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LE DEVELOPPEMENT DU LANGAGE ORAL *
JEAN A. RONDAL**
CONTENUS
1. INTRODUCTION : SYSTEME LANGAGIER , MODALITES , ET FONCTION
2. L’ONTOGENESE LANGAGIERE : ELEMENTS DE DESCRIPTION 2.1. DEVELOPPEMENT PHONETIQUE , INFRAPHONOLOGIQUE, ET
PHONOLOGIQUE
2.2. DEVELOPPEMENT LEXICAL
2.3. RELATIONS SEMANTIQUES ET DEVELOPPEMENT GRAMMATICAL
2.4. ASPECTS PRAGMATIQUES ET DISCURSIFS
3. L’ONTOGENESE LANGAGIERE : ELEMENTS D’EXPLICATION 3.1. GENES, CERVEAU, ET LANGAGE
3.2. ASSISES COGNITIVES
3.3. MEMOIRE DE TRAVAIL ET LANGAGE
3.4. LA PROBLEMATIQUE INTERPERSONNELLE DE L’ONTOGENESE LANGAGIERE
4. LISTE DE REFERENCES
*Laboratoire de Psycholinguistique, Université de Liège, B32, SART TILMAN, 4000 LIEGE, BELGIQUE .
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1. INTRODUCTION : SYSTEME LANGAGIER, MODALITIES, ET FONCTIONS
Le langage est le produit de l’intégration de plusieurs composantes ou sous‐
systèmes : (1) Le niveau phonologique regroupe les sons propres à une langue
(appelés phonèmes) ; (2) Le niveau morpho‐lexicologique reprend les éléments
lexicaux ou mots de la langue lesquels constituent le lexique ou vocabulaire. C’est le
« dictionnaire mental »; (3) Le niveau morpho‐syntaxique (ou grammatical, au sens
étroit) concerne la réalisation des structures complexes de sens sous forme de
séquences organisées de lexèmes; (4) Le niveau pragmatique regroupe une série de
sous‐fonctions visant à agir sur ou à influencer l’interlocuteur; (5) Reste le niveau du
discours au sens d’énoncé supérieur en taille à la phrase et considéré du point de vue
de son organisation informationnelle.
Chaque sous‐système dispose d’une certaine autonomie par rapport aux autres
sous‐systèmes, comme le montrent les considérations actuelles sur la modularité
neurofonctionnelle du langage et comme en attestent les dissociations observées dans
les pathologies du langage, particulièrement dans les syndromes génétiques du
retard mental (cf. Rondal & Edwards, 1997). Le calendrier de développement varie
également de manière substantielle selon le sous‐système langagier envisagé. On
peut, cependant, tracer une sorte de ligne de démarcation entre certains sous‐
systèmes langagiers et d’autres. Les aspects sémantiques (lexicaux et structuraux) du
langage sont davantage dépendants des systèmes conceptuels de l’esprit que les
aspects phonologiques et morpho‐syntaxiques. Pour cette raison et pour marquer
une différence de nature entre les deux séries de composantes, Chomsky (1981) a
suggéré d’appeler conceptuels les premiers aspects et computationnels les seconds. Il
serait sans doute plus approprié encore d’effectuer une répartition correspondante
mais selon trois catégories, à savoir: les aspects computationnels, les aspects
conceptuels (sémantiques), et les aspects socio‐informationnels du langage; ces
derniers regroupant les régulations pragmatiques et l’organisation informationnelle
du langage au niveau des macrostructures discursives.
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Les langages humains existent en plusieurs modalités. Les principales sont la
modalité auditive et de parole, la modalité visuelle et graphique, et la modalité
visuelle et gestuelle. En principe toute modalité sensorielle et motrice peut servir de
base à une forme de langage. Les modalités de langage mettent en jeu le même
dispositif central, qu’on appelle parfois la « faculté » de langage. Cette faculté
s’organise autour d’une double capacité fondamentale: une capacité lexicale (établir,
retenir en mémoire, et utiliser réceptivement et productivement un stock important
d’associations signifiés—signifiants—référents) et une capacité grammaticale,
correspondant à l’organisation de la langue au niveau des séquences et des
dépendances structurales entre mots (énoncés—phrases) et des séquences de
séquences (paragraphes et discours). A cette double capacité, vient s’ajouter une
dimension instrumentale et sociale qu’on désigne par « pragmatique du langage ».
Les centres cérébraux qui régissent les aspects grammaticaux du langage sont
essentiellement les mêmes indépendamment de la modalité envisagée. Ce fait mérite
d’être souligné. Il n’a été établi que récemment. L’hémisphère cérébral gauche est un
analyseur principalement séquentiel. En cette qualité, il fournit, chez la très grande
majorité des personnes, le substrat anatomique et physiologique de la fonction
langagière. L’hémisphère droit est principalement un analyseur spatial. On a
longtemps pensé que la grammaire des langages gestuels, un langage de l’espace par
définition, devait être localisée dans ce dernier hémisphère. Divers travaux (cf.
Poizner, Klima, & Bellugi, 1987 ; Hickok, Bellugi, & Klima, 1998) ont montré qu’il
n’en était rien et que cette grammaire, comme les autres grammaires, était contrôlée
au niveau de l’hémisphère gauche.
Par fonctions langagières, nous entendons non les usages généraux du langage
appelés parfois fonctions (par exemple, la fonction représentative, la fonction
communicative, la fonction descriptive, la fonction instrumentale — consistant à se
servir du langage comme d’un instrument pour agir sur autrui —, la fonction
autorégulatrice — consistant à se servir du langage, le plus souvent en modalité de
parole à voix basse ou intérieure, pour organiser ses propres pensées ou ses activités
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—, etc.), mais bien les deux grands volets de l’activité langagière que sont la
production et la compréhension des énoncés.
Dans un sens général, la production d’un message linguistique consiste à aller
de l’idée à la réalisation vocale d’une séquence canonique de lexèmes. La
compréhension est la série d’opérations qui à partir d’un énoncé permet de retrouver
l’idée de départ. Contrairement à ce qui peut paraître à première vue, la
compréhension du langage n’est pas simplement l’opération inverse de la
production. Les deux fonctions sont asymétriques bien que partageant de nombreux
éléments d’une même trame. De façon à concrétiser notre propos, nous nous référons
à un schéma simplifié des opérations impliquées dans la production du langage oral
(Figure 1), schéma inspiré de Levelt (1989) mais avec plusieurs modifications
importantes qu’il n’est pas indispensable de discuter ici.
Insérer la Figure 1 ici
Le point de départ d’un message langagier réside dans une intention de
communication, la sélection d’une ou plusieurs informations à communiquer,
l’ordonnancement de ces informations à fin d’expression, leur mise en rapport avec
ce qui a été dit précédemment et, éventuellement, avec la situation d’échange, les
interlocuteurs présents et certaines de leurs caractéristiques. On peut appeler ce
premier niveau conceptuel‐sémantique. Les informations à communiquer font
également l’objet d’une élaboration sémantique. C’est là que se situe le passage du
conceptuel au linguistique. En effet, les structures sémantiques encodent un certain
nombre de relations, dimensions, et propriétés de la réalité qui sont retenues par une
langue déterminée. Par exemple, on reconnaît l’existence d’agents (entités
responsables d’actions), de patients (entités réceptrices ou « victimes » d’actions),
d’actions, d’états, de processus, d’instruments, et d’autres catégories sémantiques
comme les indications de temps et de localisation dans l’espace. Le produit du
fonctionnement conceptuel‐sémantique est un message préverbal constitué de
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structures sémantiques mises en rapport les unes avec les autres (mais non
séquentialisé linéairement).
Un deuxième niveau d’élaboration productive est lexico‐grammatical. Des
éléments lexicaux non‐articulés ou lemmes sont sélectionnés à même le lexique
mental de façon à réaliser un message verbal. Les lemmes sont ensuite disposés et
marqués selon les règles morpho‐syntaxiques du langage, avant d’être réalisés sous
forme de mouvements articulatoires au niveau phonologique (message articulé). Ils
deviennent alors des lexèmes. D’autres réorganisations des lemmes, ou plus tard des
lexèmes, peuvent intervenir selon les caractéristiques pragmatiques et discursives
des messages. De même, parallèlement à l’élaboration du message, du préverbal au
verbal articulé, prennent place plusieurs contrôles par des instances incluant des
analyseurs, des dispositifs de vérification de compréhension, des comparateurs du
produit de ces analyses avec les intentions de communication et les informations de
départ, ainsi que l’intégration du message dans le contexte pragmatique et,
éventuellement, discursif de la communication. Nous n’avons pas élaboré ces aspects
dans le schéma de la Figure 1 de façon à lui conserver un caractère de simplicité.
On ne peut donc séparer trop nettement les fonctions de production et d’auto‐
compréhension du langage. La production d’un message requiert un monitoring
basé sur la capacité de comprendre son propre message à mesure qu’il prend forme
et de le comparer avec ce qui était projeté et ce qui convient selon la situation.
En se référant aux étapes de la production d’un message linguistique présentées
à la Figure 1, on peut situer et définir différents « types » de compréhension
langagière. Une première forme de compréhension (non‐linguistique ou plus
exactement non nécessairement linguistique) consiste à deviner le sens d’un message
à partir du contexte situationnel, éventuellement de l’intonation utilisée par le
locuteur, et de suppositions sur ce qu’il (elle) a pu vouloir signifier dans un tel
contexte. Une deuxième forme de compréhension est linguistique mais limitée au
lexique (compréhension lexicale ou, plus exactement, non nécessairement morpho‐
syntaxique). Elle s’efforce de deviner le sens du message à partir de la signification
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des mots individuels ou de certains d’entre eux. Une troisième forme de
compréhension procède par analyse morpho‐syntaxique et lexicale. Les lexèmes sont
analysés dans leurs relations grammaticales (compréhension linguistique complète).
2. L’ONTOGENESE LANGAGIERE : ELEMENTS DE DESCRIPTION 2.1. DEVELOPPEMENT PHONETIQUE, INFRAPHONOLOGIQUE, ET
PHONOLOGIQUE
Le développement phonologique (c’est‐à‐dire, la maîtrise progressive des unités
segmentaires contrastives qui servent à construire et à opposer formellement les mots
ou lexèmes de la langue) est dûment préparé par ce qu’on peut sans doute appeler
un développement phonétique. Celui‐ci prend place dans ses aspects réceptifs‐
discriminatifs et productifs‐expressifs durant les douze premiers mois chez l’enfant.
Réceptivement, au terme de l’exposition prénatale à la voix maternelle in utero,
le nouveau‐né est déjà capable de faire la différence entre la voix de sa mère
normalement intonée et celle de toute autre personne. On sait aujourd’hui
qu’environ trois mois avant la naissance le dispositif auditif périphérique et central
de l’enfant à naître est déjà opérationnel. Tout stimulus sonore dépassant 60 décibels
est perçu en état de veille. La perte d’intensité s’explique par le milieu aquatique
dans lequel se trouve le fétus et par la présence de liquide dans l’oreille moyenne
(lequel sera évacué à la naissance). Le nouveau‐né est également capable de
différencier sa langue maternelle (au sens ici de la langue de la communauté
culturelle) de toute autre langue (Mehler, Lamberty, Jusczyk, & Amiel‐Tison, 1987).
Ces performances discriminatives sont basées sur les propriétés prosodiques
(particulièrement rythmiques) des langues (Nazzi, Bertoncini, & Mehler, 1998). Les
jeunes enfants ont, en outre, la capacité de percevoir les syllabes (soit des binômes ou
des triplets sonores ordonnées séquentiellement fournissant le matériau de base de la
parole et la structure réceptive de base au niveau phonétique (Bertoncini, Bijeljac‐
Babic, Blumstein, & Mehler, 1987). De même, on sait depuis les travaux princeps
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d’Eimas, Siqueland, Jusczyk, et Vigorito (1971), largement confirmés depuis — cf.
Eimas, 1994, pour une synthèse — que les nouveau‐nés perçoivent les sons de la
parole d’une manière principalement catégorielle, exactement comme le font les
adultes (c’est‐à‐dire que les sons de la parole sont catégorisés réceptivement de façon
discontinue, avec une frontière étroite entre eux, alors que physiquement ces mêmes
sons constituent des séries continues) et que les nouveau‐nés sont potentiellement
sensibles aux contrastes acoustiques entre pratiquement tous les sons des langues
naturelles.
Cette capacité discriminatoire, universelle au départ à ce qu’il semble bien, se
particularise en direction de la langue maternelle dans le cours de la première année
de vie. En d’autres termes, l’enfant de 10 ou 12 mois (et ensuite) est moins capable de
discriminer entre des sons qui ne font pas partie du répertoire phonétique de sa
langue maternelle tandis qu’il (elle) est devenu(e) d’autant plus compétent en
matière de sensibilité différentielle pour les sons propres (futurs phonème) de cette
langue. On assiste donc, au cours de la première année, à une spécialisation
graduelle en langue maternelle au niveau phonétique (prélinguistique) avec pour
corollaire une perte de sensibilité pour les caractéristiques acoustiques des langues
auxquelles le jeune enfant n’est pas exposé (Werker & Tees, 1984; Jusczyk, 2000, pour
une synthèse).
Une évolution correspondante a été documentée pour les aspects expressifs du
développement phonologique. Oller et Lynch (1993) identifient cinq périodes
majeures dans l’évolution du babillage enfantin. Au Stade 1 (0‐2 mois d’âge,
approximativement), on enregistre des vocalisations réflexes ou quasi‐réflexes avec
des pleurs et d’autres sons plus ou moins végétatifs. Entre 2 et 4 mois environ (Stade
2), le bébé produit des sons prévocaliques dont la durée tend à augmenter jusqu’à
1400 millisecondes vers 4‐5 mois. Au Stade 3 (4‐8 mois), les sons babillés se
diversifient considérablement. On observe des jeux vocaux explorant une bonne
partie du spectre fréquentiel de l’enfant et la production d’une grande variété de
sons: des quasi‐voyelles, des clicks, des pré‐consonnes palatisées, arrondies,
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pharyngales, affriquées, ou sifflantes; le tout fortement différencié selon les niveaux
d’intensité sonore. Le Stade 4 (entre 5‐6 et 10 mois), particulièrement important, est
caractérisé par l’apparition et la stabilisation d’un babillage dit canonique. Il s’agit
d’un babillage caractérisé par la production régulière de syllabes complètes et bien
formées (principalement de type consonne‐voyelle ; par exemple, ba ou da). Ces
productions correspondent sans doute à l’unité rythmique intégrative minimale des
langues naturelles, avec son composant fondamental, le noyau vocalique qui permet
l’identification de la consonne (Oller, 1990). La recherche contemporaine hésite
encore sur le statut théorique de la syllabe en production (et réception de la parole).
Deux conceptions sont en présence: la syllabe comme cluster de sons (chunk) ou
comme cadre dans lequel des sons peuvent être insérés (Sevalt, Dell, & Cole, 1995).
Quoi qu’il en soit, le babillage canonique est d’abord redupliqué (entre 6 et 8‐9 mois),
ensuite diversifié (« varigated » ; Oller & Eilers, 1988). Le babillage redupliqué
procède par répétition de la même syllabe en série de 3 ou 4 (par exemple, bababa,
tatatata). Il témoigne de l’établissement d’un premier contrôle auditif marqué sur
l’activité vocale propre. Le babillage diversifié consiste en succession de syllabes
différant par les voyelles et les consonnes qui y figurent.
Enfin, le Stade 5 (entre 9 et 15‐18 mois) voit l’apparition des premières
productions clairement et discrètement (au sens linguistique du terme) significatives.
Il s’agit de prémots, au sens où la forme (signifiant) est librement interprétée par
l’enfant de façon à signifier de façon stable (au moins pendant une période de temps)
une entité référentielle particulière (ou un type d’entité référentielle). Un enfant peut,
par exemple, reproduire approximativement les bruits de moteur d’un véhicule
automobile comme signifiant de façon à désigner ce genre de véhicule. On se trouve
alors à la transition entre prélinguistique et linguistique (lexical) incipiens.
Avant 6 mois, grosso modo, le babillage de l’enfant ne semble être que
minimalement influencé par le langage de la communauté linguistique au sein de
laquelle il se développe. La situation change au cours de la seconde partie de la
première année, où on assiste à un phénomène similaire à celui observé dans les
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aspects réceptifs et rapporté plus haut, à savoir une spécialisation croissante en
langue maternelle. Ici en production, il s’agit d’une densification progressive du
babillage en sons semblables ou s’approchant des phonèmes de la langue parlée par
les adultes autour de l’enfant. Il en va de même pour l’imprégnation du babillage
enfantin par les patrons prosodiques et intonatoires de langage adulte environnant. Il
s’ensuit que graduellement au cours de la seconde partie de la première année de vie,
l’enfant se met à babiller dans sa langue maternelle, pour ainsi dire. De belles
recherches ont été menées par de Boysson‐Bardies et son équipe (cf. de Boysson‐
Bardies & Halle, 1994) montrant que des adultes, monolingues français, algériens, et
cantonnais, linguistiquement naïfs peuvent fiablement reconnaître les caractéristique
prosodiques et segmentaires du babillage d’enfants de « langues » française, arabique
algérienne, ou cantonnaise, respectivement, après seulement quelques secondes
d’exposition à un enregistrement sonore. L’analyse acoustique (par exemple,
l’analyse des formants vocaliques) confirme l’existence d’une bonne correspondance
entre les caractéristiques spectrales et prosodiques du babillage enfantin et la parole
adulte dans les langues considérées.
Actuellement, la continuité entre le babillage et la production des premiers
mots est bien établie (contrairement au point de vue précédent, illustré par
Jackobson, 1968, notamment, et affirmant l’existence d’une discontinuité entre
développements phonétique et phonologique — Jakobson hallucinant même une
période de silence entre les deux périodes de développement). Un certain nombre de
similarités structurales entre les séquences de babillage et les premiers mots
reconnaissables ont été mises en évidence. Oller, Wieman, Doyle, et Ross (1976), par
exemple, ont observé des substitutions et des suppressions de sons identiques dans
le babillage et dans les premiers mots. D’autres points communs entre les deux
niveaux de réalisation productive sont venus s’ajouter aux précédents (par exemple,
les identités de lieu et de mode d’articulation, les types de voyelles, et, d’une façon
générale les préférences acoustiques). On verra Blake et de Boysson‐Bardies (1992)
pour une revue de la littérature à ce sujet.
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Quant au développement phonologique ou articulatoire, proprement dit, à
présent. Celui‐ci, par définition, va de pair (en fait, sous‐tend formellement) la
réalisation des mots de la langue (et donc le développement lexical ; lequel
commence, le plus souvent, dans la première partie de la deuxième année de vie —
cf. infra). L’apparition des phonèmes (ensemble des sons caractéristiques et
contrastifs d’une langue) se fait dans un ordre qui peut varier légèrement d’un enfant
à l’autre, mais dont les lignes de force sont constantes parce qu’elles correspondent à
des réalités structurales.
La première voyelle phonématique que l’enfant produit est souvent, et dans
toutes ou une majorité de langues, semble‐til /α/1, et les premières consonnes
phonématiques /β/, /π/, /γ/, ou encore /μ/. On les trouve dans des lèxemes comme
/μαμα/ ou /παπα/, qui paraissent extrêmement répandus comme premières
productions lexicales dans un grand nombre de langues (non directement
apparentées pour certaines d’entre elles. Le contraste acoustique et articulatoire est
pratiquement maximal entre la voyelle /α/ (obtenue par large ouverture buccale,
vibration des cordes vocales, pas de limitation définitionnelle de durée, et forte
énergie acoustique concentrée en une bande spectrale relativement étroite —
caractère compact) et la consonne /π/ (caractéristiques acoustico‐articulatoires
inverses). Jakobson (1968) a émis l’hypothèse (aujourd’hui, généralement acceptée)
que le développement phonologique se fait des phonèmes les plus contrastés (par
exemple, l’opposition /α/ /π/ ci‐dessus) aux moins contrastés. Les phonèmes les plus
contrastés sont également ceux qu’on trouve dans toutes ou une majorité de langues,
tandis que les moins contrastés tendent à être caractgéristique de langues ou de
groupes de langues particuliers.
Après la première opposition /α/ /π/, la différenciation des voyelles
phonématiques procède selon le double continuum aigu‐grave et compact‐diffus, de
/α/ à /ι/ et à /υ/, en passant par /↔/, /ε/, /↵/, et /ο/, pour l’italient standard. La
graduelle différenciation consonnantique procède, dans ses grandes lignes, selon le
mode et le lieu d’articulation (occlusives d’abord, constrictives ensuite; labiales et
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palatales, d’abord, vélaires, ensuite; latérales ou liquides et affriquées, enfin). On
obtient ainsi les séquences approximatives /β/, /δ/, /γ/, /π/, /τ/, /κ/, /μ/, /ν/, /∝, comme
dans gnocchi/ ; /φ/, /ϖ/, /σ/, /⏐/, /♣, comme dans scena/ ; /ρ/, /λ/, /⟩, comme dans
taglio/ ; / s, comme dans zio/ ; /dζ, comme dans zéro/ ; / ♣, comme dans cera/ ; /δ⏐,
comme dans giro/. Les séquences d’acquisition de production des phonèmes
correspondent en gros à l’ordre de difficulté relative des phonèmes du point de vue
articulatoire, à fréquence d’utilisation et accessibilité lexicale constante. L’ensemble
du processus développemental prend plusieurs années. Habituellement, on
considère qu’avant 6 ans d’âge, on ne peut parler de retard de développement
articulatoire, en ce qui concerne la production correcte des phonèmes consonantiques
les plus délicates à articuler.
La seconde composante du développement phonologique concerne les rapports
entre les productions enfantines et le parler conventionnel de l’adulte. L’enfant en
développement langagier ne cherche évidemment pas à s’approprier un système de
contrastes acoustico‐articulatoires plus ou moins marqués. Il s’efforce de produire
des formes correspondant par convention collective implicite à des significations. Et
comme il n’y parvient que très imparfaitement au début, le chemin passe par des
approximations et des simplifications du parler adulte.
Les processus de simplification les plus communément observés sont les
substitutions, les assimilations, les suppressions de phonèmes au sein des groupes, et
les duplications de syllabes. Plusieurs processus de simplification peuvent être
appliqués à un même mot. Dans cette perspective, le développement phonologique
consiste en lʹélimination progressive des tendances simplificatrices. Stampe (1969;
voir aussi Ingram, 1976) définit les processus de simplification ou, selon ses propres
termes, les processus phonologiques comme des lois mentales appliquées au langage.
Ces principes permettent de substituer à une classe ou une séquence de phonèmes
(contenant une difficulté commune à tous les enfants ou spécifique à un individu)
une classe ou une séquence de phonèmes alternative permettant de contourner
(provisoirement) une difficulté formelle tout en assurant une production verbale
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utilisable par les adultes (avec un minimum de dispositions positives envers
l’enfant). Ces processus constituent une série de procédures hiérarchiquement
ordonnées. Ils sont supposés universels, au sens où chaque enfant dispose de la
faculté de simplifier ses productions de manière articulatoirement cohérente. Ces
processus sont hiérarchisés dans la mesure où certains sont plus fondamentaux que
d’autres.
Voyons les principales catégories de processus phonologiques tel que définis ci‐
dessus.
Les substitutions. La substitution dʹun phonème par un autre au sein dʹun
même mot est une caractéristique courante du langage du jeune enfant. Plusieurs
types de substitutions existent. Parmi les plus fréquents, le remplacement d’un
phonème constrictif, latéral ou affriqué par un occlusif correspondant (par exemple,
/τυπα/ au lieu de τσυπα), et le remplacement d’un phonème postérieur par un
antérieur (par exemple, /τατο/ au lieu de γαττο) bien que l’inverse se trouve
également.
Les assimilations. Un phonème modifie un phonème proche dans la chaîne co‐
articulatoire. L’assimilation peu intervenir par sonorisation (une consonne sonore
influence une consonne source antécédente ou subséquente éventuellement jusqu’à
la sonoriser complètement; par exemple /βαδ↔λα/ au lieu de παδeλλα) ou
assourdissement (phénomène inverse), ou encore par harmonisation consonantique
(rapprochement des deux consonnes à l’intérieur d’un mot selon le mode ou le lieu
d’articulation; par exemple /τατα/ au lieu de γαττο, comme plus haut, mais pour une
cause différente).
