le site gallo-romain de saint-romain-en-gal (rhône...

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1 Le site gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal (Rhône) : monumentalité des vestiges, persistance de la mémoire des lieux Laurence Brissaud Attachée de conservation du patrimoine, service scientifique Musée gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal Vienne Il est des lieux qui, grâce à leur ancrage dans le paysage, leur histoire, leur forte identité, deviennent de véritables « réserves » de sens et entretiennent de manière pérenne, dense et prégnante, la mémoire des réalisations passées. Le site gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal, ancré au sein du secteur nord-ouest de la rive droite de Vienna, capitale des Allobroges, établie de part et d’autre du Rhône, constitue à ce titre un exemple particulièrement éloquent (fig. 1). Dans le cadre de cette journée de réflexion, il nous a donc paru opportun d’évoquer la persistance de cette mémoire, de tenter d’expliquer pourquoi et comment, depuis le dégagement des vestiges, l’analyse et la recherche archéologique engendrant la transmission des connaissances ont permis, en lien étroit avec la logique et le geste architectural du musée gallo-romain de Saint-Romain-en- Gal Vienne, de retrouver le sens du lieu et d’en faire ressurgir l’essence. Fig. 1 : Plan général de Vienne à la fin du II e siècle après Jésus-Christ. 1 : site archéologique de Saint-Romain- en-Gal, 2 : thermes du Palais du Miroir, 3 : maison d’Amour et Pan, 4 : enceinte, 5 : forum et temple de Rome et d’Auguste, 6 : théâtre, 7 : sanctuaire de Pipet, 8 : odéon, 9 : entrepôts, 10 : maisons des Nymphéas, 11 : fanum, 12 : cirque, 13 : aqueducs, 14 : stade. Conception, A. Le Bot-Helly, SRA. DAO, Cl. Marcellin, INRAP).

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1

Le site gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal (Rhône) :

monumentalité des vestiges, persistance de la mémoire des lieux

Laurence Brissaud

Attachée de conservation du patrimoine, service scientifique

Musée gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal – Vienne

Il est des lieux qui, grâce à leur ancrage dans le paysage, leur histoire, leur forte

identité, deviennent de véritables « réserves » de sens et entretiennent de manière pérenne,

dense et prégnante, la mémoire des réalisations passées.

Le site gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal, ancré au sein du secteur nord-ouest de

la rive droite de Vienna, capitale des Allobroges, établie de part et d’autre du Rhône, constitue

à ce titre un exemple particulièrement éloquent (fig. 1). Dans le cadre de cette journée de

réflexion, il nous a donc paru opportun d’évoquer la persistance de cette mémoire, de tenter

d’expliquer pourquoi et comment, depuis le dégagement des vestiges, l’analyse et la

recherche archéologique engendrant la transmission des connaissances ont permis, en lien

étroit avec la logique et le geste architectural du musée gallo-romain de Saint-Romain-en-

Gal – Vienne, de retrouver le sens du lieu et d’en faire ressurgir l’essence.

Fig. 1 : Plan général de Vienne à la fin

du IIe siècle après Jésus-Christ.

1 : site archéologique de Saint-Romain-

en-Gal, 2 : thermes du Palais du Miroir,

3 : maison d’Amour et Pan, 4 : enceinte,

5 : forum et temple de Rome et

d’Auguste, 6 : théâtre,

7 : sanctuaire de Pipet, 8 : odéon,

9 : entrepôts,

10 : maisons des Nymphéas, 11 : fanum,

12 : cirque, 13 : aqueducs, 14 : stade.

Conception, A. Le Bot-Helly, SRA.

DAO, Cl. Marcellin, INRAP).

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Implantation et développement topographique de Vienne antique, ville double

La ville antique a bénéficié d’un emplacement exceptionnel au sein d’un arc de

majestueuses et imposantes collines. Les premières traces d’une occupation humaine

remontent au Ve

siècle avant Jésus-Christ. Elles se sont révélées concentrées en rive gauche,

sur un promontoire délimité au nord par la rivière la Gère et au sud par le ruisseau Saint-

Marcel, surplombé à l’est par la colline de Pipet et, légèrement en retrait, par la colline de

Sainte-Blandine (Fig. 2).

À cette époque, le cours du Rhône occupait la plus grande partie du fond de vallée. Un

changement du régime hydrologique du fleuve a ensuite permis l’apparition du cours unique

et sinueux actuel et l’émergence de berges planes. Il ne fait aucun doute que cette évolution a

favorisé le développement d’une bourgade, autour du promontoire originel, en lien avec

l’essor du commerce fluvial. Cette position stratégique fut très vraisemblablement à l’origine

de sa promotion au rang de capitale du peuple allobroge.

Après la conquête romaine de 121 avant Jésus-Christ, ce secteur est progressivement

devenu le centre politique et religieux de la cité gallo-romaine. À l’issue de la guerre des

Gaules, l’importance de la ville s’est notablement accrue et une nouvelle expansion,

englobant les deux berges du fleuve, a alors débuté pour atteindre son apogée à la fin du

second siècle après Jésus-Christ1.

Ainsi, le quartier extra-muros de Saint-Romain-en-Gal, établi en rive droite le long

d’un axe est-ouest de franchissement majeur de la vallée du Rhône débouchant en rive gauche

au nord de la rivière de la Gère2 a accueilli dès le milieu du I

er siècle après Jésus-Christ de

vastes domus3, des bâtiments thermaux, commerciaux, artisanaux

4, ainsi qu’un exceptionnel

ensemble monumental de plusieurs hectares5.

Témoignage de l’expansion de la ville, cette phase qui a nécessité l’apport de

remblaiements importants a profondément transformé la partie centrale de la vallée, la

marquant ainsi durablement pour l’avenir6.

