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CATHERINE LOIZEAU LE MUSICIEN ENCHANTEUR

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Page 1: LE MUSICIEN ENCHANTEUR · SYLVIE BAUSSIER Gandhi, les avantures d’un sage BRIGITTE COPPIN La reine Margot, une princesse audacieuse DOMINIQUE JOLY Marie-Antoinette, une princesse

C A T H E R I N E L O I Z E A U

LE MUSICIEN ENCHANTEUR

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D i s p o n i b l e s s u r l a D i g i t h è q u e

{ a v a n t D e D e v e n i r … }U n e c o l l e c t i o n d i r i g é e p a r G e r t r u d e D o r d o r

G E R T R U D E D O R D O R

Louis XIV. Les Diamants du cardinal (Tome I)

Louis XIV. Les Princes rebelles (Tome II)

Louis XIV. Un jeune roi dans la tourmente (Tome III)

L’impératrice Joséphine, un destin extraordinaire

V I V I A N E K O E N I G

Cléopâtre, l’indomptable princesse

Alexandre, le prince conquérant

S Y L V I E B A G E S

Du Guesclin, les aventures d’un chevalier

C A T H E R I N E D E L A S A

Aliénor d’Aquitaine, la duchesse des troubadours

J E A N - P A U L G O U R É V I T C H

Jules César, l’ascension d’un chef

C H R I S T I N E F É R E T- F L E U R Y

Marie Stuart, une reine entre deux royaumes

S Y L V I E B A U S S I E R

Gandhi, les avantures d’un sage

B R I G I T T E C O P P I N

La reine Margot, une princesse audacieuse

D O M I N I Q U E J O L Y

Marie-Antoinette, une princesse à la cour de Vienne

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S O M M A I R E

1 ER É P I S O D E

une famille De musiciens

I. Les enfants de Salzbourg 6 II. Des notes plein la tête 12 III. Le violoniste des rues 19 IV. À l’auberge viennoise 24 V. Un concert au palais 28 VI. Quand la mort rôde 34

2 E É P I S O D E

en concert chez les princes

I. Voyage en berline 38 II. Sur le pont de Paris 44 III. En visite chez le roi de France et

la marquise de Pompadour 50 IV. Lesfillesduroi 55 V. À la table du roi, au grand couvert 59 VI. Un petit tour en mer 64 VII. Un ami pour la vie 69 VIII. L’interrogatoire londonien 76 IX. Tabatières et boucles en or 83

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3 E É P I S O D E

sous le soleil De l’italie

I. Le déjeuner sur l’herbe 89 II. Dans l’atelier du peintre 94 III. Un concert phénoménal 102 IV. Masques et grimaces 109 V. Le voleur de musique 114 VI. Sur les pentes du Vésuve 118 VII. Le triomphe et la gloire 124 VIII. À la lueur des chandelles 130

C a h i e r d o c u m e n t a i r e 135

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© Editions Belin / Humensis

1 ER É P I S O D E

U N E F A M I L L E D E M U S I C I E N S

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C h a p i t r e i

Les enfants de Salzbourg

Salzbourg, Autriche, printemps 1762

Assis sur un tabouret, Wolfgang balançait ses jambes d’avant en arrière. D’une main, le petit garçon jouait avec le ruban de velours qui retenait sa queue-de-cheval. De l’autre, il suçotait son pouce.

– Ce n’est pas parce que j’ai six ans que tu dois me faire deviner des mots de bébé. As-tu une autre devinette à me poser ? demanda l’enfant qui s’impatientait. Si tu as peur de perdre, on arrête de jouer.

Face à l’écritoire, sa sœur aînée, Maria Anna — que la famille surnommait Nannerl —, mâchouillait le bout de sa plume. Soudain, elle jeta quelques lignes sur le papier. Puis ellesoufflasurlesmotspourenfairesécherl’encreetpritson temps avant de poser sa question.Elleseretournaetfitfaceàsonfrère.– Mon premier est tout doux et c’est un petit animal que

tu aimerais avoir. Mon second recouvre le corps. Mon tout se porte sur la tête. Qui suis-je ? conclut Nannerl.

La réponse fusa.– Chapeau, dit Wolfgang. Facile !

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– Une dernière devinette, s’il te plaît, demanda Nannerl, déçue par le manque d’imagination dont elle avait fait preuve pour la précédente.

– Oui, oui, après on jouera aux cartes, dit l’exubérant enfant en frappant dans ses mains.

– Mon premier est de couleur verte et pousse au pied des arbres, décréta Nannerl. Mon second est une petite bête qui fait se gratter le chien. Mon tout est un petit insecte qui pique.

À la vitesse de l’éclair, Wolfgang associait des mots dans sa tête.

– J’ai trouvé : mousse, tique, c’est moustique ! À moi, c’est mon tour, dit l’enfant. J’en ai inventé une.

Nannerl était en train de perdre. Il jubilait.– Écoute, sœurette, ma devinette. Tiens, ça sonne pareil,

fitWolfgang.Montoutestunprénom,dit-il,sûrdelui.Nannerl éclata de rire.– Mais tu dois d’abord dire : mon premier, puis mon

second…Agacé, l’enfant reprit :– Mon premier est un prénom. Mon second est un pré-

nom. Mon tout est un autre prénom.Nannerl restait sans voix.Wolfgang sentait qu’il allait gagner au jeu des devinettes.– Tu ne trouves pas ? Tu veux que je te dise ?Nannerlfitouidelatête.– Eh bien, c’est Léopold, et c’est le prénom de notre

papa ! Tu as perdu, cria l’enfant qui s’était levé de son siège.

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Tu as perdu, tu as perdu, continua-t-il en tournant autour de sa sœur. Je suis le meilleur, je suis le plus fort… Mais est-ce que tu m’aimes ?–Oui,confirmaNannerlquiboudaitunpeu.– Tu m’aimes sœurette ? Vraiment ? Même si j’ai gagné ?

demanda-t-il de nouveau à sa sœur, craignant de l’avoir vexée.

– Non, répondit doucement Nannerl.Aussitôt, Wolfgang arrêta sa danse. Surpris, il la regarda,

apeuré.– Non, je ne t’aime plus, redit doucement Nannerl.Soudain, des larmes coulèrent sur les joues de Wolfgang,

qui pouvait passer d’une grande joie à une profonde tristesse.– Mais si, tu sais bien que je t’aime. Tu es mon petit frère

adoré.Wolfgangfixaitsasœur.Maintenant,uneautrequestion

luibrûlaitleslèvres.– Tu m’aimes plus que Johann Karl et que Maria ?Nannerl sentit courir un frisson le long de son dos.– Wolfgang, je t’ai déjà dit que j’étais toute petite quand

ils sont morts. Johann Karl n’a vécu que quelques mois et Maria seulement… seulement quelques jours, réussit-elle enfinàdiredansunsouffle.Quantauxpremiersbébésdemaman et papa, je ne les ai pas connus. Aujourd’hui, si nos frères et sœurs n’étaient pas morts, nous serions sept à la maison. Ils ne sont plus là, mais ils sont dans notre cœur, à tout jamais.

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Un silence s’installa. Nannerl sortit un mouchoir et reprit, en regardant son petit frère droit dans les yeux :

– Oui, je t’aime et pour toujours. Allez, mouche ton nez et chasse les nuages noirs de ta tête. Jouons aux cartes, pro-posa Nannerl.

À l’autre bout de l’appartement, une porte venait de cla-quer. Puis le plancher se mit à grincer.

Leur père, Léopold Mozart, un violon à la main, entra dans la pièce où ils s’amusaient.

– Comment s’est passée ta journée ? Est-ce que le prince-archevêque1 a été gentil avec toi ? interrogea Wolfgang, heureux du retour de son papa à la maison.

Léopold posa son instrument.– Bonjour, mes chéris. Oui, ma journée s’est bien pas-

sée. J’ai présenté un oratorio2 au prince-archevêque. Ma musique l’a enchanté. Le morceau que j’ai composé pour lui sera joué lors d’une prochaine messe à la cathédrale. Toutefois, il souhaiterait que j’ajoute d’autres instruments : duhautboisoudelaflûtetraversière…

– En tout cas, mon papa chéri, pas de trompette, car je déteste cet instrument, décréta Wolfgang qui avait déjà oublié son chagrin.Léopoldregardasonfils,dontlestalentsmusicauxpré-

1. L’Autriche est alors divisée en petits états, dirigés par des princes ecclésiastiques. Le prince-archevêque Sigismund von Schrattenbach est alors l’homme politique et l’homme d’Église le plus puissant de Salzbourg.2. Opéra sacré donné dans un édifice religieux.

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cocesl’étonnaient.Safille,quantàelle,montraitàdixansde belles dispositions pour le clavecin.

– Allons, allons, Wolfgang, cesse tes enfantillages. Vous savez bien, les enfants, que je dois obéir au prince- archevêque. Je suis à son service et il me paie pour que je compose des œuvres religieuses ou des divertissements pour lui et sa cour. Un point c’est tout…

Nannerl l’interrompit.– Mais tu n’es pas qu’un simple musicien au service de

la cour… Tu es aussi le créateur d’une méthode d’appren-tissageduviolondonttuesfier,n’est-cepas?Cen’estpasrien.–Ilestvraiqu’elleadusuccès,réponditLéopold,flatté

parlecomplimentdesafille.Etlesleçonsparticulièresqueje donne nous rapportent un peu d’argent. Il n’en reste pas moins que nous ne sommes pour les puissants que de simples serviteurs, comme les valets et les laquais. Hélas !

Les enfants n’écoutaient plus du tout leur père. Leurs estomacs gargouillaient.

– Où est votre maman ? demanda Léopold, inquiet.– Elle est chez la voisine. Elle ne devrait plus tarder,

répondit Nannerl.– J’ai une faim de loup ! dit Wolfgang, en faisant semblant

degriffersasœur.Quelques minutes plus tard, les cloches d’une des églises

de Salzbourg, « la ville aux cent clochers », sonnèrent les douze coups de midi. La famille Mozart se réunit autour

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de la table. La discrète madame Mozart venait de déposer une soupière dont s’échappait une bonne odeur de choux. Léopold demanda le silence.

– Seigneur, bénissez ce repas que nous allons prendre, furent ses premiers mots.–Amen,réponditsansréfléchirsonfils,toutenessayant

de nouer sa serviette autour de son cou.– Wolfgang ! C’est la prière, rappela son père.

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C h a p i t r e i i

Des notes plein la tête

Salzbourg, septembre 1762

Depuis quelques jours, la neige avait fait son apparition à Salzbourg. L’hiver s’annonçait rude. Derrière la fenêtre de l’appartement familial, situé au troisième étage d’une mai-sonbourgeoise,Léopoldregardaitlesfloconsquivirevol-taientpuistombaientsansbruit.Ilfitvolte-faceetobservases enfants qui travaillaient à la lueur des chandelles. Dès leur plus jeune âge, il avait pris en charge leur éducation, car il avait décidé que ses enfants n’iraient pas à l’école.

Nannerl écrivait une rédaction dans sa langue, l’allemand. Son père lui avait demandé de composer un petit texte sur le sel, qui occupait une place importante dans l’histoire et le commerce de la ville. Elle était une élève appliquée, que ce soit pour l’étude ou pour les travaux d’aiguille et de broderie qu’elle accomplissait avec sa maman. Depuis peu, Léopoldapprenaitaussiàcompteràsonfils.Ilétaitétonnépar les capacités d’apprentissage de Wolfgang. Tout le pas-sionnait : la musique, mais aussi l’étude de mots en langues étrangères, le dessin et maintenant le calcul.

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Léopoldsepenchaau-dessusdel’épauledesonfils.–Wolfgang,arrêtederecopierceschiffres.Dis-moi,com-

bien font deux fois douze ?Wolfgang se retourna, leva ses mains comme pour faire

uneadditionetfitfinalementsoncalculdetête.– Vingt-quatre, répondit-il.Son père enchaîna les opérations de calcul mental et les

réponses de Wolfgang furent presque toutes bonnes.– Parfait. Reprends tes exercices de recopiage sur ton

cahier. Quand tu auras terminé, tu pourras t’appliquer à écrire des notes de musique.

Léopold s’assit. Il reprit la lecture d’une lettre qu’il avait abandonnée la veille. Un ami y évoquait cette guerre3 qui opposait depuis des années les grandes puissances d’Europe, dont l’Autriche. Les morts se comptaient par milliers. Léopold se dit que ce conflit était peut-être lepluseffroyabledetoutel’histoire.Aprèscettetristelecture,despenséesplusagréablesluivinrentàl’esprit.Sonfilsy occupait une place majeure. Wolfgang aimait la musique depuis son plus jeune âge. Dès l’âge de trois ans, il avait commencé par pianoter sur le clavecin de sa sœur. Puis il s’était mis à jouer tout seul, cherchant des notes. Jouer semblait lui donner tellement de plaisir qu’il fallait parfois l’interrompre pour venir à table ou aller au lit. Dernière-ment,Léopoldavait étéépoustouflépar le jugementde

3. La guerre de Sept ans (1756-1763) durant laquelle s’opposèrent la France et l’Angleterre, l’Autriche et la Prusse.

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Wolfgang. Alors qu’il donnait un cours à un ami violoniste, il avait pris la parole :

– Je crois que le violon du monsieur est mal accordé. Il faut régler les petits boutons de bois, avait-il dit, en mon-trant du doigt le manche de l’instrument.

Après le réglage d’une cheville, l’audition avait été par-faite!Cejour-là,Léopoldavaitdécouvertquesonfilsavaitune excellente oreille musicale et un don vraiment excep-tionnel pour la musique ! D’ailleurs, Wolfgang commençait à jouer avec joie du violon qu’on venait de lui acheter.Léopolds’assoupit.Quantàsonfils, ilétaitconcentré.

Il s’essayait à la composition musicale. Sa tête était pleine de notes. Il pensait à un air joyeux. Attentif, il alignait les notes sur le papier.

– Zut, une tache ! chuchota l’enfant encore maladroit avec la plume.–J’aifini,ditNannerlquivenaitdeterminersarédac-

tion.Léopold ouvrit les yeux et prit le devoir. La rédaction de

safilleétaitagréableetellesemblaitmaîtriserdemieuxenmieuxlespiègesdelalangue.Ravi, ilgratifiad’unfrancsourire Nannerl, dont les pommettes rosirent de plaisir.

– Je viens de composer un menuet, déclara Wolfgang en donnant son cahier.

Léopold se lança dans une nouvelle lecture silencieuse. Le rythme était bon et le choix des notes judicieux.

– Pourrais-tu me jouer ce morceau ? demanda-t-il.

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Wolfgang fonça à l’autre bout de la pièce où se trouvait le clavecin. Après avoir rapidement ajusté le tabouret à sa hauteur, il posa ses dix doigts face au clavier. Peu à peu, la musique remplit la pièce. Des accords joyeux succédaient à d’autres plus doux. L’exécution était parfaite. Puis il décida de le rejouer. Nannerl l’accompagna alors de quelques pas de danse.

Léopold les applaudit avec enthousiasme.«Monfilsvientdecomposersapremièreœuvremusi-

cale ! C’est incroyable ! Il écrit des notes et sait les lire, alors que je l’initie encore à la lecture et à l’écriture de notre langue. Il faut que je fasse connaître son talent, et bien sûrceluideNannerl,aumondeentier»,pensa-t-ilémuetprofondément bouleversé.

Le soir venu, alors que les enfants venaient de se coucher danslachambrequ’ilspartageaient,Leopoldconfiaàsafemme :

– Tu sais que Wolfgang m’a encore dit qu’il me mettrait dans un bocal quand je serai vieux pour me garder toujours près de lui !

– Oui, il a parfois de bien étranges idées, répondit sa femme, qui imaginait mal son mari dans un bocal.

– Ma chérie, plus sérieusement, je voudrais te parler de quelque chose qui me trotte dans la tête, poursuivit-il en enfilantsachemiseetsoncaleçondelaine.Tousdeux,nousadorons la musique, mais je crois que nos enfants, eux, ont

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des dons exceptionnels. J’aimerais qu’ils se produisent en concert ailleurs qu’à Salzbourg. Tu vas me dire que nous ne sommes pas assez riches pour partir en voyage. J’y ai réfléchiet jesuissûrquenotrepropriétaireseraitprêtànous avancer de l’argent. Ce cher ami s’est toujours montré si gentil avec nous. Qu’en penses-tu ? demanda Léopold, tout excité et impatient d’entendre sa femme sur ce sujet.

– Les enfants ne sont-ils pas trop petits pour voyager ? com-mença prudemment madame Mozart. Je dois t’avouer que je suis un peu inquiète à l’idée de mener cette vie de bohème. Où habiterons-nous ? Mais la musique est si chère à mon cœur et au tien qu’il serait sans doute dommage d’empêcher nos enfants de vivre cette aventure exceptionnelle…

La douce madame Mozart hésitait à répondre favora-blement à son mari, mais elle le sentait si inquiet qu’elle se résigna.

– J’accepte, Léopold, si nous partons en famille.– Oh merci, ma tendre épouse ! Je savais que tu me

comprendrais. Alors, je leur annoncerai la nouvelle dès demain. Bonne nuit, ma chérie, ajouta-t-il avec tendresse.–Bonnenuit,monchéri,ditsafemmeensoufflantsur

la bougie.

Le lendemain, madame Mozart ouvrit avec difficultéles volets de l’appartement. La nuit avait été froide et de petits éclats de glace bloquaient les charnières. Devant la maison, la place était immaculée. Un portefaix lourdement

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chargé avançait pas à pas dans la neige poudreuse. Madame Mozart referma vite la fenêtre et la lumière du jour entra timidement dans la pièce. Soudain, son regard fut attiré par des marques blanches sur le plancher, sur les chaises, sur les boiseries…

– Mon Dieu, Wolfgang s’est encore levé hier soir ! Il n’y a que lui pour faire une bêtise pareille ! Je sais qu’en ce moment les mathématiques le passionnent, mais de là à couvrirlasalleàmangerdechiffres,çanon!Heureuse-ment,cen’estquedelacraie.Vite,ilfautquej’effacetousces chiffresavantqueLéopoldne lesdécouvre.Quantà Wolf-gang, il va m’entendre, se dit la maman dont la patience avait des limites.

Un peu plus tard dans la matinée, Léopold réunit sa famille. D’emblée, il demanda à ce que personne ne l’interrompe pendant son discours. À son ton solen-nel, les enfants sentirent qu’ils allaient apprendre une nouvelle exceptionnelle. Curieux, ils retenaient leur souffle. Dos à la cheminée, Léopold annonça :

– Votre maman et moi, nous avons pris une grande déci-sion. Elle te concerne, Nannerl, et toi aussi, Wolfgang. Je vois que vous aimez la musique. Peut-être même que toi, dit-il en s’adressant à Wolfgang, elle te passionne plus que tout. Alors, tous les quatre, nous allons partir en voyage. Nous irons d’abord à Vienne, la capitale de l’Autriche, où j’espère que vous pourrez jouer du clavecin et du violon devant l’impératrice Marie-Thérèse.

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Wolfgang regarda son père et sa mère. Pour une fois, il était sans voix. Il n’était pas certain d’avoir tout bien compris. Puis son regard s’éclaira et il fonça sur son père pour lui sauter dans les bras. Quelques minutes plus tard, il déposait des milliers de baisers sur les joues de sa maman.

Nannerl, moins exubérante, cachait un peu sa joie, mais le visage rayonnant de sa maman lui laissa penser qu’ils allaient vivre une aventure familiale extraordinaire. Pour la première fois de leur vie, ils allaient partir en voyage !

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C h a p i t r e i i i

Le violoniste des rues

Vienne, septembre 1762

Joseph, un gamin miséreux, tapotait ses cuisses glacées pour lesréchauffer.Unfroidhumidepénétraitaussiparle trou de sa culotte percée. Le jeune Viennois n’osait pas s’approcher des douaniers. Pourtant, le feu qu’ils avaient allumédansunrecoindesfortificationsdelacapitaleautri-chienne, près de leurs guérites, l’attirait.–Viensdoncteréchauffer,gamin,ditl’und’eux.Jene

vais pas te manger. Je dois bientôt prendre la relève pour contrôler les voyageurs qui entrent en ville. L’hiver est fris-quet et rester dehors par ce temps humide, c’est un coup à attraper la maladie.

Joseph s’avança.– Mais, je te reconnais, toi ! Où étais-tu donc passé ?

demanda le douanier au jeune mendiant.– J’ai travaillé tout l’été dans les champs. J’ai ramassé les

foins. Puis j’ai fait les vendanges en Styrie. Maintenant, j’ai plus de travail. Les travaux agricoles ralentissent avant l’hiver. Il faut pourtant que je ramène quelques sous avant ce soir pour aider ma famille.

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– En tout cas, t’es tout maigrichon, dit le douanier. Dans sa tête, il songea que ce garçon n’était pas comme les autres miséreux, qui n’hésitaient pas à provoquer une bagarre et enprofitaientpourdétrousserunvoyageur.Celui-làn’avaitjamais été violent.–Attrapedoncunecartouffle,proposaledouaniergéné-

reux.Legaminneselefitpasdiredeuxfois.Josephs’empara

d’une pomme de terre qui cuisait au milieu des braises. La chair chaude colora ses joues.

– Si tu demandes une petite pièce, je fermerai les yeux. Il n’y a pas grand-monde aujourd’hui, lui dit-il en bougon-nant.

Joseph se sentait mieux. La pomme de terre avait calé son estomac. Maintenant, il pouvait même attendre jusqu’à la nuit pour gagner une pièce.

En début d’après-midi, le roulement d’une voiture à che-valsefitentendre,accompagnépardeshennissements.Lecocher immobilisa l’attelage. Les passagers descendirent : un couple et deux enfants. Joseph s’était approché d’eux.

– Vous n’auriez pas une pièce, monsieur ? demanda-t-il. – Papa, pourriez-vous lui donner une pièce ? Il a le même âgequemoi,supplialafillette.

– On ne peut pas répondre à toutes les sollicitations. Sois raisonnable,Nannerl.Nousavonsfaitdessacrificespourentreprendre ce voyage, répondit Léopold Mozart.

– Vous êtes Autrichiens ? demanda le douanier.

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– Oui, répondit le père de famille en tendant un papier, nous habitons Salzbourg.–Bien,fitledouanier.Mettez-vouslà.Puisilpritappui

sur le marchepied du véhicule et se hissa sur le toit. Sous une capote, il vit une malle, une sacoche de cuir et un car-ton à chapeau. Rien de suspect. Pas d’armes. Derrière la voiture, un bagage recouvert d’une bâche de cuir l’intrigua. Joseph marchait sur ses talons.

– C’est un clavier, ça sert à faire de la musique, expliqua le jeune passager de la voiture, qui anticipait la question du douanier.

– Parfait, mon garçon. Merci de ce renseignement. Et ça, c’est quoi ? demanda-t-il en montrant du doigt le bagage que l’enfant tenait à la main.–C’estl’instrumentdemonfils,ditLéopold.Ilestmusi-

cien.– Oui, c’est à moi ! Aussitôt, Wolfgang libéra la petite

serrure de cuivre de l’étui pour montrer son violon. Si vous le désirez, je peux vous jouer un petit air.

Il attrapa son archet et le cala contre son épaule.Curieux, Joseph se dit qu’il n’avait jamais vu un si petit

instrument. La musique ne lui était guère familière, même si, à la fête des moissons, il avait accompagné les paysans qui adoraient chanter. Comme beaucoup d’Autrichiens d’ailleurs.