Les modifications syllabiques. Plusieurs types de processus peuvent intervenir
à ce niveau. Parmi les plus fréquents: la simplification d’un groupe consonantique
(réduite à une seule consonne; par exemple /βαϖο/ pour βραϖο); la suppression
d’une consonne à l’initiale /ατε/ au lieu de λαττε; l’élimination d’une syllabe non
accentuée /λομτιϖα/ au lieu de λοcοmοτiva; la reduplication d’une syllabe plus facile
à articuler en remplacement d’une autre plus délicate, par exemple /φαφα/ ou
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/φαφανο/ au lieu de σtefano; et la métathèse, inversion de certains phonèmes d’un
mot, par exemple /φαργολα/ au lieu de fragola.
2.2. DEVELOPPEMENT LEXICAL
Les premiers mots conventionnels, ou du moins ce que les parents veulent
considérer comme tels, apparaissent entre 9 et 18 mois, la moyenne étant environ 12‐
14 mois. Ils font suite aux protomots de la fin de la première année, signalés à la
section précédente. Un retard marqué dans l’apparition des premiers mots, avec une
inappétence relative pour la fonction verbale, c’est‐à‐dire un intérêt insuffisamment
développé pour l’expression et l’échange verbal, et faible compréhension verbale, est
souvent une des premières indications d’un retard de langage important.
Le développement lexical est basé sur la saisie du symbolisme. Il s’agit d’une
réalisation d’une grande portée et qui a joué (et joue encore) un rôle de première
importance dans le développement de nos cultures et de nos moyens de
représentation et de communication. La règle est toute simple. Elle prévoit qu’on
puisse associer un signifiant (forme) à un signifié (notion, concept, représentation
mentale) de façon à désigner de façon stable une classe de référents (extérieures à la
personne pour la plupart ou, au moins, minimalement objectivables). Les noms de
personnes, de lieux, etc., dit propres (par opposition aux autres, dits communs) ne
renvoient pas à une classe de référents, mais à un référent unique. La saisie de
l’association qui fonde les signes et les symboles paraît souvent être contemporaine
des activités et des jeux symboliques chez l’enfant (jouer à faire semblant). Piaget
(1945) en a fait quelques belles descriptions (par exemple, l’activité d’une de ses filles
ouvrant et fermant les doigts de sa main en séquence de façon apparemment à
représenter l’activité d’ouverture et de fermeture de la boîte d’allumettes par Piaget
allumant une pipe) et a prétendu (cf. Piaget, 1945 ; Furth, 1969) que l’accès au
symbolisme, la construction des signes langagiers, les jeux symboliques, et les
représentations mentales, procèdent de la même capacité à représenter le réel et à
agir indirectement sur lui.
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La tâche d’apprentissage du lexique de la langue est considérable. L’enfant doit
apprendre à associer des séquences de phonèmes à des activités, situations, ou
événements par l’intermédiaire de représentations mentales. Les apprentissages
lexicaux dépassent néanmoins cette fonction d’étiquetage. L’enfant doit aussi
maîtriser d’autres dimensions du lexique, entre autres, les relations d’inclusion (par
exemple, chien—animal), les relations partie/tout (par exemple, doigt—main—bras),
les incompatibilités lexicales (un « chien » ne peut pas être aussi un « chat » sauf à
violer le principe général d’identité, ce qui n’est pas habituellement admis), les
différentes significations d’un même mot (polysémie), les synonymies, et les relations
que les significations entretiennent les unes avec les autres. Il faut encore ajouter les
connaissances portant sur la morphologie inflexionnelle (genre, nombre ; temps, et
aspect pour les verbes), l’appartenance grammaticale (nom, verbe, etc.) de chaque
terme lexical. Cette liste, non exhaustive, met en évidence la multidimensionalité des
connaissances, et donc des apprentissages, et, en conséquence, souligne les difficultés
que provoque la maîtrise lexicale. On ajoutera, enfin, que la quasi‐totalité des signes
linguistiques dans les diverses langues sont abstraits ; c’est‐à‐dire que le rapport
signifiant—signifié—référent, ne reposant que sur une convention implicite entre
utilisateurs, n’est pas devinable a priori et doit donc être appris et mémorisé au cas
par cas (ce n’est pas tout à fait vrai, car à partir des racines lexicales, on peut, avec
quelques connaissances de base, il est vrai, obtenir les formes dérivées).
L’accroissement du vocabulaire productif et réceptif chez l’enfant est
relativement lent entre l’apparition des premiers mots et la fin de la seconde année.
Suit alors une période d’augmentation plus rapide des répertoires lexicaux
productifs et réceptifs dont le début coïncide souvent avec l’apparition des énoncés à
deux mots et davantage. Smith (1926), dans une étude classique, signale une
vingtaine de mots compris aux alentours de 18‐20 mois. On passe, toujours en
vocabulaire de réception, à environ 500 mots à 30 mois, 1.500 mots à 48 mois, 2.000
mots environ à 5 ans, etc. Carey (1982) indique, plus favorablement (avec des
données plus récentes) entre 50 et 100 mots vers 18 mois, 200 mots vers 20 mois, 400‐
15
600 mots vers 2 ans, et environ 1.500 mots vers 3 ans. Toujours selon Carey (1982),
entre 2 et 5 ans, l’enfant apprendrait un nouveau mot par heure d’éveil soit à peu
près 3500 mots nouveaux compris chaque année ; nombre qui se réduit à 2000 si on
s’en tient aux racines. A partir de l’âge de 10 ans, on rencontre 10.000 mots nouveaux
par an. On estime, par ailleurs, que, par les livres d’école, les enfants entre 9 et 15 ans,
sont confrontés à environ 80.000 racines distinctes et au moins 100.000 mots
différents.
Pour expliquer l’accélération du rythme des apprentissages lexicaux au‐delà de
20‐24 mois, on a émis l’hypothèse que l’enfant doit avoir saisi le rôle dénominatif
d’une bonne partie des productions verbales des adultes, à savoir que les personnes,
les objets, les situations, les événements, et leurs propriétés, qualités, quantités, et
caractéristiques diverses sont dénommables et que les mots ont une fonction et une
valeur stable dans les communications. Il doit également avoir commencé à
comprendre quelles sont les dimensions du réel auquel réfère la langue particulière
(Clark, 1993). Il s’agit seulement d’indications générales. Beaucoup de variations
existent d’un enfant à l’autre (cf. Dromi, 1987 ; Clark, 1993). Il existe toujours, un
certain décalage entre compréhension et production sur le plan lexical comme sur les
autres plans. Nous comprenons tous plus de mots et de tournures que nous ne
pouvons en produire. La rapidité de maturation motrice peut varier
considérablement d’un enfant à l’autre. Elle affecte évidemment le développement
articulatoire et co‐articulatoire ce qui rebondit sur le volet productif du
développement lexical.
L’acquisition de mots nouveaux ne cesse pas évidemment avec l’enfance. Le
processus continue durant toute l’existence quoique à un rythme ralenti après les
années d’enfance. On estime que le vocabulaire réceptif d’un adulte cultivé
comprend entre 100.000 et 200.000 mots.
Mais quel sens exact l’enfant attache‐t‐il aux mots qu’il utilise et à ceux dont on
dit qu’il les comprend ? Il est vraisemblable que l’enfant ne rejoint l’adulte que très
graduellement sur ce plan et pour une grande partie des mots du lexique. Par
16
exemple, un terme aussi familier que le mot padre ou papà peut être compris à
différents niveaux, qui tous font partie du sens dénotatif du terme : protecteur,
ancêtre, époux ou compagnon de la mère, coprocréateur. Il est clair que les aspects
biologiques et juridiques de la paternité — éléments de sens ressortissant au terme
père ne peuvent être correctement compris et intégrés au champ sémantique du
terme en question avant l’adolescence.
Il y a divers types possibles de relation entre les classes de référents signifiés
par les mots de l’enfant et de l’adulte (Rescorla, 1980 ; Barrett, 1986 ; Clark, 1993). Il
s’agit de l’absence de correspondance, du recouvrement partiel, du recouvrement
total ou correspondance, de la surextension et de la sousextension. L’absence de
correspondance est rare, mais elle existe. Reich (1976) cite l’exemple de son jeune fils
désignant avec consistance pendant toute une période de temps le poste de télévision
du nom de TV guide tandis qu’il refusait d’admettre par ailleurs que le programme
de télévision puisse s’appeler TV guide et le poste de télévision une TV. La
correspondance exacte est tout aussi rare aux débuts du développement lexical, sauf
apparemment en ce qui concerne les noms propres. Un exemple de recouvrement
partiel est l’utilisation par l’enfant du terme papà pour désigner son père et les autres
adultes de sexe masculin qui font partie de la famille et du cercle des relations. Il y a
surextension (ces cas ne sont pas facilement dissociables des cas de recouvrement
partiel) lorsqu’une étiquette verbale est appliquée par l’enfant à un ensemble de
référents plus large que ce n’est le cas dans la langue adulte (par exemple, désigner
indistinctement le même terme pour désigner les chiens, les chats, les chevaux et les
vaches). On peut distinguer les surinclusions et les surextensions analogiques. Dans
les premières, l’enfant généralise indûment un terme à d’autres catégories
appartenant au même superordonnant, souvent sur base de propriétés perceptives,
comme c’est le cas ci‐dessus pour le terme enfantin wouwou utilisé de façon à
dénommer divers quadrupèdes. Dans le cas des surextensions analogiques, l’enfant
généralise incorrectement un terme lexical à des entités appartenant à d’autres
catégories superordonnantes qui disposent de caractéristiques (traits sémantiques)
17
communes avec la catégorie conceptuelle à laquelle les adultes réfèrent au moyen du
terme en question (par exemple, le mot palla surétendu analogiquement à d’autres
objets arrondis, comme les oranges, la lune, ou les horloges murales.
Enfin, les cas de sous‐extension ne sont pas exceptionnels. Il est même possible
que la sousextension soit la règle dans les premiers moments de l’acquisition et de
l’utilisation d’un mot. Reich (1976), de nouveau, cite l’exemple de son fils pour qui, à
8 mois, le terme soulier(s) désignait uniquement les chaussures maternelles dans la
penderie maternelle. Les mêmes chaussures en dehors de la penderie maternelle ou
les chaussures paternelles ne correspondaient pas pour l’enfant à ce moment au
terme soulier(s). Ce terme avait donc pour l’enfant et par rapport aux champs
sémantiques adultes une extension particulière. Il en va peut‐être de même,
momentanément, chaque fois que l’enfant acquiert un mot nouveau. Le mot nouveau
est toujours produit dans un contexte particulier, celui de l’instance en question (le
chien, par exemple, est toujours au début un chien particulier, par exemple, le
Yorkshire de la maison voisine). Aux débuts du développement lexical, l’enfant
n’analyse pas conceptuellement une situation ou un objet en ses composantes. Il la
dénomme et la désigne comme un tout syncrétique. Les sousextensions sont
communes pour les termes renvoyant aux items les moins représentatifs d’une
catégorie sémantique. Ce n’est qu’avec la multiplication des instances référentielles
que la généralisation correcte de l’emploi d’un terme est rendue non seulement
possible, il va de soi, mais nécessaire. Un étape intermédiaire dans ce développement
de la sous‐extension à l’extension correcte passe peut‐être par la surextension. Le
développement lexical procéderait ainsi par autorégulation successive sur le plan de
l’extension référentielle sur la base des instances contextuelles rencontrées et
étiquetées verbalement par l’entourage.
On notera que l’enfant qui ne produit, à un stade précoce, qu’un mot à la fois,
n’est pas limité à simplement dénommer les objets, les personnes, les situations, ou
les événements. Il produit très vite ce que De Laguna a nommé, dès 1927, des
« holophrases ». De Laguna a soutenu que le jeune enfant, au stade des productions à
18
un mot, en venait graduellement à produire des éléments isolés ayant valeur de
phrase. Par exemple, l’enfant qui prononce mamma en présence du sac à main
maternel peut vouloir transmettre un message du type « Questa è la borsa di
mamma », c’est‐à‐dire un énoncé sémantiquement plus complexe (expression d’une
relation de possession) qu’il paraît à première vue. Seules les capacités expressives
réduites du jeune enfant l’empêcheraient d’exprimer en structure de surface la
structure sémantique sous‐jacente. Greenfield et Smith (1976) ont vérifié
empiriquement l’hypothèse de De Laguna. Leurs données suggèrent que les
premiers mots de l’enfant et ceux qui suivent immédiatement dans le courant de la
2e année servent surtout à dénommer ou font partie intégrante de l’action
concomitante (par exemple, ciao, a tra poco etc.). Plus tard, cependant, l’enfant paraît
effectivement faire usage de mots isolés pour exprimer quelques relations de sens
parmi lesquelles on trouve la possession, l’attribution, et la location. Le stade des
holophrases anticipe donc sur l’expression sémantique relationnelle avec des moyens
formels limités (et en fait impropres) ; soit une autre indication de la primauté du
sens sur la forme et de l’expression de nouveaux contenus en utilisant d’abord les
moyens formes disponibles avant d’en acquérir d’autres plus adaptés à une
expression développementalement plus avancée.
Le développement sémantique dans l’autisme
Dans les cas d’autisme infantile (cf. Tager‐Flusberg, 2000), cette pathologie
neurodéveloppementale rare, d’origine génétique, dont il sera question
exclusivement dans les chapitres suivants, on trouve habituellement des difficultés
importantes qui touchent au langage et à la communication, d’une façon plus
générale (Lord & Paul, 1997). Nous envisagerons plus loin certaines caractéristiques
des enfants autistes ayant développé un certain langage (il faut rappeler qu’environ
la moitié des enfants dans cette population ne développe jamais un langage structuré
et fonctionnel — Bailey, Phillips, & Rutter, 1996). Pour l’instant, nous souhaitons
discuter brièvement des difficultés sémantiques et lexicales rencontrées dans de
19
nombreux cas d’autisme avec développement d’un langage au moins partiellement
fonctionnel. Les sujets autistes paraissent souvent faire un usage impropre des mots
et des phrases en produisant des termes idiosyncrasiques, et ce qui paraît être des
néologismes , ou des métaphores, qui leur sont propres. La piste d’un
développement conceptuel qui sous‐tendrait les usages lexicaux inappropriés
(suggérée, notamment, par Menyuk, 1978) semble devoir être abandonnée (au moins
en temps qu’explication générale). En effet, les études comparatives menées des
enfants autistes appariés selon l’âge mental avec des enfants en développement
normal, ne corroborent pas une telle hypothèse (par exemple, Tager‐Flusberg,
1985a,b; Boucher, 1988). Ces études montrent que les sujets autistes ne se
différencient pas des groupes contrôles pour ce qui est de l’organisation et de la
représentation conceptuelle des entités, et ce tant au niveau des catégorisations de
base que celles des niveaux superordonnés ou sous‐ordonnés (v.infra pour la
définition de ces notions). De même, l’analyse des significations, à la fois en
production et en compréhension, ne révèle pas de difficulté majeure chez les sujets
autistes à généraliser les items lexicaux à des exemplaires différents des entités de
départ et leurs extensions paraissent basées sur un type d’organisation prototypique
des concepts sémantiques, comme les sujets normaux (v.infra, pour une définition de
la notion de prototypie conceptuelle).
Par ailleurs, les usages lexicaux atypiques des enfants autistes semblent souvent
être fonctionnellement semblables ou proches des erreurs commises quant au sens
des mots par des enfants normaux à des stades précoces du développement normal.
Plutôt que déviant, les développements sémantique et lexical chez les sujets autistes
seraient retardés et finalement resteraient incomplets. Plutôt que de chercher
l’explication de ces retards dans les aspects conceptuels du fonctionnement lexical, il
serait à notre avis plus indiqué d’envisager l’impact des déficits sociaux, que l’on
s’accorde à considérer comme primaires dans l’autisme (Stone et al., 1999 ; Tager‐
Flusberg, 2000), et des difficultés et limitations interactives et communicatives que
cela entraîne. Il n’y a, en effet, de la part des enfants autistes, que peu ou pas d’intérêt
20
pour les interactions avec les autres, et ceci, semble‐t‐il, indépendamment du niveau
développemental ou des moyens utilisés, y compris le langage. On sait aujourd’hui,
bien que cela soit rarement formalisé dans les approches théoriques du
développement lexical, que l’émergence graduelle du sens des mots si elle est
cognitivement basée, dépend largement d’une sorte de « négociation collective »,
laquelle par définition implique une certaine capacité de socialisation.
Lorsqu’une personne prononce un mot dans notre langue, nous la comprenons.
Pourtant nous ne pouvons et ne pourrons jamais voir par ses yeux. Nous ne sommes
et ne seront jamais en mesure de savoir ce que ce mot veut vraiment dire pour cette
personne. En ce qui concerne le sens dénotatif des lexèmes, c’est‐à‐dire le sens
collectif, celui sur lequel nous sommes en gros d’accord, et qui est consigné dans les
dictionnaires, la construction est sociale par opposition au sens, dit connotatif ou
idiosyncrasique, lequel est personnel et renvoie à l’ensemble de nos expériences de
vie en rapport avec une classe de référents particuliers — par exemple, le terme sci
ou sciare ne peut être connotativement identique pour des personnes ayant été ou
non victime d’un grave accident de ski. La construction sociale des denotata lexicaux
procède selon les centaines ou milliers d’interactions interpersonnelles qui
permettent de préciser graduellement le sens d’un terme (c’est‐à‐dire l’ensemble des
sèmes ou traits sémantiques de base qui spécifient ce sens). Les difficultés sociales
des enfants autistes pourraient être à la source de leurs difficultés voire de leur
incapacité à structurer correctement (c’est‐à‐dire de façon socialement pertinente ici)
leurs champs sémantiques lexicaux dénotatifs et à les différencier clairement des
extensions connotatives, d’où les usages lexicaux impropres, les idiosyncrasies
sémantiques, et les « néologismes » observés.
Hypothèses enfantines dans les acquisitions lexicales
Un des problèmes majeurs auquel l’enfant en développement lexical est
confronté concerne l’ambiguïté référentielle des lexèmes. Imaginons qu’ignorant la
langue italienne, nous entendions prononcer le mot gatto (isolément mais en
21
présence d’un « chat gris »). Le problème est immédiatement de savoir si le vocable
entendu dénomme l’animal dans sa totalité, une de ses parties, la couleur de sa robe,
une attitude, ou tout autre caractéristique de la scène. Comme le note Markman
(1994), l’enfant qui entend prononcer un mot dans un contexte donné doit induire le
référent exact du terme. Les recherches suggèrent que l’enfant fait des hypothèses sur
le processus de lexicalisation dans la langue de façon à réduire le nombre de
référents possibles d’un terme nouvellement entendu. Ces hypothèses guident
l’apprentissage et la généralisation des nouveaux mots. Parmi les hypothèses
pertinentes, il semble que les trois suivantes aient un intérêt particulier. Nous les
fournissons à titre d’exemples.
Une première hypothèse conductrice (dite « contrainte » par Markman) est celle
de l’objet entier. La tendance des enfants (comme des adultes apprenant un idiome
étranger) est de considérer (par défaut, pour ainsi dire) qu’un nouveau lexème
dénomme un objet (une classe d’objets) dans son entièreté physique, plutôt qu’une
de ses parties, propriétés, ou relations (Soja, Carey, & Spelke, 1991). On a fait
remarquer que poussée à l’extrême, ce type de contrainte exclurait tout apprentissage
d’autre chose que des lexèmes dénommant des entités objectales. Or, on sait que très
tôt dans le développement, l’enfant apprend d’autres catégories sémantiques que les
substantifs (même si ceux‐ci constituent effectivement la majorité des acquisitions à
ce moment ; cf. Bloom, Pinker, & Margulis, 1993 ; Landau, 1994). Toutefois, rien ne
dit, premièrement, que la contrainte de l’objet entier doive s’appliquer de façon
aveugle, un peu comme une instruction exécutrice donnée à un programme
d’ordinateur (c’est pourquoi le terme « contrainte » proposé par Markman et souvent
utilisé dans la littérature courante n’est pas optimalement approprié ; nous lui
préférons celui plus flexible d’hypothèse). En outre, et de façon très importante,
comme nous l’avons indiqué plus haut, le sens lexical est l’objet d’une sorte de
négociation ou de construction sociale (le mot gatto, pour reprendre l’exemple donné
ci‐dessus, sera entendu quantité de fois par l’enfant dans des contextes physiques et
relationnels différents, avec des chats différents, prononcé par des personnes
22
différentes, etc., ce qui aura pour effet de préciser l’extension du terme en question).
Remarquons, en passant, que même des ordinateurs peuvent être programmés pour
créer collectivement des lexiques (limités) en rapport avec leurs expériences visuelles
par une sorte de négociation collective (cf. l’ouvrage de Kepler, 2001, sur les
expériences robotiques en cette intéressante matière).
Une deuxième hypothèse est celle de l’exclusivité mutuelle. Selon ce principe,
l’enfant fait l’hypothèse qu’un nouveau mot s’applique à un objet dont il ne connaît
pas le nom plutôt qu’à un objet dont il connaît déjà le nom (Markman & Wachtel,
1988). Les enfants suivraient déjà ce principe vers l’âge de 18 mois (Littschwager &
Markman, 1994). A l’appui du principe, de nombreuses observations indiquent que
l’enfant essaye de l’appliquer à tort. En présence d’une entité (par exemple, « chat »),
l’enfant refuse que le gatto puisse être aussi un animale (terme superordonnant).
Clark (1993) a proposé un principe proche selon lequel l’enfant ferait
l’hypothèse que tout nouveau lexème a une signification différente de tous ceux qu’il
connaît déjà. Ainsi animale et gatto s’appliquent à des référents partiellement
identiques mais contrastant car animale renvoie également à d’autres entités au‐delà
de gatto. Selon Clark, les enfants qui entendent des mots nouveaux pensent qu’ils
désignent d’autres catégories que celles déjà dénommées et cherchent de nouveaux
contrastes conceptuels susceptibles de justifier l’utilisation de ces nouveaux noms. Le
principe de contraste jouerait le rôle d’une contrainte conceptuelle‐pragmatique
poussant l’enfant à construire de nouvelles significations. Par exemple, si un enfant
connaît déjà un mot pour désigner un ensemble de référents (gatto qu’il utilise pour
les « chats » et les « chiens ») et qu’on lui propose un nouveau nom pour certains
d’entre eux (« chats »), ce nouveau mot va l’inciter à créer des contrastes nouveaux
permettant de distinguer des sous‐catégories dans ce qui n’était jusque là qu’une
seule catégorie indifférenciée. Le principe d’exclusivité mutuelle serait lui une
contrainte davantage lexicale.
Une troisième hypothèse (dite contrainte taxonomique par Markman (1994)
porte sur la nécessité de généraliser correctement tout nouveau mot, une fois
23
appréhendé. Les recherches montrent que le jeune enfant privilégie les
généralisations taxonomiques par rapport à celles thématiques (Markman &
Hutchinson, 1984 ; Golinkoff, Shuff‐Bailey, Olguin, & Ruan, 1995). C’est‐à‐dire qu’il
constitue ses catégories lexicales en mettant ensemble des entités de même type et
non des entités fonctionnellement associables (ou souvent associées
concatenativement dans le discours). Il semble que ce type de contrainte, plus évolué
que les deux premières, n’intervienne de façon importante que plus tard dans le
développement (au‐delà de 30 mois d’âge ; cf. Whittlesey & Shipley, 1999).
Que cette organisation catégorielle soit de nature cognitive est démontré par le
fait (cf. Stevens & Karmiloff‐Smith, 1997) que des sujets retardés mentaux légers et
modérés, porteurs d’un syndrome de Williams, et âgés entre 8 et 31 ans, ne
paraissent pas faire usage de la contrainte taxonomique dans leurs apprentissages
lexicaux alors qu’ils exploitent celle de l’exclusivité mutuelle cognitivement moins
exigeante) et que ce syndrome est connu pour sa capacité lexicale résiduelle (cf.
Rondal, in press).
En conclusion, il semble bien que des hypothèses telles que celles évoquées
dans ce qui précèdent contribuent à guider le développement lexical. Il reste,
cependant, à expliquer comment ces hypothèses se rapportent les unes aux autres. Il
conviendrait également de les mettre en rapport avec le développement cognitif
(vitesse de traitement, capacité mnésique, etc.) aux différentiels moments du
développement. Enfin la pratique de ces hypothèses interagit de toute évidence avec
une série de facteurs environnementaux (interpersonnels, situationnels) lesquels
doivent encore être élucidés.
