le th~me du voyage dans la poésie de stéphane mallarmé a été

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,.-$;'''.: •. SOMMAIRE LE VOYAGE DANS 'LA POÉSIE DE' STÉPHANE MALLARMÉ Le du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été abordé avec l' analyse .. ?-G certains mots clefs du mallarméen.Le. pre- mier chapitre de cette dissertation met en le des milieux explorés, spirituels que matériels, tant intérieurs qU'extérieurs. Dans le deuxième chapitre se trouve un' regrou- pement des agents du voyage, entendues par créa- tions du poète chargées de "départ ". Exception faite "'. de quelques pe:!'sonnages vrais, ces mandataires du voyage spirituel Mallarmé les recrute les domai- nes les plus variés, depuis la matérialité banale jusqu'à l'insaisissable cosmos. Ces deux chapitres la mise aU point de nombreux éléments relatifs au thème du et visent à clarifier certaines formes obscures que prê- tait aU déplacement l'interprétation mallarméenne. Sans ce travail de base l'explication des sens mul- tiples du "départit aurait été particulièrement laborieuse. .....

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Page 1: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

,.-$;'''.: ~'\O,.~ •.

SOMMAIRE

LE VOYAGE DANS 'LA POÉSIE DE' STÉPHANE MALLARMÉ

Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane

Mallarmé a été abordé avec l' analyse lexicologiqu~ .. ?-G certains mots clefs du vocabu~aire mallarméen.Le. pre­

mier chapitre de cette dissertation met en lum1~re le

répe~t6ire des milieux explorés, t~t spirituels que

matériels, tant intérieurs qU'extérieurs.

Dans le deuxième chapitre se trouve un' regrou­

pement des agents du voyage, entendues par là créa­

tions du poète chargées de "départ ". Exception faite

"'. de quelques pe:!'sonnages vrais, ces mandataires du

voyage spirituel Mallarmé les recrute d~s les domai­

nes les plus variés, depuis la matérialité banale

jusqu'à l'insaisissable cosmos.

Ces deux chapitres situe~t la mise aU point

de nombreux éléments relatifs au thème du voyag~ et

visent à clarifier certaines formes obscures que prê­

tait aU déplacement l'interprétation mallarméenne.

Sans ce travail de base l'explication des sens mul­

tiples du "départit aurait été particulièrement

laborieuse.

.....

Page 2: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

L'exégàse ~es principaux tableaux du voyage

fait l'objet du troisiàme chapitre. Les poêmes choi­

sis marquent une progression de la pensée mall~é­

enne tourmentée par le voyage, par sa possibilité ou

sa'nécessité, sa signification artistique et méta-.. - . -.

physique ainsi que par la menace de nombreux dangers.

La conclusion éclairera, croyons-nous, l'a­

cheminement de la pensée du ma1tre vers le thàme du

voyage. Ainsi présenté, ce voyage appara1tra non

seulement comme un procédé d'évasion commun a d'au­

tres poètes mais aussi comme une marque indélébile

de la pensée mallarméenne et de son express1on.

Page 3: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

LE VOYAGE DANS LA PO~SIE DE STÉPHANE MALL.ARMlf

Par Louise~Ange Finn-Mansoor

Dissertation présentée à l'Écode des Études Supérieures de l'Université McGill en vue de

1 1 obtention du diplôme de la

MAîTRISE ~S ARTS

Département de français

Montréal, Canada, 1969

@) Louise-Ange Finn-Mansoor 1969

Page 4: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

.. TABLE DES MATIERES

Chapitres

INTRODUCTION

l MILIEUX A FRANCHIR OU A PARCOURIR

.Azur Horizon, crépuscule Glacier Fen~tre Rideau, tapisserie Regard, Oeil bleu Femme Chevelure Mer Verdure Miroir Tombeau Nuit, page blanche

II AGENTS DU VOYAGE

Bibelot Fleur ~toile,. constellation, diamant Source d'eau, pluie Jet d'eau, de feu Soleil Vent, rire Aile, pied Oiseau ~ventail Personnages : Hérodiade~ saint Jean,

Hrumlet, le Faune, nymphes, sylphes, sirènes, la campagne idéale de Prose

Pages

l

Page 5: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

, '

III ANALYSE THÉMATIQUE DE QUELQUES POUS 53

Les Fenêtres LfAz~

~v~ntail (de Mademoiselle Mallar.mé) et ~ventail (de Mad~e Mallar.mé)

Pro~e (pour des Esseintes) liOrmnage (à Puvis de Chavannes) M'introduire d~s ton histoire ••• Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui ••• Brise marine Salut Au seuJ. souci de voyager ••• A· la nue accablante tu ••• Un coup de dés

IV CONCLUSION 96

BIBLIOGRAPHIE 102

Page 6: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

...... i..,r .'

INTRODUCTION

La· li ttézaature de toutes les époques est marquée de·

11idéa~isme exalté de certains auteurs. Au~eurs pour qui

le.·contact:d1ff:Lclle avec le quotidien et 11 appel de la

tl'anscendan,ce . font na!tre le Grand RIve en sa forme la plUs

élémentaire· et la plus universelle.' Clest n •• :.' la r3ve­

rie (qui) met ·le rSveur en dehors du monde prochain. de~ant

un monde qui porte le signe d'un inf~ • ..elle fuit l" ob­

jet proche.,· et tout de suite elle est lo1n~. ailleurs, dans

llespace de l'ailleurs ••• fil, selon Gaston Bachelard.- Gr

cette- revSr.ie de 11'1' ailleurs uldversel li,. leur inspire t8t

ou tard le gol1t du voyage. Ainsi voyons;-nous la mer ·ensei-'

gner l'existence à Ulysse, l'enfer ouvrir ses· portes: à

VirgUe età Dante, l'attrait de l'inconnu et la qu3.te. de·

lf/absolu nourrir les ambitions grandioses des Croisés.

Les grands r3ves d'aventure se prolongent et s'épanouissent

en une série de·pé~égrinations destL~ées à renouveler l!ima­

gination des romantiques.

1névitablament les symbolistes, eux aussi, iront

étancher leur soif d'idéalisme au rituel du voyage, et leur

chef, Stéphane Mallar.mé, ne fait pas exca~~~on à cette

poussée uni verse'lle vers l ~ au delà,. Avanli de considérer

lGaston Bachelard, La Poétique de l'espace, P.U.F., Paris, 1964, p.16S.

Page 7: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

,le point de vue unique du poète sur le voyage, rappelons­

nous l'avertissement de Max Jacob; il dit:

" n ••• qU'en matière d'esthétique, on n'est jamais nouveau . profondément. Les-lois du beau sont éternelles, les p:J.\1S violents novateu:rs s' Y' soumett~nt: sans s "en rendre co~te; ils s'Y' soumettent à leur maniere, c'est là l'intér3t".1

Chez Stéphane Mallar.méla.soumission à l'esthétique du "voyage

littéraire" ne diminue en rien l'envotl.tement qu'il exerce sur

nous. L'idéalisme chez cet auteUl',plus exigeant que celui

d'un Poe ou d'un Baudelaire, donne à son élan d'évasion une

tournure toute spéciale et plus fascinante que celle de ses

contemporains. Son oeuvre poétique, rigourèusement compacte

et toute mince qu'elle soit, déploie une progression serrée

de sa mystique du voyage, toujours en relation étroite avec

une esthétique personnelle.

La présente étude suivra l'itinéraire de cette ob­

session majeure du voyage, telle qu'elle se présente dans

l'oeuvre poétique du ma1~re, qui en porte la marque profonde.

Sans prétendre épuiser le réseau complexe 'de la ter.minologie

mallar.méenne, les deux premiers chapitres porteront sur la

réduction des arcanes qui cloisonnent la symbolique du voyage,

par une tentative d'élucidation des symboles et des termes qui .'

s'y rapportent. L'analyse lexicologique traitera, au premier

chapitre, du répertoire des milieux à franchir ou à parcourir;

~~ Jacob, Art poétique, éd. Emile-Paul, Paris, 1922, p. 16-1'7.

Page 8: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

au deuxième chapitre, des agents du voyage, qu'Us soient mes­

sages d'un ailleurs ou messagers proprement dits. Nous tente­

~ons, au troisième, une brève exég~se des prfncipaux poèmes

qui s'inspirent du déplacement.

Comme bien d'autres avant 1ui Ma-J.larmé est parti

d'une nosta1gie de 1'Eden perdu qui incar~ait un idéal à pré­

sent inaccessib1e. I1 faut donc une évasion pour rejoindre

cet idéal. l/Ia11armé partira du monde extérieur pour engen­

dre~ 1'atmosphère du pé1ë:rinage initial, c'est-à-dire qu'il

y a pour 1u1 situation d'un point géographique donné par rap­

port à un autre. Déborah Aish a raison, dans un certain

sena$ de soutenir que les critiques se trompent à considé­

rer Ma11armé comme un poète de l' intériee: "En effet,

c'est dans 1a nature 1e plus souvent qu'i1 puise ses images".l

Ce site géographique, ce paysage, mène 1e rêveur à la poéti­

que de l'ailleurs édénique qui évei11e le désir d'une vie à

la. fois immédiate et lOintain'e, " ••• candide divinité avec

tout ce qu'elle a dl/intime à la fois et d t étranger".2

L' oeUVl'e enfantine témoigne d'une âme qui s'ouvrait

à la visitation des anges, des étoiles, des fleurs et des

voix chus du ciel; de même, les messages de l'enfant

lD.A.K. Aish, La Métamorphose dans l'oeuwe de Stéphane Mallarmé, Dros; Paris, 1938, p:~' 57.

2aobert Guiette, "Elskamp et Mallarmé", Mercure de France, juin 1960, p. 258.

3

Page 9: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

. s'envolent vers le ciel " •• ~ sur les ailes de lIEspér~ce".l

Mais l'adolescent voit cette espér~~e ébranlée; il commence

à "chercher l'Infini qui fait que l'homme p~che".2 Plus ja­

maio 11 ne sera passivement r.éceptif; il rejoint les rangs

des "pailletés d'astres, fous d'azur, les gl'ands bohèmes".3

Avec le terrassement du "vieux et méchant' plumage, Dieu", 4 il

connait la chute vertigineuse de lléloignement, phase décisive

qui, dit Wallace Fowlie, rapproche Mallarmé de ses confrères

en poésie:

A poet1s lUe is a repetition of the myth of·...:rcarus,cdm.­posed first of vision or the f1ight of the imagination, and secondl7 of the 10ss of the vision or the fall fram~he ad­venture of the spirit into the realitY,of the world.

A l'instar de ses ma1tres, en effet, il cannait très t8t le

naufrage enflammé d'un Icare. qui chercherait à filer vers les

nues de l'extase poétique; la hantise du voyage est dé~er.minée

à llorigine par cet échec. Le poète n'a plus que la force de

" •• '~ (mordre) la terre chaude"6 en attendant de r6ver son a­

venture du rapproche.ment. Le jeune Stéphane laisse tomber les

liens qui le rattachaient aux parents défunts, ces chères

lstéphane Mallar.mé, Oeuvres com~lètes, . Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1954, ~antate pour la pre­mière Oomm'lllnon, pé 3'.

2Ibid., L1Enf~t prodigue, p. 14.

3Ibid.; Contre un Polte parisien, p. 21.

4Id~, Oorrespondance, 1862-?1, Gallimard, Paris, 1959, p. 241.

5w. Fowlie, Mallarmé, The university of Chicago Press, Obicago, Ill.; 1953, p .• 23.

~llarmé~ op. cit., O.c., Renouveau, p. 34.

4

Page 10: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

.. ,. -'

-figures fémintnes de la mère~ de la soeur Marie~ et de la

soeur spirituelle Harriet. Il se retrouve dénudé et seUl~

condamné à cette solitude de la chute "distantiatrice" que

propose Benrieh Steftens:

Le vertige est une soudaine solitude. une fois qu l i1 s'empare d l un'3tre,aueun appu:1 ne peut le sauver. Il. est chute vivante. (Ein 'Solcher Mensh W1rd Inden DunklenlAbgrund seines eigene.n Daseins '~ ~ ~ h±mwegge-zogen.') .

Georges PoUlet résume ce stade 1m.tial. quand il. decl.are

qul"il n'y a chez Mallam qu'immobilité et attente".2 On

se rappelle d'ail1e~s l'exclamation l'1l'ique du jeme ma1tre

1 ce sujet: "J'attends en m1ab!mant que mon ennui slél.àve.nJ

Quand le r3ve le hante~a encore, Mallarmé tentera de

reconquérir seUl l'espace inaccessible pour retrouver les

âmes soeurs disparues. Il s'efforcera de repérer le site de

llinnocence~ de la virginité reconquise, où celle-ci s'épa­

nouit intact.e et naturelle; l.e chaste et l'ardent se conju­

guent pour former une toison sacrée qui représente le terme de

la quête; tout en demeurant une et inatteignabl.e, cette toison

de l'Idéal prendra différents aspects avec la modification

progressive de la vision dépa'1sante. Mallarmé devra, lui aussi. ~

souscrire au mensonge ~hique, c'est-à-dire à l'hyperbole.

1,~ Steffens, Was ich erlebte, Breslau, 1840, 10 vol., t. l, p. 3.34.

2G. Poulet, Etudes sur le temps humain, II, La distance intérieure, Plon, paris, 1952, p. 299.

~ll~é, op. cit., O.c., Renouveau, p. 34.

5

Page 11: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

Dès le début son art sera complice de son voyage spi­

rituel et le reflétera, le stimul.era m&ne en soif pour le

périple. La qu3te se fera à la lumière d'Une poésie dont "le

mouvement naturel est élévation" et dont ftliime assidûment

défendue est 'Verticalité". l Cette recherche le mènera de son

exil sur terre aux premières tentatives d'évasion qui seront

aussi élans verticaux, projetés absolus. Pitoyablement ces

essors se heurtent à un azur implacable et, furieux, Mallar­

mé refusera l.'appel du départ. Il se cloisonnera volontai­

rement "parmi ('lm) ciel de porcelaine nue1l2 pour tenter de .

détour.ner vers une autre dimension l'itinéraire de l'au delà.

La. clôture substitue à présent un monde plastique au monde

réel. Ynhui Park tnterprète ainsi le choix que le poète

exerce:

Mall~é obsédé par le désir de la création poétique vraiment digne de ce nom; abandonne non sans regret le paradis d'enfance alors ~ue Baudelaire le regrette avec nostalgie. Il a choisi 'le terrain avare et froid de ma cervelle" • .3

O'est là que le poète mènera son aventure, minutieusement

calculée, vers un centre toujours imprécis mais 1,m1neux.

Ce monde réduit se double dl un si te pour 11 amo'llr qui

s'offre également comme territoire à parcourir; mais quand '- ~ .. '.. -

il ne se révèle quwà distance Mallar.mé régresse vers les

chastes for.mes féminines de l'antérieur qui ont jadis

lRobert Vivier, Mallar.mé, Empreintes, Paris, 1948, nO spécial, p. 93.

6

2Mallar.mé, op. cit., ~, Las de l'amer repos. p. 35.

3y. Park, L'Idée chez Mallarmé, centre de documentation univarsitaire$ Sorbonna~ Paris, p. 52.

Page 12: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

déclenché toute cette croisadeo Il les découvre enfouies au

bout d'une allée orphique, allée qui passe p~ son propre

monde intérieur. Eenri Corbin nous représente ce lieu comme

"région qui n'est pas dans un où, le où étant désormais tn­

vo1ué dans l'iman • l

Mall~é plongera alors dans le tréfonds de lui~@me,

il partira à la recherche de son ortho-centre pour aboutir à

la terrifiante saisie du Néant. Il taut donc se réorienter

et s'identifier avec le Cosmos et, en tant qu'élément du

Cosmos, partir à l'exploration du grand extérieur macrocos­

mique. Ainsi sera affirmée la possibilité du périple micro­

cosmique qui, seuJ.~ peut déboucher sur le Monde Antérieur.

Mais la soif d'idéal chez Mallarmé a finalement en­

gendré son incarnation artistique. La poésie qui avait

jusque-là si largement orienté et exprimé les modulations

. du voyage devient enfin la toison ultime, le but m3me de

l'aventure: ft • •.• les plus purs glaciers de l'esthétique . ft •••

aux. fi ••• altitudes lucides ••• 02 Il av~1t voulu liquider

l'azur en traversant un abhle, un tombeau, une chevelure,

et ultimement un grimoire, un poème, mais tout aboutit à 'lm

au delà infini toujours plus vaste que l'azur initial. Il

lE. Corbin, Terre céleste et corps de résurrection, Bader Dufour, Paris, 1948, p~ 72.

2Mallarmé, op. cit., Corr., p. 220-221.

7

Page 13: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

n'y a de fin au voyage, m&ne le plus littérairement abstrait,

que dans l'anéantissement, et le dernier naufrage aura lieu

sur Une pag~ blanche e Fow11e nous avertit de "son peu de

liberté", ~feste d~s le début dgns'"la densité de sa

langue".l Toute fervente que soit la tentative du voyage

absolu dans la poésie mallar.méenne, elle n'en sera pas moins

un échec, mais un échec sublime.

lpowlie, La Pureté dans l'art, éd. de l'Arbre, Paris, 1953, p. 28.

a

Page 14: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

CHAPITRE l

MILIEUX A FRANCHIR OU A PARCOURIR

L'étude du vocabulaire privilégié, au premier cha­

pitre, est basée sur les divers terrains que Mallarmé a re­

censés pour en ordonner le contenu poétique et ésotérique

relatif au voyage. Il a non seulement parcouru les régions

traditionnelles des inconnus marin, terrestre et céleste,

mais il s'est initié aux sites intermédiaires; à savoir:

le miroir, la fenêtre, la chevelure, bref, les diverses ma­

nifestations de la clôture qui s'élève entre la réalité ~­

médiate et l'au delà. Il lui restait à se f~iliariser avec

les lieux vierges d'un autrui, ceux d'un tombeau ou d'une

nuit blanche littéraire, tous aux frontières de l'infini

idéal. Sa probité intellectuelle exigeait la connaissance

de ces milieux intermédiaires, en guise d'apprentissage,

avant le grand voyage absolu -- idée de toujours.

Azur : Selon Poulet qui a voulu déterminer la place

de l'azur dans la thématique de la distance, l'azur n'est

uni un point ni un mouvement, c'est un espace initial".l

Ce premier terme de la hantise de l'ailleurs se manifeste

lPoulet, OP. cit., p. 300.

Page 15: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

t".e~s t6t dans 11 oeuvre poétique. Emilie NouJ.et et Guy M1-

chaud ont cherché tous deux à llinventorier et à en suivre

la courbe dans l'oeuvre du poète; ils f~ent vers 1866

li abandon de ce vocabl.e; il faudra donc attendre vingt-cinq

ans pour voir sa réapparition dans L'Hommage à Puvis de

Chavannes. Hérodiaâe serait définitivement le mament du

partage dans 11 affolement de l'azur:

•• 'lI ltazur Séraphique sourit dans les vitrei profondes, Et je déteste, moi, le bel azurS

Pourquoi abgndonner cette éChappée vers l'infini' Le voyage

que se proposait Mallarmé n'était-il pas d'une essence spi­

rituelle dont le paradigme serait l'azur? Il a t8t fàit

dt Y découvrir un faux refuge. Si, comme le soutient Jean­

Pierre Richard, "l'azur ne signifie rien d'autre que notre

impuissance à nous élever vers l'azur",2 le poète trouvera

mieux pour atteindre son idéal que la stérile ~passe de

ftregarder l'azur en mourant de faim".3 Et Richard de conti-

nuer:

A l'inverse du ciel baudelair:Len, qui crée en nous le vertige d'une profondetœ sans terJ:r.S ••• l'azur mallar­méen nous tour.mente par son voisinage, sa nature de frontière étalée.4

L'azur est donc la première manifestation de la c18ture à

l.Mall~é, OP. cit., ~, Hérodiade, Scène, p. 48.

2J.-p. Richard, L'Univers imaginaire de Mallar.mé, éd. du Seuil, Paris, 1961, p. 56.

3malla~é, op. cit., Corr., p. 118.

4Richard, op. cit., p. 55.

