le respect et la vraie amitié. Par conséquent, en structurant son récit de cette façon, le philosophe montre que l’avènement au pouvoir ne change pas le caractère du tyran ; ce qui change à l’évidence, c’est son comportement et le fait qu’il ne ressente plus aucune obligation envers ses « parents » ; il est donc libre d’agir en ne respectant que ses propres désirs.

La façon dont Platon a conçu la figure du tyran nous permet d’éclairer le cha-pitre d’Aristote qui fut le point de départ de notre réflexion. Pourtant, l’analyse d’Aristote se différencie de celle de Platon sur un point essentiel : le Stagirite ne distingue pas deux temps du processus tyrannique, deux moments dans le compor-tement du tyran. L’idée essentielle d’Aristote est que, même après avoir obtenu le pouvoir dans la cité, le tyran peut continuer de jouer le rôle du bon roi, du bon chef. À vrai dire, le tyran, qui reste aux yeux d’Aristote la personnification de la ruse, de la violence et du spectacle, pourrait utiliser ces « qualités » d’une manière qui donnerait aux autres l’illusion qu’il n’est pas un tyran. Mais il s’agit bien d’une illusion, car même si le tyran peut présenter deux visages différents, il est néan-moins incapable de changer son âme corrompue.

-------------------------------------------- 41 Rappelons que selon Socrate, les magiciens (mavgoi) sont des fabricants de tyrans (turannopoioi;)

(R. IX 572e). Sur la conception platonicienne de la magie, voir A. Motte (2000) et M. Carastro (2006). 42 L’imitateur très souvent imite ce « qui semble beau au grand nombre et à ceux qui ne savent pas ».

(R. X 602b).

Le tyran dans le rôle du roi 169

2

Dans la première partie de ses conseils au tyran, Aristote met l’accent sur la sincérité avec laquelle cet homme exerce son pouvoir : il ne joue pas un rôle de composition, il est en effet lui-même. Méfiant envers les bons citoyens qui consti-tuent un danger potentiel pour son autorité43, le tyran cherche par tous les moyens à les éliminer44. Par la suite, pour assurer la soumission absolue de la communauté politique, il crée les conditions qui empêcheront les citoyens d’avoir le temps libre pour réfléchir et délibérer sur les problèmes de la cité et mettre ainsi en cause son autorité45. Il est un vrai tyran, comme l’a été par exemple un personnage historique tel que le fameux Périandre de Corinthe46.

Ainsi Aristote conclut-il cette première partie en constatant que les mesures indiquées sont propres aux tyrans, qui, en effet, ne négligent aucune forme de per-versité (oujqe;n dV ejlleivpei mocqhriva")47 afin de conserver leur pouvoir (Pol. V 11, 1314a12-14). Dans ce cas, le tyran ne joue pas un rôle, car il ne prend que des mesures qui sont en accord, non seulement avec sa conception du pouvoir, mais aussi avec sa nature même, son être. Le tyran assure son pouvoir en prenant les mesures qui correspondent à sa propre personnalité : empêcher que s’établissent ou se maintiennent des liens de confiance entre les différents groupes constitutifs de la société, enlever tout pouvoir aux gens vertueux, avilir l’esprit des citoyens48. De la sorte, la cité devient le miroir de son âme, de son éthos, et ceux qui y habi-tent finissent progressivement par lui ressembler (Pol. V 11, 1313b9).

À cette première partie de l’analyse aristotélicienne s’en ajoute une deuxième, qui présente une originalité considérable. Le tyran y est invité par Aristote à pren-dre des mesures qui serviront parfaitement son but, qui de conserver son autorité, mais qui pourtant s’opposent à son caractère et à sa manière habituelle d’exercer le pouvoir : il s’agira en effet pour lui d’imiter la façon dont un roi dirige les affaires de la cité.

-------------------------------------------- 43 D’après Aristote, le tyran ne montre aucun respect pour les hommes qui possèdent une grande âme

et un esprit libre, « car il prétend avoir le monopole de telles qualités » (Pol. V 11, 1314a). 44 En Pol. III 13, 1284a35, le philosophe évoque l’exemple de Périandre, tyran de Corinthe, qui,

alors que Thrasybule, tyran de Milet, lui avait demandé comment il réussirait à assurer son autorité, lui a répondu en coupant les épis qui dépassaient dans un champ de blé, montrant ainsi « qu’il fallait écar-ter les hommes qui dépassent les autres ». Voir aussi Hdt. V 92.

45 Voir Pol. V 11, 1313b20-25, où Aristote évoque les exemples des Pisistratides, des Cypsélides, mais aussi de Polycrate de Samos, dont les constructions monumentales maintenaient le peuple occupé et éloigné des activités politiques. R. Boesche (1993) montre comment le tyran qui arrive à éliminer le temps libre de ses sujets réalise son objectif ultime : diriger une communauté non-politique. Par ailleurs, Aristote souligne que parmi toutes les formes de gouvernements, la tyrannie est la moins susceptible d’être appelée une constitution (Pol. IV 8, 1293b25).

46 Aristote signale explicitement que sa description de la façon dont un tyran peut sauver son autori-té, sans avoir à jouer un rôle de théâtre, s’inspire des mesures prises par Périandre (Pol. V 11, 1313a37).