Organisation lexicale en mémoire
L’acquisition, la compréhension, et la production des lexèmes ne représentent
pas la fin de l’histoire lexicale. Il faut encore impérativement pouvoir les stocker
adéquatement en mémoire sémantique ; ce qui signifie les organiser convenablement
de façon à pouvoir les retrouver aisément et rapidement. Nous avons indiqué plus
24
haut que le registre lexical d’un adulte cultivé dans une grande langue de culture
contient entre 100.000 et 200.000 mots. Si on considère qu’il faut à peine une fraction
de seconde pour retrouver à peu près n’importe lequel de ces mots (surtout ceux qui
font partie des lexèmes les plus couramment utilisés soit environ 20.000 items), il est
clair que l’organisation sous‐jacente doit être d’une grande économie et d’une grande
efficacité. De nombreuses recherches en psychologie du langage et en psychologie
cognitive portent sur cette importante question depuis plusieurs décennies, sans
avoir réussi encore à élucider la question (difficile) de façon minimalement
satisfaisante. Les théories proposées sur les réseaux sémantiques ne manquent pas,
mais leur validation fait toujours problème. Parmi les indications intéressantes, on
relèvera seulement ici, outre l’organisation catégorielle déjà mentionnée, les
dispositifs prototypiques et hiérarchiques. Nous examinons brièvement ces deux
derniers dans ce qui suit.
La prototypie se rapporte au statut cognitivo‐lexical des éléments appartenant à
une même catégorie. Certains éléments sont plus représentatifs d’une catégorie que
d’autres et peuvent, dès lors, servir utilement à ancrer cette catégorie, voire à la
représenter.
Par exemple, parmi tous les oiseaux, certains sont davantage représentatifs de
la catégorie que d’autres. Ainsi, les sujets interrogés dans les recherches s’accordent
pour déclarer que les aigles, les moineaux, les corneilles, ou les mésanges, sont des
oiseaux plus typiques que les poules ou les canards. La plupart des catégories
conceptuelles présente ce type de structuration. L’explication de la prototypie est que
le ou les prototypes sont une sorte de résumé de la catégorie en question, possédant
au maximum les caractéristiques définitionnelles de cette catégorie et au minimum
celles des autres catégories et particulièrement celles des catégories voisines (cf.
Rosch & Lloyd, 1978). Les personnes peuvent s’en servir de façon à coder en quelque
sorte la catégorie à laquelle les prototypes appartiennent. Outre le codage catégoriel,
les prototypes ont des propriétés particulières, certaines pertinentes d’un point de
vue acquisitionnel. Il s’agit, notamment, d’une plus grande rapidité d’apprentissage
25
des items correspondant aux référents prototypiques par rapport aux items
renvoyant à des référents moins typiques d’une catégorie donnée. Les temps de
réaction intervenant dans les tâches d’inclusion (décider si un item appartient à une
catégorie donnée ou non) sont plus courts pour les items prototypiques. Enfin, la
variabilité intra‐ et interindividuelle est nettement plus importante lorsqu’il s’agit de
catégoriser des items peu typiques.
La seconde dimension d’organisation lexicale envisagée ici est, pour ainsi dire,
verticale. Il s’agit d’une hiérarchisation des concepts et items lexicaux, du plus
général (niveau supérieur) au moins général (niveau inférieur). On peut facilement
imaginer (cf. Rosch & Lloyd, 1978) trois niveaux inclusifs.
— un niveau supérieur (superordonnant) : par exemple pour les animaux, le
niveau animale ;
— un niveau moyen (dit de base) : par exemple, dans la même catégorie, le
niveau cane ;
— un niveau inférieur (sous‐ordonné) : par exemple, dans la même catégorie, le
niveau cane pastore.
Il en existe encore d’autres niveaux situés, soit plus haut (par exemple, les
mammifères, les vertébrés, etc., en direction de la classification de Linneus, au 18e
siècle, de façon à ordonner le monde vivant), soit plus bas (les variétés de bergers :
allemand, malinois, etc.
Il est acquis que le niveau psychologiquement le plus important est celui dit de
base. Les nombreuses recherches effectuées confirment cette indication.
L’identification lexicale habituelle des objets est effectuée au niveau de base.
Développementalement, on a montré que les enfants acquièrent les termes des
niveaux de base en premier lieu. Suivent les termes plus larges ou plus spécifiques.
En rapport avec les exemples ci‐dessus, les enfants apprennent cane avant animale et
avant pastore ou pastore tedesco. De même, et corrélativement, les parents
privilégient l’usage des termes du niveau de base lorsqu’ils s’adressent à leurs jeunes
enfants (par exemple, soldi, denaro, spiccioli, banconota, seront préférés au début à
26
pièce de 20 francs, billet de 100 francs, etc., lesquels attendront les progrès de l’enfant
en ces matières pour être couramment utilisés ; Rondal, 1985). On peut sans doute
considérer que notre mode prioritaire de lexicaliser les phénomènes qui nous
concernent, est en termes de niveaux de base, les autres niveaux hiérarchiques
n’interviennent qu’à la suite d’un traitement supplémentaire de l’information et de
recouvrements additionnels en mémoire sémantique.
2.3. RELATIONS SEMANTIQUES ET DEVELOPPEMENT GRAMMATICAL
La capacité de combiner plusieurs mots dans le même énoncé accroît
considérablement le pouvoir expressif du système langagier. La réalisation de
messages verbaux contenant plusieurs mots renforce notablement la valeur
informative des énoncés. En outre, un énoncé à plusieurs mots permet, beaucoup
plus facilement qu’un énoncé à un seul mot, l’expression de relations sémantiques;
par exemple, l’expression d’un rapport de possession ou de localisation (la mia
squadra, parcheggio a destra, etc.). L’accession de l’enfant au langage combinatoire
vers 20—24 mois représente donc une phase de première importance dans le
développement linguistique.
Cette période est souvent précédée d’une phase intermédiaire entre les énoncés
à un mot et l’expression combinatoire au cours de laquelle l’enfant produit des mots
isolés successifs dont le rapport sémantique apparaît aisément à l’observateur à
défaut d’expression formelle. Ces énoncés sont caractérisés par une succession de
deux ou trois mots disposant chacun de leur contour intonatoire propre et séparés
par une pause de durée variable ; par exemple Papa... fuori). La suppression de la
pause et la production des deux mots sous le couvert du même contour intonatoire,
c’est‐à‐dire avec abaissement de la voix sur le second mot seulement, assure le
passage au stade des énoncés binaires.
Dès qu’il y a expression combinatoire, il y a possibilité d’exprimer plus
clairement toute une série de relations sémantiques. Ces relations et leur expression
ont été étudiées chez l’adulte par plusieurs linguistes dont les plus connus sont sans
27
doute Fillmore (1968) et Chafe (1970). Ces auteurs postulent que la base du langage
est de nature sémantique et que l’essentiel de l’édifice linguistique vise à matérialiser
cette base sémantique en énoncés au moyen d’un lexique et d’un ensemble
particulier de règles morpho‐syntaxiques. L’utilisation des énoncés ainsi formés,
dans un contexte fonctionnel et social déterminé, ressortit au domaine de la
pragmatique. Selon Fillmore (1968), la trame qui préfigure les énoncés incorporant
plusieurs relations sémantiques, n’est pas ordonnée séquentiellement. Les diverses
relations ou cas, au sens de Fillmore (1968), sont posés sans ordre particulier dans un
cadrage général qui préfigure le futur énoncé. Elles sont polarisées par rapport à
l’élément structural central, c’est‐à‐dire le prédicat (verbal, le plus souvent). Par
exemple, et en simplifiant, un énoncé du type Il postino rimette la lettera alla vecchia
signora correspond à une structure sémantique représentable selon le diagramme
fourni à la Figure 2 (en supposant que l’opération de lexicalisation du donné
sémantique soit déjà intervenue).
Insérer la Figure 2 ici
La matérialisation « en surface » d’une structure de ce type répond à
l’application d’un certain nombre de règles de réalisation (subjectivisation,
objectivisation, marquage de temps, accords, etc.) dont le détail ne nous intéresse pas
ici, mais qui aboutissent à positionner correctement et/ou à marquer
inflexionnellement (selon les langues) les items constituant l’énoncé.
Chafe (1970) a poussé plus loin l’analyse des relations sémantiques centrées
autour du prédicat verbal. Le Tableau 1 illustre les principaux sous‐types de verbes,
selon Chafe, et les relations sémantiques qu’ils commandent.
Insérer le Tableau 1 ici
28
Au plan développemental, les chercheurs ont souvent fait usage d’une
classification sémantique structurale plus simple comme celle développée par Brown
(1973). La classification de Brown (1973) est illustrée au Tableau 2. On peut
considérer qu’elle reprend l’essentiel des relations sémantiques le plus souvent
incorporées dans les énoncés à 2 et 3 mots chez le jeune enfant.
Insérer la Tableau 2 ici
L’ordre des mots et/ou les marquages morphologiques inflexionnels sont
essentiels pour traduire en surface les relations de sens qu’on veut exprimer. Le sens
véhiculé par les phrases Pietro vuole bene a Maria et Maria vuole bene a Pietro
diffère bien que les éléments lexicaux utilisés soient les mêmes. Les marquages
inflexionnels (cas grammaticaux, genre et nombre, accord en nombre sujet—verbe,
conjugaison verbale pour marquer le temps et l’aspect, etc.) permettent de coder des
relations de sens ou d’insister répétitivement sur certaines indications sémantiques
déjà fournies ailleurs dans la phrase ou le paragraphe (ensemble de quelques phrases
successives portant sur le même thème). Considérons, par exemple, la phrase
suivante I cavalli attraversarono il vecchio ponte. Plusieurs marquages
morphologiques inflexionnels sont indiqués dans cette phrase: accord en genre et
nombre entre article et nom pour I cavalli, entre article, épithète et nom pour il
vecchio ponte, accord en nombre entre le sujet cavalli et le verbe attraversarono,
marquage du temps (l’action s’est déroulée dans le passé) au niveau du verbe,
indication aspectuelle au niveau du verbe (l’action s’est déroulée à un moment du
passé sans « dimension de durée » particulière). Certaines de ces indications se
recoupent (redondance), par exemple les informations sur la nature plurielle du sujet
grammatical (reprise au niveau de l’article, du nom, et du verbe), du genre et du
nombre (féminin singulier) du complément du verbe repris au niveau de l’article, du
nom, et de l’épithète. D’autres sont uniques dans la phrase en question (indications
temporelles et aspectuelles). L’utilisation combinée dans les énoncés de l’ordre des
29
mots et des marqueurs inflexionnels permet l’expression explicite d’une série
d’informations sémantiques.
Dès 30 mois environ, la plupart des énoncés du jeune enfant sont correctement
ordonnés. Cependant, la façon exacte dont celui‐ci apprend à comprendre les
énoncés en utilisant l’ordre des mots et à ordonner correctement ses propres énoncés
selon les règles de la langue, est toujours inexpliquée.
Au plan de la forme, les principales différences entre les énoncés à deux et à
trois mots du jeune enfant et les énoncés de l’adulte sont de deux ordres. Elles
concernent, d’une part, ce qu’on peut appeler pour faire simple les mots
grammaticaux — ce sont les articles, les pronoms, les prépositions, les auxiliaires, les
conjonctions et les adverbes — et le marquage morphologique inflexionnel. Ces
éléments sont généralement absents du langage du jeune enfant d’où l’appellation
« langage télégraphique » qui a été utilisée pour caractériser ce type de langage. Les
différences en question concernent, d’autre part, le marquage syntaxique des
modalités du discours (différents types pragmatiques ou illocutoires de phrases),
inexistant ou très réduit chez le jeune enfant (ce qui n’implique nullement que ce
dernier soit dans l’incapacité de pratiquer les principales fonctions du langage à un
niveau élémentaire). L’augmentation de la charge sémantique des énoncés,
l’allongement qui en résulte, et les exigences accrues de précision dans la
communication, rendent les perfectionnements formels nécessaires.
2.3.1. L’ontogenèse de la phrase
Une phrase est une unité grammaticale qui contient minimalement un
syntagme nominal sujet et un syntagme verbal (sauf pour ce qui est des impératives).
Le syntagme nominal peut contenir un ou plusieurs articles, adjectifs (épithètes et
autres), prépositions et adverbes, en plus du ou des noms qui en constituent le
noyau. Un pronom peut remplacer le nom, ce qui entraîne la non‐sélection de
l’article, de l’adjectif et/ou de l’adverbe. L’article, en italien, sert à marquer le genre,
le nombre et le caractère défini ou indéfini du nom qui l’accompagne. L’évolution de
30
l’utilisation correcte de l’article par l’enfant se fait dans cet ordre. Le genre
grammatical est souvent arbitraire. Il n’y a pas plus de raison de spécifier macchina
comme étant du genre féminin que mare comme étant du genre masculin. Diverses
langues ont un neutre, où on regroupe une série d’entités que l’on n’a pas de raison
particulière d’affecter à tel ou tel genre. Une telle catégorie n’existe pas en italien.
L’arbitraire de la spécification du genre grammatical oblige à apprendre et à retenir
de mémoire la spécification de genre pour un grand nombre de mots de la langue.
C’est une tâche considérable et pourtant l’enfant s’y trompe rarement alors que
l’étranger se laisse souvent piéger (*Ho meso il chiave nel mio tasca). C’est sans
doute en raison des milliers d’épisodes où l’enfant, apprenant son langage de la
bouche des « interlocuteurs plus avancés » de son entourage, a entendu les mots
associés directement à un article ou à un adjectif (démonstratif, possessif, interrogatif,
qualificatif) qui en spécifient le genre. On associe ainsi, à condition d’y avoir été
exposé suffisamment, article ou adjectif et nom (par exemple, il cavallo, la piscina,
etc.); ce qui constitue simultanément un moyen pratique de conserver en mémoire
l’indication de genre du substantif en question. A la longue, des « raccourcis
associatifs » prennent sans doute place, par exemple, entre la terminaison du mot et
son genre grammatical. Les articles sont ensuite correctement utilisés quant au
nombre et plus tard seulement quant à la spécification du caractère défini ou non
défini du substantif utilisé. Cette dernière indication est malaisée pour le jeune
enfant, d’où le caractère tardif de sa maîtrise. L’article indéfini est utilisé si le nom
accompagné désigne n’importe quel représentant d’une classe donnée de référents
ou une classe de référents en général sans autre spécification. L’article défini est
d’usage si le référent est connu du récepteur ou s’il a été introduit préalablement
dans l’échange, c’est‐à‐dire si l’entité en question a été précédemment identifiée
comme étant une unité particulière d’une classe. En dernière analyse, c’est la
connaissance prêtée à l’interlocuteur du caractère défini ou non de l’entité qui fait la
décision dans le choix de l’article défini ou indéfini. L’article indéfini tend le plus
souvent a être employé là où le défini devrait être utilisé jusqu’à environ 6 ans. Avant
31
cet âge, l’enfant semble souvent incapable d’apprécier la connaissance de
l’interlocuteur sur ce point et d’intégrer en mémoire les spécifications qui sont
intervenues dans la ou les conversations préalables.
Les pronoms personnels de 3e personne (egli, ella, lui, lei, esso, etc.)
apparaissent plus tardivement que les pronoms personnels sujets et objets de Ire et 2e
personne du singulier (io, tu, me, te, etc) dans le parler de l’enfant. Au plan réceptif,
avant 6—7 ans, l’enfant ne fait pas une utilisation systématique des marques de
genre et de nombre dans l’identification du nom auquel renvoie le pronom. Une
stratégie courante consiste à prendre pour référent du pronom le nom le plus proche
dans la chaîne du discours. Cette stratégie permet d’identifier correctement le
référent du pronom dans certains cas (par exemple, Pietro è venuto con Maria ; essa
va meglio), mais non dans d’autres (par exemple, Pietro è venuto con Maria ; esso va
meglio). Une autre stratégie qui peut recouper la précédente, est celle dite du « non‐
changement de rôle ». On tend à conserver dans la seconde proposition les mêmes
relations grammaticales que dans la première proposition (par exemple, Roberto ha
parlato con Giacomo dopo che è uscito dal ufficio). D’une façon générale, les enfants
peuvent rester insensibles à l’ambiguïté de la référence pronominale jusqu’à
relativement tard dans le développement (14—15 ans).
L’acquisition des pronoms possessifs se fait d’une façon comparable à celle des
pronoms personnels, mais à des âges plus avancés. Comme pour les pronoms
personnels, les pronoms possessifs des deux premières personnes, particulièrement
au singulier, sont acquis en compréhension et production avant les pronoms de 3e
personne.
L’emploi de l’adjectif possessif répond à un principe d’économie. Il permet de
ramener les expressions du type X appartient à Y ou X fait partie de Y — où X est
tout ou partie d’un objet ou d’une personne et Y une personne ou un objet — aux
expressions du type adjectif possessif + X. La sélection de l’adjectif possessif (AP)
comporte obligatoirement les opérations suivantes: OPERATION 1: sélection de la
personne de l’AP selon le contexte interpersonnel de l’interaction linguistique: Ire
32
personne: lorsque le(s) locuteur(s) est (sont) le (s) possédant(s) — 2e personne:
lorsque le(s) récepteur(s) est (sont) le(s) possédant(s) — 3e personne: lorsque le(s)
possédant(s) est (sont) autre(s) que le(s) locuteur(s) récepteur(s). OPERATION 2:
sélection de la personne de l’AP selon le nombre et le genre du possédé.
OPERATION 3: Sélection de l’AP selon le nombre du possédant (singulier ou
pluriel), selon qu’il y a possession simple ou co‐possession ou selon le degré de
déférence manifesté (forme polie) au possédant; ce dernier choix ne pouvant
intervenir, en français, que pour les AP des deux premières personnes.
L’enfant, dans un premier temps, n’utilise pas l’AP. Il exprime la possession de
trois façons (les parenthèses signalent le caractère facultatif de certains composants):
(1) [(préposition à) + possédant], par exemple a me. (2) [(article) + possédé +
(préposition à/de) + possédant], par exemple Palla a Roberto. (3) [possédé +
possédant], par exemple macchina papà (glose, « la macchina di papà »). Les
premières productions de l’AP par l’enfant se rapportent à des situations ou le
possédant est une personne et le possédé soit une personne, soit une partie d’une
personne. On ne note que peu ou pas de formes possessives répondant aux cas où il
y a co‐possession (nostro, nostra, nostri, vostro, loro, etc). Ces formes impliquent une
analyse plus complexe du contexte interpersonnel de la situation de communication
puisqu’elle doit prendre en considération plusieurs personnes. L’opération 3 décrite
ci‐dessus n’est donc pas appliquée par le jeune enfant ou au moins ne comporte
qu’une alternative, celle du singulier. La sélection productive de l’AP et l’expression
de la possession s’en trouvent simplifiées et restreintes. La première personne est la
première à apparaître. Dès ce moment, l’accord en genre et en nombre entre l’AP et le
possédé est marqué correctement. Les 2e et 3e personnes apparaissent un peu plus
tard. L’enfant accomplit correctement les opérations 1 et 2 assez tôt dans le
développement et ces deux opérations sous‐tendent la production correcte de l’AP
lorsque le possédant est singulier.
Les premières prépositions à apparaître dans le parler de l’enfant sont le a
indiquant le possesseur, le di ou da marquant la possession, et le per indiquant le
33
bénéficiaire (par exemple, per me). Les prépositions de lieu apparaissent dans le
courant de la troisième année (par exemple, in, sotto, sopra). L’usage des adverbes et
des prépositions de temps est rare jusqu’à environ 3 ans. La compréhension des
prépositions et des adverbes, notamment ceux qui expriment des relations spatiales
et temporelles, peut rester longtemps approximative; tant que la maîtrise des notions
cognitives qui sous‐tendent la référenciation de ces termes n’est pas installée.
Aspect et temps
On désigne par aspect, certaines caractéristiques concernant la signification
exprimée par le verbe, indépendamment de la chronologie impliquée. Au nombre
des caractéristiques aspectuelles figurent:
— La distinction entre l’action en cours et l’action intemporelle (respectivement,
Sta studiando Hamlet. Stava studiando Hamlet. Studia Hamlet; Studiava Hamlet.
— Le centrage sur le résultat de l’action ou sur son déroulement (Giocò la finale
della coppa Europea ; Giocava la partita finale).
— L’événement isolé et l’événement répétitif (Suonò il flauto traverso per noi ;
Suonava il flauto agni volta che aveva l’opportunità).
— L’expression du souhait (futur désidératif) ‐ (Arriverà presto Babo Natale).
— La convention dans l’imaginaire (Tu eri il papà ed io la mamma).
Dès La 5e année, l’enfant utilise essentiellement les mêmes formes verbales que
l’adulte. Il ne s’ensuit pas, cependant, qu’il s’en serve uniquement pour marquer le
rapport de temps entre le moment de l’énonciation et celui de l’action, de l’état ou du
processus, exprimé par le verbe ou entre les différents événements mentionnés dans
l’énoncé. Jusqu’à 6 ans, environ, l’enfant paraît souvent recourir davantage aux
adverbes et aux conjonctions de temps (dopo, prima, mentre, etc.) pour exprimer les
relations temporelles entre les événements rapportés. Les flexions verbales jusqu’à
cet âge serviraient principalement à exprimer des caractéristiques aspectuelles de
l’action.
34
Les types illocutoires de phrases
Dans un premier temps, entre approximativement 12 et 18 mois, l’enfant
recourt à l’intonation pour exprimer la différence entre ce qu’il conçoit comme un
ordre, une déclaration, ou une question: Papà peut être, en différentes occasions, un
énoncé déclarant la présence physique ou symbolique du père; une question
(intonation montante) équivalent à È papà?, È questo da papà?, etc.; une exclamation
signifiant quelque chose comme Questo è papà, etc.; ou encore un ordre intimé au
père de faire quelque chose de spécifiable (au mieux) à partir du contexte
extralinguistique. Une deuxième étape coïncide avec l’apparition des énoncés à deux
mots et davantage. Les énoncés impératifs peuvent alors être différenciés des
énoncés affirmatifs par l’absence du syntagme nominal sujet. Les énoncés négatifs
sont différenciés des énoncés affirmatifs par l’apposition en début ou en fin d’énoncé
de l’élément négatif pas, ou non (par exemple, dormire, no). Les questions sont
formées au moyen de l’intonation comme à l’étape précédente, ou au moyen d’un
mot interrogatif (chi, che, chi è?, etc.). Dans un troisième temps, à partir de 4 ans
environ, les diverses modalités discursives reçoivent un traitement formel
progressivement plus en conformité avec les canons de la langue; une évolution
facilitée par l’apparition de la copule et des auxiliaires dans le parler de l’enfant. Les
questions, dès lors, sont produites: (1) soit au moyen du contour intonatoire (Pietro è
venuto ?), (2) soit au moyen de l’inversion de l’ordre habituel du sujet et du verbe
(ou du Ier élément verbal si le verbe est composé) (par exemple, Vieni tu?, È venuto
Pietro ?). Les interrogatives peuvent encore être introduites au moyen d’un pronom,
d’un adjectif, ou d’un adverbe interrogatif. Il s’agit, alors, à la différence des
questions précédentes où on peut simplement répondre par oui ou par non, de
questions auxquelles il faut répondre en fournissant une information spécifique (la
nature de cette information étant spécifiée par le pronom, l’adjectif ou l’adverbe
interrogatif; par exemple Chi è venuto ?, Quando verrà ?, Dove andiamo ?, Quanto
costa ?, etc).
35
Coordination et subordination
La parataxe (prévalence de la coordination dans le discours complexe)
prédomine jusqu’aux environs de 4 ans, âge à partir duquel se développe l’hypotaxe
(marquage formel de la subordination dans les énoncés). Les subordonnées sont
parfois précédées, dès la 3e année, par les « fausses relatives » (par exemple, Bébé qui
pleure), où il n’y a pas subordination mais simplement positionnement du pronom
(relatif) entre le sujet et le verbe de la phrase. On trouve ensuite des constructions où
il y a subordination dans les faits, si on peut dire, mais où le relatif ou la conjonction
de subordination font défaut (Guarda la bambola mamma mi ha regalato; Mamma
dice devi venire). Apparaissent ensuite les relatives et les complétives correctement
construites. Les relatives produites à ce stade se constituent presque exclusivement,
semble‐t‐il, en constituants propositionnels du syntagme verbal de la proposition
principale. Ils se substituent ainsi aux structures juxtapositives et coordonnées (par
exemple, Sento il bambino ; è qui sopra ; Sento il bambino che è qui sopra). L’enfant
ne produit que plus tard des phrases où la relative est enchâssée à titre de constituant
du syntagme nominal sujet (par exemple, Il bambino che è qui sopra sta piangendo).
Les enchâssements avec allongement concomitant du syntagme nominal sujet et mise
à distance du verbe principal sont plus rares même en langage adulte en raison du
« poids » supérieur qu’ils font porter sur la mémoire à court terme.
Les problèmes syntaxiques liés à la compréhension et à la production des
propositions relatives (particulièrement, les relatives sujet et objet) — y compris les
aspects développementaux — sont relativement bien connus. Ils ont été documentés
empiriquement et discutés théoriquement dans plusieurs publications (par exemple,
Ferreiro, Othenin‐Girard, Chipman, & Sinclair, 1976; Amy & Vion, 1976; Amy, 1983a,
1983b).
