le sexe ni la mort

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Hachette - Livre de Poche - Hachette Livre - Le Sexe ni la mort - 110 x 178 - 26/11/2013 - 16 : 52 - page 5

ANDRÉ COMTE-SPONVILLE

Le sexe ni la mort

Trois essais sur l’amouret la sexualité

ALBIN MICHEL

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I

L’amour

« Amour, amour, qui tiens si haut le cri dema naissance ! »

Saint-John Perse, Amers, IX, 2.

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Introduction

« Parlez-moi d’amour », dit la chanson, et c’est eneffet ce que nous allons faire. Pas besoin de longspréliminaires pour justifier le choix d’un tel sujet :l’amour est le sujet le plus intéressant. Presque tou-jours. Pour presque tout le monde. Par exemple sivous dînez, un soir, avec quelques amis. La conver-sation peut porter sur la situation politique, sur ledernier film que vous avez vu, sur votre métier, survos vacances, et tout cela peut être tout à fait inté-ressant. Mais si l’un des convives se met à parlerd’amour, l’intérêt des autres s’en trouvera, selon toutevraisemblance, fortement accru. Au reste, la littéra-ture et le cinéma le confirment : l’amour, sous sesdifférentes formes, est leur objet de prédilection. Iln’en va pas autrement, sauf exception, de notre vieréelle. Quoi de plus passionnant que d’aimer oud’être aimé ?

J’ajouterai qu’aucun autre sujet n’a d’intérêt qu’àproportion de l’amour que nous lui portons. Imaginezque l’un d’entre vous me contredise : « Non, non,pour moi, pas du tout ! Ce qui m’intéresse le plus, ce

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n’est pas l’amour, c’est l’argent ! » Je lui répondraisbien sûr : « Cela prouve que vous aimez l’argent ! »C’est encore un amour… Ou qu’un autre m’objecte :« Moi, ce qui m’intéresse le plus, ce n’est pas l’amour,ce n’est pas l’argent, c’est mon métier ! » Je lui répon-drais : « Cela prouve que vous aimez votre métier ! »Non seulement l’amour est le sujet le plus intéressant,pour la plupart d’entre nous, mais aucun autre sujetn’a d’intérêt que par l’amour qui s’y trouve, ou quenous y mettons.

L’amour est-il une vertu ?

En revanche, si je n’ai pas à justifier le choix de cesujet, j’ai peut-être à expliquer en quelques mots lafaçon dont j’en suis venu à parler d’amour, en l’occur-rence dans l’un de mes livres, paru en 1995, quis’appelait Petit traité des grandes vertus. C’était untraité de morale, son titre l’indique assez, dont ledernier chapitre, qui est aussi le plus long, portait surl’amour. Un tel chapitre, dans un tel ouvrage, n’allaitpas de soi. L’amour est-il bien une vertu ?

Pas tout amour, en effet. Imaginez que quelqu’unvous dise « J’aime l’argent », ou bien « J’aime le pou-voir », ou a fortiori « J’aime la violence et lacruauté »… Vous auriez quelque peine à y voirl’énoncé de ses vertus, et vous auriez évidemmentraison. Dont acte. Tout amour n’est pas vertueux, etil importe de s’en souvenir. Mais, à l’inverse, imaginezquelqu’un qui n’aimerait rien ni personne : il lui

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manquerait assurément une qualité essentielle, une« excellence », comme auraient dit les Grecs (« vertu »,en grec, cela se disait arétè, ce qui signifie littéralement« excellence »). Qu’est-ce qu’une vertu ? C’est unequalité morale, autrement dit une disposition qui nousrend meilleurs, « plus excellents », comme dira Mon-taigne (l’un des chapitres des Essais s’appelle « Desplus excellents hommes »), ou simplement plushumains. « Il n’est rien si beau et légitime, lit-on dansles Essais, que de faire bien l’homme et dûment1. » Celapourrait valoir comme définition : une vertu, c’est unequalité, une excellence, qui nous permet de réaliser aumieux notre humanité (« faire bien l’homme », fairebien la femme), en accomplissant, quand nécessaire,notre devoir (« dûment »). Quelqu’un qui serait inca-pable d’aimer, il lui manquerait une qualité essentielle :il lui manquerait évidemment une vertu, et non lamoindre.

D’ailleurs, chacun sait que l’amour, du moins uncertain type d’amour, j’y reviendrai, est l’une des troisvertus théologales de la tradition chrétienne. Il n’y ena que trois, qu’on dit « théologales » parce qu’ellesont Dieu même pour objet : la foi, l’espérance, la cha-rité, comme disent le plus souvent les catholiques, oubien la foi, l’espérance et l’amour, comme disent de

1. Essais, III, 13, p. 1110. Toutes les citations de Montaignerenvoient à l’édition Villey-Saulnier (PUF, 1965, plusieurs réédi-tions dans la collection « Quadrige »), dont je modernise l’ortho-graphe et parfois la ponctuation. Il m’arrivera aussi, mais à titretout à fait exceptionnel, d’en modifier quelque peu l’expression,pour la rendre plus accessible à un lecteur d’aujourd’hui.