10

Page 16: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

frgncbir ou à percer; il n'est plus le milieu poreux qui.

s'offre à l'entrecroisement des esprits célestes et des voeux

terrestres. En perdant l'unité antérieure Mallar.mé a da faire

face à un azur devenu hostile au déplacement spirituel; il n'y

a plus que prolifération éclat~te mais inutile dont le poète

doit apprendre à se méfier~

Horizon; crépuscul.e: Si l'azur était distancé il se

présenterait comme plus perméable aux tentatives d'évasion;

du moins existerait-il la dimension de l'espoir entre l'ici

et l'horizon. Il faut reculer l'azur, le colorer plus vive­

ment -- c'est le moment privi1.égié de l'aurore, et surtout,

ee1.ui. du crépuscuJ.e. Maliarmé lui-~me signale à René Ghil

l'entière dépend~ce de sa sommation poétique et de son dyna-

misme sur cet attendrissement de l'azur hautain: 11 ••• tout

se résume dans un beau soir comme celui-cil1 , 1. s9ir qu:1 permet

de lise retremper vers les lointains et vers soi-même l1•2 ·L'ini­

tiation essentielle du voyageur est bien de se faire "lecteur

d 1horizons"3 et le voyageur accompli sera nul autre qu'un

Usculpteur d'horizons",4 capable de les mouler à s~s voeux.

p. 22. lR. Ghi1, ~s Dates et les oeuvres, Orès, Pari.s, 1923,

2H. Mondor, Vie de Mallar.mé, Gallimard, Paris, 1941., II, p. 604.

3Mallar.mé, op. cit., ~, Villiers, p. 509. 4 . Ibid., Toast funèbre, p. 55.

11

Page 17: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

Qu~d il aura fr~chi la dernière étape de son existence

terrestre, il lui restera le "souvenirs d 1horizons l1 ,1 de ces

horizons qui ouvraient la seule porte vers l'au 'delà co~que.

Glacier: Le glacier représente dans le vocabulaire

mallarméen le durcissement extrême de l'azur; il s'apparente

au thème de la vitre que nous verrons bientôt. On y retrouve

une suggestion de hauteur invincible et inviolée, de blancheur

intacte et d'effilement statique. Les "m.onts neigeuxl12 sont

autant le couronnement de ltaz·~ qu'une impossibilité maté­

rielle de le percer par leur blanc envol; Mallar.mé évoquera

leur aspiration d~amiquede nglaciers attentatoires") en a­

joutant des ailes à ses nblancs coursiers"4. Il parle alors

de "monts n qui dédoubleront de leur "pic lustral, de leur

pur sommet1t5 et c'est l'envol impossible d'une Hérodiade ou

d'un Sa~t Jean. Parfois le poète devient synthétiquement

hybri~e à partir de l'azur et du glacier pour nous donner le

ciel blanc, clôture flottante devant le Néant. Lorsqu'en

1884 Mallarmé aura renoncé au déplacement absolu, le glacier

p. 182.

lIbid., Bucolique, p. 402.

2Ibid., Sa Fosse est creuséel ••• , p. 5.

3Ibid., M'introduire dans ton histoire, p. ?5. 4 Ibid., Contes indiens, Nala et Damayant1, p. 628. 5 ~, Les Noces d'Hérodiade, Gallimard, Paris, 1959,

12

Page 18: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

..

sera dit "perfide", 1 tandis que la première version du même

po~me ne trahissait aucune hostilité à l'égard de cette senti­

nelle de l'azure (Voir OoCO$ po 1416.)

Fen3tre: Dans la vitre, kl l armé retrouve la froidure

de la glace, mais surtout sa dureté transparente. Elle est

c18ture par excellence qui -

se méfie de toutes les inégaiités~ .. ta.ches, ondulations, nuages -- qui pisqueraient dt.offpil'~ notre. besoin dlau delà le prétexte d'une irisert~p:nniatérielle.et·peut-être· le moyen d'une traversée.2 ·.. ....... .

. '. . ~. .' ."

La fen3tre occasionne :~la mutatio:ri:de·l~.c-·$oif' pO'llJ:'llau deJ.à ..

azuré en un refus de cette atteint~ .'. iinp'~ss"ible,<c~qui. recré~-. . ~ . .

pa plutSt des "carreaux bombéspal'le~R8ves intérieurs".3

Les tentatives de rupture présagentle'désastre et ~ond8mnent

"au risque de tomber pendarit ltétertlité"4 dans Les Fen8tres,

à la froide et stérile nudité duPitrè.·ch!tié, ou à l'l'aile.

saignante et plle, dép1mné·e,,5deDbnd~~po~m.e~ Il faut alors .. " ','.,. . ': . :'

fortifier la cloison protectrice, lamÙJ.~ip1.ie~ eriautant de

clôtures qu' 01'1 puisse en invente2';lefard.,:l.e voile, 1.e rideau,

la tapisserie et le plafond s'ajoutent à la fen8tre pour struc­

turer statiquement tous les poèmes, de l'intérieur, par leur

~llarmé, op. cit., ~, Le Pitre ch3.tié, p. 31. 2 J.-P. Richard, op. cit., p .• 55.

3Mallarmé, op'. cit., ~., p. 233-

4Idem, op~ cit., O.c., Les Fen3tres, p. 33.

5Ibid., Don du po~me, p~ 40.

Page 19: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

1

retrait intime, et ces poèmes "pJ.oye(ront) (J.eur) aiJ.e indu­

bitab1e1 avec si1encieuse résignation.

Rideau; tapisserie: I1s proJ.ongent le refus de J.a

fen3tre et lancent un appeJ. vers un aiJ.J.eurs plus intime,

pJ.us personne1. Avec eux J.I extérieur s'éteint et la chambre

devient tombeau en attente, calfeutré de tapisseries "avec un

vent d'au delA dans J.es trous ... ~2 Oette clat~e recè1e J.lul.ti;'

me acte négatif du refus de la matière, refUs d'une Hérodiate

qui veut faire "cJ.o(re) J.es voJ.ets",3 et qui se retrouve dans

Alternative où le r~ve se cache derrière les "rideaux vaguesu4

pour na pas avoir à envisager seul. l'effarement du Néant. La

cJ.ôture disperse J.a volonté d'un voJ. extérieur, S1ll'tout à paP­

tir de, 1866; les "stores chinois" de J.a maison de Tournon et

les ~tent1ll'es japonaisesn5 au s~tUâiré a. Va1vins réalisent

matériellement cette réclusion qui s'empare de l'auteur en 1e

comblant de J.a précieuse illusion, celle d'un lointain venu

à lui'~

Regard, oeil bleu: Doublet thématique du ciel, du

paradis et de llart$ le regard forme en plus la vitre entre

deux bas qui se rejoignent. Mallarmé entreprend donc de

résoudre le voyage par le regard; c'est la suprême indiscré­

tion du chercheur dans Le Nénuphar blanc. S'il Y a

lMallar.mé, op. cit., ~, Quand l'ombre menaça de J.a .-,f ... a .... t .... a...,1 ... e_1..,.o .... i .... , p. 67.

Henri

2n. Mondor, op. cit~. ~ p. 754~

3~.~1.arIll;~.:, op~ c:i.t~,. ~~,Hérodiade, Scène, p .. 46. 4~, N.R.F., 1er janvier 1954, p. 188.

5 Idem , Correspondance inédite de Stéphane Mallar.mé et. Rougon, P. Oa111er,lGeneve, 19~~, p. 63.

Page 20: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

e- _appropriation distante, la fennne en est l' obj et, ou e~core un'

ci-el féminisé, reD.a.u à la vie par les déesses nues qui s'y

prélassent.'.. ~e. voyage ocuJ.aire promet l'immédiat d'un Faune

"trouant"l la verdure; il est aux antipodes du froid regard

~pressiohiste qui g~che le rêve et s'installe lourdement dans

l'immédiat. Le regard réalise l'ultime effort pour peupler

"de vue et non de visibns"2 les extatiques odyssées de l'es­

prit; mais il est surtout tentative de rapprochement entre

deux êtres, parfois séparés par l'éternité même -- ainsi in­

terprétons-nous le transfert ontologique entre le po~te et son

fils, ce voyage d'un monde à l'autre où "ses yeux (le) règar-

dent ••• et suffisent, pris déjà par l'absence et le gouffre.

Tout y raccorder'l"3

Le regard offre avgnt tout la visitation idéale pour

le déplacement érotique. La femme s'est élOignée, elle siest

identifiée à l'azur; elle ~ azur du regard, de "ces lacs où

se fond l'éternel azur dlun jour de bonheur".4 Il '1 a en

outre l'oeil bleu de Marie Gerhard, sa jeun.e épouse, qui rap­

pelle le ciel et "les glaciers vierges U5 de la SUisse,précur­

seur de cet oeil d1antan où Hérodiade aspire à se noyer pour

enfin se rejoindre. La rêverie de l'oeil s'associe à tous

lMallarmé, op. cit., O.c., L'Après-midi d'un faune (églogue), p. 51. _

2Ibid., Prose (pour des Esseintes), p. 56.

15

3I dem" documents inédits présentés par J.-P. Richard dans Pourïj'il'Tombeau d'Anatole", éd. du Seuil, Paris, 1961, p. 91.

, 4Idem, ,op. ci t., .2:..2.!., Contes indiens~ Le Portrait enchanté~ p. 592.

5~, op. cit., Corr.'p. 90.

Page 21: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

les paradigmes du voyage - le soleil, le lac, le miroir, le

digmgnt et la fleur - qui en sont le foisonnement dans la.

nature. Et Bachelard voit dans le cosmos une "somme de beau­

tés, .un Argus, sonnne d'yeux toujours ouverts : .... tout ce qu:L

brille voit 11 ,let tous ces paradigmes du voyage ~e:. pa~tagent

l'essence m@me de ce qui brille.

Fel1D.1le: Avec son "pur scintillement stellaire", 2 elle

prend la relève de l' obsessiOn~~\::l'az'U:t' et fait suite à la

mystique du regard, car a.pr~s Ia.défaite de l'azur elle en

est l'objet premier. Elle, s' iritè~~l.par 1à.m,&ne à la r@verie

16

de l'éloignement où!1éile:se trouv'e@tre·natureJ.lement déesse".3 . ," . .

Puiaqu'elle est l'élément essentiel dé. l' appel vers l'antério-

rité, ~11e en conjure l'unité tempéœelle'et spatiale grâce à

sa dimension propre de 1 'amO'Ul'~La.t1soetirsensée et tendre ll4

devient indispensable auvôyage h,euréuxparce qU'elle nous

permet le bond vers sa ~ensionnative dans l'absolu. Mais.

pour remplir les exigences de ce bond, il faut précisément une

soe'l.lr, c'est-à-dire une compELgne qui soit close "dans sa gaine

debout nulle de firmament" ~ 5 inspiratrice de chasteté; le but

IBachelard, La poétique de la r@verie, P.U.F., Paris, 1961, p. 159.

p. 56.

~allarmé, op. cit., Corr., p~ 59.

3Richard, op. cit.; L'Univers, p. 108.

~al1~é, op. cit., ~~ Prose (pour des Esseintes),

Srdem, op. cit., Noces, Gallimard, Paris, 1959, p. 83.

Page 22: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

17

du voy~e amoureux vise le retour à la virginité première;

selon la moralité amoureuse mallarmé enne , "la virginité se

situe au tel'me et non pas à l'origine"l du·périple amoureux­

nouvelle .image de la toison à conquérir. La réalisation de

cette pureté édénique exige la venue de la femme au poète,

"éclatante en sa jubilation nue" ;21ci s'impose la m3me passi- .

vité dont jadis faisait preuve Stéphane enfant quand 11

attendait du ciel des témoignages. d'amour sans se soucier de

partir lui-m~me à leur conquâte. Ainsi venue de ses prcpres

ressources, la femme offre une alternative à la descente au

tombeau. Aussi la retrempe amoureuse du· "blanc couple nageur"3

suffit-elle pour provoquer un retour lavé à l'origine, de

m~me que les "étincelles d'Etre" de la chevelure féminine suf­

fisent à éloigner "des ténèbres les vaguesn •4 Mais foncière­

ment, la femme elle-même, comme l'azur d'ailleurs, demeure

in"/iolable.

Chevelure: "L'onde de fiers cheveux",5 sans lourdeur,

presque ~atérielle, complète la suggestion de la vocation

d'arrachement qui est incitée par "l'heureuse fluidité du

lRichard, op~ cit., L'Univers, p. 114.

2Mallar.mé, op. cit., ~, Petit air .I, p. 65.

3Ibid., Le Guignon, p. 29.

4Idem, "De l'orient passé des temps", Fontaine, Paris, nov. 1946, p. 34.

5 Idem. op. cit.; ~, Contes ind~, Le Portrait Enchanté, p. 593.

Page 23: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

" ". "

, " ,cheveu-fétiche".l' "Ri '\T1ère.:tièd~ ",2, la chevelure tient de,

lamobiiité ,dë l'eau; el:teconf'ondses:"flotsnoirsn3 ou son

"blond'torrentn4 darisl' égarement précipitédl.Wl' cours dl eau. ,

, Le'poètepeutalor~~~an~mue~ ".:Le ' splendide ' b~in 'de eheve~,,5 ". " " '. . .' : ~ . .

en rivière ide ale qui le .meners'·aux t.erres somptueusement' ,.

féminines' de,s'o~r~~e.'·, .:. .. :

C' est' aus~i'~ri ft j,oyeuse ett'lltélaire torche", 6 que

la chevelure rappelle l'é~ân(3scencealtière de la flamme;

image souvent prédominante et significative à cause non

seulement du feu qui s' élan<?è et se perd dans l t au delà,

mais aussi à cause de Itassociation avec le soleil, ce prome­

neur azuréen tant envié qui éclaire les cheveux de la "lut­

teuse endormie"7 de Tristesse d'été, la crinière dl.!!"!?!

petite laveuse blonde, et le spectre familier d'Apparition.

~is le rôle idéal de la chevelure est bien celui de

l t e'ss~r' de "de'llX aiJ:es de lumière"8 qui, par sa suggestion

d'évanescence de la présence féminine, exalte le poète en une

IBerthe Morisot, Correspondance de Berthe Morisot'; avec sa frumille et ses arnds, éd. des Quatre ohemIns$ paris, 1956, p. 178.

18

~alla~é, op. cit., ~~, Tristesse d'été, p. 37.

3Mondor, Mallar.mé lycéen, Gallimard, Paris, 1954, p. 138.

~allarmé,op •. cit., ~; Hérodiade, Scène, p. 44. 5 Ibid., L!Api-ès-midi, d!'un;,faune (églogue), p. 52.

6Ibid., La Chevelure, p. 53.

7Ibid., Tristesse d'été, p. 36.

~ondor, "Mallarmé plus intime", N.R.F., Gallimard, Paris, 1944, p. 35.

Page 24: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

approx±mation imaginaire de cette fuite; la vision d'envol ne 1 tarde pas à "se (v3tir) de l'azur qui sort de sa chevelure",

et la projette dans l'éloignement absolu du ciel, éloignement

que "les cheveux, vol noir"2 d' 'lm Saint Jean auront pour mis­

sion de hasarder.

La chevelure peut cependant se durcir en voile d'acier,

comme en témoigne Hérodiade; elle devient alors obstacle au dé­

placement. M3me à ses heures ~es plus favorables elle n'est

pas à l'épreuve de l'échec, comme le rappelle Poulet à propos

de la chevelure, cette chevelure qui, dgns Le Château de

l'Espérance -

ft •• ~ a fait nattre en ~s·on cerveau l'idée d''lm drapeau; (son) coeur ~ris d''lme ardeur militaire, s'élance à travers d'affreux paysages et va assiéger le cbâteau

3fort de l'espé­

rance pour y planter cet étendard d'or fin. n

Rien à faire -- la traversée était pré-condamnée et

il ne s'ensuit pas nécessairement que le pélérinage, à son

terme, apportera le bonheur parce que Mallar.mé aura su naviguer

à travers une chevelure ou s'en servir à titre d'étendard' Elle

n'est en somme que milieu à explorer et n'assure· pas le succès

du voyage.

lMallar.mé, op. cit., ~, Symphonie littéraire, p. 265.

2 Idem, OP. cit., Noces, p. 119.

3poulet, op. cit., p. 307.

19

Page 25: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

~: La chevel'U.!'e prépare au vaste songe de la mer

avec nle doux hennissement (de ses) aurores marines'~I.l Son

immensité~ aussi réelle que rêvée, authentifie le grandiose

de) l'aventure en offrant à l'oeil "une grandeur sans com~

paraison, mais concrète, ~édiaten.2 Robert Greer-Cobn

ajoute à son acception macrocosmique évidente le refoulement

du retour impliqué dans l' homon'Yllle "mère", également milieu '. .

orphique salin où l'on aspire à retrouver l'inconscience

première: "... everJlDB.ll returning to' ever-ywoman". 3

Mallarmé doit se constituer nune grotte ma~ine"4 d'où

il va tenter la posse.s,sion de ce milieu menaçant pour s' ini­

tier à ses rites et s'aguerrir contre des naufrages qui ja­

lonnent les principales tentatives de traversée: Brise

Marine, Salut, A la nue accablante tu et Un Coup de dés. Mais

le poète n'est pas entièrement satisfait des paysages marins

, qU'il rencontre, et si "(sa) nudité intellectuelle (est)

s~olisée par la mer l1 ,5 paroles de Jacques Gengoux, elle est

lMallar.mé, Le Réveil du faune, éd. Rombaldi, Paris, 1944, p. 8.

2Bachelard, La Terre et les r~veries de la volonté, Librairie José Corti, Paris, 1948, p. 379.

3R. Greer-Co~, Mallar.mé's Un Coup de dés, Yale French StUdies Publication, New Haven, Conn., 1949, p. 25.

4Malla~é, Propos sur la poésie, éd. du Rocher, Monaco, 2e éd., 1953, p. 92.

5J. Gengoux, Le Symbolisme de Mallarmé, Nizet, Paris, 1950, p. '75.

20

Page 26: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

.symbolisée aussi par une mer recrée, synthétisée; le penseur

ne peut discerner dans la vraie mer l'agressivité ténébreuse

des eaux wagnériennes - tant r~cherchée - ce qui a inspiré ces

paroles à . Banville: n.. •• la nature comme nous la voulons et

comme nous la voyons d'ici n'est nul.lepartn~l Où, .en effet,

pourrait-elle exister, cetté mer absente de iaterre., au bord ..... .",."'

de laquelle on saurait deviner "au delà de notre séjourorcii-

naire, c' est-à-dire l'infini et rien", 2 .. ·un telini11eu·'t>er~e~ , ' .. ' . . . . .

rait du Néant~ site de mort à traverseretoù.,peut~3t~e, la

conscience survivrait en quelque scintilla tion~1m~ginable.· De là un petit Anatole en costume de marin sur son lit de

mort, selon le voeu de son père, ainsi que l'atteste le pré­

cie'UX recueil de Documents iC01'lographiques· de Mondor: 3

"Petit marin, costum.e marin, quoi, pour la grande tra-versée".4

lCharles Chassé, Banville cité dans Lueurs sur Mall ar.mé , éd. de la Nouvelle Revue critique, Paris, 1941, p. 83.

~llarmé, op. cit., O.c •• , La dernière mode, p. 132.

3Mondor, Mallar.mé, Documents iconographiques, P. Cailler, Genève, 1941, doc. XXVII, XXVIII.

~allar.mé, op. cit., Anatole, p. 185.

21

Page 27: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

Verdure: Extension terrestre de la mer, la verdUre,

"en maint rameau subtil", l propose une traversée moins fatale

que la tombe mais, come l'affirme Bachelard.: !

••• il n'est pas besoin dl~tre longtemps dans les bo+s pour conna!~re l'impression toujours un peu anxieuse qu'on "s!entonee 11 dans un monde sans limite. 2

n faut au r~ve de déplacement le prélude végétal "énervé de

parfUlll3 d'arbre"3 ostensiblement absent des sites aquatiques

d'Avignon et de Tournon. (Voir Corr. p.15.)

La verdure devient la chevelure de la nature, et les

deux thèmes sont souvent ·interchangeables comme en témoigne

le "gazon de territoiren4 de la visitation érotique ou dans

le désir "d'herbes enivré"5 du Pitre châtié qui traverse de son

regard l'écran de cils-roseaux. Richard avance ici que

••• la qu3te spirituelle ou sensuelle ne pourra pas se dispenser de s'enfoncer en cette ••• profusion (végétale) si elle veut vra~ent atteindre l'3tre 10intain.6

Si le poète cherchait sa fin sur la nappe du Néant, la pro­

menade à travers la touffe végétale serait la'recherche de

lui-m3me: " ••• être soi, un tel, poursuivi aux forêts,

lIdem~ .2J2.Q cit., ~, L'Apl"ès-midi dl un faune (é-glogue), p:-bO.

2Bachelaz'd, op. cit., La poétique de l'espace, p. 170.