1 A. LE BOT-HELLY, Vienne du village gaulois à la capitale de cité, in J.-P. JOSPIN (dir.), Les Allobroges.

Gaulois et Romains du Rhône aux Alpes, Gollion, Infolio éditions, 2002, p. 102-109. 2 L. BRISSAUD, Le sens du lieu : la rue du Portique à Saint-Romain-en-Gal, mémoire d’un lien entre deux

rives, in P. BALLET, N. DIEUDONNÉ-GLAD, C. SALIOU (éd.), La rue dans l’Antiquité : définition,

aménagement et devenir, Actes du colloque de Poitiers, 7-9 septembre 2006, Presses Universitaires de Rennes,

2008, p. 252-257, Fig. 5-6. 3 L. BRISSAUD, É. DELAVAL, A. LE BOT-HELLY, J.-L. PRISSET, Vienne. Les maisons de l’agglomération

viennoise. Vienne (Isère), Sainte-Colombe et Saint-Romain-en-Gal (Rhône), in La maison urbaine d’époque

romaine. Atlas des maisons de Gaule Narbonnaise, Documents d’Archéologie Vauclusienne 6, 1996, p. 347 -

415. 4 J.-L. PRISSET (coord.), Guide du site de Saint-Romain-en-Gal, 1999, Réunion des Musées Nationaux, 112 p.

5 H. SAVAY-GUERRAZ, J.-L. PRISSET, Le Portique de Saint-Romain-en-Gal (Rhône) et son contexte. État

des recherches, in Revue Archéologique de Narbonnaise, Éditions de l’Association de la Revue Archéologique

de Narbonnaise, Montpellier, 25, 1992, p. 105-124. 6 J.-L. PRISSET, L. BRISSAUD, Saint-Romain-en-Gal, Zone 2 : La plaine de Saint-Romain : site archéologique

et alentours immédiats, au nord de la R. D. 502, 18*-A- Évolution du site, in O. FAURE - BRAC, Carte

archéologique de la Gaule, Le Rhône, 69/1, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris, 2006, p. 421-422,

fig. 422.

J.-L. PRISSET, Les besoins en matériaux, les contraintes d’approvisionnement et la durée d’un chantier de

construction. Réflexions à partir du Portique Nord de Saint-Romain-en-Gal (France), in S. CAMPOREALE,

H. DESSALES, A. PIZZO (ed), Arqueología de la construcción I Los procesos constructivos en Italia y en las

provincias romana : Italia y provincias occidentales, Workshop de Mérida (25-26 octubre 2007), Archivo

Español de Arqueología, Sup. L, Madrid, 2008, p. 125-139.

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Le site et le musée gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal, une parcelle de passé inscrite

dans la ville : contraintes et limites.

De nos jours, le Rhône crée une frontière administrative prégnante entre les deux rives

du fleuve qui n’avait pas lieu d’être à l’époque antique. Les communes de Saint-Romain-en-

Gal, de Sainte-Colombe-lès-Vienne, dépendent en effet du département du Rhône alors que la

commune de Vienne est rattachée au département de l’Isère (fig. 2)7.

Fig. 2 : Découpage administratif des

communes situées sur les deux rives du

Rhône à la hauteur de Vienne. DAO, L. Brissaud, 2009, d’après le fond

de plan de A. Le Bot-Helly et B. Helly,

SRA (DAO, Br. Sagnier, architecte et

Cl. Marcellin, INRAP).

De 1981 à 2012, une équipe permanente d’archéologues territoriaux a œuvré pour la

connaissance, la préservation et la mise en valeur de la réserve archéologique de quatre

hectares, propriété du Département du Rhône. Les édifices découverts révèlent le quartier

antique tel qu’il se présentait au début du IIIe

siècle après Jésus-Christ. Ils sont établis sur les

vestiges des constructions successives qui, en surélevant le sol de quatre à six mètres au gré

des reconstructions et des transformations8, ont contribué à créer un site d’une richesse

7 L. BRISSAUD, J.-L. PRISSET (coll.), Vienne, Isère, Saint-Romain-en-Gal et Sainte-Colombe, Rhône. Ponts

sur le Rhône et pont sur la Gère, in G. BARRUOL, J.-L. FICHES, P. GARMY (dir.), Les ponts routiers en

Gaule romaine, Actes du colloque tenu au Pont du Gard du 8 au 11 octobre 2008, Revue Archéologique de

Narbonnaise, Supplément 41, Éditions de l’Association de la Revue Archéologique de Narbonnaise,

Montpellier-Lattes, 2011, p. 267 et fig. p. 271. 8 Voir notamment : J.-L. PRISSET, L. BRISSAUD et O. LEBLANC, Évolution urbaine à Saint-Romain-en-Gal, la

rue du Commerce et la maison aux Cinq Mosaïques, Gallia, 51, 1994, p. 1-133.

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exceptionnelle permettant de suivre l’évolution de ce secteur de la ville depuis le Ier

siècle

avant Jésus-Christ jusqu’à son abandon.

Reporté en grisé sur le fond cadastral actuel, le bâti antique présenté aujourd’hui au

public, reflet des fouilles programmées et de l’ampleur des recherches, se révèle néanmoins

physiquement enserré de tous côtés par la ville du XXIe siècle : la piscine de la communauté

d’agglomération, longeant la route départementale qui, à l’ouest, débouche sur le pont

moderne De Lattre de Tassigny, limite en effet le site au sud. Le lycée de Vienne rend

impossible son extension vers l’ouest. Les limites parcellaires figées de la réserve gèlent aussi

son développement vers le nord (fig. 3).

Fig. 3 : Le site archéologique de Saint-Romain-en-Gal. Report des vestiges sur fond cadastral.

1 : thermes du Palais du Miroir. 2 : thermes des Lutteurs. 3 : rue du Portique.

Conception/D.A.O, L. Brissaud, J.L. Prisset, Département du Rhône, 2006.

Les vestiges du Palais du Miroir, conservés en élévation depuis l’Antiquité,

témoignent par ailleurs de l’existence passée de vastes thermes publics à cet emplacement

(fig. 3 : 1)9. Toutefois, ce bâtiment exceptionnel, isolé au sud de la route départementale qui

traverse la plaine d’est en ouest, se révèle aujourd’hui implicitement coupé de la réserve

archéologique.

L. BRISSAUD, La construction des thermes publics des Lutteurs : Regards croisés sur un chantier urbain antique et

son impact sur la ville (Saint-Romain-en-Gal, France), in S. CAMPOREALE, H. DESSALES, A. PIZZO (ed),

Arqueología de la construcción I Los procesos constructivos en Italia y en las provincias romana : Italia y

provincias occidentales, Workshop de Mérida (25-26 octubre 2007), Archivo Español de Arqueología, Sup. L,

Madrid, 2008, p. 107-124. 9 L. BRISSAUD, Les fistulæ estampillées VASSEDO. VF : réflexion critique sur la valeur et la fonction d’un nom, in

6e Journées d’études doctorales d’Archéologie, Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, ED 112, 25 mai 2011,

Publications de la Sorbonne, 2013, à paraître.