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préférence les protestants – selon les deux traductionsfrançaises, par « charité » ou par « amour », qu’onpeut donner du même mot grec agapè, d’ailleursinconnu des Grecs classiques (on ne le trouve ni chezPlaton, ni chez Aristote, ni chez Épicure), mais trèsprésent dans le Nouveau Testament, où il désignel’amour du prochain (celui dont on n’est ni l’amantni l’ami), ce qu’on peut appeler, par esprit de synthèseet malgré l’apparent pléonasme, l’amour de charité.

L’amour n’est pas un devoir

Or, ce qui pose problème ici, c’est que l’amour,qui est parfois une vertu, ne saurait être un devoir.Pourquoi ? Parce que, explique Kant, très proche icide l’expérience commune, « l’amour est une affairede sentiment et non de volonté 1 ». Or, un sentiment,cela ne se commande pas… Kant écrit encore : « Jene peux aimer parce que je le veux, encore moinsparce que je le dois ; il s’ensuit qu’un devoir d’aimerest un non-sens2. »

1. Métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu, Introduc-tion, XII, c, « De l’amour des hommes », édition de l’Académiede Berlin, tome VI (j’écrirai désormais AK, VI), p. 401-402, tra-duction Philonenko, Vrin, 1968, p. 73-74 (Pléiade, t. III, p. 684-685). Voir aussi les Fondements de la métaphysique des mœurs, I,AK, IV, 399 (Pléiade, t. II, p. 258 : « L’amour comme inclinationne peut pas se commander »).

2. Ibid. (c’est Kant qui souligne). Voir aussi Critique de laraison pratique, I, chap. III, « Des mobiles de la raison purepratique », AK, V, 82-84 (Pléiade, t. II, p. 708 à 710).

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Imaginez, je prends un exemple trivial, que vousserviez des épinards à tel de vos enfants, un petitgarçon ou une petite fille de sept ou huit ans. Le gaminvous répond : « J’aime pas les épinards ! » Eh bien,comprendre qu’il n’y a pas de devoir d’aimer,comprendre que l’amour ne se commande pas, c’estcomprendre qu’il n’y a rigoureusement aucun sens àlui dire : « Je t’ordonne d’aimer les épinards ! C’estton devoir ! » Vous pouvez prononcer ces deuxphrases, mais pas les penser en esprit et en vérité : ellessont intrinsèquement absurdes, parce que aimer ou pasles épinards ce n’est pas une question de volonté ; c’estun sentiment, un goût en l’occurrence, or un sentimentou un goût cela ne se commande pas. Vous pouvez luidire, éventuellement : « Je t’ordonne de manger desépinards ! » Je ne dis pas qu’il faut le faire, à chacund’en juger, mais en tout cas cette phrase-là n’est pasintrinsèquement absurde : manger ou pas des épi-nards, c’est un acte ; or un acte, cela peut secommander. Mais aimer ou pas les épinards, ce n’estpas un acte, c’est un sentiment, un goût, qui ne sauraitdès lors obéir à quelque commandement que ce soit.

Deuxième exemple, plus grave. Comprendre qu’iln’y a pas de devoir d’aimer, c’est comprendre que lejour où votre conjoint, cela peut arriver, vous dirait« Je ne t’aime plus », il n’y aura rigoureusementaucun sens à lui dire : « Tu dois m’aimer, c’est tondevoir ! » Parce que votre conjoint pourrait vous dire :« Écoute, relis Kant : “Il n’est au pouvoir d’aucun êtrehumain d’aimer quelqu’un simplement par ordre1” ;

1. Critique de la raison pratique, I, chap. III, AK, V, 83(Pléiade, t. II, p. 709).

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je ne peux aimer parce que je le veux, encore moinsparce que je le dois ; un devoir d’aimer est un non-sens… »

L’amour est une vertu, pas un devoir. Ce doubleconstat débouche sur une remarque et un problème.

La remarque, c’est que si l’amour est une vertusans être un devoir, cela confirme, y compris contreKant1, que vertu et devoir sont deux choses diffé-rentes, voire indépendantes l’une de l’autre. Et cen’est pas un hasard si j’ai écrit un Petit traité desgrandes vertus plutôt qu’un Petit traité des grandsdevoirs. Disons que le devoir est du côté de l’obliga-tion, du commandement, de « l’impératif », commedit Kant (donc, pour l’individu, du côté de la coer-cition ou de l’obéissance), alors que la vertu est plutôtdu côté de la puissance, de l’excellence, de l’affirma-tion. À la limite : le devoir est une contrainte ; la vertu,une liberté. Qu’on n’en conclue pas trop vite que ledevoir est dépassé ! Il ne l’est que par la vertu,lorsqu’elle triomphe. Il continue donc de s’imposer,tant que la vertu fait défaut – c’est-à-dire, de très loin,le plus souvent. Le Nouveau Testament (qui est uneéthique de l’amour) accomplit l’Ancien (qui est unemorale de la Loi), mais ne l’abolit pas2. Cela vaut tout

1. Voir, par exemple, La Religion dans les limites de la simpleraison, I, Remarque générale, AK, VI, 47 (Pléiade, t. III, p. 63).Voir aussi la note de la p. 34 (AK, VI, 23).

2. Sur les notions d’éthique et de morale, et sur les différencesque je fais entre l’une et l’autre, voir mon article « Morale ouéthique ? », Valeur et vérité, PUF, 1994, p. 183 à 205. Voir aussiles articles « Éthique » et « Morale » de mon Dictionnaire philo-sophique, PUF, 2001.