47 Voir aussi R. IX 577d5 et 598e. 48 Pol. V 11, 1314a27-29. Voir les remarques d’E. Schütrumpf (1996, 589-90).

170 Panos Christodoulou

En somme, à partir du moment où le tyran entre dans ce « jeu » politique, il renonce à son identité ; il n’a plus de visage, devient un homme sans personnalité réelle. Perdu dans les apparences, il essaie d’aller contre sa propre nature. Pour bien souligner ce qui constitue l’essence, le cœur de sa réflexion sur la tyrannie, le philosophe cherche par l’utilisation d’un vocabulaire significatif à montrer de ma-nière explicite que le tyran ne change pas, mais qu’il construit une « image publi-que », autrement dit que le tyran donne l’impression d’être un roi et de suivre une politique royale, mais qu’en réalité la force reste son arme la plus efficace pour le maintien de son pouvoir49. Comme l’a bien décrit D. Keyt : « His public persona will mask a character that remains at heart tyrannical. »50

C’est pourquoi Aristote construit son récit en se servant à plusieurs reprises du verbe phainesthai, qui signifie que le tyran « doit paraître », « se montrer » un bon gouvernant – mais ne peut pas être un bon gouvernant. Le détenteur d’un pouvoir arbitraire doit donc donner l’impression (dokei'n) de se soucier des fonds publics (Pol. V 11, 1314a40 : prw'ton me;n dokei'n frontivzein tw'n koinw'n), car en agis-sant ainsi il paraîtra administrer la cité en intendant économe et non en tyran (V 11, 1314b8-10 : ou{tw ga;r a[n ti" dioikw'n oijkonovmo" ajllV ouj tuvranno" ei\nai). En outre, il doit se présenter comme gardien et gérant des biens publics (V 11, 1314b16 : o{lw" te aujto;n paraskeuavzein fuvlaka kai; tamivan wJ" koinw'n)51, apparaître non pas sévère mais majestueux (V 11, 1314b19 : kai; faivnesqai mh; calepo;n ajlla; semnovn)52, et doit toujours se montrer d’un « zèle exemplaire pour le culte des dieux » (V 11, 1314b39 : e[ti de; ta; pro;" tou;" qeou;" faivnesqai ajei; spoudavzonta diaferovntw") ; il doit aussi se montrer (faivnesqai) « religieux sans superstition » (V 11, 1315a3). Enfin, il doit avoir l’air (faivnesqai) d’infliger « les châtiments comme le ferait un père » (V 11, 1315a20-23 : h] ta;" me;n kolav-sei" patrikw'" faivnesqai poiouvmenon) et en général adopter un comportement dont le but est évident : se montrer à ses sujets (faivnesqai toi'" ajrcomevnoi"), « non comme un tyran, mais comme un administrateur et un roi, non comme un “exploiteur”, mais comme un bon intendant, comme quelqu’un qui dans toute sa vie recherche la mesure et non l’excès ; et de plus, se plaire en compagnie des notables et se concilier les faveurs du peuple » (V 11, 1315b1-4 : oJ ga;r skopo;"

-------------------------------------------- 49 Le tyran dont l’objectif est de rendre son autorité plus royale garde une chose : « sa puissance, de

manière à gouverner non seulement avec le consentement des sujets mais même sans ce contentement ; renoncer même à cela, c’est renoncer à la tyrannie » (Pol. V 11, 1314a35).

50 D. Keyt (1999, 175). 51 À ces passages où le tyran essaie de se montrer un bon gardien du trésor public s’oppose la figure

du bon roi, qui d’après Aristote veut être par nature un protecteur (bouvletai dV oJ basileu;" ei\nai fuvlax) « afin de mettre les détenteurs de richesses à l’abri de toute mesure injuste et d’éviter au peuple tout outrage » (V 10, 1311a). La différence est sans nul doute claire et ne laisse subsister aucune ambi-guïté concernant les intentions d’Aristote. Le roi fait tout ce qu’il fait spontanément, conformément à son être. Le tyran qui suit la même politique fait le contraire, car s’il veut réussir il est obligé d’aller contre ses vraies intentions et dispositions.

52 Aux yeux d’Isocrate, majestueux (semnov") fut le monarque idéal, le roi de Salamine de Chypre Évagoras (Évagoras 45).

Le tyran dans le rôle du roi 171

fanerov", o{ti dei' mh; turanniko;n ajllV oijkonovmon kai; basiliko;n ei\nai faiv-nesqai toi'" ajrcomevnoi" kai; mh; sfeteristh;n ajllV ejpivtropon, kai; ta;" me-triovthta" tou' bivou diwvkein, mh; ta;" uJperbolav", e[ti de; tou;" me;n gnwrivmou" kaqomilei'n, tou;" de; pollou;" dhmagwgei'n53).

Aristote ne cache guère sa profonde conviction que ces mesures servent un seul but : présenter le tyran comme un bon administrateur qui sert l’intérêt général, alors qu’il garde en fait sa propre identité. En agissant ainsi, le détenteur d’un pou-voir arbitraire vise à tromper les citoyens. Le tyran est traditionnellement la per-sonnification de la violence, mais aussi de la tromperie, et Aristote dans un passage significatif prend soin de nous rappeler que celui qui arrive à prendre le pouvoir « par ruse ou violence » est de fait un tyran (V 10, 1312a9 : a]n de; diV ajpavth" a[rxh/ ti" h] biva", h[dh dokei' tou'to ei\nai turanniv").