Wolfgang décida ensuite d’interpréter une petite danse. Avecassurance,dès lespremiersaccords, ilfitvibrer sa

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baguette sur le violon. Des sons doux s’en s’échappèrent. Joseph sentit peu à peu comme une sorte de chaleur l’enva-hir de la tête aux pieds. Puis les poils de ses bras se héris-sèrentlorsqueleviolonsefitplusaigu.Pendantquelquesminutes, il oublia tout.

L’instrument venait de se taire.D’un revers de manche, Joseph essuya une petite larme. Il

était ému. Il n’osait plus redemander une pièce au père du musicien.Ilremerciad’unsourireWolfgangquiluioffrit,en retour, un clin d’œil espiègle.

– Allez ! Remontez en voiture. Je ne vais pas fouiller vos autres bagages. Vous n’avez pas l’air d’espions, dit le doua-nier, lui aussi sous le charme de la musique.

Quelques minutes plus tard, la voiture de la famille Mozart entra à Vienne et se dirigea vers le centre.

Le douanier, quant à lui, poursuivit inlassablement le contrôle des piétons. Bientôt arriva un groupe de colpor-teurs. Ces hommes, qui transportaient dans leurs hottes d’osier des journaux et des images, revenaient de la cam-pagne avec leurs invendus. Joseph et le douanier éclatèrent de rire, quand l’un d’entre eux, ivre, s’écroula sur les pavés mouillés. Plus tard, pour rompre l’ennui, Joseph mima la chute du marchand ambulant devant les douaniers hilares, qui semblaient apprécier son talent d’imitateur.

La nuit avait fait son apparition. Joseph avait de plus enplusfroid.Soudain,uncoupdefouetsefitentendre.Une voiture stationna devant eux. Un passager tendit un

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laissez-passer. Le contrôle de ce document fut rapide, car ses occupants semblaient connaître le chef des douaniers.

– Vous n’auriez pas une pièce ? demanda Joseph sur un ton désespéré aux occupants du véhicule.

Des voix s’exprimèrent dans une langue étrangère. Puis un avant-bras orné de dentelles souleva le rideau de la portière.

– Oh, merci ! dit Joseph.Quatre kreuzer4 brillaient dans sa main, tandis que le

carrosse s’éloignait déjà.– Ils vont peut-être à l’opéra, dit le douanier. Vienne

attire tant de puissants et de nobles ! Il faut dire que c’est lacapitalede lamusiqueenEurope!Bon,moi, j’aifinima journée et toi, petit, tu devrais rentrer chez toi. À une prochaine fois ! J’ai apprécié ta compagnie, mon garçon.

– Merci, dit le gamin, qui regarda encore son petit trésor.Enfin, ilpourraitacheterce soirunemichedepainà

l’épeautre pour épaissir la soupe familiale qui n’avait aucun goûtdepuisplusieursjours.

Des bottes claquèrent au loin. « La garde de nuit », pensa Joseph. Elle arrivait au pas cadencé. Ses soldats armés avaient des consignes strictes à l’égard des mendiants : aucun ne devait rôder aux portes de la ville une fois la nuit tombée. Joseph partit en courant vers les faubourgs. Il avait déjà passé une nuit en prison et ce souvenir le hantait.

4. Pièce de monnaie autrichienne.

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C h a p i t r e i v

À l’auberge viennoise

Vienne, octobre 1762

– Alors, elle était comment ma kurbiscremesuppe5 ?La serveuse attendait sa réponse les poings sur les hanches.– Délicieuse, madame, répondirent en chœur les deux

enfants Mozart.Cecomplimentempourprasonvisageetellegratifiales

jouesdesdeuxpetitsd’unpincementaffectueux.– Je vous apporte les desserts, vous m’en direz des nou-

velles, ajouta-t-elle en tournant les talons.Dans la salle de l’auberge viennoise où Léopold Mozart

avait choisi de s’installer depuis quelques jours, il faisait bon. Une vingtaine de voyageurs, qui comptaient aussi bien des marchands que des ecclésiastiques, soupait, côte à côte. La fumée odorante des fourneaux de la cuisine se mêlaitàcelledesbouffardes6 des hommes.

Les compotes à la cannelle venaient d’être servies. Les enfants se régalèrent de ces desserts traditionnels que le

5. Soupe à la courge avec de la crème.6. Sorte de pipe.

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cuisinier avait agrémentés d’une touche personnelle : des raisins jaunes et une grosse cuillère de crème fraîche.

La famille Mozart savourait ce moment de repos et de joie familiale. Rassasié, Léopold brisa le silence.

– Notre programme sera plus chargé les jours qui viennent. Les salons musicaux chez les Viennois vont se multiplier. Princes,comtes,ambassadeurscommencentenfinànousréclamer ! Je suis allé chez certains pour leur demander de nousrecevoirenaudienceetmeseffortscommencentàporter leurs fruits. Je ne vous l’ai pas dit, mais l’autre soir, quand je suis allé à l’opéra, j’ai entendu quelqu’un parler d’un jeune garçon qui était à Vienne et qui jouait, paraît-il, merveilleusement du clavecin.

Wolfgang, qui dévorait sa compote, n’entendit pas ce compliment qui lui était destiné.–Depuis,repritLéopold,lesfilsdel’impératriceontsans

doute parlé de vous à leur mère. Nous devrions bientôt être reçus au palais impérial.

Madame Mozart suivait la conversation, mais les enfants avaient la tête ailleurs.Agacé,Léopoldfinitpardonner le signalde lafindu

repas, en tapant avec fermeté sur la table.La famille se leva. Après un salut à la cantonade, ils prirent

la direction de l’escalier pour monter dans leur chambre. Ils venaient à peine d’y parvenir quand on frappa à la porte.

– Monsieur, j’ai oublié de vous donner un pot de chambre pourlanuit.Levoici,ditlafilledel’aubergiste,entendant

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un récipient de porcelaine blanche. Et mon père m’a dit de vous dire qu’un monsieur vous attendait dehors.

Léopold redescendit les marches quatre à quatre.– Monsieur Mozart ? demanda l’inconnu qui attendait.– Oui.– Tenez, c’est pour vous, dit-il, en lui donnant une lettre.Aussitôt, Léopold décacheta le courrier et en prit connais-

sance.–Enfin!dit-il.Lesourireauxlèvres,ilremercialecommis-

sionnaire.Là-haut, dans la chambre, les enfants se déshabillaient.– Remercions le seigneur de cette bonne nouvelle, dit

Léopold, tout excité, en refermant la lourde porte derrière lui. L’impératrice nous accorde une audience. Nous devons nous rendre au palais impérial, à Schönbrunn, demain, dans l’après-midi.

Madame Mozart, si réservée à l’ordinaire, poussa un cri.–MonDieu,ilfautquejevérifieleshabitsdesenfants.J’ai

vu que la dentelle de Nannerl était déchirée autour de son col. Et toi, mon garçon, ta redingote a perdu deux boutons.

Pendant quelques minutes, la chambre devint une volière.– Maman, sais-tu où tu as mis mes rubans ? Quelle robe

vais-je mettre ? Et toi, comment tu vas t’habiller ? demanda safille.

– Maman chérie, est-ce que je peux cracher sur mes sou-liers pour les faire briller ? Où est ma perruque ?

– Wolfgang !

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Léopold intervint avec autorité.–Celasuffit,lesenfants!Aulit!Ilesttard.Peu de temps après, Nannerl et son frère se couchèrent.

Bien au chaud, sous la couette en duvet d’oie, ils ne pou-vaient s’empêcher de parler.

– Sœurette, j’espère que l’impératrice est gentille et qu’elle appréciera ma musique, chuchota Wolfgang.–Dormez. Jeneveuxplus rienentendre,fitmadame

Mozart,quis’évertuaitàenfilerdufilsuruneaiguille,alorsque la chandelle était presque éteinte.

Léopold veillait à son côté. D’une boîte, il avait sorti la perruquedesonfilsetlasienne.Illescoiffait,plongédansses pensées.

Sur les douze coups de minuit, les parents rejoignirent enfinle litqu’ilspartageaientavec leursenfants.Quatretêtes se tenaient désormais côte à côte.

« Si nous restons ici plus longtemps, il faudra que je demande à Léopold de faire venir de Salzbourg mon manteau doublé de fourrure », pensa madame Mozart avant de se retourner.Àl’autreboutdulit,safillenedormaitpasnonplus.

Les questions se bousculaient dans sa tête. L’impératrice voudrait-elle l’entendre ? Et si Wolfgang avait seul le pri-vilège de la divertir ? Nannerl ne se sentait pas jalouse de son frère, mais elle espérait vivre elle aussi cette journée comme dans un conte de fées.

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Un concert au palais

Schönbrunn, 13 octobre 1762

Lelendemain,lesMozartpiaffaientàlasortiedelaville.Le véhicule devant les conduire au château de Schönbrunn n’était toujours pas là. Les enfants, qui avaient reconnu Joseph,jouaientàcache-cacheaveclui.Illeurfitunpetitsigne de la main avant de retourner faire l’aumône, car aujourd’hui lefluxdesvoituress’étaitaccru.Prèsdelui,unepetitefilleenguenilless’accrochaitàsaculotte.

– On va être en retard ? demanda madame Mozart à son mari.

– La voiture arrive, annonça Léopold, qui scrutait sans cesse l’horizon.

Un élégant carrosse tiré par quatre chevaux blancs station-na devant eux. Le commissionnaire de la veille en descendit.

– Si vous voulez bien prendre place, dit-il en leur ouvrant la portière.Impressionnée par le magnifique véhicule, la famille

Mozart monta en silence. Puis le cocher mania les rênes de ses mains expertes. La lourde voiture s’ébranla et les chevaux passèrent du pas au trot.

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À l’intérieur, la famille appréciait le confort des ban-quettes de velours et la douce odeur du cuir qui tapissait les parois, tandis que leur accompagnateur les dévisageait sans dire un mot.

– Pourquoi le château s’appelle-t-il Schönbrunn ? demanda Wolfgang.

Léopold, qui s’était plongé la veille dans un livre d’his-toire,putéclairersonfils.

– Eh bien, c’est l’empereur Mathias qui lui a donné ce nom de « belle fontaine », car un jour, lors d’une chasse, il a découvert cette source qui lui a plu, expliqua-t-il.Fierdepartagersonsavoir, ilnesefitpasprierpour

raconter l’histoire du château.Bientôt, la voiture ralentit le long d’une allée bordée

d’arbres, dont les ombres se dessinaient par intermittence dans l’habitacle. Leur accompagnateur tapota sur le toit du véhicule pour faire signe au cocher de s’arrêter.

Au pied du vaste perron, la famille Mozart se sentit bien petite devant la façade monumentale du château, si beau avec sa couleur ocre. Madame Mozart inspecta une dernière fois son mari et ses enfants. Elle les trouva tous très élégants. Si leurs habits ne témoignaient pas d’une grande richesse, ils pouvaient se présenter sans rougir devant la cour.

– Les enfants, une révérence s’impose devant Leurs Majestés. Attendez qu’ils vous invitent à parler. Wolfgang, s’il te plaît, évite de jouer avec ta perruque, même si elle te gratte. Garde-la sur ta tête.

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Pour une fois, les enfants écoutaient la leçon de leur maman.Enfileindienne,lafamillegravitlesmarchesetc’est encadrés par des laquais qu’ils pénétrèrent dans le château.

À l’intérieur du palais impérial, ils furent émerveillés. Les plafonds et les encadrements des portes et des fenêtres étaient ornés de moulures dorées. Des tentures brodées et des meubles en bois exotiques décoraient les pièces. Tout en marchant, ils purent observer les portraits de la famille impériale accrochés sur les murs. Mais ils furent surtout impressionnés par les girandoles7 et les jeux des miroirsdelagrandegalerieoùsereflétaitlalumièredujour qui commençait à décliner. Entre chaque pièce, les portes s’ouvraient et se refermaient sur leur passage. Au bout d’un couloir, deux gardes barraient l’accès des appartements privés impériaux. À leur approche, ils levèrent leurs lances et clamèrent d’une seule voix :

– La famille Mozart, Majestés…Dans le grand salon, les bavardages cessèrent. Des cour-

tisans les saluèrent. D’autres les jaugèrent avec mépris. Au fond de la pièce, le couple impérial trônait sur des siègesmagnifiquesrecouvertsdesoieriesauxfilsd’oretd’argent.

Léopold et sa femme s’inclinèrent devant eux. Nannerl fitunerévérence,puis serecula.Quandvint le tourde

7. Chandeliers à plusieurs branches.

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Wolfgang, il se mit à courir vers l’impératrice. Une minute plus tard, il avait grimpé sur ses genoux et la couvrait de baisers.

– Voilà l’enfant dont on m’a tant parlé. Je te remercie de toutes tesmarques d’affection. Je suis impatiente det’entendre. Va donc t’installer au clavecin, ajouta-t-elle, en reposant le garçon au sol.

– J’y cours, Majesté. Mais d’abord, c’est vrai que vous êtes une dame très puissante ? demanda le malicieux enfant.Desgloussementssefirententendreparmilescourtisans.– Mon garçon, sache que j’appartiens à la grande famille

des Habsbourg. En plus de mon titre d’impératrice, je suis reine de Bohême, de Hongrie, de Dalmatie, grande prin-cesse de Transylvanie…

L’impératrice cessa son énumération.– Puis-je t’entendre maintenant? fit-elle avec bien-

veillance, mais fermeté.Wolfgangétaitsatisfaitdesaréponse.Ilfinitparfaireune

révérence, tourna les talons et rejoignit le clavecin. Pendant tout ce temps, Léopold n’avait rien dit. Mais il pensa très fortqu’ildevraitapprendreàsonfilsàrespecterlesstrictsusages de la cour.Lesilencerégnaitenfin.Wolfgangposaundoigtsurle

clavier, puis deux, avant de plaquer des accords. Ses mains coururent de plus en plus vite sur les touches. Subjugué, le couple impérial savourait l’interprétation. Quand le morceau fut fini, quelques applaudissements élégants

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récompensèrent le jeune claveciniste. L’empereur s’appro-cha alors de l’enfant.–Sicetteétofferecouvraitleclavier,saurais-tujouersans

regarderlestouches?demanda-t-ilpourdéfierWolfgang.Coup sur coup, le jeune musicien enchaîna deux petites

pièces musicales, les mains sur le clavier caché. Puis, comme ilenavaitl’habitude,iln’enfitqu’àsatêteetconclutparune improvisation. Cette fois, ce fut un tonnerre d’applau-dissements. Toujours dans son coin, Léopold savourait ce moment qui allait sans doute faire démarrer la carrière de sonfils.

Vint ensuite le tour de Nannerl.– Bravo, ma grande sœur ! criait l’enfant, entre deux airs.Décidément, rien, en ce jour solennel, ne l’intimidait.Le couple impérial était sous le charme.– Vous composez ? demanda avec douceur l’impératrice,

àlafindumorceau.Rougissante,Nannerl,quileurfaisaitface,fitsigneque

non.–Jeunefille,vousjouezbienet,j’osedire,mieuxquema

proprefille,déclaraavecsincéritél’empereur.Nannerl était aux anges. Les inquiétudes de la veille

étaient définitivement oubliées. Tout lemonde compli-menta les brillants musiciens, ainsi que Léopold pour son éducationmusicale.Des collations furent offertes et les enfants découvrirent le chocolat chaud, la nouvelle boisson à la mode.

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Avant de se retirer, l’empereur François Ier glissa à sa femme quelques mots qu’elle fut la seule à entendre :–Lajeunefilleestdouée,maissonfrèreestungénie…

Les jours suivants furent merveilleux. Les enfants Mozart enchaînèrent les prestations musicales dans tous les salons de la haute noblesse viennoise. Mais à présent, ils se pré-sentaientmagnifiquementvêtus:ilsportaientlesnouveauxhabitsqueleuravaitoffertsl’impératriceenguisederemer-ciements.

Tout se passa au mieux jusqu’à ce que Wolfgang devienne soudain exécrable. Pendant plusieurs jours, il ne cessa de se plaindre, et voilà qu’un matin, il refusa de manger…

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Quand la mort rôde

Vienne, fin octobre 1762

Couché sur le côté, Wolfgang gémissait… Le mal dont il souffraitavaitempirédepuisdeuxjours.

– C’est douloureux quand j’appuie ici ? demanda le médecin qui l’auscultait.

Les gémissements redoublèrent. De nouveau, il palpa les taches rouges qui marquaient les jambes de l’enfant. Cer-taines avaient la taille d’une pièce de monnaie. D’autres, sur le bas de son dos, étaient plus petites. Puis il prit son pouls.Ilbattaitfort.C’étaitsignedefièvre.

– Quels remèdes lui avez-vous donnés ? Mange-t-il ? Dort-il bien ? Comment sont ses selles ? s’enquit le médecin, qui était au service d’un noble viennois.

La nouvelle de la maladie de l’enfant avait rapidement fait le tour des grands seigneurs de Vienne, dont certains se montraient déjà jaloux de ceux qui l’avaient reçu. Et si le virtuose de la musique venait à mourir, s’inquiétaient-ils, ils n’auraient pas eu la chance de l’entendre…–D’abord,Wolfgangaeuunpeudefièvre,puisdeplus

enplus.Ils’estplaintdelagorgeetenfindesarticulations,

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expliqua Léopold. Il a dit qu’il n’avait plus envie de mar-cher. Ensuite, les plaques rouges sont apparues sur son corps. Nous lui avons fait boire du lait chaud et aussi du thé, car il n’avait pas d’appétit. Mais il a vomi. Une nuit, il a tellement transpiré que je lui ai frictionné le corps avec de l’alcool pour activer le sang. Ma femme lui a posé des cataplasmes. Une autre nuit, il délirait tant que nous lui avons donné des graines de pavot mélangées à de la bouillie d’orgepourdiminuersafièvre.

Tout en écoutant les explications du père de famille, le médecin poursuivait son auscultation. L’enfant réagissait mollement.Sajoueétaitboursouflée,maisilnesemblaitpas avoir de ganglions sous la gorge. En bon profession-nel, le médecin regarda aussi dans sa bouche. Ses voies respiratoires n’avaient pas l’air d’être obstruées. Puis d’un regard, il scruta le modeste logement, que Léopold s’était résolu à louer pour faire des économies, et posa une ultime question :

– Dormez-vous tous dans cette pièce ?–Auparavant,nousétionsàl’auberge,maislaviecoûte

cher ici, se justifiaLéopoldense frottant lanuqued’ungeste las, exténué par les nuits de veille. Ma femme dort avecmafillederrièrecettecloison,etmoijedorsavecmonfils.

– Je vous conseille de faire dormir seul votre garçon, dit le médecin. Sa maladie est peut-être contagieuse. J’ai déjà vu ces marques chez des enfants en bas âge. La seule

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chose que je peux vous dire, c’est que ses voies respira-toires me semblent saines. Mais, hélas, je ne sais comment soigner ces taches qui couvrent son corps. J’espère que sa maladie va disparaître comme elle est venue. Par ail-leurs, j’ai remarqué qu’une dent lui poussait. Voici mon ordonnance. Quelques onguents devraient le soulager. Si sa santé s’aggrave, prévenez-moi.

Puis il ajouta :– Avez-vous pensé à prier pour lui ?– Oui, j’ai même demandé à un ami de faire dire des

messes pour que Dieu protège mon enfant et surtout…Léopold s’interrompit. Il préféra se taire.Une fois le médecin parti, Léopold s’assit au chevet de

sonfils.Recroquevillé,Wolfgangsemblaitdormir.Ilétaitpourtant couvert de sueur et sa joue ronde était toute rouge. « Nous avons connu des jours merveilleux, mais c’est du passé maintenant », se dit Léopold que la visite du médecin n’avait pas rassuré. Il pensa aux concerts qu’ils devraient annuler et à l’argent qu’il allait perdre. Son jeune enfant allait-il mourir comme tant d’autres enfants qui n’attei-gnaient pas l’âge de l’adolescence ? Nannerl était-elle aussi menacée ? Désemparé, Léopold prit sa tête entre ses mains et pleura en silence.Safamilleavaitdéjàtellementsouffert…

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Voyage en berline

Après Munich, Francfort, Bruxelles, Aix-la-Chapelle… Paris ! novembre 1763

« Mon Dieu, comment me souvenir de toutes les villes que nous avons visitées ? Et je ne saurais dire combien de concerts nous avons donné. Je devrais suivre le conseil de papa et tenir un journal, où je pourrais tout noter. En tout cas, je n’oublierai jamais Munich… », se dit Nannerl en passantlamainsurunbouquetdefleursendentelle.

Ses pommettes se mirent à rosir. Ce cadeau provenait d’un admirateur allemand inconnu qu’elle imaginait jeune etbeau.«Tamusiquel’aenvoûté»,étaitlaseulechosequeson père lui avait dite. Depuis, sa maman avait cousu ces trois boutons de rose sur sa manche de manteau.

« Mais je ne noterai pas dans mon cahier le nom du prince qui a refusé de nous entendre, Wolfgang et moi ! Quelmuflepouroserprétendrequeseulelamusiqueita-lienne était digne de son écoute ! Père était très en colère. »

Dans la diligence qui roulait à vive allure, Nannerl se laissait aller à ses rêveries.

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– Que je suis impatiente d’arriver à Paris ! lança-t-elle soudain d’une voix enjouée.

Face à sa sœur, Wolfgang, calé contre la portière, s’étira comme un jeune félin.

– Moi aussi, je suis impatient d’arriver. J’ai hâte de par-ler en français. Grâce à papa, cette langue n’a plus aucun secret pour moi.

– Pourvu que nous n’ayons pas d’accident cette fois-ci… se rembrunit Nannerl.

– Rassure-toi, sœurette, je saurai le prévoir ! dit Wolfgang avec le plus grand sérieux du monde.

– Ah bon ? Et comment ? Serais-tu devenu devin ? demanda sa coquine de sœur.

– Non. Mais moi, je suis le maître des sons ! Ce jour-là, juste avant que la roue ne se brise, j’avais remarqué qu’elle faisait un drôle de bruit. Alors que là, si tu écoutes bien, les roues tournent sans couiner, dit-il en accompagnant la findesondiscoursd’unemimique.Tun’asdoncrienàcraindre !

Nannerl rit de bon cœur. Il avait sans doute raison. Depuis qu’ils passaient de longues heures sur les routes, Wolf-gang se passionnait pour l’étude des sons de leurs moyens de transport. Le cliquetis des essieux, le pas des chevaux sur les pavés, la pluie battante sur le toit l’inter-pellaient au plus haut point ! Parfois, il rythmait même ces bruits de battements de pieds et de mains ou de vocales aiguës ou graves.

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– Tu n’es pas malade ? s’inquiéta tout à coup madame Mozartenapercevantlenezmorveuxdesonfils.

– Non, ça va bien, claironna-t-il.Face à elle, Léopold redressa la tête. Il n’avait pas dit

un mot depuis qu’ils étaient montés en voiture tant il était occupé à trier des lettres et à les ranger soigneusement dans sa sacoche de cuir.

– Tu t’inquiètes trop pour nous, dit-il en se penchant vers sa femme et en lui prenant la main.

– Ah bon ? répondit celle-ci sèchement, en arrêtant le geste de son mari. Dois-je te rappeler les moments d’an-goisse que nous avons vécus à Vienne ?

