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BIBEBOOK ALEXANDRE DUMAS LE COLLIER DE LA REINE Édition complète Les Mémoires d’un médecin

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  • BIBEBOOK

    ALEXANDRE DUMAS

    LE COLLIER DE LAREINE

    dition complte

    Les Mmoires dun mdecin

  • ALEXANDRE DUMAS

    LE COLLIER DE LAREINE

    dition complteLes Mmoires dun mdecin

    1850

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1377-9

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    Sources : Rencontre Bibliothque lectronique du Qubec

    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • Avant-propos

    E , propos mme du titre que nous venons dcrire,quon nous permette davoir une courte explication avec noslecteurs. Il y a dj vingt ans que nous causons ensemble, et lesquelques lignes qui vont suivre, au lieu de relcher notre vieille amiti,vont, je lespre, la resserrer encore.

    Depuis les derniers mots que nous nous sommes dits, une rvolutiona pass entre nous : cette rvolution, je lavais annonce ds 1832 , jenavais expos les causes, je lavais suivie dans sa progression, je lavaisdcrite jusque dans son accomplissement : il y a plus javais dit, il y aseize ans, ce que je ferais il y a huit mois.

    Quon me permette de transcrire ici les dernires lignes de lpilogueprophtique qui termine mon livre de Gaule et France. Voil le gouffreo va sengloutir le gouvernement actuel. Le phare que nous allumonssur sa route nclairera que son naufrage ; car, voult-il virer de bord, ilne le pourrait plus maintenant, le courant qui lentrane est trop rapide etle vent qui le pousse est trop large. Seulement, lheure de perdition, nossouvenirs dhomme lemportant sur notre stocisme de citoyen, une voixse fera entendre qui criera : Meure la royaut, mais Dieu sauve le roi !

    1. pilogue de Gaule et France.

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  • Le collier de la reine Chapitre

    Cette voix sera la mienne. Ai-je menti ma promesse, et la voix qui, seule en France, a dit adieu

    une auguste amiti a-t-elle, au milieu de la chute dune dynastie, vibrassez haut pour quon lait entendue ?

    La rvolution prvue et annonce par nous ne nous a donc pas pris limproviste. Nous lavons salue comme une apparition fatalement at-tendue ; nous ne lesprions pas meilleure, nous la craignions pire. Depuisvingt ans que nous fouillons le pass des peuples, nous savons ce que cestque les rvolutions.

    Des hommes qui lont faite et de ceux qui en ont profit, nous nenparlerons pas. Tout orage trouble leau. Tout tremblement de terre amnele fond la surface. Puis, par les lois naturelles de lquilibre, chaque mo-lcule reprend sa place. La terre se raffermit, leau spure, et le ciel, mo-mentanment troubl, mire au lac ternel ses toiles dor.

    Nos lecteurs vont donc nous retrouver le mme, aprs le 24 fvrier,que nous tions auparavant : une ride de plus au front, une cicatrice deplus au cur. Voil tout le changement qui sest opr en nous pendantles huit terribles mois qui viennent de scouler.

    Ceux que nous aimions, nous les aimons toujours ; ceux que nous crai-gnions, nous ne les craignons plus ; ceux que nous mprisions, nous lesmprisons plus que jamais.

    Donc, dans notre uvre comme en nous, aucun changement ; peut-tre dans notre uvre comme en nous, une ride et une cicatrice de plus.Voil tout.

    Nous avons lheure quil est, crit peu prs quatre cents volumes.Nous avons fouill bien des sicles, voqu bien des personnages blouisde se retrouver debout au grand jour de la publicit.

    Eh bien ! ce monde tout entier de spectres, nous ladjurons de dire sijamais nous avons fait sacrifice au temps o nous vivions de ses crimes,de ses vices ou de ses vertus : sur les rois, sur les grands seigneurs, surle peuple, nous avons toujours dit ce qui tait la vrit ou ce que nouscroyions tre la vrit ; et, si les morts rclamaient comme les vivants,de mme que nous navons jamais eu faire une seule rtractation auxvivants, nous naurions pas faire une seule rtractation aux morts.

    certains curs, tout malheur est sacr, toute chute est respectable ;

    2

  • Le collier de la reine Chapitre

    quon tombe de la vie ou du trne, cest une pit de sincliner devant lespulcre ouvert, devant la couronne brise.

    Lorsque nous avons crit notre titre au haut de la premire page denotre livre, ce nest point, disons-le, un choix libre qui nous a dict ce titre,cest que son heure tait arrive, cest que son tour tait venu ; la chrono-logie est inflexible ; aprs 1774 devait venir 1784 ; aprs Joseph Balsamo,Le Collier de la Reine.

    Mais que les plus scrupuleuses susceptibilits se rassurent : par celamme quil peut tout dire aujourdhui, lhistorien sera le censeur du pote.Rien de hasard sur la femme reine, rien de douteux sur la reine martyre.Faiblesse de lhumanit, orgueil royal, nous peindrons tout, cest vrai ;mais comme ces peintres idalistes qui savent prendre le beau ct de laressemblance ; mais comme faisait lartiste au nom dAnge, quand, dans samatresse chrie, il retrouvait une madone sainte ; entre les pamphlets in-fmes et la louange exagre, nous suivrons, triste, impartial et solennel,la ligne rveuse de la posie. Celle dont le bourreau a montr au peuplela tte ple a bien achet le droit de ne plus rougir devant la postrit.

    Alexandre Dumas29 novembre 1848.

    n

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  • Prologue

    Un vieux gentilhomme et un vieux matredhtel

    Vers les premiers jours du mois davril 1784, trois heures un quart peu prs de laprs-midi, le vieux marchal de Richelieu, notre ancienneconnaissance, aprs stre imprgn lui-mme les sourcils dune tein-ture parfume, repoussa de la main le miroir que lui tenait son valet dechambre, successeur mais non remplaant du fidle Raft ; et, secouant latte de cet air qui nappartenait qu lui :

    Allons, dit-il, me voil bien ainsi.Et il se leva de son fauteuil, chiquenaudant du doigt, avec un geste tout

    juvnile, les atomes de poudre blanche qui avaient vol de sa perruque sursa culotte de velours bleu de ciel.

    Puis, aprs avoir fait deux ou trois tours dans son cabinet de toilette,allongeant le cou-de-pied et tendant le jarret :

    Mon matre dhtel ! dit-il.Cinq minutes aprs, le matre dhtel se prsenta en costume de cr-

    monie.Le marchal prit un air grave et tel que le comportait la situation.

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  • Le collier de la reine Chapitre

    Monsieur, dit-il, je suppose que vous mavez fait un bon dner ? Mais oui, monseigneur. Je vous ai fait remettre la liste de mes convives, nest-ce pas ? Et jen ai fidlement retenu le nombre, monseigneur. Neuf couverts,

    nest-ce point cela ? Il y a couvert et couvert, monsieur ! Oui, monseigneur, maisLe marchal interrompit le matre dhtel avec un lger mouvement

    dimpatience, tempr cependant de majest. Mais nest point une rponse, monsieur ; et chaque fois que jen-

    tends le mot mais, et je lai entendu bien des fois depuis quatre-vingt-huitans, eh bien ! monsieur, chaque fois que je lai entendu, ce mot, je suisdsespr de vous le dire, il prcdait une sottise.

    Monseigneur ! Dabord, quelle heure me faites-vous dner ? Monseigneur, les bourgeois dnent deux heures, la robe trois, la

    noblesse quatre. Et moi, monsieur ? Monseigneur dnera aujourdhui cinq heures. Oh ! oh ! cinq heures ! Oui, monseigneur, comme le roi. Et pourquoi comme le roi ? Parce que sur la liste que Monseigneur ma fait lhonneur de me

    remettre, il y a un nom de roi. Point du tout, monsieur, vous vous trompez, parmi mes convives

    daujourdhui, il ny a que de simples gentilshommes. Monseigneur veut sans doute plaisanter avec son humble serviteur,

    et je le remercie de lhonneur quil me fait. Mais M. le comte de Haga, quiest un des convives de Monseigneur

    Eh bien ? Eh bien ! le comte de Haga est un roi. Je ne connais pas de roi qui se nomme ainsi. Que Monseigneur me pardonne alors, dit le matre dhtel en sin-

    clinant, mais javais cru, javais suppos

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  • Le collier de la reine Chapitre

    Votre mandat nest pas de croire, monsieur ! Votre devoir nest pasde supposer ! Ce que vous avez faire, cest de lire les ordres que je vousdonne, sans y ajouter aucun commentaire. Quand je veux quon sacheune chose, je la dis ; quand je ne la dis pas, je veux quon lignore.

    Le matre dhtel sinclina une seconde fois, et cette fois plus respec-tueusement peut-tre que sil et parl un roi rgnant.

    Ainsi donc, monsieur, continua le vieux marchal, vous voudrezbien, puisque je nai que des gentilshommes dner, me faire dner monheure habituelle, cest--dire quatre heures.

    cet ordre, le front du matre dhtel sobscurcit, comme sil venaitdentendre prononcer son arrt de mort. Il plit et plia sous le coup.

    Puis, se redressant avec le courage du dsespoir : Il arrivera ce que Dieu voudra, dit-il ; mais Monseigneur ne dnera

    qu cinq heures. Pourquoi et comment cela ? scria le marchal en se redressant. Parce quil est matriellement impossible que Monseigneur dne

    auparavant. Monsieur, dit le vieux marchal en secouant avec fiert sa tte en-

    core vive et jeune, voil vingt ans, je crois, que vous tes mon service ? Vingt-un ans, monseigneur ; plus un mois et deux semaines. Eh bien, monsieur, ces vingt-un ans, un mois, deux semaines,

    vous najouterez pas un jour, pas une heure. Entendez-vous ? rpliqua levieillard, en pinant ses lvres minces et en fronant son sourcil peint, dsce soir vous chercherez un matre. Je nentends pas que le mot impossiblesoit prononc dans ma maison. Ce nest pas mon ge que je veux fairelapprentissage de ce mot. Je nai pas de temps perdre.