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À l’est, le musée gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal – Vienne, composé de deux

bâtiments déployés en équerre ouverte en bordure du fleuve et surtout, au débouché du pont

moderne, point de franchissement vital, souligne et protège les vestiges.

Partiellement reconnue, la portion du quartier restauré du début du IIIe siècle après

Jésus-Christ qui s’offre aujourd’hui aux visiteurs se révèle pourtant particulièrement

évocatrice, dense et emprunte de monumentalité…

Ancré de part et d’autre de l’axe de circulation majeur antique qui traversait déjà la

plaine d’est en ouest, à quelques mètres au nord de la voie actuelle, le site parait immuable…

Il semble avoir toujours été présent dans le paysage, mais qui pourrait imaginer qu’il

n’a en réalité ressurgi qu’à la fin des années 60 ?

La lente disparition et l’oubli d’un lieu

« Chaque époque dévoile certaines qualités du lieu et en renvoie d’autres dans

l’ombre. Si une tradition est faite de normes, elle l’est aussi de possibilités. C’est dans ce sens

que doit être compris l’aspect existentiel de la mémoire » 10

.

Au cours du IIIe siècle, Vienna a connu une importante récession urbaine et la ville

s’est alors rétractée en rive gauche. Les édifices de la rive droite faisant l’objet d’une

récupération intense de matériaux ont été peu à peu dérasés avant d’être durablement enfouis

sous les champs. Certains espaces désaffectés ont alors accueilli des aires funéraires.

Ainsi, sur le site, les thermes des Lutteurs (Fig. 3 : 2), démantelés dans les dernières

décennies du IIIe siècle, ont été utilisés comme lieu d’implantation d’une petite nécropole,

établie en bordure de l’ancienne artère principale du quartier (Fig. 3 : 3).

À l'époque carolingienne une nouvelle nécropole, se substituant à la précédente, s’est

développée et étendue vers l’ouest, sur le flanc sud de l’antique rue du Portique, pourtant

totalement occultée. Cette zone funéraire était desservie par un chemin parallèle, implanté une

quinzaine de mètres plus au sud. L'usage de ce lieu d'inhumation a perduré jusqu'au XIe siècle

avant de tomber à son tour dans l'oubli.

Sur cette gravure du milieu du XVIIe siècle (Fig. 4), la ville s’épanouit en rive gauche

tandis que se tient, en rive droite, le petit bourg de Sainte-Colombe, au débouché du pont

médiéval occupant alors une position urbaine centrale (Fig. 4 : 3).

Un peu plus au nord, à la hauteur des vestiges oubliés du quartier antique qui se

développait dans le secteur de Saint-Romain-en-Gal, seul un chemin isolé, environné de

champs, traverse alors la plaine d’est en ouest (Fig. 4 : 1).

Se superposant au tracé originel de l’axe viaire antique majeur, il conserve

indéfectiblement en lui la mémoire du quartier occulté. Il débouche sur le fleuve, où quelques

ruines sont encore présentes (Fig. 4 : 2).

Fréquemment détruit et réparé, le pont médiéval finira par s’effondrer définitivement

en 165111

.

Son abandon accentuera la scission entre les deux rives, la traversée s’effectuant

désormais au moyen de barques ou d’un bac à traille.

10

CH. NORBERG-SCHULZ, L’art du lieu, Architecture et paysage, permanence et mutations, Le Moniteur,

1997, p. 56. 11

J. MESQUI, Le pont sur le Rhône à Vienne. Esquisse d’une histoire technique à travers les textes, in Bulletin

Monumental, publication de la Société Française d’Archéologie, 151-1, 1993, p. 121-136.

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6

Il faudra attendre 1829 pour qu’une passerelle métallique suspendue à une pile

centrale maçonnée rétablisse enfin entre les deux rives la liaison permanente interrompue

durant deux siècles12

.

Fig. 4 : Vienne en Dauphiné, gravure de 1648 : détail du secteur nord de la ville.

1 : chemin isolé. 2 : ruines interprétées alors comme une tour. 3 : pont de la tour de Valois.

Auteur anonyme. Fonds ancien des musées de Vienne, avec leur aimable autorisation.

Cliché, L. Brissaud, 2006.

L’ouvrage d’Étienne Rey et Jean-Baptiste Eugène Vietty : l’évocation de la mémoire

d’un lien entre deux rives

En 1831, Étienne Rey13

publie un recueil de planches lithographiées de grande qualité

mettant en lumière la richesse du patrimoine viennois. Il enrichit son étude d’un plan précieux

et détaillé de l’ensemble des vestiges antiques jusqu’alors reconnus (Fig. 5). Une synthèse sur

l’histoire de la ville et de ses monuments rédigée par Jean-Baptiste-Eugène Vietty, élève de

l’Académie de Paris, accompagne les illustrations.14

La parution de l’ouvrage intervient juste après l'inauguration, en 1829, du pont

métallique pourvu d’un tablier en bois suspendu à une pile centrale maçonnée qui assure à

nouveau la liaison entre les deux rives. Les auteurs insistent alors sur l'avenir, l'essor

industriel et commercial potentiels de la ville, ancrée à nouveau au cœur d'axes de

communication essentiels15

.

À ce titre, É. Rey joint au recueil une vue générale de Vienne à l'aube du XIXe siècle

figurant symboliquement la succession, la longue histoire des ponts de la ville16

.

Le plan des vestiges archéologiques recensés met lui aussi l'accent sur la

problématique prégnante du franchissement du fleuve à Vienne depuis l'Antiquité (Fig. 5).