Elle baissa d’un ton et se rapprocha de lui pour ne pas mêler les enfants à leur conversation.–Notrefilsaétéentrelavieetlamort!reprit-elle.Par

miracle, il a recouvré la santé. Mais il n’en est pas moins retombé malade. Et Nannerl, n’a-t-elle pas été plusieurs foissouffrante?Ettoi,n’as-tupasététouchéparuneffroy-able mal de dos, au point d’annuler des concerts ? Voilà quatre mois que nous avons quitté la maison pour entre-prendre cette grande tournée musicale, et cette vie fatigue nos enfants.Ellesetutuncourtmoment,afindeclarifiersesidées.– Mais a-t-on le choix ? Leur avenir n’est-il pas entre les

mains des puissants ? Seront-ils un jour, comme toi, au ser-viced’unprinceetdesacour,dontl’atmosphèret’étouffeet parfois t’ennuie ?

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Léopold venait d’être piqué au vif. Il grommela dans son coin, avant de répondre :

– J’ai été maladroit. Veux-tu m’excuser ? La vie de musi-cienestpleinedejoies,maisaussipleinedesouffrances.Oui, parfois, elle ressemble à celle des saltimbanques qui n’ont pas toujours de public. Mais j’attends beaucoup de ce voyage. Et j’espère que nos enfants auront une vie meilleure que la mienne et avec moins de soucis.Ilrepritsonsouffle.–Entoutcas,taprésenceàmescôtésmeréchauffele

cœur et elle m’est indispensable. Les enfants sont si impré-visibles, dit-il en regardant Wolfgang qui jouait avec les boutons de sa veste.

Léopold se tut et se recula sur la banquette. Madame Mozartfitdemême.Elleavaitleslarmesauxyeux.Ellepritsonfilssursesgenouxetcalasonpetitcorpscontrelesien.D’un geste tendre, elle s’enveloppa avec lui dans la pelisse doublée de fourrure.

– Regardons le paysage, proposa-t-elle pour oublier la conversation orageuse avec son mari.

Leur voiture venait de ralentir sa course.– D’accord, dit doucement son petit garçon qui avait

senti de la tristesse dans la voix de sa maman.Elle souleva le rideau de cuir qui calfeutrait l’habitacle, car

ilfaisaittrèshumideencettefindenovembre.Derrièrelespeupliers qui bordaient la route, elle observa deux paysans

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qui retournaient la terre. Au loin, au sommet d’une colline boisée, une belle demeure se dressait.

– Je crois que je n’ai jamais vu autant de châteaux. Que la France est belle ! pensa madame Mozart. J’espère qu’ici Léopoldserarécompensédetoussesefforts,sinonilseratrès amer.Lesgloussementsdesonfilsinterrompirentsespensées.Il

avait le nez collé à la vitre, et, de son petit doigt, il montrait quelque chose.–Oh!Notrediligenceaeffrayédesoiesetleurgardienne

essaie maintenant de les rattraper !Au même instant, des cavaliers les dépassèrent au galop.–Jecrainslepirepourlesoies,fitremarquersamaman.– Moi aussi. Un cavalier va forcément en écrabouiller

une ! ajouta Wolfgang en riant.Bercée par le roulis régulier de la voiture, toute la petite

famillefinitpars’endormir, lesenfantsbiencaléscontrel’épaule de leurs parents. Le claquement sonore des sabots sur des pavés les tira de leur sommeil.

– C’est Paris ! cria Wolfgang, en se précipitant à la por-tière.

Nannerl vint l’y rejoindre.– Regarde, les maisons ne sont pas colorées comme à

Salzbourg. Et là, regarde comme cette forteresse est drôle-ment grande. Tu crois que c’est le château du roi ? deman-da l’enfant, alors que leur voiture contournait la forteresse de la Bastille.

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– Allons, du calme, dit Léopold en s’adressant à ses enfants très excités. Nous devrions bientôt arriver chez le comte et la comtesse van Eyck. Vous ai-je dit qu’ils étaient originaires de Bavière, comme nous ?

Leur voiture avait bien ralenti son allure. Après un der-niertournant,elles’engouffrasousunporcheets’arrêtadans une cour. La famille Mozart descendit.

Le comte et la comtesse van Eyck leur réservèrent un accueil chaleureux. Ils habitaient l’hôtel de Beauvais, une riche demeure dans le quartier du Marais.

Après un dîner délicieux, la maîtresse de maison, qui s’apprêtait à rejoindre ses appartements, s’exclama :

– Ah, j’oubliais ! Un valet va transporter mon clavecin dans votre chambre. Vos enfants auront ainsi chacun leur instrument. Moi, je n’en joue plus guère, mais je suis impa-tiente d’entendre les murs résonner de leur musique !

Puis elle ajouta :– Et sachez que nous avons ici tout le confort domestique.

Des lieux d’aisance sont à votre disposition. Je vous sou-haite une très bonne première nuit à Paris !

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C h a p i t r e i i

Sur le pont de Paris

Fin novembre 1763

Sur la pointe des pieds, Wolfgang regardait le tympan du portail central de la cathédrale Notre-Dame.

– On dirait que cet homme va se faire dévorer par un monstre, dit-il, apeuré, à sa sœur.–Moi, je trouve que ces sculptures sontmagnifiques.

C’estuntravaild’unegrandefinesse,ditNannerl.Etpourle rassurer, elle lui montra le doux visage d’un ange.

Non loin, Léopold, chapeauté d’un tricorne et tout de noir vêtu, se tenait sur le qui-vive. Le comte van Eyck avait raison, Paris était une ville pleine de miséreux, constatait-il, alors que l’un d’entre eux dévisageait sa famille.

– Allons-nous promener. Nous n’avons rien de mieux à faire en ce moment, dit-il en poussant femme et enfants devantluiafindeleséloignerdel’estropié.

Wolfgang et Nannerl se mirent en route à contrecœur, car ils avaient espéré pénétrer à l’intérieur de la cathédrale. Ils relevèrent les cols de leurs manteaux de drap pour se protéger du froid. Depuis quelques jours, un vent glacial soufflaitsurlacapitalefrançaise.

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Les petits Salzbourgeois marchaient main dans la main, s’amusant à compter le nombre de maisons à colombages de ce quartier moyenâgeux.

– Poussez-vous, les enfants ! ordonna d’un ton sec un homme qui avançait vers eux, portant des seaux suspen-dus à ses épaules.–Noussommesdésolés,fitNannerlenallemand,avant

de bredouiller en français des excuses.Le porteur d’eau la dévisagea. Il tanguait sous le poids

desalourdecharge.Enpestant,ilfinitparlescontourneret s’éloigna.

– Il vient sans doute de puiser de l’eau dans la Seine, expliqua Nannerl à son frère. Papa m’a dit que c’était l’eau que nous buvions.–Pouah,c’estdégoûtant.Ellepue!fitWolfgangense

bouchant le nez.– Oui ! Pourtant, ils la font tiédir et la laissent reposer,

mais elle reste infecte ! Papa est persuadé que c’est à cause d’ellequenousavonseudesmauxdeventreeffroyables,alors il préfère encore que nous buvions du vin.

Derrière leurs enfants, monsieur et madame Mozart avan-çaient à petits pas. Ils marchaient en zigzaguant, cherchant àéviterlesflaquesd’eauducheminquilongeaitlefleuve.

– Je suis désespéré, lâcha brutalement Léopold, qui s’était arrêté pour essuyer la boue qui maculait le lourd manteau de sa femme. Nos lettres de recommandation n’ont servi à rien. Pourtant, elles sont élogieuses ! Hier

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encore, j’ai attendu en vain qu’un noble seigneur veuille bien m’accorder une audience. Finalement, un laquais est venu me dire que son maître était parti à Versailles, à la demande du roi. Tu te rends compte ? Ce goujat m’avait tout simplement oublié dans son salon !

– C’est pour cela que tu es rentré si tard ?– Je ne comprends pas pourquoi personne n’a encore

accepté de recevoir nos enfants. Les Parisiens n’aimeraient-ils pas la musique ?

Tout en discutant, Léopold prenait soin de guider les pas desafemmedanscettevillequ’iltrouvaitdéfinitivementbien sale.

– Désormais, Christian Friedrich Melchior Grimm8 est mon unique espoir.

– Et pourquoi donc ? demanda sa femme, qui avait croisé une seule fois le baron venu à leur domicile.

Il lui avait d’ailleurs fait forte impression.– C’est un homme de lettres allemand dont les écrits sont

renommés. Il m’avait promis d’écrire un article sur les pe-tits, et c’est chose faite. Je l’ai lu et il est élogieux. Espérons que le roi Louis XV aura l’opportunité de le lire.

– Patience, Léopold. La nouvelle de notre présence à Parisvafinirparserépandre,ditsafemme,toujoursaussiraisonnable.

8. Cet homme de lettres allemand, originaire de Bavière, était très connu en Europe pour sa correspondance littéraire et philosophique, et son goût des arts. Il était, notamment, un ami de Jean-Jacques Rousseau et de Diderot.

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La famille Mozart venait de déboucher sur le Pont-Neuf, à la pointe extrême de l’île de la Cité. Une foule de mar-chands ambulants interpellait les chalands de leurs cris. Mais c’est une statue équestre monumentale qui attira l’attention des enfants.

– C’est Henri IV, dit Léopold qui venait de reconnaître le roibarbuàlafinemoustache.–Ilestmortassassiné,soufflaNannerlàl’oreilledeson

frère, qui en faisait le tour en sautillant comme s’il chevau-chait une noble monture.

Ils s’appuyèrent contre le parapet du pont. À cet endroit, lavuesur laSeineétaitmagnifique.Ilsregardèrent lon-guement les bateaux et les barques, et contemplèrent la splendide façade du palais du Louvre qui émergeait dans la brume.

– Elle ne voudrait pas se pousser, la petite famille ! hurla un homme à la mine patibulaire qui bouscula Léopold.

Aussitôt, monsieur Mozart mit la main à sa poche. Ouf ! Sa bourse était toujours là ! Mais il fallait être vigilant dans ce lieu qu’on disait infesté de voleurs. Pendant ce temps, sa femmeetsafille,insouciantes,s’étaientapprochéesd’unemarchande qui portait un petit étal autour de son cou.

– Ces dentelles viennent d’Alençon. C’est deux sols le ruban, dit la marchande au fort accent normand.–Ellesteplaisent?demandamadameMozartàsafille

qui les convoitait du regard.Nannerl acquiesça.

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– Léopold, pourrions-nous acheter ce ruban de dentelle ànotrefille?

« Que la vie est chère à Paris ! » pensa Léopold, en déliant sa bourse à regret.

Il râlait encore quand une petite main tira sur sa culotte.– Pourrais-tu m’acheter ceci ? demanda Wolfgang, alors

qu’un vendeur de moulinets approchait.Léopold soupira et délia de nouveau sa bourse. Ses enfants

allaient-ils le ruiner en parfums, en plumes, en jouets et en beignets, alors qu’ils n’avaient pas encore gagné un sou à Paris ? Il était grand temps de fuir le Pont-Neuf et ses mar-chands. Léopold décréta donc qu’il se faisait tard et qu’il fallait rentrer. Sur le chemin du retour, les yeux de Wolfgang brillaient. Bras tendus vers le ciel, il faisait tourner son petit moulin au vent. Lorsqu’ils arrivèrent devant leur hôtel par-ticulier du Marais, ils étaient fourbus. Ils allèrent saluer la comtesse van Eyck, qui ne quittait guère son domicile en raison d’une santé fragile, puis ils se retirèrent dans leur chambre.

Avant de mettre ses enfants à l’étude, Léopold les inter-pella de bonne humeur :

– Vous avez été très gentils aujourd’hui. Je vous en remer-cie, les complimenta-t-il.

Wolfgang s’installa au clavecin face à sa sœur. Il posa son moulin à vent près de lui, puis tous deux enchaînèrent les exer-cices pour assouplir leurs doigts. Wolfgang joua ensuite du violon, avant de prendre la plume pour écrire de la musique.

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– Où en est ta sonate, mon garçon ? As-tu trouvé les accords dont tu rêvais pour la partie que tu veux jouer au clavecin ? demanda Léopold.

– Oui, je crois. Je vais te montrer ma partition. Mais je réfléchisd’abordaufinaldecemorceau.Jevoudraisqu’ilsoitunfeud’artificeoùlesnoteséclatentcommeuneexplo-sion, expliqua Wolfgang en sautant sur son siège.Léopoldjetauncoupd’œilsurlesnotesquesonfilsavait

couchées sur la partition. Il les chanta dans sa tête. Les accords étaient parfaits et l’œuvre musicale prenait forme.

– Je songe à associer le clavecin au violon dans un même morceau. Les instruments pourraient se répondre comme deux personnes qui se parlent ou qui chantent. C’est une bonne idée ? demanda Wolfgang, satisfait de lui.

Léopold s’assit lourdement sur une chaise. Il était parfois terrasséparlesidéesextravagantesdesonfils.Illedévisa-gea, comme s’il le voyait pour la première fois. Son ima-gination était si débordante ! Serait-il un poète au point de transcrire des images en musique ? Alors tout-à-trac, il annonça :

– Si, dans une semaine, personne n’a dénié écouter mes chers petits, nous faisons nos bagages !

Mais quelques minutes plus tard, il changeait déjà d’avis…–Non!NousdevonsresteràParis,quoiqu’ilencoûte!

Il faut que le monde entier connaisse le génie de Wolf-gang… C’est pour cela que j’ai entrepris ce voyage !

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Les porteurs venaient de s’engouffrer à l’intérieur duchâteau. Dès qu’ils posèrent les brancards de la chaise à porteurs, la portière s’ouvrit.–Versailles!Enfin!Merci,monsieurlebaronvonGrimm!

Vous êtes notre sauveur ! déclara Léopold, en posant le pied sur le sol de marbre.

Sa voix résonna dans le grand vestibule. Il baissa d’un ton, de peur qu’on ait entendu ses propos. Sourire aux lèvres, il défroissa son habit de velours rouge.

– Douze sols pour une course en chaise à porteurs des grilles du château jusqu’à cette entrée, c’est un peu cher, mais ne pensons pas aux dépenses en ce jour extraordinaire.–Attentionmongarçon!fitunporteur.Uncliquetissefitentendre.Wolfgangvenaitdecoincersa

petite épée en descendant de la chaise à porteurs.– Pas de bêtises aujourd’hui, mon garçon ! Que tu es

beau !Flatté,Wolfganggonflasonbustecommeunjeunecoq

orgueilleux. Dans sa redingote bleu azur ornée de dentelles,

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En visite chez le roi de France et la marquise de Pompadour

Versailles, décembre 1763

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il se prenait pour un prince. Tandis qu’il se faisait admi-rer par son papa, une seconde chaise à porteurs arriva. MadameMozartetsafilleendescendirent,dansunfrois-sement de robes à panier.

– Pourquoi le roi ne nous a pas reçus plus tôt ? demanda Wolfgang,quijouaitaveclesfinesbouclesdesanouvelleperruque.Léopoldfitsigneàsafamilledes’approcher.–Leroiaconnuundrame,dit-iltoutbas.Sapetite-fille,

Marie-IsabelledeBourbon-Parme,estmorteà lafindumois de novembre dernier. Les fêtes et les divertissements ont été interrompus pour respecter le deuil.

Il poursuivit d’un ton plus joyeux, car les visages s’étaient assombris à l’annonce de cette nouvelle.

– Nous allons être reçus par une très bonne amie du roi. Il paraît qu’elle adore la musique. Allons-y maintenant, sinon nous allons être en retard. Pourriez-vous nous indiquer les appartements de la marquise de Pompadour ? demanda Léopold à un valet.

– Vous n’pouvez pas vous tromper. La Pompadour, c’est au rez-de-chaussée, tout droit au bout de ce couloir.

Léopold et sa femme furent quelque peu surpris par l’inélé-gance de cet homme qui refusa de les accompagner. Tout en marchant, ils échangeaient leurs impressions sur le château.

– Ce palais est glacial, constata Léopold.–Oui,celadoitêtredifficileàchaufferavectoutesses

ouvertures, répondit sa femme.

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– Regarde les arbres de cette terrasse ! On les a couverts de manteaux de toile pour les protéger du froid.

– Tu crois qu’on pourra voir la fameuse grande galerie construite sous Louis XIV ?

– Je ne sais pas.Devant eux, les enfants semblaient grelotter dans leurs

beaux habits. La tête rentrée dans les épaules, Nannerl avançaitàpetitspas,chausséedefinsescarpins.Wolfgangmarchait à son côté, la main sur le pommeau de sa petite épée. Des nuages de vapeur sortaient de sa bouche, tant il faisait froid.Enfin,ilsfranchirentlesportesdesappartementsdela

marquise, après qu’un valet les eut annoncés. Ils péné-trèrent dans un petit salon confortable encombré de gué-ridons, de commodes, de bureaux et de tables aux pieds galbés. Une poignée d’hommes et de femmes aux cheveux enrubannés les dévisagèrent.

– Approchez, approchez. Avancez jusqu’à moi, ordonna la marquise installée sur un fauteuil, un métier à tapisserie devant elle.

Elle toussota discrètement en masquant sa bouche d’un mouchoir. Près d’elle, le roi Louis XV en habit de soie sombre était assis sur une bergère de velours. La famille Mozart s’inclina.

– Voilà donc les jeunes musiciens dont j’ai entendu parler. J’espère que vos enfants sont brillants, car mon temps est compté.

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Puis, d’un geste de la main et sans dire un mot de plus, la marquise montra le clavecin. L’accueil et l’ambiance étaient glacials,malgrélefeuquibrûlaitdanslacheminée.Lespasde Wolfgang et de son père résonnèrent sur le parquet.

– Tu ne trouves pas que la marquise ressemble à Therzel ? demanda à voix basse Wolfgang, tout en s’asseyant sur le tabouret du clavecin.

– Nous en reparlerons. Concentre-toi s’il te plaît, lui chu-chota son père, qui avait une forte envie de rire.

Wolfgang se surpassa. Nannerl aussi. Pendant qu’ils jouaient, le roi s’était redressé sur son fauteuil pour mieux écouter la musique. Il semblait ému. D’un signe d’éventail déployé, la marquise avait appelé un valet. Elle buvait à petites gorgées une boisson chaude. Assis sur des tabourets pliants, Léopold, et sa femme écoutaient leurs enfants.

– Cette marquise est encore très belle, mais elle est pleine d’orgueil. Et sa ressemblance avec notre cuisinière salzbourgeoiseesteneffetfrappante!Wolfgangavujuste,murmura Léopold, qui réprima une nouvelle envie de rire. J’espère qu’il va savoir se taire, car je ne suis pas certain que cette marquise accepte la comparaison !

L’instrument à cordes frappées s’était arrêté. Des applau-dissementsnerveuxsaluèrentlafindumorceau.–Queltalent!fitunevieillefemmeauvisagepoudréde

blanc.– Ce n’est pas de la musique française, me semble-t-il ?

demanda un pédant qui cherchait à étaler son savoir.

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Puis les courtisans quittèrent les lieux. La famille Mozart était déconcertée. Ils s’approchèrent pour saluer la mar-quise de Pompadour et le roi.

– Madame, avant de partir, permettez-moi de vous embrasser,demandaWolfgang,fidèleàseshabitudesens’avançant vers elle.

– Allons, mon garçon, pas d’enfantillage ! dit-elle en agi-tantsonéventaildevantelle,poursignifiersonrefus.Effondré,Wolfgangrecula.Ilmitalorssespetitesmains

encore potelées dans celles de son papa et de sa maman. D’une voix blanche, Léopold salua la marquise et le roi au nom de toute sa famille. Puis, ils sortirent à reculons, sans dire un mot.

Le soir, Nannerl sanglotait à chaudes larmes sur son lit. Debout sur ce même lit, Wolfgang hurlait entre deux sanglots :

– Je n’aime pas cette marquise. Je suis très froissé. Quand je pense que j’ai embrassé l’impératrice d’Autriche ! Je n’aime pas la marquise de Pompadour. Tu m’avais dit qu’elle aimait les enfants. Ce n’est pas vrai. J’aurais voulu boire du chocolat chaud comme elle, répétait-il sans cesse.

Les parents avaient l’habitude des caprices de leurs enfants, surtoutdeleurfils.Maispourunefois,ilscomprenaientleursouffrance.Eux-mêmesétaientheurtésparlafroideuretlarigidité qui semblaient régner à Versailles. Devaient-ils quit-ter Paris ? Partir dans un autre pays ? Rentrer à Salzbourg ? Ces questions se posaient de nouveau.

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Les filles du roi

Versailles, fin décembre 1763

– Allons, Marie-Adelaïde, Victoire, Sophie et Louise, ces-sez vos simagrées ! Vous avez passé l’âge !LeroideFranceessayaitdecalmersesfilles,desdames

d’une trentaine d’années, qui étaient en train d’oublier leurs nobles manières. En vain. Dans leurs robes de soie brodéesdefilsd’or,elless’étaientapprochéesdesconcer-tistes, qui avaient joué divinement bien.

– Comme il est mignon ! dit l’aînée.– Je peux vous embrasser ? demanda la cadette qui portait

aux oreilles de jolies perles en pendentif.– Quel bel habit vous avez là ! dit la troisième.– Comme vous avez bien joué, mademoiselle, dit la plus

jeunedesfillesduroiàl’intentiondeNannerl.Cettevisiteofficielleàlafamilleroyaleétaitunenchan-

tement.Enfin,ilsétaientaccueillisàbrasouverts!Leba-ron von Grimm y était-il encore pour quelque chose ? Le roiavait-ilétéfinalementséduitparlamusiquedespetits Mozart ? Sa tristesse était-elle passée ? Léopold se posait des questions, mais jubilait au milieu de cette assistance très

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féminine. Madame Mozart, assise près de la reine, arborait aussiunfrancsourire.Bientôt,leursenfantsfinirentpardis-paraître à leurs yeux. Ils s’étaient évaporés dans un nuage d’étoffessoyeuses.Lesfillesduroiembrassaientàtourderôlelejeunemusi-

cien et sa sœur. Wolfgang riait aux éclats, enivré par les parfums de ces dames.

– Arrêtez ! Maintenant, c’est moi qui vous embrasse ! pro-posa le malicieux garçon.Lesfillesduroiacceptèrentcenouveaujeu.Puisl’arrivée

d’unecollationfitredoublerlescrisdejoie,avantqu’uncer-tain calme ne revienne, à la grande satisfaction des aînés.

– Aimez-vous la musique ? demanda Wolfgang, calé dans un fauteuil près de Victoire de France qu’il trouvait très jolie.

– Oui, j’aime la musique et mes sœurs aussi. Je joue de plusieurs instruments, certes avec moins de virtuosité que vous. J’aime aussi le jardinage et les plantes exotiques. Et vous?Avez-vousd’autrespassions?demandalafilleduroià la chevelure brune.

– Non, pas trop. Je consacre beaucoup de temps à la musique,réponditWolfgangenengloutissantdesconfise-ries aux saveurs de melon et d’amandes broyées.Marie-Adélaïde,lafillepréféréeduroi,s’étaitlevéepour

rejoindre son père.– Seriez-vous d’accord pour que les enfants viennent

dans nos appartements ? demanda-t-elle.

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– Je n’ai aucune raison de vous refuser ce moment de détente. Ces derniers jours ont été si éprouvants pour nous tous. Ces jeunes Allemands sont des rayons de soleil ! Mais je vous charge de veiller sur tout ce petit monde, ordonna le roi.

Léopold et son épouse restèrent en compagnie de la reine. Marie Leszczynska, d’origine polonaise, était ravie de pou-voir converser avec eux en allemand, sa langue natale. Cette femme d’une grande discrétion semblait fort appré-cier leurcompagnie.Leroi, lui,avaitdûseretirerpourretournerauxaffairesduroyaume,mais,avantdepartir,ilavait demandé :

– Accepteriez-vous de vous joindre à nous le jour de la nouvelle année, pour partager un repas ?Surpris,lesMozartavaientéchangéunregardafindese

concerter.– C’est un honneur que d’être conviés à votre table. Nous

acceptons volontiers votre invitation, Majesté, déclara Léopold d’une voix solennelle et émue.