Quatre aspects doivent être pris en considération dans le traitement des
propositions relatives. Ce sont: (1) les dépendances structurales séquentielles: la
proposition relative peut être enchâssée dans la proposition principale ou être
36
dérivée à la droite de celle‐ci (juxtaposition); (2) le type lexical de pronom: il est
déterminé par la fonction grammaticale du coréférent pronominal dans la
proposition principale (lorsque le nom coréférentiel a la fonction de sujet
grammatical, le pronom relatif est qui; lorsque le nom coréférentiel à la fonction
d’objet grammatical, le pronom relatif est que); (3) l’ordre canonique des constituants
dans la relative: les relatives introduites par qui (relatives sujets) suivent un ordre
SVO (sujet—verbe—objet), tandis que les relatives introduites par que (relatives
objets) suivent un ordre OSV; (4) l’identité/non‐identité des fonctions grammaticales
dans la proposition principale et dans la proposition relative (cet aspect va
normalement de pair avec les deux aspects précédents): dans les relatives sujets
enchâssées, l’élément nominal coréférentiel et le pronom relatif ont la même fonction
grammaticale (type SS); dans les relatives objets dérivées, l’élément nominal
coréférentiel et le pronom relatif ont également la même fonction grammaticale (type
OO); dans les deux cas restant (relative objet enchâssée et relative sujet dérivée, il y a
croisement des fonctions grammaticales entre l’élément nominal coréférentiel et le
pronom relatif de la proposition principale à la proposition relative (ce sont les types
SO et OS). Un facteur additionnel (de nature pragmatique et sémantico‐syntaxique)
intervient également. Il s’agit de la réversibilité thématique. On a observé que la
réversibilité thématique (en fait, la réversibilité thématique plausible) influence la
compréhension des propositions relatives chez les enfants (de même que chez les
adultes) (cf. par exemple, Amy, 1983a,b); rendant cette compréhension généralement
plus difficile.
Concernant les subordonnées circonstancielles, deux catégories numériquement
importantes sont celles des causales et des temporelles.
La dimension de cause et la dimension de temps sont souvent confondues
conceptuellement (cf. l’axiome latin Post hoc ergo propter hoc), et les structures
adverbiales de coordination conjonctive de même que les structures temporelles du
langage peuvent être utilisées de façon à exprimer les relations temporo‐causales
implicites entre les événements (correctement ou non par rapport à la relation
37
causale réelle qui tient entre les événements auxquels on se réfère ou éventuellement
d’autres événements). Il est connu que des notions cognitives complexes telles que
celles qui se rapportent aux relations de cause à effet et aux relations de temps entre
événements mettent un long temps à évoluer développementalement (cf. Piaget,
1946, 1955). Cependant, même lorsque les notions conceptuelles sont maîtrisées, ou
sont sur le point de l’être, il reste encore à l’enfant la tâche délicate de mettre
correctement en rapport le vocabulaire causal et temporel de son langage avec les
notions cognitives en question, et de comprendre, et, éventuellement, d’utiliser la
liberté formelle permise par le langage en ces matières. Par exemple, en français (et
dans d’autres langues, comme l’anglais), il est grammaticalement acceptable
d’exprimer des énoncés contenant des relations causales de deux façons: soit la
proposition causale précède la proposition qui contient l’élément déterminé ou elle le
suit [par exemple, L’uomo è scappato perché uno sparava su di lui ; E perché uno
sparava su di lui che l’uomo è scappato]. De la même façon, on peut se référer
linguistiquement à des événements qui sont en relation temporelle, soit en faisant
correspondre l’ordre des propositions directement à l’ordre dans lequel les
événements sont survenus, surviendront, ou surviennent dans la réalité, soit dans un
ordre inverse. La mise en correspondance conceptuelle linguistique mentionnée ci‐
dessus n’est pas une affaire simple et elle exige un certain temps pour se mettre en
place. Par exemple, Bullock et Gelman (1979) et Emerson (1979), fournissent des
données expérimentales congruentes démontrant que jusqu’à environ 8 ans d’âge, les
enfants tendent à considérer le premier élément présenté dans une séquence verbale
comme constituant la cause de l’événement qui suit. Ces enfants paraissent
fonctionner selon une hypothèse axiomatique stipulant que les énoncés sont toujours
organisés d’une façon causalement unidirectionnelle correspondant à l’interprétation
“Post hoc ergo propter hoc”. A ce stade, aucune compréhension réelle de la
conjonction parce que n’est garantie. C’est seulement après 8 ans d’âge, en moyenne,
que les enfants commencent à comprendre que l’ordre des propositions et l’ordre des
événements sont indépendants en principe, et que les langages fournissent des
38
moyens formels utilisables pour éliminer l’ambiguïté référentielle tout en disposant
d’une liberté de manoeuvre au niveau de la séquentialisation des constituants.
En ce qui concerne l’expression linguistique des relations de temps, il existe une
abondante littérature montrant que différents moyens formels et pragmatiques sont
utilisés par l’enfant de façon à exprimer les références temporelles. Il semble que ces
moyens puissent être classifiés développementalement selon la séquence suivante:
(1) l’ordre des énoncés reflète directement l’ordre séquentiel des événements; (2)
utilisation incorrecte et ensuite correcte des conjonctions, des prépositions, et des
adverbes temporels; (3) utilisation incorrecte et puis correcte des formes verbales
(l’aspect précédant le temps); (cf. Ferreiro, 1971; Ferreiro & Sinclair, 1971, Trosborg,
1981). Généralement, ce n’est pas avant 9 ou 10 ans que les moyens formels
disponibles dans le langage pour exprimer les relations temporelles sont
correctement comprises indépendamment des caractéristiques séquentielles des
événements physiques, et qu’ils sont intégrés dans un système cohérent de
référenciation linguistique.
Evidemment, des variables additionnelles peuvent influencer la compréhension
des propositions causales et/ou temporelles telles la réversibilité thématique et la
plausibilité (cf. Kuhn & Phelps, 1976), l’organisation causale directionnelle implicite
de la structure verbe—argument dans le cas de certains verbes (par exemple, des
verbes tels que ammazzare, congratulare, vendere, telefonare — ce qui peut faciliter
la représentation mentale et l’interprétation des phrases correspondantes) (Chafe,
1970; Garvey & Caramazza, 1974), des caractéristiques temporo‐aspectuelles des
verbes telles que la simultanéité, la continuité, la résultativité, ou le caractère fini de
l’événement auquel on se réfère par rapport à d’autres événements, et la ponctualité
du verbe (les événements ponctuels sont plus simples à se représenter mentalement
ce qui peut faciliter le traitement de la phrase) (Rondal & Thibaut, 1992; Rondal,
Thibaut & Cession, 1990).
39
Passivisation
Le sujet « logique » des phrases passives ou sujet grammatical dit sous‐jacent
(Maratsos, Fox, Becker, & Chalkley, 1985) est produit en surface sous la forme d’un
objet oblique le plus souvent introduit par la préposition agentive par. L’objet
“logique”, dit grammatical sous‐jacent, est produit en surface sous la forme du sujet
grammatical. Il arrive aussi qu’il reste sous‐entendu. On parle alors de phrases
passive tronquée. La passivation implique encore l’intervention de l’auxiliaire être et
du participe passé. Par exemple, Una medicina è stata prescritta (sous‐entendu da
qualched’uno, probablement un médecin), I figli sono amati dai loro genitori, etc. Au
plan cognitif, la coexistence dans le langage de phrases actives et passives
correspondantes (par exemple, La ragazza ha spinto il ragazzo ; Il ragazzo è stato
spinto dalla ragazza) implique la capacité d’envisager un même événement à un
double point de vue; ceux respectivement de l’agent et du patient et de coder chaque
alternative d’une manière formellement différente. Au plan fonctionnel, le rôle
principal des phrases passives est stylistique (emphatique). Cette formulation permet
d’attirer l’attention de l’interlocuteur sur l’information nouvelle fournie en plaçant
cette dernière en tête de phrase (mise en évidence emphatique) alors
qu’habituellement l’information nouvelle est prédiquée et donc placée dans la
seconde partie de la phrase active. Les notions d’information nouvelle et ancienne
renvoient soit à ce que les interlocuteurs ont pu apprendre dans le cours de l’échange
discursif, soit aux connaissances dont ils disposent en préalable ou concurremment
selon le contexte non‐linguistique..
Il convient de distinguer les phrases passives dites renversables (par exemple,
La ragazza è stata spinta dal ragazzo) et celles non‐renversables (sinon de façon
métaphorique dans l’univers que nous connaissons) comme Un farmaco è stato
prescritto dal medico. La production des phrases passives est statistiquement faible
même dans le langage adulte. On considère généralement qu’environ 5% des phrases
produites par les adultes sont formulées à la voix passive. L’enfant ne formule guère
de passives avant 7 ou 8 ans. Il est, cependant, capable de comprendre les phrases
40
passives non‐renversables dès 3 ou 4 ans, tandis qu’il faut attendre jusqu’à 9 ou 10
ans pour voir se stabiliser la compréhension des phrases passives renversables. Ces
dernières tendent à être assimilées, au plan de la compréhension, à des actives
correspondantes. Les passives non‐renversables sont comprises et produites avant les
passives renversables. La raison en est simple. Il n’est nullement indispensable de
façon à comprendre un énoncé passif non‐renversable d’en faire l’analyse
syntaxique. Il suffit de conjuguer une connaissance des éléments lexicaux et des
réalités extra‐linguistiques. Inversement, les passives renversables exigent une
analyse syntaxique.
On a établi également que les enfants comprennent les phrases passives plus tôt
et mieux lorsque ces phrases sont construites autour de verbes actionnels (par
exemple, spingere ou portare) par opposition aux verbes dit mentaux (par exemple,
immaginare, amare, vedere) (Sudhalter & Braine, 1985; Maratsos et al., 1985; Rondal
et al., 1990). En ligne avec les travaux de Kosslyn (1980), et de Paivio (1971, 1986),
Rondal, Thibaut, et Cession (1990) ont spéculé que l’effet d’actionnalité observé
pourrait être dû au caractère plus vivace des représentations mentales amenées par
les verbes d’action chez la plupart des sujets. Ces représentations, en effet, peuvent
jouer un rôle de support pour les opérations mentales impliquées dans le traitement
linguistique des phrases. Cette hypothèse a reçu un support expérimental dans un
travail mené par Thibaut, Rondal, et Kaens (1995) avec des enfants âgés de 5 à 8 ans,
portant sur le rôle de l’imagerie mentale dans le traitement des phrases par les
enfants. En fait, l’actionnalité verbale n’est sans doute qu’un élément d’un groupe
plus complexe que des auteurs comme Hopper et Thompson (1980) ont nommé la
transitivité sémantique. Il s’agit du transfert d’une propriété sémantique d’un sujet
grammatical à un objet grammatical par le biais d’une mise en relation phrastique et,
donc, de la médiation d’un verbe. D’autres éléments de transitivité sémantique (que
l’actionnalité du verbe) incluent la plausibilité de l’indication phrastique (realis ou
irrealis), la ponctualité verbale, la télicité, et le caractère affirmatif (plutôt que négatif)
de la phrase. Selon Hopper et Thompson (1980), une phrase « haute » en transitivité
41
sémantique implique deux (ou davantage) de participants, un verbe d’action, un
début et une fin précise de l’action signifiée par le verbe, une action ponctuelle, un
agent puissant, et un patient (récipiendaire de l’action) bien individualisé et affecté
par l’action en question. A cette aune, une phrase comme Gianni spacca il ceppo (Il
ceppo è spaccato da Gianni) est relativement haute en transitivité tandis que Gianni
vede la ragazza (La ragazza è vista da Gianni) est relativement basse. Maratsos et al.
(1985) rapportent que les phrases les mieux comprises dans leurs expériences
(menées avec des enfants âgés de 3 à 4 ans), présentaient toutes les caractéristiques
de haute transitivité. Il reste à étudier plus en détail le rôle des variables de
transitivité sémantique, autres que l’actionnalité verbale, dans le développement de
la compréhension (et la production) des phrases déclaratives. On verra Rondal et
Thibaut (1992) pour une analyse théorique des facteurs de transitivité identifiés par
Hopper et Thompson.
Compréhension de la coréférence pronominale personnelle
Une règle lexicale domine le processus d’identification dans le cas des pronoms
anaphoriques personnels. Il s’agit de l’indication selon laquelle les pronoms doivent
correspondre en genre et en nombre à leur coréférent nominal. Ce n’est pas avant à
peu près 7 ans que les enfants en développement normal maîtrisent cette règle et
qu’ils l’appliquent correctement dans leurs performances langagières productives et
réceptives (Kail, 1976, 1983; Kail & Léveillé, 1977; Chipman & Gérard, 1983).
Divers facteurs peuvent influencer l’établissement de la relation anaphorique
entre le pronom et le nom, comme l’indiquent différents travaux dans la littérature
spécialisée. Les facteurs les plus importants sont les suivants: l’accent d’intensité
(contrastif) (Maratsos, 1976), la distance au niveau de la structure de surface entre le
pronom et le ou les coréférents nominaux plausibles (Kail, 1976), l’ordre séquentiel
des noms (Kail, 1976), la voix de la proposition ou de la phrase (il existe une tendance
en faveur de l’assignation du statut de coréférent du pronom au sujet grammatical
nominal — Garvey & Caramazza, 1974), la fonction grammaticale et les
42
caractéristiques sémantiques des antécédents nominaux (stratégies des fonctions
parallèles — Grober, Beardsley, & Caramazza, 1978; Kail, 1983). Cette dernière
stratégie consiste à considérer que l’organisation thématico‐grammaticale qui
prévaut dans la première phrase est automatiquement pertinente pour
l’interprétation de la seconde phrase. Si le pronom fonctionne comme sujet
grammatical dans la seconde phrase, il se raccordera probablement au nom sujet
dans la première phrase; de même mutatis mutandis pour la fonction objet. La
relation syntaxique qui existe entre les propositions et les phrases complexes ou entre
les phrases dans les paragraphes (par exemple, si une proposition ou une phrase est
introduite par une conjonction oppositive comme mais, il existe une forte tendance à
assigner au sujet grammatical de la première proposition grammaticale ou de la
première phrase le statut de coréférent du pronom) (Grober & al. 1978), les
caractéristiques sémantiques des verbes (causalité implicite directionnelle dans la
signification des verbes; par exemple, Garvey & Caramazza, 1974), le statut social des
personnes mentionnées dans les syntagmes nominaux constituant des antécédents
plausibles du pronom (Garvey & Caramazza, 1974), les inférences et les constructions
référentielles imaginaires ou basées sur la réalité qui peuvent être faites par les sujets
(Wykes, 1981). (On verra les deux volumes édités par Lust, 1986, particulièrement la
longue discussion dans la section 1 du Volume 1, pour une revue systématique de
cette littérature).
Additionnellement, dans une étude à grande échelle menée avec des enfants,
des adolescents, et des adultes francophones (Rondal, Leyens, Brédart, & Perée,
1984), on a pu montrer que la stratégie dominante dans les cas ambigus (seulement
des phrases actives étaient utilisées) était quelque chose comme « sélectionnez le
thème topique ou le sujet grammatical de la première phrase comme coréférent pour
le pronom personnel anaphorique de la second phrase, que ce pronom fonctionne
comme sujet grammatical ou comme objet grammatical ». La tendance à « choisir le
sujet » ou dominance topique (dans des phrases par ailleurs non marquées en ce qui
43
concerne l’organisation thématique) augmente avec l’âge des sujets (de 10 à 14 ans et
au début de l’âge adulte).
2.4. ASPECTS PRAGMATIQUES ET DISCURSIFS
Acquérir un langage et maîtriser une langue ne consiste pas seulement à
apprendre et à mettre en oeuvre les éléments constitutifs du code (le lexique) ainsi
que leurs règles de combinaison (la morphosyntaxe), il faut également apprendre
quelles formes linguistiques utiliser de façon à construire un message adapté à un
interlocuteur, aux règles sociales, à un objectif communicatif particulier. Cette
adéquation des formes aux objectifs de l’acte communicatif renvoie aux aspects
pragmatiques du langage.
L’enfant doit donc, en parallèle, construire et les connaissances linguistiques et
les règles de leurs usages sociaux. On peut exprimer cette évolution en termes de
l’acquisition progressive d’un faisceau de conduites langagières (raconter,
argumenter, décrire, expliquer, etc.) qui se diversifient à partir du prototype que
constitue la conduite de dialogue mise en place dès la deuxième année entre l’enfant
et son entourage et déjà préfigurée dans les pré‐conversations de la première année
au niveau du babillage (Esperet, 1990, 1992). Ceci constitue un passage du
dialogique, enracinement premier du langage, au monologique, acquis plus
tardivement (McTear, 1995).
On rappellera, en passant, que si pour des raisons de facilité d’exposition, la
description de l’installation du langage est souvent présentée selon des étapes
successives qui suivraient les différents niveaux d’analyse linguistique (phonologie,
lexique, morphosyntaxe, discours), en fait, dès le début pratiquement, on constate un
recouvrement et des développements simultanés. Le jeune enfant commence à
raconter, à argumenter, alors qu’il est loin de maîtriser toutes les structures
syntaxiques de sa langue, ne dispose pas d’un vocabulaire étendu, ni même de toutes
les réalisations phonologiques devant être acquises pour construire des mots, puis
avec ceux‐ci des phrases, etc. Les diverses composantes langagières interagissent à
44
chaque niveau de développement. Telle distinction lexicale aidera à telle réalisation
phonologique ; telle conduite langagière à la maîtrise d’une forme syntaxique
particulière, etc.
L’enfant n’apprend pas des « outils linguistiques » isolés et immédiatement
généralisables. Il construit graduellement des connaissances linguistiques comme
éléments d’une activité langagière particulière. Ces connaissances subissent ensuite
une décontextualisation qui les rend disponibles pour d’autres fonctions langagières.
2.4.1. Les régulations pragmatiques
Dans les conceptions actuelles de la pragmatique, les interactions langagières
sont définies comme motivées, par les objectifs interpersonnels des participants (par
exemple, requérir une action ou un service, dialoguer sur un sujet intéressant, obtenir
une information, se mettre en valeur verbalement, etc.) . Ces objectifs communicatifs
peuvent être atteints uniquement par un effort collaboratif, ce qui implique que les
comportements de chaque participant à l’interaction soient réciproques et
synchronisés avec ceux de l’autre ou des autres participant(s), exigeant un partage au
moins minimal de connaissances (Clark, 1996). On peut apprécier les délicates
mécaniques pragmatiques du langage à travers plusieurs aspects étudiés depuis
quelques dizaines d’années et à propos desquels on dispose d’indications
développementales (même si elles sont loin d’être complètes à ce stade). Dans ce qui
suit, nous envisageons brièvement : les actes (dits) de parole, la négociation et le
maintien des sujets de conversation et les échanges discursifs, l’évaluation de la
compréhension des messages échangés, l’ajustement du discours au niveau
linguistique de l’interlocuteur, et les autocorrections (on verra Brédart & Rondal,
1987), et Clark, (1996) pour davantage de détails et des synthèses empiriques sur les
rubriques ci‐dessus).
45
Les actes de parole (en fait de langage)
Les participants à une interaction s’expriment verbalement dans le but de
réaliser certains objectifs interpersonnels, tels que partager certaines croyances ou
opinions, établir et développer certains contacts sociaux, obtenir de l’information,
amener l’interlocuteur à agir de telle ou telle manière etc. Une exigence de bonne et
efficace communication est que les objectifs en question soient clairement formulés
ou au moins facilement retrouvables par l’interlocuteur. Il s’agit pour le locuteur
d’employer, et donc d’abord de connaître, les formes langagières appropriées de
façon à exprimer l’objectif interpersonnel désiré, tout en effectuant le nécessaire
travail d’arrière‐fond, pour ainsi dire, consistant à vérifier que l’interlocuteur est
dans de bonnes dispositions d’esprit, etc., de façon à avoir les meilleures chances que
l’acte de parole aboutisse. Du côté de l’interlocuteur, il s’agira de pouvoir identifier
les objectifs communicatifs des locuteurs tout en les reliant à un éventail
d’informations en provenance d’échanges langagiers précédents, de situations
vécues, etc., de façon à pouvoir interpréter au mieux les actes de parole en question ;
Dans le domaine de la pragmatique langagière, les dispositifs et contextes de
communication ont reçu le nom d’actes de parole, suite aux travaux princeps de
philosophes comme Austin (1962) et Searle (1969).
Diverses classifications des actes de parole ont été proposées (cf. Levinson,
1983). En gros, et en ordre principal, elles reprennent les actes dits déclaratifs, et les
requêtes. Ces dernières peuvent être subdivisées en requêtes en informations, en
action, et en confirmation. Au plan interactif, on peut encore les répartir en requêtes
directes Chiuda la porta (per favore), indirectes Volete chiudere la porta: où la
requête ne porte pas à strictement parler sur une action déterminée mais plutôt — et
à fin de « ménager » l’interlocuteur sur la motivation de ce dernier à effectuer l’action
en question, et inférées Fa freddo in questa stanza, ici non plus la requête n’est pas
formulée littéralement ; elle exige une interprétation de la part de l’interlocuteur.
Les actes de parole peuvent faire intervenir des moyens nonlinguistiques
(gestes, attitudes, mouvements oculaires, mimiques faciales, etc.). Les jeunes enfants
46
commencent, en fait, à produire des actes communicatifs en exploitant les moyens
nonverbaux à leur disposition, bien avant de pouvoir utiliser les dispositifs
sociolinguistiques appropriés dans une communauté culturelle donnée (Abbeduto &
Hesketh, 1997).
Etablir et maintenir les sujets de conversation
Il est essentiel, de façon à assurer une communication efficace, que les
protagonistes d’une interaction verbale comprennent de quoi il est question dans les
énoncés à échanger et contrôlent en continuité les sujets de conversation. Une
mauvaise exploitation des procédés elliptiques disponibles dans une langue, par
exemple, est de nature à faire problème à ce point de vue. C’est souvent le cas dans
les activités discursives des jeunes enfants. Les protagonistes matures, par contre, ont
la capacité et, habituellement, le souci d’expliciter les référents de leurs discours
lorsqu’ils fonctionnent dans le rôle de locuteur, et de mobiliser toutes les ressources
contextuelles linguistiques et extralinguistiques de façon à identifier les référents en
question, dans le rôle d’interlocuteur (Abbeduto & Hesketch, 1997).
Toute interaction linguistique évoluée présente une organisation interactive
particulière, laquelle dépasse largement la simple juxtaposition de déclarations,
requêtes, questions, réponses, commentaires, etc. Cette organisation est en bonne
partie dépendante du type d’activité dans laquelle les participants sont engagés, des
événements qui interviennent dans et autour de la séquence interactive. Cette
collaboration active, qui fait souvent défaut chez le jeune enfant, implique la prise en
considération des connaissances disponibles ou imaginables chez le partenaire. Il
s’agit d’un savoir‐faire qui exige un certain niveau de développement cognitif
puisque outre la conservation en mémoire de la progression du traitement du sujet
de conversation, de même que des notions, objets, entités, et événements qui
définissent ce sujet de conversation, il faut encore sortir de soi‐même, pour ainsi dire,
et appréhender ou faire des hypothèses raisonnables sur les connaissances de l’autre
locuteur quant aux questions traitées (Short‐Meyerson & Abbeduto, 1997) ; sans
47
oublier, certes, la nécessaire exploitation correcte des formes utilisées
conventionnellement pour marquer ouvertement l’introduction d’un nouveau sujet
de conversation ou la fin de la thématique traitée jusque là.
L’évaluation de la compréhension des messages échangés
Dans le rôle de locuteur, les participants à une interaction verbale doivent
s’assurer en continuité que leurs énoncés sont compris par les interlocuteurs. (Clark
(1996) appelle cette catégorie de comportement « grounding » (partage du terrain). Il
s’agit des comportements suivants : contrôler les réactions verbales et non verbales
de l’interlocuteur pendant et après la production de chaque énoncé (appréhender les
éventuelles indications de confusion, d’incertitude, souvent manifestes au niveau des
mimiques faciales) ; si nécessaire, solliciter une explication à propos de ces
comportements (Vedi ciò che voglio dire) ; répondre aux demandes d’explication ou
de précision produites explicitement par l’interlocuteur (Chi è questo X ?; Il quale ?;
etc.). Les interlocuteurs participent également au processus du grounding (Clark,
1996), en fournissant des indications plus ou moins explicités de compréhension ou
d’incompréhension. Les comportements de grounding tels que définis ci‐dessus
mettent plusieurs années à se stabiliser chez l’enfant et, dès lors à pouvoir être
utilisés fiablement dans les situations de communication.