12 E.-J. SAVIGNÉ, Histoire de Sainte-Colombe-Lès-Vienne, Vienne, Ogeret & Martin, imprimeurs-éditeurs,

1903, p. 176-177. 13

É. Rey a occupé le poste de conservateur du musée de Vienne de 1815 à 1822. Il fut ensuite nommé

professeur à l'école des Beaux-Arts de Lyon, dont il fut directeur pendant quelques mois (1830-1831). 14 É. REY et J.-B. E. VIETTY, Monuments romains et gothiques de Vienne en France, Didot, Paris, 1831, 86 p.,

19 pl. 15 Ibid., p. 83. 16 Ibid., Pl. XIX, Vienne actuelle, prise à mi-coteau de Labastie.

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7

Étienne Rey nomme en effet et représente pour la première fois trois ponts, dont il a très

vraisemblablement observé les traces lors d’étiages bas :

Fig. 5 : Plan de Vienne dans son état actuel avec indication des monuments romains, dressé par

Étienne Rey, en 1830. É. Rey et J.-B. E. Vietty, Monuments romains et gothiques de Vienne en

France, 2e partie, pl. I, publié chez Didot, Paris, 1831. Fonds ancien, Département du Rhône.

Il signale tout d’abord au nord de la ville et de l'embouchure de la Gère, la présence

d'un pont, implanté dans l’axe du chemin est-ouest traversant la plaine de la rive droite, qu’il

qualifie de « romain ». De part et d’autre du Rhône, celui-ci est lié à des vestiges de nature

indéterminée (Fig. 5 : 1).

Il situe en outre, au nord de la « passerelle suspendue » (Fig. 5 : 3) qui vient d’être

inaugurée et à l'emplacement du pont médiéval dont une pile est alors encore visible, le « pont

de Trajan » (Fig. 5 : 2).

Il mentionne enfin l’existence d’un « pont-aqueduc » au sud du cœur urbain ancien, à

l'extérieur de l'enceinte romaine (fig. 5 : 4).

Pour la première fois, Étienne Rey positionne aussi, en rive droite, l’ensemble des

vestiges connus sur la commune de Saint-Romain-en-Gal, en lien avec la rive gauche. On

distingue :

5 : l’arrivée de l’enceinte romaine sur la berge,

6 : des maçonneries coïncidant avec la façade nord de l’église Notre-Dame d’Outre-Gère

datée du Ve siècle après Jésus-Christ,

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8

7 : les ruines des thermes du « Palais du Miroir »,

8 : trois mosaïques à l’emplacement de la réserve archéologique actuelle,

9 : un ensemble de vestiges repéré en bordure du Rhône.

Sur cette vue de Vienne de la fin du XIXe siècle, incluant la passerelle, le passage

obligé s’effectue à la hauteur de Sainte-Colombe qui se révèle ainsi densément occupé,

contrairement au nord où seul le chemin est-ouest continue d’émerger sur le secteur de Saint-

Romain-en-Gal, occupé essentiellement par des vignes et des vergers (Fig. 6).

Fig. 6 : Vue générale de Vienne prise, à la fin du XIXe siècle, depuis la montée Coupe Jarret.

En rive droite : communes de Sainte-Colombe et de Saint-Romain-en-Gal, en arrière-plan.

Plaque photo au collodion. Fonds ancien, Société des Amis de Vienne.

1938 : la mise en lumière du point de franchissement antique nord à hauteur de Saint-

Romain-en-Gal.

En 1934, le projet de construction d’un nouveau pont sur le Rhône, dans le

prolongement de la voie de berge nord de la rivière la Gère (Fig. 2) qui est alors l’un des axes

routiers majeurs de Vienne, est acté afin de décharger la passerelle d’une partie de la

circulation17

.

En 1938, durant les travaux préparatoires, à 50 mètres en amont de l’ouvrage, un

étiage exceptionnel du Rhône permet de découvrir en rive droite, à l’emplacement du pont

« romain » évoqué par Étienne Rey, une centaine de pilotis en chêne18

. Un pan de mémoire

ressurgit alors furtivement (Fig. 7).

17 P. MAILLANT, CH. LUQUET, La construction du pont sur le Rhône à Vienne, in La Technique Moderne

Construction, Tome II, n° 6, Décembre 1947, Édition Dunod, Paris, plaquette produite par les archives

communales, ville de Vienne, 38, décembre 1993, 25 p, 3 plans, 10 clichés. 18 G. CHAPOTAT, Antiquités viennoises en bois et en métal trouvées dans le lit du Rhône, in Nouvelles

Archives du Museum d’Histoire Naturelle de Lyon, 13, 1975, p. 21-26, 3 fig.

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9

Fig. 7 : Vue d’ensemble des pilotis mis au jour

sur la rive droite du Rhône.

Cliché de mars 1938 pour l’article : « Au fil de

l’objectif et Fouilles et trouvailles », Pages

Viennoises, 4e année, n° 3, juillet 1938. Fonds

photographique ancien des musées de Vienne.

Les travaux du nouvel ouvrage d’art se poursuivent durant la seconde guerre mondiale

mais sont malheureusement ruinés le 1er

septembre 1944 suite au minage opéré par l’armée

allemande en retraite. C’est donc seulement en 1947 que le pont, reconstruit, est enfin ouvert

au public. Il permet alors le désenclavement du secteur nord de la rive droite, favorisant ainsi

l’expansion de Vienne en dépit des limites territoriales existantes.

Le projet de construction du lycée de Vienne : la redécouverte du secteur nord-ouest de

Vienna.

Après la construction du stade nautique en 196419

, en rive droite, au sud du débouché

du nouveau pont, c’est le projet d’un vaste lycée qui est envisagé au nord du point de

traversée, sur l’espace largement disponible de la plaine (Fig. 8)20

.

Fig. 8 : Projet originel d’implantation et de construction du lycée

mixte de Vienne et du stade nautique, à Saint-Romain-en-Gal, au

bord du Rhône. Plan masse, Architectes Kaminski et Mourier,

Vienne, Bulletin officiel Municipal, Revue n° 4, p. 68, 1969.

19 J. SEIGLE, La piscine, in Bulletin officiel municipal, Vienne, n° 2, 1-1964, (cliché) p. 37, 39, 41, 68 (plan de

situation) et 70 (plan).

J. SEIGLE, Le stade nautique, in Bulletin officiel municipal, Vienne, n° 3, 3-1966, p. 21, 23 (clichés associés). 20 A. PONS, Le nouveau lycée de St-Romain-en-Gal, in Bulletin officiel municipal, Vienne, n° 2, 1-1964, p. 67-

71, plans p. 68 et 70, et n° 3, 1-1966, p. 49-51, plans p. 68 et 70.