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autant pour les athées. Seul un sage pourrait se passerde morale. Seul un fou peut y prétendre.

Quant au problème, le voici : si l’amour n’est pasun devoir, si l’amour ne se commande pas, quel senspeut bien avoir le commandement évangélique « Tuaimeras ton prochain comme toi-même » ? Par quelleétrange aberration les Évangiles peuvent-ils nouscommander quelque chose, l’amour, qui ne secommande pas ? Ceux qui ont déjà lu tel ou tel demes livres, et qui savent par conséquent que je suisathée, pourraient en conclure que les Évangiles, ce nedevrait pas être mon problème. Je leur répondrai sim-plement qu’être athée, cela ne dispense pas d’êtreintelligent, et que j’aimerais au moins comprendre.C’est spécialement important lorsqu’il s’agit de l’undes textes fondateurs de notre civilisation. Or, quevous soyez croyant, athée ou agnostique, et quelle quesoit la religion de ceux qui sont croyants, force est dereconnaître que c’est le cas des Écritures, Ancienet Nouveau Testament. Comment pourrions-nousrenoncer à les comprendre ? Pour Kant, qui étaitchrétien (en l’occurrence un luthérien très pieux,sinon piétiste1), la question est cruciale. Commentle « Saint Évangile », comme il dit, peut-il nouscommander un sentiment, en l’occurrence l’amour,qui ne se commande pas ?

1. Sur le rapport de Kant au piétisme (qui joua un grand rôledans sa formation, mais dont il se démarque), voir La Religiondans les limites de la simple raison, IV, 2, AK, VI, 184-185(Pléiade, t. III, p. 221-222) et Le Conflit des facultés, I, 1, AK,VII, 54-60 (Pléiade, t. III, p. 860 à 868).

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La morale est un semblant d’amour

La réponse de Kant me paraît extrêmement éclai-rante sur le rapport entre l’amour et la morale, disonsentre l’amour et les autres vertus. Jésus, explique-t-ilen substance, ne peut bien sûr nous commander quequelque chose qui se commande, autrement dit unacte et non pas un sentiment. C’est ce que Kantappelle « l’amour pratique1 ». Praxis, en grec, celasignifie l’action. Ce que Jésus nous ordonne, expliqueKant, c’est d’agir, et par amour si l’on peut : « AimerDieu signifie dans ce sens : exécuter volontiers sescommandements ; aimer son prochain : remplir volon-tiers tous ses devoirs envers lui2. » Cela toutefois nefait que déplacer la difficulté. « Un commandementordonnant de faire quelque chose volontiers est en soicontradictoire3 », observe Kant. Aussi s’agit-il moinsd’avoir cette intention que d’y tendre4. L’amour est unidéal, en ce sens, plus qu’une exigence. Pourquoi lesÉcritures lui donnent-elles la forme d’un commande-ment ? Parce qu’il est de notre devoir, non certesd’aimer, mais de respecter cet idéal (l’amour du pro-chain) et de nous efforcer d’agir, puisque cela seuldépend de nous, conformément à ce que cet idéal

1. Critique de la raison pratique, I, chap. III, « Des mobiles dela raison pure pratique » (AK, V, 83 ; Pléiade, t. II, p. 709). Voiraussi les Fondements de la métaphysique des mœurs, AK, IV, 399(Pléiade, t. II, p. 258).

2. Ibid., AK, V, 83 ; trad. L. Ferry et H. Wismann (Pléiade,t. II, p. 709).

3. Ibid.4. Ibid.

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supposerait, si nous en étions capables, et requiert,lorsque nous ne le sommes pas. L’amour ne fait loiqu’à titre d’idéal ; mais cet idéal, même inaccessible,nous oblige :

« Cette loi de toutes les lois présente donc, ainsi quetous les préceptes moraux de l’Évangile, l’intentionmorale dans toute sa perfection, telle que, comme idéalde sainteté, elle ne peut être atteinte par aucune créa-ture, tout en constituant pourtant le prototype que nousdevons tendre à approcher et à égaler par un progrèscontinu mais sans fin1. »

Aimer ? Cela ne se commande pas. Agir, si. C’estdonc l’amour qui commande, y compris – c’est le para-doxe de l’idéal – lorsqu’il n’existe pas. C’est l’espritdes Évangiles, mais nettoyé de naïveté. L’amour ou lasainteté ne sont que des idéaux. L’action seule dépendde nous. Seule elle peut nous être commandée. Ce queJésus ou la morale exigent de nous, c’est donc d’agir :par amour, lorsqu’on aime, ou comme si on aimait,lorsque l’amour fait défaut. Qui ne voit que le secondterme de l’alternative est de très loin le plus fréquent ?Nous n’avons besoin de morale que faute d’amour ;c’est pourquoi nous en avons terriblement besoin– pour agir conformément à cet idéal en nous (l’amour)qui ne se commande pas mais qui commande. C’estimiter, dans nos actes, l’amour qui devrait les guider,ou qui les guide en effet, mais comme idéal, pointcomme sentiment effectif. La morale est un semblant

1. Ibid.

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d’amour : il s’agit de faire comme si on aimait. Et, biensûr, l’amour vaut mieux : le mieux, pour nous tous,c’est d’aimer et d’agir par amour. Oui, quand l’amourest là. Mais lorsqu’il n’est pas là ? Lorsqu’il faitdéfaut ? Alors il nous reste à agir comme si nousaimions ! C’est où la morale intervient : quand l’amournous manque, quand il ne brille, c’est ce qu’on appelleune valeur, que par son absence.