On se trouve ici en face d’une idée bien élaborée par le Stagirite, selon laquelle tous les changements, les mouvements constitutionnels qui conduisent à une poli-teia défectueuse ont leurs racines soit dans la violence, soit dans la ruse de leurs inspirateurs54 ; à ses yeux, l’exemple par excellence de ce processus est la figure du démagogue. Aristote reprend à son sujet l’analyse de Platon, lequel mettait en lumière chez les démagogues, comme on l’a vu, l’application d’une stratégie en deux temps. En premier lieu, le futur tyran est un démagogue qui utilise la persua-sion et les belles paroles pour tromper le peuple, proclamant que son objectif ma-jeur est de de rabaisser les riches (V 4, 1304b10-15). Par la suite, une fois qu’il s’est emparé du pouvoir, il se transforme en un homme violent qui, bien entendu, gouverne sans le consentement de ses sujets.

Il semble donc difficile de ne pas voir que les deux penseurs politiques envisa-gent d’une manière identique le phénomène du pouvoir absolu et plus particuliè-rement celui de la tyrannie. Leur réflexion sur la figure du tyran se caractérise par une originalité considérable, qui les distingue radicalement de la manière dont les poètes tragiques, mais aussi Hérodote dans le fameux débat sur les constitutions, traitent ce même problème. L’historien des Guerres Médiques met en scène Otanès soutenant la thèse selon laquelle même le meilleur des hommes, investi d’un pou-voir absolu, ne peut pas éviter le piège de la tyrannie, ni résister à la corruption, vue la puissance incontrôlable dont il dispose55. D’un autre côté, dans la tragédie grecque, c’est l’hybris qui à l’évidence constitue la cause principale de l’apparition du tyran dans la cité56. Ainsi, comme le signale G. Giorgini, pour les poètes grecs, « la surestimation de l’intellect humain peut transformer un bon gouvernant en

-------------------------------------------- 53 Trad. J. Aubonnet (1989) légèrement modifiée. 54 Voir l’éclairante analyse de R. Polansky (1991). 55 Hdt. III 80 : kai; ga;r a[n to;n a[riston ajndrw'n pavntwn stavnta ej" tauvthn (th;n ajrchvn) ejkto;"

tw'n ejwqovtwn nohmavtwn sthvseie. Le débat sur les constitutions a été abondamment commenté ; voir surtout E. Lévy (2003a).

56 S. OT 872 : u{bri" futeuvei tuvrannon.

172 Panos Christodoulou

tyran »57, et il est significatif qu’Œdipe au début de son règne voyait ses sujets comme ses propres enfants (OT 58), qui de leur côté l’appelaient « sauveur » (48). De même, dans Antigone, Sophocle décrit Créon comme un monarque qui, avant de se transformer en un tyran qui ne respecte aucune loi, avait bien « dirigé le vais-seau de la cité » (Antig. 994). Il semble donc que pour les intellectuels du Ve siècle av. J.-C., la tyrannie apparaît lorsqu’un homme est investi d’un pouvoir incontrôla-ble, situation qui fait naître dans son âme l’hybris, dès lors que personne ne peut résister à la corruption quand il est seul maître de la cité et quand il détient le pou-voir de définir l’avenir de chaque vie humaine qui se trouve sous son autorité.

En revanche, Platon et Aristote considèrent que l’être qu’on appelle tyran est déjà, bien avant son avènement au pouvoir, un homme pervers et corrompu qui ne songe qu’aux moyens et à la manière dont il pourra réaliser son objectif ultime : dominer les autres. Le recours à la figure du tyran-acteur constitue donc un effort ingénieux de la part de ces deux intellectuels de mettre en cause, non pas seule-ment l’idée traditionnelle des Grecs selon laquelle le monarque risque à chaque instant de sa vie d’être corrompu par le pouvoir, mais aussi celle qui veut que le tyran soit un bon roi qui a dévié du droit chemin. Il en ressort donc que le pro-blème du tyran est sa nature, le fait que ses défauts lui sont innés ; c’est pourquoi il n’a jamais été et ne pourra jamais devenir un roi, un bon gouvernant.

3

Nous avons déjà abordé la partie du livre VIII de la République qui décrit l’émergence du tyran au sein de la cité, et plus précisément au sein du peuple. Il est essentiel pour notre propos d’étudier la manière dont Platon décrit la naissance de l’homme tyrannique, car c’est là que se trouve la réponse au problème de la nature du tyran. En effet, l’idée que le tyran est un enfant du démos ne constitue pas une simple métaphore, ni un simple indice des sentiments antidémocratiques que nour-rissait le philosophe : sa description vise bien à révéler la relation biologique qui lie le démos au tyran. Le vocabulaire qu’il utilise est révélateur à cet égard. Platon s’attache à montrer que ce personnage ne peut exister que dans une cité démocrati-que, car « si le tyran doit germer (fuvhtai tuvranno") quelque part, c’est sur le rameau de ce protecteur, et nulle part ailleurs, qu’il va éclore (ejk prostatikh'" rJivzh" kai; oujk a[lloqen ejkblastavnei ) » (R. VIII 565d). Or le démos n’est en position ni de le contrôler, ni de comprendre « quel genre de nourrisson il a engen-dré pour le chérir et le faire grandir, et qu’il était trop faible pour pouvoir chasser plus fort que lui (Gnwvsetaiv ge, nh; Diva, h\ dV o{", tovtV h[dh oJ dh'mo", oi|o" oi|on qrevmma gennw'n hjspavzetov te kai; hu\xen, kai; o{ti ajsqenevstero" w]n ijscuro-tevrou" ejxelauvnei) » (VIII 569b). Le tyran n’hésite pas à se tourner contre ses propres parents et de devenir « un parricide… un soutien nourricier qui brutalise

-------------------------------------------- 57 G. Giorgini (1993, 222).