    Le matre dhtel sinclina une troisime fois. Ce soir, dit-il, jaurai pris cong de Monseigneur, mais au moins,

    jusquau dernier moment, mon service aura t fait comme il convient.Et il fit deux pas reculons vers la porte. Quappelez-vous comme il convient ? scria le marchal. Apprenez,

    monsieur, que les choses doivent tre faites ici comme il me convient, voilla convenance. Or, je veux dner quatre heures, moi, et il ne me convientpas, quand je veux dner quatre heures, que vous me fassiez dner cinq.

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  • Le collier de la reine Chapitre

    Monsieur le marchal, dit schement le matre dhtel, jai servi desommelier M. le prince de Soubise, dintendant M. le prince cardinalLouis de Rohan. Chez le premier, Sa Majest le feu roi de France dnait unefois lan ; chez le second, Sa Majest lempereur dAutriche dnait une foisle mois. Je sais donc comme on traite les souverains, monseigneur. ChezM. de Soubise, le roi Louis XV sappelait vainement le baron de Gonesse,ctait toujours un roi ; chez le second, cest--dire chez M. de Rohan,lempereur Joseph sappelait vainement le comte de Packenstein, ctaittoujours lempereur. Aujourdhui, M. le marchal reoit un convive quisappelle vainement le comte de Haga : le comte de Haga nen est pasmoins le roi de Sude. Je quitterai ce soir lhtel de Monsieur le marchal,ou M. le comte de Haga y sera trait en roi.

    Et voil justement ce que je me tue vous dfendre, monsieur len-tt ; le comte de Haga veut lincognito le plus strict, le plus opaque. Par-dieu ! je reconnais bien l vos sottes vanits, messieurs de la serviette !Ce nest pas la couronne que vous honorez, cest vous-mme que vousglorifiez avec nos cus.

    Je ne suppose pas, dit aigrement le matre dhtel que ce soit s-rieusement que Monseigneur me parle dargent.

    Eh non ! monsieur, dit le marchal presque humili, non. Argent !qui diable vous parle argent ? Ne dtournez pas la question, je vous prie,et je vous rpte que je ne veux point quil soit question de roi ici.

    Mais, monsieur le marchal, pour qui donc me prenez-vous ?Croyez-vous que jaille ainsi en aveugle ? Mais il ne sera pas un instantquestion de roi ici.

    Alors ne vous obstinez point, et faites-moi dner quatre heures. Non, monsieur le marchal, parce qu quatre heures, ce que jat-

    tends ne sera point arriv. Quattendez-vous ? un poisson ? comme M. Vatel. M. Vatel, M. Vatel, murmura le matre dhtel. Eh bien ! tes-vous choqu de la comparaison ? Non ; mais pour un malheureux coup dpe que M. Vatel se donna

    au travers du corps, M. Vatel est immortalis ! Ah ! ah ! et vous trouvez, monsieur, que votre confrre a pay la

    gloire trop bon march ?

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  • Le collier de la reine Chapitre

    Non, monseigneur, mais combien dautres souffrent plus que luidans notre profession, et dvorent des douleurs ou des humiliations centfois pires quun coup dpe, et qui cependant ne sont point immortaliss !

    Eh ! monsieur, pour tre immortalis, ne savez-vous pas quil fauttre de lAcadmie, ou tre mort ?

    Monseigneur, sil en est ainsi, mieux vaut tre bien vivant et faireson service. Je ne mourrai pas, et mon service sera fait comme et t faitcelui de Vatel, si M. le prince de Cond et eu la patience dattendre unedemi-heure.

    Oh ! mais vous me promettez merveilles ; cest adroit. Non, monseigneur, aucune merveille. Mais quattendez-vous donc alors ? Monseigneur veut que je le lui dise ? Ma foi ! oui, je suis curieux. Eh bien, monseigneur, jattends une bouteille de vin. Une bouteille de vin ! expliquez-vous, monsieur ; la chose com-

    mence mintresser. Voici de quoi il sagit, monseigneur. Sa Majest le roi de Sude,

    pardon, Son Excellence le comte de Haga, voulais-je dire, ne boit jamaisque du vin de Tokay.

    Eh bien ! suis-je assez dpourvu pour navoir point de tokay dansma cave ? il faudrait chasser mon sommelier, dans ce cas.

    Non, monseigneur, vous en avez, au contraire, encore soixante bou-teilles, peu prs.

    Eh bien, croyez-vous que le comte de Haga boive soixante-une bou-teilles de vin son dner ?

    Patience, monseigneur ; lorsque M. le comte de Haga vint pour lapremire fois en France, il ntait que prince royal ; alors, il dna chez lefeu roi, qui avait reu douze bouteilles de tokay de Sa Majest lempereurdAutriche. Vous savez que le tokay premier cru est rserv pour la cavedes empereurs, et que les souverains eux-mmes ne boivent de ce cruquautant que Sa Majest lempereur veut bien leur en envoyer ?

    Je le sais. Eh bien ! monseigneur, de ces douze bouteilles dont le prince royal

    gota, et quil trouva admirables, de ces douze bouteilles, deux bouteilles

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  • Le collier de la reine Chapitre

    aujourdhui restent seulement. Oh ! oh ! Lune est encore dans les caves du roi Louis XVI. Et lautre ? Ah ! voil, monseigneur, dit le matre dhtel avec un sourire triom-

    phant, car il sentait quaprs la longue lutte quil venait de soutenir, lemoment de la victoire approchait pour lui ; lautre, eh bien ! lautre futdrobe.

    Par qui ? Par un de mes amis, sommelier du feu roi, qui mavait de grandes

    obligations. Ah ! ah ! Et qui vous la donna. Certes, oui, monseigneur, dit le matre dhtel avec orgueil. Et quen ftes-vous ? Je la dposai prcieusement dans la cave de mon matre, monsei-

    gneur. De votre matre ? Et quel tait votre matre cette poque, mon-

    sieur ? Mgr le cardinal prince Louis de Rohan. Ah ! mon Dieu ! Strasbourg ? Saverne. Et vous avez envoy chercher cette bouteille pour moi ! scria le

    vieux marchal. Pour vous, monseigneur, rpondit le matre dhtel du ton quil et

    pris pour dire : Ingrat ! Le duc de Richelieu saisit la main du vieux serviteur en scriant : Je vous demande pardon, monsieur, vous tes le roi des matres

    dhtel ! Et vous me chassiez ! rpondit celui-ci avec un mouvement intra-

    duisible de tte et dpaules. Moi, je vous paie cette bouteille cent pistoles. Et cent pistoles que coteront Monsieur le marchal les frais du

    voyage, cela fera deux cents pistoles. Mais Monseigneur avouera que cestpour rien.

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  • Le collier de la reine Chapitre

    Javouerai tout ce quil vous plaira, monsieur ; en attendant, partirdaujourdhui, je double vos honoraires.

    Mais, monseigneur, il ne fallait rien pour cela. Et quand donc arrivera votre courrier de cent pistoles ? Monseigneur jugera si jai perdu mon temps : quel jour Monsei-

    gneur a-t il command le dner ? Mais voici trois jours, je crois. Il faut un courrier qui court franc trier vingt-quatre heures

    pour aller, vingt-quatre pour revenir. Il vous restait vingt-quatre heures : prince des matres dhtel, quen

    avez-vous fait, de ces vingt-quatre heures ? Hlas, monseigneur, je les ai perdues. Lide ne mest venue que le

    lendemain du jour o vous maviez donn la liste de vos convives. Main-tenant, calculons le temps quentranera la ngociation, et vous verrez,monseigneur, quen ne vous demandant que jusqu cinq heures, je nevous demande que le temps strictement ncessaire.

    Comment ! la bouteille nest pas encore ici ? Non, monseigneur. Bon Dieu ! monsieur, et si votre collgue de Saverne allait tre aussi

    dvou M. le prince de Rohan que vous ltes moi-mme ? Eh bien ! monseigneur ? Sil allait refuser la bouteille, comme vous leussiez refuse vous-

    mme ? Moi, monseigneur ? Oui, vous ne donneriez pas une pareille bouteille, je suppose, si elle

    se trouvait dans ma cave ? Jen demande bien humblement pardon Monseigneur : si un

    confrre ayant un roi traiter me venait demander votre meilleure bou-teille de vin, je la lui donnerais linstant.

    Oh ! oh ! fit le marchal avec une lgre grimace. Cest en aidant que lon est aid, monseigneur. Alors, me voil peu prs rassur, dit le marchal avec un soupir ;

    mais nous avons encore une mauvaise chance. Laquelle, monseigneur ? Si la bouteille se casse ?

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  • Le collier de la reine Chapitre

    Oh ! monseigneur, il ny a pas dexemple quun homme ait jamaiscass une bouteille de vin de deux mille livres.

    Javais tort, nen parlons plus ; maintenant, votre courrier arrivera quelle heure ?

    quatre heures trs prcises. Alors, qui nous empche de dner quatre heures ? reprit le mar-

    chal, entt comme une mule de Castille. Monseigneur, il faut une heure mon vin pour le reposer, et encore

    grce un procd dont je suis linventeur ; sans cela, il me faudrait troisjours.

    Battu cette fois encore, le marchal fit en signe de dfaite un salut son matre dhtel.