Quand l’horloge de bronze sonna quatre heures, Léopold et sa femme quittèrent la reine et rejoignirent les appar-tements de Marie-Adélaïde de France. Les rires de leurs enfants fusaient à travers la lourde porte de bois doré. Lorsqu’on leur ouvrit, ils découvrirent un véritable champ de bataille ! Des cadavres de coussins et des chaussures ornées de boucles ou de dentelles traînaient partout sur le parquet !

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–Houhou!faisaitl’unedesfillesduroi.– Houhou ! répondait Wolfgang, les yeux bandés.Aussitôt, le jeune chasseur fonça sur sa proie et l’attrapa.–C’estvous,VictoiredeFrance,déclaraWolfgang,sûr

de son fait, en retirant son bandeau.– Mais comment m’avez-vous reconnue ? demanda

Victoire.– Au froissement de votre robe et surtout à la douce sen-

teur de musc et de jasmin de votre parfum que j’aime beau-coup.–Bravo,jeunehomme,vousêtesastucieuxetfinlimier,

rétorqualafilleduroi,quiétaitsouslecharmedel’enfant.La partie de cache-cache se termina dans la bonne humeur.

Mais Léopold dut attendre encore longtemps avant d’obte-nir le silence. Il prit une voix solennelle pour annoncer :

– Le roi souhaite nous avoir à dîner le jour de la nouvelle année. Seriez-vous…

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase.–Oui,nousserionsravies,direntenchœurlesfillesduroi.Aussitôt, les petits Mozart se précipitèrent pour les embras-

ser encore !

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À la table du roi, au grand couvert

Versailles, 1er janvier 1764

En ce 1er janvier 1764, le roi et la reine dînaient en public au château de Versailles. Les allées et venues des courtisans n’avaientdecesse.Danscettefoulenombreuse,leseffluvesde parfums et les senteurs des poudres de perruques se mêlaient allègrement aux odeurs corporelles.

Près de l’entrée de la salle, le maître d’hôtel s’essuyait le front avec sa lourde serviette blanche. Levé aux aurores, ilétaitépuisé,alorsque lecortèged’officierschargésdela « bouche du roi » faisait seulement son entrée. Sur son ordre, les serviteurs se placèrent derrière les convives, et d’une voix forte, il prononça un mot, un seul :

– Messieurs.Aussitôt, les officiers déposèrent sur la table des plats

d’or et d’argent, une vaisselle précieuse héritée des temps fastueux du règne de Louis XIV. Alors le maître d’hôtel annonça les mets :

– Filets de lapereaux à la sauce moutarde, cailles au laurier, blanquette de poularde aux truffes, canetons àl’orange…

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Les convives échangeaient des regards satisfaits face à cette nourriture gastronomique.–Majesté, jevoudraisgoûteraucanetonàl’orange.Je

n’en ai jamais mangé, dit Wolfgang qui salivait.Il était assis à table, serviette autour du cou et couverts

d’argent à portée de main.–Officier,servezcetenfant.Jemechargedeluicoupersa

viande si besoin est, ajouta la reine parée de beaux bijoux.– Merci, dit Wolfgang. Je suis ravi de dîner près de vous.

Discuter dans notre langue maternelle en votre compagnie est un grand bonheur.

– Moi de même, j’en ai si rarement l’occasion. Mes enfants préfèrent converser avec moi dans la langue de leur père.– J’aime beaucoup vos filles, dit Wolfgang. Surtout

Victoire, qui est la plus belle. En revanche, je n’ai pas du tout aimé la marquise de Pompadour.

– Et pourquoi ? demanda la reine, intéressée au plus haut point.

– Elle a refusé de m’embrasser au moment du départ. Et jenesuispassûrqu’elleaitaimémamusique.Jevaismêmevous dire un secret : je la déteste ! conclut le jeune garçon qui, en frappant sur la table, faillit casser son assiette de porcelaine.

À côté du roi, Léopold, qui observait de temps à autre sonfils,fitlesgrosyeux.Lareineavaitétésurpriseparlacolère de Wolfgang. Pendant longtemps, elle n’avait pas

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du tout apprécié la présence de la marquise de Pompa-dour, qui avait été la maîtresse de son mari. Mais le temps avait passé et, désormais, elle entretenait avec elle une relation cordiale qui surprenait plus d’une personne de leur entourage.

– Avez-vous rencontré des musiciens depuis que vous êtes à Paris ? demanda la reine qui préféra changer de sujet.

– Quelques-uns et je devrais rencontrer également de grands maîtres. Je vais vous dire un autre secret : je pré-pareunejoliesurprisemusicalepourvotrefille,Victoire.D’ailleurs, quand je serai grand, je me marierai avec elle ! déclara en rougissant le jeune garçon qui allait fêter ses huit ansàlafindumois.

– Pourriez-vous me traduire ce que dit cet enfant ? demanda le roi qui s’était penché vers sa femme.

– Il souhaite se marier avec notre Victoire, traduisit-elle.Ils rirent de bon cœur.Le service des viandes s’achevait. Le maître d’hôtel venait de

commanderauxofficiersdedébarrasserlesplats.Ilramassauneserviette,unverredecristalbriséetcamouflaunetachedevinquiauréolaitlatable.Prèsdesautresfillesduroi,Nannerlet sa maman devisaient gaiement.

Puis vinrent les desserts. Des compotes de pommes en gelée, des biscuits à la Reyne, des crèmes fouettées, des fruits dressés en pyramide, des macarons aux amandes, à lacannelleetausafranfirentlebonheurdespalaislesplusgourmands.

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« J’ai orchestré un service parfait. Les convives semblent rassasiés et de bonne humeur », pensait le maître d’hôtel satisfait, et qui aspirait désormais à aller se coucher.

C’est alors que le roi, dont le bel habit orné de pierres précieuses scintillait à la lumière des chandelles, prit la parole :

– Jeune homme, le clavecin et le violon n’ont pas de secret pour vous. Mais il paraît que vous jouez aussi de l’orgue. Aussi, je vous attends demain à la chapelle royale, dit-il en s’adressant à Wolfgang, dont les yeux pétillaient de joie après ce souper qui l’avait comblé.

Puis alors qu’il se levait de table, le roi se ravisa :– Mais pourquoi attendre ? Je suis impatient de vous

entendre. Suivez-moi, ordonna-t-il de sa voix grave.Louis XV quitta ses appartements en compagnie de la

reine et de leurs filles. LesMozartmarchaient derrièreeux. Aussitôt, des valets avaient dévalé l’escalier pour aller éclairerl’édificed’unemultitudedechandelles.Tandisquela famille royale rejoignait la tribune qui lui était réservée – celle qui dominait la chapelle –, Wolfgang et son père tra-versèrent la nef aux élégantes couleurs d’or et de blanc. En s’installant derrière l’autel, l’enfant prit le temps d’admirer lemagnifiqueinstrumentqu’ildécouvraitpourlapremièrefois.

– Je suis curieux d’entendre ce garçon, dit le maître d’hô-tel, qui avait pris place dans le public. Après tout, le som-meil peut attendre !

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– Je veux que le roi et la reine soient touchés au cœur, murmura Wolfgang devant l’instrument monumental.

Alors il appuya longuement, très longuement sur une touche, puis sur une autre. Ensuite, un déluge de sons har-monieux s’échappa des tuyaux de l’orgue. À la tribune, le roi était stupéfait et ému par tant de beauté.

Les Mozart prolongèrent de quelques jours leur séjour à Versailles, avant de regagner Paris et l’hôtel de Beauvais. Au cours de l’hiver, Wolfgang et Nannerl tombèrent tour à tour malade, causant de nouveau bien du souci à leurs parents. Heureusement, ils furent rétablis pour donner les deux concerts prévus dans un théâtre de la ville. Puis au retour de la belle saison, après cinq mois passés dans la capitale, ils bouclèrent leurs bagages et partirent pour l’Angleterre.

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C h a p i t r e v i

Un petit tour en mer

Calais, au bord de la Manche, avril 1764

Les enfants découvraient la mer pour la première fois.– Que c’est beau ! dit Wolfgang.– Oh oui ! Regarde, c’est étrange, l’eau avance, puis elle

se retire. Attention ! cria Nannerl à son frère qui marchait vers l’eau.

La mer montait. Le garçon recula pour ne pas mouiller l’ourlet de sa culotte. Il avait enlevé ses chaussures et ses bas étaient déjà trempés.

– Tu crois que toute l’eau est salée ? demanda-t-il.–Oui,ilparaît.J’aibienenviedelagoûter…– Moi, j’ai envie de voir si elle est froide…Léopold, qui venait de discuter avec des pêcheurs, se diri-

geait à présent vers eux à grandes enjambées.– Nannerl, tu devais surveiller Wolfgang. Tu comptais

mettrelespiedsdansl’eau?dit-ilàsonfils,quitenaitsessouliers à la main.

– J’ai un caillou dans ma chaussure… dit Wolfgang.– Dois-je te rappeler qu’il est inélégant de montrer ses

pieds nus en public ?

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–Mais,papa,iln’yapersonneautourdenous!fitremar-quer Wolfgang.

– Qu’importe ! En plus, tu aurais pu te noyer. Et moi, je ne sais pas nager. La mer n’est pas un lieu pour s’amuser.

Fatigué par le voyage et empli d’appréhension pour la suite, Léopold s’assit sur les galets.

– Venez près de moi, les enfants, implora-t-il, une fois calmé.

Ils entourèrent leur père. Ensemble, ils regardèrent dan-ser la mer que des mouettes piailleuses survolaient en tous sens. Léopold rompit le silence.

– Demain, nous quittons Calais. Des marins pêcheurs acceptent de nous faire traverser la Manche pour rejoindre l’Angleterre. J’espère que nous y serons bien accueillis.

Puis il donna le signal du départ. Les enfants quittèrent le rivage à contrecœur.

Au lever du jour, le lendemain, madame Mozart et Nan-nerl furent les premières à monter à bord de la robuste embarcation. Elles s’installèrent sur un banc à l’arrière du bateau. Deux domestiques, qui étaient au service de la famille depuis peu, grimpèrent à bord, les bras char-gés de bagages. Léopold et Wolfgang furent les derniers à embarquer. Un marin hissa les voiles et mit le cap vers le nord. Doucement, le bateau s’éloigna alors des côtes fran-çaises. Bercée par la houle, madame Mozart commençait à savourer le voyage. Avant le départ, elle avait eu un peu

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peur.Unedemi-journéesurlesflots,c’étaittoutdemêmelong.Et voilàque cemufledemarinavaitosé luidire:« J’espère qu’on ne va pas chavirer ! La mer est un vaste cimetière, vous savez. »

– Quelle douceur ! se réjouissait-elle à présent. Nous ne sommespourtantqu’audébutduprintemps,fit-elleremar-quer tout en nouant le lien de dentelle de son chapeau, car unventlégersoufflait.Puiselleposasamainsurcelledesafillequiadmirait

l’océan.– C’est beau, n’est-ce pas ?– Oui, les couleurs du ciel et de l’eau sont merveilleuses.– Tu n’es pas trop triste de quitter la France ?– Oh si, beaucoup. Les deux semaines que nous avons

passéesàVersaillesontétémerveilleuses.Lesfillesduroiont été tellement gentilles. Mais je pense souvent à la com-tesse van Eyck. Je suis très triste qu’elle soit morte, dit dou-cement Nannerl.

Sa maman l’enlaça tendrement, prise soudain d’une pro-fonde mélancolie.

À l’avant du bateau, Wolfgang avait posé son chapeau sur ses genoux. Cheveux au vent, il contemplait la mer. Près de lui, Léopold cala son dos contre le bois humide et rugueux de la coque. Lui aussi repensait à leur séjour à Paris.

Les cinq mois qu’ils venaient de vivre dans la capitale avaientétééprouvants,maisgratifiants.Lesenfantsavaientdonné un concert devant des centaines de personnes dans

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un théâtre loué par un prince et, pour une fois, il n’avait pas été obligé de payer les chandelles pour éclairer la salle. Etpuis le roiavait été trèsgénéreux. Il avaitoffertà lafamille mille deux cents livres, une coquette somme, pour remercier Wolfgang et Nannerl d’avoir si bien joué. Sans compter qu’ils avaient reçu bien d’autres jolis cadeaux : des tabatières en or ou en porcelaine, des dentelles et des rubans et même une montre en or. Alors que tous ces sou-venirsaffluaient,Léopoldeutunelarmeàl’œil.Ilglissasurlebancpourserapprocherdesonfils.–Mongrandbonheur,jeteledois,luidit-ilfièrement

en posant une main sur son épaule. Es-tu content que tes premières œuvres musicales aient été publiées à Paris ? Désormais, ta musique va être connue dans le monde entier.

– Oui, je suis content. Et surtout je suis heureux d’avoir dédicacémamusiqueàVictoire,lafilledu…–Çava?s’inquiétaLéopoldenvoyantsonfilsdevenir

subitement tout pâle.– J’ai la tête qui tourne comme une toupie, réussit à arti-

culer Wolfgang en s’agrippant à la jambe de son père. J’ai mal au cœur…

– Moi aussi, je me demande si je n’ai pas le cœur bar-bouillé… murmura Léopold.

Il se leva, tituba et se rassit lourdement sur le banc humide.– Mon dieu, ta maman et Nannerl semblent elles aussi

très pâles.

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Ce furent ses derniers mots. Tout d’un coup, le reste du voyage se transforma en enfer. La famille Mozart fut ter-rassée par le mal de mer, jusqu’au pied des hautes falaises de la côte anglaise !

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Un ami pour la vie

Londres, mai 1764

Dans leur palais londonien de Saint-James, le roi George III et la reine Charlotte attendaient la famille Mozart.

À leur arrivée, la femme du roi se leva et s’avança bras ouverts pour les accueillir. Les rangées de perles qui ornaient son cou se balançaient au rythme de ses pas sur le parquet du salon.

Nannerl regardait avec envie les rubans de soie jaune paille, qui ruisselaient sur la robe de la reine.

« C’est beau ! On dirait des papillons qui volettent autour d’elle»,pensalajeunefilledevenuecoquette.

D’une cour royale à l’autre, elle découvrait avec intérêt lesdifférentesmodesvestimentaires.

– Je suis très heureuse que vous ayez accepté notre invi-tation, dit la jeune reine, un sourire aux lèvres. Votre pre-mière visite a été pour nous un enchantement. Je n’ai pas pu résister au plaisir de vous revoir et de partager avec vous un moment musical. Venez donc vous asseoir. Nous allions prendre un thé.

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La famille Mozart prit place sur des fauteuils tapissés de cotonnade des Indes9. Des valets entrèrent pour servir le roi et la reine, puis leurs invités.

– Désirez-vous boire une autre boisson que du thé ? demanda la reine, attentive à ses hôtes.

– Non merci, le thé sera parfait, Majesté. Depuis que nous sommes arrivés en Angleterre, nous avons adopté cette boisson ! Nous en buvons du matin au soir. Il faut dire qu’en France, nous n’avons guère apprécié l’eau vraiment imbuvable. Cependant, les enfants trouvent le thé encore un peu trop amer. Je crois qu’ils apprécieraient un nuage de lait, répondit Léopold qui, touché par la cordialité du couple royal, se sentait à l’aise.

Un domestique s’approcha.– Laissez, dit la reine avec simplicité, je vais servir moi-

même les enfants.– Votre séjour à Londres se déroule-t-il de façon agréable ?

poursuivit-elle.– Oui, nous commençons à nous familiariser avec cette

grande ville. Il me semble que nous allons nous y plaire, répondit Léopold.

Pendant que les adultes conversaient, Nannerl et Wolf-gang buvaient leur thé tout en piochant dans un plat de porcelaine des petits gâteaux moelleux qu’ils dégustaient accompagnés de crème caillée.

9. Appelées aussi « Indiennes », ces étoffes aux motifs imprimés ou peints remportaient un grand succès en Europe.

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Une fois sa dernière bouchée avalée, Wolfgang sortit de son silence. Il avait envie de faire de la musique.

– Puis-je, comme l’autre jour, utiliser votre orgue, Majesté ? demanda l’enfant en s’approchant du roi. J’en avais beau-coup apprécié le son.

Le roi sortit de sa réserve naturelle.–Biensûr.Moiaussi,j’aimebeaucouplamusique,même

si je suis un médiocre musicien. Mon passe-temps favori, ce sont les livres. Je les collectionne, presque de façon mala-dive, comme me le fait souvent remarquer la reine.

Tout en s’asseyant devant l’instrument, Wolfgang pen-sait : « Quand je serai grand, je serai organiste10. J’aime beaucoup le clavecin et le violon, mais l’orgue est un ins-trument tellement fabuleux. »

L’enfant joua divinement, en coordonnant avec aisance ses mains sur le clavier avec ses pieds qui touchaient à peine le pédalier. L’auditoire semblait apprécier. Ensuite,unjoueurdeflûtetraversièrevintlerejoindre.

Le duo d’instruments fit sensation auprès du coupleroyal. Àlafindumorceau,lareineCharlotteseleva,légère-

ment nerveuse. Elle tenait absolument à chanter, accom-pagnée par le jeune garçon. Elle posa une partition sur le lutrin,s’éclaircitlavoixetfitunsignedetêtepourdonnerle signal du départ au jeune claveciniste.

10. Musicien qui joue de l’orgue.

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Appliqué, Wolfgang ralentissait ou accélérait au rythme de l’interprétation de la reine. Puis elle vocalisa, guidée par le jeune musicien qui donnait la note. Après le jeu musical, la reine reprit sa noble attitude et s’adressa à Wolfgang :

– Je ne sais pas si, un jour, mes enfants auront votre talent, mais quoi qu’il arrive, je leur ferai découvrir votre musique. Et je crois que j’aurai du plaisir à leur dire que leur maman a chanté avec un grand musicien. Oui, je suis certaine que vousêtesàl’aubed’unemagnifiquecarrière.

Wolfgang, rouge de plaisir, s’avança vers elle et lui donnaunbaiseravecaffection.Tandisqu’àsontourlareinel’embrassaitsurlefront,unhommefitsonentréedans le salon.–Ah!Vousvoilàenfin!Jecraignaisquevousnepuissiez

venir ! Nous vous attendions plus tôt ! Je n’ai pas parlé de vous à mes invités, car je voulais leur faire une surprise, expliqua la reine.

– Veuillez m’excuser pour ce retard, Majesté. Je n’ai pas pu me libérer plus tôt, à mon grand regret.

– Voici mon professeur de musique, Jean-Chrétien Bach11. Je suis son élève depuis deux ans. Il m’initie au chant et au clavecin. Cet homme est un grand compositeur et un grand organiste. Mais j’imagine que vous connaissez déjà sa musique ? demanda la reine à Wolfgang.

– Oui, un peu, répondit Wolfgang, soudain intimidé.

11. Jean-Chrétien Bach est le onzième et dernier fils de Jean-Sébastien Bach et d’Anna Magdalena Bach.

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– Voudriez-vous jouer avec moi du clavecin ? proposa gentiment le célèbre musicien allemand.

– Oh oui ! J’aimerais beaucoup ! s’exclama le garçon.Jean-Chrétien Bach s’avança vers le clavecin, il releva les

pansdesonhabitets’assit.PuisilfitsigneàWolfgangdes’approcher et… l’installa sur ses genoux !

Il joua les premiers mouvements d’une sonate de sa composition. Wolfgang prit son relais. Un jeu musical s’installa entre l’adulte et l’enfant. Ainsi, à tour de rôle, ils exécutèrent toute une sonate avec une belle complicité et beaucoup de virtuosité.Àlafindumorceau, ilsse levèrentetsaluèrent,main

dans la main, le public qui se leva à son tour pour les applaudir vivement.

Les musiciens se rassirent ensuite côte à côte pour dis-cuter.

– Quel âge avez-vous, mon garçon ? demanda Jean- Chrétien Bach, qui n’avait plus aucun doute sur le talent exceptionnel de l’enfant.

– Huit ans, presque et demi. Et vous, monsieur ? demanda Wolfgang, avec sa spontanéité habituelle.

– Moi ? Je vais avoir trente ans.– Ah ! Et vous avez toujours travaillé au service de la reine

d’Angleterre ?– Non. J’ai reçu une formation musicale à Berlin. Puis j’ai

été organiste en Italie, une terre où la musique est reine. J’y ai d’ailleurs composé plusieurs opéras.

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–Moi,jen’enaipasencorecomposé.Çadoitêtrediffi-cile… dit Wolfgang songeur.

Puis il poursuivit, en baissant la voix :– Puis-je solliciter une faveur ? chuchota le jeune garçon.– Tout ce que tu veux, répondit Jean-Chrétien Bach,

charmé par l’enfant.– Accepteriez-vous d’être mon ami ? murmura Wolfgang.– Eh bien, tu n’as pas d’amis ? s’étonna le musicien, un

peu surpris par cette demande.– Non. Je n’ai pas d’amis, car nous voyageons beaucoup.

En fait, je crois que j’aimerais surtout avoir un ami, même grand, pourvu qu’il soit musicien et ait la même passion que moi.

Et Wolfgang répéta sa question avec insistance.– Oui, j’accepte avec grand plaisir, mon garçon ! Sache

que le temps de ton séjour à Londres, je suis à ta disposi-tion. Nous rejouerons ensemble, si tu le veux bien. J’ai de nombreuses relations dans cette ville. Je vais organiser des concerts pour que tu puisses jouer en public, ainsi que ta sœur. Et je pourrai aussi t’initier à la composition pour un ensemble d’instruments.

– Une symphonie ? Croyez-vous que j’en sois capable ? s’esclaffa,toutjoyeux,Wolfgang.Il fautquej’annoncelabonne nouvelle à papa.Toutàcoup,commemûparunressort,ilselevaetaban-

donna le célèbre musicien, qui le suivit d’un regard attendri et amusé.

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Quelques heures plus tard, la famille Mozart quitta le couple royal. Après avoir salué leurs hôtes avec chaleur, ils sortirent du palais en compagnie de Jean-Chrétien Bach. Sur le trottoir, Wolfgang rappela son serment au musicien.

– Vous êtes mon nouvel ami. Ne l’oubliez pas.–Biensûr,mongarçon,c’estpromis.Àbientôt,messieurs

et mesdames ! ajouta le musicien qui souleva son chapeau pour saluer la famille.

– Quand je pense que nous avons failli ne pas venir à Londres, s’exclama Léopold sur un ton enjoué. Je me sou-viens que c’est le baron von Grimm qui a insisté pour que nous y allions. Quelle belle personne, ce Jean-Chrétien Bach, et quel talent ! Les dieux de la musique sont avec nous ! Mais vite, rentrons ! Cette ville est bien agréable le jour, mais sinistre la nuit ! Et je ne voudrais pas que nous essuyions encore des insultes. Se faire traiter de sales Français, c’est quand même un comble ! Demain, nous achèterons de nouveaux vêtements pour ressembler à de vrais Londoniens !

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L’interrogatoire londonien

Londres, mai 1765

Planté devant une fenêtre, Wolfgang regardait les feuilles naissantes des arbres. Quoique le mois de mai soit bien avancé, le réveil de la nature se faisait attendre à Londres. Quelques semaines auparavant, la famille Mozart avait changé de domicile. Ils avaient quitté un logement modeste situé dans un quartier populaire pour s’installer dans un appartement lumineux et agréable. Ils se plaisaient au cœur de ce quartier de l’ouest de la capitale, où se retrouvaient desRusses,desItaliens,desPolonaisvenusfairedesaffaireset du commerce.