Prenons l’exemple d’une vertu morale bien clas-sique : la générosité. C’est la vertu du don. Or, quandon aime, on donne : l’amour est généreux, dit-on.Soit. Mais quand on donne par amour, ce n’est pasde la générosité, c’est de l’amour. Lorsque nous cou-vrons nos enfants de cadeaux, à Noël, aucun d’entrenous ne se dit : « Qu’est-ce que je suis généreux ! »On se dit : « Qu’est-ce que je les aime ! », éventuel-lement : « Qu’est-ce que je suis bête ! », mais certai-nement pas : « Qu’est-ce que je suis généreux ! »Quand on aime, on donne ; mais quand on donne paramour, ce n’est pas de la générosité, c’est de l’amour.Ce qui débouche sur une définition très éclairante ettrès exigeante de la générosité : la générosité, c’est lavertu qui consiste à donner à ceux que l’on n’aimepas.

Cela dit assez ce qu’il y a d’insatisfaisant dans lagénérosité, comme vertu morale, mais aussi sa gran-deur et sa rareté. Mieux vaudrait donner par amour ?Sans doute. Mais cela n’est possible, par définition,que lorsque l’amour nous porte – c’est-à-dire, soyonslucides, pas très souvent.

Lorsqu’on aime, à la limite, on n’a plus à se préoc-cuper de morale : il n’y a plus d’obligation, plus de

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devoir, plus de « coercition », comme dit Kant1 ;l’amour suffit et vaut mieux. J’ai toujours su, parexemple, que c’était mon devoir, tant qu’ils étaientpetits, de nourrir mes enfants. Mais pas une seule fois,depuis qu’ils sont nés, je ne l’ai fait par devoir. Je lesai nourris par amour, comme tout le monde, et celavaut mieux pour eux comme pour moi. Imaginez quevous interrogiez une jeune femme en train d’allaiterson petit. Vous lui demandez : « Madame, pourquoinourrissez-vous cet enfant ? » Songez à votre réactionsi elle vous répondait : « Je le nourris pour des raisonsmorales ; je considère que c’est mon devoir ! » Vousvous diriez : « Pauvre mère, et pauvre enfant ! » Maiscela ne risque guère d’arriver. La vérité, selon toutevraisemblance, c’est qu’elle le nourrit par amour.Heureusement pour elle. Heureusement pour lui.

« Ce qu’on fait par contrainte, on ne le fait pas paramour », notait Kant2. La réciproque est vraie aussi :ce qu’on fait par amour, on ne le fait pas parcontrainte. C’est par quoi l’amour libère de la morale,non en l’abolissant, pour reprendre la formule desÉvangiles, mais en l’accomplissant3. Pas besoin pourcela d’être kantien, ni chrétien. Nietzsche, qui n’étaitni l’un ni l’autre, le dira aussi : « Ce qui est fait par

1. Par exemple dans la Doctrine de la vertu, AK, VI, 401(Pléiade, t. III, p. 684) : « Tout devoir est coercition, c’est unecontrainte. »

2. Ibid.3. Matthieu, V, 17 (« Ne pensez pas que je sois venu pour

abolir la Loi ou les Prophètes. Je ne suis pas venu pour abolirmais pour accomplir »).

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amour s’accomplit toujours par-delà le bien et lemal1. » Tel était déjà l’esprit du Nouveau Testament,que saint Augustin résumera génialement en unephrase : « Aime et fais ce que tu veux 2 ! » C’est l’espritdu Christ ; c’est l’esprit de l’amour, avec ou sans Dieu,et c’est un esprit de liberté : quand l’amour est plusfort que l’ego, il n’y a plus à se préoccuper de morale,de devoir, d’obligation ; il n’y a plus qu’à agir paramour et cela suffit.

Oui, quand l’amour est assez fort… Mais c’est rare-ment le cas. Combien y a-t-il de personnes que vousaimez assez pour être libéré, vis-à-vis d’elles, de touteobligation strictement morale, de tout impératif, detout devoir ? Il y a vos enfants, pour ceux d’entrevous qui en ont, c’est le seul cas vraiment simple,surtout quand ils sont jeunes. Il y a peut-être, pourles plus âgés, les enfants de vos enfants…

Mais qui d’autre ? Votre conjoint ? C’est déjàbeaucoup plus compliqué ! On va vite découvrir,dans le couple, que l’amour ne suffit pas toujours,que la morale retrouve ses droits, et nous, nos devoirs.Vos parents ? Là encore, il est rare que l’amour suf-fise. Pour la plupart d’entre nous, même si nousaimons nos parents, il est bon que la morale suppléeaux insuffisances parfois de l’amour : c’est aussi pardevoir, bien souvent, qu’on fait ce qu’on peut pourles aider, pour les soutenir, pour les accompagner…Vos deux ou trois meilleurs amis ? Oui, cela peut

1. Par-delà le bien et le mal, aphorisme 153, trad. G. Bianquis,rééd. 10/18, 1973.

2. Traités sur la Première Épître de saint Jean, VII, 8.

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arriver. C’est un devoir, note Kant, que d’être loyalen amitié1. Il a sans doute raison, mais avec les amisles plus proches, ceux du premier cercle, ce n’est paspar devoir qu’on est loyal, c’est par amour.