    Dailleurs, continua celui-ci, les convives de monseigneur, sachantquils auront lhonneur de dner avec M. le comte de Haga, narriverontqu quatre heures et demie.

    En voici bien dune autre ! Sans doute, monseigneur ; les convives de Monseigneur sont, nest-

    ce pas, M. le comte de Launay, Mme la comtesse du Barry, M. de La P-rouse, M. de Favras, M. de Condorcet, M. de Cagliostro et M. de Taverney ?

    Eh bien ? Eh bien ! monseigneur, procdons par ordre : M. de Launay vient

    de la Bastille ; de Paris, par la glace quil y a sur les routes, trois heures. Oui, mais il partira aussitt le dner des prisonniers, cest--dire

    midi ; je connais cela, moi. Pardon, monseigneur ; mais depuis que Monseigneur a t la Bas-

    tille, lheure du dner est change, la Bastille dne une heure. Monsieur, on apprend tous les jours, et je vous remercie. Continuez. Mme du Barry vient de Luciennes, une descente perptuelle, par le

    verglas. Oh ! cela ne lempchera pas dtre exacte. Depuis quelle nest plus

    la favorite que dun duc, elle ne fait plus la reine quavec les barons. Maiscomprenez cela votre tour, monsieur : je voulais dner de bonne heure cause de M. de La Prouse qui part ce soir et qui ne voudra point sattarder.

    Monseigneur, M. de La Prouse est chez le roi ; il cause gographie,cosmographie, avec Sa Majest. Le roi ne lchera donc pas de sitt M. de

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  • Le collier de la reine Chapitre

    La Prouse. Cest possible Cest sr, monseigneur. Il en sera de mme de M. de Favras, qui est

    chez M. le comte de Provence, et qui y cause sans doute de la pice de M.Caron de Beaumarchais.

    Du Mariage de Figaro ? Oui, monseigneur. Savez-vous que vous tes tout fait lettr, monsieur ? Dans mes moments perdus, je lis, monseigneur. Nous avons M. de Condorcet qui, en sa qualit de gomtre, pourra

    bien se piquer de ponctualit. Oui ; mais il senfoncera dans un calcul, et quand il en sortira, il

    se trouvera dune demi-heure en retard. Quant au comte de Cagliostro,comme ce seigneur est tranger et habite depuis peu de temps Paris, il estprobable quil ne connat pas encore parfaitement la vie de Versailles etquil se fera attendre.

    Allons, dit le marchal, vous avez, moins Taverney, nomm tousmes convives, et cela dans un ordre dnumration digne dHomre et demon pauvre Raft.

    Le matre dhtel sinclina. Je nai point parl de M. de Taverney, dit-il, parce que M. de Ta-

    verney est un ancien ami qui se conformera aux usages. Je crois, monsei-gneur, que voil bien les huit couverts de ce soir, nest-ce pas ?

    Parfaitement. O nous faites-vous dner, monsieur ? Dans la grande salle manger, monseigneur. Nous y glerons. Elle chauffe depuis trois jours, monseigneur, et jai rgl latmo-

    sphre dix-huit degrs. Fort bien ! mais voil la demie qui sonne.Le marchal jeta un coup dil sur la pendule. Cest quatre heures et demie, monsieur. Oui, monseigneur, et voil un cheval qui entre dans la cour ; cest

    ma bouteille de vin de Tokay. Puiss-je tre servi vingt ans encore de la sorte, dit le vieux mar-

    chal en retournant son miroir, tandis que le matre dhtel courait son

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    office. Vingt ans ! dit une voix rieuse qui interrompit le duc juste au pre-

    mier coup dil sur sa glace, vingt ans : mon cher marchal, je vous lessouhaite ; mais alors jen aurai soixante, duc, et je serai bien vieille.

    Vous, comtesse ! scria le marchal ; vous la premire ! Mon Dieu !que vous tes toujours belle et frache !

    Dites que je suis gele, duc. Passez, je vous prie, dans le boudoir. Oh ! un tte--tte, marchal ? trois, rpondit une voix casse. Taverney ! scria le marchal. La peste du trouble-fte ! dit-il

    loreille de la comtesse. Fat ! murmura Mme du Barry, avec un grand clat de rire.Et tous trois passrent dans la pice voisine.La ProuseAu mme instant le roulement sourd de plusieurs voitures sur les pa-

    vs ouats de neige avertit le marchal de larrive de ses htes et, bien-tt aprs, grce lexactitude du matre dhtel, neuf convives prenaientplace autour de la table ovale de la salle manger ; neuf laquais, silen-cieux comme des ombres, agiles sans prcipitation, prvenants sans im-portunit, glissant sur les tapis, passaient entre les convives sans jamaiseffleurer leurs bras, sans heurter jamais leurs fauteuils, fauteuils enseve-lis dans une moisson de fourrures, o plongeaient jusquaux jarrets lesjambes des convives.

    Voil ce que savouraient les htes du marchal, avec la douce chaleurdes poles, le fumet des viandes, le bouquet des vins, et le bourdonnementdes premires causeries aprs le potage.

    Pas un bruit au-dehors, les volets avaient des sourdines ; pas un bruitau-dedans, except celui que faisaient les convives : des assiettes qui chan-geaient de place sans quon les entendt sonner, de largenterie qui passaitdes buffets sur la table sans une seule vibration, un matre dhtel donton ne pouvait pas mme surprendre le susurrement ; il donnait ses ordresavec les yeux.

    Aussi, au bout de dix minutes, les convives se sentirent-ils parfaite-ment seuls dans cette salle ; en effet, des serviteurs aussi muets, des es-

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    claves aussi impalpables devaient ncessairement tre sourds.M. de Richelieu fut le premier qui rompit ce silence solennel qui dura

    autant que le potage, en disant son voisin de droite : Monsieur le comte ne boit pas ?Celui auquel sadressaient ces paroles tait un homme de trente-huit

    ans, blond de cheveux, petit de taille, haut dpaules ; son il, dun bleuclair, tait vif parfois, mlancolique souvent : la noblesse tait crite entraits irrcusables sur son front ouvert et gnreux.

    Je ne bois que de leau, marchal, rpondit-il. Except chez le roi Louis XV, dit le duc. Jai eu lhonneur dy dner

    avec Monsieur le comte, et cette fois il a daign boire du vin. Vous me rappelez l un excellent souvenir, monsieur le marchal ;

    oui, en 1771 ; ctait du vin de Tokay du cru imprial. Ctait le pareil de celui-ci, que mon matre dhtel a lhonneur

    de vous verser en ce moment, monsieur le comte, rpondit Richelieu ensinclinant.

    Le comte de Haga leva le verre la hauteur de son il et le regarda la clart des bougies.

    Il tincelait dans le verre comme un rubis liquide. Cest vrai, dit-il, monsieur le marchal : merci.Et le comte pronona ce motmerci dun ton si noble et si gracieux, que

    les assistants lectriss se levrent dun seul mouvement en criant : Vive Sa Majest ! Cest vrai, rpondit le comte de Haga : vive Sa Majest le roi de

    France ! Ntes-vous pas de mon avis, monsieur de La Prouse ? Monsieur le comte, rpondit le capitaine avec cet accent la fois ca-

    ressant et respectueux de lhomme habitu parler aux ttes couronnes,je quitte le roi il y a une heure, et le roi a t si plein de bont pour moi,que nul ne criera plus haut : Vive le roi ! que je ne le ferai. Seulement,comme dans une heure environ je courrai la poste pour gagner la mer,o mattendent les deux fltes que le roi met ma disposition, une foishors dici, je vous demanderai la permission de crier vive un autre roi quejaimerais fort servir, si je navais un si bon matre.

    Et, en levant son verre, M. de La Prouse salua humblement le comtede Haga.

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    Cette sant que vous voulez porter, dit Mme du Barry, place lagauche du marchal, nous sommes tous prt, monsieur, y faire raison.Mais encore faut-il que notre doyen dge la porte, comme on dirait auParlement.

    Est-ce toi que le propos sadresse, Taverney, ou bien moi ? dit lemarchal en riant et en regardant son vieil ami.

    Je ne crois pas, dit un nouveau personnage plac en face du mar-chal de Richelieu.

    Quest-ce que vous ne croyez pas, monsieur de Cagliostro ? dit lecomte de Haga en attachant son regard perant sur linterlocuteur.

    Je ne crois pas, monsieur le comte, dit Cagliostro en sinclinant, quece soit M. de Richelieu notre doyen dge.

    Oh ! voil qui va bien, dit le marchal ; il parat que cest toi, Taver-ney.

    Allons donc, jai huit ans de moins que toi. Je suis de 1704, rpliquale vieux seigneur.

    Malhonnte ! dit le marchal ; il dnonce mes quatre-vingt-huit ans. En vrit ! monsieur le duc, vous avez quatre-vingt-huit ans ? fit M.

    de Condorcet. Oh ! mon Dieu ! oui. Cest un calcul facile faire, et par cela mme

    indigne dun algbriste de votre force, marquis. Je suis de lautre sicle,du grand sicle, comme on lappelle : 1696, voil une date !

    Impossible, dit de Launay. Oh ! si votre pre tait ici, monsieur le gouverneur de la Bastille, il

    ne dirait pas impossible, lui qui ma eu pour pensionnaire en 1714. Le doyen dge, ici, je le dclare, dit M. de Favras, cest le vin que

    M. le comte de Haga verse en ce moment dans son verre. Un tokay de cent vingt ans ; vous avez raison, monsieur de Favras,

    rpliqua le comte. ce tokay lhonneur de porter la sant du roi. Un instant, messieurs, dit Cagliostro en levant au-dessus de la table

    sa large tte tincelante de vigueur et dintelligence, je rclame. Vous rclamez sur le droit danesse du tokay ? reprirent en chur

    les convives. Assurment, dit le comte avec calme, puisque cest moi-mme qui

    lai cachet dans sa bouteille.