– Te rappelles-tu, papa, notre visite au jardin public ? dit Wolfgang tout pensif, le nez collé à la vitre.–Oui,biensûr!C’étaitlapremièrefoisquenousallions

voir des animaux sauvages, répondit Léopold. C’était fasci-nant,mêmesinousavonsétéaussiunpeueffrayés!Jemesouviens que les rayures des zèbres avaient étonné Nan-nerl. Quant à toi, tu t’étais accroché à moi, quand les lions s’étaient mis à rugir ! Mais tout cela remonte à plus d’un an déjà. Que le temps passe vite.

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Depuis un moment, Wolfgang croisait et décroisait ner-veusement ses jambes.

– Tu m’as l’air inquiet ? dit alors Léopold, qui avait remarquélanervositédesonfils.

– Oui, reconnut Wolfgang, je me demande bien pourquoi ce monsieur veut absolument m’entendre, alors que nous ne le connaissons même pas.

– Mais je te l’ai déjà expliqué, dit doucement Léopold. Il veut te faire passer une sorte d’examen musical et…–Viensvoir,papa!Jesuissûrquec’estcemonsieurquiar-

rive là-bas, annonça Wolfgang tout en tapotant sur le carreau.Léopold s’approcha et jeta un coup d’œil par la fenêtre.– Oui, tu as peut-être raison, dit-il en apercevant un

hommetoutdenoirvêtu,quisemblaitdéchiffrerunboutde papier. Mais ne t’inquiète pas, tout va bien se passer.Léopoldposalesmainssurlesépaulesdesonfilspourle

rassurer. Ils restèrent ainsi un moment, puis Wolfgang se mit à tourner dans la pièce, comme un lion en cage.Quelquesminutesplustard,desvoixsefirententendre.

Puis des pas se rapprochèrent et après quelques coups secs contre la porte, celle-ci s’ouvrit.

– Votre visiteur est arrivé, annonça leur servante anglaise.–Permettez-moidemeprésenter,fitl’hommeauvisagefili-

forme, en enlevant son chapeau. Je suis Daines Barrington. J’exerce la profession de magistrat. Mais je suis aussi archéo-logue, naturaliste et membre de la Société royale de Londres, une institution qui réunit des savants.

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Ilfitunepause,enprofitapourobserverlepèrepuis,avecuneattentiontouteparticulière, lefils,quisemordait leslèvres nerveusement, et poursuivit :

– La devise de la Société royale, que je représente ici, est, en latin, Nulliuis in verba, c’est-à-dire : « Ne croire personne sur parole. » Autrement dit, il faut toujours prouver la vérité avant de croire quiconque, conclut-il en détachant les syl-labes du mot « vérité ».

D’un simple geste de la main, Léopold invita le savant à s’asseoir.

« Pourquoi dit-il qu’il ne faut croire personne sur parole ? pensait Wolfgang. Moi, j’ai cru Jean-Chrétien Bach quand ilaaffirméqu’ilseraitmonami.Etnoussommestoujoursamis. » Wolfgang, resté debout, avait très envie de bâiller. Il ne comprenait rien et observait le visiteur de la tête au pied.

« Est-ce un médecin ? se demandait-il encore. Je ne suis pas malade, pour une fois. Finalement, cet homme n’a pas l’air si méchant, mais tout cela m’ennuie, j’ai envie de jouer, moi ! »

Le magistrat avait sorti un document de sa besace en cuir.– Monsieur, dit-il en s’adressant à Léopold, je souhaite

passeruncourtmomentseulavecvotrefils.Pourriez-vousquitter la pièce ? Je vais m’installer sur cette table pour prendre des notes.Trèsagacé,Léopoldsortit.Maisavant,illançaàsonfils

unregardapaisantpour lui signifierque l’examenallaitbien se passer.

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– Commençons, proféra le savant.Il tendit à l’enfant un document en disant :–Êtes-vouscapablededéchiffrercettepartition?L’encouragement muet de son père avait tranquillisé

Wolfgang. Il décida de prendre cet entretien comme un jeu.Il saisit les feuillets et se dirigea vers le clavecin. Il posa la

partition sur le pupitre, la parcourut d’un regard attentif mais rapide, et attaqua, sans la moindre hésitation, l’œuvre musicale.

Ce fut un sans-faute !Tout en l’écoutant, le magistrat prenait des notes. Sa per-

plexité augmentait.«Je suispourtant sûrquecettepartition luiest incon-

nue, pensait-il. Or n’importe quel grand maître commet des fautes lors d’une première lecture musicale… il est si difficilededéchiffreruneécriturequ’onneconnaîtpas.Comment est-ce possible que cet enfant n’en fasse aucune ? De plus, il a respecté la mesure à la perfection ! Moi qui soupçonnaissonpèred’exagérerlestalentsdesonfils, jeme suis vraiment trompé ! »

– Peux-tu appeler ton père ? demanda le magistrat d’un air bougon.

Wolfgang se désolait de ne pas avoir encore réussi à le dérider.

– Papa, tu peux venir… cria Wolfgang.Léopold était sans aucun doute derrière la porte, à écou-

ter peut-être, car à peine appelé, il entra.

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– Je souhaite poursuivre l’examen en votre compagnie. Votrefilsvajouerduclavecinetvousallezchanteravecluien duo. Je vous écoute, dit l’homme d’un ton impérieux.

Wolfgang se mit à chanter doucement. Sa voix devint claire et belle. Soudain, il interrompit son père qui assurait la voix basse de leur duo.

– Attention, papa, tu ne chantes pas juste. Regarde, tu as fait une faute ici. Et là aussi ! dit-il en pointant le doigt sur la partition. Reprenons.

Dans son coin, le magistrat écoutait, tout en continuant à marquer ses observations.

« Incroyable, c’est l’enfant qui guide le père ! s’étonnait-il. Il est capable à la fois de jouer, de chanter et de repérer à l’oreille les fautes de la deuxième voix. Et puis son timbre aussi est très joli. »

Une fois le morceau achevé, il proposa un autre exercice que l’enfant maîtrisa aussi rapidement que les autres !

Le magistrat allait de surprise en émerveillement, et sa méfiancevis-à-visdupetitmusiciendiminuaitàvued’œil.Il devint carrément aimable quand il lui demanda :

– Il paraît que vous improvisez, mon garçon ?–Enfait,c’estl’inspirationquiguidemonfils,répondit

Léopold,quecetinterrogatoirefinissaitparexaspérer.LetonsecdemonsieurMozartn’altérapasleflegmedu

magistrat, qui poursuivit en regardant Wolfgang jouer avec un bout de papier plié :

– Pourriez-vous improviser sur le thème de l’amour ?

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Un sourire malicieux se dessina sur les lèvres de l’enfant.– Tra la li lalaire, chanta-t-il d’abord n’importe comment.Puis il pensa très fort à sa maman et à sœur, ses meilleures

sources d’inspiration pour évoquer l’amour. Alors sa mélo-die devint harmonieuse et légère.

– Et de la fureur, maintenant ? demanda le magistrat, qui cherchait à troubler l’enfant, en changeant rapidement de sujet.

– Si vous le désirez, répondit Wolfgang, qui commençait à s’amuser comme un fou.

Pour ruser, il joua mollement les premiers accords, avant de se déchaîner sur le clavier. Ses mains sautillaient, ses doigts frappaient, il alla jusqu’à se lever de son siège. La fureur était à son comble quand, tout à coup, un chat pénétra dans la pièce par la porte restée entrouverte. Aussitôt, Wolfgang abandonna le clavecin pour se lancer à sa poursuite !

– Viens, chat, que je te gratouille le ventre, lui dit-il en se mettant à quatre pattes.Lechatreculaetfeula.Ilavançaunepattepourgrifferet

finitpars’enfuirentrelesjambesdel’enfantquis’étaitrelevé.Wolfgang s’arrêta. Il balaya la pièce du regard. Puis il courut vers son cheval bâton et l’enfourcha, avant de se lancer dans une cavalcade autour des fauteuils et de la table.

Léopold était aux quatre cents coups.– Wolfgang, arrête ! Nous ne sommes pas au manège.Legarçonarrêtanetsacourseetfitsemblantdedonner

du foin à sa monture. Puis il se mit à trotter.

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– Laissez, dit le magistrat qui glissa rapidement les feuilles de notes dans sa sacoche. Nous en resterons là, dit-il en esquissant son premier sourire. Je ne sais pas si je détiens lavérité,maisjesuisdésormaisconscientquevotrefilsestvraiment exceptionnel. Mon rapport sera élogieux auprès de mes confrères de la Société royale. Je ne vais pas vous déranger plus longtemps.

– Je vous raccompagne, dit avec amabilité Léopold, que ces compliments commençaient à détendre.

– Avec grand plaisir. Mais soyons sur nos gardes : votre filspourraitbiennous renverser,ajoutaavechumour lemagistrat anglais.

– Au revoir, monsieur le magistrat… Aaaaaaaah ! furent les derniers mots de l’espiègle Wolfgang, qui galopait tou-jours.

Quelques minutes plus tard, l’homme était dans la rue. Il essayait de retrouver ses esprits, tant cette entrevue l’avait abasourdi.

« Quand je pense que tout le monde s’imaginait que ce musicien pouvait être un adulte dans un corps d’enfant ! se disait-il médusé. Une sorte de monstre, en somme. Tous les musiciensseméfientets’interrogentsursonâge,maismoi,je n’ai plus aucun soupçon désormais. Oui, nous sommes bien en présence d’un enfant. Et la vérité est qu’il surpasse tous les grands maîtres de la musique ! »

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C h a p i t r e i x

Tabatières et boucles en or

Londres, fin juillet 1765

Dans sa chambre, Léopold, à genoux, avait presque dis-paru au fond de la malle de voyage qu’il retournait en tous sens à la recherche d’un objet. Il eut une pensée pour sa femme : il était en train de défaire ce qu’elle avait rangé avec tant de soin et il en était confus. Ces derniers jours, madame Mozart était fort occupée à vider leur apparte-ment de Londres, car ils allaient bientôt quitter l’Angle-terrepourlesPays-Bas,afindepoursuivreleurtournéeenEurope.

Tout autour de Léopold, le sol était jonché de cahiers écrits de la main de Nannerl, de partitions de Wolfgang, de grandes et petites boîtes, de linge…

– Voilà ce que je cherche ! s’écria-t-il en brandissant un coffretrecouvertdecuirrepoussé.Ilvenaitenfinderemettrelamainsurlamontreenor

qu’il cherchait depuis des jours. Ouf ! Mais lorsqu’il ouvrit l’écrin, il était vide : la montre n’y était plus !

« Ça alors ! Quel mystère ! se dit Léopold, interloqué. Je suis pourtant certain d’avoir rangé la montre dedans. C’est

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l’objet le plus précieux que nous possédons. Qui a bien pu nous le dérober ? »

Courroucé, il quitta la chambre, qu’il verrouilla à double tour, mit la clé dans sa poche et gagna la salle à manger.

En ce début d’après-midi, les enfants lisaient calmement et madame Mozart prenait un peu de repos, avant de pour-suivreletridesaffairesàemporter.

– Je vous demande votre attention, annonça Léopold.Il s’éclaircit la voix avant de poursuivre :–Jeneretrouvepaslamontreenorquiaétéofferte

à Wolfgang, après notre concert parisien à l’hôtel de Beauvais. L’écrin où je l’avais rangé est vide. Quelqu’un l’aurait-il vue ?

– Non, je n’ai rien trouvé, répondit Wolfgang qui s’amu-sait maintenant avec son petit chat.

– Est-ce celle où Perrette et le pot à lait sont peints sur le couvercle en porcelaine ? demanda Nannerl.

– Oui ! répondit Léopold plein d’espoir. Tu l’as vu ?– Non, dit Nannerl désolée.– Moi, dit madame Mozart, je me souviens très bien avoir

rangé l’écrin dans la grosse malle.– C’est bien dans la malle que j’ai retrouvé l’écrin vide,

confirmaLéopold.Bon,siaucundevousn’atouchéàcettemalle, je vais interroger notre personnel.

– Ah non ! protesta madame Mozart. Notre homme de main et la servante qui m’aide en cuisine sont irrépro-chables.

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MaisLéopoldn’enfitqu’àsatête.– Je veux les interroger.Madame Mozart supplia son mari de ne pas questionner

les domestiques en présence des enfants et Léopold quitta la pièce.

Les minutes qui suivirent furent interminables. Wolfgang échafaudait des plans invraisemblables pour retrouver cette montreetaffolaitNannerlavecdeshistoiresdevoleursetde brigands. Lorsque le père de famille revint le visage fermé et l’œil noir, les enfants se turent et madame Mozart leva les yeux de son ouvrage avec un regard interrogateur.

– Rien ! Ils ont juré n’avoir rien vu et rien pris. Je jurerais pourtant que ta servante pleurait trop fort pour me tromper et m’attendrir.

Le silence n’était rompu que par le tic-tac agaçant de la pendule. Le chat s’approcha de Léopold et se frotta contre sa jambe en ronronnant. Il reçut un coup de pied.

– Papa !Wolfgang se précipita vers son animal et le prit dans ses

bras. La colère de monsieur Mozart n’était toujours pas calmée et il lança d’un ton cassant :

– Si, dans deux jours, cette montre n’est pas retrouvée, je diminuerai les gages des domestiques de moitié !

– Mais c’est injuste, protesta madame Mozart.– Oui, je le concède, mais je ne reviendrai pas sur ma

décision. Ces cadeaux sont importants pour nous. Imagine que je tombe malade, ou que je meure, que deviendrez-

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vous ? Ces objets de prix te permettront de payer toutes sortes de choses : le médecin, la voiture de louage, que sais-je ?, un appartement !

L’instabilité de leur vie minait Léopold Mozart. Sur quoi reposait leur aisance ? Sur le bon vouloir d’amateurs, qui pouvaient, du jour au lendemain, cesser de les rétribuer… Madame Mozart ne voulait pas en rester là et cherchait à apaiser son mari.

– Recommençons à chercher. Peut-être l’avons-nous changée de place par mégarde ?

À ces mots, Léopold Mozart devint livide et sortit pré-cipitamment de la pièce. Il courut jusqu’à la chambre. Accroupi, il tira une boîte de palissandre rangée sous le litdesenfants.CellequeWolfgangappelaitle«coffreautrésor ». À l’intérieur, des dizaines de petites tabatières en porcelaine, de minuscules écritoires en argent ou en or, des boucles dorées, des chaînes de montre, des ciseaux à mou-cher les bougies, des gants, de la dentelle, des rubans… Avec frénésie mais délicatesse, il sortit tous les objets un à un et découvrit, au fond de la boîte, la montre en or !

– Mon Dieu !Madame Mozart, qui avait rejoint Léopold, soupira de

soulagement.– C’est moi qui l’avais placée là quand nous avons décidé

de retarder notre retour à Salzbourg, expliqua Léopold, très embarrassé.MonDieu,c’estaffreux!Depuisquej’aiétémalade l’hiver dernier, il m’arrive de faire n’importe quoi !

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Il est vraiment temps que nous rentrions chez nous. Cela fera bientôt quinze mois que nous séjournons à Londres. Cette vie de saltimbanque m’épuise.

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C h a p i t r e i

Le déjeuner sur l’herbe

Dans la campagne italienne, début janvier 1770

La berline était arrêtée sur le bord d’une route sinueuse qui dominait une petite vallée aux courbes paresseuses. Affamé,Wolfgang s’était emparé dupanier qui conte-nait les victuailles. Il dénoua avec impatience les coins du linge qui les protégeait. À quelques pas de là, Léopold contemplait le paysage, un sourire aux lèvres. Après une année passée à Salzbourg, il renouait avec le voyage, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Au cours de leurs précé-dentspériples,legéniedesonfilsavaitfascinélesgrandsde ce monde. Et maintenant, Léopold fondait tous ses espoirs sur l’Italie !

Il avait senti l’appel irrésistible de ce pays où règne la musique.Ilenétaitsûr,c’estenItaliequ’allaientsurgirlafortune et la gloire !

Tandis que Léopold rêvait de nouvelles conquêtes musi-cales,lecochervérifiaitlesfersdeschevaux.Lesbêtesavaientsouffertduvoyagesurunerouteparseméed’ornières.Encedébut de janvier, la neige était tombée abondamment et le gel avait défoncé les chemins.

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Wolfgang avança avec précaution sur l’herbe mouillée pour éviter les plaques de neige glacée. Il rejoignit son père.

– Il fait un froid de loup, dit Léopold, pourtant emmitou-flédansunmanteaudedrapdoublédefourrure.–Nousallonsnousrégaler,déclaraWolfgang,indifférent

à la température mais que la faim tenaillait. Tu as bien fait de demander à l’aubergiste de nous préparer une collation. Il a mis du poulet, une miche de pain et des noix.

Léopold, perdu dans ses pensées, ne lui prêtait guère attention et le jeune garçon poursuivit.

– En ce moment, j’ai tout le temps faim ! dit-il en déta-chant une cuisse de volaille. Penses-tu que c’est parce que je grandis ?

Il ébaucha un sourire satisfait avant de continuer.– Dans quelques semaines, je vais avoir quatorze ans ! Tu

crois qu’on pourra faire une fête pour mon anniversaire ?Il tendit une cuisse de volaille à son père avant de croquer

à pleines dents dans la sienne.– Nous verrons, mon garçon. Notre programme est bien

chargé. Tu te doutes que ce voyage en Italie doit être entiè-rement consacré à la musique et à l’étude !

– Je sais et je m’en réjouis ! Je garde un merveilleux sou-venir de notre escale à Venise. Comment oublier ce concert à San Marco où j’ai joué de l’orgue, le jour de Noël ? Je rêvais de l’Italie et nous y sommes ! C’est grâce à toi que nous faisons ce merveilleux voyage. Je te remercie du fond du cœur, sincèrement, dit Wolfgang.

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Léopold fut surpris par le ton sérieux de son garçon. Il le regarda,attendri.Pourlapremièrefois,ilpensaquesonfilsn’était plus tout à fait un enfant. Son corps avait changé. Il avait grandi, même s’il restait assez petit pour son âge.

C’était leur premier voyage sans madame Mozart ni Nannerl,etLéopoldétaitenveinedeconfidences.

– Je crois que plus personne, parmi les musiciens, ne contestetontalent,monfils.Quecesoitcommeinterprèteouentantquecompositeur.Ilsuffitderegarderlecataloguesur lequel j’ai noté tes œuvres depuis tes sept ans. C’est épous-touflant!Aucunmusicienn’asansdoutecomposéautantdemarches, de menuets, de petites et de grandes messes.

– Il y a aussi la quinzaine de sonates et la dizaine de symphonies, le coupa Wolfgang qui tenait un compte poin-tilleux de ses œuvres.

« Tiens, c’est vrai ! Se pourrait-il que je perde la mémoire ? » pensa Léopold, soudain agacé.Pèreetfilsrestèrentquelquesinstantssilencieuxenconti-

nuant à manger.– Comme tu as grandi ! soupira Léopold. Tu as de plus

en plus de talent et moi, je vieillis !– Eh oui, c’est la vie ! rétorqua Wolfgang espiègle. Mais

tu es encore robuste pour un homme qui a la moitié d’un siècle!Profitonsdecettebellejournée!Regardel’horizon,on aperçoit les Alpes qui se dessinent au loin.

– Tu dis vrai. Nous avons de nombreuses raisons de nous réjouir. Ta nomination comme maître de concert,

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par exemple. N’est-ce pas extraordinaire à ton âge ? ajouta Léopold qui avait plongé sa main dans le panier pour saisir une poignée de noix.

– Oui, répondit Wolfgang. Ce titre donné par le prince-archevêque marque le couronnement de l’année que nous venonsdepasseràSalzbourg,etj’ensuisfier!Ilfitunepauseetcassaunenoixavecuncaillouavantde

croquer dans le fruit sec.–J’aimeleshonneurs,biensûr,maisjecroisqu’avanttout

j’aime voyager. Nous avons fait de si jolies rencontres musi-cales. Et puis ça me donne l’occasion de parler d’autres langues. Parfois, je me demande si je n’ai pas passé plus de temps sur les routes qu’à la maison depuis ma naissance. Ma seule tristesse, c’est de voyager sans maman et Nannerl. Elles auraient adoré contempler ce beau paysage et décou-vrir les curiosités de ce pays. À toi aussi, elles te manquent ?

– Terriblement ! dit Léopold subitement accablé. Désor-mais, nous allons devoir nous débrouiller entre hommes. Mais il ne faut pas négliger de leur écrire ! Grâce à nos lettres, elles auront le sentiment d’être avec nous.

– Crois-tu que Nannerl aurait pu devenir une grande musi-cienne comme moi et comme Jean-Chrétien ? demanda Wolfgang qui venait de reprendre une aile de poulet.

– De nombreuses femmes sont célèbres dans la mu-sique, c’est vrai, mais aucune n’est capable de composer ou d’écrire un opéra ! Nannerl est une grande claveciniste, c’est déjà formidable. Et puis nous avons la chance qu’elle

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puisse donner des cours de musique. Ces rentrées d’argent sont salutaires pour notre famille. Car je te rappelle que le prince-archevêque de Salzbourg a accepté de nous laisser entreprendre ce voyage à la seule condition que je ne sois paspayé.J’aidûpuiserdansnoséconomies.Mais jeneregrette rien. Désormais, quoi qu’il arrive, je me consacre entièrement à ta carrière, acheva-t-il avec une solennité inhabituelle dans la voix.

Un frisson lui parcourut le dos.–Tun’aspasfroid,toi?demanda-t-ilàsonfils.– Si, un peu. Malgré tout, cette halte en plein air et ce

déjeuner ont été un moment délicieux.Puis,à la foispourseréchaufferetpourcoupercourt

àdeseffusionsqu’ilpréféraitéviter,Léopoldselevaetsefrotta les bras.

Ils recouvrirent les restes de nourriture et rejoignirent leurvoitureensetenantafindenepasglissersurl’herbehumide.

– Allez, en route pour Vérone ! lança Léopold au cocher qui grimpait sur son banc.

Le fouet tournoya et dès que son claquement résonna, le robuste attelage de chevaux s’ébranla.

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Dans l’atelier du peintre

Vérone, janvier 1770

– Voilà, c’est parfait, surtout gardez la pose ! ordonna Domenico Saverio Dalla Rosa.

Derrière son chevalet, l’homme exultait. Ce peintre avait été choisi pour faire le portrait de Wolfgang, de passage dans sa ville de Vérone.

– Quel immense honneur pour moi de faire votre por-trait !

– J’ai déjà été peint avec ma famille et même tout seul devantmonclavecin,précisaWolfgangavecfierté.

– Peut-être serai-je le seul, que dis-je, l’unique artiste ita-lien à vous immortaliser ! ajouta le peintre.

Face à lui, Wolfgang, en habit de cérémonie, essayait de ne pas bouger.

Le peintre avait commencé son travail la veille. Il avait fait quelques croquis à la sanguine sur une feuille de papier à dessin. Aujourd’hui, il comptait attaquer le tableau et avait esquissé à grands traits la silhouette de son modèle assis devant un clavecin. Après quelques essais de couleur, des mélanges subtils sur sa palette, il avait réussi à obtenir

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la carnation du visage pâle de Wolfgang, ses yeux noisette, ses joues roses et les frisottis de sa perruque.– Il faut que j’ajoute un peu de vermillon, confia le

peintre, qui savait faire patienter ses modèles en leur expli-quant son travail.

Il devinait l’impatience de Wolfgang, son envie de bouger. Or, il fallait qu’il se tienne encore un peu tranquille.