Faisons le compte : vos enfants ou petits-enfants,éventuellement votre conjoint, vos parents, vos deuxou trois meilleurs amis, bref vos proches, ceux quevous aimez le plus… On arrive à quoi ? Cinq per-sonnes ? Dix personnes ? Vingt personnes, pour ceuxqui ont un cœur immense ? Il reste un peu plus desept milliards d’êtres humains, que nous n’aimonspas, ou tellement peu que nous n’avons, vis-à-visd’eux, que la morale pour nous interdire le pire etpour nous pousser, parfois, à leur faire un peu debien.

Quand l’amour nous porte, il tient lieu de moraleou en dispense. Mais, le plus souvent, l’amour nesuffit pas ; c’est où intervient la morale, qui nousenjoint d’agir comme si nous aimions. La morale estun semblant d’amour, disais-je. Cela veut dire quenous n’avons besoin de morale qu’à proportion denotre incapacité, dans telle ou telle situation, à aimer.Nous aimons l’amour ; mais aimer, en dehors de nosproches, nous ne savons pas. C’est ce qui nous voueà la morale.

L’idéal, c’est d’aimer et d’agir par amour. Maisl’amour, c’est trop nous demander. Si bien que nousavons inventé la morale (c’est une façon de parler : lamorale résulte moins d’une invention que d’une

1. Fondements de la métaphysique des mœurs, II, AK, IV, 408(Pléiade, t. II, p. 268).

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sélection, au sens quasi darwinien du terme) pournous pousser, dans tous les cas où l’amour fait défaut– c’est-à-dire dans les cas les plus fréquents –, à agircomme si nous aimions.

La morale, de ce point de vue, est un avantagesélectif, au même titre d’ailleurs que l’amour parental.Dans les conditions du paléolithique, pour qu’unnouveau-né survive, pour qu’un enfant atteigne l’âgeoù il pourra se débrouiller tout seul, il fallait qu’il soitpendant des années, et chaque instant de chaque jour,l’objet d’une attention sans pareille. Comment l’obte-nir plus efficacement que par l’amour d’une mère etd’un père ? Non qu’il y ait là-dessous le moindrefinalisme. Un groupe humain où les parents aimentdavantage leurs enfants aura simplement plus dechances de transmettre ses gènes, de même qu’ungroupe humain où l’amour parental fait défaut risquefort, à terme, de disparaître. La sélection naturellen’en demande pas plus pour que l’amour parentaltende à se généraliser au sein de l’espèce humaine(comme d’ailleurs au sein d’autres espèces). Il n’enva guère autrement de la morale : un groupe humaindont les membres opposent quelques règles, au moinsà l’intérieur du groupe, au règne aveugle de l’égoïsmeet de la violence aura plus de chances de transmettreses gènes, donc de croître et de se développer. Celasuffit pour que la morale se répande (on ne connaîtpas de culture où elle fasse défaut) et se transmette(par l’éducation, selon toute vraisemblance, davan-tage que par les gènes). Qui ne voit que ces deuxavantages sélectifs – l’amour, la morale – vont dansla même direction, qui est celle de la prise en compte

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des intérêts de l’autre ? Que l’amour existe d’abord(il est attesté dans de nombreuses espèces animales),c’est plus que vraisemblable. Qu’il aille ordinairementplus loin – jusqu’au don de soi –, c’est une donnéede l’expérience. Comme c’en est une, dès qu’on sortde la famille, qu’il ne suffit pas. Il faut donc que lamorale prenne le relai, en étendant l’altruisme, fût-ilintéressé, au-delà de la famille, tout en en réduisantla portée (la morale demande moins que l’amour,mais vis-à-vis d’un plus grand nombre de nos sem-blables). Disons que l’amour indique la direction ; etla morale, le chemin.

Par quoi l’amour fait office, pour la morale, d’idéalrégulateur : il s’agit de faire comme si, en sachant bienque ce n’est presque jamais comme ça ! C’est ce quidistingue à peu près la morale des bons sentiments.Saint Augustin avait raison de noter que « la meilleureet la plus courte définition de la vertu est celle-ci :l’ordre de l’amour1 ». Mais il faut ajouter que l’amourne commande, sauf exception, qu’indirectement :qu’il règne (comme idéal) davantage qu’il ne gou-verne (comme affect). C’est ce qui distingue la vertude la sainteté : il s’agit de se soumettre à l’amour, ycompris lorsqu’il n’est pas là.

Reprenons l’exemple de la générosité. Le mieux,c’est d’aimer et de donner par amour. Mais quandl’amour n’est pas là, nous dit la morale, il te reste àdonner à ceux que tu n’aimes pas. C’est où intervientla générosité, vertu morale, vertu du don. Quand tun’es pas capable de donner par amour, agis comme

1. Cité de Dieu, XV, 22.

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si tu aimais : donne à ceux que tu n’aimes pas ! Àdéfaut d’aimer, fais au moins semblant : sois au moinsgénéreux !