3Ma11armé, op. cit., ~, Renouveau, p. 34.

22

4Ibid., lM' introduire dans ton histoire ••• , p. 75.

5Ibid., Poésies, 1ère version, Le Pitre châtié, p. 1416.

6Richarà., op. cit., L'Univers, p. 104.

Page 28: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

· épars, jusqu'à Une source la.. ,,'1 Il lui est impossible, au

dire de sa fille GeneViève, de tolérer les paysages bornés:

Je crois, disait-il" que si jfavais un ps.rc merveilleux, j'iraiS toujours m'asseoir sur le banc de pierre exté­rieur, celui qui est de l'autre côté du mur, à la po:rt e. 2

La verdure sauvage et.l1bre le séduit par son appel irrésis­

tible qui l'invite, d'apr~s Richard:

••• (l)rejoindre ces au delà terrestres :. autrui, l'objet, moi-même •••. ~ Du rêve azuréen au songe végétal, ••• le projet reste de traversée, et le désir vise toujours une origine. 3

Miroir: La fenêtre s'ouvre, le jour, sur le paysage

extérieur, mais la nuit venue elle renvoie au chercheur sa

réflexion sur un fond de ténèbres; elle se mue en miroir

nocturne, "révélateur", pour Guy Michaud, "d'une autre réa­

lité, inaccessible à nos yeuimçI'tels".4 Le miroir écarte

les dangers du jaillissement hors de soi puisqu'il occasion- ..

ne le repliement vers llorig'ineoù le rêveur s'appara1t dans

le brouillard de la glace "comme une ombre lointaine";5 la

pureté première ainsi retrouvée, le rêveur se "mire et (se)

voi(t) ange".6 Marcel Raymond va plus loin encore -- il ne

IMallar.mé, OP. cit., ~, Bucoligue, p. 403.

2G• Mallarmé-Bonniot, "Mallarmé par sa fille", déc. 1926, p. 521.

3Richard, op. cit., L'Univers, p. 106.

N.R.F.,

4G• Michaud~ "Le Thème du miroir dans le S-ymbolisme f'rançais lt , C.A.I.E.F., mai 1959, p. 199.

~llar.mé, op. cit., ~, Hérodiade, Scène, p. 45.

6Ibid., Les Fen~tres, p. 33.

23

Page 29: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

e s'agit plus d'une simple révélation: n ••• c'est par le miroir

que s'ouvrait autrefois l'aut~e monde".l Il est donc milieu à

parcourir tangiblement pour rejoindre le moi d'antan, "jusqu'à

ce qU'il se détach(e) permanent de la glace".2

Mais le miroir est un milieu à double trajet; au recul

du contemplateur vers lui-m~me s'ajoute sa vocation de "seuil

redoutable",3 écrit Léon Cellier. Il introduit la présence

tombale dans sa nostalgie de l'apparition et ainsi le miroir

se métamorphose en styx.' à rebours en "passage qutempruntent

les morts pour revenir jusqu' à nous".4 Par un mouvement in­

verse la froide liquidité du miroir propose au r~veur "mille

sépulcres pour y vierge disparattre",5 véritable terrain or­

phique de l'aller-retour.

Tombeau: Ce nouveau terrain avec lequel Mallarmé

doit se familiariser s'apparente à la fenêtre q~i attend "un

croque-mort grimpant au logis de la morte par la lucarne", 6"

m~me vitre que troue Saint Jean pour sortir de son tombeau

~. Ra~ond, st~hane Mallarmé, Essais et témoignages, éd. La Baconniere, Neuc tel, 1942, p. 47~

~llarmé, op. cit., O.~, Igitur, p. 441~

3L• Cellier, Mallarmé et la morte gui parle, P.U.F., Paris, 1959, p. 84.

4 ~., p. 85.

5Mallanné, op. cit., ~, Le Pitre ch~tié, p. 31.

6Ibid., Galanterie macabre, p. 16.

24

Page 30: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

avec "un vol ébloui de vitrage";l devenue ~roir, cette

vitre s'identifie à la pierre tombale des anc&tres d'Igitur.

Le tombeau sert de lieu à la rencontre parfaite, c'est-à-dire

avec 1 1être dont la mort a écorché le faux moi et lia rendu

perméable, pleinement sensible à la visite: "Tel qU'en lui­

même enfin 11éternité le change".2

L'inspiration hégélienne domdnera cette recherche

abyssale qui aspire à la "résurrection ste11a:ir e de la mor­

te"3 repérée par Mauron. Comme la province française aux

"heures enfouies4 qui préparait la résurrection parisienne

du poète, le tombeau doit 3tre franchi et 11est dans Igitur

ot.

••• l'obstacle ••• a été sournoisement attaqué et comme désintégré par le mouvement successivement négateur de la pensée dialectique ••• la nappe nocturne se divise ••• en une inf'inité de petits intervalles séparés. 5

Cèttechute tombale organisée promet une pureté de descente

et d'union dans la mort que réalisent "la défunte nue"6

1 Idem, op. cit., Noces, p. 59.

2Idem, op. cit., ~, Le Tombeau d'Edgar Poe, .p. ?O.

3Charles Mauron, Introduction à la psychanalyse de Mallarmé, éd. de la Baconnière, Neuchâtel, Paris, 1950, p. l5S.

~ranc1s Jgmmes, S. Mallar.mé, Dialolgues, Stols, La Haye, 1940, p. 13.

5Ricbard, op. cit., L'Univers, p. 19J.

9Mallarmé, op. cit., Ses purs o~gles très haut dédi­ant leur onyx, p. 69.

Page 31: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

accouplée aux licornes du Sonnet en X et l'introversion ~dro­

gyne de H~et dans Un Ooup de dés; ces visiteurs dont la

marche aboutit au tombeau y sont conduits par divers équiva­

lentsaquat1quesdu . "Sty.x:" • . . ..

. Nuit" page blanche: La nuit s'unit au milieu tombal

et àI11apëurd~Inolirir·lorSqU'Oncouche seul""l mais elle ne . , . . .

signif1e,pasnoirce~--elle est nuit ,blanche" héritière de . '.' . .".

l' a.ZUl',lIi~urdésert· négatif' ••• identique à la di~tarice qui

,J.esépare du.contemplateuru•2 Elle tire son existence d'une .' .' . " .. .'

attente qui se prépare pour "sonner la descente au Sty.x.".3

. Richard nous apprend que nl'enfoncement nocturne ••• sera

choisi" assumé, positivement traverséu4 avec les poèmes de

la nuit: Igitur"Un Coup de dés" Las de l'amer repos"

Victorieusement fui et Brise marine.

Le glissement de la nuit polaire à la page "implaca­

blement blancheu5 est naturel. Mallarmé juxtapose ces deux

éléments ouvertement dans Brise marine où "le vide 'papier

que la blancheur défendu6 le trB;risperce dès qU'il s'adresse à

la nuit tentatrice qui l'exhorte au large. Il aspire, nous

l cih" O.c." Angoisse, 35. Idem" op. p.

2poulet, op. cit.; p. 321.

3Mauron" op. cit.~ PSlch~al:lse, p. 16'7.

4Richard, op. cit., L'Univers, p. 161.

~allarmé, op. cit., Corr., p. 150. 6 Id "it O· " 'D....1' _--c._ , . .., 38 _____ em .. , op., c ;,;. ,i.-C."1.:..".Q;L- se. mi;U-.a..w.e~,,'p. •

26

Page 32: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

,e _dit Chassé, à "projeter tous ses r3vesnl sur le milieu

nocturne et sur son correspondant artistique, la page

blanche, 'et enfin à les fouiller dans. leurs profondeurs

dernières; mais cette blancheur lui revient "pour conclure

•••. rien au-delà et aut1:l.entiquer le silence,,~2

lChassé, op. cit., Lueurs, p. 89.

p. 387. 2Mal 1 armé , op. oit., ~., Le Mystère dans. les lettres,

·27

Page 33: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

CHAPITRE II

AGENTS DU VOYAGE

Tels que mentionnés dans l'introduction, les agents " -

du voyage comprennent les messages et les messagers. Les

messages,objetsstatiques,sugg"èrent quand même ""le Ir.ouve­

ment par leur rappel de la toison à atteindre. Ils sont un

point de départ vers 1atranscendaIlce,. une réduction de l'i-.' . :' '.

déa1. Les meSsagers, par contre; sont des agents indépendants

- personnages et corps en mouvement- qui agissent par eux­

mêmes et se meuvent vers un but.

Bibelot :"" Quelques témoignages des contemporains de

Mal1ar.mé suffisent à mettre en évidence son inclination pour

le bibelot. Il paraissaitè. Hérédia "trop exquis pour savoir

jouir de la vie ou de la naturelt;l rien de plus simple alors

que ceci: "la fatalité disputait l'espace et prenait à tâ­

che de resserrer le champ de mouvement et de visionlt •2 Donc

nul refuge plus sftr que "la verrerie éphémère"3 qui occupe

une place privilégiée dans le champ des préférences mallar­

méennes. Messager par èxcel1ence du voyage g;t'.âce è. un lIsta­

tisme" suggestif, l'objet nous distrait de l'extérieur

1Chassé, op. cit., J.-M. de Hérédia cité dans Lueurs, p. 83.

2François Calmette, Leconte de Lisle et ses amis, Per Lamm, Paris, 1902, p. 232.

3Mallarmé, oJ2.! ci t., .9.!..2.o, Surgi de la croupe et du bond, p. '74.

Page 34: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

" obsessionnel en nous imposant sa réalité tactile. Crédences,

vases, coquillages, sont autant d'objets qui écartent l'ab­

surde par leur simple manifestation d'Etre et qui per.mettent

à Mallarmé de tolérer l'existant : "Fuir ce monde-Z On en

t 11 l es •••• Le bibelot nous fait envisager une matérialité

alourdissante à l'échelle réduite et sous sa fonne la plus

alléchante; ses repliements annoncent un "vol recueilli •••

pr3t à s t élargir1t •2 Selon Richard, l'objet s'évade ainsi

vers un centre spirituel, ;et il s'enfuit à travers celui-ci

vers la totalité des autres objets du monda ll• 3

29

Le bibelot fait plus encore: il réveille tout un

monde intérieur nouveau, comme par exemple le pty.x, coqÙilla­

ge beau qui contient en lui tout le tumulte de la mer. C'est

bien ce que Gardner Davies se figurait lorsqu'il disait :

••• de la perception directe d'un phénomène quelconque, il passe à l'absence de celui-ci, pour aboutir à une reconstitution intellectuelle qui représente à la fois le phénomène et son absence. 4

Autrement dit, le bibelot est message qui certifie ailleurs

l'existence de ce qu'il évoque; la réalité matérielle de ce

nchu trophéeu5 élevé au-dessus du quotidien sert Ode point de

départ vers les terres nouvelles du Beau.

lIbid., La dernière mode, p. 719.

2Ibid., Le Livre, instrument spirituel, p. 379.

3Richard, op. cit., p. 420.

4G. Davies, Mallarmé et le drame solaire, Librairie José Corti, Paris, 1959, p. 280.

5Mallarmé, op. ci~., 9.:.2,., Tout orgueil fume-t-il du soir-Z, p. 73.

Page 35: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

Fleur: La fleur est, dès ses origines d'envol chu

du ciel, message d'espoir quant au voyage. Elle nous console

par son "oubli des humaines. douleurs"l que la contingence in­

flinge à l'espèce humaine. Le trophée floral reflète le ciel

dont il est issu(en un jaillissement de pétales, "car si l'a­

zur a une indolence florale, la fle~.a inversement une ori­

gine azuréenne et une parenté virginale".2 Il y a union

hypostatique entre la fleur terrestre "au filigrane bleu de

l'âme se greffant"3 et sa contrepartie idéale, laquelle assume .', .

une nouvelle présence florale à conquérir : la femme azuréenne.

Le trophée floral joue aussi un rôle médiateur en­

tre le féminin terrestre et le féminin céleste, manifeste

dans les premières oeuvres encore intouchées par l'hermétisme;

ainsi, dans Ce que disaient les Trois CigOgnes, la présence

féminine, arrachée pour un moment à la mort, unit la "royale

rose rouge"4 à sa couronne de morte. Richard nous révèle,

que -

, .

••• cette union du blanc et du rouge ••• para1t ••• le signe d'une réconciliation du ciel et de la terre, de la femme angélique et de la femme charnelle. 5

ser~e

Irbid., op. cit., ~., Hérodiade, Scène, p. 45.

2A•M• Shmidt,. La Littérature s-ymboliste, P"U.F., "Que sais-je?", Paris, 1942, p. 12.

3Mallarmé, op. cit.,. ~., Las de l'amer repos, p. 35.

4 Idem, "Ce que disaient les Trois Cigognes Il, Le Point, Paris, 1944, fév.-avril, p. 26.

5Richard, op. cit., p. 81.

30

Page 36: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

Enfin, Mallarmé dit bien la valeur évocatrice de la

fleur pour "le poète las que la vie étioleul dans une let­

tre à Huysmans :

••• et ces fleurs.J ~vision absolue de tout ce qui peut, à un individu placé devant la jouissance barbare ou mo­derne, ouvrir du paradis la sensation seule. 2

Il écrivait ceci à l'époque de Prose pour des Esseintes,

quand la r~verie de la visitation florale se transformait en

fleur prise dans 1limmédiat, mais élancée en· "gloire du long

désir".3 Voilà la promesse du déplacement absolu vers les

al ti tudes du Beau.'

31

Etoile, constellation, di~t : L1étoile s'avère la

continuation céleste de la mission florale. Adile Ayda cons­

tate cette parenté entre la fleur et l'étoile :

Les fleurs ornent la terre comme les étoiles ornent le ciel. Celles-ci comme celles-là qnt pour mission de consoler les hommes, d l attirer sur elles leur attention. 4 .

Par ce rappel vers les réalités transcendantales à

retrouver, les étoiles balisent la route qu'emprunte cet en­

chantement du trésor artistique, leur feu guide le v.oyage;

ainsi faut-il "ravir Itétincqlle aux. astres".5 Rien ne ma­

gnétise autant vers l'ailleurs que l'étoile aU ciel et la

lMallar.mé, op. cit., C.c., Les Fleurs, p. 33.

2Roland de Renéville, Mallarmé cité dans Univers de la parole, Gallimard, Paris, 1938, p. 46.

p. 56. 3Mallar.mé~ op. cit., ~., Prose (pour des Esseintes),

4A• Ayda, Le Drrume intérieur de Mallarmé, éd. La Turquie moderne, Istambovi, 1955, p. 171.

5Mondor, op. cit., Mallarmé cité dans Mallarmé lycéen, p. 208 •. -------

Page 37: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

franchise des premdères oeuvres le démontre bien

Prends ton vol et t'élgnce Traverse les éclairs et redeicends vainqueur Portant l'astre à ton front.

Oe dernier vers' rend bien la valeur directrice du

message stellaire qui marque au front le chercheur sur terre

revenu pour y poursuivre son aventure. L'étoile se présente

ici COllmle le paradigme du "petit" et du "froid" : rien ne de­

meure du flamboiement astral -- elle est glacée à la manière

du matin "grelottant de fleurs".2 Elle répand I1IIles scintilla­

tions (du) septuor",) pour se multiplier dans le coup de dés

du septentrion, cette Itconstellation froide d,'oubli et de

désuétude".4

Quand il s'impose ainsi par la force du nombre au poè­

te, le message stellaire prend une valeur ésotérique en tant

que constellation; les arcanes de l'astrologie débouchent

vers une esthétique lumineuse. En la .. constellation, . nous

dit Richard, "le hasard infini se réduit".5 Ainsi la poussée

vers le terme du voyage est actionnée par "la danse idéale

des constellations,,6 qui apportent une précieuse délimitation

lIbid., p. 19).

2Mallarmé, OP. cit., ~., HérOdiade, Ouverture ancienne, p. 43.

3~., Ses purs ongles très haut, p. 69.

4Ibid., Un Ooup de dés, p. 477.

~ichard, op. cit., p. 309.

6Mallarmé, op. cit., ~., Ballets, p. 30).

32

Page 38: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

de ce ter.me grâce à un amoindrissement de l'incidence du

hasard. ...... . .. La for.me accessib~e du message stellaire se situe

au sein du diamant, présence concrète ou abstraite comme

deux "reflets d'un vol circulaire supérieur de pierrerie ou

d'be tt•l Le diamant offre la centralisation r~vée et la

concentration intense de la lumière céleste en un bibelot

parfait; i.l réjouit Mallar.mé par sa "complication stellaire ll

parce .qu'il est "résumé de l'univers"2 et demeure ainsi le

rappel constant de ses frontières qui toutes s'étalent en

circonférences concentriques.

Source d'eau, pluie : Comme agent du voyage, la

source d'eau se propage en une expansion horizontale entra1-

née par le dynamisme de son mouvement. Elle s'affranchit de

nla présence des eaux lourdes et mortes"3 d'un Poe qui la re­

tiendraient dans sa course vers la mer. La source est pour

Mallar.mé lIun des trois ou quatre thèmes absolus ••• qui coule

selon un livre vivant".4 Elle peut accompagner le déplace­

ment hum.ain qui aime à s'enfuir "avec de longs fleuves,,5

lIbid., Le Mort vivant, p. 615.

2Idem, brouillon d'Igitur dans Les Lettre,s" nO spécial, Paris, 1948, p. 24.

3Richard, Poésie et profondeur, éd. du Seuil, Paris, 1955, p. 96.

4Chassé, op. cit., Mallar.mé cité dgns Lueurs, p. 49.

5Mallarmé, "Dialogue des ny.mphes", Les Lettres, nO spécial, 1948, p. 21.

33

Page 39: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

':)JI II!!! .:r:s:.

ou y faire suite tout simplement car, dans la pensée mallar­

méenne, Il toute. fui te pl.us avant, revient en tant que fleuve Il .1

Les eaux libres trouvent leur réalisation par excellen­

ce dans le fractionnement pluvial dont les cascades rappellent

le torrent capillaire ou l'ondée de pleurs angéliques. Artihur

Koestler reconnalt dans cette manifestation lacrymale un élan

vers autrui :

••• un désir de transcender les frontières insulaires de llindividu, d'entrer en rapport in~ime par symbiose avec un ~tre humain ou une autre entité plus prestigieuse, réelle ou ~ginaire, dont le moi est conscient d'être une partien•2

Bientôt la pluie de larmes se béatifie en "odorantes avalan­

chesn3 de fleurs dont "chacune retomb(e) e~ pluie d'étoilesn•4

Tout ce mouvement vertical descendant des navalanches d'or

du vieil azur"5 appartient à une période antérie'UJ:'e à la

chute de l'espérance; plus tard, il ne sera que témoignage

d'une tombée érotique avec "l 'avalanche de roses mauvaises

ayant le péché pour parfum" ~ 6 La déplacement aquatique se­

condaire des sources d'eau et de la pluie ne suffisent plus;

ult~ement le poète abandonne leur mobilité trop facile et

trop lyrique, ~onç~t un au delà factice.

lIdem, OP. cit., ~., Bucolique, p. 404.

2A• Koestler, The Art of Creation, Macmillan Co., New York, 1964, p. 299.

3Mondor, OP. cit., M. plus int., p. 28.

4 Ib - 41 ~., p. •

~allarmé, OP. cit., ~., Les Fleurs, p. 33.

6Ibid., Symphonie littéraire, p. 263.

Page 40: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

35

Jet d'eau, de feu: Comment vivre dans un au delà

et en même temps subister dans le concret quotidien, la réa­

lité connue? Où trouver l'agent subtil qui puisse concilier

les deux mondes sans les heurter? Le jet d'eau réalise mira­

culeusement cette conciliation; issu d'une margelle terrestre,

il s'élgnce vers les hauteurs inviolées~ Si au début il

"soupire vers llazur",l son élan découragé rebondit aussitôt

pour orienter sa chuta en un mouvement perpétuel entre les

deux mondes. A~ec ~on intarissable jaillissement d'eau et

de lumière il semble se dynrumiser pour le voyage sur la

secrète trajectoire qU'il ne parcourra jamais. Ainsi se

boucle le rêve du ma1tre d'une "grande allée que terminerait

un jet d'eau",2 allée d'épreuves à sub.ir avant le délice

de ce mouvement minuscule se renvoyant sans fin son message

de joie; c'est le message poétique par excellence grâce à

son évocation de la poésie "éprise d'elle-même" et qui ~re­

tombe délicieusement ll3 en l'âme du poète. Au dire de Poulet,

le jet d'eau voudrait parvenir à l'inaccessible dans le plus

simple mouvement, comme lIun désir qui s'élève, se trouve," se

reflète et retombe n •4

lIbid., Soupir, p. 39.