A. PONS, Le nouveau lycée de St-Romain-en-Gal, in Bulletin officiel municipal, Vienne, n° 3, 1-1966, p. 49-51,

plans p. 68 et 70.

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10

Les parcelles destinées à recevoir les bâtiments font alors l’objet d’un décapage

d’ampleur qui, subitement, permet de faire ressurgir la mémoire du quartier antique21

.

Une volonté politique et humaine forte de préserver les vestiges révélés engendre le

déplacement du lycée vers l’ouest22

et l’achat des terrains en 1970 par le Conseil Général du

Rhône qui ouvre aussitôt le site à la visite.

Le projet de construction d’un musée de site ancré sur les vestiges antiques : une fenêtre

ouverte sur le passé.

L’ambitieux projet de construction d’un musée de site, lancé dans les années 80,

répond au désir de lire, de préserver et de présenter les vestiges et les collections

archéologiques au public23

. Deux terrains appartenant au Conseil Général du Rhône, situés au

débouché du pont de Lattres de Tassigny, sont alors proposés afin d’accueillir les futurs

bâtiments. Le premier est parallèle au fleuve. Le second longe le côté nord de la route

départementale.

Le terrain situé au bord du Rhône fait l’objet d’un vaste décapage durant l’hiver 1987,

afin d’évaluer les contraintes d’ancrage des fondations et de calquer la superficie,

l’orientation, la trame du bâti contemporain sur celle des vestiges antiques subodorés à cet

emplacement.

Fig. 9 : Vue aérienne du

site archéologique de

Saint-Romain-en-Gal,

prise après le décapage

de surface de la maison

au Lion.

Cliché, P. Veysseyre,

1987, Département du

Rhône.

21 M. LE GLAY, Vienne antique renait à Saint-Romain-en-Gal. Un site d’une importance exceptionnelle, in

Résonnances, revue mensuelle d’information et de culture, n° de juin-juillet 1968, Imprimerie Sibilat-Lyon,

p. 1 - 4. 22 R. LEMOINE, Après les importantes découvertes archéologiques de Marseille et Vienne : comment concilier

la conservation des témoins du passé et les exigences d’un pays en expansion ?, Le Figaro, 25 septembre 1967.

ANONYME, « Sous les vergers de pêchers », ou Vienne romaine vue par « Le Time », in Le Dauphiné libéré,

Mardi 15 octobre 1968, p. 7.

A. PONS, Le nouveau lycée de St-Romain-en-Gal, in Bulletin officiel municipal, Vienne, n° 4, 1-1969, p. 24-32. 23 D. DAMIAN, J. LASFARGUES, G. MORTAMET, Mise en valeur du patrimoine de Vienne – Saint-Romain-

en-Gal, Région Rhône-Alpes, Établissement public régional, Janvier 1980, Dossier dactylographié, 189 p. Fonds

Saint-Romain-en-Gal – Vienne, Département du Rhône.

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11

Le dernier état d’une domus, la maison au Lion, occupant à elle seule un ilot de

2500 m2 est alors mis au jour

24.

Intégrant dans leur projet les deux terrains mis à disposition et les contraintes

imposées, Philippe Chaix et Jean-Pierre Morel, architectes associés travaillant à Paris,

remportent le concours lancé en 1988. Ils ont fait le choix de placer la salle d’exposition

permanente le long du Rhône, sur vingt-quatre pieux, en concordance avec le plan du dernier

état de la maison au Lion, remblayée et ainsi protégée en attendant d’éventuelles fouilles

postérieures, et d’ancrer le second bâtiment abritant l’accueil, les réserves du musée, les

locaux de travail, un atelier de restauration de mosaïques, une salle de conférence ainsi qu’un

restaurant, le long de la route départementale (Fig. 9) 25

.

Les fouilles archéologiques : une quête de la mémoire et du sens du lieu

Pour permettre au musée de se fondre aux vestiges, l’équipe archéologique fut à ce

stade du projet chargée de dégager le dernier état des rues, dallées, depuis la rampe d’accès au

site de la salle d’exposition permanente jusqu’au cœur des parcelles restaurées, ainsi que l’îlot

surplombé par les deux bâtiments.

La mise au jour du réseau viaire, destiné à faciliter le cheminement des visiteurs, a

ainsi donné accès à la trame invisible mais pourtant vitale du quartier antique. Cette

exploration, alliée à la réalisation de sondages profonds d’ampleur a permis de mesurer la

richesse, le rôle essentiel des réseaux hydrauliques26

, de saisir l’évolution de l’habitat et

d’appréhender les multiples pulsions urbaines du secteur, de ses origines à son abandon.

Le dégagement de l’îlot attenant au musée n’a pu quant à lui être mené à bien que par

tranches successives, imposées par les contraintes et les phases d’avancement du chantier de

construction.

Au fil des mois, l’archéologie a donc servi de base, de fondation aux lignes légères et

épurées du bâtiment de la salle d’exposition permanente qui se sont ainsi peu à peu inscrites

dans l’histoire du lieu et ont symboliquement contribué à reconstruire ce qui avait été

déconstruit. Dans le travail conjoint des architectes, des muséographes mais aussi et surtout

des scientifiques, le musée de site a ainsi puisé sa force et sa raison d’être car c’est bien le

terrain qui délivre sa mémoire singulière :

24 H. SAVAY-GUERRAZ, Saint-Romain-en-Gal. Fouilles préliminaires à la construction du futur Musée. 1987,

in Équipe archéologique de Saint-Romain-en-Gal, Rapport de fouille 1987, Département du Rhône, 12 p.,

11 clichés.

Op. cit., J.-L. PRISSET (coord.), 1999, p. 22-23. 25 FR. LEYGE, Saint-Romain-en-Gal, Musée archéologique, in A comme archi, Revue de l’architecture en

Rhône - Alpes, spécial acier, Éditions Proxis, Lyon, Juin 1994, n°3, p. 26-33. 26 L.BRISSAUD, Évolution et organisation des réseaux d’adduction d’eau en rive droite de Vienna, capitale des

Allobroges (Ier siècle avant J.-C. – IIIe siècle après J.-C.), in PH. LEVEAU, N. MATHIEU, B. REMY (dir)

Actes du colloque L’eau dans les Alpes romaines : usages et risques (Ier siècle avant J.-C – Ve siècle après

J.-C.), 14-16 octobre 2010, Université Pierre-Mendès-France de Grenoble, Cahiers du CRHIPA, 2012, p. 125-

166.