Le droit et la politesse sont des semblants de morale

« Hélas, pourriez-vous m’objecter, vous l’avez ditvous-même : ceux que je n’aime pas, ils sont à peuprès sept milliards ! Si je donne à tous, que va-t-il merester, à moi ? » Rien… Cela devient intéressant.L’idéal, c’est d’aimer ; mais l’amour, c’est trop nousdemander. La morale nous dit en substance : quandtu n’es pas capable d’aimer, agis comme si tu aimais,sois au moins moral, sois au moins généreux. Oui.Mais la morale aussi, c’est trop nous demander !Donner à ceux que je n’aime pas ? Pas question, oualors des miettes ! Aimer, je ne sais pas. Être géné-reux, je ne veux pas.

Que faire ? Quand je ne suis pas capable d’aimer,j’essaie de faire comme si : j’essaie d’être au moinsgénéreux. Mais quand je n’en suis pas capable ? Ehbien, à nouveau, je fais comme si. C’est ce qu’onappelle le droit et la politesse. Le droit pour ce quiest des rapports objectifs, comme dirait Hegel ; lapolitesse pour ce qui est des rapports subjectifs ouintersubjectifs.

Cela fait comme un troisième niveau, moins exi-geant que les deux premiers, et plus accessible. Lemieux, c’est d’aimer et de donner par amour. Quandtu n’en es pas capable, sois au moins généreux : donneà ceux que tu n’aimes pas. Et quand tu n’es pas

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capable d’être généreux, sois au moins honnête : payetes impôts et respecte scrupuleusement la propriétéd’autrui. Ouf ! Je respire ! Enfin quelque chose dontje suis capable ! Aimer, je ne sais pas. Donner, je neveux pas. Mais payer mes impôts et respecter la pro-priété d’autrui, c’est clairement à ma portée. Noussommes nombreux à pouvoir dire, avec Georges Bras-sens : « Je n’ai jamais tué, jamais violé non plus ; y’adéjà quelque temps que je ne vole plus. » Quant àpayer nos impôts, la crainte d’éventuelles sanctionsparvient ordinairement – si la vertu n’y suffit pas – ànous convaincre que tel est bien notre intérêt.

Même chose, dans un autre registre, pour la poli-tesse. Le mieux, c’est d’aimer et d’agir par amour.Quand tu n’es pas capable d’agir par amour, fais-leau moins par générosité. Et si même ça, c’est trop tedemander, si tu n’es pas capable d’être moral, pascapable d’être généreux, sois au moins poli ! À nou-veau, je respire ! Aimer, je ne sais pas ; donner, je neveux pas ; mais être poli, j’en suis tout à fait capable !

La morale imite l’amour, en son absence. La poli-tesse et le droit imitent la morale, lorsque celle-ci faitdéfaut ou ne suffit pas. Ainsi agissons-nous comme sinous étions vertueux. Ce sont, là encore, autantd’avantages sélectifs : un groupe humain qui imposeà ses membres le respect d’un certain nombre derègles de politesse et d’organisation, si embryonnairessoient-elles d’abord, aura plus de chances de trans-mettre ses gènes qu’un groupe humain qui ne comp-terait que sur l’amour et la morale pour limiter laviolence et réguler l’égoïsme. Par quoi le droit et lapolitesse vont dans la même direction que la morale,

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de façon à la fois moins exigeante (c’est un minimumsocialement requis) et plus efficace (dès lors que lacommunauté se donne les moyens, par l’opprobre oula sanction, d’en imposer le respect).

Quelques exemples. Vous bousculez un inconnu,sans le faire exprès, dans un couloir. Vous lui dites :« Pardon ! » Vous faites semblant de le respecter. Lerespect est une vertu morale (c’est prendre en comptela dignité de l’autre). Mais lorsque vous bousculezquelqu’un dans un couloir, ce n’est guère votre pro-blème ; il est vraisemblable que vous ne vous posezpas la question du respect ou de la dignité. Simple-ment, vous avez été bien élevé par vos parents, vousvivez dans une société policée, vous craignez depasser pour un mufle… Cela suffit pour vous fairedire, par pure politesse : « Pardon ! » C’est un réflexeplus qu’une vertu, un conditionnement plus qu’undevoir, mais qui ont bien quelque chose à voir (parimitation) avec la morale. Vous faites semblant derespecter l’autre : vous êtes poli. Et lui vous répond :« De rien, y’a pas de mal ! » Il fait semblant de vouspardonner. La miséricorde est une vertu morale (c’estla vertu du pardon). Mais là, il ne se pose pas laquestion de vous pardonner ou pas. La bonne édu-cation suffit. Par pure politesse, il vous répond : « Derien, y’a pas de mal ! » C’est un semblant de miséri-corde.

Vous êtes dans un bar. Vous demandez un café auserveur. Vous ajoutez : « S’il vous plaît ! » Vous luimanifestez du respect (vous le traitez comme un êtrehumain, pas comme une machine), et vous avez bienraison. Le garçon vous apporte un café. Vous dites :

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« Merci. » Vous lui manifestez de la gratitude. Quantà savoir si vous ressentez ce respect et cette gratitude,c’est une autre histoire ! Cela peut certes arriver, parexemple si le serveur, pour une raison ou pour uneautre, a retenu votre attention ou suscité votre sym-pathie (parce qu’il est très jeune, ou très vieux, outrès fatigué, ou très séduisant, ou très efficace…).Mais le plus souvent, il n’en est rien. La question nese pose même pas. Vous êtes en deçà du respect oudu mépris, de la gratitude ou de l’ingratitude : vousêtes poli. Vous auriez bien tort de vous le reprocher(s’il fallait ressentir de la gratitude chaque fois qu’onnous apporte un café, la vie serait vraiment compli-quée !), mais tort aussi d’en être dupe. Respect etgratitude sont des vertus morales. Mais dans la viesociale, on ne vous en demande pas tant : la politessesuffit à vous faire agir comme si vous ressentiez de lagratitude et du respect – comme si vous étiez ver-tueux !