2Idem, op. cit., Cor~., p. 240.

3Ibid., p. 243.

4poulet, op. cit., p. 302.

Page 41: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

La rÉiverie du "circuit fermé" est un échec d'envol

parce que l'ardente promesse de rompre les liens terrestres

ne se réalise jamais. Le jet d'eau n'offre qu1 un songe éphé­

mère et se transforme par sa propre hésitation en symbole

d'enracinement, alors qU'au début il se 'présentait comme

candidat à l'arrachement terrestre. Oe n'est donc pas par

hasard que Hérodiade, héro!ne du futile, apparatt "comme

près d'un bassin dont le jet d'eau (1) 'accueille".l

Le poète en vient mê~e à rÉiver au jet qui serait

idéal, libéré des liens de la gravité, le jet igné du feu

dtartifice dont il retrouvait chez Baudelaire "les gerbes

roses".2 Mallarmé contemple aussi les envolées de feu qu~,

par quelque magique 11 jeu de clavier électrique ••• , dessi­

nerai(en)t dans la nuit des motifs: paon, galère, etc.",3

motifs en.fuis dans un éclat de lumière.

Soleil : Pendant toute sa carrière Mallarmé a ac­

cordé au soleil une place de première importance dans sa

symbolique. "Au coucher comme au lever du soleil~l, nous dit

Ohassé~ "il est fait allusion dans presque chaque poème de

jeunesse de Mallarmé".4

Out of

lMallar.mé, op. cit., ~., Hérodiade, Scène, p. 44.

20harles Baudelaire, Oeuvres com~lètes, Anywhere the World, éd. de la Pléiade, Par1s, 1951, p. 348.

3Geneviève Bonniot, Mallarmé cité dans"Mardi soir, rue de Rome", Les Marges·, jan. 1936, p. 17.

36

40hassé, Les Olefs de Mallarmé, Aubier, éd. Montaigne, Paris, 1954, p. 44.

Page 42: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

Dénudé et libre de par son essence astrale, ce

"tison de gloireul se constitue par sa vélocité stellaire

agent privilégié dans le drame du voyage mallarméen. Sa

marche solennelle qui inspirait l'adolescent à s 1exclamer,

tel un Argonaute, "Volez vers le soleill Ravissez l'étin­

celle •• ~ 1t2devient pour l'adulte une heureuse image inflé­

trissable du déplacement cosmîque perpétuel ainsi qutun mo­

dèle de voyage bravement entrepris et constant malgré les

risques du précipice crépusculaire.

Le so~eil et le génie se confondent à leur aurore en

37

un m~me essor pot:t:r> "apaise(r) de l'éden 11inquiête merveille".3

Cependant, dès 1870 le thème vespéral 11emporte sur "l'illU­

sion dt orlt4 matinale plus propice. Affolé par la disparition

des siens, des poètes, des nymphes, du Cosmos, 1lesprit-soleil

stél~ce sur leur trajectoire, acheminé vers sa propre dispa­

rition cyclique qui, idéalement, limiterait au soleil cet

"aspect inacceptable de. l'univers impur, inc ohérent 11 , que le

poète stefforce, selon Park, "de nier par tous les moyens". 5

Par son voyage au bord du gouffre céleste, le soleil sert

l~allarmé; op. cit., ~., Victorieusement fui le suicide beau ••• , p. 68.

200.

2Mondor, op. cit., MaIl. lyc., p. 183.

3Mallarmé, op. cit., .Q..:.g,., Toast funèbre, p. 54.

4 Idem, Entre quatre murs, Gallimard, Paris, 1954, p.

5park, op. cit., p. 24.

Page 43: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

ainsi de prétexte à la h~tise ma11arméenne de la négation

ontologique. Cette catastrophe du voyage vespéral préoccu­

pait déjà le maître d~s Les Dieux antigues où il devinait

les disparitions taciturnes d'Héraclès, de Bellérophon et

d'Achillel , dans la tragédie solaire.

Chaque jour voit "ce vaisseau qui enfoncen2 terminer

sa course à l'horizon qu~d le naufrage met un terme à l'a~

venture; cette entreprise tragique suffit pourtant à lui as­

surer un périple céleste sans fin dans un cadre limité, sur

lequel le voyageur de l'~sprit peut calquer ses premiers

itinéraires. L'échec du soleil ne déterminera pas son ache­

minement vers les Tombeaux mallarméens, car le poète se réser­

ve la. consolation des sépulcres vides. Cependant, comme le

38

jet d'eau, il ne réussira pas à changer d'itinéraire pour par­

courir une route vierge en dehors d~s·~e'Ycles. co.smiq'.lles(.prédéter­

minés :

Le soleil que sa halte Surnaturelle exalte Aussitôt redescend Incandescent. 3

IMallarmé, op. cit., ~., Les Dieux antiques, p. 1213, 1215, 1267.

2Ibid., .2!:., p. 398.

p. 49. 3~., Hérodiade, III Cantique de saint Jean,

Page 44: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

Vent, rir~ : Le vent est une présence vivante et in­

time qui annonce au moyen du "malaise provoqué en nous par

l'appel de (son) esprit voyageurttl llailleurs indiscutable

dont il est issu. Il s'identifie facilement, par analogie

sonore, au rire, si l'on suit Mallarmé dans Les Dieux anti­

ques, où il est question du "rire moqueurn2 dtHermès, dieu

du vent qui nargue notre pitoyable enracinement.

Le vent s'associe aux notions d'allégresse et d'en­

vol, grâce à sa mélodie ailée qui éclate en un ":rire vaste

envolé haut".3 Le poète croit entendre dans "le rire de la

nature" né tiparmi les vagues", 4 quand le dynamisme ascen­

sionnel du vent se confond avec le langage instinctif de la

nature, lé son de quelque cor victorieux, annonciateur de

llessor idéal : tout cela parce que le maître a conçu un

"rire qui sait r~ver",5 condition première d!élévation,

dont l'éclat fond la nappe infinie des gels intérieurs dans

~'introduire dans ton histoire où l'aventurier apprend à

"rire très haut sa victoire ll6 imaginaire.

lJacques Scherer, Mallar.m.é cité dans le "Livre ll de Mallarmé, Gallimard, Paris, 195'7 ,p. 22(A).

2Mallar.mé, op. cit., ~., Les Dieux antiaue~, p. 1256.

3Ibid., Notes sur le théât~e, p. 33'7.

4Ibid., 5Ibiq., 6' Ibid. ,

Notes sur le théâtre, p. 338.

Eventails, XIII, p. 109. M'introduire dans ton histoire ... , p. 75.

39

Page 45: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

Dépourvu de son rire, le vent devient messager de

l'espace, issu de l'haleine des anges, haleine chargée de

transmettre les "voeux pleins de confiance" qui "s'envolent

vers le ciel".l Mallarmé dotera là vent des aspects obses­

sionnels du voyage : "effarement du vent nocturne". 2 Le

vent lui souffle les chuchotements d'un ailleurs peuplé

d'ombres familières enfuies et lUl'i.; montre une image de ber­

ger cosmique qui courberait vers le sol les étoiles éparses.

Mais à l'instar des autres agents, le vent ne peut

s'approcher de rien ni même viser un ailleurs parce que son

champ d'action s'est disloqué: "1es cieux sont Ichus,".3

A la vision exaltante des cieux s'est substituée la présence

du Néant où aucun voyageur ne s'aventure, encore moins le

vent qui requiert tout l'étaiement de la matérialité pour

prêter un sens à son vol ~atériel. Son sifflement, promet­

teur au début d'envols heureux, en vient même à signaler' 'la

présence du Néant, domaine du non-être et de l'inatteignable.

Les paroles angoissées écrites au chevet de mort du petit

Anatole, "Soleil couché et vent. Or parti, et vent de rien

qui sOuffle lt, 4 expriment la futilité dernière que représente,

lIbid., Cantate pour la première communion, p. 3. o ~ondor, op. cit., M. plus int., p. 31.

3Scherer, op. cit., Mallarmé cité dans le "Livre", p. 29 (A).

4Richard, Mallarmé ci té dans Pour un "Tombeau d'Anatole", éd. du Seuil, Paris, 1961, p. 59.

40

Page 46: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

Aile, pied: L'étude des êtres ailés, oiseaux et éven­

taiJ.s, aux prochains sous-titres, tente d'approfondir "lléter­

nel coup d'aiJ.euJ. qui a toujours plané sur la mystique mallar­

méenne du voyage. Signalons toutefois la signification de

l'aiJ.e détachée et chue jusqu'au paysage terrestre; elle t·é­

moigne d'une mobilité antérieure, mais à la manière d'un tro­

phée qui a cessé de remplir sa fonction première et évoqua

dans une salle close sa liberté d'autrefois. Le démembrement

de l'aiJ.e annonce la cessation de son vol mais rappelle tou­

jours sa vocation interrompue de voyageur célesta.

Mérite d'être mentionné J.e rapport qui existait dans

l '.espri t du poète entre l' agent de dépJ.acement aérien et le

pied, sa plus modeste contre-partie terrestre. Il l'idéalise­

ra avec un "soleil qui les dore" et "fait (ses) pieds ailés ll•2

S'il n'a pas la mobilité aérienne entière, le pied poétisé

remplit cependant les conditions classiques d'envol prescrites

par Léonard de Vinci :

••• J.a légèreté n'est crée que si elle est conjonction avec J.a pesanteur, et la pesantetœ ne se produit que si elle se prolonge dans la légèreté.3

A titre d'agent idéalisé, le pied a donc un plus vas­

te champ d'action qu'un pied ordinaire. La force pédestre

est grandement augmentée par un souffle qui porte le pied

p. 342.

lMallarmé, op. cit., ~., La dernière mode, p. 730. 2~., Sa Fosse est fermée ••• , p. 7.

3Bachelard, op. cit., Da Vinci cité dans La Terre,

4J. . 1

Page 47: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

vers le monde des rêves comme l'atteste Hérodiade: "Allons

au doux tombeau des songes, mes talons,~l Voilà le pied, doué

de la mobilité flottante de la vision orphique et dissocié du

lieu purement terrestre que réclamerait sa nature. Que le

pied soit "talons ingénus 1t2.d1ï.tm f.aune qui bouleversent une

nature grandiose parcourue ou "pur orteilu3 qui fouille

jusqu'aux dédales les plus secrets de 11essence florale, il

demeure toujours l'agent le plus audacieux qui n'hésitera

pas à se poser sur "quelque gazon de territoire".4 Resplen­

dissant dans sa nudité, le "talon universelu5 avance, muni

de pouvoirs magiques nouveaUX; il est l'apanage des divinités

aventurières et son évocation suscite des songes de terri­

toires qui attendent patiemment la sensation de son empreinte

conquérante.

lMallar.mé, OP. cit., Noces, p. 163.

2 Idem, op. cit., ~., L'Après-midi d'un faune (églogue);-p7 52.

3~., Les Fleurs, p. 33.

4Ibid., M'introduire dans ton histoire ••• , p. 75.

5Ibid., Les Mots anglais, Livre troisième, p. 1014.

42

Page 48: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

Oiseau: D'après le répertoire du poète, l'oiseau est

fils de l'ange; quand l'ange "dans le nu de son glaivenl inter­

dit l'accès à l'Eden de jeunesse et enveloppe l'azur d'un gel

impénétrable, il se vit remplacé par un être tout aussi mobile,

mais au service de l'esprit humain plutôt que de l'exaltation

d'un paradis perdu. Dans'ce sens, Bachelard vo~ dans la magie

aérienne de 110iseau "le proche destin du monde sublimé". 2 En

effet, l'oiseau, même :s;ve.o sa puissance d l élév-ation, demeure

fils de la terre et donne le pas aux ~bitions terrestres de

l'essor.

nOe qui intéresse Mallarmé", au dire de Weber~ îlce

n'est point la fO~le apparente de l'oiseau, qU'il ne décrit

jrumais, ni son chant (dans les poèmes anciens), mais'bien son

mouvement, son voll1• 3 Ce c~amisme aérien fait de l'oiseau

l'intérêt principal et complète le mouvement solaire dans l'es­

prit du poète; l'image la plus heureuse de la concentration

des énergies aériennes qu'en tire le ma1tre est celle de ces

paons qui malgré leur forte attache terrestre "imitent, avec

leur queue éblouissante, chaq'L1.e roue du char véloce l1•4 Les

"bohémien(s) de l'azuru5 exercent un rôle capital dans le

IIbid., Le Guignon, p. 28. 2 Bachelard, one cit., La Poétique, pu 179.

3J • p• Weber, Genèse de l'Oeuvre poétigue, N.R.F., Paris, 1960, p. 234.

4Mallar.mé, op. cit., ~., Contes indiens, Nala et Damayant1, p. 629.

43

5Mondor, op. cit., Mallarmé cité dans M. plus int., p~ 36.

Page 49: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

44

ritue~ du départ parce qU'ils sont nos frères, mais frères ca­

pables de rejoindre l'azur où leur présence nous rappelle sans

cesse notre infir.mité d'envol.

L,uexplorateuru frustré qu'est Mallarmé souf'fre des

IIgrands trous bleus que font mécha.mment les oisea:u:x,,,;l ces

~tres intermédiaires occupent indolemment l'espace entre le

ciel et la terre et se prélassent dans la volupté de leur

course immodeste qui fait regretter jusqu'à l'existence de

tout nplumage féalu,2 troublant nos aspirations de fuite cé­

leste. Le poète pressentait le "risque de tomber pendant l'é­

ternité"3 au terme de son évasion icarienne vers cette liberté"

d'oiseau.

Bien que le vide azuréen terminât sa belle aventure

de l'esprit, Mallar.raé saisissait" l'ambivalence de la nature

céleste capable de transformation en chrunp de victoire où le

mysticisme religieux est rerŒplacé par la lucidité adulte.

Prisonnier de l'oiseau nocturne aux ailes osseuses, Dieu, le

poète "tomb(e), victorieux, éperdument et infiniment,,4 en

chute libératrice vers la perspicacité qu'exige un départ

certain. Ainsi épuise-t-il les aspects néfastes et bien­

faisants de l'agent ailé, "fils des arbres parmi la nuit

1 Mallarmé, op. cit., ~, L'Azur, p. 37.

2Ib"d ' ~.,

3!!?M., 4 ~,

Le Sonneu~, p. 36.

Les Fenêtres, p. 33.

op. cit., ~., p. 241.

Page 50: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

1

s01aire, ••• qui a quelque chose des étoiles et un peu de

mort".l

Toutefois ce citoyen des frontières est un symbole

très· fécond et Mallar.mé ne se limite guère à sa simple ambi­

valence. Il dépasse la vision hégélienne de l'oiseau n se

jouant dans les airs (qui) arrive au sentiment de sOi,,2 p·our

approfondir son propre paradoxe poétique de l'accomplissement

par le refus, de 1a plénitude dans le Néant avec l'image de

l'être ailé qui a su replier ses ailes pour 1es ouvrir au

45

vol intérieur. Le poète découvrira dans "la fuite antique du

cygne,,3 ce vol qui nIa jamais eu lieu, ce blanc vol de plumage

fantôme qui marquera la fin de 1 t illusion. Le chant du cygne

s'ajoute au v01 refoulé pour souligner l'élan inutile de notre

passion. Dans cet appel des "cygnes purs des célestes nids,,4

se fait entendre le chant du poète qui se voudrait libérateur.

Le cygne devient enfin, sous l'égide de Mallar.mé, l'agent idéal

d'introversion capable, par sa seule présence, de npropager de 5" l t ai1e un frisson familier", . capa.ble de plonger le pèlerin

1:rbid., p. 2500

2Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Philosophie de la nature, trad. Vera, III, Desclée, Paris, 1958, p. 415.

3Mallarmé, op. cit., NOCG~, p. 152.

4 Idem, OP. ci,t,., O.c., La Prière d'une Mère, .!.ll La Terre" p. .10.

5Ibid., Homraa.ge (à Richard Wagner), p. 11.

Page 51: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

-

dans le déjà-vu fantasmagorique ttde,s vols qui n'ont :pas fuiu•l

Eventail : Dans un ordre plus abstrait la parfaite

"aile" qui "s'évanouit et fondu2 démontre le sublime refus du

cygne de s'envoler; l'éventail adopte la for.me qui correspond

à sa nature d'aile spirituelle dégagée du monde animal et de

toute la fragilité d'unè.essence par trop temporelle. Chassé

propose dans ce sens l'~portance de l'éventail:

Il est frappant que des mots comme l1éperdu" et "voln reviennent presque inévitablement sous la plume de Mallar.mé chaque fois qu'il prend dans ses vers l'éven-tail comme sujet de méditation.3 ,

L'éventail s'attribue une capacité vraisemblablement

inépuisable de mouvement du fait que don dyn~sme échappe à

la fragilité physiologique d'un battement de coeur. Ses plis

vibrent à la fois de l'essor des premiers oiseaux et de la re­

tenue du cygne, et il est ainsi doté d'une "extatique impuis­

sance à dispara~treu.4 Son énergie contrôlée est d'autant

plus fascinante qu'elle'est comme l'élan poétique dépendante

de la main fantaisiste. L'éventail relève de la poésie par

la palpitation clôturée, l'expansion et l'infleXion, qui déga-

46

gent une présence intime mais insaisissable, enfuie libérée ••••

p~ 67. l ~., Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui ••• ,

2 ~., Sonnet II A~M=~ p. 177.

3Chassé, OP. cit., Clefs, p. 220.

p. 305. 4Mallar.mé, op. cit., ~., Crayonné au théâtre, Ballets,

Page 52: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

Cet objet de luxe accompl~t le voyage parfaitement contr~lé à

la plongée retenue, irréalisée; il décrit le bond et la chute

du temps, ce npont ••• minute char.m.ante ••• se rabattant en

éventail contre une serue rive, la nôtre".l

L'éventail se meut dans sa dimension propre au cours

47

de son trajet artificiel qui offre au r~veur '''l'horizon dans

une bouffée". 2 Il atteint cette dimension parce qu'il "met en

contact progressif' et réciproque, nous dit Richard, la cons­

cience et son dangereux dehors".3 Son insouciance foncière des

mouvements directs verticaux ou horizontaux nie llespace ou le

rend incohérent par son va-et-vient sans prétention; ainsi

parvient-il seul "à jeter le ciel en détail". 4 L'éventail

est libéré de toutes les conventions poétiques ou aventurières,

livré au "pur délice sans chemin,,5 qui de nulle part peut mener

partout. C'est le seul des agents possédant l'immunité contre

les aléas du précipice et à ce titre il ttiomphe dans la sécu­

rité de ses "ret.ours vibrants connne flèche,,6 empruntés à

quelque papillon à jamais spiritualisé.

Ip. Falconnet$ Mallarmé cité dans "Mallarmé à Valvins tt,

Les Nouvelles littéraires, IX, 1948, p. 9.

2Mallarmé op. cit., ~., Eventail II, p. 107.

3Richard, OP. cit., L'Univers, p. 311.

~a11ar.mé, op. cit., ~., Eventail, p. 59.

5Ibid., Autre éventail (de Mlle Mallarmé), p. 58.

6~., Crayonné au théâtre, Ballets, p. 304.

Page 53: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

-

Cette aile factice se crée un ciel sur mesure où

elle actualise, en tant que parfait "instrument des fuites" l' 1

les r6ves d'évasion de la personne qui la tient. Avec son

mouvement oscillatoire de plume flottant dans l'éther 'et sa

substance "baigné(e) d'écume",2 l'éventail possède la légè­

reté nécessaire à la réalisation de la plus parfaite des

fuites mallar.méennes. Il accepte volontiers la circonscrip­

tion d'un itiriéraire intériorisé,si ce n'est que pour com­

blerson voeu secret d'''éventement de la gravité"3 et se

soustraira à cette loi qui alourdit les plus beaux efforts

d'envolée.

Enfin l'éventail complète l'ambition grandiose du

cygne par la vision mallarméenne d'un monde de voyageur's où

"il volerait ••• dans les hauteurs de grands éventails

blancs qui, de leur aile, disperseraient à tous les recoins

les parfums de délice et d'oubli". 4

l ' ~., LIAprès-:midi d'un faune (églogue), p. 51.

2~.,

3Ibid• , -4Ib"d '. --20.... ,

A une petite Laveuse blonde, p~ 11.

Théodore de Banville, p. 521.

Contes indiens, Le Portrait enchanté, p. 587.