L’ajustement du discours à l’interlocuteur
Quantité de données empiriques, commençant avec les observations de Weeks
(1971) et de Berko‐Gleason (1973), et l’étude princeps de Shatz et Gelman (1973), ont
montré que, dès l’âge de quatre ans, les enfants présentent au moins un début de
compétence conversationnelle leur permettant de s’adapter linguistiquement au
niveau (linguistique) de l’interlocuteur (cf. Brédart & Rondal, 1987, pour une revue).
Ces indications ont fait grand bruit à l’époque car elles s’inscrivaient en faux contre
les théorisations piagétiennes (Piaget, 1923, pour la première version) selon lesquelles
le langage de l’enfant, avant l’accès à l’opérativité concrète et donc à la décentraction
48
cognitive, ne pouvait être autre qu’égocentrique, c’est‐à‐dire incapable de prendre en
considération le point de vue et les connaissances de l’interlocuteur. On notera, en
passant, que la position piagétienne, avant d’être battue en brèche par les travaux
empiriques mentionnés ci‐dessus, et ceux qui ont suivi, était déjà critiquée par
Vygotsky (1934, 1962). Pour l’auteur russe, le langage est d’emblée, et par définition,
social, et donc fonctionnellement exocentrique. Il ne doit donc pas le devenir au
terme d’une supposée longue évolution. Selon Vygotsky, on chemine
développementalement d’un langage externe ou socialisé (qui, certes, persiste en tant
que tel) à un langage intérieur ou privé, lequel contribue largement à organiser les
principales fonctions mentales.
Shatz et Gelman (1973) ont demandé à des enfants âgés de 4 ans d’expliquer le
fonctionnement d’un jouet à un adulte, d’une part, et à un enfant de deux ans,
d’autre part. L’examen des données montre que les enfants expérimentaux emploient
des phrases significativement plus courtes lorsqu’ils s’adressent aux interlocuteurs
de deux ans. Le nombre de productions verbales est également plus élevé dans le
discours adressé à l’adulte. Au point de vue syntaxique, les constructions
subordonnées et coordonnées complexes sont significativement moins fréquentes
dans le discours adressé à l’enfant de deux ans. Shatz et Gelman (1973) ont également
enregistré des conversations spontanées entre des enfants de 4 ans et des adultes, des
pairs appariés pour l’âge chronologique (AC), et des enfants plus jeunes (âgés de 19 à
34 mois). La longueur et la complexité syntaxique des phrases employées par les
enfants de 4 ans sont du même ordre qu’ils s’adressent à des adultes ou à des enfants
de leur âge, suggérant qu’ils fonctionnent alors au maximum de leur capacité. Tandis
que lorsqu’ils s’adressent aux enfants de deux ans, les phrases produites sont plus
courtes et syntaxiquement plus simples.
Masur (1978), prolongeant la recherche de Shatz et Gelman (1973), a montré que
des enfants de quatre ans sont capables d’ajuster différentiellement leur langage
selon qu’ils s’adressent à des enfants âgés de deux ans caractérisés comme « très
verbaux » et linguistiquement avancés, ou à des enfants moins verbaux et
49
linguistiquement moins avancés. Les travaux montrent que les capacités adaptatives
des jeunes enfants sont déjà notoires, même s’il est clair qu’elles s’affinent encore
considérablement et se diversifient davantage dans les années suivantes
(Beaudichon, Sigurdson, & Trelles, 1978).
Nous avons personnellement pu observer, incidemment, il y a quelques années,
à St. Paul, Minnesota, au cours d’une recherche sur les interactions verbales entre
parents et enfants, une enfant porteuse d’un syndrome de Down, âgée de 5 ans
environ, et ne disposant que de rudiments de langage (énoncés à un ou deux mots)
qu’elle utilisait avec à propos dans ses rapports verbaux avec des enfants plus âgés et
avec les adultes de sa famille, simplifier encore davantage son expression et
l’agrémenter de gestes et mimiques faciales, tout en élevant notablement son niveau
tonal et en contrastant au maximum sa prosodie, à destination de son petit frère âgé
seulement de quelques mois.
Les données ci‐dessus montrent le profond enracinement des mécanismes
adaptatifs interpersonnels qui interviennent dans les échanges langagiers entre
personnes. La précocité de ces développements et donc de la dimension pragmatique
du langage, n’exclut évidemment pas quantité de perfectionnements ultérieurs
jusqu’à y compris l’adolescence et l’âge adulte.
Les autocorrections
De nombreux auteurs ont signalé l’existence d’autocorrections à destination de
l’interlocuteur dans le langage de l’enfant dès deux ou trois ans (Rogers, 1978).
Celles‐ci peuvent porter soit sur la phonétique, la morphologie lexicale, la syntaxe,
ou la morphologie inflexionnelle, sans modification du sens des énoncés, ou, au
contraire, sur la signification lexicale ou relationnelle des énoncés. Les résultats des
recherches (cf. Clark, 1978 ; Brédart & Rondal, 1987) montrent que les proportions
d’autocorrections phonétiques décroissent relativement rapidement (en parallèle,
certes, avec le développement articulatoire) et deviennent relativement rares au‐delà
de 6‐7 ans. Les proportions d’autocorrections morphologiques inflexionnelles restent
50
à peu près constantes pendant les années préscolaires. Par contre, les proportions
d’autocorrections lexicales et syntaxiques augmentent notablement avec l’âge, les
secondes étant plus tardives, particulièrement en ce qui concerne les aspects les plus
sophistiqués du développement syntaxique.
Pour Clark (1978), les autocorrections indiquent que l’enfant est capable
d’évaluer la qualité, la correction, et l’informativité du message qu’il est en train
d’énoncer, et étant ainsi conscient des éventuels problèmes existant, de déterminer,
au moins en partie, ce qui doit être corrigé ou amélioré dans le message. L’enfant
prend graduellement conscience du fossé qui existe entre certains aspects de ses
propres productions et celles qu’il entend formuler par les adultes familiers autour
de lui. C’est en réalisant ce fossé, avec un calendrier sensiblement différent selon les
diverses composantes du langage et leur complexité intrinsèque relative, que l’enfant
entreprend de corriger ses erreurs dans la mesure des moyens
développementalement à sa disposition.
La mise en oeuvre complète du langage dépasse le fait de produire ou de
comprendre des mots ou des énoncés isolés, même corrects du point de vue
syntaxique. Elle implique, en plus, de pouvoir combiner ces énoncés en un discours
cohérent et cohésif, selon les dispositifs en vigueur dans la langue et la communauté
culturelle.
Produire un discours fait intervenir deux capacités principales (Peterson, 1993):
(1) l’utilisation du langage de façon décontextualisée, cʹest à dire parler de
personnages ou dʹévénements non présents dans le temps ou lʹespace actuels, en
tenant compte des connaissances de lʹinterlocuteur ; (2) le marquage clair des
relations entre phrases successives. Cinq ans est souvent considéré comme un âge
charnière à ce point de vue (Karmiloff‐Smith, 1986). Certains marquages sont, certes,
produits par lʹenfant avant cet âge, mais ils nʹont pas encore acquis leur
fonctionnalité discursive ; laquelle intervient jusquʹà 11—12 ans. Les progrès résident
surtout dans la maîtrise progressive de lʹusage multifonctionnel de marques déjà
connues, intégrées alors en un système davantage unifié.
51
Karmiloff‐Smith (1992) distingue, à ce point de vue, trois phases de
développement: approximativement de 3—5 ans, 5—8 ans, et 8—12 ans. Dans un
récit produit à partir dʹimages, lʹenfant passe, par exemple, dʹun emploi
essentiellement contextuel et déictique (encore dit exophorique) des pronoms (lei, lui,
c’est‐à‐dire le personnage que lʹon voit sur lʹimage, pris de façon isolée et non
identifiable sans accès au contexte extralinguistique de l’énoncé), à un usage répétitif
contraint par lʹexistence dʹun sujet thématique unique (È il ragazzo..., dice, si muove,
etc.), puis à un usage souple et adapté, qui permet à dʹautres personnages d’être
encodés dans le rôle de sujet grammatical. La coréférence y sera principalement
endophorique, les formes pronominales de troisième personne utilisées renvoyant à
des formes nominales déjà intervenue dans l’énoncé ou les énoncés précédents
(anaphore pronominale) ou, plus rarement, devant intervenir ensuite (cataphore). Le
passage dʹune phase à lʹautre correspond à une redescription représentationnelle qui
rend les connaissances, devenues efficaces et opérationnelles dans un domaine
spécifique, accessibles à dʹautres domaines de la cognition. Ainsi, le fonctionnement
local et correct du pronom, dʹabord piloté par la vue de lʹimage isolée, est intégré
dans la représentation de la structure dʹensemble dʹun récit, tout en restant fortement
contraint par celle‐ci. Finalement, cet emploi est intégré dans lʹensemble des
connaissances à la fois linguistiques et cognitives du locuteur.
La production dʹun discours nécessite que lʹenfant gère en permanence deux
dimensions discursives: la cohérence et la cohésion. La première désigne le fait que
les informations apportées permettent à lʹinterlocuteur de se construire une
représentation cognitive non contradictoire du contenu exprimé. Les énoncés
successifs ne doivent pas exprimer dʹinformations qui entreraient en conflit ou
seraient sans lien sémantique suffisamment perceptible. La seconde dimension
désigne le fait que les énoncés comportent des marques linguistiques qui codent les
liens qui les relient.
Selon Halliday (1985), la cohésion discursive est établie par l’emploi de
mécanismes, de difficulté variable et acquis à des âges différents par les enfants au
52
cours de leur développement langagier. Il s’agit, sans ordre de préseance, de : (1) la
référence ; un participant ou un élément circonstanciel introduit à un moment dans le
discours peut être pris comme point de référence pour quelque chose formulé
ensuite ; (2) l’ellipse ; un syntagme ou une proposition, une fois exprimée peut être
présupposée et donc omise plus loin dans l’élaboration discursive ; (3) la cohésion
lexicale ; la continuité discursive peut être également établie par le choix des mots,
lequel peut prendre la forme de répétitions des mêmes termes, la présence de « mots‐
clés », ou encore la sélection de mots particuliers à un endroit du discours en relation
sémantique avec certains termes produits précédemment ; et/de façon
particulièrement importante, le processus de conjonction lexico‐syntaxique ; une
proposition ou une phrase pluripropositionnelle peut être mise en relation
horizontale ou verticale —hiérarchique — avec une proposition ou une phrase
précédente ou suivante dans le discours, à condition d’utiliser de façon adéquate les
formes prévues par les langues à ces effets (par exemple, les conjonctions ou
adverbes tels que allora, finché, perché, ma, poiché, etc.).
Développementalement, il semble que l’enfant passe d’une gestion très localisée
de la cohésion à un marquage de la structure dʹensemble du discours. Cʹest ce qui
apparaît lorsqu’on analyse lʹévolution de lʹusage fait de formes lexicales comme
perché, dunque, ma, oppure, dans les échanges verbaux argumentatifs entre enfants
âgés de 2 ans 6 mois à neuf ans et demi (dans l’étude de Sprott, 1992, par exemple).
Au début, les formes en question remplissent une fonction surtout d’enchaînement
simple sans articulation hiérarchique des énoncés. Elles renvoient d’abord à des
régulations locales avant d’en indiquer de plus intégratives.
Les types de discours
On peut distinguer au moins quatre grands types de discours (parfois appelés
également textes, même en référence à l’expression orale). Il s’agit, sans ordre de
préséance, des discours narratifs (récits), descriptif, argumentatif, et théorique‐
explicatif. Même si dʹautres types de discours, ont commencé à faire lʹobjet dʹanalyses
53
détaillées (cf. Golder, 1996, pour le discours argumentatif, par exemple), cʹest le récit
qui a fait lʹobjet du plus grand nombre dʹétudes développementales. On a montré
que les enfants construisent progressivement (entre 4 et 12 ans, grosso modo) un
schéma ou macrostructure narrative, composé de catégories relativement stables
(cadre, événement déclenchant, tentative, résolution, conclusion), qui les guident
dans lʹorganisation des éléments narrés (Fayol, 1985). L’existence d’un tel schéma, au
début implicite, évolue vers une prise de conscience de sa constitution et de son rôle
dans la production. En même temps quʹil construit des récits de plus en plus
structurés, lʹenfant apprend à marquer linguistiquement le type de structure
discursive. En particulier, se mettent en place les oppositions temporelles et
aspectuelles —caractéristiques non temporelles des actions, états, ou processus,
décrits (passé‐présent—passé proche ou éloigné—futur proche ou éloigné— présent
réel ou générique ; etc.) permettant d’affiner les récits et d’y rendre diverses
oppositions expressives et stylistiques.
Le développement communicatif dans l’autisme
Les études centrées sur les aspects grammaticaux du langage ont généralement
conclu que le domaine langagier n’est pas altéré, en lui‐même, de manière
importante dans l’autisme (Jarrold, Boucher, & Russel, 1997; Tager‐Flusberg, 2000). Il
reste, cependant, que les constructions syntaxiques les plus complexes n’ont pas été
suffisamment étudiées chez ces sujets et, donc, qu’elles pourraient révéler des déficits
et des plateaux développementaux particuliers dans ce syndrome.
En revanche, comme nous l’avons indiqué plus haut, le développement
sémantique dans l’autisme fait problème. Il en va de même pour les régulations
pragmatiques et discursives. Certains auteurs sont de l’avis que les déficits
communicatifs sont fondamentaux dans ce syndrome, en rapport avec les graves
déficits sociaux considérés comme primaires (et, vraisemblablement, en conséquence
de ces difficultés). Les problèmes communicatifs sont apparents dès le plus jeune âge
dans l’autisme. Les recherches sur la communication intentionnelle non verbale chez
54
ces enfants révèlent des déficits marqués de l’attention conjointe et des commentaires
protodéclaratifs (Baron‐Cohen, 1989. La gravité de ces problèmes est corrélée avec le
développement langagier plus tardif (Mundy, Sigman, & Kasari, 1990). Une
caractéristique frappante de l’utilisation du langage par les enfants autistes qui
accèdent à l’expression verbale est l’inversion des pronoms de dialogue (Ière et 2è
personne). Ils tendent à se référer à eux‐mêmes en disant tu et à l’interlocuteur au
moyen du je. Bien que l’inversion des pronoms de dialogue ne soit pas limitée à
l’autisme (on peut même la trouver momentanément dans le développement
normal), elle survient très fréquemment dans cette population et constitue un
élément important dans le diagnostic différentiel de cette entité nosologique (Lee,
Hobson, & Chiat, 1994). L’inversion des pronoms de dialogue reflète très
certainement les difficultés particulières que rencontrent les enfants autistes dans
l’organisation mentale des notions de soi et d’autrui, telles qu’elles interviennent
dans les prises de tour conversationnel et l’alternance des rôles entre locuteur et
interlocuteur.
Les déficits pragmatiques centraux dans l’autisme au point de vue langagier
s’étendent aux actes de parole et aux habiletés conversationnelles et se maintiennent,
en général, à travers l’enfance et l’adolescence.
Diverses études (cf. Tager‐Flusberg, 2000, pour une synthèse) ont également
examiné les difficultés discursives (surtout narratives) d’enfants, d’adolescents, et
d’adultes autistes de bon fonctionnement intellectuel et de niveaux langagiers
relativement avancés. Ces difficultés concernent, presque invariablement, l’absence
de prise en compte des connaissances et des besoins interprétatifs de l’interlocuteur,
le manque d’enchaînements, de cohérence, et de cohésion discursive. Les narrations,
souvent courtes et notionnellement pauvres, se ramènent souvent à de simples
descriptions sur proposition causale ou explicative relativement aux événements et
aux personnages des récits. Ces sujets éprouvent également de grosses difficultés
lorsqu’il s’agit de répondre à des requêtes en clarification de la part des
interlocuteurs. Leurs réponses, dans ces cas, lorsqu’elles existent se limitent souvent
55
à proposer les mêmes informations sans analyse des contenus et motivations des
interlocuteurs requérants.
La symptomatologie brossée ci‐dessus a amené plusieurs chercheurs dans le
domaine de l’autisme, à formuler une hypothèse théorique intégrant les déficits
principaux de l’autisme sous le nom de « théorie de l’esprit » (Baron‐Cohen, Leslie, &
Frith, 1985). Dans cette perspective, se voulant unificatrice à la fois pour les sujets
autistes ayant acquis un langage et pour ceux qui n’en ont pas développé, l’autisme
comporterait une difficulté centrale (voire unique) d’interprétation des
comportements et des états d’esprit des autres individus. Les sujets autistes ne se
rendraient pas bien compte de la « nature mentale » des motivations, émotions, et de
la causalité des comportements des autres personnes.
L’appellation « théorie de l’esprit », en tant que telle, ne nous paraît guère
appropriée (qui dispose vraiment d’une théorie de l’esprit d’autrui dans ses rapports
sociaux habituels et moins habituels ?). Certes, la symptomatologie résumée plus
haut est en accord avec une conclusion du genre, à savoir une ou plusieurs difficultés
fondamentales en matière de relation à l’autre, comportementalement et sans doute
mentalement. Il convient, cependant, de garder en mémoire que ce type de théorie
ne représente qu’une sorte de conclusion de premier niveau à une série d’études
empiriques généralement concordantes et non une explication forte. Celle‐ci reste à
proposer. En d’autres termes, la difficulté projective et empathique, posée comme
fondamentale dans la littérature actuelle sur l’autisme, n’est elle‐même qu’un
symptôme dont la causalité exacte reste à établir.
3. L’ONTOGENESE LANGAGIERE : ELEMENTS D’EXPLICATION
Malgré des milliers de pages publiées, il n’existe toujours pas, aujourd’hui, de
théorie compréhensive, et qui serait communément admise, de l’acquisition du
langage par l’enfant. Trois dimensions doivent être discutées, de toute évidence, dans
56
une approche explicative. Il s’agit de la base organique, des assises et mécanismes
cognitifs, et du rôle de l’environnement humain.
3.1. GENES, CERVEAU, ET LANGAGE
On entend parfois poser la question de savoir si le langage est inné ou acquis.
Ainsi formulée, la question est triviale. Un minimum de réflexion convainc aisément
que le langage ne peut être hérité en tant que tel. Un enfant né de parents russes, par
exemple, mais élevé en milieu exclusivement francophone, développe le français et
non le russe. Il est clair, par ailleurs, qu’aucun langage ne pourrait jamais être
compris, produit, et acquis, d’une façon générale, même dans les conditions
environnementales les plus favorables, sans un appareil neurophysiologique
particulier lequel est mis en place sur base héréditaire même si l’organe lui‐même ne
peut se développer sans qu’intervienne le fonctionnement, comme le montre,
notamment, les cas d’enfants “sauvages”.
Il est plus pertinent de se demander ce qui dans le développement langagier
représente l’actualisation de prédispositions et de programmations innées,
caractéristiques de l’espèce, et ce qui doit être acquis par l’enfant à partir des
informations mises à sa disposition par l’environnement humain. Les suggestions
théoriques des dernières décennies sont caractérisées par un considérable radicalisme
explicatif; ce qui a largement contribué à les rendre incompatibles, au moins de la
manière dont elles ont été, et sont encore formulées et défendues par leurs auteurs et
exégètes. On connaît, au moins dans les grandes lignes, les conceptions innéistes
défendues depuis une quarantaine d’années par le linguiste américain Chomsky
[depuis 1957 jusqu’à la dernière version théorique portant sur « le programme
minimal » (Chomsky, 1995) en passant par l’influent texte de 1981 sur les principes et
paramètres de la supposée grammaire universelle], et relayée par le psycholinguiste
Pinker (1994), avec autant sinon davantage encore d’intolérance théorique.
L’idée de départ, assez simple, est que si la nature est logique avec elle‐même
(!), elle devrait avoir le bon goût d’équiper tout être humain des connaissances
57
formelles nécessaires en matière de langage (en général) de façon à faciliter
l’acquisition de cet outil tellement important, plutôt que de laisser les enfants
humains entreprendre chacun à leur tour un long apprentissage de leur langue
maternelle sans aucune notion préalable de ce qu’il y a à acquérir.
S’il est vrai; comme le relevait déjà Descartes (1637, 1934), que tous les être
humains, même les plus démunis intellectuellement (mais non les handicapés
mentaux les plus profonds, toutefois), sont dotés de certaines capacités langagières
tandis qu’aucun animal, même les plus avancés cognitivement, ne présente de telles
capacités [on verra, cependant, Rondal (2000) pour une mise au point plus nuancée à
la lumière des données empiriques contemporaines], il ne s’ensuit pas que les
caractéristiques structurelles les plus générales des langues soient nécessairement de
purs produits génétiques. Aucun développement ni fonctionnement langagier digne
de ce nom n’est possible (ainsi que l’attestent les indications pathologiques) en
l’absence d’un système nerveux intact, particulièrement dans les aires cérébrales
langagières (territoires perisylviens de l’hémisphère gauche, principalement; cf.
Damasio & Damasio, 1989). On peut parler avec Tomasello (1995), notamment, de
fondements biologiques (au sens de Lenneberg, 1967) et bio‐psychologiques du
langage. Ce qui est inné (mais qui vient à maturation), c’est une série de dispositifs
cérébraux (encore loin d’être complètement élucidés malgré les évidents progrès de
la neurolinguistique et de la neuropsychologie du langage au cours des dernières
décennies), sous‐tendant une série de capacités et de mécanismes (en partie cognitifs)
intervenant dans le développement et le fonctionnement langagier. On pourrait
parler d’innéisme « organiciste », à condition de faire une place notable aux
influences environnementales, lesquelles contribuent de façon importante à la « mise
au point » des dispositifs organiques — la maturation, notamment. Il est clair, dans
cette perspective, que le développement (langagier ou prélangagier, comme on
voudra) commence dès que les structures neuro‐anatomiques pertinentes sont en
mesure de fonctionner (même de façon immature) et que des stimuli langagiers sont
accessibles. On a vu plus haut dans le chapitre que l’oreille et le cerveau auditif du
58
foetus sont opérationnels dès le sixième mois de la grossesse. Comme nous l’avons
indiqué, on explique de la sorte le fait que le nouveau‐né est capable de distinguer la
voix maternelle de celles d’autres personnes moins ou non‐familières en se basant
sur des éléments prosodiques. Très vite ensuite, le développement cérébral permet
au nourrisson d’isoler et de reconnaître certaines régularités séquentielles dans les
stimuli langagiers reçus (sans qu’il y ait de saisie du sens à ce moment). Plusieurs
contributions figurant dans la compilation d’articles proposés par Morgan et Demuth
(1996) montrent que les bébés de quelques jours et semaines sont capables de
détecter des régularités prosodiques (syllabes accentuées ou non, par exemple) et
séquentielles (syllabes identiques ou différentes). Marcus, Viiajan, Bandi Rao, et
Vishton (1999) ont rapporté que des bébés âgés de 7 mois peuvent identifier des
changements dans l’ordre des séquences de syllabes (sans signification). La
reconnaissance des patrons syllabiques séquentiels témoigne déjà de l’activité
structurante du cerveau du jeune enfant quant aux stimuli langagiers perçus. Il s’agit
d’un bon exemple de ce qu’on inscrira au compte d’un innéisme organiciste
(architecture cérébrale), dans la mesure où certaines structures cérébrales (de
l’hémisphère gauche ou potentiellement des deux hémisphères cérébraux pendant
les premiers mois ou les premières années de l’existence, la question n’est pas
tranchée) sont d’entrée de jeu capables d’analyser le donné langagier selon certaines
régularités linéaires. On voit le rapport encore lointain, certes, mais réel à ce niveau
de principe algorithmique, avec l’analyse syntaxique, qui interviendra plus tard, des
messages linguistiques reçus par l’enfant. Le cerveau humain dispose normalement
des mécanismes appropriés de façon à discriminer et à produire les phonèmes, à
reconnaître et à assembler les constituants des lexèmes, à segmenter et organiser les
constituants syntagmatiques des phrases, et à effectuer les marquages
morphologiques inflexionnels ou autres. Ces mécanismes neuropsychologiques sont
loin d’être complètement élucidés au niveau neurologique. Il est clair, cependant,
qu’ils participent intimement, et sans doute exclusivement, de la nature humaine.
Programmés au niveau cérébral, ils se mettent à fonctionner dès lors qu’un input
59
langagier est distribué. Ces mécanismes font l’objet d’un calendrier maturationnel
particulier avec des périodicités critiques. L’idée avait été proposée par Lenneberg
(1967) qui, erronément à l’époque, en faisait une caractéristique de l’ensemble du
système langagier. On sait aujourd’hui que les périodicités critiques ne concernent
que les aspects phonologiques et morphosyntaxiques du langage. Pour ces derniers,
on observe effectivement une perte graduelle de capacité d’apprentissage au cours de
l’enfance s’accusant nettement à l’adolescence. Diverses données rassemblées ces
dernières années viennent confirmer cette indication (cf. Rondal & Edwards, 1997).