La morale est un semblant d’amour. Le droit et lapolitesse sont des semblants de morale. Ce n’est pasune raison pour les mépriser, encore moins pour pré-tendre s’en passer. Une société où tout le monde res-pecterait scrupuleusement et le droit et la politesseserait, vue de l’extérieur, une société presque parfaite.Plus besoin de tribunaux, de police, de prisons,puisque plus personne ne violerait la loi. Considéra-bles économies pour le budget de la nation ! Plus deviolences, puisque la violence suppose toujours qu’ona violé soit le droit, soit la politesse, soit, le plussouvent, les deux. Quel repos ! Quelle paix ! On neserait pas loin d’une société idéale. Et pourtant, vous

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ferait observer lucidement Blaise Pascal, « si vous endemeurez là », donc si vous vous contentez de res-pecter la loi et les bonnes manières, « vous ne laisserezpas de vous perdre » : « vous vous perdrez en honnêtehomme », certes, au sens juridique du terme, maisvous n’en serez pas moins damné1. Parce que le droitet la politesse, d’évidence, cela n’a jamais sauvé per-sonne. Dans mon langage d’athée, je dirais : la société,vue de l’extérieur, serait à peu près parfaite ; mais lavie n’aurait aucune valeur, aucun goût, aucun sens !Parce que ce ne sont pas le droit et la politesse quidonnent goût, sens ou valeur à la vie.

Lorsque j’ai publié mon Petit traité des grandesvertus, dont le premier chapitre portait sur la poli-tesse, des lecteurs m’ont écrit ou sont venus me voir,à l’occasion de conférences ou de signatures, pour meféliciter : « Ce que j’ai particulièrement apprécié dansvotre livre, me dirent certains (plus nombreux, il estvrai, parmi les personnes âgées), c’est que vouscommencez par la politesse ; ça, c’est vraiment impor-tant ! » Je leur répondais : « C’est vrai, je commencepar la politesse. Mais avez-vous remarqué que je ter-mine par l’amour ? C’est quand même beaucoup plusimportant ! » En l’occurrence, cette remarque qu’ils

1. Pour reprendre, en en changeant le domaine d’application,quelques formules des extraordinaires Trois discours sur la condi-tion des grands, p. 368 b. (Sauf précision contraire, les référencespascaliennes renvoient à l’édition Lafuma des Œuvres complètes,Seuil, 1963, coll. « L’Intégrale ». S’agissant des Pensées, le pre-mier chiffre est celui de l’édition Lafuma, le second celui del’édition Brunschvicg ; s’agissant des autres textes, les lettres a etb permettent de distinguer les deux colonnes de chaque page.)

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me faisaient, et qu’ils prenaient pour un compliment,était d’autant plus étonnante que, dans ce premierchapitre, j’expliquais que je ne commençais par lapolitesse, qui est la plus petite des vertus, que parcequ’il est de bonne pédagogie de commencer par leplus facile. Or, il est très difficile d’aimer ; il est trèsdifficile d’être courageux, généreux ou juste ; il estfacile d’être au moins poli. D’où le plan de ce Petittraité, qui commençait en effet par la politesse, la pluspetite des vertus, celle qui n’est pas encore morale(un salaud peut être poli), et qui se terminait parl’amour, la plus grande des vertus, qui déjà n’est plusmorale (non, bien sûr, qu’il soit immoral d’aimer,mais en ceci que l’amour nous libère de la morale :« Aime et fais ce que tu veux »). C’était aller du plusfacile au plus difficile, du plus commun au plus rare,d’une imitation d’imitation (la politesse imite lamorale, qui imite l’amour) au modèle ultime, quin’imite que lui-même (l’amour imite l’amour : voyezSpinoza, Freud, Simone Weil). C’était aller – autantqu’on le peut dans un livre – d’un semblant d’amourà l’amour vrai.

Quand arrête-t-on de faire semblant ?

Une question vient à l’esprit : « Si la morale est unsemblant d’amour (agir moralement, c’est agir commesi on aimait), et si le droit et la politesse sont dessemblants de morale (être poli ou honnête, au sensjuridique du terme, c’est agir comme si l’on était ver-tueux), quand est-ce qu’on arrête de faire semblant ?

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Quand est-ce qu’on arrête de faire comme si ? » Laréponse est double : on arrête de faire semblant paren haut, quand on agit vraiment par amour, c’est ceque j’appelle nos moments de sainteté ; ou par en bas,lorsqu’on renonce même au droit et à la politesse,c’est ce que j’appelle nos moments de barbarie.

On pourrait m’objecter que nous ne sommes pasdes saints… Je l’accorde volontiers. Mais avec nosenfants, spécialement quand ils sont petits, nousavons tous nos moments de sainteté. Nous les aimonsplus que nous-mêmes, nous faisons passer leur intérêtavant le nôtre, nous serions prêts à donner notre viepour eux… Amour inconditionnel et sans mesure :moment de sainteté.