48

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Personnages : Les quelques personnages qui figurent

dans 110euvre de Mallarmé terminent cette étude des agents du

voyage. Les rares êtres articulés et autonomes qU'on y repère,

Hérodiade, saint Jean et le Faune, aboutissent à la séduction

de ltailleurs. Hérodiade, la première, prendrait volontiers

congé d'elle-même : "Jty partirais".l Pourtant ses nyeux

perdus au paradis"2 la trompent amèrement car, selon Bernard,

elle évolue dans Uun temps indéfini o-rl le héros 'se trouve

inD:nobilisé, captif ••• ".3 Son envoûtement se mue sans hé-

si tation en haine du "bel azurn• 4

Saint 'Jean, à son tour, ne trouve guère m,eilleure

issue à ses rêves azuréens; condamné à l'envol. par sa décol­

lation, il formule un voeu dtarrachement au quotidien maté-5 riel qui ntranche les anciens désaccords avec le corps".

Mais, comme le soleil, sa tête est prisonnière dtune courbe

imposée par le ciel qui protège jalousement ses espaces.

Quelque libérés que soient la tête de saint Jean et le so­

leil des vicissitudes de la gravité, le territoire de ltazur

ne leur est que partiellement a'ccessible. Lt échec du saint

lIbid., Hérodiad~, II Scène, p. 48.

2Ibid., Hérodiade, II Scène, p~ 4?

3Suzanne Bernard, Mall~é et la Musique, Nizet, Paris, 1959, p~ 102.

4Mallarmé, op. cit., ~., HérOdiade, II Scène, p. 48.

5Ibid.~ Hérodiade, III Cantique de saint Jean, p. 49.

WB! 222aaŒ,

Page 55: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

e

annonce que l'rumbition et la s~ple hardiesse n'assurent pas

le voyage; il manque au personnage la minutieuse préparation

spirituelle pour cerner préalablement le site au moyen d'une

connaissance exhaustive. or il a d~ se résigner à l'envol

abortif de sa t1t~te heurtant l'au-delà qu' (il) ne conna1{t)

pas".l

Hamlet représente 11 envers andrOg-yne d'Hérodiade

dans ·la pensée mallarméenne et en prolonge l'impuissance

crispé.e; comme elle, il est prisonnier de son moment~ de son

site. Mallarmé déplore t1 ce promeneu:r ~'un labyrinthe de

trouble et de griefs (qui) en prolonge les circuits avec le

suspens d'un acte inachevé".2 Quand il part à l'aventure,

"nageur trattre ll à sa destinée, il innove "mille sépulcres"3

qu'il explore en autant de plongeons orphiques. C'est ce mê­

me Hamlet d'ailleurs qui préSide à l'échec final du Coup de

d's. Il ajoute au voyage une ambiance de cortège funèbre -prédéterminé se dirigeant vers le lieu tombal cosraique.

Il ne faudrait pas oublier ici le Faune dont le

voeu dtenvol charnel prend forme grâce aUX nymphes qui

réussissent à --

••• faire aussi haut que 11 amour se module Evanouir du songe ordinaire de dos Ou de flanc pur suivis avec mes rega~ds clos, Une sonore, vaine et monotone ligne.

lIdem, OP. cit., Noces, p. 115.

2Idem, 012· cit., ~., HamJ.et, p. 300.

3~., Le Pitre châtié, p. 31.

4Ibid., L 1 A:erès-midi q:.~_j' a une (é61osuel, p. 51.

50

Page 56: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

La gaieté de la scène faunesque allège de sa riante volatisa­

tion l'habituelle lourdeur d'envol sans pour autant.iparvanilt

au niveau du déplacement hallucinatoire que conna1tront un

jour les départs structurés du poète.

Le Faune nous conduit aUX personnages mineurs, ses

fils, les sylphes gardiens de l'esprit d'Anatole, "pris déjà

par l'absence et le gOuffre,,;l ces sylphes rejoignent d'une

part les cb±mères qui s'évaporent dans l'éther étoilé, et

d'autre part les sirènes qui fondent noyées dgns Itemporte­

ment marin de l'écume. Pareil sort est réservé à ces voya-

geurs fabuleux, trop faibles pour réaliser leur rêve et

51

que Shakespeare avà1t si sommairement - mais à juste titre -

qualifiés de "poor, bare, forked creature who is born to die".2

S'ils accomplissent une mince part de leur vocation de mobi­

lité, c'est dans la mesure où un moment ils auront égaré

l'ordre rationnel du penseur qui considère leurs évolutions

aériennes ou aquatiques à l'éclairage de l'occultisme des

mythes anciens, où il suffit de contempler ces êtres pour

transcender. le familier.

Ltidéale compagne de voyage dans Prose (pour des

Esseintes) complète ce panorama de personnages qui s'ache­

minent vers la dés,incarnation. Alter ego du poète chargée

lRichard, op. cite, MalI. cité dans Anatole, p. 91.

2Willirun Shakespeare, Complete Works, King Lear, Act III, sc. 4, 110-111, Oxford Uhiversity Press, London, 1945, p. 926.

Page 57: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

de le guider vers 'llll paradis d'antan où "toute fleur SI éta­

lait plus largen~ la "soeur sensée et tendre"l se voue elle

aussi à un destin d'évanescence, le partage de tous ceux

dont l!existence consiste à poursuivre le mirage de l'au

delà. Bien qu'elle soit Udocte déjà par chemins u,2 elle

nourrit le désir---connnun à tous les personnages dl atre

urevêtue ••• de ces cieu.:xu,3 de dispara1tre à l'horizon

qui les attire tous et pour lequel il faut pa~er de soi.

52

~allarmé, °E· cit., .Q..:.g,. , Prose (Eour des Esseintes), p. 56.

2 (pour des Esseintes~, 57. ~., Prose p.

3Scherer, oP. cit., Mall. cité dans Le Livre, p. 32(A) •

Page 58: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

CHAPITRE III

. ANAL1SE THÉMATIQUE DE QUELQUES poblEs

La pensée de MallaP.mé suivait la trajectoire de l'éva­

sion artistique conmmne aux poètes de son espèce, et Baudelaire

de dire : "Tout poète lyrique, en vertu de sa nature, opère fa­

talement un retour vers l'Eden perdu".l Comme les peintres

~pressionnistes de son temps, il était envoûté par la séduc­

tion des choses familières : "La vie innnédiate chère et mul­

tiple,,2 des bibelots et des chambres closes qui sont points

de départ de nouvelles sensations et de nouvelles formes.artis­

tiques.

La plus grande partie des poèmes de Mallarmé traitent

de la hantise du voyageup et feraient volontiers l'objet d'une

étude exhaustive, mais cette modeste analyse ne porte que sur

les pièces ayant le voyage pour thème principal. Ici point

d'ordre strictement cl1ronologique mais justifié quant à l'évo­

lution des découvertes relatives au déplacement, et à cette

lumière, voué ou non au succès. Très révélateur est cet

ordre des diverses étapés où s'est arrêtée la pensée d'un

esprit aussi rigoureusement discipliné.

Dans l'ordre chronologique mallarméen les départs en­

thousiastes sont suivis ·par le désabusement de l'azur

lChassé, op. cit., Baudelaire cité dans Clefs, p. 152.

2Mallarmé, op. cit., O~c., La dernière mode, p. 718.

Page 59: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

inatte ignab1e , puis par quelques fugues p1us heureuses, avant

de sombrer dans le "naufrage".

Les Fenêtres, pièce inspirée par les paysages londo­

niens lors du séjour de Mallar.mé en Angleterre (1863), est

le premier poème important 'qui traite du voyage. Le monde

est transmis par la vitre à la manière du Cosmos reflété dans

le miroir de Ses purs ongles •••• A 1s. vitre le calfeutré

rencontre 1e dehors. Même ainsi fermé, l'univers du poète

s'ouvre à l'infini de l'extérieur; c'est le drame d'un Igitur

partagé entre un monde auquel il n'appartient plus et un

autre auquel il n'appartiendra peut-être jamais. L'artiste,

incompatible avec un milieu social et moral méprisable, ce­

lui de l'hôpital, se voit dans ce rare moment d'un entre­

deux. métaphysique transformé en habitant de l'azur: "Je

me mire et me vois angel n • 1

Il y a p1us ici qu'un simple désir d'évasion un peu

rêveur, se perdant dans la contemplation "des galères d'or". 2

Il Y a toute l'explosion d'un "Pitre châtié" et comme un

transfert à une région utopique parce que le moribond ne

peut oublier longtemps son état; sa révolte consiste è.j,VOU­

loir fuir l'inacceptable quotidien que ne yeut assimiler sa

native noblesse. Pareil au Pitre le malade engage tout son

être dans une seule volonté de rupture face à sa situation

lIbid., Les Fenêtres, p. 33.

2~., Les Fenêtres, p. 32.

Page 60: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

55

désespérée. Mais cette volonté d'engagement demeure au stade

conceptuel: s'il troue la paroi à l'instar du Pitre, il risque

dans cette entreprise le même sort qu'un Lucifer, le plus hardi

des voyageurs,' de choir à sa perte éte.rnelle. La plongée luci­

férienne et la nudité artistique "sans plume"l qu'elle impli­

que est un trop grand prix à payer.

Des trois directions d'évasion proposées dans l!!

Fenêtres, la sensualité, le suicide et l'art, c'est la dern.ière

seUlement qui offre une montée graduelle et sftre vers un ail­

leurs reconstruit. Il convient donc de chercher un autre dé-

part que la trouée irréparable de la vitre. Poulet écrit

uLe rêve n'existe qU'en raison de la glace, c'est· .. à-dire de

la distance, et s'il n'y a plus de glace ni de distance, il

n'y a plus rienl1•2 L'au delà demeure le milieu le plus dan­

gereux : il pose le délicat problème de la culpabilité du dé­

sir d'envol, séquelle du christianisme de l'enfance mallarmé-

enne.

Considérons maintenant la destination que Mallarmé

se propose dans ce premier effort sérieux de fuite. On

relève dans le poème quelques notions du site recherché

le "grand nonchaloir chargé de souvenirs,,3 laisse soupçonner

lIbid., Les Fenêtres, p. 33. 2 Poulet, op~ cit., p. 308.

3Mallarmé, op. cit., ~., Les Fenêtres, p. 33.

Page 61: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

1

56

un territoire idéalisé qui procède tout de même de la réalité

vécue. Oe n'est pas un paradis hors du monde qui est recher­

ché : le soleil en demeure le potrit focal et Beaus1re nous

dit :

Mallarmé voi't dans la nature une approximation de ce quI il chercheo Tout ce qU'il voit lui rappelle sans cesse ce qul il voudrait voir, le conduit au dedans de lui-même, le rapproche de son propre centre. l

L'accès à l'horizon fantasmagor1q~e n'est-il possible que

par la mort: le poète "tourne l'épaule à la vie",2 ou ex­

prime-t-il dans ces pa,roles un repliement sur lu1.-m~me pour

pénétrer au tréfond de son ~tre' •••

Le vieil enntrl. des "crépuscules qui tiédissent sous

(son) crâne"3 llassaille de nouveau. Les simples paysages 'de

la nature ne lui suf'fisent pas longtemps comme point de mire

de l'ailleurs. Mallarmé n'a pas encore réussi à formuler

l'Eden de ses envolées contemplatives. Les Fen~tres ne font

que proposer un itinéraire du pèlerinage de sa vie "maiS,

hélas! Ici-bas est ma!.tre" et le "foree à boucher le' nez

devant l' azur tt • 4

lPierre Beausire, Mallarmé, poésie et poétique, Mermod, Genève, 1949, p. 91.

2Mallarmé, op. cit., ~, Les Fen~tres, p. 33.

3Ibid., Renouveau, p. 34.

4Ibid., Les Fen~tres, p. 33.

Page 62: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

Dès son retour en Frgnce, en 1864, la mélancolie de ...... -..

~ournon lui inspire son poème L'Azur dans lequel"versant

dans 1 ~ obse.ssion céleste que lui a communiquée Théophile

Gautier, 'il abândo:l:m:e les faux élans 'des F~n3tres poUr " '. 1 -

got\ter au boDheur cOmmun de la fow.e". ' Ainsi' définit:-il ~

lui-~e l'ambition au se~ de cette pièce -- ambition J

, br,

doub~ée de l'espérance év~élique de tout gagner par l'aban-

don de tout"c'est~à-dire par un refus de l'azur. Mallarmé

substituera alors à la, simple imperméabilité de la vitre

l'épaisse opacité d,nun gr~ plafo~ silencieuxn2 qui pro­

tège l'habitant terrestre de l'e~gence azuréenne comme

plus tard dans Quand l'ombre menaça ••• il le protégera

des fulgurations sidérales. C'est une affir.mation et non

une suppression de l'espace intermédiaire par ce plafond

fait de l'épaisseur amortissante des "chers brouillards

qui emmitoutflent nos cervelles".3

Ce retranchement spatial produit, selon Micbaud,

une "prise de conscience par le poète, ••• grice à la dou­

ble métaphore 'plafond-bonheur', 'ciel-idéal' ••• d'une

analogie de structure entre le monde extérieur et le

monde intérieu;r.-", 4 paroles lourdes de sens du fait que

Boivin,

~ndor, op. cit., Mallarmé cité dans !!!, p. 105. 2 Mallarmé, op. cit., .Q.:.s.., L'Azur, p. 37.

3 .' ~., La Pipe, p. 275.

~chaud, Mallar.mé, l'homme et l'oeuvre, éd. Hatier­Paris, 1953, p. 20.

Page 63: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

1

Mallarmé a découvert que le bonneur l'exile de l'idéal qui

l'appelle hors de l' aècessible. Ro~re se pr~te ainsi à.

cette interprétation: uSa songerie ••• n'est jamais qu'un

prétex.te à se. inart'Yl'iser" ,1 c'est-à.-dire à. se libérer de

la basse servitudeS. lm· bonheur limitant sa vue d''tm idéal

qui ne ero!t que par l' ascèse et l'épuisement de ses ins­

tincts de foUle. Rappelons aussi cette analogie que décou­

vre Micha1.ld entre le monde extérieur et le monde intérieur

cgncernant L'Azur. Cette découverte. ouvrirait à Mallarmé

le champ illimité des pérégrinations du retranchement, de

la vie qùi se recroqueville sur elle-m3me. Oette intério­

risation des rumbitions de pgrcours n'est qu'au stade ini­

tial dans L' Az'lXl', mais elle marque le début des fouilles

microcosmiques qui font pendant aux ambitions cosmdques

du poète.

Toutes ces découvertes sur 1.1 AZur ne réfutent pas 2

sa "sereine ironien • Le m.attre a beau le renier, le ciel

est toujours là. pour lui rappeler son infirmité de déplace-

ment:

• • • Où fuir? Et que l1e nuit hagarde Jeter, l rumb e aux, jeter sur ce mépris navrant?3

p. 41. lJean Royère, Malla~é, éd. Stmon Kra, Paris, 1927,

~all~é, op. cit., ~., L'Az~, p. 37.

3~., ~'AZ~, p. 37.

58

Page 64: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

S l il reste ébloui, terrassé par l'éciat de la nappe céleste

à la fin de son poème, c'est que son "désir d'évasionn,. nous

confie Fiser, nest tel que toute réalisation 11m1te et, par

là, altère, 1 i aspirat ion du po~te vers une pureté abs olue" 0 1

MaJ+ar.m.é ,ne réussira plus à concilier en lui les deux exi­

gences de la possession par la découverte et la pureté idé­

ale inaccessiblès.

un premier rapport harmonieux, mais à l'état rudimen­

taire, entre ces deux visées appardt dans le cél~bre Bvèn­

tail ,(de Mademoiselle Mallarmé), publié en 1884, et dans

sa su1te~ l'Eventail (de Madame Mallarmé) de 1891, pobes

écrits lors des années relativement beureusesde Paris~

Dans une certaine mesure le double but de mobilité et de

pureté se trouve atteint grâce à l'ayenture parfaitement

artificielle que propose l'éventail à l'esprit créateur.

Il détache le m.dtre du pèlerinage vécu et le dirige vers

l'intérieur de son univers mental où il SI abandolllle "au pur

délice sans chemin"2 sans enfreindre les directives de l'es­

prit qui déterminent 'les conditions idéales du voyage réussi.

Le bon départ, précipité par la contemplation spontanée des

choses familières, postule un itinéraire intérieur, ou en­

treprise spirituelle, accessible aux seuJ.s initiés; il

sous-entend aussi une présence féminine amoureuse mais

lE. Fiser, Le S~ole littéraire,Librairie José C~rti, Paris, 19)9, p~ 30.

. ~l1a_. 4- ci t., .!1.:.li.-, Autre ':Sventai1 (de Mademoiselle Malla ), p.58.

59

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chaste~ exerçant un effort discret pour soutenir, à la gloire

de. J.' art, 'lm monde antique de bonhe't.1r silencieux. Tous ces . ,: .. :~.

éléments, davantage en relief' dans l'b.9ureuse odyssée de

Prose (pOUl' des Esseintes) ,,"sbnt déjà ébaucllés dans les

Eventails. OonsidérOll@-les bri~vement • . "Ohanger d'horizons ne lui est pas indispensable", l

nous dit Royère. Le contemplateur de l'éventail peut pivo­

ter SUl' son axe propre et se parcourir lui-m8me p1ut&t que

de se hasarder dans l'ailleurs géographique parce que cet

objet au jeu rituel poss~de le mouvement en sa "s tagnan(ce)n 2

byzantine; 'lm. ésotérisme particul.iel' émane de ses battements

qui rythment le message "morse" de l'esthétique du silence.

Le silence en effet se fait primordial dans ces deux Eventails l ••

et perpétue l'attitude baudelairienne des Fen8tres et de

L'Azur devant 1es choses : c lest l.a m&ne ambiance de calme

beauté inaccessible sans 1aquelle l'épanouissement de tou­

tes les possibilités du rêve, d'où les vale~s sonores sont

exclues, serait irréalisable.

Cet instrument d'évasion fascine spontanément

jusqu'! la songerie, .seul "refuge" 'ê,,-ê pour les "malheureux

que la terre dégoûte"3 par la force de son oscillation

~oyère, op. ci~.~ Mallarmé, p. 47. 2 Mallar.mé, op. cit., ~., A~~r~~ven~~~, p. 58.

3mchaud, QP.. _~1.~., Mall~nOité:8daniJ~'~=h+"~~, p. 19.

60

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sémillante auttrire enseveli tt.l 0' est la. joie tranquille

des vents alizés 06 esotérisme n'implique pas exotisme.

L-a spontanéite du geste animateur, la familiarité de l'ob­

jet et l'absence de danger contàrent à ce départ une en­

vergure limi tée mais inversement de ce modeste tremplin

Mallar.mé entreprend un voyage infini. L'éventail n'était

pas alors le rare objet qU'il est devenu aUjourd'hui et

à c'e sujet Burnand s'exprime ainsi : L •

Il existait 'des éventails pouœ toutes les heures de la ,joUrnée, pour toutes les circonstances de l'an­née .~.;~ on gardait toujours son éventail à la main.

L'éventail présente en outre l'élément féminin in­

dispensable aUX départs de bonne augure dans la main qui

l'agite où se conjuguent l'amour et la chasteté. Dana

Autre Eventail (de Mademoiselle Mallarmé) le cycle ininter­

rompu du mouvelŒlnt, dont le chaste élan aJD.O'Ul'eux est

n •• '. fou de ndtre pour pers onne tt ,3 restitue à Geneviave

son nparadis farouche". 4 Mais ce retour ne signifie pas,

connue dans le cas de Hérodiade, un emprisonnement dans ce

paradis farouche car l'amour demeuœe l'objet de ses

aspirations.

1870

~a~larm.é, op. cit., O.~., ~utre Eventail,' p. 58~ .

2nobert Burnand, La vie quotidienne en France de à 1900, Hachette, Paris, 19)5, p. 7). .

- 3Ma11armé, op'~ cit., ~., Autre Eventail, p. 58.