Le tyran dans le rôle du roi 173

ses vieux parents (patraloivan... tuvrannon kai; calepo;n ghrotrovfon) » (ibid.58).

Outre l’image traditionnelle du tyran qui ne respecte même pas les membres de sa propre famille, Platon énonce ici une idée plus profonde. Élevé dans une société où règnent l’anarchie, les désirs et les plaisirs, et surtout l’ignorance59, le tyran, inévitablement, portera en lui tous ces vices, qui l’empêcheront de fonder une communauté politique saine, déchargée des conflits irréductibles qui risquent de détruire la cité60. L’homme tyrannique hérite des défauts de ses propres « parents ». Rappelons en effet que Platon identifie le peuple à un enfant incapable de bien juger une situa-tion politique, comme une bête (zw/'on) dominée par la plus basse partie de son âme (VI 493a-d), inapte à se gouverner et confiant pour cette raison le pouvoir à un chef61. En fin de compte, Platon considère la majorité comme une masse de per-sonnes incapables de faire usage d’une pensée rationnelle. Ainsi privés de la rai-son62, les polloi se révèlent inaptes à apprendre l’art politique. Gouverner la cité ne peut dès lors être un privilège accessible à tous, car il revient à certaines personnes « par nature, de s’attacher à la philosophie et de commander dans la cité, tandis qu’il revient aux autres de ne pas s’y attacher et de suivre celui qui commande » (V 474c)63. L’intelligence est le propre d’une élite éclairée, dont les membres, grâce à la force de leur âme conduite par la raison, se montrent les plus aptes à mener les affaires de Kallipolis.

C’est pourquoi, dans le Politique, l’Étranger remarque que la technè politiké est un bien que les gens ordinaires ne peuvent obtenir64. À l’évidence, Platon iden-tifie l’art politique avec l’art royal, en démontrant que bien gouverner la cité est une qualité propre au personnage qu’on appelle roi et à aucun autre, car lui seul est

-------------------------------------------- 58. Voir aussi R. IX 619c, où Socrate affirme que le tyran « mange ses propres enfants ». 59 Voir la description de la démocratie en R. VIII 557a-563c, avec les remarques d’E. Lévy (2003b). 60 La cité démocratique est la constitution qui repose par excellence, selon Platon, sur une profonde

division du corps des citoyens. La cause en est que cette constitution apparaît après l’insurrection du peuple, qui établit son autorité de manière violente, en exterminant et en bannissant ses adversaires politiques (R. VIII 557a). En ce qui concerne la stasis dans la cité platonicienne voir les analyses de J.-M. Bertrand (1999a) et L. Bertelli (1996), qui analyse le phénomène de la stasis tel qu’il a été perçu par les penseurs politiques des Ve et IVe siècles av. J-C.

61 Voir J.-Fr. Pradeau (2005a). 62 Dans un passage caractéristique du Timée, Platon caractérise l’immense foule comme

« tumultueuse et déraisonnable » (42b-c). Par ailleurs, la terminologie qu’il utilise afin de caractériser la multitude (ochlos) est toujours chargée d’une connotation négative. Cf. aussi Leg. IV 722b7. Voir l’analyse de H. Yunis (1996, 16), qui remarque que « ochlos was invariably pejorative, plethos was not ».

63 M. Dixsaut (1985, 252) met en évidence le fait que pour Platon, éducation et nature sont égale-ment importantes pour la formation des rois de Kallipolis.

64 Plt. 300d : « Si donc existe une technique royale, la foule… ne devrait jamais arriver à acquérir cette science politique. ». La place que tient dans la pensée politique de Platon la notion de l’art politi-que a été analysée à plusieurs reprises. Voir notamment J. Wallach (2001) ; J.-M. Betrand (2001) ; J.-Fr. Pradeau (2005b).

174 Panos Christodoulou

apte à apprendre l’epistémé politikè65. Ce qui distingue le roi de tous les autres gouvernants, et surtout du tyran, est qu’il exerce son autorité grâce à l’intelligence et la technique (meta; nou' kai; tevcnh", Plt. 297b), deux qualités dont le tyran ne dispose pas. Platon considère ce critère comme le seul qui permette de bien distin-guer le tyran du roi66. Chacun constitue de la sorte l’image inversée de l’autre (292c-d67), et c’est pourquoi Platon précise de manière remarquable que la diffé-rence majeure entre les deux figures se fonde tant sur leurs natures diamétralement opposées que sur la manière différente dont ils exercent le pouvoir. Comme le dit le philosophe : « Ils sont… dissemblables aussi bien par eux-mêmes (ajnomoiotav-tou" o[nta") que par leurs manières respectives d’exercer leur gouvernement (kai; to;n th'" ajrch'" eJkatevrou trovpon). » (276e).