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Fig. 10 : Fouilles des thermes des Lutteurs, à l’aplomb du musée. Cliché, L. Brissaud, 1997.

« L’archéologie et l’architecture sont intimement liées. Toutes les deux tendent à une

certaine forme de sacralisation de ce qui a été construit. Regards croisés de ce qui a émergé

d’un concept réalisé à une époque donnée. L’une parcourt les sentiers latents, l’autre en

allonge le schéma; elles se côtoient en écho.

L’être humain remonte toujours ses traces. Il « trappe » toujours, en quelque sorte, le temps

ou plus précisément sa propre inscription dans le temps créant ainsi, peut-être, un certain

mouvement d’existence » (Fig. 10)27

.

L’édifice funéraire de Saint-Romain-en-Gal, témoin de l’histoire des hommes et de

l’évolution du secteur nord de la rive droite durant l’Antiquité tardive

Sur le plan du quartier (Fig. 3 : 2), on constate la position surprenante des thermes des

Lutteurs, érigés au cours des années 60 après Jésus-Christ28

. Leur implantation a en effet

engendré un détournement du tracé antérieur de la voie est-ouest.

Les fouilles ont permis de montrer que l’activité de cet édifice public s’est interrompue

à la fin du IIIe siècle après Jésus-Christ. Elles ont également fait apparaître à la surface des

ruines tout un pan d’histoire jusqu’alors inconnu.

Ainsi, après l’arasement du bâtiment thermal, un mausolée implanté en bordure d’un chemin

rétablissant le tracé rectiligne de la voie est-ouest, est venu s’ancrer à l’emplacement de la

natatio. Or, ce n’est qu’après l’ouverture du musée que le dégagement complet de ce bassin a

révélé l’ampleur, la finesse réelle de l’édifice funéraire et la complexité de ses

transformations29

.

La présence prégnante de ce bâtiment, relayant celle des thermes, a permis de redonner

tout leur sens à des traces diffuses mais connexes et vitales. La construction d’un édifice

27 L. HARVEY, Arts/Architecture II, in Poïesis. Architecture. Arts, sciences et philosophie, L’architecture et le

temps, n° 11, A.E.R.A., 2000, p. 180. 28 J.-L. PRISSET, Les thermes des Lutteurs à Saint-Romain-en-Gal. Les bains d’un gymnase viennois, in

A. BOUET (dir.), Les thermes en Gaule romaine, Les dossiers d’archéologie, sept.-oct. 2007, n° 323, p. 86-95. 29 L. BRISSAUD, J.-L. PRISSET, Un édifice funéraire sur le site de Saint-Romain-en-Gal, in L. RIVET,

M. SCILLIANO (textes rassemblés par), Vivre, produire et échanger ; reflets méditerranéens. Mélanges offerts

à Bernard Liou, éditions monique mergoil, Montagnac, 2002, p. 567-574.

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funéraire en bordure de l’axe de circulation est-ouest a permis de mesurer l’importance de

cette voie, très vraisemblablement liée à la persistance du point de franchissement du fleuve30

.

Ce mausolée, haut d’une quinzaine de mètres, qui dominait à la fois la vaste esplanade

de l’ensemble monumental et le quartier, désaffectés, a évolué en memoria au cours de la

seconde moitié du IVe siècle après Jésus-Christ.

Voici l’édifice paléochrétien replacé dans son environnement viaire tel que l’équipe

archéologique de Saint-Romain-en-Gal le restituait en 2002 (Fig. 11)31

. On y aperçoit,

légèrement décalée vers le sud par rapport à la chaussée dallée d’époque gallo-romaine, la

voie en terre paléochrétienne longeant le bâtiment au nord, dans l’axe du point de

franchissement dont nous restituons l’existence.

Fig. 11 : Maquette de l’édifice

funéraire tardif réalisée pour

l’exposition : « Premiers temps

chrétiens ».

Musée gallo-romain de Saint-

Romain-en-Gal - Vienne, 2002.

Hypothèse de restitution.

Conception : J.-L. Prisset.

Réalisation : Ducaroy et Grange,

Lyon.

Au Ve siècle, une vaste église funéraire est édifiée en rive gauche, en bordure du

fleuve et au débouché du pont antique, du côté sud de la voie permettant de rejoindre le cœur

de la ville après avoir franchi un pont sur la Gère (Fig. 1). Son emplacement fait dès lors écho

à celui du mausolée situé en vis-à-vis, légèrement en retrait de la berge. Les deux bâtiments,

intimement liés à l’existence du point de franchissement, sont ainsi devenus, de par leur

position, les témoins majeurs de son existence.

Jusqu’en 2005, les traces de l’église Notre-Dame-d’Outre-Gère, fouillée dans les

années 8032

et 9033

, subsistaient en élévation et se révélaient à la vue de tous dans le paysage

(Fig. 12a).

Depuis quelques années, elles ont malheureusement été totalement effacées par la

construction d’un immeuble (Fig. 12b).

30 J.-L. PRISSET, L. BRISSAUD (coll.), Le mausolée des Thermes des Lutteurs à Saint-Romain-en-Gal

(Rhône), in Hortus Artium Medievalium, Journal of the International Research Center for Late Antiquity and

Middle Ages, Vol. 18/2, Zagreb-Motovun, 2012, p. 263-271. 31 J.-L. PRISSET, Les premiers temps chrétiens à Vienne : l’édifice funéraire de Saint-Romain-en-Gal, in

H. SAVAY-GUERRAZ (dir.), Rencontres en Gaule romaine, infolio éditions, CH-1124 Gollion, Rhône le

Département, 2005, p. 61 – 65. 32 M. JANNET-VALLAT, Notre-Dame-d’Outre-Gère, étude archéologique, 1983, in Bulletin de la Société des

Amis de Vienne, n° 79, Fascicule 3, Année 1984, Vienne, Imprimerie Bosc Frères, p. 5-25. 33 G. KROICHVILI, M. ZANNETTACCI-STEPHANOPOLI, Vienne (Isère), Notre-Dame-d’Outre-Gère,

Rapport de fouilles 1991 – 1992, p. 12-14 et fig. 16-19.