    15

  • Le collier de la reine Chapitre I

    Vous ? Oui, moi, et cela le jour de la victoire remporte par Montecuculli

    sur les Turcs, en 1664.Un immense clat de rire accueillit ces paroles, que Cagliostro avait

    prononces avec une imperturbable gravit. ce compte, monsieur, dit Mme du Barry, vous avez quelque chose

    comme cent trente ans, car je vous accorde bien dix ans pour avoir pumettre ce bon vin dans sa grosse bouteille.

    Javais plus de dix ans lorsque jaccomplis cette opration, madame,puisque le surlendemain jeus lhonneur dtre charg par Sa Majestlempereur dAutriche de fliciter Montecuculli, qui, par la victoire duSaint-Gothard, avait veng la journe dEspeck en Esclavonie, journeo les mcrants battirent si rudement les impriaux mes amis et mescompagnons darmes, en 1536.

    Eh ! dit le comte de Haga aussi froidement que le faisait Cagliostro,Monsieur avait encore cette poque dix ans au moins, puisquil assistaiten personne cette mmorable bataille.

    Une horrible droute ! monsieur le comte, rpondit Cagliostro ensinclinant.

    Moins cruelle cependant que la droute de Crcy, dit Condorcet ensouriant.

    Cest vrai, monsieur, dit Cagliostro en souriant, la droute de Crcyfut une chose terrible en ce que ce fut non seulement une arme, mais laFrance qui fut battue. Mais aussi, convenons-en, cette droute ne fut pasune victoire tout fait loyale de la part de lAngleterre. Le roi douardavait des canons, circonstance parfaitement ignore de Philippe de Va-lois, ou plutt circonstance laquelle Philippe de Valois navait pas voulucroire quoique je len eusse prvenu, quoique je lui eusse dit que de mesyeux javais vu ces quatre pices dartillerie qudouard avait achetesdes Vnitiens.

    Ah ! ah ! dit Mme du Barry, ah ! vous avez connu Philippe de Valois ? Madame, javais lhonneur dtre un des cinq seigneurs qui lui firent

    escorte en quittant le champ de bataille, rpondit Cagliostro. Jtais venuen France avec le pauvre vieux roi de Bohme, qui tait aveugle, et qui sefit tuer au moment o on lui dit que tout tait perdu.

    16

  • Le collier de la reine Chapitre I

    Oh ! mon Dieu ! monsieur, dit La Prouse, vous ne sauriez croirecombien je regrette quau lieu dassister la bataille de Crcy, vous nayezpas assist celle dActium.

    Et pourquoi cela, monsieur ? Ah ! parce que vous eussiez pu me donner des dtails nautiques,

    qui, malgr la belle narration de Plutarque, me sont toujours demeursfort obscurs.

    Lesquels, monsieur ? Je serais heureux si je pouvais vous tre dequelque utilit.

    Vous y tiez donc ? Non, monsieur, jtais alors en gypte. Javais t charg par la

    reine Cloptre de recomposer la bibliothque dAlexandrie ; chose quejtais plus quun autre mme de faire, ayant personnellement connules meilleurs auteurs de lAntiquit.

    Et vous avez vu la reine Cloptre, monsieur de Cagliostro ? scriala comtesse du Barry.

    Comme je vous vois, madame. tait-elle aussi jolie quon le dit ? Madame la comtesse, vous le savez, la beaut est relative. Char-

    mante reine en gypte, Cloptre net pu tre Paris quune adorablegrisette.

    Ne dites pas de mal des grisettes, monsieur le comte. Dieu men garde ! Ainsi, Cloptre tait Petite, mince, vive, spirituelle, avec de grands yeux en amande,

    un nez grec, des dents de perle, et une main comme la vtre, madame ;une vritable main tenir le sceptre. Tenez, voici un diamant quelle madonn et qui lui venait de son frre Ptolme ; elle le portait au pouce.

    Au pouce ! scria Mme du Barry. Oui ; ctait une mode gyptienne, et moi, vous le voyez, je puis

    peine le passer mon petit doigt.Et, tirant la bague, il la prsenta Mme du Barry.Ctait un magnifique diamant, qui pouvait valoir, tant son eau tait

    merveilleuse, tant sa taille tait habile, trente ou quarante mille francs.

    17

  • Le collier de la reine Chapitre I

    Le diamant fit le tour de la table et revint Cagliostro, qui le remittranquillement son doigt.

    Ah ! je le vois bien, dit-il, vous tes incrdules : incrdulit fataleque jai eue combattre toute ma vie. Philippe de Valois na pas voulu mecroire quand je lui dis douvrir une retraite douard ; Cloptre na pasvoulu me croire quand je lui ai dit quAntoine serait battu. Les Troyensnont pas voulu me croire quand je leur ai dit propos du cheval de bois : Cassandre est inspire, coutez Cassandre.

    Oh ! mais cest merveilleux, dit Mme du Barry en se tordant de rire,et en vrit je nai jamais vu dhomme la fois aussi srieux et aussidivertissant que vous.

    Je vous assure, dit Cagliostro en sinclinant, que Jonathas tait bienplus divertissant encore que moi. Oh ! le charmant compagnon ! Cest aupoint que lorsquil fut tu par Sal, je faillis en devenir fou.

    Savez-vous que si vous continuez, comte, dit le duc de Richelieu,vous allez rendre fou lui-mme ce pauvre Taverney, qui a tant peur dela mort quil vous regarde avec des yeux tout effars en vous croyantimmortel. Voyons, franchement, ltes-vous, oui ou non ?

    Immortel ? Immortel. Je nen sais rien, mais ce que je sais, cest que je puis affirmer une

    chose. Laquelle ? demanda Taverney, le plus avide de tous les auditeurs du

    comte. Cest que jai vu toutes les choses et hant tous les personnages que

    je vous citais tout lheure. Vous avez connu Montecuculli ? Comme je vous connais, monsieur de Favras, et mme plus inti-

    mement, car cest pour la deuxime ou troisime fois que jai lhonneurde vous voir, tandis que jai vcu prs dun an sous la mme tente quelhabile stratgiste dont nous parlons.

    Vous avez connu Philippe de Valois ? Comme jai eu lhonneur de vous le dire, monsieur de Condorcet ;

    mais lui rentr Paris, je quittai la France et retournai en Bohme. Cloptre ?

    18

  • Le collier de la reine Chapitre I

    Oui, madame la comtesse, Cloptre. Je vous ai dit quelle avait lesyeux noirs comme vous les avez, et la gorge presque aussi belle que lavtre.

    Mais, comte, vous ne savez pas comment jai la gorge ? Vous lavez pareille celle de Cassandre, madame, et, pour que rien

    ne manque la ressemblance, elle avait comme vous, ou vous avez commeelle, un petit signe noir la hauteur de la sixime cte gauche.

    Oh ! mais, comte, pour le coup vous tes sorcier. Eh ! non, marquise, fit le marchal de Richelieu en riant, cest moi

    qui le lui ai dit. Et comment le savez-vous ?Le marchal allongea les lvres. Heu ! dit-il, cest un secret de famille. Cest bien, cest bien, fit Mme du Barry. En vrit, marchal, on a

    raison de mettre double couche de rouge quand on vient chez vous.Puis se retournant vers Cagliostro : En vrit, monsieur, dit-elle, vous avez donc le secret de rajeunir,

    car, g de trois ou quatre mille ans, comme vous ltes, vous paraissezquarante ans peine ?

    Oui, madame, jai le secret de rajeunir. Oh ! rajeunissez-moi donc, alors. Vous, madame, cest inutile, et le miracle est fait. On a lge que lon

    parat avoir, et vous avez trente ans au plus. Cest une galanterie. Non, madame, cest un fait. Expliquez-vous. Cest bien facile. Vous avez us de mon procd pour vous-mme. Comment cela ? Vous avez pris de mon lixir. Moi ? Vous-mme, comtesse. Oh ! vous ne lavez pas oubli. Oh ! par exemple ! Comtesse, vous souvient-il dune maison de la rue Saint-Claude ?

    vous souvient-il dtre venue dans cette maison pour certaine affaireconcernant M. de Sartines ? vous souvient-il davoir rendu un service

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    lun de mes amis nomm Joseph Balsamo ? vous souvient-il que JosephBalsamo vous fit prsent dun flacon dlixir en vous recommandant denprendre trois gouttes tous les matins ? vous souvient-il davoir suivi lor-donnance jusqu lan dernier, poque laquelle le flacon stait trouvpuis ? Si vous ne vous souveniez plus de tout cela, comtesse, en vrit,ce ne serait plus un oubli, ce serait de lingratitude.

    Oh ! monsieur de Cagliostro, vous me dites l des choses Qui ne sont connues que de vous seule, je le sais bien. Mais o serait

    le mrite dtre sorcier, si lon ne savait pas les secrets de son prochain ? Mais Joseph Balsamo avait donc, comme vous, la recette de cet ad-

    mirable lixir ? Non, madame ; mais comme ctait un de mes meilleurs amis, je lui

    en avais donn trois ou quatre flacons. Et lui en reste-t-il encore ? Oh ! je nen sais rien. Depuis trois ans le pauvre Balsamo a disparu.

    La dernire fois que je le vis, ctait en Amrique, sur les rives de lOhio ;il partait pour une expdition dans les Montagnes Rocheuses, et, depuis,jai entendu dire quil y tait mort.

    Voyons, voyons, comte, scria le marchal ; trve de galanteries,par grce ! Le secret, comte, le secret !