Par conséquent, le tyran platonicien n’est pas un roi corrompu par le pouvoir absolu, ni un roi qui a perdu le droit chemin68, mais un personnage sans aucun rapport avec le roi savant, dont la qualité cardinale, l’intelligence, lui fait défaut. Ainsi, lorsque le philosophe classifie les constitutions suivant la capacité du gou-vernant à imiter le roi idéal, il parvient à la conclusion que la pire est la tyrannie, car c’est le désir et l’ignorance (ejpiqumiva kai; a[gnoia) qui inspirent l’imitation du tyran. Ces deux caractéristiques lui sont propres (301c)69, comme elles le sont aussi aux dirigeants de la démocratie radicale, car « le tyran ne diffère que par le nombre de ceux auxquels il commande » (R. IX 578d).

Platon considère ainsi que c’est l’origine du tyran qui constitue la cause de sa nature perverse. C’est à travers ce même prisme qu’il faut interpréter l’attention particulière portée par Aristote à la manière dont le roi et le tyran font leur appari-tion dans la cité. D’après Aristote, donc,

-------------------------------------------- 65 Le philosophe ne laisse aucun doute sur le fait que son objectif ultime est de définir l’art politique

en essayant en même temps de montrer que « si un homme seul exerçait son autorité en possédant vraiment la science, on le désignerait tout de même de ce même nom de “roi” et d’aucun autre (Oujkou’n ka[n ti" a[ra ejpisthvmwn o[ntw" w]n ei\" ajrchv, pavntw" tov ge o[noma taujto;n basileu;" kai; oujde;n e{teron prosrhqhvsetai) » (Plt. 301b). Dans les Mémorables, Xénophon met également l’accent sur le fait que « les rois ne sont pas ceux qui ont usurpé le pouvoir soit par violence, soit par ruse, mais ceux qui savent commander (oujde; tou;" biasamevnou" oujde; tou;" ejxapathvsanta", ajlla; tou;" ejpista-mevnou" a[rcein). » (III 9, 10).

66. Ainsi Platon rejette l’idée traditionnelle que ce qui distingue le roi du tyran est que le second exerce son autorité en s’appuyant sur la force et la violence. Car dans le Politique, le roi parfait peut exercer une violence sur ses sujets s’il considère qu’une telle action sert le bien de la cité, et la rend meilleure dans la mesure du possible (293c). Voir aussi R. VI 500d-501a, VII 540e-541b ; Leg. V 735b-736b. Ce qui compte est que le gouvernant applique son autorité conformément à une science, la science politique. Voir à ce propos P. Accatino (1995, 203).

67 Voir le commentaire de L. Brisson et J.-Fr. Pradeau (2003, 253, n.278). 68 Comme le croit par exemple A. Bloom (1968), qui procède par ailleurs à la remarque que « the

hidden kinship [entre le tyran et le roi] is greater than their natural opposition ». Il nous semble qu’une telle lecture de la manière dont Platon a conçu la figure du tyran se révèle incorrecte au regard des textes.

69 Voir en particulier l’analyse de Chr. Rowe (2005).

Le tyran dans le rôle du roi 175

ces deux formes de monarchie tirent leur origine de sources directement oppo-sées : la royauté, en effet, fut créée au service des élites pour les défendre contre le peuple (hJ me;n ga;r basileiva pro;" bohvqeian th;n ajpo; tou' dhvmou toi'" ejpieikevsi gevgonen), et un roi est choisi parmi ces élites, soit à cause de la su-périorité de sa vertu ou des hauts faits que sa vertu lui inspire, soit à cause de la supériorité d’une famille douée de ces qualités. Le tyran, au contraire, sort du peuple et de la masse pour les protéger contre les notables, afin que le peuple ne subisse aucun tort de leur part (oJ de; tuvranno" ejk tou' dhvmou kai; tou' plhvqou" ejpi; tou;" gnwrivmou", o{pw" oJ dh'mo" ajdikh'tai mhde;n uJpV auJtw'n). Les faits passés en sont une preuve évidente. La plupart des tyrans, en somme, furent d’abord des “démagogues” qui avaient acquis la confiance du peuple en diffamant les notables. (Pol. V, 10 1310b9-16) Le tyran est pour Aristote le « produit » de la démocratie extrême70, qui est une

constitution défectueuse, l’une des pires formes de gouvernement. La masse des gens pauvres y décident et définissent l’avenir de la cité (IV 15, 1300a1-4) et leurs décisions, qui prennent la forme de décrets, se substituent aux lois (IV 4, 1292a18-25), ce qui restreint le rôle des magistrats (IV 14, 1298a28). Ainsi le peuple dirige les affaires de la cité en ne visant que son propre avantage, et en se montrant pour cette raison même extrêmement méfiant envers les bons citoyens (VI 4, 1319a15-19), lesquels, du fait leur vertu supérieure, ne songent qu’à la manière dont il servi-ront le bien de la cité toute entière. C’est pourquoi Aristote en arrive à la conclu-sion que le peuple exerce son autorité comme un monarque, sans prendre en consi-dération le bien de la minorité et bien entendu sans rendre compte de ses actions (IV 4, 1292a11).