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14

« Mais si un lieu ne se prend ni ne se trouve, il doit cependant être reconquis en

permanence au cours de l’histoire, car on ne le possède jamais une fois pour toute »34

. Au

sein du paysage urbain qui évolue et change très vite, il est donc souvent difficile d’en

conserver le sens. C’est pourquoi le travail de fond des archéologues territoriaux joue là un

rôle essentiel. Au service d’une ville, d’un lieu, ou d’un site, ces derniers créent en effet des

liens de proximité pérennes avec les habitants. Ils sont avant tout des passeurs de mémoire.

Travaillant sur le long terme, ils ont ainsi les moyens de déceler et de préserver de

nombreux indices présents au sein du tissu urbain avant qu’ils ne disparaissent. Leur action

peut ainsi maintenir les liens humains et historiques.

Fig. 12 : a : Traces laissées par l’église Notre-Dame d’Outre-Gère dans le paysage

viennois : Fin du XXe siècle. Cliché, J. Gruel, Département du Rhône.

b : disparition des élévations subsistantes derrière un bâtiment bâti en 2006.

Cliché, L. Brissaud, Département du Rhône.

Un pan de mémoire révélé par les technologies modernes

Grâce aux recherches que nous avons pu mener en collaboration avec la Compagnie

Nationale du Rhône, trois points de franchissement potentiellement antiques ou tardifs ont pu,

ces dernières années, être localisés à la hauteur de Vienne35

.

Le pont nord s’avère sans nul doute essentiel dans la mesure où il se révèle

stratigraphiquement lié à l’évolution du quartier de Saint-Romain mais aussi parce que, moins

spectaculaire, il se révèle plus difficile à justifier et à pérenniser. Il a été placé en amont de la

Gère, à l’abri des courants, des crues, dans un secteur où le cours du Rhône était plus étroit.

Bâti dès le début du Ier

siècle après Jésus-Christ, il s’agit vraisemblablement du

franchissement le plus ancien. Il a raisonnablement pu fonctionner jusqu’au milieu du IVe

siècle puisqu’un lien avec l’édifice paléochrétien de Saint-Romain-en-Gal a pu en effet être

démontré.

Le pont sud a probablement été bâti dans le courant du Ier

siècle après Jésus-Christ,

lorsque la ville s’est étendue vers le sud, hors de son enceinte. Il pourrait s’avérer

contemporain de la construction des grands entrepôts et du quartier sud de Vienne antique.

La première mention écrite relative au pont de la Tour de Valois remonte quant à elle

au 17 mars 122536

. Elle fait état de travaux lié à cet ouvrage d’art, mais ne donne pas de

précision sur la date réelle de sa construction.

34 Op. cit., CH. NORBERG-SCHULZ, 1997, p. 55. 35 Op. Cit., L. BRISSAUD, J.-L. PRISSET (coll.), 2011, p. 267-282. 36 M.-C. GUIGUES, Cartulaire Lyonnais. Documents inédits pour servir à l’histoire des anciennes provinces :

Lyonnais, Forez, Beaujolais, Dombes, Bresse et Bugey, compressés jadis dans le Pagus Major Lugdunensis,

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Contrairement aux autres points de franchissement, l’une des piles de ce pont, après sa

condamnation définitive survenue en 1651, est demeurée visible dans le Rhône jusqu’au

milieu du XIXe siècle. Dans la mémoire collective, le pont de pierre paraissait donc immuable,

intemporel et devait, de fait, impérativement remonter à l’antiquité. La date de sa construction

reste néanmoins à préciser.

Le musée gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal : l’expression du sens et de l’essence du

lieu

La construction du musée gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal - Vienne, le geste

architectural insufflé par Ph. Chaix et J.-P. Morel, ont contribué à redonner au site

archéologique la force, la monumentalité, le sens et la logique urbaine qu’il détenait dans

l’antiquité.

Le bâtiment de la salle d’exposition permanente, ancré en bordure du fleuve, rappelle

et met en lumière ce lien qui existait entre les deux rives. (Fig. 13 a).

Vitré sur ses quatre faces, il s’efface afin de laisser pénétrer la matière, le paysage aux

couleurs changeantes et les vestiges antiques qui sont intimement associés aux collections qui

en émanent. L’interaction entre l’objet et le contexte archéologique se révèle ainsi forte et

instantanée. Cette transparence permet de replacer le bâtiment au sein de l’espace et du lieu

dont il s’est inspiré.

De l’ensemble des pieux issus du point de franchissement nord, il ne subsiste

aujourd’hui que cinq pièces. Quatre d’entre elles sont présentées au sein du musée (Fig. 13b).

Elles surplombent le secteur de leur découverte et constituent un lien précieux avec le passé.

Fig. 13 : a : La salle d’exposition permanente du musée, miroir du lieu.

b : Pilotis (chêne) présentés au sein de la salle d’exposition permanente du musée,

(H. : 5,05 m. Diam. Sup. : 0,26 m). Clichés, L. Brissaud, Département du Rhône.

L’ossature du musée, claire et aérienne a ouvert le bâti contemporain sur l’histoire du

site. Intemporel, suspendu dans le temps, protégeant les vestiges (Fig. 14), ce dernier est

devenu le réceptacle de la mémoire de leur passé.

Tome Ier, documents antérieurs à l’année 1255, Lyon, Association typographique, 1885, 686 p. Ouvrage

consultable en accès libre à la Bibliothèque municipale de Lyon, Cote : 6900 Z2 CAR-T1.

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Fig. 14 : Ancrage de la salle d’exposition permanente du musée sur les vestiges remblayés de la

maison au Lion. Cliché, L. Brissaud, Département du Rhône.

Les teintes, la nature et la texture des matériaux choisis pour la construction de la salle

d’exposition (métal, inox, béton lissé, diffuseurs fixés par des tiges d’acier : Fig. 15 : a),

rappellent aussi les abris de chantier, élaborés le temps d’une fouille (Fig. 15 b)37

.