On citera seulement, à titre illustratif, le cas de Genie, cet enfant américain
(aujourd’hui adulte), criminellement privé de tout contact social pendant les 13
premières années de sa vie (cf. Curtiss, 1987, pour un rapport complet). Lorsqu’elle
fut découverte, Genie marchait à peine. Elle ne comprenait que quelques mots et ne
parlait pas. Après des années de rééducation (par les meilleurs spécialistes de
Children’s Hospital de Los Angeles), Genie a effectué beaucoup de progrès dans les
aspects lexicaux et sémantiques du langage. Par contre, en matière de phonologie
(surtout productive) et de morphosyntaxe, les progrès enregistrés sont restés limités.
Des données différentes, mais allant dans le même sens interprétatif, ont été publiées
par Newport (1990). Cet auteur a observé que, plus de 30 ans après le moment de
leur première exposition à l’American Sign Language (ASL), la capacité de
comprendre et de produire la morphologie de ce langage par des sujets sourds de
naissance dépendait largement de l’âge auquel ils avaient été exposés à l’ASL (dès la
naissance ; entre 4 et 6 ans ; à l’adolescence ; selon les sous‐groupes étudiés). Une
autre particularité du groupe exposé à l’ASL après l’enfance est une difficulté notoire
avec les aspects morphosyntaxiques de cette langue (usages inconsistants des formes
canoniques ; fréquentes substitutions de formes non grammaticales à celles
grammaticales).
Emmorey, Bellugi, Friederici, et Hern (1995) ont rapporté des données
congruentes, également obtenues avec des personnes pratiquant l’ASL (l’acquisition
de cette langue fournit des indications particulièrement intéressantes car elle se fait
60
encore couramment à des âges plus avancés que celle des langues orales). Ces
données suggèrent qu’une exposition tardive à l’ASL est associée avec une réduction
ultérieure de la sensibilité morphosyntaxique, tandis que les aspects sémantiques du
langage en eux‐mêmes ne sont pas affectés.
L’innéisme organiciste, décrit plus haut quant à certains de ses principes
généraux, est différent de l’innéisme représentationnel postulé par Chomsky et ses
continuateurs sans le moindre début de preuve empirique (les « agencements
logiques » invoqués dans ce dernier courant théorique ne pouvant évidemment en
tenir lieu). L’innéisme représentationnel postule que des informations linguistiques
(essentiellement grammaticales) valables pour toutes les langues et, nécessairement,
d’un niveau élevé d’abstraction, sont codées au niveau des gènes. De telles
informations seraient donc disponibles chez l’humain indépendamment de toute
expérience. Elles constitueraient, en outre, une condition nécessaire (non suffisante
toutefois) pour le développement langagier. Chomsky (1975) a proposé que la théorie
linguistique, c’est‐à‐dire la théorie de la grammaire universelle, est une propriété
(innée) de l’esprit humain (p. 34), et qu’il convient de concevoir la « croissance »
ontogénétique du langage comme procédant à la manière de celle qui préside à celle
des organes corporels. Confondant volontairement contenus représentationnels et
contenant, Chomsky (à de très nombreuses reprises) parle d’ « organe de langage »,
mais sans qu’il s’agisse d’innéisme organiciste, au sens défini ci‐dessus. On admettra
que de telles ambiguïtés de langage (courant) ne facilite pas la tâche du lecteur non‐
spécialisé, mais ce n’est pas le problème ici.
Pinker (1994) affirme, tout aussi spéculativement, qu’au moins trois propriétés
universelles des langages font partie du dispositif inné (« faculté de langage »; une
autre expression dans cette littérature pour « organe » de langage ou représentations
linguistiques innées). Il s’agit: (a) des règles qui gouvernent les « mouvements » des
éléments autorisés grammaticalement au sein des phrases (anciennement appelés
« transformations »); (b) des morphèmes grammaticaux (ou, au moins leurs
préfigurations abstraites) opérant au sein des syntagmes et des phrases en rapport
61
avec l’expression des catégories de temps, d’aspect, de cas (fonctions grammaticales),
de mode, ainsi qu’avec la polarité négative (éventuelle) de l’énonciation; et (c) des
catégories lexico‐grammaticales de nom et de verbe, basales, selon Pinker, pour toute
structuration phrastique.
Ce type d’hypothèse est de moins en moins vraisemblable, s’il l’a jamais été,
avec l’avancement des connaissances en matière de langage, de fonctionnement
langagier, et d’organisation cérébrale.
Deux arguments principaux sont habituellement avancées par Chomsky et ses
continuateurs, en faveur du bien‐fondé de leur position théorique. Ils sont tous les
deux inopérants. Un premier argument invoque l’universalité de la grammaire
(universelle) pour identifier celle‐ci « par nécessité logique » avec la base innée du
langage. Le caractère d’universalité des principes de la grammaire anglaise, n’a
jamais, en effet, été démontré. Nombre de linguistes pensent que la grammaire
chomskyenne (les grammaires chomskyennes, selon la dimension de temps) est
(sont) surtout relative(s) à l’anglais et quelques autres groupes de langues indo‐
européennes. Quoi qu’il en soit, l’universalisme (même établi) d’un trait, d’une
caractéristique, ou d’un comportement, n’est en rien une preuve de son origine
génétique, comme il est bien connu en neurosciences. Pour prendre un exemple
trivial, le tabagisme et les comportements d’allumage et d’extinction de cigarettes,
cigares, etc., sont universellement répandus sans avoir pour autant une origine
génétique. Un second argument, supposé péremptoire, en faveur de l’innéisme
représentationnel est celui qui concerne la « pauvreté du stimulus »; à savoir le fait
prétendu (mais jamais prouvé) que l’input langagier mis à la disposition de l’enfant
au cours de l’acquisition du langage est à ce point pauvre qu’il ne peut fournir les
informations indispensables à la construction du système linguistique de la
communauté. L’innéisme, dès lors, est la seule explicative possible. Ici, nous sommes
en présence de deux sous‐arguments, le plus souvent confondus en un seul. A savoir,
premièrement, l’input langagier de l’enfant est déficitaire, et, secondement, les
caractérisations de la compétence langagière proposées par la grammaire
62
chomskyenne sont correctes et reflètent fidèlement les contenus et les opérations de
la « faculté » humaine de langage. Les deux sous‐arguments en question ne renvoient
qu’à des croyances, à notre avis bien incorrectement fondées. L’input langagier à
destination de l’enfant en cours d’acquisition du langage est parfaitement
grammatical et rien n’indique qu’il soit systématiquement appauvri par rapport à la
langue à acquérir. En fait, ce que Chomsky et les auteurs d’obédience chomskyenne
entendent faire valoir, c’est que l’input langagier adressé à l’enfant ne fait
aucunement apparaître les lignes de démarcations des sous‐théories, les principes,
les règles, les paramètres, et le dispositif transformationnel de la grammaire
générative (cf. Chomsky, 1981). Il ne le peut étant limité, par définition, à la structure
de surface des énoncés tandis que la grammaire générative concerne en bonne partie
les structures supposées intervenir « en dessous » de la surface (perspective
hiérarchique verticale). On rejoint pratiquement le solipsisme en affirmant que
puisque la réalité de l’input langagier de l’enfant n’affiche pas clairement
l’organisation des énoncés selon les dimensions et principes de la grammaire
générative supposée psychologiquement réelle (sans aucune démonstration à l’effet),
l’input ne peut servir à construire la grammaire de la langue (laquelle est
nécessairement, affirme‐t‐on également, un sous‐ensemble de la grammaire
universelle), et qu’il s’en suit donc (affirme‐t‐on) que l’acquisition de la langue doit se
faire sur base essentiellement innée. Nulle part, sans doute, à notre connaissance, le
solipsisme ne se révèle avec autant de claire candeur que dans la préface de
Chomsky à l’ouvrage de Pollock (1997), déjà cité. L’auteur américain y affirme sans
sourciller (nous pensons): « Nous pouvons en conséquence nous poser la question de
savoir dans quelle mesure la faculté de langage est une ‘bonne’ solution aux
conditions de lisibilité imposées par les systèmes avec lesquels elle interagit. Jusque
tout récemment cette question ne pouvait être sérieusement posée. Il semble qu’elle
le puisse aujourd’hui et les tentatives faites pour y apporter des réponses ont produit
quelques résultats intéressants. Ils semblent indiquer que la faculté de langage
pourrait bien être presque ‘parfaite’ en ce sens » (p. XIX) , notre soulignement). Ainsi
63
Chomsky évalue le degré de perfection de la faculté humaine de langage selon son
aptitude à se modeler sur les hypothèses chomskyennes !
Le fait essentiel, et les neuroscientistes n’en sont pas assez conscients en généra,
est que la linguistique est, de la façon dont elle est le plus habituellement menée, une
discipline purement descriptive et, dans la mesure où elle ne pratique pas
l’expérimentation, une discipline plus herméneutique (seulement interprétative)
qu’empirique. Or, des descriptions de n’importe quel phénomène, on peut en
produire n (n→ + ∝), surtout si les phénomènes en question sont de nature complexe,
comme c’est le cas du langage. En d’autres termes, l’adéquation descriptive, seul but
possible en linguistique pour des raisons méthodologiques, peut être satisfaite d’un
très grand nombre de manières, lesquelles ne disent pas nécessairement grand chose
(voire rien du tout) sur le problème de l’adéquation explicative, contrairement aux
naïves croyances chomskyennes.
En outre, diverses indications fournies ici non à titre de « preuves formelles » a
contrario de l’hypothèse nativiste représentationnelle, mais de « pieces of mind »
(non exhaustives) contredisent gravement l’hypothèse nativiste représentationnelle
et, à notre avis, contribuent à la falsifier. Nous les examinons brièvement dans ce qui
suit.
Au plan mathématique (cf. Bates, et al., 1996), il est malaisé de comprendre
comment 1014 connexions synaptiques (nombre approximatif de synapses dans le
cerveau humain) — puisque c’est à ce niveau (réseaux de neurones spécialisés et
synapses les reliant) qu’on localise les connaissances innées supposées en matière de
langage (cf. Pinker, 1994); on ne voit d’ailleurs pas où ailleurs ces connaissances
pourraient être situées organiquement — pourraient être contrôlées par un génome
comportant 106 gènes, sachant en outre, que seulement 1,5% des gènes humains (soit
environ 500 gènes) distinguent notre espèce du genre phylogénétiquement voisin des
chimpanzés (Pan troglodytes) et des singes bonobos (Pan panidae) (King & Wilson,
1975) dont on sait qu’ils ne sont pas naturellement dotés de capacités grammaticales,
et que 20 à 30% des gènes humains, au maximum, interviennent dans la construction
64
du système nerveux (Willis, 1991). Pire, chaque connexion synaptique peut prendre
un certain nombre de valeurs. Churchland (1995) suggère (de façon conservative)
une dizaine de valeurs distinctes par synapse; ce qui détermine un nombre de
possibilités de l’ordre (minimum) de 1015 au niveau du réseau synaptique cérébral. Il
est clair que le niveau génique ne dispose pas du potentiel de codage nécessaire pour
organiser préalablement à toute expérience un système de cette taille. Certes, on
pourrait argumenter que les composants innés des diverses connaissances ne
nécessitent qu’une partie de la microcircuiterie corticale et des gènes organisateurs
qui s’y rapportent. Mais il devrait s’agir d’une partie tellement minime (voir ci‐
dessus) que son pouvoir de codage serait fort limité. Empiriquement, il ne paraît
guère exister de base sérieuse pour l’idée selon laquelle les gènes programmeraient
exhaustivement la connectivité synaptique au niveau cortical. En outre, les
recherches des dernières décennies sur le développement cérébral des vertébrés,
soulignent que l’organisation fine des réseaux de connexions corticales est largement
déterminée par l’input lié aux faits d’expérience (Elman et al., 1997). Le codage
linguistique formel, aussi abstrait soit‐il, postulé (affirmé avec force, en fait) au
niveau génique par des auteurs comme Chomsky et Pinker, est très peu plausible.
Une autre indication, allant dans le même sens conclusif, et qui n’a été exploitée
par aucun auteur à notre connaissance dans le débat théorique, est à trouver dans les
intéressants progrès intervenus au cours des dernières années dans le domaine de la
traduction par programme informatique interposé. Divers logiciels peuvent fournir
très rapidement une traduction approximative d’un texte d’une langue à l’autre
(Systran, Softissimo, par exemple). Certes, le produit obtenu par l’application de ces
programmes ne constitue pas une traduction absolument « présentable ». Pour
aboutir à une traduction véritablement satisfaisante, il convient qu’un traducteur
revoie le produit informatique et le corrige de façon à éliminer les obscurités
sémantiques et les contresens polysémiques qui peuvent s’y trouver. Mais le
« premier jet » produit par la machine permet au traducteur professionnel de gagner
pas mal de temps. S’impose ainsi graduellement dans les métiers de la traduction
65
une intéressante collaboration homme—machine ou machine—homme. Les erreurs
commises par les machines à traduire concernent presque exclusivement les aspects
sémantiques lexicaux et les expressions idiomatiques (sens métaphoriques et figures
de styles) très fréquentes dans les langages naturels et quant auxquelles les logiciels
en question sont mal armés (faute de bases de données suffisantes; le problème
n’étant nullement fondamental) — [pour une illustration récente, on pourra consulter
l’article du Monde (19 septembre 1998) sur la traduction automatique du rapport
Starr à propos de « L’affaire Clinton‐Lewinsky »]. Et c’est là précisément notre
propos. Les aspects grammaticaux des langues sont correctement traités par les
logiciels de traduction automatique. Nous y voyons une preuve indirecte que
l’organisation combinatoire des langages est formulaïque dans sa nature: un nombre
fini de trames séquentielles modifiables par insertion, suppression, ou permutations
d’éléments. On retrouve cette idée de temps à autre dans l’histoire de la linguistique
(cf. par exemple, Bolinger, 1975, et Kuiper, 1996) et de la psycholinguistique
[développementalement, on verra Braine (1976) et surtout Peters (1989) pour des
propositions en ce sens]. Kuiper (1996) suggère que la plus grande partie de nos
productions linguistiques, particulièrement en langage « de tous les jours », est
formulaïque. Les unités formulaïques permettent aux locuteurs de communiquer,
même à propos d’événements nouveaux ou inhabituels, avec une considérable
économie d’effort. Selon Kuiper, il ne peut en aller autrement. Faute de formules
souples (modifiables), nous ne serions en aucune manière capable de produire et
d’analyser le langage comme nous le faisons; de même, nous ne pourrions signaler la
différence entre informations nouvelles et anciennes d’une façon aussi concise et
efficace que nous le faisons habituellement.
Une conception formulaïque du fonctionnement langagier est, évidemment,
antithétique avec celle de la linguistique chomskyenne, consistant à considérer que
tout énoncé est le résultat d’un processus complexe impliquant une série de
hiérarchies de catégories abstraites évoluant des strates profondes vers la surface.
Contrairement à la tradition chomskyenne, nous postulons que la base du langage
66
est sémantique; la syntaxe n’étant qu’un instrument au service de la fin significative
et communicative du langage et non l’inverse. Développementalement, cela signifie
que l’enfant commence par construire la base cognitivo‐sémantique de son langage
avant de chercher à établir les formulations séquentielles canoniques dans la langue
de sa communauté.
Si on rejette, comme très implausible, l’innéisme représentationnel à titre
d’explication principale de l’ontogenèse langagière, quels dispositifs faut‐il invoquer
de façon à rendre compte théoriquement de cette dernière ?
Nous pensons que ces dispositifs sont, en gros, au nombre de deux, en plus des
structures cérébrales spécialisées dont il a été question (ces dernières “n’inventent”
pas le langage mais le rendent possible). Il s’agit, d’une part, des assises cognitives et,
d’autre part, de la problématique interpersonnelle de l’ontogenèse langagière. Il
appartiendra à la recherche des prochaines années de les étayer. Mais, quelque peu
macroscopiquement pour ainsi dire, on peut en préciser la description de la façon qui
suit.
Avant d’envisager ces deux aspects explicatifs de l’ontogenèse langagière, il est
pertinent d’indiquer que notre orientation théorique organiciste (innéisme
« architectural ») et formulaïque est compatible avec le type particulier de
connexionnisme (développemental) proposé par Elman et collaborateurs (1997). Il ne
saurait être question de résumer ici la perspective théorique du connexionnisme
développemental. On dira simplement qu’elle renvoie à une structuration du
système de traitement de l’information du cerveau en termes de contraintes
architecturales particulières (dispositions anatomiques cérébrales,
neurotransmetteurs, nombre de couches neuronales, densité neuronale, circuiterie
corticale de base, connexions entre les diverses régions du cerveau, etc.) considérées
comme nécessaires pour l’acquisition et le fonctionnement langagier. Elman et al.
(1997) admettent que la phonologie et la morpho‐syntaxe disposent de propriétés
particulières au sens où on ne les retrouve pas dans les autres fonctions mentales.
Cela, à notre opinion, exige des dispositifs d’apprentissages et des dispositifs
67
cérébraux spécifiques à ces fonctions. Or, un des axiomes centraux du
connexionnisme (y compris celui d’Elman et collaborateurs) est que les dispositifs
cérébraux au‐delà des fonctions périfériques sont non spécifiques à une fonction
donnée et non strictement localisés. Nous pensons que cette restriction est
inadéquate dans le cas des aspects les plus formels de l’organisation langagière et
qu’elle ne correspond pas aux données d’observation, notamment pathologiques (cf.
infra et Rondal, 2001, pour une discussion). La solution théorique se trouve peut‐être
à l’intersection d’une orientation de type connexionisme développemental et de type
modulaire (modularité acquise ou secondaire ; cf infra et, notamment, Karmiloff‐
Smith, 1992).
3.2. ASSISES COGNITIVES
Au sens le plus fondamental, et presque trivialement, le cognitif précède
nécessairement le linguistique comme il en va pour n’importe qu’elle autre
symbolisation et formalisation. Les contenus transmis par le langage et les opérations
linguistiques impliquées dans la compréhension et la production des énoncés ne
peuvent que renvoyer aux niveaux atteints par l’enfant et l’individu, en général, sur
le plan du fonctionnement cognitif (Piaget, 1979). Une illustration de ce principe est
fournie par les données des recherches sur le développement linguistique des sujets
retardés mentaux. Plus le handicap mental est marqué et plus les retards et les
déficits linguistiques sont importants. Aux niveaux les plus bas de l’échelle du
handicap mental (arriération mentale profonde), il n’existe que peu de langage et il
est particulièrement malaisé d’y développer un répertoire extensif en langage oral.
La recherche en matière de handicap mental fait généralement état d’une bonne
liaison entre l’âge mental (AM) et le développement linguistique. A titre d’exemple,
nous avons rapporté Rondal (1985a) une corrélation positive de l’ordre de .75 entre
AM et LMPV chez un groupe de sujets retardés mentaux âgés chronologiquement de
9 à 16 ans environ. L’association entre le fonctionnement intellectuel et le langage, au
point de vue global considéré ici, semble aller de soi. Elle n’exclut pas évidemment
68
une relation en sens inverse, à savoir l’aide apportée par le langage et les autres
systèmes symboliques dans la structuration de la pensée et le fonctionnement
cognitif (on verra notamment sur ce point, Oléron, 1979). La relation cognition—
langage mentionnée est, cependant, loin d’être absolue, comme on va le voir. Ce qui
signifie, sans doute, qu’elle ne fournit qu’une « toile de fond » sur laquelle d’autres
facteurs interviennent.
On a documenté dans la littérature internationale récente, les cas d’un petit
nombre de sujets retardés mentaux modérés ou sévères (syndrome de Down,
syndrome de Williams, hydrocéphalie avec retard mental important, ou étiologies
inconnues) présentant des capacités linguistiques, particulièrement grammaticales,
exceptionnelles, au sens où ces capacités dépassent largement ce qu’on peut attendre
sur la base du niveau cognitif de ces sujets. Il s’agit d’études publiées par Bellugi,
Marks, Bihrle, et Sabo (1988), Cromer (1991), Curtiss (1988), et Yamada (1990) ; cf.
Rondal, sous presse, pour une synthèse théorique. Le cas le plus étonnant, sans
doute, est celui que nous avons eu l’occasion d’étudier dans les environs de Liège
(Rondal, 1995). Il s’agit d’une adulte trisomique 21 (trisomie standard génotype 47,
XX + chromosome 21 libre). Son nom est Françoise. Elle a été étudiée aux points de
vue psycholinguistique, neurolinguistique, et cognitif pendant environ 4 ans;
analysant son langage tant réceptif que productif, ses connaissances
métalinguistiques, et la soumettant à un très grand nombre d’épreuves de façon à
évaluer son niveau de développement en ce qui concerne les aptitudes intellectuelles
non verbales, les capacités perceptives, la mémoire à court terme et à long terme, etc.
Son niveau intellectuel est préopératoire, début opératoire. Son âge mental non‐
verbal est de 5 ans et 8 mois (Epreuves Différentielles d’Efficience Intellectuelle —
E.D.E.I. —; Perron‐Borelli & Misès, 1974). Son quotient intellectuel verbal est de 71
(WAIS), le Q.I. de performance 60 (et le Q.I. global 64).
Ainsi qu’il apparaît à l’analyse, le fonctionnement phonétique et phonologique
de Françoise est normal. Il en va de même, pratiquement, de son fonctionnement
grammatical. Son fonctionnement productif au niveau de la phrase et du paragraphe
69
est tout à fait remarquable et paraît se conformer en tous points aux spécifications
d’une grammaire descriptive comme la Functional Grammar de Halliday (1985),
adaptée aux caractéristiques particulières du Français. Le fonctionnement
grammatical réceptif de Françoise, établi au moyen de diverses épreuves
psycholinguistiques (portant sur la compréhension des phrases déclaratives actives
et passives, celles des relatives, des temporelles, et des subordonnées de cause et de
conséquence, la saisie de la coréférence dans le cas des anaphores pronominales,
etc.), est tout aussi remarquable, sinon davantage encore. Par contre, en ce qui
concerne les aspects lexicaux, Françoise démontre un niveau productif et réceptif loin
d’être négligeable, mais qui se situe en‐dessous des normes de la population. Le
fonctionnement lexical et sémantique général de Françoise est dans l’ensemble
commensurable avec son niveau de développement intellectuel. En ce qui concerne
l’organisation pragmatique, les régulations de base sont présentes. Françoise
éprouve, cependant, des difficultés notables dans le maintien de la cohésion textuelle.
Quant aux connaissances métalinguistiques approchées par Françoise, elles sont
limitées. Elles se bornent, au point de vue phonologique, à une conscience de l’unité
syllabique (mais pas ou peu phonologique). Le fonctionnement métalexical (par
exemple, définition de mots) est pauvre. Métagrammaticalement (jugement de
grammaticalité et analyse grammaticale), Françoise se situe à un niveau de
développement d’environ 7 ans chez l’enfant normal. Il en va de même
métasémantiquement (jugements d’acceptabilité sémantique portant sur les règles de
sélection lexicale).
En résumé, le cas de Françoise, de même que les autres cas d’exceptionnalité
documentés dans la littérature spécialisée, démontre clairement que l’organisation
phonologique et grammaticale du langage ne sont pas en rapport étroit avec le
développement cognitif général (ou le développement opératoire). Ils invalident
toute théorie prétendant expliquer le développement phonologique ou le
développement grammatical en termes d’une généralisation de principes cognitifs
(e.g., Ingram, 1976, pour le développement phonologique; Piaget, 1979, Sinclair, 1971,
70
Langacker, 1987, pour le développement grammatical). Ce qui est invalidé n’est pas
l’indication selon laquelle les aspects de contenu du langage, de même que les
acquisitions sémantiques, lexicales, et pragmatiques, sont en rapport étroit avec les
connaissances générales et le développement cognitif. Les observations abondent de
façon à confirmer cette indication. Elle est assez attendue et donc relativement
triviale. Ce qu’on doit considérer comme invalidé, c’est l’indication selon laquelle le
développement de la grammaire serait entièrement ou de façon majeure sous la
dépendance du développement cognitif. Il n’en est rien. Il semble bien que le
développement linguistique, dans ses composantes phonologique et morpho‐
syntaxique, se fasse, au moins en partie, de façon intrinsèque.