    Parlez-vous srieusement, monsieur ? demanda le comte de Haga. Trs srieusement, sire ; pardon, je veux dire monsieur le comte.Et Cagliostro sinclina de faon indiquer que lerreur quil venait de

    commettre tait tout fait volontaire. Ainsi, dit le marchal, Madame nest pas assez vieille pour tre ra-

    jeunie ? Non, en conscience. Eh bien ! alors, je vais vous prsenter un autre sujet. Voici mon ami

    Taverney. Quen dites-vous ? Na-t-il pas lair dtre le contemporain dePonce Pilate ? Mais peut-tre est-ce tout le contraire, et est-il trop vieux,lui ?

    Cagliostro regarda le baron. Non pas, dit-il. Ah ! mon cher comte, scria Richelieu, si vous rajeunissez celui-l,

    je vous proclame llve de Mde.

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    Vous le dsirez ? demanda Cagliostro en sadressant de la parole aumatre de la maison, et des yeux tout lauditoire.

    Chacun fit signe que oui. Et vous comme les autres, monsieur de Taverney ? Moi plus que les autres, morbleu ! dit le baron. Eh bien ! cest facile, dit Cagliostro.Et il glissa ses deux doigts dans sa poche et en tira une petite bouteille

    octadre.Puis il prit un verre de cristal encore pur, et y versa quelques gouttes

    de la liqueur que contenait la petite bouteille.Alors, tendant ces quelques gouttes dans un demi-verre de vin de

    champagne glac, il passa le breuvage ainsi prpar au baron.Tous les yeux avaient suivi ses moindres mouvements, toutes les

    bouches taient bantes.Le baron prit le verre, mais, au moment de le porter ses lvres, il

    hsita.Chacun, la vue de cette hsitation, se mit rire si bruyamment, que

    Cagliostro simpatienta. Dpchez-vous, baron, dit-il, ou vous allez laisser perdre une li-

    queur dont chaque goutte vaut cent louis. Diable ! fit Richelieu essayant de plaisanter ; cest autre chose que

    le vin de Tokay. Il faut donc boire ? demanda le baron presque tremblant. Ou passer le verre un autre, monsieur, afin que llixir profite au

    moins quelquun. Passe, dit le duc de Richelieu en tendant la main.Le baron flaira son verre et, dcid sans doute par lodeur vive et balsa-

    mique, par la belle couleur rose que les quelques gouttes dlixir avaientcommunique au vin de champagne, il avala la liqueur magique.

    Au mme instant, il lui sembla quun frisson secouait son corps etfaisait refluer vers lpiderme tout le sang vieux et lent qui dormait dansses veines, depuis les pieds jusquau cur. Sa peau ride se tendit, ses yeuxflasquement couverts par le voile de leurs paupires furent dilats sansque la volont y prt part. La prunelle joua vive et grande, le tremblementde ses mains fit place un aplomb nerveux ; sa voix saffermit, et ses

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    genoux, redevenus lastiques comme aux plus beaux jours de sa jeunesse,se dressrent en mme temps que les reins ; et cela comme si la liqueur,en descendant, avait rgnr tout ce corps de lune lautre extrmit.

    Un cri de surprise, de stupeur, un cri dadmiration surtout retentitdans lappartement. Taverney, qui mangeait du bout des gencives, se sen-tit affam. Il prit vigoureusement assiette et couteau, se servit dun ragotplac sa gauche, et broya des os de perdrix en disant quil sentait repous-ser ses dents de vingt ans.

    Il mangea, rit, but, et cria de joie pendant une demi-heure ; et pendantcette demi-heure, les autres convives restrent stupfaits en le regardant ;puis, peu peu, il baissa comme une lampe laquelle lhuile vient man-quer. Ce fut dabord son front, o les anciens plis un instant disparus secreusrent en rides nouvelles ; ses yeux se voilrent et sobscurcirent. Ilperdit le got, puis son dos se vota. Son apptit disparut ; ses genouxrecommencrent a trembler.

    Oh ! fit-il en gmissant. Eh bien ! demandrent tous les convives. Eh bien ? adieu la jeunesse.Et il poussa un profond soupir accompagn de deux larmes qui vinrent

    humecter sa paupire.Instinctivement, et ce triste aspect du vieillard rajeuni dabord et

    redevenu plus vieux ensuite par ce retour de jeunesse, un soupir pareil celui quavait pouss Taverney sortit de la poitrine de chaque convive.

    Cest tout simple, messieurs, dit Cagliostro, je nai vers au baronque trente-cinq gouttes de llixir de vie, et il na rajeuni que de trente-cinq minutes.

    Oh ! encore ! encore ! comte, murmura le vieillard avec avidit. Non, monsieur, car une seconde preuve vous tuerait peut-tre, r-

    pondit Cagliostro.De tous les convives, ctait Mme du Barry qui, connaissant la vertu

    de cet lixir, avait suivi le plus curieusement les dtails de cette scne. mesure que la jeunesse et la vie gonflaient les artres du vieux Ta-

    verney, lil de la comtesse suivait dans les artres la progression de lajeunesse et de la vie. Elle riait, elle applaudissait, elle se rgnrait par lavue.

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    Quand le succs du breuvage atteignit son apoge, la comtesse faillitse jeter sur la main de Cagliostro pour lui arracher le flacon de vie.

    Mais, en ce moment, comme Taverney vieillissait plus vite quilnavait rajeuni

    Hlas ! je le vois bien, dit-elle tristement, tout est vanit, tout estchimre ; le secret merveilleux a dur trente-cinq minutes.

    Cest--dire, reprit le comte de Haga, que, pour se donner une jeu-nesse de deux ans, il faudrait boire un fleuve.

    Chacun se mit rire. Non, dit Condorcet, le calcul est simple : trente-cinq gouttes pour

    trente-cinq minutes, cest une misre de trois millions cent cinquante-trois mille six gouttes, si lon veut rester jeune un an.

    Une inondation, dit La Prouse. Et cependant, votre avis, monsieur, il nen a pas t ainsi de moi,

    puisquune petite bouteille, quatre fois grande comme votre flacon, et quemavait donne votre ami Joseph Balsamo, a suffi pour arrter chez moila marche du temps pendant dix annes.

    Justement, madame, et vous seule touchez du doigt la mystrieuseralit. Lhomme qui a vieilli et trop vieilli a besoin de cette quantitpour quun effet immdiat et puissant se produise. Mais une femme detrente ans, comme vous les avez, madame, ou un homme de quaranteans, comme je les avais quand nous avons commenc boire llixir devie, cette femme ou cet homme, pleins de jours et de jeunesse encore,nont besoin que de boire dix gouttes de cette eau chaque priode dedcadence, et moyennant ces dix gouttes, celui ou celle qui les boira en-chanera ternellement la jeunesse et la vie au mme degr de charme etdnergie.

    Quappelez-vous les priodes de la dcadence ? demanda le comtede Haga.

    Les priodes naturelles, monsieur le comte. Dans ltat de nature,les forces de lhomme croissent jusqu trente-cinq ans. Arriv l, il restestationnaire jusqu quarante. partir de quarante, il commence d-crotre, mais presque imperceptiblement jusqu cinquante. Alors, les p-riodes se rapprochent et se prcipitent jusquau jour de la mort. En tatde civilisation, cest--dire lorsque le corps est us par les excs, les soucis

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    et les maladies, la croissance sarrte trente ans. La dcroissance com-mence trente-cinq. Eh bien ! cest alors, homme de la nature ou hommedes villes, quil faut saisir la nature au moment o elle est stationnaire,afin de sopposer son mouvement de dcroissance, au moment mme oil tentera de soprer. Celui qui, possesseur du secret de cet lixir, commeje le suis, sait combiner lattaque de faon la surprendre et larrterdans son retour sur elle-mme, celui-l vivra comme je vis, toujours jeuneou du moins assez jeune pour ce quil lui convient de faire en ce monde.

    Eh ! mon Dieu ! monsieur de Cagliostro, scria la comtesse, pour-quoi donc alors, puisque vous tiez le matre de choisir votre ge, navez-vous pas choisi vingt ans au lieu de quarante ?

    Parce que, madame la comtesse, dit en souriant Cagliostro, il meconvient dtre toujours un homme de quarante ans, sain et complet, plu-tt quun jeune homme incomplet de vingt ans.

    Oh ! oh ! fit la comtesse. Eh ! sans doute, madame, continua Cagliostro, vingt ans on plat

    aux femmes de trente ; quarante ans on gouverne les femmes de vingtet les hommes de soixante.

    Je cde, monsieur, dit la comtesse. Dailleurs, comment discuteravec une preuve vivante ?

    Alors moi, dit piteusement Taverney, je suis condamn ; je my suispris trop tard.

    M. de Richelieu a t plus habile que vous, dit navement La Prouseavec sa franchise de marin, et jai toujours ou dire que le marchal avaitcertaine recette

    Cest un bruit que les femmes ont rpandu, dit en riant le comte deHaga.

    Est-ce une raison pour ny pas croire, duc ? demanda Mme du Barry.Le vieux marchal rougit, lui qui ne rougissait gure.Et aussitt : Ma recette, voulez-vous savoir, messieurs, en quoi elle a consist ? Oui, certes, nous voulons le savoir. Eh bien ! me mnager. Oh ! oh ! fit lassemble. Cest comme cela, fit le marchal.

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    Je contesterais la recette, rpondit la comtesse, si je ne venais devoir leffet de celle de M. de Cagliostro. Aussi, tenez-vous bien, monsieurle sorcier, je ne suis pas au bout de mes questions.