On pourrait donc énoncer l’idée que le tyran est fondamentalement le même, au plus haut degré, que l’homme qui joue un rôle dominant dans la démocratie extrême71. Lui non plus ne respecte pas les lois, élimine les meilleurs des citoyens, est inapte à bien juger des affaires publiques, ne se soucie que de son propre intérêt et manque de « sagacité », c’est-à-dire de l’intelligence qui caractérise les hommes politiques exceptionnels72. Tous ces vices sont propres à la majorité de la démocra-tie extrême, et il est assez difficile de ne pas voir ici un reflet de la conception élitiste d’Aristote, qui veut que les gens qui ne sont pas d’origine noble ou qui

-------------------------------------------- 70 Aristote, en Pol. VI 2-5, 1317a40-1320b15, distingue quatre types de démocratie. Voir la brève et

éclairante analyse de M. H. Hansen (1993, 94-96). La pire démocratie est celle où le démagogue, le chef du peuple, dirige les affaires de la cité sans montrer aucun respect envers les institutions. Sur la manière dont Aristote décrit la démocratie extrême, voir B. S. Strauss (1991).

71 Aristote avait pleinement conscience de la difficulté d’appeler une telle constitution « démocratie », et c’est pourquoi il l’appelle « une forme de démocratie (sch'mav ti dhmokrativa") ». Voir J. Ober (1998, 377).

72 Aux yeux d’Aristote, « la sagacité est la seule vertu propre au gouvernant » (Pol. III 4, 1277b) et les hommes politiques comme Périclès sont des hommes « sagaces » car ils se montrent capables de discerner « ce qui est bon pour eux-mêmes et ce qui l’est pour les hommes » (EN VI, 1140b8-12).

176 Panos Christodoulou

n’ont pas reçu la meilleure éducation soient privés de compétence politique et d’intelligence. Ce n’est pas un hasard si pour Aristote la meilleure démocratie est la plus ancienne (ajrcaiotavth), celle où la majorité, les pauvres, sont privés d’un rôle politique actif car, obligés de s’occuper de l’agriculture et de l’activité pasto-rale, ils ne disposent pas par conséquent du temps nécessaire pour participer aux travaux de l’Assemblée. Cet état de fait explique qu’il s’agisse pour Aristote d’une cité bien gouvernée, où les meilleurs des citoyens obtiennent les magistratures et où les gens honnêtes veillent à ce qu’aucun groupe constitutif de la cité ne subisse l’injustice, comme c’est le cas dans la démocratie extrême où les meilleurs des citoyens subissent l’hostilité de la majorité (VI 1318b9-1319a5).

Si donc le tyran est par nature inapte à gouverner d’une manière excellente, c’est en raison de son origine qui le rend égal aux gens ordinaires. Or, pour Aris-tote, la monarchie est un régime juste précisément lorsque celui qui l’exerce sur-passe incontestablement en vertu tous les autres citoyens73. Dans ce cas, le monar-que, c’est-à-dire le roi, est par nature l’homme le plus apte à administrer la cité. Son intelligence (diavnoia) supérieure en fait « un chef par nature et maître par nature » (I 2, 1252a31).

Pour revenir au chap. 11 du livre V de la Politique, on peut donc dire que le Stagirite y montre de manière spectaculaire que ce qui manque au tyran, c’est l’intelligence et la vertu politique. À y regarder de près, on constate que le disciple de Platon focalise son analyse sur un point essentiel : le tyran doit devenir l’évergète de son peuple, il doit distribuer sa richesse pour le bien commun et contribuer ainsi à la prospérité de la cité. D’où une série de conseils étroitement liés à cet aspect du gouvernement, dont on a déjà énuméré une partie précédem-ment: le tyran doit s’occuper des fonds publics et « ne pas les gaspiller en cadeaux qui irritent les masses populaires » (V 11, 1314b1) ; il doit rendre compte de ses recettes et de ses dépenses, gérant ainsi les affaires de la cité comme un intendant économe et non en tyran (V 11, 1314b5-10). Il serait mieux également qu’il utilise les impôts et les contributions spéciales pour les besoins de l’administration, une pratique qui montrerait à ses sujets qu’il agit en gardien des biens communs, les considérant comme des fonds publics et non comme des fonds personnels (V 11, 1314b15-20). Enfin, le tyran doit équiper et embellir la cité comme le fait un bon administrateur (V 11, 1314b37-40).

Ce faisant, il imite le bon roi qui « est en effet le bienfaiteur de ses sujets, puisque, dans sa bonté, sa préoccupation à leur égard est d’assurer leur prospérité, exactement comme un pasteur à l’égard de ses ouailles » (EN VIII 1161a15-20)74. Agir de cette façon constitue pour le tyran le seul moyen de gagner la faveur et l’obéissance de ses sujets sans provoquer leur haine, le seul moyen de dénier son

-------------------------------------------- 73 Voir Pol. III 13, 1284a2-11 ; III 13, 1284b25 ; VII 14, 1332b12-24. 74 Voir aussi Pol. 1285b6 et 1310b35, où Aristote montre comment le roi est pour son peuple un

évergète, un fait qui le rend digne, et lui seul, de gouverner la cité. Voir à ce propos P. A. Vander-Waerdt (1985).

Le tyran dans le rôle du roi 177

image d’homme égoïste, isolé en marge de la société, qui satisfait ses désirs et ses passions75. Par là, Aristote montre que la puissance du tyran ne réside pas dans son âme, mais dans sa richesse. Ce n’est pas la force de son esprit qui le rend apte à gouverner, mais son immense fortune76.