– On dirait que vous ne restez pas longtemps en place, poursuivit-il.D’ungestesûr, ilpritdelapâtecoloréeetdonnaavec

application quelques coups de pinceau plat pour la lisser. Il changea ensuite de technique : par petites touches succes-sives, il appliqua du vermillon sur le revers de la manche. Il recula pour contempler son travail. Il se déplaça vers la gauche puis vers la droite et regarda d’où venaient la lumière et les ombres qu’elle projetait.

– Maintenant, je m’attaque aux détails de votre habit, reprit-il.

Dans un petit pot de terre, il versa de l’huile de lin et ajouta une pointe de jaune de Naples. Il posa le pigment sur la toile et peignit avec minutie le réseau de broderies qui ornait le bord du col. Il se recula de nouveau pour admirer le résultat et partagea sa satisfaction avec le jeune musicien.–Jepensequevousserezcontentdesdétails, leflotde

dentelle qui sort de la manche est parfait, dit-il en mor-dillant le bout de son pinceau.

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Toutefois, un nouvel élément chagrinait le prince. Palette à la main, il s’approcha du garçon.

– L’anneau que vous portez au doigt est bien joli, mais je n’arrive pas à saisir l’éclat de ses petites pierres, dit-il.

– Je porte tout le temps cette bague, dit Wolfgang. J’ai le sentiment qu’elle me protège comme un talisman. Elle m’a étéofferteàParisparunedametrèsgentille.Jedoisdireque je reçois tant de cadeaux que, parfois, je ne sais plus où, ni qui me les a donnés.

Puis, sans façon, il demanda une pause :– J’ai terriblement soif et des fourmis dans les jambes.–Biensûr,mongarçon.Oùai-jelatête?Jemanqueà

tous mes devoirs d’hospitalité !Dalla Rosa se dirigea vers un guéridon et prit un petit

verre en cristal. Il le remplit d’eau, y versa quelques gouttes d’un liquide jaune et revint vers le jeune garçon.

– Ceci devrait vous rafraîchir, dit-il.Wolfgangbutunepetitegorgéeetfitlagrimace.Puis,il

avala d’un trait le reste du verre.– C’est amer et légèrement acidulé, non ?– Cela vous plaît-il ? demanda le peintre.– Mmm ! C’est très agréable, ajouta Wolfgang, désaltéré.– Eh bien mon garçon, votre palais est aussi délicat que

votre oreille ! J’ai ajouté à l’eau un doigt de liqueur de citron, spécialité de Sorrento12.

12. Ville du Sud de l’Italie.

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– Je crois que je ne dirai pas à mon père que vous m’avez donné de l’alcool. Il se fâcherait contre vous.

– Allons mon garçon, cela ne devrait pas vous tuer, dit le peintre avec un regard malicieux. Êtes-vous heureux de séjourner en Italie ?

– Oh, oui ! Nous y sommes depuis peu, mais j’aime les gens d’ici. Ils sont accueillants. Ils parlent beaucoup et par-fois très fort en faisant des gestes avec leurs mains, un peu comme vous, ajouta Wolfgang en souriant.

– Et que pensez-vous de Vérone ? demanda le peintre, vraiment ravi d’accueillir l’illustre et jeune musicien dans sa maison.

– C’est une très belle ville. Dans les prochains jours, mon père et moi devrions visiter ses arènes antiques.

– J’ai appris que vous aviez donné votre premier concert hier soir. Par malchance, je n’ai pu y assister.

– J’y ai remporté un vif succès. C’était au théâtre phil-harmonique et la salle était pleine. Mais en fait, depuis que nous sommes en Italie, nous allons presque tous les soirs à l’opéra, si bien que je n’ai pu que rarement exécuter ma musique. Il y a tellement de grands et beaux spectacles ici. C’est vrai que l’Italie est la patrie de la musique.

– Si nous reprenions la pose ? Je dois continuer mon travail. Voulez-vous tourner votre anneau vers moi pour que je puisse bien le voir ? Rassurez-vous, il n’y en a plus pour longtemps. Bientôt, je vais m’attaquer à votre vio-lon, et demain, je terminerai par la partition. Il ne faudra

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surtout pas que je sois dérangé, car les notes me deman-deront beaucoup de minutie et d’attention, si vous voulez que l’on puisse les lire et reconnaître l’allegro pour piano que vous venez de composer.

Wolfgang reprit la pose et le peintre se remit à l’ouvrage. Tout à coup, l’artiste éclata de rire, tant le pauvre Wolfgang se crispait pour ne pas bouger.–Allez!Encoreunpetiteffort,mongarçon,c’estpresque

fini…Lorsque Léopold les rejoignit, Wolfgang fut autorisé à

regarder le tableau.– Qu’en pensez-vous, monsieur Mozart ? demanda

l’artiste.– Ma foi, je le trouve très beau ! s’exclama Léopold. Je

diraismêmequec’estleplusbeauportraitdemonfils.Le peintre savourait le compliment.– Je le garde encore au moins une semaine car l’huile qui

sert de médium13 met un peu de temps à sécher. Ensuite, j’appliquerai sur toute sa surface un vernis protecteur et il sera à vous.

Léopold aurait aimé s’entretenir plus longuement avec l’artiste, mais il dut l’interrompre.

– Vous m’excuserez, mais nous sommes pressés. Wolfgang est attendu à l’église San Tommaso. Il doit y donner un récital d’orgue.

13. Préparation pour lier les couleurs.

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– Quel bonheur ! Je vais y courir pour vous écouter, Wolfgang, dit Dalla Rosa en posant la main sur son cœur.

Puis il les raccompagna jusqu’au seuil de sa demeure.

LéopoldetWolfgangfilèrentversl’aubergeoùilsséjour-naient. Wolfgang devait retirer son habit de cérémonie et revêtir sa tenue habituelle avant de se rendre à l’église San Tommaso. À leur arrivée, des têtes se tournèrent. Des mar-chands, des artisans, des notables de la ville et de simples curieux avaient pris place dans la nef face à l’autel. Après unegénuflexion,Wolfgangs’éclipsa.Ilgravitrapidementles marches de la tribune où se trouvait l’orgue et salua l’organiste qui descendit rejoindre le public.

Le jeune prodige s’assit devant l’instrument, sous le magni-fiquebuffet14 sculpté. Il avança les mains vers les claviers, tripota plusieurs tirants de jeux de l’orgue, ce qui lui permet-trait de reproduire les sons enchanteurs de plusieurs instru-ments, puis approcha ses pieds du pédalier.«Enfin,j’atteinslespédalessansdifficulté!seréjouit-il.C’est

merveilleux. Je vais pouvoir moduler encore plus de sons. »Il respira profondément avant de commencer à jouer.Des sons lourds s’échappèrent des tuyaux de l’orgue méca-

nique. Des tessitures aiguës montèrent vers la nef. Des notes gravespercutèrentlesmursdel’édifice.Dehors,despassants

14. Le buffet de l’orgue est la structure de menuiserie dans laquelle sont renfermés les tuyaux et les sommiers. Il constitue la partie visible par tous de l’instrument : sa fonction est non seulement structurelle mais, le plus souvent, esthétique.

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s’arrêtèrent, surpris par les sonorités qui s’échappaient de l’église.

Wolfgang essaya d’autres tirants de jeux d’orgue. Puis il se lançaàcorpsperdudansuneimprovisationetfitsortirdepuissantes harmonies. C’était comme si tout un orchestre jouaitcesfuguesenjouéesetcesariasdeflûtes,dehautboiset de cors.

Soudain, l’instrument se tut. Dans la nef, le public était pétrifié.Certainsauditeursépoustouflésavaientenvied’ap-plaudir. D’autres rechignaient à le faire dans ce lieu sacré. Certains auditeurs se levèrent et se retournèrent pour aper-cevoir Wolfgang Mozart qui saluait au balcon de la tribune en agitant les bras sans façon !

Pendant que son père était complimenté par les notables de la ville, Wolfgang regardait le bel instrument. Il lui par-lait tout bas comme on parle à un ami :

– Oh toi, l’orgue, tu es à mes yeux et à mes oreilles le roi de tous les instruments.

Il alla jeter un œil dans l’escalier pour s’assurer que personne ne montait et revint sur ses pas. Après avoir sorti un petit cou-teau de sa poche, il s’approcha de l’orgue et grava avec appli-cation sur son bois : « Wolfgang Saliburgensis Mozart. »«Voilà!pensa-t-ilfièrement,encontemplantsoninscrip-

tion. Un jour lointain peut-être, quelqu’un apprendra que moi, Wolfgang Mozart de Salzbourg, j’ai joué sur cet orgue magique. »

Sur ce, il descendit de la tribune et sortit sur le parvis.

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Dehors, Dalla Rosa fut le premier à s’approcher de lui.– Merci mon garçon ! Votre interprétation m’a ému aux

larmes. Je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau.Le peintre était tellement bouleversé qu’il ne fut pas

capable d’ajouter un seul mot.

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C h a p i t r e i i i

Un concert phénoménal

Mantoue, 16 janvier 1770

Depuis la tombée de la nuit, Mario, un frêle jeune homme vêtu sobrement, se tenait aux aguets dans la cour d’un palais de Mantoue. Il surveillait les arrivées des invités. On y voyait à peine car un épais brouillard avait envahilaville.Despotsdeterredanslesquelsbrûlaientdesbûchesderésineuxavaientétéalignéssurlespavésdela cour. Cette allée lumineuse guidait les pas de ceux qui avaient été conviés au théâtre. Il y avait là des barons, des comtes et des comtesses, des ducs, mais aussi des notables et des hommes d’Église.

« Vais-je réussir à voir le jeune garçon avant son concert ? se demandait Mario, fébrile, en ajustant ses bésicles sur son nez. J’espère qu’il acceptera que je lui pose mes ques-tions.Jedoiscoûtequecoûteluiparlerpourécriremonarticle pour la gazette de Mantoue. »

Le gazetier rangea ses bésicles dont les verres s’étaient embuésetsoufflasursesmainspourseréchauffer.L’espriten alerte, il ne perdait pas une miette des conversations.

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– Il paraît que cet enfant a joué devant le roi et la reine d’Angleterre, à Londres ! s’exclama une femme dont le capuchon de la mante cachait le visage.

– Certains disent que ce jeune musicien joue mieux que touslesmusiciensquil’ontprécédé,affirmaunevoixmas-culine.

– Oui, et pourtant il est si jeune. Il n’a, je crois, que qua-torze ans, précisa une autre.

– C’est formidable qu’il vienne inaugurer notre théâtre, tout récemment restauré. L’abandon dans lequel la ville lais-sait ce monument depuis plusieurs années était intolérable.

Soudain, des cris retentirent au loin.– C’est lui ! Il arrive avec son papa, s’exclama une dame.Le gazetier suivit une grappe de curieux qui voulaient

absolument voir à quoi ressemblait le jeune prodige. La nouvelle du séjour de Wolfgang dans la ville de Vérone, située à quelques lieux de Mantoue, avait fait le tour des notables.Léopoldmarchaitprèsdesonfilsquiportaitsonviolon.

Coifféd’untricorneetvêtudesonhabitrouge, le jeunemusicien saluait son public en agitant la main. Deux solides gaillards les suivaient de près.

– Papa, je t’ai pourtant dit de ne pas engager de gardes du corps. C’est ridicule, protestait Wolfgang.

– C’est pour ta sécurité et ta tranquillité. Souviens-toi de lafoulel’autrejouravanttonconcert.J’aieuaffreusementpeur !

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– Mais non ! Ce n’était qu’un peu d’agitation.–Tuaffirmescelamaintenant.Iln’empêche!Heureu-

sement que des moines sont venus à notre secours et ont réussi à te soulever de terre pour te mettre à l’abri dans leur cloître.Sinon,jecroisbienquetuauraisétépiétiné,affirmaLéopold avec un peu d’exagération.–Pfff !Ilnes’agissaitlàquedesimplescurieuxquim’avaient

pris en étau.– Regarde ! Les gardes du corps sont encore en train

de repousser deux dames qui veulent t’embrasser à tout prix.

Le gazetier joua des coudes pour s’approcher de Wolf- gang.Ilfinitpardonnerdelavoixpoursefaireremarquer.

– Bonsoir monsieur, bonsoir jeune homme. Excusez-moi de vous importuner…Léopoldetsonfilsnel’entendaientpas,alorslegazetier

finitpars’époumoner:– Je travaille pour la gazette de Mantoue. Je dois écrire

un papier sur vous et votre musique. Accepteriez-vous de répondre à mes questions ?Malgrélebrouhaha,Wolfgangperçutenfinsesmots.Il

levalatêteverssonpère.Méfiant,Léopoldtoisalejeunehomme, le jaugea et décréta :

– D’accord, mais nous avons peu de temps.« Aucun risque que ce jeune homme frêle comme un

roseau ne l’étouffe dans ses bras», avait jugé, amusé, monsieur Mozart.

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Le trio réussit à se frayer un chemin jusque sous les arcadesdel’édifice.Ilspénétrèrentparuneporteréservéeaux artistes. Bras croisés, les deux gaillards que Léopold avait recrutés montèrent la garde devant la porte.

Tout en marchant, le gazetier avait observé le jeune musi-cien.

« Ce garçon a l’air vif et malicieux. Quelque chose pétille dans ses yeux. »

Quand ils furent au calme, il posa sa première question.– Jeune homme, pourriez-vous me dire si vous appréhen-

dez le concert de ce soir ? Êtes-vous inquiet à l’idée de jouer devant une salle comble ?

– Oh la la, ça sent encore la peinture fraîche ! lâcha Wolfgang. On voit que les travaux viennent tout juste d’être terminés. Excusez-moi, vous disiez ?

Le gazetier posa de nouveau sa question.– Oui, je suis ravi de jouer, répondit Wolfgang, mais,

comme avant chaque concert, j’ai une boule au ventre. Le programmemusicaldecesoirm’effraieunpeu.Jevaisinter-préter un grand nombre de pièces, diriger l’orchestre, impro-viser au clavecin, jouer du violon, et que sais-je encore…

Le gazetier enchaîna :– Pourquoi êtes-vous venu en Italie ?– Bien que je sois déjà un grand compositeur, mon admi-

ration pour Claudio Monteverdi, le créateur de l’opéra, est sans bornes. J’avais très envie de découvrir sa patrie. J’aurais tellement aimé le rencontrer !

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Wolfgang partit d’un rire joyeux avant d’ajouter :– Comme il est mort depuis je ne sais combien de temps,

ceseraitdifficile!Redevenant sérieux, il ajouta :– J’avoue que, si on me commandait un opéra en italien,

j’enseraisenchantéettrèsfier.Un homme corpulent se dirigeait vers eux, essoufflé.

C’était le directeur du théâtre.– Ah ! Vous voilà ! Je viens de jeter un coup d’œil dans la

salle. Le public est venu nombreux, la salle déjà presque remplie jusqu’aux derniers bancs. Dépêchez-vous, dit-il en essuyant son front ruisselant de transpiration.

Visiblement, lui aussi sentait monter le trac. Et si le jeune musicien n’était pas à la hauteur ?

– Je vous laisse, dit le gazetier. Merci jeune homme ! Ce fut un plaisir. Je vais rejoindre ma loge pour vous écouter.Avantd’entrerenscène,Wolfgangfitdesvocalisespour

chauffersavoix.Iljouaavecsesmainspourassouplirsesarticulations. À force d’écrire sans relâche de la musique, sesdoigtscommençaientàlefairesouffrir.Ilfautdirequ’ilécrivaitdèsqu’illepouvait,mêmelanuit!Enfin,ilajustasonjabot de dentelles et emboîta le pas au directeur. En chemin, il s’arrêta, admiratif, à la vue d’un machiniste qui tirait sur une lourde corde pour hisser un chandelier de plafond.–Tiens,j’entendslesviolonsquis’accordent,fit-ilremar-

quer. Vos musiciens sont-ils sérieux ? Ont-ils bien appris leur partition ? demanda Wolfgang, soudain soucieux, au

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directeur du théâtre qui l’accompagnait. Je redoute tou-jours l’amateurisme.

Ils entraient à présent dans la salle illuminée par des cen-taines de bougies.

– Quelle merveille ! s’exclama Wolfgang. La forme de vos salles est idéale pour apprécier la musique. Ce sont de véri-tables joyaux.

Il rejoignit alors les musiciens sous des tonnerres d’ap-plaudissements et attendit que le silence soit complet pour s’asseoir devant le clavecin. D’un signe de la tête, il encou-ragea l’orchestre qu’il devait diriger tout en jouant.

Pendant ce temps, au-dessus de lui, au troisième étage, le gazetier avait posé ses coudes sur le rebord du balcon. Cap-tivé, il observait le jeune musicien. Il fut émerveillé quand Wolfgang chanta des airs en italien.

– Ce garçon est incroyable. Il maîtrise déjà bien notre langue.Àlafinduconcert,Wolfgangseprêtadebonnegrâceà

un échange spontané avec les spectateurs.Unegrossedameselevapourluiproposerundéfi:– Pourriez-vous imiter les cris des animaux de la basse-

cour ?Veaux,vaches,cochonsetpoulesdéfilèrentsouslesrires

des spectateurs.Quelqu’un lui demanda de chanter avec des artistes

locaux et… Wolfgang prononça deux mots en dialecte de Lombardie au grand étonnement de certains auditeurs :

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ils se demandaient où le jeune musicien avait appris ces expressions populaires !Enfin,àlastupéfactiongénérale,unhommel’interpella

avec impertinence :– Il paraît que votre musique a trop de notes, lâcha-t-il.La réponse de Wolfgang fusa :– Leur nombre est toujours parfait.La soirée musicale dura longtemps. Elle fut un enchan-

tement.LasymphoniefinaledirigéeparWolfgangmar-qua son triomphe. Debout, le public l’applaudit à tout rompre, l’acclama et lui lança des « Bravo ! Bravissimo ! Viva il maestro ! »

Le jeune prodige quitta la salle de concert, heureux. Il se sentait sur un petit nuage… Mais il était tellement épuisé qu’il ne tenait plus sur ses jambes.

Après le concert, le gazetier rentra chez lui rédiger son article, tout en revivant les moments forts de cette soirée exceptionnelle. Mille questions se bousculaient dans sa tête.

« Wolfgang Mozart a-t-il un rival capable de l’égaler ? Aura-t-il la chance de recevoir la commande d’un opéra italien ? Sera-t-il toujours un génie de la musique lorsqu’il atteindra l’âge adulte ? »

Plusieurs airs continuèrent longtemps à lui trotter dans la têteetillessifflotaavecplaisir.Bercépartouteslesémotionsdu concert qui ressuscitaient comme par magie, le jeune gazetierfinitpars’endormirsansavoirbiensûrtrouvélamoindre réponse à ses interrogations.

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C h a p i t r e i v

Masques et grimaces

Milan, début mars 1770

–Regarde,monfils!Commecettedentelledemarbreest splendide !

Léopold s’était arrêté quelques instants pour admirer le Duomo15, mais déjà Wolfgang tirait son père par la manche. Il ne voulait pas rater la farandole. Léopold le suivit en maugréant.

Leur tour d’Italie se poursuivait à Milan et ils alternaient visites de la ville et soirées à l’opéra. Comme c’était Mardi gras,Léopoldavaitcédéaucapricedesonfils:ilavaitacceptéde participer au carnaval… et le regrettait ! Demain débu-terait le Carême, mais pour l’heure, tous les Milanais se défoulaient avant de faire pénitence.

– Quelle ambiance de folie ! Tout le monde est tellement excité ! Si nous faisions demi-tour ? tenta-t-il.

– Non ! La place des marchands ne doit plus être très loin,ilsuffitdesuivreleflotdesgens,réponditsèchementWolfgang que l’agitation de la foule rendait nerveux.

15. C’est le nom de la cathédrale de Milan.

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– Mon Dieu, pourquoi ai-je accepté ? Quelle idée stupide que ce carnaval ! se lamentait Léopold.

Ils débouchèrent sous les arcades de la place au milieu d’une cohue inimaginable. Des centaines de Milanais y dan-saient et chantaient à tue-tête. Tous étaient déguisés et dissi-mulaient leur visage derrière un masque de cuir, de dentelles ou de plumes. Léopold eut un mouvement de recul face à cetteplacenoiredemonde.Ilagrippalebrasdesonfils.

– Nous allons nous perdre. Rebroussons chemin, je t’en prie, supplia Léopold de plus en plus angoissé.

– Pas question ! protesta Wolfgang en tapant du pied. Papa, tu me l’as promis ! L’autre jour, je me suis tellement ennuyé chez cet aristocrate maussade que, maintenant, je ne veux me rendre que là où l’on s’amuse. Ici, les gens ont l’air heureux et moi aussi, je suis d’humeur joyeuse.

Les colères de Wolfgang étaient fulgurantes mais courtes. En un instant, il se calma et se mit à tourner sur lui-même danssonhabitcomposéd’étoffesmulticolores.

– Comme notre servante a bien réussi mon costume d’Arlequin ! se réjouissait-il.LajoiedesonfilsétaitsicommunicativequeLéopold

finitparsourire, toutentripotant laplumedepaonquiornaitsontricorne,uniqueconcessionaccordéeàsonfilsen guise de déguisement.

Un homme s’avança vers eux.– Monsieur Mozart ? demanda-t-il. Ah, je n’étais pas cer-

tain que ce soit vous ! Que diable faites-vous donc ici ?

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– Signori ! Vous êtes mon sauveur ! dit Léopold en recon-naissant le secrétaired’unnoble seigneur.Monfils tientabsolument à participer à cette mascarade et moi, je ne m’en sens pas le courage.

– Je vous comprends. Moi-même, j’ai consenti à accom-pagnermafille,d’abordàcontrecœur,etpuisfinalement,je suis là et je me réjouis d’y participer. La voici, dit-il gaie-ment, et il se retourna.Unebrunettehabilléed’unerobedesoieauxrefletsbleu-

tés, masquée d’un petit loup de dentelle noire, ébaucha une révérence.

Wolfgang esquissa un pas pour la saluer.– Soyez sans crainte, reprit le père de famille. Tous ces gens

nesontquebruyants.Confiez-moilagardedevotrefilsetje le surveillerai comme un de mes enfants. Je vous l’assure.

– En êtes-vous certain ? s’enquit Léopold en forçant sa voix pour se faire entendre. Grâce à vous, je vais cesser de me tourmenter. Pouvez-vous le ramener avant la nuit ? Il ne doit pas se fatiguer car les semaines qui viennent lui réservent beaucoup de travail.

Ravi, Wolfgang remercia son père en le serrant dans ses bras.Léopoldseretournapouraffronteràcontre-courantla

maréehumainequinecessaitd’afflueretfuthappéparelleen un instant.

– Quel est votre prénom, mademoiselle ? demanda Wolfgang à la brunette.

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–Sérafina,monsieur!Lavoixfluettedelajeunefilleétaitàpeineaudibledans

le brouhaha.Ils se prirent par la main et rejoignirent une folle faran-

dole. Ils esquissaient les pas d’une danse populaire et tapaient des pieds tout en chantant. Un homme déguisé en polichi-nelle vint les divertir. Une colombine s’empara du chapeau deWolfgangetlefittournoyerauboutdesondoigtavantde le reposer sur sa tête. Ils traversèrent ainsi la place de long en large, puis passèrent sous ses arcades avant de tour-ner autour de son puits.

Soudain, une clameur déferla. À la loggia d’un palais de marbre noir et blanc, des notables de la ville, costumés eux aussi, vinrent saluer la population en délire. Puis sous les applaudissements, ils lancèrent à la foule des poignées de sucreries. Après cette diversion, les danseurs repartirent de plus belle, Wolfgang et sa cavalière se cramponnant l’un à l’autre pour ne pas se perdre.