4Ibid., Autl!!è~en'bai~, p. 58.

ttSi1zœ:::aa ::œ

61

Page 67: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

Oe bibelot mobile communique par un procédé d'os­

mose spirituel sa nature' au monde dont il présente 'un ré­

sumé; la cO'll:l?be de son horizon se l1e à l'horizon réél

, qu'il cloisonne de son intimité, qulil manipu1e, pour le

"recuJ.e (r) ",1 le réduire à l'idée pure. L'éventail borne

par sa courbe le co1lp d'oeil. de 11 esprit voyageur s~ la

nature et finalement l'absorbe en son symbole vivant de

papier ou de soie, de la m3memani~re qu'il concentre en

62

un "logis très précieu:z:"2 le génie percepteur. Cette dis­

tillation de l'éventail en son essence (avec sa palpita­

tion poétiqlle) est prometteuse dans lIEve~ta11 (pour Mada­

me Ma.1lal'lDél d'un env'ol spir~tuel. tel que décxait pe':Ohassé :

Chaque vers se détache lentement en frémissant vexas un idéal céleste tout comme cleat vers le ciel que monte le frisson de l'éventail.~ ,

L'Eventail (de Mademoiselle Mallarmé,). offre une pro­

messe de succ~s par l'identification de l'objet rose fer.mé

avec le l1sceptren4 qui domine le monde extérieUl' des "riva­

ges roses".5 La contemplation de l'éventail-sceptre posé

contre 1 ior diun bracelet présente à l'imag1nati~n'fe~tile,

en une seule vision, tout l'antique paysage d'un rivage ------------------_._.--._'----------

lIb~~., Autre Eventai~, p. 58. 2 . Ibi~., Eveptai,!, p~ 57. ,

.3Chassé, .9;p. c:h~., ,Q,lef.!, p~ 222.

4me.l1armé, ,QP. cit., O."C;., Autre .Eventai~, p. 58.

5 Ibi~., Autre Eventail, p. 58.

Page 68: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

mystique allongé contre 1e doré immémoria1 d'un coucher de

sole11 âla Vermeer. Oet instrtanent aux cabrioles renais­

santes, qui le portent à bondir entre cie1 et terre, fait

goûter à l t be .,sensible l' ult:Lm.e extase de son vertige

supra-terrest~, chavirgnt 1'espace p1acide.

L'impULsion du départ artistique dans Eventail (de

Madame Mallarmé), tout comme dans Les Fen3tr~s', est lancée

et maintenue par l'analogie entre la poésie et cette aile

apirituelle qui, d'aprè~ Greer-Cobn, "é~ve esthétiquement

l'horizon ordinaire".l Par spiritualisation ou poétisation,

ou mSmepar substitution, l'éventail ouvre le'paysa,ge à

l'exploration mystique du po~te.

Prose (pour des Esseintes), écrit en 1885, vient

parfaire la pâle esquisse d'envol intellectuel que nous

proposait Mallarmé dans les Eventails. "Il y est traité

des droits de l'imaginationu2 selon l'expression de Soula.

L'idée d'une odyssée mentale, encore plus d'une odyssée

spirituelle, est accentuée par 1e mot Uprose" au titre,

qui évoque 1es cantiques en vers latins de l'office reli­

gieux. Le sous-titre valorise de l'obsession ce périple

spirituel puisqu'il dédie le poème à des Esseintes, le

héros du roman A Rebours de Huysmans; Barbey dtAurévilly

déce1ait en ce personnage passé mattre dans 1'art des

l Greer-Cobn, Toward the Poems of Mallarmé, UD1v.

of·Ca1ifornia Press, Berkeley, 1965, p~ 114~

2Cami11e Sotüa, Gloses sur Malla~, éd. Diderot, Paris, 1945, p~ 33.

63 .

Page 69: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

pé~~grinations fictives lme "âme malade dl in1'in1 dans une 1

société qui ne croit plus qU'aux choses finies".

p~~~~ décrit un voyage SgnS destination ni diree­

tion,.dont le mouvement s'apparente à une contemplation

immoblle. Tout est réduit à la pure suggestion qui se

cristallisera selon les modulations de ll6me du lecteur.

Nulle part il n'est question de départ oU d'arrivée -

aucune anticipation fiévreuse; on saisit d'un trait avec

la sensation déroutante de l'immédiat qui donne aux EveA­

tail!!. 1eur spontanéité. La conns,issgnce intuitive :tmmé-1

mariale étale d~s un silence absolu, au regard pénétrant

cet autre monde idéal "sans que nous en devisions1t , 2 clest­

à-dire a~ delà des savantes manipulations d'une raison

limitative. Bachelard résume ainsi la spontanéité de

l'arrivée :

Alors que les penseurs qui reconstruisent·un monde retracent un long chemin de réflexion, l'image cos­mique est immédiate. Elle nous donne le tout avant les parties".3

64

L'antique Eden de fleurs mosa!quées que ressuscite

cette nouvelle "patrie" spirituelle expose toute' la véracité

~chaud, Message poétique du S:ymbolisme, Nizet, 194~, p. 295.

2 . . Mallarmé, .0;>. ci!., .2.!.2.., P.rose, p. 56.

p'. 158. 3Bachelard, opQ ,ci!., La "p'oétique de la rêverie,

Page 70: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

du vécu, de la réalité historique. La mémoire du po~te et

celle de sa muse étayent la mémoire documentaire des an­

ciens manuscrits byz~tina-"parcbeminsnl et "livre de

fer v3tuu2 - d'où émergent ies somptueuses sonorités

65

royales des noms de npuJ.chérien et d' tlAnastase" : "Nous

prœœnions notre visage ••• our maints charmes de paysage 11 •3

La création poétique de Mall~é n'est donc pas invention

pure du voyage et du pays mais transcendance ou réactua­

lisation d'.'l1n passé conservé dans la mémoire du po~te et

dans les documents. L'ésotérisme des l'atlas, herbiers et

rituels tl4 y ajoute les vestiges d'une culture patiente et

ce, d'ailleurs, avec le témoignage irréfutable des plantes

séchées et des recensements territoriaux.

Le po~te authentifie de façon halluctnante la tan­

gente parcourue d~s Prose (pour des Esseintes). Cette dé­

marche sUbit une extrapolation qui vise un mouvement orphi­

que dans un sens et un p~lerinage esthétique aUX sources

de la création dans l'autre,partgnt sous le signe de l'hy­

perbole qui défie à partir du premier vers les fronti~res

de l'écriture. L'agrandissement synthétique de l'hyperbole,

~allar.mé, op. cit., ~., Prose, p. 57. 2 Ibi~., pros~, p. 55.

3~ig. ,l?rose, p. 56.

4Ibig., Pr~, p. 56.

Page 71: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

procédé fgm1lier d'amplification des récits d'aventure my­

thologique, pousse jusqu'à la crise le drame mallarméen du

refus de la finitude. L'aventure de Prose ne se figera

donc jamais dans une béatitude irréductible : ce ne sera

qU'lm moment inoubliable, certes, mais duquel il faudra

retracer les pas et y substituer le pis-aller de l'envol

artistique à basse altitude.

~s deux voyages d'aventure orphique et esthétique

s'accomplissent avec une compagne, ce qu'indique la tran-1

sition rapide du "je" au "nous". Son exotisme muet la

nimbe d'une auréole de mystère. Alter ego angélique, elle

est dans l'expérience orphique la "soeur sensée et tendreu2

que le po~te espère ressusciter des ténèbres, telle une

nouvelle Eurydice, transfiguration m8me de la Beauté sur­

gie de la mort. En tant que messagère orphique cette com­

pagne mettra un terme à la quête en se sacrifiant : elle

"abdique son extase Il 3 et réintègre les limbes tombales

pour assurer au voyage lme issue salutaire dans ce que

Mauron appelle If ••• le barrage de cerbères qui sont s1Xr'lllOi, 4 refoulement et censure" tapis au fond du subconscient de

lIbi.d:., Pros,e, p. 56.

2 Ibid., Prose, p. 56.

3Ib~~., ?r~se, p. 57.

-------_.

~uron, OP. c!.'È.', Psycpanal::yse, p. 23?

66

Page 72: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

l'ave~turie~ orphique dont' ~'envoûtement "grandissait trop

pour (l.eurs) ~aisons".l A titre de compagne esthétique,

elle se révèle mémoire platonicienne capable de conduire

Mallarmé au jardin des Idées qu'elle a connu dans son ciel

~telligible, si l'on se reporte à la version originale de

la première strophe :

Indéfinissable, ô Mémoire Par ce midi, ne r8ves-tu L'hyperbole, aujourd'hui grimoire D~s un livre de fer v3tu. 2

Cette "anima" du poète se confond avec le paysage;

il y a union hypostatique entre elle et les fleurs du pays

traversé, suscitgnt l'appréciation s~u1tanée de leurs

charmes :

Nous promenions notre visage • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • Sur maints charmes de paysage, o soeur y comparant les tiens.3

67

Ce pays féminisé en jardin est circonscrit étroitement par

l'auteur qui, d'après Noulet, y "rétrécit la place de l'ar-4 tiste, non plus mattre du monde mais d'me !le probable".

On peut ~nagtner un rétrécissement plu~ serré encore de ce

paysage mental aux dimensions mobiles qui suivraient le

voyageur druns sa rêverie et qui ne se matérialiseraient en

lMallarmé, op. cit., ~., p~~, p. 56.

2Daniel Boulay, Mallarmé cité dans L t obscurité esthétique de Stéphane Mallarmé, éd. D. BoUlay, paris';" 1960, p. 24. .

éd.

3Mal1armé, op. ci~., ~., Pro~, p. 56.

4Em.i11e Nou1et, Dix Poèmes de Stéphane Mallarmé" Droz, Genève, 1948, p. 47.

Page 73: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

somme que sous ses pas. Oomme le Jardin des délices de

Ohrétien de Troyes, le Novissima Verba lamartinien ou le

petit parc d'Aurélia, ce lieu caché est imprégné de dou­

ceur et de tranquillité : "pour bien désigner un monde

r@v'~ dans l'optique de Bachelard, '~lfaut le marquer

par un bOnheur".l

Le sol imprécis de cette !le est apparemment fait

d'iris qui croissent de la présence de·l1eau; cernée d'un 2 '

"lucide contour, lacune", chaque image florale expres-

sioniste é1~ve le socle de tout l'univers mental, forme

"idéalisée ••• immédiatement idéalisante et c'est ainsi

qu'un univers na!t d'une image en expansion".3 Oes

"iridée'Stt4 sont offertes par le ma!tre dans leur essence

,florale, parfaite en guise de récompense aU voyageur hardi

qui a su freiner son enthousiasme et les attendre avec

une simplicité enfantine. Le s'ortilège floral. supprime

tous les autres appas traditionnels des pays entrevus par

le génie créateur. Un déliement aérien indéfinissable se

fait sentir sans prototypes d'envol à l'horizon; en effet,

lBaehelard, op. eit., La poétique de la rêverie, p. 152.

2mallar.mé, op. cit., ~., Prose, p. 56.

3Baehelard, op. cit., La poétique de la rêverie, p~ 1~1. '

~allar.mé, op. cit., ~., Prose, p. 56.

68

Page 74: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

1

les oiseaux sont à dessein absents de l'tle où leur pré-

sence serait superflue pour ne pas· dire encombrante.

Mais tout n'est pas sans faille dans ce monde

apirituel; le po~te doit, envisager la dichotomie de l'ex­

tase de la découverte et de 1 t actualisation esthétique •..

Il faut, comme le rappelle Thibaudet, situer pr,crae (pour

ses Esseintes) parmi 1es"r~ves de sites ou de paradis

non pour eux-m.3mes mais comme s:ymbole d'un état humain,

ici l'état poétiqtl8".l Ce ser·a une tentative de recréa­

tion du paradis intérieur par le langage, par le "nouveau

devoir",2 de la poésie. Ul:t:i.mement on parvient à la néga­

tion du voyage spirituel au profit d'une réalisation ar­

tistique aU patient parcours de chemins horizontaux et de

parchemins qui, au dire de Boulay, "se déroulent mais ne

s'é1~vent plus".3

Quantité d'autres facteurs mettent un te~e au

voyage, entre autres ce que Chisholm appelle "les réalités

géographiques de la maturité du poète lt , c'est-à-dire le

lAlbert Thibaudet, La poéSie de Stéphane Mallarmé, Gallimard, paris, 1926, p. 401. '

~a.llarmé, OP. cit., ~., Prose, p. 56.

69

3Bôulay, op. cit., L'obscurité esthétique, p. 50.

4A•R• Chisho1m, Mal1armé's Grand Oeuvre, Manchester University Press, Univers~ty of Manchester, 1962, p. 43.

Page 75: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

scepticisme du poète qui cherche des vérifications dans le

monde réel; aUX artifices de la maturité s'ajoute le pé­

rilleux vertige d'une expérience trop décantée : de par­

tout les raisonneurs conspuent, voulant convaincre le po~:

te ft que ce pays n'existe. pas 11 .1

70

Mais, effectivement, le terme du voyage, se trouve

précipité par le conflit fondrumenta1 qu l i1 y a entre le

désir de désirer (extase visionnaire), et le désir de pos­

séder (mission artistique). Pris en éCharpe entre les deux

dimensions de l'idéal et de l'art, Mallarmé se contente de

la mobilité rumbiguB de l'oeuvre qui, "semblable à la fl~-

che fameuse ••• vole et ne vole pas, se compose de temps

et lui échappe". 2 Ainsi la poésie authentique est-elle

corollaire du voyage intérieur dont elle prend la rel~ve.

Mallarmé admet que le temps disloque l'artiste et

l'oeuvre; seul le figement temporel du voyage intemporel

saura contenir cette dislocation mentale et artistique.

De son côté le Hasard menace de façon absolue et ne sera

maté que par quelque v coup de dés' saVSU"1t qui l'enfermera

dans un t1grimoire1t ,3 mais à quel prix: la cessation du

voyage.

~llar.mé, op. cit., ~., Pros~, p. 5?

~uron, op. ci,t., Ps:y:chanal:ys,e, p. 242.

3Mal 1 armé , op. cit., ~., Prose, p. 55.

Page 76: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

Suit une brève ana1'1Se de deux peti ta po~s où

1.e voyage a lieu dans la gaieté d l un succès moindre. Mal­

larmé dédiait R~ l Puvis de Ohav~es, peintre ~,

épris d'idéalisme, qui dessinait souvent des sc~nes pré­

raphaélites de pasteu:rs gardant leur-B--'troupeaux. Dans ce

poème il appara!t comme un pâtre qui devance son temps en

frappant devant lui avec un bâton au cours de sa marche

vers l'imprévisible "le long de son pas futur",l tel un

Moise avec sa houlette cherchant de 11 eau dans le dé'sert,

ou tel le génie isolé du dix-neuvième siècle conduisant

les hommes vers leur destinée. Il s'achemine victorieu­

sement avec la connaissance de l'avenir, sans le procédé

initiatique du rituel de l'amour, dans la mesure du pos­

sible è. l'abri du Hasard : "Vous allez superbement dans

votre chemin, ou, mieux l'ouvrez devant vos pas fi. 2 L' am­

bi tion de Puvis de Chavannes est artistique mais' celle du

ma!tre, artistique et cosmique, donc infinie. Or Mallar­

mé n'a pu écrire à son propre endroit un voyage aussi

bien réussi sans les préparatifs susmentionnéso

LI image du "baton frappant d'l.1r tl3 est le rappel

d'une oeuvre plus ancienne, Eclat de rire, où il s'agit

l rbid., Homma.~e, p. 72.

2Idem, 0]2- cit., Pro.:pos, p. 170.

3Idem, 0]2. cit., ~., Hœmnage. p. 72.

71

Page 77: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

d,lIun bâton pour diriger tes pas au bord de llinsondable".l

'Les résonnances d'immensité, de ce poème d'enfance éclatent

ici en coups de "clairons d'aztlrn2 à l'aurore, s~ole de

11 aspiration de l'artiste vers un monde meilleur que même

une atmosphère IIgo'ttMeu.3 ne peut voiler.

Ce poème identifie le voyage avec la tâche que le

solitaire Puvis: a entreprise et qU'il veut accomplir jus­

quI au bout; si le pâtre :frappe dur devant lui avec toute

son énergie affirmative; c'est 'moins pour faire sourdre à

l'instar de Moise dans le désert une "ample sourcen4 que

pour se rappeler le devoir de per~ister et de diminuer sans

cesse la distance qui le sépare de son triomphe. Soula re­

lève au sujet de cette poussée impérative vers l'inconnu

l'ambigtttté voulue de "tant quen5 au dernier vers des qua­

trains qui transmet l'idée d'un voyage qui durera "autant

de temps qU'il en faudra pour vaincre, et du point de vue

s"3Illboliq~, jusqu'au bout de la distance l1•6

~ondor, op. cit., Mallarmé 1Ic., p. 214.

2Malla.r.~, op. cit., ~., Hopnnage, po '720

.3 Ibid., Honnn.ag;e, p. '72. 4 Ibid., Homm.age, p. '72.

5lf>id., Honnnage, p& '72.

6Soula, op. cit., Gloses, p. 104.

'72

Page 78: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

.... "

1

Richard dit qU'il faut s urt 0 'Ilt. voir dans HOmmage

une brève méthode exploitant des thèmes de déplacement, 1 "une r3verie mallarméenne de l'origine retrouvé~" aux

évocations' de sirènes, de source recherchée et de soleil

qui recommence sa marche. Dgns l'ensemble c'est la doctri­

ne de Prose reprise en miniature avec pareil pèlerinage de

l'artiste en qu3te des valeurs éternelles.

M'introduire dans ton histoire ••• (1886) se situe

dans le m3me courant que Hommage (à Puvis de Ohavannes).

Mallarmé y relate de nouveau une odyssée heureuse,. érotique,

dédiée à Méry Latu'ent, tant aimée de lui. Il Y eXplore le

territoire de l'érotisme féminin tout comme B~dela1re qui

songeait dans La Géante à -

Parcourir à loisir ses magnifiques formes, 2 Ramper sur le versant de ses genoux énormes.

Mallarmé comme Baudelaire trouve dans le corps fé~ le

prétexte aUX eXplorations de contrées nouvelles. Charpen­

tier souligne ce glissement d'un recensement immédiat et in­

time à un plus vaste recensement géographique : "L'idée de

conqu3te dans ce voyage s'applique également à la femme et

à un territoire tt •3

lRichard, op. cit., L'Univer~, p. 268.

2Baude~aire, op. cit., ~., La Géante, p. 96.

3Henri Oharpentier, "Etude", Le Point, Lanzac par Souillac (Lot), février-avril 1944, p:-66.

73

Page 79: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

Comme dans les Eventai'ls et dans Prose MI introduire

dans ton histoire •• :~ offre la spontanéité du fait accompli

affr~ch1 de la langueur anticipatrice qui alourdit et fige

les autres poèmes de déplacement. La véracité des person­

nages mythiques est incarnée dans ce "héros" aux "talon(s}

nu(s)ltl dont la pureté malée de vulnérabilité impr~ le

mouvement au périple érotique mallar.méen dans lequel Greer­

Cobn voit nun corollaire d'évasion vers un absolumétaphy­

sique, un bond quasi religieux vers la pureté". 2 Mais tout

héros qu l il soit d~s la plus fière tradition ~tique, ce

personnage nt en demeure pas moins un "héros effarouché,,;3

c~tte imperfectnon limite l'envergure de son entreprise qui,

en f'Ût-il autrement, le projetterai·t vers ie vrai gazon de .

. 11 ailleurs, le "gazon de territoire,,4 à l.'espace verdoyant

de "touffe d'herbe du Tendren5 qui reluisait toujours pour

Mallar.mé d'une intimité amie. Mais pour dominer le gazon

féminin, décuplé en régions mystérieuses, il lui faudra fon­

dre les I1glaciersu6 qui surplombent de leur gel son site

d'élection.

lMallarmé, op_cit., .2.:.2,. , M'introduire dans ton histoire ••• , p. ?5.

2Greer-Cobn, op. cit., Towards the Poems,p. 3?

3Mal l armé , op. cit., ~., MI-introduire ••• , p. 75.

4Ibid, M'introdui~e ••• , p. ?5.

~ondor, op. cit.~ Mallarmé cité dans y!!, p. 55.

6Mallarmé, .2l2.!.,. cit., .2!.2.., M1introduir,! ••• , p. ?5.

74

Page 80: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

Les "royaumes épars III qu lil découvre déploient les

tonalités de l'envol; la chevel'l:tt'e 'dorée de son uPaonu2

Méry . fait la ro'\lS devant le regard ébloui du poète - image

saisissant,e du sol:-eil qui emporte ses visions dans le tour­

billon de sa course crépusculaire. Oe royaume s'éteint avec

le couchant; ou doit-on entendre que le soleil avec "ton­

nerre et rubis aux moyetet"3 choit avec l'accalmie de la

fougue amoureuse du visionnaire au "vespéral de (ses) .

chars tt ,4 c'est-à-dire au déclin de son ardeur'l Son voyage

imaginaire dans le domaine de l'éro1tism.e entra!nerait ainsi,

dans son sillage, le rituel céleste quotidien à sa chute

où meurt la pourpre.