Le Hiéron de Xénophon s’incrit apparemment dans le même cadre idéologi-que. L’aristocrate athénien présente le tyran comme un homme malheureux, obsé-dé par l’idée que sa vie se trouve en danger permanent à cause de la haine nourrie à son égard par ses sujets, ce qui lui rend l’existence insupportable. Il se voit ainsi obligé de rester enfermé chez lui, ne sortant qu’entouré par ses gardes 77. Alors le savant conseiller Simonide s’efforce de convaincre le tyran que le moyen le plus efficace de sortir de son isolement et de gagner le respect de ses sujets est d’accepter, étant l’homme le plus riche de la cité, de distribuer une partie de sa richesse, de « ses ressources personnelles (ajpo; tw'n ijdivwn kthmavtwn) », dans l’intérêt général (eij" to; koino;n ajgaqovn), assurant ainsi tant la prospérité des citoyens que leur dévouement volontaire78. Par conséquent, Hiéron aura à imiter le bon roi, à la manière d’Agésilas qui, comme l’a montré Xénophon, était pour ses proches et ses sujets un évergète, un père veillant sur ses enfants79. Or la différence majeure entre les deux personnages est que le roi lacédémonien a exercé un pou-voir bénéfique et efficace sans l’aide d’un homme savant, disposant lui-même, d’une part, de l’intelligence nécessaire pour songer à la manière dont il faudrait gouverner, mais aussi, d’autre part, de la capacité de mettre en valeur et réaliser ses

-------------------------------------------- 75 Platon, dans une description remarquable, montre comment le tyran, par crainte pour son exis-

tence, vit dans une « prison » (desmwthvrion), « mène une existence enchaînée au foyer domestique, comme une femme (katadedukw;" de; ejn th/' oijkiva/ ta; polla; wJ" gunh; zh/'), et ne peut qu’envier les autres citoyens, dans la mesure où chacun d’entre eux peut se déplacer à l’extérieur pour aller voir ce qui l’intéresse » (R. IX 579b-c).

76 À l’inverse du roi qui préfère ce qui contribue à son honneur, le tyran ambitionne la richesse (Pol. V 10, 1311a1-11 : kai; tw'n pleonekthmavtwn ta; me;n crhmavta turannikav, ta; dV eij" timh;n basi-lika; ma'llon). R. Seaford (2003) souligne qu’une des caractéristiques principales de l’homme tyranni-que est son amour pour l’argent.

77 Voir en particulier Hiero 1-6 où, à travers une longue argumentation, le tyran cherche à démontrer qu’il n’est pas un homme libre, étant prisonnier de ses craintes. Dans un passage très révélateur, Xéno-phon met dans la bouche d’Hiéron la phrase suivante : « Or, craindre la foule et craindre la solitude, craindre l’absence de gardes, mais craindre aussi les gardes eux-mêmes, ne pas vouloir être entouré de gens sans armes, et ne pas les voir volontiers armés, n’est-ce pas une condition pénible ? » (6,4).

78 C’est ainsi que Xénophon conclut le dialogue entre Hiéron et Simonide. Ce dernier prétend vouloir convaincre le tyran qu’il réussira à transformer sa cité et y établir l’ordre en évitant de faire usage de la violence, s’il a le courage de devenir l’évergète de son peuple. R. Sevieri avait bien compris que c’est là que réside le cœur du dialogue, et elle souligne parfaitement que si Hiéron veut devenir un roi bienveil-lant, « he has to draw from his private sources in order to contribute to the common good » (2004, 284).

79 Agésilas agit comme un évergète (Ages. XI 7, 6) et comme un père pour ses sujets (VII 3, 2). Ainsi Simonide s’efforce de convaincre Hiéron de considérer sa patrie comme sa famille et les citoyens comme ses propres enfants (Hier. 11, 14). Sur la manière dont Xénophon attribue ces deux vertus au roi lacédémonien, voir l’excellente analyse de V. Azoulay (2004, 340-342).

178 Panos Christodoulou

idées80. Ainsi Agésilas se révèle supérieur non grâce à sa richesse, mais surtout par ses vertus et sa connaissance de l’art du commandement. En revanche, Hiéron, comme le tyran d’Aristote, sans fortune et surtout sans la présence auprès de lui d’un homme savant, se montrerait impuissant à réfléchir et à trouver le moyen de se sortir de la situation extrêmement compliquée dans laquelle il se trouve.

Ainsi le tyran n’est en position d’imiter le roi que là où l’intelligence n’intervient pas, et il n’est pas surprenant qu’Aristote interdise au tyran de devenir un juge, c’est-à-dire de dispenser la justice dans la cité. Comme le dit le philoso-phe : « Quant aux châtiments à infliger, [le tyran] les laissera à d’autres, magistrats ou tribunaux. » (Pol. V 11, 1315a 10). Cette étrange affirmation devient parfaite-ment claire si on songe que la justice est, selon Aristote, « une valeur politique (hJ de; dikaiosuvnh politikovn) » ; la justice « est la règle de la communauté politi-que ; or c’est l’exercice de la justice qui détermine ce qui est juste (hJ de; dikaio-suvnh politikovn, hJ ga;r divkh politikh'" koinwniva" tavxi" ejstivn, hJ de; dikaio-suvnh tou' dikaivou krivsi") » (I 2, 1253a37), et le rôle des juges consiste « à dis-cerner ce qui est juste et ce qui ne l’est pas » (EN V, 1134a30).