Peu à peu, les clameurs et les chants s’estompèrent, la place se vida. Le père de famille proposa de rentrer. Juste avantdepartir,WolfganginvitaSérafinaàtournoyeraveclui,tandisqu’unjoueurdemandolineetunflûtisteaccom-pagnaient leurs pas.Ilsquittèrentlaplaceavantquelesespritséchauffésparle

vin largement distribué ne commencent à chercher bagarre.Ilétaittempsdesedireadieu.Sérafinaretirasonmasque.

Wolfgang trouva son minois charmant et ses yeux très jolis.

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– Mon père m’a dit que vous étiez un grand musicien.– Je le crois ! répondit Wolfgang. Et aujourd’hui, je suis

comblé de bonheur. Imaginez que l’on vient de me com-mander pour la première fois un opéra en italien intitulé Mitridate, re di Ponto ! Vous êtes la première personne à qui je confiecettegrandenouvelleetjesuisheureuxdepartagerma joie avec vous.Sérafinarougitjusqu’auxoreilles.Wolfgangpritsamain

qu’ileffleurad’unbaiseretils’esquivaaprèsunedernièrepirouette.Avantdesecoucher,Wolfgangeutenviedeseconfierà

Nannerl. Lui écrire était une nouveauté qui l’amusait et il était content de partager ainsi ses impressions avec elle.

Cara sorella mia, J’espère que tu vas bien.Enfin, j’ai participé au carnaval, non pas dans un palais

mais dans la rue. C’est beaucoup moins ennuyeux !Et je viens de recevoir la commande d’un opéra italien !

J’aime vraiment beaucoup l’Italie. Désormais, je veux changer mon deuxième prénom. Au lieu de Théophilus ou de Gottlieb, ce qui signifie « aimé des Dieux » en grec et en allemand, il faut m’appeler Amadeus, ce qui veut dire la même chose, mais dans une langue qui me plaît et qui chante : l’italien !

Mille baisers à toi et à notre maman.

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Le voleur de musique

Rome, avril 1770

– Vite, papa, nous allons être en retard, gronda Wolfgang qui marchait d’un bon pas.

Derrière lui, Léopold se demandait encore une fois où sonfilspuisaittoutesonénergie.D’uncoup,ilréalisaque,depuis qu’ils étaient en Italie, ils n’avaient été malades ni l’un ni l’autre.

« La douceur du climat méditerranéen nous fait du bien », supposa-t-il.–Dépêchons-nous,nousallonsêtreenretardpourl’office

religieux, répéta Wolfgang qui insistait pour que son père accélère le pas. Comme les cloches ne carillonnent pas pen-dantlecarême,onnesaitsil’officevabientôtdémarrer.Pourrien au monde, je ne voudrais rater le Miserere de Gregorio Allegri.Léopoldetsonfilsvenaientdevisiteraupasdecoursela

basilique Saint-Pierre-de-Rome, leur toute première visite dans la capitale italienne, où ils étaient arrivés le matin même. Ils marchaient à l’ombre sous l’imposant péristyle qui entourait la place Saint-Pierre, inondée de soleil. Puis

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ils tournèrent à gauche, longèrent l’enceinte du palais du Vatican et rejoignirent la chapelle Sixtine.

En ce Mercredi saint, la chapelle était bondée. Léopold etWolfgangs’installèrentparmilesfidèles.LafuméeâcreetpiquantedesciergespicotalesyeuxdeWolfgangetlefittousser. Cela ne l’empêcha pas de murmurer une prière :

– Seigneur, bénissez ma famille. Protégez mon père, ainsi que ma maman et ma sœur qui sont loin de moi, depuis si longtemps. Bénissez aussi ceux qui sont chers à mon cœur, Jean-Chrétien Bach et Thomas Linley, mon ami violoniste quejeviensderevoiretquej’aimetant!Jesuisvotrefidèleserviteur.Jejoueetcomposepourvous,afindevoushono-reretvousoffrehumblementmesœuvresmusicales.

Et il acheva sa prière par un Pater Noster.Après ce moment de recueillement, il leva la tête. Les

ciergesallumésneparvenaientpasàéclairersuffisammentlemagnifiqueplafondpeintparMichel-Ange.Wolfgangnedistinguaitqu’avecdifficultélessilhouettesdelaCréation.Uneclochette tinta.Lesfidèles se levèrent.Perchésur

la pointe des pieds, Wolfgang n’aperçut que les dos des cardinaux et du pape Clément XIV agenouillés. Ils étaient séparésdesfidèlesparunegrille.Ilbalayaduregardlapiècerectangulaireetréussitenfin

à trouver ce qu’il cherchait sur un mur orné de peintures. C’était la petite tribune, bien cachée.

« C’est là que le chœur doit se tenir pour chanter le Miserere », se dit Wolfgang.

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Le son cristallin de la clochette retentit de nouveau et l’officecommença.Lechœurchantadoucement,toutdou-cement, puis prit de l’ampleur, exprimant une immense douleur.Wolfgangseconcentra.Ilcherchaitàidentifiertoutesles

voix : sopranos et altos, ténors et basses. Il réussit à compter neuf groupes de voix.

« Que c’est beau ! J’aime vraiment cette œuvre chantée a cappella16. Que c’est poignant ! Ces voix sont comme des ins-truments. Il faut absolument que j’arrive à m’en souvenir. »

Le chœur poursuivait ses lamentations poignantes, tan-dis que l’obscurité envahissait progressivement la chapelle Sixtine. Le chœur marqua alors une pause pour que les servants éteignent les derniers cierges. La chapelle s’obs-curcit tout à fait.

« N’est-ce pas ainsi qu’on exprime le mieux le pardon des péchés et la miséricorde de Dieu ? »Àlafindel’office,unprofondsilencesuccédaauMise-

rere.Léopoldetsonfilsquittèrentlachapellesansmotdire,commebeaucoupdefidèlesimpressionnésparlaforcedel’œuvre.

Dehors, la lumière du soleil les éblouit et la chaleur les suffoqua,tantlecontrasteaveclafraîcheurdelachapelleétait saisissant.

– Rentrons vite, s’il te plaît, papa.

16. Expression qui vient de l’italien « alla cappella », qui signifie « à la manière de la chapelle », sous-entendu de la chapelle Sixtine où les chœurs chantent sans musique.

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Ils regagnèrent en silence leur domicile. À peine arrivé, Wolfgang demanda de quoi écrire.

– Pour quoi faire ? s’enquit Léopold, étonné.– Je voudrais transcrire ce bouleversant Miserere.– Ce n’est pas possible !– Si papa, je t’assure que j’ai les neuf voix dans ma tête !– Sais-tu que personne n’a le droit de copier la partition

de cette œuvre ? dit Léopold, bouleversé par le génie de sonfils.Cetteœuvren’estchantéequ’àlachapelleSixtineet seulement pendant la Semaine Sainte. Quiconque la dévoile est excommunié17.

Cette menace n’entama pas la détermination de Wolf-gang. Le lendemain matin, il en termina la transcription. Le jour suivant, Vendredi Saint, il retourna écouter le Mise-rerepourapporterquelquesmodificationsàsontravail.

Ce fut sans doute grâce à ce jeune prodige de quatorze ans que l’année suivante l’interdiction de dévoiler l’œuvre fut levée.

17. Être excommunié, c’est être exclu de la communauté des chrétiens.

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Sur les pentes du Vésuve

Dans le Sud de l’Italie, juin 1770

Après s’être arrêtés à Rome, Léopold Mozart et Wolfgang s’étaient dirigés au début du mois de mai vers le Sud de l’Ita-lie. Ils avaient élu domicile à Naples, ville cosmopolite, la plus grande d’Europe après Londres. Ils avaient cheminé dans ses ruelles, où l’on entendait partout les voix des Napolitains pas-sionnés de chant. Ils avaient découvert le Teatro di San Carlo, le fameux opéra de Naples18, qui avait accueilli de grands noms du chant lyrique. Wolfgang y avait été subjugué par un opéra de Niccolò Jommelli, Armida abbandonata.

Mais si les auditions musicales de Wolfgang chez de grands seigneurs avaient été agréables, elles n’avaient ap-porté que de maigres rentrées d’argent. Avec inquiétude, Léopold voyait fondre ses économies. Malgré cette décep-tion, il n’était pas question pour eux de quitter la Cam-panie sans avoir visité la célèbre cité antique de Pompéi.

Cette ville enfouie depuis près de deux millénaires après l’éruption du Vésuve venait, par un étonnant hasard, d’être

18. Le Teatro di San Carlo de Naples est le théâtre lyrique le plus ancien d’Europe.

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mise à jour19. Des fouilles méthodiques avaient dévoilé des vestiges remarquablement conservés suscitant un véritable engouement pour la région. Tout ce que l’Europe comptait d’hommes de lettres, d’amoureux d’art ou d’histoire, et de peintres venait découvrir la ville fantôme au cours de leur voyage d’Italie20.

Par une belle après-midi de juin, Léopold et Wolfgang décidèrent de s’y rendre à leur tour.

Wolfgang avait quitté le chemin qui serpentait au milieu de terres roussies par le soleil. Il préférait marcher dans les herbes sèches et s’amusait à regarder les sauterelles qui sur-gissaient entre ses jambes. Il s’arrêta quelques instants pour écouter le bruit strident des cigales et des grillons.–Quellechaleur!fit-ilenretirantsonchapeaudepaille

pour s’essuyer le front.S’adressant au paysan qui les conduisait jusqu’au site de

Pompéi, il lui demanda :– Pourriez-vous me donner à boire ?L’homme lui tendit une cruche en terre. Tout en buvant, Wolfgang ne quittait pas des yeux le

volcan.

19. Le 24 août 79, à la suite de l’éruption du Vésuve, Pompéi disparaît sous une pluie de cendres et de pierres. Cette ville antique est redécouverte au xviiie siècle. Les premières campagnes de fouilles de 1748 et 1763 passionnent l’Europe.20. Le « Grand Tour d’Italie » était un voyage que les jeunes aristocrates et les artistes européens faisaient au xviiie siècle pour éveiller leur sens artistique, étudier et se nourrir d’art antique. Il a été essentiel pour l’évolution artistique en Europe.

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–Regardez!Lesommetestcoifféd’unchapeaudenuage!Léopold et leur guide tournèrent la tête dans la direction

du Vésuve.Lepaysan,indifférentauspectacle,lesrassura.– Le Vésuve sommeille, dit le brave homme. Même si

parfois, quand je travaille dans ma vigne, je sens le sol trem-bler sous mes pieds.–Bigre,êtes-voussûrqu’iln’yaaucundanger?répondit

Léopold, amusé. Malgré tout ce que l’on raconte, cela ne m’empêchera pas de plonger dans le passé.

Ils se remirent en route sur un chemin caillouteux et le paysan les conduisit jusqu’à l’entrée du site de fouilles.

– Voilà, je vous laisse. Bonne visite ! dit-il en leur serrant la main.Léopoldetsonfilsprésentèrentunlaissez-passerdontla

signaturefutdûmentvérifiée.Le gardien prit un air important et insista sur la stricte

interdiction de dérober des objets antiques.Peu après leur entrée dans la ville enfouie, ils furent

surpris d’entendre martèlements et coups de pioche. En contrebas d’un monticule, des hommes ahanaient en cas-sant des blocs de roche.

Une fois l’étonnement passé, Wolfgang laissa s’exprimer son enthousiasme Il voulait tout toucher, tout contourner, tout escalader. Comme un gamin qu’il était encore.

D’assez loin, un ouvrier hurla soudain :– Restez où vous êtes ! Ne bougez plus, j’arrive.

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Une fois à leur hauteur, d’un geste de la main, il invita Wolfgang à reculer de quelques pas.

– Vous devez rester éloigné du chantier, insista l’homme.Il se radoucit et devint plus aimable en constatant l’air

posé et l’allure digne du père de famille.– C’est dangereux, expliqua-t-il. Des murs peuvent

s’effondreràtoutinstant.– Vous êtes peut-être un amateur d’art ou un vulcano-

logue ? lui demanda Léopold.– Non, je suis simplement le chef du chantier chargé de

déblayer le site.Puis, se tournant vers Wolfgang, il le complimenta sur un

ton devenu cordial.–Ilmesemblequenousavonsaffaireàungrandcurieux.

Vous êtes à ce jour mon plus jeune visiteur. Quel âge avez-vous, jeune homme ?Wolfgang,flatté,répondit:– Quatorze ans.– Que fait ici un garçon de votre âge ? À votre accent,

j’entends que vous n’êtes pas italien.– Nous sommes allemands. Mon père m’accompagne car

je suis musicien et je donne des concerts dans beaucoup de villes d’Italie, comme à Naples. J’ai lu de nombreux textes anciens sur l’Antiquité romaine, et j’ai une grande curiosité pour la Rome antique. Je tenais donc absolument à visiter ce lieu. N’est-ce pas fascinant de se plonger dans l’atmos-phère du passé ?

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– Eh bien, dit le chef d’équipe, impressionné par le savoir du jeune homme, ce que vous voyez là-bas, ce sont les restes d’un temple. Mais nous ne savons pas encore à quelle divinité il était dédié. Cet endroit est une de nos plus belles découvertes. Mais il va nous falloir des années pour déblayer, répertorier, dessiner les monuments, puis pour classer les premiers objets que nous avons trouvés. C’est un travail passionnant.

– En tout cas, ces colonnes qu’on devine sont très belles, poursuivit Wolfgang.

– Et là-bas, indiqua l’homme, ce sont les vestiges d’une estrade. On ignore à quoi elle pouvait servir. Ah ! Si seule-ment sir Hamilton était là, il vous en parlerait mieux que moi !

– Sir William Hamilton ? L’ambassadeur ?– Lui-même…– Mais nous le connaissons ! s’exclama Léopold.– Oui, ajouta Wolfgang. C’est extraordinaire. Nous

l’avions rencontré à Londres, il y a des années, car il est amateur de musique. Nous venons de le revoir, ici, à Naples.

– En plus d’être ambassadeur, il est également le plus fameux vulcanologue qui soit. Ses tentatives pour repré-senter les éruptions sont remarquables. Malheureusement, il ne vient jamais ici par ces fortes chaleurs.

Puis se ravisant, il ajouta :

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– Je suis intarissable, mais je dois rejoindre mes hommes. Poursuivez tranquillement votre visite. Et sur un clin d’œil à Wolfgang, il conclut leur discussion. Surtout pas d’impru-dence, jeune homme !Pèreetfilsmarchèrentunlongmomentsurlesolrecou-

vert de cendres fossilisées. Ils déambulèrent encore plu-sieursheuresavantdesereposeràl’ombred’unevoûte.Harassés, ilsregagnèrentenfindejournéelasortiedu

chantier de fouilles. Wolfgang rêvait à ce monde disparu dont il avait entrevu quelques mystères. De nouveau, ils croisèrent le chef de chantier, qui avait été si étonné par l’engouement de ce jeune visiteur.

– C’est pour toi, jeune homme, dit-il en glissant un objet dans le creux de la main de Wolfgang. C’est un jeton en bronze, le premier que j’ai trouvé ici. Hélas, je ne sais pas endéchiffrerlesinscriptions.Jeteledonneensouvenirdeta visite de Pompéi.

– Merci monsieur. Je garderai précieusement avec moi ce souvenir du passé.Lelendemain,LéopoldetsonfilsrepartirentversNaples

à dos de mule. Le balancement de l’animal berça long-temps Wolfgang, qui songeait déjà à son prochain opéra, dont l’action dramatique serait liée à l’histoire romaine.

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Le triomphe et la gloire

Milan, décembre 1770

Àlafindel’automne,LéopoldetWolfgangremontèrentvers Milan. Le jeune musicien reçut la commande d’un opéra. Pour que Wolfgang puisse travailler d’arrache-pied et satisfaire le gouverneur de la ville, ils avaient choisi de loger près du théâtre du palais ducal.

Ce fut au début du mois de décembre que Léopold s’in-quiétadel’étatdesantédesonfils.Unaprès-midi,ill’avaitobservé avec tracas et en avait conclu que le jeune homme ne supportait plus le surmenage.

Déjà en novembre, un mal de dents l’avait fait atrocement souffrir.Ilavaitétésoulagémaisétaitrestéfatigué.Deplusen plus souvent aussi, le jeune musicien se plaignait de ses mains.Pourtant,pasquestionderelâcherseseffortspuisquela première de l’opéra que Wolfgang dirigerait lui-même était prévue pour le lendemain de Noël, le 26 décembre.

L’anxiété gagna Léopold. À juste titre. Si pendant leur périple en Campanie, Wolfgang avait forçi, depuis leur arrivée en Lombardie il avait perdu l’appétit, ne s’amusait plus pour des vétilles et sa joie de vivre s’était envolée.

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Ce jour-là, Wolfgang avait travaillé toute la matinée, courbé sur son papier à musique. De temps à autre, il rele-vait la tête, le regard dans le vague, perdu dans son monde imaginaire.Léopold,effrayéparlesyeuxcernésdesonfils,luifitpartdesoninquiétude.

– Tu ne manges pas assez mon garçon. Tu ne plaisantes plus d’ailleurs. Tes jeux de mots souvent exaspérants me manquent terriblement !

Wolfgang leva la tête.– Je ne serai jamais prêt pour la répétition de l’ensemble

de l’orchestre, avoua le garçon d’un ton désespéré. Je suis si obsédé par les rumeurs qui circulent sur moi que cela perturbe mon travail.

Il serra fort ses poings et les posa sur ses genoux.– Il paraît que ma musique n’a pas de forme ! Qu’un

orchestre ne peut la jouer ! C’est ce qui se raconte en ville… Je ne peux oublier les propos de cet inconnu que j’ai entendu l’autre jour devant le théâtre.–Net’enfaispas,monfils,tempéraLéopold,cenesont

que des racontars.Mais Wolfgang, tout à sa colère, poursuivit :– Il a même ajouté qu’un Allemand était inapte à écrire

un opéra en italien ! Et qu’un gamin de quatorze ans en était d’autant plus incapable. Tu te rends compte ?

Wolfgang, exaspéré, était prêt à piquer une colère.Il rabâchait chaque jour la même histoire et Léopold pré-

féra se taire. Il comprenait et partageait la rage et la souf-

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francedesonfils.Maisilétaitimpuissantdevantlajalousiedes autres musiciens.

– Calme-toi ! Continue à travailler comme tu le fais. Ce concert sera peut-être une étape majeure dans ta carrière.

Le jeune garçon poussa un long soupir et se remit au tra-vail. La musique fut plus forte que tout. Wolfgang plaqua d’abord quelques accords bien sonores pour se défouler. Puis il se plongea dans la lecture du livret de l’opéra et exprimaàvoixhautesesréflexions:–JenedoispasoublierqueleroiMithridateadéfiéles

Romains, qu’il rêvait de conquêtes. Tout cela s’est mal terminé puisqu’il s’est donné la mort après la trahison de sonfils.Fairerevivrecettetragédieestessentiel.Unopéras’écoute et se regarde comme du théâtre. Une belle voix nesuffitpas,jeveuxquelesinterprètesexprimentdessen-timents.

Léopold, ravi de cette métamorphose, renchérit :– Oui, tu es capable de faire du bon travail. Ne doute

pas de toi. C’est comme cela que tu feras taire les rumeurs.Redevenu enthousiaste, Wolfgang conclut avec une

pirouette :– Et j’obligerai ceux qui travaillent mal à manger leur

chapeau !Il éclata de rire en pensant à la cocasserie de la scène et

se replongea dans ses portées musicales21.

21. La portée musicale est un ensemble de 5 lignes horizontales sur laquelle le musicien écrit les notes et d’autres figures comme des silences, des clés et des allitérations.

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Le jour de la grande répétition avec l’ensemble des instru-mentistes avait été prévu le 17 décembre. Il faisait grand froid. Ni Léopold ni Wolfgang ne dormirent bien cette nuit-là.

En marchant vers le théâtre, Wolfgang s’amusait à casser les plaques glissantes d’eau gelée.Léopold,quiappréhendaitautantquesonfilscettejour-

née, baissait la tête, le nez enfoui dans son col de fourrure.Une fois dans la salle de théâtre, Wolfgang retrouva son

assurance et déclara aux musiciens assis près de leurs ins-truments :

– Messieurs bonjour ! Certains me connaissent déjà, d’autres pas. Avant de commencer, je vous rappelle qu’ici, le maître, c’est moi, même si je suis le plus jeune. Je crois que je n’ai jamais eu autant de musiciens à diriger.

Et avec persuasion, il termina son discours en ajoutant :– Je sais que vous êtes de bons instrumentistes et que nous

allons faire du bon travail.Cette petite introduction surprit les musiciens. Certains

furent sans doute agacés par son aplomb, mais beaucoup apprécièrent.

– Eh bien, pour un garçon de quatorze ans, il semble connaître son métier. Tâchons de ne pas le décevoir, chu-chota l’un d’eux.

Pendant quelques minutes, pupitres et sièges crissèrent sur le parquet de bois. Puis le premier violon accorda son instrument sur le clavecin de Mozart. Les autres musiciens s’accordèrent à leur tour. La répétition fut longue, très

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longue. Les cordes furent pincées et frottées. Les bois et les cuivres résonnèrent pour les accompagner.Àlafindel’interminablerépétition,unmusicieninter-

pella le jeune compositeur :– Jeune homme, des rumeurs courent sur vous en ville.

Votre direction nous a séduits ce soir. Soyez-en remercié. Nous essaierons de ne pas vous décevoir le jour de la pre-mière. Nous tenions à vous le dire.–C’estbienaimableàvousdem’offrirvotresoutien.Et Wolfgang, tout au plaisir d’avoir réussi son opération

deséduction,affirmad’unevoixforteetjoyeuse:– Je me suis promis de faire manger leur chapeau à ceux

qui me décevront !Les musiciens rirent de bon cœur.Mais Wolfgang ajouta, songeur :– Maintenant, tout dépend aussi des caprices et des

humeurs du public.Les jours suivants, il travailla comme un forcené et, le

26 décembre, Mitridate, re di Ponto22, fut un triomphe. Après six heures de spectacle, les chanteurs furent bissés23. Les autorités de la ville ainsi que les Milanais applaudirent à tout rompre le compositeur. L’œuvre, qui passait de l’amour à la trahison, avait conquis les spectateurs.

Les critiques contre Wolfgang cessèrent dès le lendemain.

22. Mithridate, roi du Pont.23. Au spectacle, l’action de bisser consiste à rappeler les musiciens ou les chanteurs pour les féliciter. En général, ils rejouent un morceau qui a eu beaucoup de succès.

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Les premiers jours de janvier furent agréables et Wolfgang putenfinprendredurepos.Fierdesonsuccès,ilallasaluerles amis milanais une dernière fois, car Léopold avait décidé de rentrer à Salzbourg. Mais sur le chemin du retour, père etfilsnerésistèrentpasauplaisirdes’arrêtericietlàpourrevoir tous ceux qui les avaient si agréablement accueillis à leurarrivéeenItalie.Leurretourversl’Autrichesefitdoncau rythme de nombreuses escales…

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À la lueur des chandelles

Salzbourg, début avril 1771

– Chut, il arrive ! dit Nannerl à sa maman. J’entends ses pas dans l’escalier.Mèreetfilles’éloignèrentdelaportedel’appartement

devant laquelle elles montaient la garde. Elles regagnèrent bien vite la salle à manger où s’était réfugié Léopold. Ren-trédepuispeud’Italie,ilétait,commesonfils,encorefati-gué de leur périple, mais heureux de leurs retrouvailles. À la demande de sa femme, il alla fermer les volets pour plonger la pièce dans une demi-obscurité.