    Faites, madame, faites. Vous disiez donc que lorsque vous avez fait pour la premire fois

    usage de votre lixir de vie, vous aviez quarante ans ? Oui, madame. Et que depuis cette poque, cest--dire depuis le sige de Troie Un peu auparavant, madame. Soit ; vous avez conserv quarante ans ? Vous le voyez. Mais alors vous nous prouvez, monsieur, dit Condorcet, plus que

    votre thorme ne le comporte Que vous prouv-je, monsieur le marquis ? Vous nous prouvez non seulement la perptuation de la jeunesse,

    mais la conservation de la vie. Car si vous avez quarante ans depuis laguerre de Troie, cest que vous ntes jamais mort.

    Cest vrai, monsieur le marquis, je ne suis jamais mort, je lavouehumblement.

    Mais cependant, vous ntes pas invulnrable comme Achille, etencore, quand je dis invulnrable comme Achille, Achille ntait pas in-vulnrable, puisque Pris le tua dune flche dans le talon.

    Non, je ne suis pas invulnrable, et cela mon grand regret, ditCagliostro.

    Alors, vous pouvez tre tu, mourir de mort violente ? Hlas ! oui. Comment avez-vous fait pour chapper aux accidents depuis trois

    mille cinq cents ans, alors ? Cest une chance, monsieur le comte ; veuillez suivre mon raison-

    nement. Je le suis. Nous le suivons. Oui ! oui ! rptrent tous les convives.Et avec des signes dintrt non quivoques, chacun saccouda sur la

    table et se mit couter.

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    La voix de Cagliostro rompit le silence. Quelle est la premire condition de la vie ? dit-il en dveloppant par

    un geste lgant et facile, deux belles mains blanches charges de bagues,parmi lesquelles celle de la reine Cloptre brillait comme ltoile polaire.La sant, nest-ce pas ?

    Oui, certes, rpondirent toutes les voix. Et la condition de la sant, cest Le rgime, dit le comte de Haga. Vous avez raison, monsieur le comte, cest le rgime qui fait la sant.

    Eh bien ! pourquoi ces gouttes de mon lixir ne constitueraient-elles pasle meilleur rgime possible ?

    Qui le sait ? Vous, comte. Oui, sans doute, mais Mais pas dautres, dit Mme du Barry. Cela, madame, cest une question que nous traiterons tout lheure.

    Donc, jai toujours suivi le rgime de mes gouttes, et comme elles sont laralisation du rve ternel des hommes de tout temps, comme elles sontce que les Anciens cherchaient sous le nom deau de jeunesse, ce queles Modernes ont cherch sous le nom dlixir de vie, jai constammentconserv ma jeunesse ; par consquent, ma sant ; par consquent, ma vie.Cest clair.

    Mais cependant tout suse, comte, le plus beau corps comme lesautres.

    Celui de Pris comme celui de Vulcain, dit la comtesse. Vous avezsans doute connu Pris, monsieur de Cagliostro ?

    Parfaitement, madame ; ctait un fort joli garon ; mais, en somme,il ne mrite pas tout fait ce quHomre en dit et ce que les femmes enpensent. Dabord, il tait roux.

    Roux ! oh ! fi ! lhorreur ! dit la comtesse. Malheureusement, dit Cagliostro, Hlne ntait pas de votre avis,

    madame. Mais revenons notre lixir. Oui, oui, dirent toutes les voix. Vous prtendiez donc, monsieur de Taverney, que tout suse. Soit.

    Mais vous savez aussi que tout se raccommode, tout se rgnre ou se

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    remplace, comme vous voudrez. Le fameux couteau de saint Hubert, quia tant de fois chang de lame et de poigne, en est un exemple ; car, mal-gr ce double changement, il est rest le couteau de saint Hubert. Le vinque conservent dans leur cellier les moines dHeidelberg est toujours lemme vin, cependant on verse chaque anne dans la tonne gigantesqueune rcolte nouvelle. Aussi le vin des moines dHeidelberg est-il toujoursclair, vif et savoureux, tandis que le vin cachet par Opimius et moi dansdes amphores de terre ntait plus, lorsque cent ans aprs jessayai denboire, quune boue paisse, qui peut-tre pouvait tre mange, mais qui,certes, ne pouvait pas tre bue.

    Eh bien ! au lieu de suivre lexemple dOpimius, jai devin celui quedevaient donner les moines dHeidelberg. Jai entretenu mon corps en yversant chaque anne de nouveaux principes chargs dy rgnrer lesvieux lments. Chaque matin un atome jeune et frais a remplac dansmon sang, dans ma chair, dans mes os, une molcule use, inerte.

    Jai ranim les dtritus par lesquels lhomme vulgaire laisse envahirinsensiblement toute la masse de son tre : jai forc tous ces soldats queDieu a donns la nature humaine pour se dfendre contre la destruc-tion, soldats que le commun des cratures rforme ou laisse se paralyserdans loisivet, je les ai forcs un travail soutenu que facilitait, que com-mandait mme lintroduction dun stimulant toujours nouveau ; il rsultede cette tude assidue de la vie, que ma pense, mes gestes, mes nerfs,mon cur, mon me, nont jamais dsappris leurs fonctions ; et commetout senchane dans ce monde, comme ceux-l russissent le mieux une chose qui font toujours cette chose, je me suis trouv naturellementplus habile que tout autre viter les dangers dune existence de troismille annes, et cela parce que jai russi prendre de tout une telle ex-prience que je prvois les dsavantages, que je sens les dangers duneposition quelconque. Ainsi vous ne me ferez pas entrer dans une maisonqui risque de scrouler. Oh ! non, jai vu trop de maisons pour ne pas,du premier coup dil, distinguer les bonnes des mauvaises. Vous ne meferez pas chasser avec un maladroit qui manie mal son fusil. Depuis C-phale, qui tua sa femme Procris, jusquau rgent, qui creva lil de M.le Prince, jai vu trop de maladroits ; vous ne me ferez pas prendre laguerre tel ou tel poste que le premier venu acceptera, attendu que jaurai

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    calcul en un instant toutes les lignes droites et toutes les lignes para-boliques qui aboutissent dune faon mortelle ce poste. Vous me direzquon ne prvoit pas une balle perdue. Je vous rpondrai quun hommeayant vit un million de coups de fusil nest pas excusable de se laissertuer par une balle perdue. Ah ! ne faites pas de gestes dincrdulit, car,enfin, je suis l comme une preuve vivante. Je ne vous dis pas que je suisimmortel ; je vous dis seulement que je sais ce que personne ne sait, cest--dire viter la mort quand elle vient par accident. Ainsi, par exemple,pour rien au monde je ne resterais un quart dheure seul ici avec M. deLaunay, qui pense en ce moment que, sil me tenait dans un de ses caba-nons de la Bastille, il exprimenterait mon immortalit laide de la faim.Je ne resterais pas non plus avec M. de Condorcet, car il pense en ce mo-ment jeter dans mon verre le contenu de la bague quil porte lindexde la main gauche, et ce contenu cest du poison ; le tout sans mchanteintention aucune, mais par manire de curiosit scientifique, pour savoirtout simplement si jen mourrais.

    Les deux personnages que venait de nommer le comte de Cagliostrofirent un mouvement.

    Avouez-le hardiment, monsieur de Launay, nous ne sommes pasune cour de justice, et dailleurs on ne punit pas lintention ! Voyons, avez-vous pens ce que je viens de dire ? et vous, monsieur de Condorcet,avez-vous rellement dans cet anneau un poison que vous voudriez mefaire goter, au nom de votre matresse bien-aime la science ?

    Ma foi ! dit M. de Launay en riant et en rougissant, javoue que vousavez raison, monsieur le comte, ctait folie. Mais cette folie ma pass parlesprit juste au moment mme o vous maccusiez.

    Et moi, dit Condorcet, je ne serai pas moins franc que M. de Launay.Jai song effectivement que si vous gotiez de ce que jai dans ma bague,je ne donnerais pas une obole de votre immortalit.

    Un cri dadmiration partit de la table linstant mme.Cet aveu donnait raison, non pas limmortalit, mais la pntration

    du comte de Cagliostro. Vous voyez bien, dit tranquillement Cagliostro, vous voyez bien

    que jai devin. Eh bien ! il en est de mme de tout ce qui doit arriver.Lhabitude de vivre ma rvl au premier coup dil le pass et lavenir

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    des gens que je vois. Mon infaillibilit sur ce point est telle, quelle stend aux animaux,

    la matire inerte. Si je monte dans un carrosse, je vois lair des chevauxquils semporteront, la mine du cocher quil me versera ou maccro-chera ; si je membarque sur un navire, je devine que le capitaine sera unignorant ou un entt, et que, par consquent, il ne pourra ou il ne voudrapas faire la manuvre ncessaire. Jvite alors le cocher et le capitaine ; jelaisse les chevaux comme le navire. Je ne nie pas le hasard, je lamoindris ;au lieu de lui laisser cent chances comme fait tout le monde, je lui en tequatre-vingt-dix-neuf, et je me dfie de la centime. Voil quoi cela mesert davoir vcu trois mille ans.

    Alors, dit en riant La Prouse au milieu de lenthousiasme ou dudsappointement soulev par les paroles de Cagliostro, alors, mon cherprophte, vous devriez bien venir avec moi jusquaux embarcations quidoivent me faire faire le tour du monde. Vous me rendriez un signalservice.

    Cagliostro ne rpondit rien. Monsieur le marchal, continua en riant le navigateur, puisque M.

    le comte de Cagliostro, et je comprends cela, ne veut pas quitter si bonnecompagnie, il faut que vous me permettiez de le faire. Pardonnez-moi,monsieur le comte de Haga, pardonnez-moi, madame, mais voil septheures qui sonnent, et jai promis au roi de monter en chaise sept heureset un quart. Maintenant, puisque M. le comte de Cagliostro nest pas tentde venir voir mes deux fltes, quil me dise au moins ce qui marrivera deVersailles Brest. De Brest au ple, je le tiens quitte, cest mon affaire.Mais, pardieu ! de Versailles Brest, il me doit une consultation.