Chassé croit plutôt que le poème s'achève sur une

note ironique: "Le poète est trop désargenté pour s'of­

frir, le soir, une promenade en voiture aU Bois; le seul

char è. sa disposition, c'est le char du solei1".5 Peut-

on starroger le droit de minim1~er la multiplicité des vi­

sions mallar.méennes et de choisir entre ces interprétations'l

Ce voyage est-il lancé par l'embarras pécunaire le con­

traignant à un envol artistique suppléant, ou est~ce un

~~., M'introduire dans ton histoire ••• , p. 75.

2Mondor, op.cit., Mall~é cité-dans Mallarmé plus ~.~ p. 242 •.

3Mallarmé, ,op. cit., O.c., M'introduire dap.s ton a:Î;s,toi,r~e ••• , p. 75. _. . -

4Ibid., M'introduire ••• , p. 75. 5 Ohassé, OR., .c,it., Clefs, p. 203.

75

Page 81: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

essor em.o'l:lI'eux capable de régir le jeu solaire? Ou SI agi­

rait-il d'une rassurance ~a:ns la réalité du cycle céleste

que ses illusions d'amant victorieux poss~de enfin?

... ,

Ne me suffit-il. pas ••• pour jouir de 1a confirmation de mes exploits imaginaires., de voir le soleil en feu, dans le ciel occidental, s'enfoncer au milieu du ton­nerre et des nuages rouges et pourpres'll

Avec Le vierge, le vivace et le bel. sujourd'hui

dont la première édition date de 1885, commence ici

l'étude d'oeuvres attribuées à la r3verie aquatique, tôt

assombrie par une présence tombaJ.e. Connne dans Remémora­

tiop-_d t amis belges, la présence du cygne est un .~J.m!!; en

sa noble solitude il rappelle le génie poétique. Mallar­

mé reprend le conflit entre le mouvement du r3ve d'aven­

ture et sa cessation dans le témoignage poétique, élabo­

ré aussi dans Pro~e, mais prése~té ici dans une veine dé­

nudée d'espoir. Pas de voyage; au plus, Uun mouvement

tout intérieur, dit Duchesne-Guillemin, car extérieure­

ment rien ne parait changé".2 Ce sonnet illustre l'unique

tableau d'un oiseau, agent d'envol, prisonnier de glaces

lacustres, à cause d'un savant renversement de l'ordre des

IDavies, Mallar.mé cité dgns Drame solaire, p. 160. 2 Jacques Duchesne-Guillemin, uLe Cygne de Mallarmé'!

E!Preinte~, Paris, 1948, p. 50.

76

Page 82: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

choses que Bachelard appelle une ."s'31Ilbiose des images (qui)

donne l'oiseau! l'eau profonde".1

Le cygne affronte en toute lucidité le vasteespa­

ce devenu ennemi, en face duquel i1 peut nier mais non abo-

1ir sa captivité ou "resp1endi(t) l'ennui".2 Ouirassé

dt une form.eextérieure immobilisante il se rés.igne à la

confrontation intérieure. Son cou majestueux synthétise

toute l'aventure : flèche lumineuse qui jaillit des glaces

vers le ciel, il incarne la foree dt arraehement. Est~ve

semble être de eet avis quand il rappelle que "1e eo~ et

non les pattes secoue 1a blanehe agonie".3 Mais le cou

retombe et trace une sp1endide eourbe qui fixe l'image de

son éternelle interrogation, de sa quête intériorisée en

direetion du lieu figé et de ltinfini de son âme seer~te,

site inviolable des "vo1s qui nt ont pas fm". 4

Oe eygne aux ai1es inuti1es ne s tenvo1e pas eomme

les autres oiseaux; i1 se refuse le subterfuge de ltinfini

azuréen, il se refuse jusqu'à l'extériorisation eonsolante

d'un èhant de cygne. S'il "tourne l'épaule à 1a vie",

77

lBaehelard, L'eau et les r~ves,. Librairie José Corti, Paris, 1942, p. 72.

p. 68. 2Mallar.mé, op. eit., ~., Le vierge, le vivaee

301aude-Louis Estève, Etudes philosophiques sur l'expression littéraire, Vrin, Paris, 1939, p. 146.

p. 67. ~llar.mé, op~ eit., ~., Le vierge, le vivaee

... ,

... ,

Page 83: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

c'est pour marquer sa fidélité au "ciel antérieur où

fleurit la beauté".l Il restera volontairement l'image

parfaite d'un désir d'au delà qui unit ciel et terre par

un filament spirituel. La nudité éclatgnte de la glace,

ajoutée à sa propre blancheur, dépeint un paysage vide

"ivre,,2 de désir; le poète a semé le vocab1e tlivre" six

fois dans ce sonnet en respectgnt ou non l'ordre des let-

"vivre" "givre" "délivre" "vierge" et ., , , , nhivern·~3 Cet affolement extatique de la vide blancheur

en qU§te d'étoffement suffit, par s"3lDbiose, à couronner

le cygne lIprince l1 de l'aspiration vers l'infini. Il ne

s'agit pas d'un simple conquérgnt d'~spaces limités, nous

dit Duchesne-Guillemin • "Son "Our éclat son éclatante pu-. .. , reté lui suffit et le place au-dessus de tout ce qU'il

pourrait faire".4

Le cygne devrait toutefois se méfier de son or­

gueil - refus total - qui le sépare même de l'amour, lui

infligeant la nblanche agonie tl•5 Il risque la paralysie

1 ~., Les Fenêtres, p. 33.

2Ibid., Le vierge, le vivace ••• , p. 67~

3Ibid., Le Vierge, le vivace ••• , p. 67, 68.

4a:aeques Duchesne-Guillemin, tlAU sujet du: 'Divin Cygne' 11, Mercure de France , 1er septembre 1948, p. 68.

5.Mallarmé, op. cit., ~., Le vierge, le vivace ••• , p. 68.

78

Page 84: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

de son espace intérieur; ranson inévitable d'une "intério­

rité prise! son propre piège".l Sa fièr.e apathie pourrait

l'immobiliser tant intérie'lll'ement,qu'extérieurement et ·fai­

re de son supplice "un exil inutile".2 Déjà il ne'poss~de

que l'essence d'un fantôme prolongeant une agome intermi­

nable par son refus de l'engouffremeRt dans le gel tombal

, du lac qui l'engage à demi dans "l'horreur du solft.3

Le cygne sait que ce n'est pas en brisant cette

nappe blanche qu'il parviendra à s'échapper; .cette Il accumu­

lation de vols", cette "sédimentation d'échecs et d'immobi­

lités .. 4 qu'est le lac ne peut ~trebrisée au nom de llaspi­

ration vers l'au del'à. sans violer les conditions de l'art,

de la mysticité : 11 ••• le jeu se borne à une perpétuelle

illusion sans briser la glace". 5 Pour le cygne aUC'llne é­

mergence possible, pas plus que de sursis pour le soleil

dans Tout orguei1 fume-t-il du soir •••• Sa connaissance

implicite et sa résignation immédiate à cet état de choses

provoquent la rêverie ininterrompue et contrôlée du "songe

froid de mépris";6 i1 trouve la clef de 1'aille'I.:I:Ps choisi

lRichard, op. cit.,. L'Univers, p. 179.,

~all~é, op. cit., ~., Le vierge, le vivace p. 68~

3Ibid., Le vierge, le vivace ••• , p. 68.

4aichard, 0.E-, c:t:t., L'Unive:r::s, p~ 252.

51Iallarmé, op'~ cit., Sh2,., Mimique, p_ 310

6Ibid., Le Vierge, le vivace ••• , p. 67.

... ,

79

Page 85: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

en transcendant le tlcoup dt aile ivre" (du) "vierge, (du)

vivace et (du) bel aUjourd'h,rl.II. 1

En 1864 Mallarmé écrivait à Tour.non son premier

poème marin. Le paysage de Brise marinp sera suivi de

quatre autres pièces qui en reprendront le th~me pour l'ap­

profondir jusqu'à la décruntation totale duQoHR de' qé~.

Il s'inscrit dans la veine des années 64 à 83 alors que

l'azur de jeunes/se fait place à la grande nuit de la qu@­

te mallarméenne qui assombrira les autres aventures mari­

nes. Les sources de cette oeuvre sont manifestement

l'Invitation au voyage de Baudelaire~ aux bateaux amarrés

frémissant d'anticipation voluptueuse, et le ravissement

de Poe que lui remémorait sa propre traduction : "Tout ce

vers quoi mon âme languissait - une 1le verte en mer". 2

Deux ans' après sa composition, Mallarmé confiait,

à un ami quel Brise marine ntétait qu'un "désir ineXpliqué

qui vous prend parfo,is de qui tter ceux qui vous sont

chers et de partir" • .3 Désir, en effet, car ce poème est

le drrune du désir ensorcelant qui fait miroiter des para­

dis perdus où cesserait l'angoisse du mal dtêtre retenu.

Comma dans le célèbre proverbe de Montaigne, Mallar.mé ,-

80

lIbid~~ Le vierge, le viva~~ ••• , p. 6?

2Jt>id., A; quelqu',un au paradis, p. 199.

3Chas'se, op., cit., Mallarmé cité dans Cle~.!, p. 106.

Page 86: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

sait ce qU'il fuit, mais il ne sait pas ce qU'il cherche.

Son désir., d'après PouJ.et, "ne sait où s'adresser, qui a.t-1

teindre, ni même que demanderu •

Le charme de la vie douce des "vieux jardins,,2 ne

le retiendrait pas plus que "1a je'Ulle :femme allaitant son

er~ant".3 Oes aimants ne sauraient, par leur force d'at­

tract:i:on, le garder fidè'le à la corvée du "vide papier que

la blancheur défend".4 Il voudrait se soustraire à l'es­

clavage de sa stérile missionspiritue11e. A son ame dé­

sabusée, beaucoup plus attirante que J_a froide blancheu:t'

de la page, para1t l'~ensité de la mer. L~s oiseaux

"ivres d'être parmi l'écume inconnue et 1es cieux1t5 stimu-

1ent de leur invitation un él~ déjà presque total; cette

invitation se répercute sur les autres "poèmes marins".

La présence d'un bateau refor.muJ.e l'envofttement

des "galères d'or,,;6 à présent la vision est rehaussée de

!Poulet, op. cit., p. 302.

2Mallarmé, op. cit., ~., Brise marine, p. 38.

3Ibid., Brise marine, p. 38.

4Ibid., Brise marine, p. 38. -5Ibid., Brise marine, p. 38.

6Ibid., Les Fenêtres, p. 32.

81

Page 87: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

tout ~e concret d'un "steamer"l tellement plus ,souhaitable

et satisfaisant pour le pauvre Stéphane. Selon Ohassé il

aurait été, ,s. l'époque, en qu~te dl emploi à bord d'un paque­

bot! ••• Son esprit est rivé à l'image hallucinante' de cet

,"oeil voyageur, frSleur d1infinis", dans les pa~oles de

Barthes, et qui "produit sans' cesse des départs ••• fait

pas sel' l' homme d'une psychanalyse de la caverne à une poé­

tique véritable de lleXploration".2 Sa concentration sou­

tenue démunit finalement le bateau et le réduit à son plus

modeste schème; ~e po~te le présente sans mâts, ne lui

laissant que sa quille pour se diriger sur une mer inconnue.

Oette absence de mâts qui auraient été arrachés

après avoir "invit(é) les orages"3 rév~le l'inquiétude se­

crète de l'écrivain; ~s le premier vers, il a éliminé

deux sur trois des évasions proposées dans ~s Fen3tres, :

"La chair est triste, hélas! et j'ai lu tous les livres".4

Après le refus des pos'sibilités de la chair et de llesprit,

il ne lui reste plus que le suicide comportant ici tous les

artifices du péril marin. Le jeune poète est obsédé par le

lIbid., ~rise marin~, p. 38.

2Roland Barthes, Mythologies, éd. du Seuil, Paris, 1957, p. 92.

3Mallar.mé, op. c~~., ~., Brise mari~~, p. 38.

4~., Bris;e;' .• ~il'l;,E!., p. 38.

82

Page 88: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

pressent~ent des désastres futurs - pressentiment qui se

transfor.ma en espoir secret de naufrage, en désir de se pré­

cipiter au devant de ces désastres. Il se voit déjà "per-

(A" ." 3. du ), sans mats" sans mats" nd. fertiles 110ts ••• , re-

nonçant aux sécurités du quotidien familier -idée morbide

que le pléonasme de cette répétition met en relief. Ainsi

peut-on comprendre la pensée qui l'animait et lui faisait

dire à Eugène Lefébure : "La destruction fut ma Béatrice".2

Pour son esprit l'aventure périlleuse est le transfert

d'.'lllle vie accablante" d'une existence qui le suffoque de

responsabilités. Plus élucidante encore semble 3tre la ré­

vélation de Beausire : 11 ••• c'est au néant qu'il voudrait

marcher, tant ••• l'excède la lucidité de sa conscience tl • 3

Mais le départ reste à l'état de désir. Comment

s'en aller quand c'est soi-même qU'on cherche à fui~~ En

somme ce n'est que son "coeur qui dans la mer se trempe lt• 4

Il ne pourra pas y engager toute son existence.

Salut, de 1893" ajoute l'insouciance au paysage

marin de Brise marine,. Mallarmé entreprend sans ambages

cette nouvelle aventure marine en contemplant une coupe de

Paris,

lIbid., Brise mar~e" p. 38.

~. Mondor" Eugène Lefébure (lettre,s), Gallimard, 1953., o. 348.

3Beausire, op. cit., p. 100.

4mallarmé , op. ci!.t'., .Q.!:2.., Bri se.,ElS-yine , p. 38.

83

Page 89: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

champagne qu'il lève en toast à l'occasion d'un banquet

littéraire. Ce léger prétexte déclenche la rêverie du dé­

part aquatique et il navigue sur la barque de l'esprit,

eette fois ave.c ses commensaux, sans égard pour ttJ.e flot

de foudres et'd'hiirers tt • l

Rassuré ·pax-J la prés'enee de ses amis· écrivains,

Mallarmé manifeste toute la candide bravoure de l'aventu­

rier penché à la barre. Tous sont initiés aux dédales de

la création et cette connaissance les for~i.tie au moment

du départ vers leur but esthétique : "SolitUde, récif~

étoile lf •2 Tous ont passé par le dur apprentissage de la

solitude créatrice; ils ont bravé le récif perfide du ris­

que artistique et aspirent à la même étoile lointaine de

pe·rfection que leur ma!tre. Ils risquent, bien s'Or, le

.saut cosmique à partir du naufrage avec ses If sirènes

mainte à·l'envers".3

Dans l'écume du champagne Mallarmé en~revoit le

"tangagen4 menaçant du navire qui creuse la mer de plus

en plus au milieu des sirènes noyées, des foUdres et des

hivers, mais l'équipage atteint la rive de sa destinée.

l S.alut, 27. ]bid., p.

2Ib· J.d. , Salut, p. 27.

3Ibid• .... ~r~._ , Salut, p • 27.

4Ibid .• , Salut, p. 27.

84

Page 90: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

85

D'un commun accord les poètes regardent devgnt eux "sruns

craindre"l et sans se bercer dl aspirations dépassrunt leur

art : ils se contentent de la seule "ivresse belle".2 Tel

est le voyage par plaisir, à la manière de Au seul souci de

voxager - voyage qui s'esthétise en se tournant vers son

propre déroulement. Les ex.plorateurs du moi joùissent

d'une telle ivresse qU'ils sont prêts., malgré les péril.s, à

"porter debout (un) sa1utn3 en l'honneur de la s.olitude,du

récif' et de l'éto1;Le qui leur font signe·. de partir et . leur

le courage de lever la voiJ.e du "blanc souci de (leUr)

tOi1e".4

Avec une fraîche spontanéité Mallarmé a:ura. inis dans

~alut, ~me partiellement, son aneienne ambition de

" ••• terminer (ses) longues réflexions de inenerà·bo:rine

fin (ses) minutieuses préparations, de ·s'é1ancer·vers l'i­

déal au lieu de (se) creuser la tête pour trouver une maniè- .

re adéquate de l'évoquer". 5

pensée p. 79.

l S.alut, 27. Ibip.. , p.

2 Ibi,Ë;. , Salut, p. 27.

3Ibid., Salut, p. 27.

4Ibid., Salut, p. 27.

50harles Ohadwick, Mallarmé cité dans tilallarmé.1 s~ ~§ la poésie, Libra~rie José Oorti, Paris, 1962,

Page 91: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

1

Le po~me posthume, Au seul souci de voyager, rép~­

te le paysage marin de Salut. Sur une mer nocturne sillon­

née par le destin, qui est s'Ylnbolisé par une barque, navi­

gue "sans "que la barre ne varieul un exploratetm"'" cosmique

dl avant la lettre. un parall~le s'établit entre la cons­

truction syntaxique et le voyage; une longue phrase ordon­

née, "sans interruption, décrit un trajet sans escale, le

cap fixé touj ott!>s vers le m3ms but. Noulet affirme cette

correspondance entre la chose vue et la chose dite q~and

ellé déclare qU'"aucun po~e plus que celui-ci n'est, se­

lon llexpression de Bachelard, un tttë~racle de mouvement',

et c'est la syntaxe qui dénonce et imite la plus grande

des mobilités vivantes : la mobilité imaginaire". 2

Les idées de salut et de voyage s'entremêlent;par

86

la mobilité imaginaire le récit d'aventure glisse au salut,

"me~sager du temps",3 que le po~te porte à la gloire de la

passion de transcender le temporel vers "nuit, désespoir,

pierrerie",4 cr~st-à-dire au delà de toutes les frontières

i!'..:f'ranchissables, au delà d,llune Inde splendide et trouble", 5

p. 72.

Droz,

lMallar.mé, op. cit., ~., Au seul souci de vOY§Ber,

2~lie Noulet, Vingt po~mes._ge Stéphane Mallar.mé, Geneve, 1967, p. 2?2.

3Mallarmé, op. cit., ~., Au seul souë"i ••• , p. 72.

4Ibid., ~ seul souci ••• , p. 72.

5Ibid., ~u seul souci ••• , p. 72.

Page 92: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

jusqu'à l'Eterne~ m3me. Mallarmé salue le voyageur qui,

comme dans Brise marine, est pr~t à consentir tous ~es

sacrifices.

Personnage so~itaire, "le pâle Vasco"l agit uni­

quement par DmQttr du voyage, selon la prescription baude­

lairienne que IIles vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui

partent pour partir". 2 Le but de· Vasco se fixe au plus

loin, au delà du temps, "cap que (sa) poupe double 11 ,3 au

terme d'un long pèlerinage iqui serait l'oeuvre de sa vie.

Il sait où il va et s'y dirige sans hésitation en un tri­

ple saut intuitif qui va de "l'inutile gisement,,4 au cri

de l'oiseau "reflété jusqu'au sourire,,5 de l'ho:mme.

L'ambition du poàte se l~te ici à llévocation

d'un vrai voyagetœ. QU'est donc devenue, dans le ressas­

sement de ces souvenirs historiques, la grande ambition

mallarméenne de partir? Noulet suggère que ~le désir de

voyage, le goût de change1r se limiteront à la cI'éation

d'un poème, d'un envoi, de ce salut à un. voyage possibletl. 6

lIbid., Au seul souci de voyager, p. 72.

2Baudelaire, 0'0. cit., Le voyage, p. 196.

87

3Mallarmé, op. cit., ~., Au seul souci 4

... , p. 72 •

~., Au seul souci ••• , p. 72.

5Ibid., Au' seul souci ••• , p. 72.

6Emilie Noulet, tlAu seul souci de voyager", ~­preintes, Paris, 1948, p. 28.

Page 93: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

On est loin des visées antérieures! Mallarmé remue davanta-

ge ces souvenirs de Vasco parce qu'il sent, selon Gengoux,

que Vasco est "l'unificateur de l'Univers, est .le corres­

pondant du Poète qui tente 'l'explication orphique .de la

terre,n. l Voilà pourquoi il imagine un Vasco qui aspire,

comme lui, au même lieu isolé, de nuit~ de désespoir et de

pierreries, par~aits correspondants de solitude, récif et

étoile dans l'univers squelétique de Salut.