Le tyran est privé de cette capacité fondamentale, c’est-à-dire de l’intelligence de juger, de discerner le juste de l’injuste, et c’est la raison principale pour laquelle il règne dans une cité régie par une constitution injuste, défectueuse. L’argumentation même d’Aristote est significative : à partir du moment où un aspect de l’administration se fonde sur la distribution des biens matériels, le tyran, qui est l’homme le plus riche de la cité, peut sans difficultés jouer le rôle du souve-rain évergète. En revanche, si l’essence de la politique est d’établir dans la cité l’idéal de la justice, comme le fait par exemple le bon roi, le tyran se révèle inapte à la réaliser, en raison de son ignorance et son incapacité de à juger.

Vue sous cet angle, la conclusion amère du chap. 11 du livre V de la Politique, qui se réfère à un tyran « demi-méchant », démontre encore une fois qu’Aristote a soigneusement structuré son récit afin de mettre en lumière sa profonde conviction que le tyran est un personnage d’essence tragique, puisque ce sont les limites de sa nature qui l’empêchent de devenir un roi, même s’il décide de l’imiter et de suivre ses pas.

Au cours des VIe et Ve siècles av. J.-C., le terme de tyran a très souvent dési-

gné le monarque qui, à un moment de son règne, se laisse corrompre par le pouvoir absolu dont il dispose. Les Grecs de cette époque élaborent l’idée selon laquelle

-------------------------------------------- 80 En effet, il ne faut pas oublier que lorsque Platon, dans les Lois (IV 709e), fait le portrait d’un ty-

ran disposant de belles qualités qui lui permettent de participer à la fondation de Magnésie, il sait parfai-tement que cet homme ne peut pas participer à l’œuvre législatrice des fondateurs proprement dite. Le tyran, malgré ses qualités, reste un tyran. En revanche, dans le Politique, le roi parfait, étant en même temps le gouvernant et le savant législateur (305b5, 309d), parvient à fonder une communauté politique dotée du meilleur ordre possible (311b).

Le tyran dans le rôle du roi 179

même le meilleur des hommes, investi d’un pouvoir absolu, reste éthiquement fragile dès lors qu’il est libre d’agir à chaque instant de sa vie sans rendre de comp-tes à personne, qu’il est le seul responsable de l’avenir de la cité. Néanmoins, au cours du IVe siècle av. J.-C. s’effectue un changement qui commence avec les premières œuvres de Platon et s’achève dans les dernières œuvres de son disciple Aristote. Le tyran n’est plus le produit de l’hybris mais celui de la cité démocrati-que, de l’ignorance de la majorité. Il n’est plus le bon monarque aveuglé par le pouvoir, mais un être qui se révèle incapable, à cause des limites de son intellect, d’apprendre à se gouverner, à contrôler la partie irrationnelle de son âme. Pour cette raison, son avènement au pouvoir plonge la cité dans l’anarchie, la violence, la terreur, l’ignorance. Présenter le tyran comme un acteur signifie que les deux penseurs politiques nient la possibilité que sa nature puisse changer. Il restera tou-jours un imitateur du roi, qui, lui, est doté par la nature de la capacité d’apprendre l’art du commandement et d’établir ainsi dans la cité le meilleur ordre possible.

Une telle approche du pouvoir monarchique ne restera pas sans conséquences. Quelques décennies après les essais théoriques de Platon et d’Aristote, la monar-chie constituera une réalité indéniable, et la question de la nature du roi parfait viendra au centre de la réflexion sur le pouvoir et son exercice. En effet, au niveau idéologique, le roi constitue l’image d’un homme dont l’ascendance remonte à la communauté divine et dont, par conséquent, l’apparition dans le monde s’effectue à l’extérieur des institutions de la communauté politique. Sa présence parmi les hommes s’effectue grâce à un miracle, par épiphanie, et pour cette raison les dé-fauts des gens ordinaires ne peuvent le toucher. Formé par son entourage pour être le conservateur de l’État, le roi hellénistique se présente comme l’évergète, le sau-veur et le protecteur de son peuple, celui qui établit la justice et l’ordre divin dans le monde81. Ces vertus constituent en effet la nature royale, qui se transmet de père en fils82. Ainsi, comme le remarque G. J. D. Aalders : « The possibility that a king might abuse his power was hardly taken into consideration…on the contrary, as a rule Hellenistic political theory takes for granted without more ado that the ruler is ipso facto a good king, a person with the highest ethical political qualities »83.

Comme on l’a montré, il s’agit d’une idée élaborée par les philosophes grecs du IVe siècle av. J.-C. : le roi parfait est par nature destiné à administrer mieux que personne les affaires humaines, et sa force intellectuelle l’empêche d’abuser de son autorité et de devenir ainsi un tyran.

-------------------------------------------- 81 Voir l’étude classique de Cl. Préaux (2002, I). 82 Ph. Gauthier (1985, 49), signale qu’à l’époque hellénistique, aux yeux des Grecs, les rois avaient «

l’évergétisme dans leur sang ». 83 G. J. D. Aalders (1975, 22).