    Cagliostro regarda encore une fois La Prouse, et dun il si m-lancolique, avec un air si doux et si triste la fois, que la plupart desconvives en furent frapps trangement. Mais le navigateur ne remar-qua rien. Il prenait cong des convives ; ses valets lui faisaient endosserune lourde houppelande de fourrures, et Mme du Barry glissait dans sapoche quelques-uns de ces cordiaux exquis qui sont si doux au voyageur,auxquels cependant le voyageur ne pense presque jamais de lui-mme, etqui lui rappellent les amis absents pendant les longues nuits dune routeaccomplie par une atmosphre glaciale.

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    La Prouse, toujours riant, salua respectueusement le comte de Haga,et tendit la main au vieux marchal.

    Adieu, mon cher La Prouse, lui dit le duc de Richelieu. Non pas, monsieur le duc, au revoir, rpondit La Prouse. Mais, en

    vrit, on dirait que je pars pour lternit : le tour du monde faire, voiltout, quatre ou cinq ans dabsence, pas davantage ; il ne faut pas se direadieu pour cela.

    Quatre ou cinq ans ! scria le marchal. Eh ! monsieur, pourquoi nedites-vous pas quatre ou cinq sicles ? Les jours sont des annes monge. Adieu, vous dis-je.

    Bah ! demandez au devin, dit La Prouse en riant : il vous prometvingt ans encore. Nest-ce pas, monsieur de Cagliostro ? Ah ! comte, quene mavez-vous parl plus tt de vos divines gouttes ? quelque prix quece ft, jen eusse embarqu une tonne sur lAstrolabe. Cest le nom de monbtiment, messieurs. Madame, encore un baiser sur votre belle main, laplus belle que je sois bien certainement destin voir dici mon retour.Au revoir !

    Et il partit.Cagliostro gardait toujours le mme silence de mauvais augure.On entendit le pas du capitaine sur les degrs sonores du perron, sa

    voix toujours gaie dans la cour, et ses derniers compliments aux per-sonnes rassembles pour le voir.

    Puis les chevaux secourent leurs ttes charges de grelots, la portirede la chaise se ferma avec un bruit sec, et les roues grondrent sur le pavde la rue.

    La Prouse venait de faire le premier pas dans ce voyage mystrieuxdont il ne devait pas revenir.

    Chacun coutait.Lorsquon nentendit plus rien, tous les regards se trouvrent comme

    par une force suprieure ramens sur Cagliostro.Il y avait en ce moment sur les traits de cet homme une illumination

    pythique qui fit tressaillir les convives.Un silence trange dura quelques instants.Le comte de Haga le rompit le premier. Et pourquoi ne lui avez-vous rien rpondu, monsieur ?

    30

  • Le collier de la reine Chapitre I

    Cette interrogation tait lexpression de lanxit gnrale.Cagliostro tressaillit, comme si cette demande lavait tir de sa contem-

    plation. Parce que, dit-il en rpondant au comte, il met fallu lui dire un

    mensonge ou une duret. Comment cela ? Parce quil met fallu lui dire : Monsieur de La Prouse, M. le duc

    de Richelieu a raison de vous dire adieu et non pas au revoir. Eh ! mais, fit Richelieu plissant, que diable ! monsieur Cagliostro,

    dites-vous donc l de La Prouse ? Oh ! rassurez-vous, monsieur le marchal, reprit vivement Caglios-

    tro, ce nest pas pour vous que la prdiction est triste. Eh quoi ! scria Mme du Barry, ce pauvre La Prouse qui vient de

    me baiser la main Non seulement ne vous la baisera plus, madame, mais ne reverra

    jamais ceux quil vient de quitter ce soir, dit Cagliostro en considrant at-tentivement son verre plein deau, et dans lequel, par la faon dont il taitplac, se jouaient des couches lumineuses dune couleur dopale, coupestransversalement par les ombres des objets environnants.

    Un cri dtonnement sortit de toutes les bouches.La conversation en tait venue ce point que chaque minute faisait

    grandir lintrt ; on et dit, lair grave, solennel et presque anxieuxavec lequel les assistants interrogeaient Cagliostro, soit de la voix, soit duregard, quil sagissait des prdictions infaillibles dun oracle antique.

    Au milieu de cette proccupation, M. de Favras, rsumant le sentimentgnral, se leva, fit un signe, et sen alla sur la pointe du pied couter dansles antichambres si quelque valet ne guettait pas.

    Mais ctait, nous lavons dit, une maison bien tenue que celle de M.le marchal de Richelieu, et M. de Favras ne trouva dans lantichambrequun vieil intendant qui, svre comme une sentinelle un poste perdu,dfendait les abords de la salle manger lheure solennelle du dessert.

    Il revint prendre sa place, et sassit en faisant signe aux convives quilstaient bien seuls.

    En ce cas, dit Mme du Barry, rpondant lassurance de M. de Fa-vras comme si elle et t mise haute voix, en ce cas, racontez-nous ce

    31

  • Le collier de la reine Chapitre I

    qui attend ce pauvre La Prouse.Cagliostro secoua la tte. Voyons, voyons, monsieur de Cagliostro ! dirent les hommes. Oui, nous vous en prions du moins. Eh bien, M. de La Prouse part, comme il vous la dit, dans linten-

    tion de faire le tour du monde, et pour continuer les voyages de Cook, dupauvre Cook ! vous le savez, assassin aux les Sandwich.

    Oui ! oui ! nous savons, dirent toutes les ttes plutt que toutes lesvoix.

    Tout prsage un heureux succs lentreprise. Cest un bon marinque M. de La Prouse ; dailleurs, le roi Louis XVI lui a habilement tracson itinraire.

    Oui, interrompit le comte de Haga, le roi de France est un habilegographe ; nest-il pas vrai, monsieur de Condorcet ?

    Plus habile gographe quil nest besoin pour un roi, rpondit lemarquis. Les rois ne devraient tout connatre qu la surface. Alors ils selaisseraient peut-tre guider par les hommes qui connaissent le fond.

    Cest une leon, monsieur le marquis, dit en souriant M. le comtede Haga.

    Condorcet rougit. Oh ! non, monsieur le comte, dit-il, cest une simple rflexion, une

    gnralit philosophique. Donc il part ? dit Mme du Barry, empresse rompre toute conver-

    sation particulire dispose faire dvier du chemin quavait pris laconversation gnrale.

    Donc il part, reprit Cagliostro. Mais ne croyez pas, si press quilvous ait paru, quil va partir tout de suite ; non, je le vois perdant beaucoupde temps Brest.

    Cest dommage, dit Condorcet, cest lpoque des dparts. Il estmme dj un peu tard, fvrier ou mars aurait mieux valu.

    Oh ! ne lui reprochez pas ces deux ou trois mois, monsieur deCondorcet, il vit au moins pendant ce temps, il vit et il espre.

    On lui a donn bonne compagnie, je suppose ? dit Richelieu. Oui, dit Cagliostro, celui qui commande le second btiment est un

    officier distingu. Je le vois, jeune encore, aventureux, brave malheureu-

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    sement. Quoi ! malheureusement ! Eh bien ! un an aprs, je cherche cet ami, et ne le vois plus, dit

    Cagliostro avec inquitude en consultant son verre. Nul de vous nestparent ni alli de M. de Langle ?

    Non. Nul ne le connat ? Non. Eh bien ! la mort commencera par lui. Je ne le vois plus.Un murmure deffroi schappa de la poitrine des assistants. Mais lui lui La Prouse ? dirent plusieurs voix haletantes. Il vogue, il aborde, il se rembarque. Un an, deux ans de navigation

    heureuse. On reoit de ses nouvelles . Et puis Et puis ? Les annes passent. Enfin ? Enfin locan est grand, le ciel est sombre. et l surgissent des

    terres inexplores, et l des figures hideuses comme les monstres delarchipel grec. Elles guettent le navire qui fuit dans la brume entre lesrcifs, emport par le courant ; enfin, la tempte, la tempte plus hospita-lire que le rivage, puis des feux sinistres. Oh ! La Prouse ! La Prouse ! Situ pouvais mentendre, je te dirais : Tu pars comme Christophe Colombpour dcouvrir un monde, La Prouse, dfie-toi des les inconnues !

    Il se tut.Un frisson glacial courait dans lassemble, tandis quau-dessus de la

    table vibraient encore ses dernires paroles. Mais pourquoi ne pas lavoir averti ? scria le comte de Haga, su-

    bissant comme les autres linfluence de cet homme extraordinaire qui re-muait tous les curs son caprice.

    Oui, oui, dit Mme du Barry ; pourquoi ne pas courir, pourquoi ne pasle rattraper ? La vie dun homme comme La Prouse vaut bien le voyagedun courrier, mon cher marchal.

    2. Lofficier qui apporta les dernires nouvelles que lon reut de La Prouse fut M. deLesseps, le seul homme de lexpdition qui revit la France.

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    Le marchal comprit et se leva demi pour sonner.Cagliostro tendit le bras.Le marchal retomba dans son fauteuil. Hlas ! continua Cagliostro, tout avis serait inutile : lhomme qui

    prvoit la destine ne change pas la destine. M. de La Prouse rirait, silavait entendu mes paroles, comme riaient les fils de Priam quand proph-tisait Cassandre ; mais, tenez, vous riez vous-mme, monsieur le comte deHaga, et le rire va gagner vos compagnons. Oh ! ne vous contraignez pas,monsieur de Favras ; je nai jamais trouv un auditeur crdule.