Les indications relatives aux cas dits exceptionnels de développement langagier
chez des individus retardés mentaux, montrent que les diverses composantes
structurales du langage entretiennent des relations contrastées avec les autres
systèmes de l’esprit. Cette discussion ressortit à ce qu’on appelle parfois la
modularité du langage, une expression qu’il vaudrait mieux, à notre avis, nommer la
« componentialité » du langage, tant le label modularité (du langage,
particulièrement) a pris, ces dernières années, des significations diverses et
insuffisamment compatibles, comme on va le voir.
Dans son acception la plus générale, la notion de « modularité » de l’esprit est
ancienne puisqu’elle remonte aux travaux de Gall (1809). L’idée est que le
fonctionnement de l’esprit procède selon un principe de spécialisation fonctionnelle
(des modules spécifiques correspondant aux diverses fonctions: perception visuelle,
langage, organisation motrice, etc.) et de gestion centrale — non ou moins modulaire
— (mécanismes cognitifs généraux, par exemple: systèmes attentionnels et
mémoriels; et connaissances générales). Une version contemporaine des propositions
de Gall (non identique, cependant) est celle de Fodor (1983), lequel distingue trois
séries de systèmes dans le fonctionnement mental, à savoir: les analyseurs sensoriels
(modalités spécifiques), les « input systèmes » ou modules (dont le langage), et les
processus centraux. Cette distinction pose problème.
71
Les systèmes d’input sont des modules, c’est‐à‐dire, au sens de Fodor, des
systèmes « informationnellement encapsulés ». Il s’agit d’automates composés de
« sous‐routines » au service d’objectifs particuliers. Un module est dit être
informationnellement encapsulé dans la mesure où son traitement des données est
limité à deux types d’informations, à savoir (a) des données de plus bas niveau, c’est‐
à‐dire, l’apport des analyseurs sensoriels, et (b) des informations « d’arrière » plan
stockées dans le module lui‐même; disponibles soit de façon innée, soit étant arrivées
là par le fonctionnement du système lui‐même. Par contre, les processeurs cognitifs
sont définis comme étant holistiques, ou non modulaires (ou encore comme des
facultés « horizontales »); et ils sont caractérisés par une certaine « équipotentialité »,
toutes caractéristiques qui les rendent d’autant plus difficiles à étudier.
D’autres propriétés des modules Fodoriens peuvent être définies de la façon
suivante: ils correspondent à un « domaine mental » particulier; leur modus operandi
est obligatoire [« vous ne pouvez vous empêcher d’entendre l’énoncé d’une phrase
(dans un langage que vous connaissez) comme l’énoncé d’une phrase », (Fodor, 1983,
p. 54)]; les processus centraux n’ont qu’un accès limité aux représentations que les
modules calculent (« Non seulement vous ne pouvez vous empêcher d’entendre
l’énoncé d’une phrase comme tel, mais, en première approximation, vous pouvez
l’entendre seulement de cette façon », p. 56); les modules sont rapides; ils ont des
inputs confinés aux traits spécifiques de leur domaine; les modules sont associés à
une architecture mentale particulière et fixe; ils ont des schémas de détériorations
caractéristiques, une fois que le substrat organique est endommagé; les modules ont
une ontogenèse avec une distribution temporelle et séquentielleparticulières; enfin,
ils sont autonomes au plan computationnel. De façon à ce qu’un sous‐système mental
soit un module, selon Fodor, toutes les propriétés reprises ci‐dessus doivent être
présentes à un degré « raisonnable ». Fodor semble vouloir restreindre le langage à
une fonction d’input. Il s’agit d’une façon curieuse d’analyser cette fonction (point de
vue également critiqué par Chomsky, 1988). Bien évidemment, le langage comporte
un système d’output en rapport avec le système d’input, et les deux doivent interagir
72
à certains « endroits » de leur organisation avec les systèmes de connaissance.
Chomsky (par exemple, 1984) propose également que la structure de l’esprit est
modulaire. Il affirme « l’esprit humain n’est pas différent de n’importe quel autre
système biologique complexe: il est composé de sous‐systèmes interagissants chacun
avec leurs propriétés et leurs caractéristiques spécifiques et chacun avec leurs modes
particuliers d’interaction entre les parties qui les composent » (1984, p. 16). Ce type
d’organisation des structures de l’esprit en fait les analogues mentaux des organes
corporels.
D’autres propositions ont été faites quant à la modularité générale de l’esprit
(par exemple, Gardner, 1983). Ces théorisations ont en commun d’accorder une large
autonomie de fonctionnement aux grands systèmes mentaux comme le langage.
Gardner (1985) a d’intéressantes propositions à faire concernant les problèmes de la
modularité de l’esprit. Il est en gros d’accord avec la distinction entretenue par Fodor
entre facultés horizontales et verticales. Gardner (1983) propose un concept
d’intelligence multiple qui correspond formellement à la notion Gallienne—
Fodorienne de facultés verticales (c’est‐à‐dire, des « intelligences » séparées:
linguistique, logico‐mathématique, spatiale, musicale, somato‐kinesthésique, et
« personnelle », c’est‐à‐dire, intra‐ et inter‐ personnelle, ce qui implique la capacité de
contrôler ses propres émotions et sentiments et celle d’être sensible et de comprendre
les émotions et les sentiments des autres). Gardner (1985) suggère également que des
modules complètement encapsulés, au sens de Fodor, sont des « idéaux »
éventuellement observables très tôt dans le développement et plus tard seulement
dans des cas spéciaux (c’est‐à‐dire, par exemple, chez certains enfants autistes). Dans
le développement normal, Gardner affirme que l’encapsulation se dissout
graduellement car les plus hautes capacités humaines dépendent de l’intégration
d’informations provenant de diverses sources y compris culturelles, c’est‐à‐dire, en
d’autres mots, d’interactions entre modules, soit à travers un réseau de connections
individuelles multiples ou à travers un système séparé de mise en commun qui
“supervise” les communications entre modules. Bien que l’encapsulation puisse se
73
dissoudre graduellement, elle n’est jamais complètement éliminée. Le « coeur » peut
de nouveau devenir visible dans certaines pathologies cérébrales (Gardner, 1983, p.
13), comme la littérature neuropsychologique le montre. Les dissociations qui sont
mises en évidence dans les cas de pathologie cérébrale, retard mental, autisme, etc.,
peuvent être conçues comme suggérant les lignes de division des entités modulaires
originelles avant qu’elles ne développent leur important réseau d’interactions (chez
les sujets normaux) et que leurs caractéristiques propres rétrocèdent.
Un second niveau de modularité, qui nous intéresse davantage, est celui
proposé par Chomsky (1981, 1984) dans sa distinction entre aspects computationnels
et aspects conceptuels du langage; une thèse qui prolonge celle de l’autonomie de la
syntaxe, défendue par cet auteur depuis les années cinquante. Les aspects
computationnels reprennent la phonologie et la grammaire; les aspects conceptuels
comprennent la sémantique, le lexique, les régulations pragmatiques, et
l’organisation discursive. L’ancienne faculté de langage se trouve ainsi subdivisée en
(au moins) deux « sous‐facultés ». L’adjectif computationnel renvoie principalement
au fait que les représentations qui composent la phonologie et la grammaire font
l’objet d’opérations de calcul (au sens large) lors de la génération et du traitement des
énoncés tandis que les représentations liées à la sémantique, au lexique, et à la
pragmatique seraient plus statiques et pas — ou moins — susceptibles d’un
traitement génératif (cette dernière caractérisation n’engageant évidemment que
Chomsky). Un fait important, en ce qui concerne la distinction
computationnel/conceptuel, est la stipulation que les composants conceptuels du
système langagier entretiennent des relations étroites avec les autres systèmes
conceptuels de l’esprit (fonctionnement cognitif) et les connaissances générales.
Développementalement, les acquisitions de l’enfant en matière de sémantique, de
lexique, de pragmatique et de discours se font pas à pas avec et dans la mesure du
développement cognitif et social. Les aspects lexicaux, sémantiques et pragmatiques
sont distincts, cependant, des régulations cognitives, et sociales générales. Il serait
erroné d’assimiler catégories perceptuelles et cognitives et catégories sémantiques.
74
Les premières sont universelles. Les secondes propres à une langue particulière.
Chaque langue sélectionne un certain nombre d’alternatives conceptuelles parmi un
large éventail de possibilités et les encode linguistiquement. Par exemple,
l’expression du temps et l’expression de l’aspect varient sensiblement même entre
langues proches selon les découpages effectués linguistiquement dans le continuum
de la réalité temporelle et dans l’ensemble des relations aspectuelles potentiellement
encodables.
Si les aspects conceptuels du langage sont en rapport avec et sont construits à
partir des catégories cognitives (tout en étant distincts), il n’en vas pas de même pour
les aspects computationnels. La phonologie et la grammaire sont définis par
Chomsky comme étant largement indépendants des instances cognitives et en fait
autonomes (bien qu’étant évidemment en interaction avec les aspects conceptuels du
langage).
Il existe (au moins) un troisième type de modularité (qui ne nous retiendra pas
ici). Il s’agit de la conception modulaire « intra‐grammaticale » développée
également par Chomsky (1981) au sein de sa théorie du Government and Binding.
Selon cet auteur, on doit envisager la grammaire générale comme constituée d’une
série de sous‐théories qui en principe sont autonomes, tout en étant susceptibles
d’interagir les unes avec les autres (théorie du gouvernement, théorie des cas, théorie
du lien, etc.).
Le fait de regrouper les composants du système linguistique en aspects
computationnels, d’une part, et en aspects conceptuels, d’autre part, n’implique
nullement que les composants en question à l’intérieur des deux sous‐ensembles
aient des relations privilégiées les uns avec les autres. Au contraire, les études
récentes en neurolinguistique, et également diverses évidences en patholinguistique
et en psycholinguistique, montrent que les composants du langage sont largement
autonomes, même s’ils sont intégrés et interagissent dans le fonctionnement
langagier normal (ce qui fournit la définition de ce dernier). Les données
neurolinguistiques et patholinguistiques sont sans doute actuellement les plus
75
parlantes. Brièvement et à titre d’exemple (on verra Rondal, 1994, 1995 pour des
exposés et discussions plus approfondis), il est clair que les capacités phonologiques
et les capacités grammaticales sont essentiellement indépendantes les unes des autres
(de simples observations chez les enfants et les adultes normaux permettent déjà de
s’en convaincre). Le bégaiement ou le bredouillement peuvent parfaitement co‐
exister avec un dispositif grammatical (et sémantique, et/ou pragmatique) intact.
L’anarthrie, dans sa forme pure, paraît pouvoir survenir sans aucune autre déficience
langagière chez les cérébrolésés (Hecaen & Albert, 1978). Inversement, l’aphasie
réceptive, parfois dite de Wernicke, détermine d’importants troubles de la
compréhension et de la production du langage, y compris dans ses aspects
grammaticaux, sans difficulté articulatoire particulière, et ce y compris chez les
enfants (cf. Van Hout, 1991). D’autres observations font état de dissociations entre les
aspects grammaticaux et les aspects sémantiques (lexicaux et combinatoires) du
langage. Diverses catégories de patients déments présentent un fonctionnement
grammatical préservé avec de sévères problèmes au niveau sémantique (cf. Irigaray,
1973). Enfin, comme il en a été question précédemment, l’existence de dissociations
entre composants grammatical et pragmatique du langage est attestée chez de
nombreux enfants autistes et chez les sujets schizophrènes (cf. Tager‐Flusberg, 1985,
2000). Les composants majeurs du système langagier (phonologie, sémantique,
grammaire, pragmatique) correspondent donc à des entités largement autonomes.
Les processus pathologiques, en provoquant les dissociations que l’on sait, mettent
en lumière l’architecture fonctionnelle du système langagier et fournissent des pistes
intéressantes quant aux dispositifs organiques qui sous‐tendent cette architecture.
L’existence de composants, en principe, autonomes du langage n’implique pas
que les dispositifs en question et l’organisation neurologique qui les sous‐tend, soit
nécessairement et/ou complètement innée en tant que telle. Il se peut que cette
organisation soit seulement « esquissée » neurologiquement au départ et qu’elle se
modularise ensuite davantage pour un certain nombre de dispositifs, en réponse aux
nécessités pratiques de l’automatisation fonctionnelle résultant (comme le suggère
76
Sternberg, 1995) d’une quantité (relativement importante) de pratique et
d’expérience. On trouve la même idée d’une modularisation largement (mais non
entièrement) épigénétique d’un certain nombre de dispositifs mentaux (y compris
langagiers) chez Karmiloff‐Smith (1992).
L’existence de composants relativement autonomes dans l’organisation
langagière et le rejet des hypothèses (ou « certitudes ») anciennes d’inspiration
Piagetienne (notamment) sur la dépendance du développement grammatical par
rapport au développement cognitif n’exclut évidemment pas que certains dispositifs
ou mécanismes cognitifs particuliers puissent jouer un rôle important à tel ou tel
moment du développement langagier. Un candidat à un tel statut cognitif causal,
largement discuté dans la littérature spécialisée des dernières années, est la mémoire
dite de travail, un avatar relativement récent de la notion plus classique de mémoire
à court terme.
3.3. MEMOIRE DE TRAVAIL ET LANGAGE
Un grand nombre d’études s’attachent actuellement à définir le rôle de la
mémoire, et plus particulièrement de la mémoire de travail, dans l’acquisition du
langage. Le modèle de la mémoire de travail proposé par Baddeley (1986) sert de
référent à nombre d’entre elles. Ce modèle postule, en gros, l’existence de deux
« magasins » spécialisés, l’un le dispositif auditivo‐verbal (MT‐AV) et l’autre le
registre visuo‐spatial (MT‐VS), chapeautés, pour ainsi dire, par un mécanisme
régulateur de nature attentionnel, le dit « exécutif central » (peu précisé et étudié, au
moins jusqu’ici dans le courant de recherche en question). Baddeley et collaborateurs
considèrent que la MT‐AV, et notamment la dite boucle phonologique supposée
« rafraîchir » l’information formulée verbalement afin de la maintenir active au‐delà
des quelques secondes d’existence dans la mémoire à court terme (et de permettre
ensuite son transfert en mémoire à long terme), jouent un rôle important dans le
développement du langage, particulièrement en ce qui concerne le développement
77
lexical réceptif et la compréhension du langage combinatoire (cf. Gathercole &
Baddeley, 1993).
Concernant le lexique, Gathercole, Willis, Emslie, et Baddeley (1992),
notamment, ont fourni des données, surtout corrélatives, permettant de mettre en
rapport la capacité de répéter correctement des non‐mots (dont on sait qu’elle
dépend d’un bon fonctionnement de la boucle phonologique de la MT‐AV) et la taille
du vocabulaire réceptif chez les enfants et les adolescents. Un mécanisme expliquant
partiellement ces données est que plus longtemps un mot nouveau est maintenu en
MT‐AV, et plus la probabilité augmente qu’il soit appris (transféré en mémoire à
long terme). S’il est vraisemblable que la mémoire de travail auditivo‐verbale puisse
effectivement jouer un rôle dans le développement lexical, ce rôle n’est
probablement pas aussi simple que supposé dans les travaux mentionnés ci‐dessus.
Premièrement, le développement de l’empan MT‐AV est (normalement) assez
lent chez l’enfant. On passe sur plusieurs années d’un empan d’un et deux items à 2
et 3 ans, à 4 vers 5 ans, 4,5 vers 7 ans, à 5,5 vers 10 ans, pour atteindre les valeurs
adultes (7 +/‐ 2 items) à l’adolescence. Une telle progression ne plaide pas en faveur
d’un rôle important de l’empan de MT‐AV dans les acquisitions lexicales du jeune
enfant. Or, on a vu que c’était entre 2 et 4 ans, approximativement que le rythme du
développement lexical réceptif est le plus soutenu.
Par ailleurs, et secondement, la boucle phonologique qui constitue l’élément
dynamique de la MT‐AV, dépend, par définition, du développement phonetico‐
phonologique, lequel, comme on l’a vu précédemment met un certain temps à se
développer. On peut même se demander si les indications empiriques invoquées par
Gathercole, Baddeley, et collaborateurs, en faveur d’un rôle déterminant de la MT‐
AV dans le développement lexical, ne sont pas interprétables de façon également
satisfaisante en sens inverse, c’est‐à‐dire le développement phonologique et partant
lexical favorisent celui de la capacité à retenir davantage d’information en mémoire à
court terme. En fait, il est possible que les deux hypothèses soient vraies toutes les
deux, mais en décalage temporel. Soit l’hypothèse théorique suivante : le
78
développement langagier dans les aspects phonologiques et lexicaux (débutants) est
nécessaire de façon à équiper, pour ainsi dire, la mémoire de travail d’une boucle
phonologique performante. Ensuite, la MT‐AV contribue, particulièrement
lorsqu’elle a atteint un niveau d’organisation suffisant, à favoriser le développement
lexical subséquent.
Baddeley (1990) a également proposé que la MT‐AV joue un rôle important
dans la compréhension du langage. Le magasin phonologique peut effectivement
intervenir de façon à stocker temporairement les séquences de mots entrantes tandis
qu’intervient la construction de représentations plus durables du sens et
(secondairement) de la forme des énoncés reçus (avec ici, certes, le concours de la
mémoire sémantique — à long terme). Vallar et Baddeley (1987) précisant que la MT‐
AV est indispensable pour la compréhension normale du langage, principalement
(voire uniquement) lorsqu’une interprétation lexicale et syntaxique avancée ou
exhaustive est requise. Caplan et Waters (1990) postulent également une relation
entre mémoire de travail et compréhension du langage. Mais ils considèrent que la
MT‐AV intervient plus « loin » dans le processus de compréhension par rapport aux
suppositions de Baddeley et associés. En fait, Caplan et Waters conceptualisent la
MT‐AV phonologique comme un mécanisme de contrôle post‐syntaxique des
phrases complexes dans lequel lʹattribution des mots à une structure syntaxique est
ambiguë. Les représentations en mémoire phonologique ne constitueraient donc pas
la base de lʹanalyse sémantico‐syntaxique mais interviendraient seulement dans la
vérification et le contrôle ultérieur des produits de cette analyse. Les travaux de
Miyake, Just, et Carpenter (1994) montrent également que la mémoire de travail
intervient dans la capacité des individus à maintenir momentanément actives
plusieurs interprétations dʹune ambiguïté lexicale lors dʹune tâche de compréhension
en lecture. Les sujets disposant de capacités plus importantes de MT‐AV sont en
mesure de maintenir plus longtemps dans l’espace de travail mental les
interprétations alternatives de lʹambiguïté avant de sélectionner une réponse.
79
D’autres auteurs sont moins enclins à reconnaître un rôle important à la MT‐AV
dans la compréhension des phrases même complexes et/ou ambiguës. Butterworth,
Shallice, et Watson (1990), par exemple, se basant sur leurs études cliniques de
patients présentant une pathologie cérébrale, affirment que la contribution du
système AV‐STM à la compréhension des phrases est à peu près de 3 mots. Ces
auteurs ajoutent que c’est aux espaces de travail contenant les informations
nécessaires de façon à traiter les aspects sémantiques et syntaxiques des énoncés qu’il
convient, en toute rigueur, d’attribuer le rôle majeur dans la compréhension des
phrases (également Caplan & Hildebrandt, 1988). Nous avons, indépendamment, été
amené au même genre de conclusion à l’issue de notre étude concernant le cas de
Françoise, mentionné précédemment (Rondal, 1995). L’empan MT‐AV de Françoise
est de 4 unités. Son empan moyen de phrase, par contre, est de 14 mots. A certains
moments, en condition expérimentale, elle est capable de répéter correctement des
phrases contenant jusqu’à 20 mots ; cela représente à peu près la capacité normale
(Butterworth, Campbell, et Howard (1986). En outre, Françoise n’avait aucune
difficulté, au cours de tâches psycholinguistiques contrôlées, à interpréter
correctement des phrases relatives sujet et objet enchâssées au centre alors que les
pronoms relatifs et leurs coréférents nominaux étaient séparés par une série d’autres
mots. Elle n’avait non plus aucune difficulté à établir la coréférence pronominale
correcte entre deux phrases dans un paragraphe alors que les pronoms et leurs
coréférents anaphoriques étaient distants dans le cours des énoncés. Notre
interprétation est que la contribution de la MT‐AV de Françoise au traitement des
phrases ne pouvant excéder 4 unités doit être considérée comme minimale ; la
capacité de Françoise de traiter des phrases complexes dépendant essentiellement de
ses connaissances linguistiques implicites et des opérations morphosyntaxiques
spécifiques qu’elle est capable d’effectuer.
Comme on le voit la question de rôle exact de la mémoire de travail auditivo‐
vocale dans le développement et le fonctionnement langagier est loin d’être claire à
ce stade. On peut sans doute se mettre d’accord, au moins provisoirement, sur
80
l’hypothèse d’un rôle minimal de cette structure mentale dans les acquisitions
lexicales et le traitement réceptif des énoncés. Mais les données disponibles
n’autorisent aucune autre généralisation en toute rigueur.
3.4. LA PROBLEMATIQUE INTERPERSONNELLE DE L’ONTOGENESE LANGAGIERE
Quelle que soit l’importance des contraintes organiques sur l’acquisition du
langage et le rôle des assises et dispositifs cognitifs pertinents, celle‐ci ne s’effectue
pas dans un vide environnemental. On s’est posé la question, depuis plusieurs
décennies, du rôle de l’environnement social dans l’acquisition de la langue
maternelle. Quantité de recherches ont été effectuées à ce sujet dans un nombre
important de langues.
3.4.1. Les interactions verbales adulte‐enfant et la construction du langage
Contrairement à diverses idées préconçues (mais présentées comme des faits
patents), dont on trouve encore des échos attardés jusqu’à aujourd’hui, par exemple,
les indications de Chomsky (1965) « ... Il est clair que beaucoup d’enfants acquièrent
un premier ou un second langage sans difficulté alors qu’aucun effort n’est fait pour
le leur enseigner et qu’aucune attention n’est dévolue à leurs progrès. Il semble
également que la plus grande partie du langage qu’on peut entendre est fragmentaire
et constituée d’expressions déviantes de toutes sortes » (p. 200—201); ou celles de
Fodor (1966) « ... l’environnement linguistique de l’enfant ne diffère en rien de celui
de l’adulte (p. 126), ... Il — cet environnement — est marqué par un nombre
considérable de faux départs, incorrections grammaticales, lapsus, etc » (p. 108), les
études effectuées, à partir des années 1970, montrent clairement que le langage
adressé par les adultes aux jeunes enfants est parfaitement grammatical (voir
également Marcus, 1993).
Ce type de langage présente en outre diverses caractéristiques qui démontrent
que les adultes, les parents en règle générale, sont sensibles à l’évolution
81
communicative et linguistique de leurs enfants. La plupart des recherches ont porté
sur les interactions verbales entre mères et jeunes enfants en voie d’apprentissage du
langage (pour des revues de la littérature pertinente, on verra Mahoney & Seely,
1976; Moerk, 1977, 1992; Snow, 1977; Chapman, 1981; Rondal, 1981, 1983, 1985b;
plusieurs chapitres dans Morgan & Demuth, 1996). Elles mettent en évidence le fait
que le langage maternel adressé à l’enfant se modifie finement au fur et à mesure du
développement linguistique de ce dernier. Ces modifications concernent l’ensemble
des aspects langagiers (intonation, accentuation, hauteur tonale, débit de parole,
précision articulatoire, choix des termes lexicaux, trames sémantiques, constructions
syntaxiques, longueur des énoncés, organisations paragraphique et discursive). Elles
vont dans le sens d’une plus grande simplicité des contenus sémantiques et des
formes langagières avec l’enfant plus jeune; ces simplifications cédant le pas à une
complexification graduelle des énoncés selon l’évolution de l’enfant. On peut
discuter, par rapport à la théorie linguistique, la question de savoir si sur tel ou tel
point particulier le langage maternel adressé au jeune enfant est véritablement plus
simple formellement que le langage échangé habituellement entre adultes. Newport,
Gleitman, et Gleitman (1977), par exemple, ont fait remarquer que la fréquence
élevée des interrogatives dans les énoncés adressés aux jeunes enfants (entre 33 et
53% avec des enfants âgés de 12 à 32 mois dans les études de Broen, 1972; Savic, 1975;
Newport et al., 1977; Cross, 1977; et Rondal, 1978) pourrait rendre ce type de langage
plus complexe à traiter qu’un discours comportant une proportion plus importante
d’énoncés déclaratifs. La remarque est sans doute fondée. Cependant, au total, il est
difficile de refuser au langage maternel un caractère de plus grande simplicité
(simplifications « dynamiques » — et non figées — puisqu’elles se réduisent à
mesure des progrès linguistiques de l’enfant, il faut le rappeler) par comparaison
avec le langage qui fait typiquement l’objet des interactions entre adultes.