Nous ne sommes pas non plus des barbares. Nosparents et nos maîtres nous ont trop bien éduquéspour que nous risquions d’oublier tout à fait le droitet la morale. Il peut pourtant arriver, dans certainescirconstances, que nous ayons nos moments de bar-barie. Un automobiliste vous fait une queue depoisson, dans un embouteillage, ou bien prétendprendre la place de stationnement que vous visiez.Vous sortez de votre voiture pour lui casser la figure.Vous savez bien que le droit l’interdit ; vous n’ignorezpas que c’est extrêmement impoli ; mais vous avezrenoncé même au droit et à la politesse. Il n’y a plusque la haine, la violence, la colère : moment de bar-barie.

Sainteté et barbarie sont des exceptions, voire descas limites. Notre vie réelle se déroule presque toutedans l’entre-deux. Quand nous ne sommes ni dansun moment de sainteté, où l’amour suffit, ni dans un

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moment de barbarie, où même le droit et la politessene suffisent plus, nous vivons de faux-semblants(hypocrisie) ou, plus souvent (lorsque nous ne cher-chons à tromper personne), de vrais-semblants : nousfaisons semblant d’être moraux, c’est ce qu’on appellela légalité et les bonnes manières ; nous faisons sem-blant d’aimer, c’est ce qu’on appelle la morale. C’estmoins bien que l’amour ? Certes. Mais c’est tellementmieux que la barbarie ! Le droit et la politesse n’ontjamais sauvé personne. La délinquance et la grossiè-reté, encore moins.

On comprend pourquoi toutes les vertus moralesressemblent en quelque chose à l’amour : parcequ’elles l’imitent, en son absence, parce qu’elles enviennent (par l’éducation) ou y tendent (par imitation,fidélité ou gratitude). « L’hypocrisie, disait La Roche-foucauld, est un hommage que le vice rend à lavertu1. » Nos vertus, dirais-je volontiers, sont autantd’hommages que nous rendons à l’amour, lorsqu’iln’est pas là, comme le droit et la politesse sont autantd’hommages à la morale, lorsqu’elle ne suffit pas.Pascal, dans ses Pensées, l’a fortement exprimé :« Grandeur de l’homme, dans sa concupiscencemême, d’en avoir su tirer un règlement admirable etd’en avoir fait un tableau de la charité2. » Ce n’estqu’un leurre3, certes, mais qui vaut mieux toutefoisque la haine toute nue. L’amour vaut mieux que le

1. Maximes, 218.2. Pensées, 118-402. Voir aussi les fragments 106-403, 210-451

et 211-453.3. Pensées, 210-451.

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droit et la politesse. La civilisation, mieux que la bar-barie.

Les trois amours

L’amour, soit, mais quel amour ? Depuis le débutde cette longue introduction, j’en parle au singulier,comme si le mot était univoque. Or, il n’en est rien.J’aime mes enfants, j’aime la femme ou l’homme dontje suis amoureux : d’évidence, ce n’est pas le mêmeamour. J’aime mes parents, j’aime mes amis : c’est lemême mot, pas le même sentiment. Je peux aimer lepouvoir, l’argent, la gloire. Je peux aimer Dieu, si j’ycrois, ou y croire, si je l’aime. J’aime la bière et le vin,les huîtres et le foie gras ; j’aime mon pays, la musique,la philosophie, la justice, la liberté ; je peux m’aimermoi-même… Combien d’amours différents, pourcombien d’objets différents ! Le français, qui passepour une langue plutôt analytique, et qui l’est le plussouvent, fait preuve, s’agissant d’amour, d’une puis-sance synthétique presque exagérée. Le mot, dansnotre pays, n’en a que plus de succès : on se réjouitd’autant plus d’entendre parler d’amour que per-sonne ne sait exactement de quoi l’on parle… C’estavec cette confusion que je voudrais rompre.

On pourrait certes, en français comme dansn’importe quelle langue, trouver d’autres mots, quirelèvent du même champ lexical : affection, tendresse,amitié, inclination, penchant, dilection, prédilection,attachement, goût, passion, adoration, vénération…Mais au risque alors de s’éparpiller dans une multitude

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de détails, de nuances, de gradations, au point d’yperdre l’essentiel ou de n’y plus discerner les articu-lations principales. « Trop de distance et trop deproximité empêche la vue », disait Pascal1. Aussiest-ce pour trouver la bonne distance, s’agissantd’amour, que j’ai pris l’habitude, sinon de parler grec,j’en serais malheureusement incapable, du moinsd’utiliser les trois mots grecs dont les Anciens se ser-vaient pour désigner trois types d’amour différents.

Le premier est très connu, y compris en français,même s’il est souvent mal compris : c’est éros.

Le deuxième n’est guère connu que de ceux quiont fait au moins un peu de grec ou de philosophie :c’est philia.

Enfin, le troisième n’est connu que de ceux qui ontune éducation religieuse, en l’occurrence chrétienne,point trop déficiente : c’est agapè.

Éros, philia, agapè. Voilà les trois noms grecs del’amour, du moins les trois principaux, et tel sera leplan désormais que je vais suivre.

1. Pensées, 199-72.

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