Le silence fut bientôt rompu par le cliquetis d’une serrure. Unclaquementseclesfitsursauter.–Jesuissûrequ’ilaencorefermélaporteavecsonpied,

soupira madame Mozart incrédule.Wolfgang s’agaçait de tout depuis son retour d’Italie. Il

ne supportait plus l’absence de liberté que lui imposait la vie à Salzbourg et il provoquait son entourage avec des sautes d’humeur incontrôlables. Mais en mère indulgente, madame Mozart avait décidé de taire ses remontrances, tropheureused’avoirretrouvésonfils.

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Léopold déposa sur la table deux chandeliers et leurs flammesdécoupèrentdesombresdansantessurlesmurs.La pièce embaumait les sablés à la cannelle, la frangipane etlechocolat!TouslesgâteauxdontraffolaitWolfgang,Nannerl s’était réjouie de les lui confectionner. La jeune fille,quiallaitfêtersesvingtansàl’automne,s’étaituséeà force de donner des leçons de musique. Sa grâce juvé-nile s’était émoussée, mais son amertume s’était dissipée en revoyant son frère et avec lui, elle retrouvait sa joie de vivre.

– Il y a quelqu’un ? cria Wolfgang, surpris par le silence qui régnait dans l’appartement familial.

Puis, intrigué par la salle à manger plongée dans l’obscu-rité, il s’y précipita.

– Bon anniversaire ! s’écria joyeusement le trio.– Heureux anniversaire ! répéta Nannerl.– Mais c’était il y a longtemps ! Auriez-vous oublié que je

suis né le 27 janvier ? répondit Wolfgang amusé.– Ta sœur et moi n’avons pas pu fêter tes quatorze ans

l’année dernière. Nous ne voulions pas complètement rater tes quinze ans ! Tant pis pour le retard ! ajouta sa maman poursejustifier.

– Oh merci ! Chère maman et toi aussi, ma chère Nannerl. Je ne vous le dis sans doute pas assez souvent, mais je vous aime très fort. Pendant tout ce temps où j’étais en Italie, loin de vous, vos lettres m’ont vraiment réconforté, poursuivit le jeune homme.

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Sa voix qui muait se mit à partir dans les graves. Il ter-mina sa phrase dans les aigus et tous rirent de bon cœur.

– Quinze mois sans vous voir, c’était très long !– Regarde ce que nous t’avons préparé !L’émotion n’avait pas coupé l’appétit de Wolfgang.

Quelques minutes plus tard, il avait déjà englouti une grosse part de gâteau aux pommes et à la cannelle.

– Oh sœurette, tu as pensé à préparer de la crème anglaise ! Tu n’as donc pas oublié notre séjour à Londres !

– Ces voyages étaient bien fatigants mais ils me manquent terriblement, ditNannerl.Que de gens différents nousavonsrencontrés,quedepaysagesmagnifiquesnousavonsadmirés…

– Allons ! Pas de nostalgie les enfants, proféra Léopold qui ne voulait pas se laisser gagner par l’émotion.

– Et maintenant, les cadeaux ! annonça madame Mozart.Elle souleva la nappe pour extraire un paquet volumi-

neux caché sous la table.Impatient, Wolfgang tira vivement sur le ruban qui le

fermait.– Un nouvel habit de cérémonie ! Commandé chez un

tailleur, n’est-ce pas ? Oh, merci maman ! Regarde, sœu-rette, une culotte à ma taille, fabriquée pour moi ! Avec de si jolis boutons blancs en nacre !Ilplaçal’habitdevantluietfitletourdelatableenexé-

cutantunedanseeffrénéeavantd’embrassersurlesdeuxjoues chacun de ses parents puis sa sœur.

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Il se rassit à côté de Nannerl et tendit vers elle son assiette.– J’ai vraiment très faim.– Et maintenant ? demanda sa maman. Quels sont tes

projets d’avenir ?Léopold s’apprêtait à répondre.–Non,non,laisseparlernotrefils!dit-elleenaccompa-

gnant son propos d’un sourire convaincant. Il est grand maintenant…

Wolfgang termina sa cuillère de crème, s’essuya les lèvres sur le revers de sa veste et se redressa sur son fauteuil.

– Avant de quitter l’Italie, j’ai reçu la commande d’un deuxième opéra en italien : Lucio Silla.

– C’est merveilleux ! Bravo !– Quel petit cachottier ! Je n’en savais rien, protesta Nannerl.– Pourvu que le prince-archevêque de Salzbourg nous

autorise, papa et moi, à repartir vers l’Italie. J’y ai encore beaucoup à apprendre, s’enthousiasma Wolfgang. Et je ne vous ai pas dit, j’ai découvert un nouvel instrument. C’est le piano-forte24. Je suis certain que sa sonorité vous séduira toutes les deux. J’ai hâte de vous le faire découvrir.L’après-midisepoursuivitcommeundélice.Enfinde

journée, Nannerl attira son frère dans un coin de la pièce.– Tu te souviens, quand nous étions petits, nous n’avions

pas de secret l’un pour l’autre… dit-elle. Aujourd’hui, ce serait pareil ?

24. Le piano-forte a permis d’offrir des nuances plus expressives que sur le clavecin et de varier l’intensité des sons. Le piano-forte préfigure le piano.

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– Que veux-tu dire par là ? murmura Wolfgang, intrigué.– Tout à l’heure, où étais-tu passé ? demanda Nannerl sur

un ton espiègle.Wolfgang rougit, mais n’hésita pas une seconde. À sa

sœur, il n’avait rien à cacher.–J’avaisrendez-vousavecunejeunefille.Jecroisqueje

suis amoureux.Et le jeune homme devint aussi rouge qu’une pivoine.– Mais sœurette, pas un mot à papa et maman. C’est

notre secret.Puis, il prit sa sœur par le bras et ils rejoignirent leurs

parents.La famille Mozart réunie continua de célébrer ses retrou-

vailles en musique, jusque tard dans la nuit.

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R E P È R E S C H R O N O L O G I Q U E S

174721 novembre

Mariage de Léopold Mozart et d’Anna Maria Pertl à Salzbourg, en Autriche.Léopold, compositeur et excellent violoniste,

travaille pour le prince-archevêque de Salzbourg.

175130 juillet

Naissance de leur fille Maria Anna Walburga Ignatia, connue sous le nom de Nannerl.

175627 janvier

Naissance de leur fils, Wolfgang.

1759Dès l’âge de trois ans, Wolfgang fait preuve de dons musicaux

exceptionnels. Son père découvre qu’il a l’oreille absolue.

1761Wolfgang compose, à cinq ans,

ses premières œuvres musicales. Son père lui apprend à jouer du clavecin, puis dès l’année suivante du violon.

1762Départ en voyage de la famille Mozart pour faire connaître le génie musical

de Wolfgang et de Nannerl dans toute l’Europe. Première étape : Münich, en Allemagne.

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13 octobre

Deuxième étape : Vienne, capitale de l’Autriche, où l’impératrice Marie-Thérèse

et l’empereur François Ier accordent une audience aux enfants Mozart en leur château de Schönbrunn.

1763La tournée se poursuit de Augsbourg à Francfort, d’Aix-la-Chapelle à

Bruxelles en passant par Paris, où les Mozart arrivent en novembre.

décembre

Wolfgang et Nannerl jouent devant le roi Louis XV et la marquise de Pompadour, à Versailles.

fin décembre

Grâce à l’entremise du baron von Grimm, la famille Mozart est reçue par le roi Louis XV et la famille royale à Versailles.

17641er janvier

Wolfgang joue de l’orgue dans la chapelle royale.

mars

Wolfgang dédie des sonates pour clavecin à mademoiselle Victoire de France.

avril

La famille Mozart part pour Londres, où elle va séjourner pendant plus d’un an.

Chez le roi George III et la reine Charlotte, Wolfgang fait la connaissance de Jean-Chrétien Bach, le fils de Jean-Sébastien Bach, avec qui il se lie

aussitôt d’amitié. Jean-Chrétien Bach fait découvrir à Wolfgang le piano-forte et l’initie à la composition de symphonies.

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1765-1767À neuf ans, Wolfgang compose ses premières symphonies.

Après Londres, la tournée musicale des Mozart passe par les Pays-Bas, puis de nouveau par la France, avant de se poursuivre par la Suisse et la

Bavière.

1767Les Mozart reviennent en Autriche,

où pendant plus d’un an, Wolfgang et Nannerl vont donner de nombreux concerts.

1769À treize ans, Wolfgang est nommé maître de concert

par le prince-archevêque de Salzbourg.

1770de janvier à décembre

Léopold conduit son fils en Italie. Wolfgang va jouer dans toutes les grandes villes : Venise, Vérone, Mantoue, Milan,

Rome, où il entend pour la première fois le Miserere d’Allegri à la chapelle Sixtine, puis Naples. Wolfgang se passionne pour l’opéra italien.

Le pape Clément XV le nomme Chevalier de l’éperon d’or.

26 décembre

Mozart donne son premier opéra italien, Mithridate, roi du Pont (Mitridate, re di Ponto) à Milan.

1772mars

À la suite du décès du prince-archevêque de Salzbourg,

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le comte Colloredo lui succède. Il devient le nouvel employeur de Wolfgang, mais il n’a aucune estime

pour son génie et le traite comme un simple domestique.

1777août

Wolfgang démissionne de son poste auprès du prince-archevêque Colloredo.

Il a vingt et un ans et est contraint de quitter Salzbourg pour trouver un nouvel employeur. Sa mère l’accompagne pendant ce voyage qui les conduit

d’abord à Munich, en Allemagne.

1778mars

N’ayant trouvé aucun poste à Munich, Wolfgang et sa mère se rendent à Paris. Mais l’accueil des Parisiens est loin d’être enthousiaste.

3 juillet

Madame Mozart, malade depuis plusieurs semaines, décède à Paris.

1779janvier

Wolfgang est de retour à Salzbourg, où il se remet au service du prince-archevêque.

1780Wolfgang part à Munich, où on lui a commandé un opéra, Idoménée roi de

Crête (Idomeneo, re di Creta).

1781janvier

Idoménée roi de Crête reçoit un accueil triomphal à Munich.Wolfgang rompt définitivement avec le prince-archevêque Colloredo.

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Il s’installe à Vienne et poursuit sa carrière comme compositeur indépendant.

17824 août

Wolfgang épouse à Vienne Constance Weber, la fille de sa logeuse, qui va lui donner six enfants, dont seuls deux fils survivront.

1786Mozart donne Les Noces de Figaro (Le Nozze di Figaro) à Vienne.

178728 mai

Léopold décède à Salzbourg. Mozart donne son opéra Don Juan (Don Giovanni)

Il n’a de cesse de composer des sonates, des concertos, des symphonies, des opéras, parmi lesquels Une petite musique de nuit ou Cosi fan tutte.

Il mène un grand train de vie, s’épuise et tombe de plus en plus souvent malade.

179130 septembre

Mozart crée La Flûte enchantée (Die Zauberflöte) et commence à composer le Requiem.

5 décembre

Décès du compositeur, à l’âge de trente-cinq ans. Il est enterré comme un pauvre. Son Requiem reste inachevé.

182929 octobre

Décès de Nannerl, la sœur de Mozart.

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L A V I E D E M O Z A R T A P R È S …

En 1772, Mozart, âgé de seize ans, revient à Salzbourg, sa ville natale. Il rentre de Milan où il vient de présenter

avec succès sa dernière composition musicale. C’était son deuxième voyage en Italie.

Peu après son retour, un événement important bouleverse sa vie.

Le 14 mars 1772, un nouveau prince-archevêque de Salzbourg est élu : c’est le comte Colloredo. Cet homme autoritaire et peu sensible, chargé de gouverner la ville, choisit Mozart pour composer la musique des fêtes célébrant son entrée en fonction. Le jeune musicien exécute la commande avec brio, mais ses relations avec son nouvel employeur sont déplorables. Wolfgang hait Colloredo, qui le traite en domestique et l’oblige à dîner à la table des serviteurs.

Jusqu’en 1777, Mozart vit avant tout à Salzbourg et voyage peu. Le jeune homme, qui a passé son enfance et son adolescence sur les routes d’Europe, étouffe dans sa ville natale. Les œuvres musicales qu’il compose à cette époque trahissent d’ailleurs sa tristesse et sa mélancolie. Le prince-archevêque n’aime que la musique italienne et impose à Mozart le style et la forme des pièces qu’il désire. Il néglige les qualités de composition de Wolfgang qu’il n’utilise que comme simple instrumentiste. Pour le jeune prodige, c’est un affront.

En 1777, Léopold Mozart décide qu’il est temps pour son fils de quitter Salzbourg. Après plusieurs demandes

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de congé que Colloredo refuse, Wolfgang défie le prince-archevêque et donne sa démission.

À cette époque, que peut devenir un musicien sans protecteur et sans fortune ? Mais Wolfgang ne s’en soucie guère et, en septembre, il quitte Salzbourg le cœur léger. « Enfin libre ! » pense-t-il un peu rapidement.

Il voyage en compagnie de sa mère et séjourne à Munich, à Augsbourg, puis à Mannheim, où il élargit le cercle de ses amis musiciens et s’éprend d’une cantatrice, Aloysia Weber. Mais aucun poste prestigieux ni mieux payé ne se profile à l’horizon. Sa rupture avec Colloredo a, sans aucun doute, entaché sa réputation.

Sur les conseils de son père, Wolfgang décide de partir à Paris. La ville, qui avait accueilli quinze ans plus tôt un enfant prodige, ne s’intéresse plus vraiment au musicien de vingt-deux ans. Mozart doit aussi y affronter une terrible épreuve : sa mère tombe malade et meurt le 3 juillet 1778. Seul, désemparé et sans argent, Wolfgang rentre à Salzbourg après seize mois d’absence. Et Mozart, le rebelle, reprend du service auprès de son ancien maître, le prince-archevêque Colloredo.

Il écrit un nouvel opéra : Idoménée. Il est en pleine possession de son génie, l’enthousiasme le tenaille et le succès est au rendez-vous.

Le jeune musicien profite d’une entrevue orageuse avec Colloredo pour rompre définitivement avec cet employeur détestable. Cette fois-ci, c’est vraiment la liberté.

Il respire et s’installe à Vienne. La capitale de l’Autriche l’accueille à bras ouverts. Il tire parti de l’éloignement

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pour s’extraire de la tutelle étouffante de son père, resté à Salzbourg. Bien sûr, la vie est difficile à Vienne. Alors, il enseigne la musique, donne des concerts publics qui le font mieux connaître.

Il profite de son séjour dans la patrie de la musique pour redécouvrir ses prédécesseurs : Haendel et Jean-Sébastien Bach, le père de son grand ami Jean-Chrétien, décédé depuis peu.

Le 4 août 1782, Mozart épouse Constance Weber, la sœur d’Aloysia. Il est très heureux et son bonheur se traduit dans ses compositions musicales. Pour l’empereur d’Autriche Joseph II, il va créer L’Enlèvement au sérail. Cet opéra est un succès, comme le seront plus tard Les Noces de Figaro.

Sa musique devient populaire et est fredonnée un peu partout. Elle est également appréciée par le célèbre musicien allemand Joseph Haydn, qui affirme que Mozart est le plus grand compositeur du monde.

En 1787, tandis qu’il compose Don Giovanni, l’un de ses plus célèbres opéras, son père décède subitement le 28 mai. Wolfgang est profondément bouleversé.

Durant les dernières années de sa vie, Mozart est souvent malade. Il est aussi criblé de dettes. Il mène un grand train de vie et ses succès, pourtant bien payés, ne suffisent pas à combler ses dépenses. Mais cela ne l’empêche pas de composer. La production de cette époque est particulièrement riche : sonates, concertos, symphonies, opéras.

En septembre 1791, il remporte un succès considérable avec La Flûte enchantée. Cet opéra féerique mi-chanté,

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mi-parlé est écrit en allemand (et non pas en italien comme la plupart des opéras) et s’adresse ainsi à toutes les classes sociales.

Deux mois plus tard, il meurt à l’âge de trente-cinq ans, avant d’avoir achevé son Requiem.

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M O Z A R T ,

C O M P O S I T E U R D E G É N I E

Génial interprète, Mozart est un virtuose incomparable de la composition musicale. Dès son plus jeune âge,

il aborde tous les genres musicaux. Ses toutes premières œuvres sont des sonates pour un instrument seul, comme le clavecin ou le violon, des quatuors et des quintettes pour instruments à cordes, ainsi que des menuets (des airs inspirés par la danse).

La musique d’église occupe une place majeure dans sa composition. Entre 1768 et 1783, il a composé près de dix-sept messes. Elles sont pour la plupart des commandes de son maître, le prince-archevêque de Salzbourg. Mais la plus célèbre d’entre elles est une messe des morts, un requiem, écrite à la fin de sa vie. Si ses œuvres étaient données lors des offices, elles sont désormais des œuvres de concert.

Mozart s’est également illustré dans l’art du concerto, un morceau de musique pour un seul instrument ou plusieurs qui dialoguent entre eux. Il a inventé le concerto pour piano, un nouvel instrument à son époque dont le nom signifie « doucement » en italien. Le concerto pour piano n° 21 est une de ses œuvres majeures sur 21 concertos dédiés au piano.

La musique instrumentale de Mozart est dominée par des symphonies, des œuvres destinées à un grand nombre de musiciens qui jouent des instruments à cordes, à vent, des cuivres ou des percussions. Sur les quarante

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et une symphonies composées par Mozart, la symphonie n° 40 est la plus jouée et la plus célèbre.

Il écrit aussi des opéras, des spectacles qui s’écoutent et se regardent comme du théâtre et qui sont des tragédies ou des comédies. Mozart en compose en tout dix-sept. Dans ses compositions musicales, il accorde toujours une place majeure à la voix, l’instrument le plus naturel, qui le fascine. L’air de la reine de la nuit, dans La Flûte enchantée, est un air universellement connu aujourd’hui. Mozart a écrit des berceuses, mais aussi des airs qui donnent l’impression d’assister à une fête ou à une parade militaire. La sérénade n° 13, plus connue sous le nom d’Une petite musique de nuit, a été composée à la fin de sa vie, pour un instrument si cher à son cœur, le violon.

Force et grâce, puissance et émotion alternent avec brio dans l’œuvre de Mozart, dont l’interprétation, au-delà d’une apparente simplicité, demande une très haute technicité.

Aujourd’hui, plus de deux cents ans après sa mort, Mozart est toujours aussi célèbre et l’un des compositeurs les plus joués au monde. Son importance sur l’histoire de la musique est immense et il reste aujourd’hui le plus populaire des musiciens classiques.

À lui seul, il a créé plus de six cents œuvres musicales. Ses opéras comptent parmi les chefs-d’œuvre de la musique.

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L A C O R R E S P O N D A N C E D E S M O Z A R T

La correspondance des Mozart, père et fils, est la plus célèbre des correspondances de musiciens. L’une des

premières lettres de Léopold date de 1756. Destinée à un ami, elle annonce la naissance de Wolfgang.

Mais l’ensemble des lettres de Léopold constitue d’abord un formidable et précieux témoignage sur la vie d’un musicien au xviiie siècle. Léopold écrit à ses amis et raconte les péripéties du voyage, la maladie, les prouesses de ses enfants devant des cours ébahies par leurs talents. Les prix des logements et des marchandises y occupent aussi une large place. Puis c’est à sa femme qu’il destinera ensuite ses lettres, quand elle renoncera au voyage, lassée par cette vie errante.

La correspondance de Wolfgang démarre l’année de ses treize ans. Les jeux de mots et les blagues abondent dans sa correspondance de jeunesse. Il écrit à sa maman et à sa sœur des lettres pleine d’affection puis, plus tard, des lettres enflammées à une jeune cantatrice, et réserve des mots d’amour et de tendresse à sa femme jusqu’aux derniers jours de sa vie. Tout au long de sa vie, sa correspondance témoigne de ses joies et de ses souffrances. C’est le plus souvent dans la correspondance avec son père que Wolfgang évoque la composition de ses œuvres musicales et vante aussi ses succès.

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L E V O Y A G E A U X V I I I E  S I È C L E

Au xviiie siècle, voyager n’est pas encore synonyme de plaisir. Bien souvent, on entreprend un voyage

par nécessité : en raison de son métier, de la mort d’un parent ou pour se rendre dans un domaine éloigné de son château. Le voyageur pressé enfourche un cheval pour une courte distance. Mais pour parcourir un long trajet, le voyageur emprunte un transport en commun. Seuls les plus riches disposent d’un attelage privé.

Le coche est le principal moyen de transport. Ce lourd véhicule sans ressorts ni suspensions est tiré par un attelage de quatre ou six chevaux. Mozart, grand voyageur du xviiie siècle, s’amusera à composer une pièce musicale pour le cor qui était sonné au moment du départ, par son conducteur, le cocher ou le postillon. Les voyageurs qui montent à bord du coche ne sont pas tous logés à la même enseigne. Ceux qui disposent d’un billet de « premier ordre » ont le privilège de voyager à l’intérieur. Ceux qui ont acheté un billet de « second ordre » s’installent sous la capote. Quant aux plus pauvres, ils prennent place sur le toit parmi les bagages.

Pour voyager, il est aussi possible de louer un coche privé chez un particulier, comme le feront les Mozart. À bord de ce véhicule, ils voyageront tous les quatre ou avec d’autres personnes pour partager les frais. Mais ce véhicule n’est pas toujours très fiable. Les chevaux et le véhicule peuvent être en mauvais état. Pour traverser une rivière, remonter un fleuve et même un estuaire, on emprunte un coche d’eau.

Sur la route, on croise aussi la malle-poste. Ce véhicule,

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qui transporte en priorité le courrier, prend parfois des passagers. Il peut s’avérer très pratique, car ses chevaux sont changés à chaque relais.

Au cours du xviiie siècle, les réseaux routiers royaux organisés à partir des capitales s’améliorent timidement. En France, les intendants (les représentants du roi en province) mettent à contribution les paysans, qui participent à la construction et à l’entretien des chemins. Ce travail, qui occupe une quinzaine de jours par an, est considéré comme une corvée royale.

Mais l’inconfort domine sur un grand nombre de routes. Les voyageurs sont secoués sur les routes empierrées et sur les pavés à l’approche des villes. De plus, les voyages sont bien souvent interminables ! Sous le règne du roi Louis XV, il faut une heure au coche pour parcourir deux lieux, c’est-à-dire environ neuf kilomètres. Même si les chevaux sont robustes, ils parcourent seulement cinquante à soixante kilomètres par jour. Il faut donc en moyenne quatre jours pour aller de Paris à Lyon et une douzaine de jours pour aller de Paris à Marseille.

Le printemps et l’automne sont les meilleures saisons pour voyager. Mais la plupart du temps, la poussière, le froid ou la pluie sont le lot quotidien des voyageurs. Quand la roue du coche est coincée dans une ornière, les voyageurs descendent et poussent pour relancer le lourd

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véhicule. Parfois, les voyageurs se font aussi détrousser par des brigands de grand chemin. Leur réconfort se fait à l’auberge du relais. Les voyageurs y font table commune autour d’une soupe au chou et au lard et échangent les dernières nouvelles. Quand l’auberge est pleine de monde, il n’est pas rare qu’un voyageur seul se retrouve à partager son lit avec un inconnu. À la fin du xviiie siècle, le voyage s’améliore peu à peu. En France, Turgot, contrôleur des finances, met au point de nouvelles voitures, appelées turgotines : cet ancêtre des transports en commun pouvait accueillir jusqu’à quatorze personnes à son bord.