Les indications précédentes concernant le langage maternel paraissent valoir
également pour le langage paternel adressé à l’enfant en voie d’acquisition du
langage (cf. les analyses de Golinkoff & Ames, 1979; et de Rondal, 1980). De même,
82
les études indiquent que le langage parental est modifié sensiblement de la même
façon qu’il s’agisse d’un garçon ou d’une fille (Phillips, 1973; Fraser & Roberts, 1976).
Il existe toutefois quelques indications empiriques concernant une possible tendance
chez les mères à parler davantage à leurs filles qu’à leurs garçons, à répéter plus les
énoncés produits par leurs filles, et à produire des énoncés plus longs en s’adressant
à leurs filles (Lewis & Freedle, 1973; Cherry & Lewis, 1975).
Divers travaux font état de différences sensibles dans les interactions verbales
entre parents et enfants selon la classe sociale. Par exemple, la fréquence des
verbalisations maternelles adressées à l’enfant est significativement inférieure dans la
classe ouvrière (Tulkin & Kagan, 1972; De Blauw, Dubbler, Van Roosmalen, & Snow,
1979). Des différences existent entre les parents des diverses classes sociales quant à
certains aspects syntaxiques et pragmatiques de leur langage: les mères de la classe
ouvrière tendent à utiliser significativement plus d’impératives et de verbes modaux
(can, will, may, shall, etc.) et moins de déictiques que les mères de la classe
bourgeoise. Les premières répètent et « expandent » environ deux fois moins le
langage de leur jeune enfant que les secondes (cf. Snow, Arlman‐Rupp, Hassing,
Jobse, Joosten, & Vorster, 1976). Cependant, en général, les mêmes tendances à la
simplification se retrouve dans le langage maternel adressé à l’enfant en voie
d’acquisition du langage dans les différentes classes sociales.
Interculturellement — bien qu’on n’ait pas (et de loin) étudié toutes les cultures
— un certain nombre de recherches paraissent attester de l’universalité du
phénomène d’adaptation du langage adulte (particulièrement parental) adressé à
l’enfant en voie d’acquisition du langage (par exemple, Blount, 1971, 1972, pour les
Luos du Kenya; Omar, 1973, pour l’arabe parlé en Égypte; Harkness, 1977, pour les
Kipsigis des hauts plateaux Kenyans, etc.). Cependant, certains chercheurs (par
exemple, Slobin, 1981) ont mis en exergue le fait que dans certaines cultures
traditionnelles (en Polynésie, notamment; cf. les observations d’Ochs, 1980), les
parents, en règle générale, parlent peu à leurs enfant tant que ceux‐ci sont très
immatures, et, lorsqu’ils le font, ils ne cherchent pas à interpréter le discours de
83
l’enfant, ni à adapter leur propre langage au niveau linguistique de ce dernier. De
telles observations iraient évidemment à l’encontre de l’hypothèse du caractère
universel de l’adaptation du langage parental aux capacités linguistiques en
évolution du jeune enfant, si on n’avait également observé que, dans les mêmes
sociétés, c’est aux enfants plus âgés et aux grands parents que revient
traditionnellement la tâche de s’occuper des enfants plus jeunes et de leur parler avec
également des adaptations de l’ordre de celles observées entre mères (et pères) et
enfants dans les cultures occidentales.
A partir des observations précédentes, plusieurs auteurs (par exemple, Moerk,
1976, 1983; Rondal, 1983, 1985b) ont proposé des modèles explicatifs de l’ontogenèse
langagière où les partenaires adultes de l’enfant (et, plus généralement, les
partenaires langagiers « plus avancés » de l’enfant, puisque les enfants plus âgés
semblent se comporter linguistiquement avec les enfants plus jeunes d’une manière
semblable aux parents — par exemple, Shatz & Gelman, 1973), jouent un rôle
déterminant. Moerk n’hésite pas à assimiler les mères à des « language teaches », et à
envisager l’acquisition du langage comme étant, en majeure partie, le produit d’un
enseignement parental explicite (cf. Moerk, 1983, 1992, pour les propositions les plus
tranchées à ce sujet). Sans aller jusqu’à parler d’enseignement explicite du langage
par les parents (mais en utilisant, cependant, la notion « d’enseignement implicite »),
nous avons proposé (Rondal, 1983, 1985b) un macro‐mécanisme de l’acquisition du
langage (dit dynamique continu de façon à souligner que les interactions adulte‐
enfant sont facteurs de progrès langagier en continuité tout au long du
développement).
L’acquisition d’un premier langage suppose une série d’interactions entre
interlocuteurs de niveaux de maturité linguistique différents de façon à définir une
zone proximale de développement (notion empruntée à Vygotsky, 1962), la série
d’interactions étant disposée selon un intervalle de temps relativement long (variant
selon les composantes particulières du système langagier). Mais le problème central
est, évidemment, de définir les déterminants de l’évolution qui conduit l’enfant du
84
niveau de départ à la maturité linguistique (elle‐même non entièrement homogène
d’un individu à l’autre, mais ce problème différentiel ne nous retiendra pas ici), et de
pondérer le rôle et l’influence de ces déterminants les uns par rapport aux autres. A
ces points de vue, les données empiriques des dernières années obligent à
reconsidérer le cadre théorique initialement proposé. Un point particulièrement
délicat dans cette reconceptualisation concerne l’information en retour de l’adulte à
l’enfant.
3.4.2. Les feedbacks adultes
Un mécanisme d’enseignement explicite ou implicite du langage intervenant au
sein des interactions verbales parents‐enfants doit nécessairement comporter la mise
à disposition de l’enfant: (1) de modèles linguistiques appropriés, ainsi que (2) la
distribution de feedbacks adéquats par rapport aux énoncés enfantins, de façon à
établir, pour le bénéfice de l’enfant, si un énoncé est acceptable
sémantico/pragmatiquement et grammaticalement, et, dans la négative, en quoi il est
insatisfaisant et doit être amendé. Sur la base des indications à la section précédente,
on peut admettre que des modèles linguistiques appropriés (au double sens d’être
sémantiquement et grammaticalement corrects et d’un degré de complexité tel qu’ils
se situent dans la zone proximale de développement) sont effectivement fournis par
les adultes. Mais pour ce qui est des feedbacks, les choses sont moins claires.
Il ne fait aucun doute que de tels feedbacks existent contrairement à ce qui a été
parfois affirmé, mais dans quelles proportions? Une autre question porte sur leur
nature exacte? Nous avons relevé (Rondal, 1985b, 1988) des pourcentages
d’approbations, désapprobations verbales, et corrections ponctuelles des énoncés
enfantins précédents (feedbacks directs ou explicites) de l’ordre de 15 à 20%, et des
pourcentages d’expansions maternelles des énoncés enfantins (feedbacks indirects ou
implicites) de l’ordre de 10 à 15%; les deux types de feedback diminuant rapidement
en fréquence au‐delà de 30 mois approximativement chez l’enfant. Sur cette base, et,
trop hâtivement sans doute, on a conclu que la fonction de feedback était démontrée,
85
et avec elle la plausibilité de l’existence d’un dispositif parental d’enseignement (au
moins implicite) du langage. Il convient de revenir sur cette conclusion à la lumière
des données accumulées depuis cette période et d’une réinterprétation de certains
faits déjà disponibles alors mais incorrectement interprétés.
Le problème est le suivant: mis à part les corrections formelles ponctuelles des
énoncés enfantins par les adultes, les feedbacks paraissent davantage motivés par des
considérations sémantiques, de vérité, et d’adéquation référentielle des énoncés
plutôt que par des préoccupations d’ordre grammatical. De ce fait, on y trouve les
quatre cas suivants: (1) approbation d’énoncés enfantins sémantiquement et
grammaticalement corrects; (2) désapprobation d’énoncés enfantins sémantiquement
et grammaticalement incorrects; (3) approbation d’énoncés sémantiquement corrects
mais grammaticalement incorrects; et (4) désapprobation d’énoncés sémantiquement
incorrects mais grammaticalement corrects.
On s’est interrogé sur la question de savoir si les parents (et les autres adultes)
n’utilisaient pas des moyens indirects de façon à signaler aux enfants que certains
parmi leurs énoncés étaient grammaticalement mal formés. Brown et Hanlon (1970)
se sont demandés si on trouvait chez les parents des réponses pragmatiquement
différenciées selon le degré de correction formelle des énoncés enfantins. La réponse
est négative. Il n’existe que peu de différence dans les pourcentages de « sequiturs »
(réactions verbales pertinentes, manifestant clairement une bonne compréhension de
l’énoncé enfantin) et de « non sequiturs » parentaux (erreurs de compréhension,
manifestations verbales de non‐compréhension ou de compréhension insuffisante,
requêtes en clarification, et réactions non pertinentes) en réponse aux constructions
enfantines analysées comme formellement primitives et à celles considérées comme
grammaticalement bien formées. En outre, on observe que de nombreuses questions
posées par l’enfant à l’adulte, qu’on peut classer comme primitives au plan formel,
font l’objet de sequiturs, tandis que nombre de questions grammaticalement bien
formées ne suscitent pas de réponse ou ne déterminent pas une réponse pertinente
de la part de l’adulte.
86
Les données de Brown et Hanlon qui ne concernent que trois enfants — les
« Harvard » children (Brown, 1973) ; (en étude longitudinale, cependant) — ont été
confirmées par Hirsh‐Pasek, Treiman, et Schneiderman (1984) avec 40 dyades mère—
enfant (LMPV enfantin variant de 2.61 à 3.75). Hirsh‐Pasek et al. (1984) se sont, en
outre, intéressés à la question de l’existence possible de feedbacks implicites (positifs
ou négatifs) chez l’adulte par rapport aux énoncés enfantins. De tels feedbacks
pourraient consister en une opposition répétition (des énoncés grammaticalement
bien formés, par exemple)/non‐répétition (des énoncés enfantins grammaticalement
mal formés). Dans l’affirmative, cela pourrait signifier que l’enfant aurait à sa
disposition, dans ses échanges verbaux avec l’adulte, un moyen indirect d’identifier
ceux parmi ses propres énoncés qui sont grammaticalement corrects.
Les données obtenues par Hirsh‐Pasek et al. ne vont pas dans la direction
attendue. En effet, il s’avère que (1) la grande majorité des énoncés enfantins
grammaticalement bien formés ne sont pas répétés (exactement ou partiellement) par
les mères — (ce qui pourrait fournir un indice de conformité grammaticale utilisable
par l’enfant; malheureusement pour cette hypothèse, une proportion non négligeable
d’énoncés enfantins mal formés sont également dans le même cas); (2) un certain
nombre d’énoncés enfantins grammaticalement mal formés sont répétés exactement
ou partiellement par les mères. Il ne semble donc pas que les feedbacks implicites de
type répétition (exacte ou partielle) des énoncés enfantins puissent servir de critère
sûr à l’enfant quant à la grammaticalité de ses productions.
Il importe, cependant, de préciser la notion de « répétition maternelle » telle
qu’utilisée par Hirsh‐Pasek et al. (1984). On trouve ce raffinement technique dans
une étude de Demetras, Post, et Snow (1986). Ces auteurs ont enregistré
individuellement les échanges verbaux entre quatre enfants âgés de deux ans et leurs
mères respectives. Demetras et al. ont étudié différents types de feedbacks maternels
implicites (répétition/non‐répétition; requête en clarification adressée à l’enfant
concernant l’énoncé immédiatement précédent produit par ce dernier; poursuite: la
mère poursuivant la conversation sans faire référence à l’énoncé enfantin précédent
87
ou à un autre énoncé enfantin). De leurs analyses, se dégagent les points suivants: (1)
le type de réponse maternelle le plus fréquent à la suite d’un énoncé enfantin
grammaticalement mal formé est la requête en clarification; (2) lorsque les énoncés
enfantins font l’objet d’une répétition maternelle, cette répétition consiste le plus
souvent en une extension sémantique [il s’agit d’une répétition de l’énoncé enfantin
avec ajout de nouvelles(s) information(s) sémantiques] ou en une répétition avec
réduction de l’énoncé enfantin précédent. Les expansions maternelles (corrections
implicites portant sur la morphologie ou la syntaxe) des énoncés enfantins sont plus
rares; (3) le type de réponse maternelle qui suit le plus fréquemment les énoncés
enfantins bien formés grammaticalement est la poursuite; (4) plus de deux fois plus
de répétitions maternelles exactes suivent les énoncés enfantins bien formés au plan
grammatical que les énoncés enfantins mal formés. Demetras et al. (1986) relèvent,
par ailleurs, la difficulté pour un observateur (et donc, vraisemblablement pour
l’enfant) d’identifier la cible exacte des feedbacks adultes implicites, en raison même
de leur caractère implicite. Ce problème, connu sous le nom de « problème de
correspondance » — McKee (1992) —, est particulièrement important, et nous y
reviendrons dans la discussion théorique plus avant.
Les deux études précédentes (Hirsh‐Pasek & al., 1984; Demetras & al., 1986)
sont des études transversales — confirmées, à peu près dans les mêmes termes
empiriques, par une autre recherche, celle de Bohannon et Stanowicz (1988). Il est
intéressant d’en comparer les résultats à ceux d’une étude longitudinale que nous
avons menée (Rondal, 1988). Dans cette recherche, on a analysé les interactions
verbales entre un enfant francophone et sa mère en situation de jeu libre. La période
étudiée était comprise entre 27 et 39 mois chez l’enfant (25 séances d’enregistrement
d’une durée de 20 minutes chacune). La recherche a fait usage du système de
catégories analytiques mis au point par Demetras et al. (1986), de façon à permettre
une comparaison aisée des données. Les résultats de l’étude longitudinale confirment
largement les rapports précédents, et notamment les indications empiriques de
Demetras et al. S’il paraît exister une certaine variation dans les fréquences relatives
88
aux différentes catégories analytiques de feedback maternel, cette variation ne
modifie à aucun moment de façon notable les tendances générales.
3.4.3. Implications théoriques
On conclura de la façon suivante: (1) les feedbacks parentaux explicites sont
relativement peu fréquents et ne sont pas clairement différenciés quant à la
correction grammaticale des énoncés enfantins. Ces feedbacks ne semblent pas
pouvoir constituer un système d’information en retour utilisable par l’enfant au plan
de la construction grammaticale. Ces feedbacks, cependant, peuvent être davantage
pertinents quant à la valeur de vérité et l’adéquation référentielle des énoncés, et
donc servir dans la perspective des développements sémantique et pragmatique. (2)
En ce qui concerne les feedbacks parentaux implicites, on observe que: (a) la majorité
des poursuites et des répétitions exactes adultes suivent des énoncés enfantins
grammaticalement bien formés; et, corrélativement, que la majorité des requêtes en
clarification et des expansions adultes suivent des énoncés enfantins
grammaticalement mal formés. Des feedbacks différenciés existent et sont donc
théoriquement utilisables par l’enfant à fin d’auto‐évaluation grammaticale. Et c’est
ce que répètent Bohannon, Snow, et MacWhinney (1990), en réponse à l’analyse
critique de Gordon (1990) portant sur le travail empirique et l’interprétation de
Bohannon et Stanowicz (1988), et surtout Moerk (1991, 1992). En ce sens général, ils
ont raison. Mais ces auteurs occultent presque complètement — et lorsqu’ils les
traitent, c’est pour les minimiser — les deux principaux problèmes liés aux
feedbacks implicites, lesquels rendent leur utilisabilité et leur utilité grammaticale
éventuelle problématique. Il s’agit, comme nous l’avons signalé, (1) du problème dit
de la correspondance, et (2) de la prévalence des critères sémantique et référentiel sur
les critères grammaticaux dans les feedbacks adultes. Voyons ces deux problèmes
davantage en détail.
Le premier problème concerne le point suivant: comment l’enfant sait‐il à quoi
en particulier dans ses énoncés se rapportent les feedbacks adultes. Un énoncé,
89
même court, présente une variété d’aspects (plus ou moins « transparents »); par
exemple, l’intonation, l’accentuation, les éléments lexicaux, l’articulation
segmentaire, la trame et les contenus sémantiques, la référence, l’organisation
grammaticale (syntagmatique, propositionnelle, et éventuellement, paragraphique),
l’information discursive, la pertinence pragmatique, et l’adéquation fonctionnelle
(types illocutoires). Dans les énoncés immatures du jeune enfant, plusieurs éléments
peuvent être (et sont souvent) simultanément défectueux. Les feedbacks adultes
(même explicites) sont rarement évidents à ce point de vue. De même, la
« réparation—correction » qu’il faut apporter à l’énoncé de l’enfant de façon à le
rendre formellement acceptable, est rarement spécifiée dans les feedbacks adultes.
L’utilisation de ces feedbacks pour l’enfant à fin grammaticale, si elle intervient, ne
peut se faire sans un considérable apport « intrinsèque », lequel reste entièrement à
expliquer. On est loin d’avoir à disposition un mécanisme suffisant de façon à rendre
compte des apprentissages linguistiques.
Au‐delà même de ce problème, il y a toute la question de savoir comment les
parents (dont l’énorme majorité ne sont pas des linguistes professionnels) pourraient
intervenir auprès de leur enfant quant à des aspects du système grammatical pour
lesquels ils n’ont que peu ou pas de connaissance consciente (même s’ils paraissent
disposer d’informations pertinentes sur l’évolution globale de leurs enfants — cf.
Rondal, 1979).
Le second problème mentionné plus haut concerne la prévalence dans les
feedbacks adultes (parfaitement compréhensible dans le contexte des échanges
langagiers habituels) des critères sémantiques et référentiels sur les critères
grammaticaux. Il s’ensuit que sur la base d’un seul feedback l’enfant ne peut être
assuré de la grammaticalité ou non‐grammaticalité de l’énoncé. Il lui faut
impérativement, s’il cherche à utiliser les feedbacks adultes à fin d’auto‐évaluation
grammaticale, prendre en considération une série de feedbacks portant sur le même
énoncé. Ceci complique très considérablement la situation d’apprentissage par ce
biais, jusqu’à la rendre vraisemblablement impraticable.
90
Marcus (1993) a analysé ce problème en termes de probabilités conditionnelles.
Il calcule que l’enfant doit (devrait) répéter un très grand nombre de fois le même
énoncé (d’une centaine à plusieurs centaines de fois, selon certaines caractéristiques
des feedbacks parentaux — cf. Marcus, 1993, pour les détails pertinents) et compiler
les réactions adultes de façon à pouvoir décider si un de ses énoncés est ou non
grammatical. Or, on sait que l’enfant ne répète exactement ses propres énoncés que
relativement peu. Pinker (1989) a analysé plus de 80.000 énoncés enfantins produits
par les Harvard children. Il ne relève, en dehors des simples routines verbales,
aucune auto‐répétition enfantine allant au‐delà de trois; à l’exception d’une seule
erreur commise onze fois sur l’ensemble du corpus par l’un des enfants.
Le tableau n’est pas encourageant pour une théorie de l’utilité des feedbacks
grammaticaux adultes relatifs aux énoncés de l’enfant en voie de développement du
langage. On pourrait encore discuter plusieurs autres aspects négatifs du même
problème. Nous n’en mentionnerons que trois. Par exemple, il n’est nullement
démontré que des feedbacks implicites (et encore moins explicites) — même en
considérant les limitations définies ci‐dessus — soient fournis par les adultes
relativement à tous les aspects du langage (et particulièrement de l’organisation
grammaticale) pour tous les enfants à tous les âges. Les données disponibles
indiquent qu’on est loin du compte à ce point de vue. Marcus (1993) ajoute
l’indication suivante; évidente, mais qui, à notre connaissance, n’avait été relevée par
personne jusque‐là à savoir: l’observation selon laquelle la proportion de répétitions
maternelles exactes qui suivent des énoncés enfantins grammaticalement bien formés
est nettement plus importante que celle des répétitions maternelles exactes qui
suivent des énoncés enfantins grammaticalement mal formés, découle simplement de
la grammaticalité (à 99%) des énoncés adultes adressés aux enfants. Enfin, aucune
démonstration formelle n’a été fournie, en supposant que les feedbacks adultes
soient utilisables par l’enfant afin d’auto‐évaluation grammaticale, qu’ils
interviennent nécessairement comme déterminants du développement langagier.
91
3.4.4. Quel rôle pour l’input langagier?
S’ensuit‐il que l’environnement humain de l’enfant ne joue aucun rôle majeur
dans le développement grammatical ? Nullement.
S’il paraît établi que l’input langagier du jeune enfant et les stratégies
éducatives générales des parents ne sont pas porteurs de structuration grammaticale
explicite, et que l’organisation grammaticale du langage n’est pas simplement
transférée de l’adulte à l’enfant « à travers » les interactions verbales adulte—enfant
prenant place au cours du développement, et si, dès lors, le moteur de la construction
du langage est à chercher « à l’intérieur de l’enfant », il n’est nullement exclu que ce
développement, pour intrinsèque qu’il soit, ne puisse être considérablement aidé par
deux caractéristiques centrales de l’input langagier: à savoir, (1) la grammaticalité du
discours adulte adressé à l’enfant, et (2) les simplifications formelles existant dans
l’input langagier et la levée graduelle de ces simplifications en fonction de l’évolution
linguistique de l’enfant.
La grammaticalité de l’input langagier permet à l’enfant de disposer en
permanence d’ « évidences positives » de façon à évaluer par comparaison la
grammaticalité de ses propres énoncés. Relativement à ce type de matériau
linguistique, il n’y a pas de « région d’ambiguïté », pour reprendre l’expression de
Marcus (1993), quant à la grammaticalité des énoncés (à 1% près, comme on l’a
indiqué plus haut; ce qui est négligeable). Le fait que les énoncés adultes « garantis
grammaticaux » sont, en outre, raccourcis et formellement simplifiés, selon les
capacités cognitives et linguistiques momentanées de l’enfant, est de nature à
faciliter considérablement le travail de segmentation (parsing) de l’input et de
construction langagière par ce dernier.
Il reste que ce parsing, l’analyse du donné résultant, la construction des
catégories morpho‐syntaxiques, les procédures de traitement réceptif et productif, et
l’organisation mentale du dispositif langagier dans toute sa complexité, sont le fait de
l’enfant « seul dans sa tête ». Nonobstant la facilitation induite, il reste qu’il s’agit
d’un travail colossal. Il exige l’intégrité du système nerveux central (en témoignent
92
les énormes difficultés rencontrées par les enfants handicapés mentaux malgré la
mise à leur disposition par leurs parents d’un input langagier de bonne qualité et
adapté à leur rythme propre d’évolution linguistique (cf. Rondal, 1978, 1985b, sur ces
points), ou par les enfants dysphasiques, pourtant normalement intelligents mais
présentant des troubles spécifiques du développement langagier particulièrement
dans ses aspects morpho‐syntaxiques (cf. Gérard, 1991).
Cependant, il convient de rappeler que les feedbacks parentaux peuvent jouer,
et jouent très certainement, un rôle important en ce qui concerne la mise en
progression des aspects sémantiques, pragmatiques, et vraisemblablement
phonologiques, du langage enfantin; mais on manque encore de données
suffisamment précises sur ces points.
On aboutit, nous semble‐t‐il, à une sorte de modèle théorique « mixte » (par
rapport aux théories précédentes) de l’ontogenèse langagière, cette dernière ne
paraissant pas manquer d’opportunisme, pour ainsi dire, de même que ne manque
pas d’opportunisme l’évolution même de la fonction langagière au cours du long
processus d’hominisation (Bickerton, 1990 ; Rondal 2000).
Il paraît clair, aujourd’hui, que c’est le cerveau humain qui crée la « fonction de
langage », et apprend et organise la ou les langues dont les individus viennent à
disposer. Certes, ce cerveau répond à un dispositif génétique particulier qui
différencie l’espèce humaine des autres espèces animales, et même (à quelques pour‐
cent près, mais décisifs) de nos plus proches voisins biologiques, les chimpanzés Pan
troglodytes et Pan panidae. Mais notre code génétique spéciel ne contient aucune
représentation ou préformation linguistique d’aucune sorte. Le langage est construit
et reconstruit à neuf et individuellement grâce aux ressources générales et
particulières (c’est‐à‐dire, adaptées au traitement du langage) du cerveau humain. Il
n’est nullement donné ni de l’extérieur, au sens où il serait un pur produit de
l’éducation familiale, ni de l’intérieur, au sens des théories innéistes
représentationnelles. L’ontogenèse langagière résulte, en dernière analyse, de
l’heureuse rencontre entre un input langagier adapté (phénomène culturel) et une
93
capacité constructive particulière du cerveau humain (phénomène biologique), lequel
a évolué de façon à optimaliser cette construction (cf. Rondal, 2000).
94
NOTE
1. Les barres verticales indiquent qu’il s’agit de phonème (s).
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