La frénésie obsessionnelle pouss~t à atteindre la

rive inatteignable s'est calmée. C'est maintenant l'heure

du savoir-faire, celle de l'explorateur célèbre qui fr~­

chit sans inquiétude la solitude, la nuit et le désespoir

du gisement perdu qui ne sera pas découvert. Impassible en

face de l' engouf'frement de la "vergue bas plongeante avec

la caravelle lt ,2 l'homme lève son regard vers l'heureux pré­

sage d'un "oiseau d'annonce nouvelleu) qui précède son na­

vire et chante l'aurore à venir. Mallarmé découvre, par

l'exemple de Vasco, que l'aurore suffit à encourager la pa­

tience, consolation ~édiate au voyageur souriant mais

aguerri contre les vicissitudes du voyage.

lGengoux, op. cit., p. 105. 2 Mallarmé, op. cit., ~~~ ~u seul souci ••• , p. 72.

)Ibid., Au seul souci ••• , p. 72.

88

Page 94: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

89

Avec son ciel. nocturne "de basal.te et de l.aves",l.

ses écumes sauvages fouettées par l.e vent, sa sirène noyée

et son abtme d'où surgit comme un ossèment le dernier ves­

tige dlun bateau, A l.a nue accabl.ante tu ••• , de 1895, pré­

sente pgr.mi les courtes pièces l.e pl.us sombre voyage. Pré­

cédant de deux ans ]h Coup de dés il. en exécute dans l.a mê­

me veine hermétique un raccourci saisissant.

Mal.l.armé explique cet hermétisme qU'il affectionne:

"Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée .s'enve­

loppe de mystère".2 Dans un l.angage fort mystérieux il. ex­

prime une certitude qulil ne s'était pas encore avouée: il

n'y a ni savoir, ni conquête, ni voyage possibl.e.. Comme

plus tard dans Un Coup de dés, la matière s'impose à tous

les mouvements de l.tintelligence et de la volonté sans

transcendance possibl.e. Mais cette tragique "perdition

haute"3 ne se révèl.e qu'aux initiés, d'où 1 ther.métisme sou­

tenu du récit, l.a dispersion verbal.e délibérée qui image, 4 selon Charpentier, "les pièces d'un navire l1

Aucun passage du poème ne semble offrir un espoir

de sursis. Le poète interroge le théâtre du désastre pour

lIbid., A l.a nue accablante tu ••• , p. '76.

2Emil.ie Noul.et, Mallar.mé cité dans L'oeuvre poéti­que de Stéphane Mal.larmé, Droz, Genève, 1940, p. 37.

3Mallar.mé, op. cit., O.c., A l.a nue accablante t~ ••• , p. '76.

4Charpentier, oP. cit., p. 66.

Page 95: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

90

découvrir "quel sépul.cral naufrage"l y a eu lieu, dérobé à

la fois au ciel et aux échos de la mer, pour "aboli(r) le

mât dévêtu", 2 épave suprême. Ce mât sans voile n'a ni. uti­

lité ni sens. Vue de loin, cette longue forme mince signi­

fierait tout aussi bien le naufrage du "flanc enfant d'une

sirène"3 que celui d'un navire.

Cet attentat commis dans le silence sans laisser

aucune t:l?ace fait dire â Mauron qU'il y a "beaucoup de

bruit, pour rien";4 ce rien d'un départ hallucinatoire sans

,voyage, sans bateau, est fatalement prescrit par le mouve­

ment chaotique de la mer, puis confirmé par le vide du site

lors de l'accalmie à la fin du poème. L'atmosphère du dé­

but, au dire de Gr~er-Cobn, lIun plafond écrasant posé en

couvercle ••• sur (le) désir de survivre au voyagen,5 est

tout aussi accablante dans le vide du paysage f~al ou

seulement llécmn.e "tra!nen6 sur les rochers où rien ne se

meut de son propre mouvement, dl un mouvement qui soit indé-

pendant du rythme tout-puissant de la mer.

lMallarmé, OP. cit. , ~., A la nue accablante tu , . . ,., p • 76.

2 A la nue accablante tu 76. Ibi,q. , ... , p •

3Ibid. , A la nue accablante tu ... , p • 76

~auron, OP. cit., p. 159.

5Greer-Cobn, op. cit., Towards the Poems of M., p. 230.

6Malla r.mé, op. cit., ~., A la nue accablante tu ••• , p. 76.

Page 96: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

La conspiration de·la matière a étouffé selon Nou­

let "ce qui existe à peine, la forme entrevue d'un mythe

naissantll,l le mythe de l'odyssée marine. Il n'y a pas

même l'ombr~ de cette suggestion qu'à un moment antérieur

le voyage aurait pu progresser. "L'inutile gisement"2 de

ce poème se métamorphose dans A la· hue accablante ••• en

un mat dév3tuu3 présageant l'impossibil:tté du périple et

signe plus inutile que le gise~entlégendaire car il est

voué à la. futilité la plus complète.·

L'avertissement de la matière dominante s'adresse

non seulement à l'artiste voyageur mais à tous ceux qui as­

pirenaient à outrepasser les écueils de leur existence,

d'où la profonde tragédie de A la nue accablante t,u ••• ;

Bernard en parle ainsi : "Il n 1 est nullement question"

pour Mallarmé I~ •• du nau1'ragede ses espérances, ..... mais

de l'homme en général et de sa lutte contre les forces de

l'univers".4 Cette lutte est vouée à l'échec par l'inap­

titude de Mallarmé à évoquer l'image d'un bateau, agent de

bonne augure, et entouré, par exemple, d'oiseaux. Le seul.

agent qui aurait pu être d'heureux présage, la sirène, se

91

p. 72.

lNoulet, op. cit., Dix poèmes de St. M., p. 138.

2Mallarmé, OP. cit., .9..!.2..,AU seul souci de voyager,

3~., A ls(nue accablante tu ••• , p. 76.

4Bernard, op. cit.~ p. 120.

Page 97: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

A ~

trouve noyée de- la m3me façon que l'équipage .du bateau qui

ne projette déjà p1us que l'ombre ~'un spectre. Olen est

déjà assez pour se demgnder s'il y a vraiment eu, en'quel­

que époque lo~taine, embarcation pour un ailleurs.

Les méditations du po~te s.ur le 'voyage se ternd­

nent avec Un coup de dés (1897).. Composé en m3me temps que

1e Cgntigue de saint Jean, cet ouvrage de dix-neuf pages

est imprégné de la même inaptitude à sortir du monde maté­

riel pour s'envo1er vers l'immatériel "de l'horizon un8n1-me".l Mallarmé avait conçu cette oeuvre en tant que ta­

bleau global d'un naufrage commique, visuel par la dispo­

sition typographique, l'effet verbale et liordre des pa­

ges, mais inte1lectuel et artistique en son contenu. Aus­

si confie-t-il à son disciple Valéry :

La conste~lation y affectera, d'après des lois exactes, et autant qu'.il est permis à un texte iliIPrimé; fatale­ment une allure de constellation. Le vaisseau y donne2 de la bande, du haut d'une page au bas de l'autre ••••

Dans ce voyage "qui va s'ensevelir aUX écumes ori­

ginelles u3 le récit est remplacé par l'hypothèse, devenue

le seul instrument maniable du poète qui "se place et nous

place tl, dit Garcia Bacca, "dans un univers probabiliste,

et non dans le petit monde de lloccasionne;LIt.4

lMa1larmé, op. cit., ~., Un coup de dés, p. 463

2paul Valéry, Mallarmé cité dans Variété II, Gallimard, Paris, 1924, p. 200-201.

3Ma11armé, Qpe ci~., O.,c., un coup de dés, p. 473.

4J .-D• Garcia Bacca, "Mallarmé", J@npreintes, Paris, 1948, p. 78.

92

Page 98: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

ct

Le ~ représente la finalité d1un dernier geste;

la mer en "cOnflagrationl1l se fait mer totale; le ciel de­

vient "quelque surface vacante et supérieure,,;2 la cons­

tellation au "compte total en formation"3 est le signe ul­

time et le bateau de "chance oiseuse,,4 file le dernier

voyage tenté par 11homme. La blancheur de la page se con­

jugue avec la mer écumée et la voile pour créer le paysage

nébuleux d'un désastre sur l'océan du hasard où un vieil­

lard, "maniaque chenun ~ 5 est la victime qui a osé SI oppo­

ser aux forces de la nature. Mattre de sa course et de sa

destinée, l1homme pourrait alors lancer le coup de dés qui

assurerait sa survivance; mais sa main, projetée hors de

l'eau, se crispe sur les dés.

Richard affirme qu'à ce moment d'hésitation où on

ignore si le capitaine jettera les dés, "la profondeur se

lie génétiquement à l'altitude, le gouffre se marie à la

constellation dans le geste d'un suicide créateur".6 A

cet instant f'ugitif Mallar~né réalise l'unité du monde

lMallarmé, 012- cit., ~., Un couE de dés, p. 462.

2Ibid., Un couE de dés, p. 477.

3Ibid., Un couE de dés, po 477. 4 Ibid. , Un couE de dés, p. 464. 5 Ibid., Un cOUE de dés, p. 462.

6Richard, 012· cit., L'Univers, p. 598.

93

Page 99: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

qu1il avait tant cherché à resserrer dans un tout cohérent

au moyen du voyage ou de la formulation orphique -- Cl est

le Itnau1'rage de quelque haute visée"l conçu dans Igitur.

Le vieillard, au poing hors de l'eau, unit,symbo­

liquement dans ce geste le ciel avec la terre, mais son

hési tation le noie dans la nappe marine et le rend "t'enta­

me d1un geste n2 comme le cygne emprisonné par hésitation

aussi dans le gel aquatique et qui n1avait su se décider

à "chant(er) la région où "fivre".3 Cette hésitation du

voyageur nous présente au dire de Verhesen un Mallarmé

qui "est resté sur le seuj.l d'un monde entrevu, et comme

foudroyé, dans llimpossibilité de le parcourirn•4 Le dé­

sir d'absolu l'inquiète encore et dépasse le triomphe pos­

sible d'un coup de dés.

De cette vaine lutte avec les éléments qui aboutit

à la lIconjonction supr~me avec la probabilité,,5 na1t un

vague héritier à qui le Maitre transmet la connaissance

enfermée dans son poing au-dessus des flots. Un autre ta­

bleau montre ce Hamlet nprince amer de l'écueilt16 au rire

lMallarmé, OP. cit., ~., Igitur, p. 451.

2Ibid., Un coup de dés, p. 464.

3Ibid., Le Vierge, le vivace et le bel aujourdthui ••• , p. 68.

4Fernand Verhesen, "Un coup de dés", Empreintes, Paris, 1948, p. 66.

~allarmé, op. cit., ~., Un coup de dés, p. 464.

6Ibiq., Un coup de dés, p. 469.

94

Page 100: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

·e

ct

sonore suggérant que le contenu secret du coup de dés, no­

tamment la pensée absolue, aurait été le fruit du Hasard.

Rien ne sr~pose plus au paysage : la sirène qui nage un

moment à la surface du désastre disparaît aussitôt .comme

95

sa soeur dans A la nue accablante tu ••• ; l'échec de la v.oi­

le contre l'espace se prolonge dans l'échec de la "lucide

et seigneuriale aigrette".lCette plume sur la toque de

Hamlet, chue d'un oiseau de défaite, n'arrive pas à la hau­

teur de sa tâche littéraire sous-entendue •••

En somme rien ne se passe, nrien nI aura eu lieu

que le lieu", 2 et il en aurait été ainsi même si le 'Nombre

des nombres eftt été lancé. Il n'y a que l'ab1me et, "aus­

si loin qu'un endroit fusionne avec l'au-delà",3 c'@st-à­

dire hors de l'espace où le hasard triomphe, une constel­

lation brillante d'espoir omise dans A la nue accablante

.. ~ •••• Comme le "septuor" "de scintillationsu4 remplace

la "défunte nue n5 du sonnet en X, ici la constellation

fait suite aU naufrage. Mallarmé revêt l'aU-delà inattei­

gnable d'une certaine forme dans Sa poésie; dans Un coup

lIbid. , Un cou]2 de dés, p. 4'70.

2Ibid., Un couE de dé~, p. 474-475.

3Ibid., Un couE de dés, p. 476-477.

4Ibid .. , Ses 121.lrS ongles très haut dédiant leur onYaS ... , p • 69.

5Ibid. , Ses 12Ul'S ongles très haut dédiant leur on:v:s ... , p • 69.

Page 101: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

de dés il le symbolise par l'étoile d'un ciel ineffable,

celui des ~tres ailés de son enf~ce; d~s un envol in­

tellectuel, il effectue un retour complet. Citons-le à

ce propos: Il ••• c l est l'éternel retour de l'exilé

tant on n'échappe pas •• ~ à l'inévitable Mythe".l

•••

La mer et les étoiles forment la trame du voyage

hypothétique des dés lancés et retombés, lequel runnonce

l'évanèscenee de l'univers de l'homme dans le Néant, "ne

laissant que l'éternité monolinéaire,,2 d'apr~s Greer-Cobn.

Cette alternative des dés, lancés ou non, cet éternel

"soit que ••• soit que"3 ne peut "atteindre", dit Richard,

lia sa pleine vertu qu'en refusant d'$tre autre chose qU'une

possibilité pel'lllaIlente de passage ll •4 En partant des pré­

mices voulant qua ce passage st ouvre sur le Néant, mieux

vaut s'y préparer par l'activité artistique à la manière

mallar.méenne que d'y ~tre projeté en vociférant des pro­

testations aveugles~ Parvenu à ce point, Mallarmé avait­

il enfin trouvé sa place1 Que n'eüt-il vécu plus long­

temps pour nous transmettre l'orientation définitive de

sa pensée!

1 Idem, op. cit., Propos, p. 345.

2Greer-Cobn, op. cit., CoUP de dés, p. 21.

3Mallar.mé, OP. cit., ~., Un coup de dés, p. 460.

4Richard, op. cit., L'Univers, p. 428.

Page 102: Le th~me du voyage dans la poésie de Stéphane Mallarmé a été

CONCLUSION

L'étude des "m.iJ.ietlX à parcourir" et des "agents

du voyage" suivie d'une exégèse sommaire des principa'UX

poèmes de Mallar.mé sur, la hantise de l'ailleurs, ont of­

fert une première analyse du thème du voyage. Mais après

avoir ainsi morcelé une totalité pour satisfaire aUX exi-

. gences de llexplication (lexicologique et thématique)~

nous devons considérer le thème du voyage dans son aspect

synthétique, purement mallar.méen.

Nlest-ce pas, d'abord, la hantise d lune absolue

pureté qui s'était très tôt emparée du poètet Cette con­

templation d lun absolu se modifie très vite, car l'art

exige la retombée dans un lieu très froid, même si propi­

ce è. son éclosion. Et pour franchir la distance il faut

voyager. D'où l'élan maintes. fois répété vers les gJ.a­

ciers, ainsi que l'envol de saint .Jean et le drame du cy­

gne, tous destinés aUX altitudes d'une blancheur nouvelle.

Le désir et, partant, la nécessité du Itdépart", se fondent

sur cette .obsession marquante chez le poète.

Là réside le dilemme; car l'oeuvre artistique é­

tait le parfait instrument d'une ttexpédition métaphysique"

et elle seule, avec son feu sacré, pénétrait les signes

sensibles du monde réel jusqu!à l'intériorité affective

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pouvant relier microcosme et macrocosme. Le poème devient

alors~ comme les autres milieux, une contrée à parcourir :

le voyage est affaire mentale. Aussi convient-il d'ajouter

à l'hermétisme du poète le mystère de l'initiation que de­

mande cette entreprise. Pour "saisir" le lecteur n'aura

d'autre expédient que sa propre affectivité capable d'ad­

hésion en traversant le labyrinthe poétique.

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Cette décantation du yoème est-elle vraiment indis­

pensable à la possession des altitudes nouvelles! Pour at­

teindre le Beau, "élévation défendue et de foudre",l sans

risquer la folie ou le suicide, Mallar.mé ne dispose que de

son art fO.it de mots et de rythmes. Dans· Le Livre il sou­

ligne que Itécriture constitue la grande aventure inté­

rieure, disciplinée et sacrée, c~r si la l~ua peut ou­

vrir jusqu'au Héant elle permet aussi le "départ". Le ver­

be glisse du tri-dimensionnel purement analytique, qui nous

limite â la simple visualisation, au bi-dimensionnel s-ynthé­

tique qui aplanit l'aura par sa magie de réduction, l'aère

complètement en privant le concept d'espace de son sens

habituel et en laissant les ~tres suspendus entre ciel et

terre dans une virtualité permanente d'envol. Ainsi la

langue s'allie-t-el1e au génie poétique pour évoquer la

pure essence de la pensée voyageuse. C'était dans ce sens

IMallarmé, op. cit., ~., La Musique et les lettres, p. 64'7.

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que Mallarmé disait à Cazalis : "En vérité, je voyage, mais

dans des pays inconnus ••• tu ne peux t t imaginer dans

quelles altitudes lucides je mtaventure~.l

L'a langue qui crée Un espace bi-dimensionnel se su­

perpose ~édiatement à la vision poétique d'un Absolu né­

'antisant auquel aspire Mallar.mé. Cette vision poétique na1t

dlune méticuleuse opération mentale qui dégarnit le monde

en un effeuillement méthodique pour le réactualiser en poè­

me. En d'autres mots, l'image purifiée, lancée comme en

trajectoire verticale Va tenter de cerner ltimage inviolée.

Seul le langage découvre l'intimité secr~te de l'inaccessi­

ble qulil peut seul absorber. Or, chez Mallarmé la techni­

que du voyage est alternativement science ou expérience es­

thétique. Plus le voyage fait de lui un voyant, plus il

lui propose-de moyens pour favoriser la connaissance

analogique.

La faculté de volatilisation et d'évocation du lan-

gage atteint son point culmjnant avec l'hyperbole qui se­

rait l'équivalent d'une puissance immédiate de montée ver­

ticale. Par ce procédé Mallarmé abolit le monde réel en

arrachant les images à leur prétexte conceptuel pour les in­

tégrer dans un au delà métaphysique : celui de l'ascèse

chère à Platon. "Le visible et serein souffle artificiel

lIdem, op. cit., Propos, p. 68.

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de l'inspiratio~ qui regagne le' ciel"l dans L'Après-Midi

d'un Faune traduit l'hyperbole d'une manière vivante : le

poète désincarne l'objet de sa pensée et rejoint dans un

saut absolu "les deux moitiés d'une pensée qui tâche de

se pensertl•2

L'effort linguistique, quelque magnifique qU'il

füt, .pour avoir tenté de raccrocher deux mondes, n'assu­

re pas à Mallarmé le triomphe des soUhaits. Comment au­

rait-il pu se complaire dans un succès relatif quand sa

pensée visait la perfection en refusant ce qui n'est pas à

la mesure de l'Absolu? L'ascèse linguistique laisse le

poète en proie aU désastre final, autant nécessaire que

tragique puisque selon Thibaudet "l'homme, son oeuvre,

n'existent que dans llacte même de leur naufrage ll .3 Cepen­

dant les chutes de Mallarmé marquent, en quelque sorte, un

approfondis~ement et un prolongement dans l'ab1me de la

distance parcourue.

L'espace et le temps balisent l'envol vers la lu­

mière primitive mais retiennent l'homme à la terre, ce qui

entacha toute absolue pureté. Une telle opposition aux va­

leurs éternelles est intiment liée à,la faillite de la poé­

sie. Il s'ensuit qu'en dépit d'une lutte inutile - dès le

p. 50. lIdem, op. cit., ~., L'Après-Midi d'un Faune,

2Poulet, op. cit., p. 30l~

.3Thibaudet, op. cit.~ p. 426.

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départ - il fallait ù tout prix tenter la conquête de l'es­

pace dans un mouvement en marge du temporel.' L'idéal mal­

lar.méen de la pureté et de la poésie absolues exige le sa­

crifice de tout pour faire oublier 11espace et le temps

dans un essor.de création subl~e, quoique irréalisable,

où le poète, "les 'Yeux au-dedans fixés sur l'entier oubli

d'aller, ••• nl bercerait le rêve d'un saut hyperbolique,

au milieu de sa chute, de l'ici ~édiat aux rivages

inabordables.

Si llEl Dorado des essences inviolées par le Ha­

sard échappe aU poète, quel rêve Mallarmé en fit dans cer­

tains de ses plus beaux versl Il n()us a au moins légué

une méthode d1approche spirituelle. Une grande modestie

lui rendit léger son échec partiel et il nIa jamais tenté

de décourager ceux qui suivaient son itinéraire, m~me en

s 1étant enfin résigné à nla beauté humaine de la vie qU'on 2 ne dépasse".

IMallarmé, op. cit., ~., Le Nénuphar blanc, p. 283.

2~dem, 02. cit., Noces, p. 112.

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