Fig. 15 : a : Vue de la salle d’exposition permanente du musée, depuis le sommet de la rampe

d’accès. b : Abri temporaire protégeant les vestiges des thermes du Nord. Saint-Romain-en-Gal.

Clichés, L. Brissaud, 2011, Département du Rhône.

Les façades du bâtiment du musée abritant les locaux de travail, habillées de plaques

de métal régulières, symétriques et répétitives (Fig. 16 : a), évoquent quant à elles les

carroyages conçus sur le chantier par les archéologues pour réaliser les relevés précis des

vestiges mis au jour (Fig. 16 : b)38

.

37 J.-P. ROBERT, Dossier Chaix et Morel. Musée archéologique de Saint-Romain-en-Gal/Vienne, p. 40, in

L’architecture d’aujourd’hui, Groupe Expansion, février 1997, n° 309. 38 Ibid., p. 40.

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17

Fig. 16 : a : Bâtiment du musée situé le long de la route départementale. Cliché, L. Brissaud, 2012.

b : Relevé pierre-à-pierre du carrefour de la rue du Portique et de la rue Neuve, L. Brissaud,

Département du Rhône, 1997.

La conception architecturale, discrète, a épousé le site et le milieu naturel (Fig. 17).

Par son articulation et sa logique, elle rend implicitement compte du travail de mémoire

réalisé au sein de la réserve archéologique depuis les années 60 : fouille des vestiges, analyse,

publication, restauration, conservation et transmission de l’histoire du lieu au grand public39

.

« Les architectes sont parvenus à unir le bâtiment et le site, au point que l’œuvre de la

nature, du temps, et celle façonnée par l’homme, l’histoire, se soutiennent, se superposent et

s’éclairent réciproquement »40

.

Fig. 17 : Le sens du lieu.

Cliché, L. Brissaud, 2012, Département du Rhône.

39 J. P. ROBERT, Dossier Chaix et Morel. Musée archéologique de Saint-Romain-en-Gal/Vienne, p. 31-49,

Entretien avec Ph. Chaix et J. P. Morel, p. 62-63, Détails techniques, p. 98-99, in L’architecture d’aujourd’hui,

Groupe Expansion, février 1997, n° 309. 40

Op. Cit., CH. NORBERG-SCHULZ, 1997, p. 268.

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Une rampe d’accès fine et douce, reprenant l’axe et le tracé de la rue antique du Lion,

assure le lien entre la salle d’exposition permanente et le site. Elle marque la transition entre

le passé et le présent (Fig. 18 : a). Elle se fond dans les vestiges et s’unie avec élégance et

sobriété au dallage de granite gris des voies du site mises aux jours par les archéologues, que

les visiteurs peuvent aujourd’hui librement emprunter (Fig. 18 : b).

Fig. 18 : a : La rampe d’accès au site. b : la rue du Rhône. Clichés, L. Brissaud, 2012, Département du Rhône.

« Le critère de qualité architecturale pourrait être celui de sa lisibilité dans son

rapport à une époque donnée41

».

Fig. 19 : a : Vue d’ensemble des vestiges des thermes publics des Lutteurs (superficie : 3000 m2).

b : Vue de la passerelle reliant les deux bâtiments du musée, en équerre, depuis le belvédère.

Clichés, L. Brissaud, 2011, Département du Rhône.

41 Extrait des Entretiens de Chaillot. Questions d’actualité. Les rendez-vous « Metropolis ». Entrevue de

J.-B. MINNAERT. 01/12/2011. http//wetv.citechaillot.fr/video/jean.baptiste-minneart/entrevue.

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Le musée de Saint-Romain-en-Gal aide à n’en pas douter à comprendre une époque.

Les deux bâtiments, en équerre ouverte, soulignent les vestiges, les enveloppent et les

protègent. La verticalité de leurs lignes magnifie et fait ressurgir leur monumentalité

(Fig. 19 : a).

L’escalier, à la perspective accélérée, accentue le lien entre le fleuve et le ciel. Il mène

à un belvédère permettant au visiteur d’embrasser, de plain-pied et d’un seul coup d’œil, la

force du paysage et toute l’évolution architecturale de la rive gauche et de Vienne, comme s’il

se trouvait relié à elles Fig. 19 : b).

« Il arrive que le lieu, soumis aux continuelles modifications humaines, présente un

caractère inachevé qui peut se révéler très éclairant. Car l’ouverture appartient à l’essence

de toute œuvre d’art qui, totalement accomplie, serait déjà dépassée ».42

C’est bien l’image que véhicule le musée de Saint-Romain-en-Gal depuis la rive

gauche.

Fig. 20 : Vue du musée depuis Vienne. Cliché, P. Veysseyre, 2012.

1 le pont de Lattre de Tassigny, à gauche, assure le lien entre les deux rives depuis 1949,

2 à 50 m à peine du point de franchissement gallo-romain établi dans la première moitié du

Ier

siècle après Jésus-Christ (pilotis).

3 La salle d’exposition temporaire se situe à l’emplacement de l’angle du portique du Rhône,

4 la salle d’exposition permanente du musée reprend la superficie de la maison au Lion.

5 Une passerelle «intemporelle», transparente et aérienne, relie les deux corps de bâtiments

qui soulignent et surplombent le bâti antique.

6 L’escalier, large et monumental à sa base, léger et étroit à son sommet, inachevé ou en

devenir, assure le lien entre le fleuve, les coteaux environnants de la rive droite et le ciel.

7 La route communale est-ouest empruntée aujourd’hui par les habitants de Sainte-Colombe

longe le bâtiment sud du musée comme la rue du Portique longeait le portique Nord de

l’ensemble monumental à l’époque Romaine.

8 On aperçoit enfin la rue antique des pilotis qui débouche et s’interrompt au bord du Rhône.

42 Op. Cit, CH. NORBERG-SCHULZ, 1997, p. 20.

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C’est la matérialisation du temps long, du cumul d’époques, de lignes, d’actions

humaines convergeant vers le fleuve qui véhicule à elle seule le sens du lieu et confère à n’en

pas douter toute la force et le caractère à ce paysage.

Le site archéologique et le musée gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal – Vienne

relient aujourd’hui symboliquement les deux rives. Ils constituent un trait d’union intemporel,

une passerelle subtile entre le passé et l’avenir, à inventer et à construire.