    Oh ! nous croyons, scrirent Mme du Barry et le vieux duc deRichelieu.

    Je crois, murmura Taverney. Moi aussi, dit poliment le comte de Haga. Oui, reprit Cagliostro, vous croyez, vous croyez, parce quil sagit

    de La Prouse, mais sil sagissait de vous, vous ne croiriez pas ? Oh ! Jen suis sr. Javoue que ce qui me ferait croire, dit le comte de Haga, ce serait

    que M. de Cagliostro et dit M. de La Prouse : Gardez-vous des lesinconnues. Il sen ft gard alors. Ctait toujours une chance.

    Je vous assure que non, monsieur le comte, et met-il cru, voyezce que cette rvlation avait dhorrible, alors quen prsence du danger, laspect de ces les inconnues qui doivent lui tre fatales, le malheu-reux, crdule ma prophtie, et senti la mort mystrieuse qui le menacesapprocher de lui sans pouvoir la fuir. Ce nest point une mort, ce sontmille morts quil et alors souffertes ; car cest souffrir mille morts quede marcher dans lombre avec le dsespoir ses cts. Lespoir que je luienlevais, songez-y donc, cest la dernire consolation que le malheureuxgarde sous le couteau, alors que dj le couteau le touche, quil sent letranchant de lacier, que son sang coule. La vie steint, lhomme espreencore.

    Cest vrai ! dirent voix basse quelques-uns des assistants. Oui, continua Condorcet, le voile qui couvre la fin de notre vie est

    le seul bien rel que Dieu ait fait lhomme sur la terre.

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    Eh bien ! quoi quil en soit, dit le comte de Haga, sil marrivaitdentendre dire par un homme comme vous : Dfiez-vous de tel hommeou de telle chose , je prendrais lavis pour bon, et je remercierais leconseiller.

    Cagliostro secoua doucement la tte, en accompagnant ce geste duntriste sourire.

    En vrit, monsieur de Cagliostro, continua le comte, avertissez-moi, et je vous remercierai.

    Vous voudriez que je vous dise, vous, ce que je nai point vouludire M. de La Prouse ?

    Oui, je le voudrais.Cagliostro fit un mouvement comme sil allait parler ; puis, sarrtant : Oh ! non, dit-il, monsieur le comte, non. Je vous en supplie.Cagliostro dtourna la tte. Jamais ! murmura-t-il. Prenez garde, dit le comte avec un sourire, vous allez encore me

    rendre incrdule. Mieux vaut lincrdulit que langoisse. Monsieur de Cagliostro, dit gravement le comte, vous oubliez une

    chose. Laquelle ? demanda respectueusement le prophte. Cest que, sil est certains hommes qui, sans inconvnient, peuvent

    ignorer leur destine, il en est dautres qui auraient besoin de connatrelavenir, attendu que leur destine importe non seulement eux, mais des millions dhommes.

    Alors, dit Cagliostro, un ordre. Non, je ne ferai rien sans un ordre. Que voulez-vous dire ? Que Votre Majest commande, dit Cagliostro voix basse, et jobi-

    rai. Je vous commande de me rvler ma destine, monsieur de Caglios-

    tro, reprit le roi avec une majest pleine de courtoisie.En mme temps, comme le comte de Haga stait laiss traiter en roi

    et avait rompu lincognito en donnant un ordre, M. de Richelieu se leva,vint humblement saluer le prince, et lui dit :

    35

  • Le collier de la reine Chapitre I

    Merci pour lhonneur que le roi de Sude a fait ma maison, sire ;que Votre Majest veuille prendre la place dhonneur. partir de ce mo-ment, elle ne peut plus appartenir qu vous.

    Restons, restons comme nous sommes, monsieur le marchal, et neperdons pas un mot de ce que M. le comte de Cagliostro va me dire.

    Aux rois on ne dit pas la vrit, sire. Bah ! je ne suis pas dans mon royaume. Reprenez votre place, mon-

    sieur le duc ; parlez, monsieur de Cagliostro, je vous en conjure.Cagliostro jeta les yeux sur son verre ; des globules pareils ceux qui

    traversent le vin de champagne montaient du fond la surface ; leau sem-blait, attire par son regard puissant, sagiter sous sa volont.

    Sire, dites-moi ce que vous voulez savoir, dit Cagliostro ; me voilprt vous rpondre.

    Dites-moi de quelle mort je mourrai. Dun coup de feu, sire.Le front de Gustave rayonna. Ah ! dans une bataille, dit-il, de la mort dun soldat. Merci, monsieur

    de Cagliostro, cent fois merci. Oh ! je prvois des batailles, et Gustave-Adolphe et Charles XII mont montr comment lon mourait lorsquonest roi de Sude.

    Cagliostro baissa la tte sans rpondre.Le comte de Haga frona le sourcil. Oh ! oh ! dit-il, nest-ce pas dans une bataille que le coup de feu sera

    tir ? Non, sire. Dans une sdition ; oui, cest encore possible. Ce nest point dans une sdition. Mais o sera-ce donc ? Dans un bal, sire.Le roi devint rveur.Cagliostro, qui stait lev, se rassit et laissa tomber sa tte dans ses

    deux mains o elle sensevelit.Tous plissaient autour de lauteur de la prophtie et de celui qui en

    tait lobjet.

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    M. de Condorcet sapprocha du verre deau dans lequel le devin avaitlu le sinistre augure, le prit par le pied, le souleva la hauteur de son il,et en examina soigneusement les facettes brillantes et le contenu myst-rieux.

    On voyait cet il intelligent, mais froid, scrutateur, demander audouble cristal solide et liquide la solution dun problme que sa raison lui rduisait la valeur dune spculation purement physique.

    En effet, le savant supputait la profondeur, les rfractions lumineuseset les jeux microscopiques de leau. Il se demandait, lui qui voulait unecause tout, la cause et le prtexte de ce charlatanisme exerc sur deshommes de la valeur de ceux qui entouraient cette table, par un hommeauquel on ne pouvait refuser une porte extraordinaire.

    Sans doute il ne trouva point la solution de son problme, car il cessadexaminer le verre, le replaa sur la table et, au milieu de la stupfactionrsultant du pronostic de Cagliostro :

    Eh bien ! moi aussi, dit-il, je prierai notre illustre prophte dinter-roger son miroir magique. Malheureusement, moi, ajouta-t-il, je ne suispas un seigneur puissant, je ne commande pas, et ma vie obscure nap-partient point des millions dhommes.

    Monsieur, dit le comte de Haga, vous commandez au nom de lascience, et votre vie importe non seulement un peuple, mais lhuma-nit.

    Merci, monsieur le comte ; mais peut-tre votre avis sur ce pointnest-il point celui de M. de Cagliostro.

    Cagliostro releva la tte, comme fait un coursier sous laiguillon. Si fait, marquis, dit-il avec un commencement dirritabilit ner-

    veuse, que dans les temps antiques on et attribu linfluence du dieu quile tourmentait. Si fait, vous tes un seigneur puissant dans le royaume delintelligence. Voyons, regardez-moi en face ; vous aussi, souhaitez-voussrieusement que je vous fasse une prdiction ?

    Srieusement, monsieur le comte, reprit Condorcet, sur lhonneur !on ne peut plus srieusement.

    Eh bien ! marquis, dit Cagliostro dune voix sourde et en abaissantla paupire sur son regard fixe, vous mourrez du poison que vous portezdans la bague que vous avez au doigt. Vous mourrez

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    Oh ! mais si je la jetais ? interrompit Condorcet. Jetez-la. Enfin, vous avouez que cest bien facile ? Alors, jetez-la, vous dis-je. Oh ! oui, marquis ! scria Mme du Barry, par grce, jetez ce vi-

    lain poison ; jetez-le, ne ft-ce que pour faire mentir un peu ce prophtemalencontreux qui nous afflige tous de ses prophties. Car, enfin, si vousle jetez, il est certain que vous ne serez pas empoisonn par celui-l ; etcomme cest par celui-l que M. de Cagliostro prtend que vous le serez,alors, bon gr mal gr, M. de Cagliostro aura menti.

    Mme la comtesse a raison, dit le comte de Haga. Bravo ! comtesse, dit Richelieu. Voyons, marquis, jetez ce poison ; a

    fera dautant mieux que maintenant que je sais que vous portez la mainla mort dun homme, je tremblerai toutes les fois que nous trinqueronsensemble. La bague peut souvrir toute seule Eh ! eh !

    Et deux verres qui se choquent sont bien prs lun de lautre, ditTaverney. Jetez, marquis, jetez.

    Cest inutile, dit tranquillement Cagliostro, M. de Condorcet ne lejettera pas.

    Non, dit le marquis, je ne le quitterai pas, cest vrai, et ce nest pasparce que jaide la destine, cest parce que Cabanis ma compos ce poi-son qui est unique, qui est une substance solidifie par leffet du hasard,et quil ne retrouvera jamais ce hasard peut-tre ; voil pourquoi je nejetterai pas ce poison. Triomphez si vous voulez, monsieur de Cagliostro.

    Le destin, dit celui-ci, trouve toujours des agents fidles pour aider lexcution de ses arrts.

    Ainsi, je mourrai empoisonn, dit le marquis. Eh bien ! soit. Nemeurt pas empoisonn qui veut. Cest une mort admirable que vous meprdisez l ; un peu de poison sur le bout de ma langue, et je suis ananti.Ce nest plus la mort, cela ; cest moins la vie, comme nous disons en al-gbre.

    Je ne tiens pas ce que vous souffriez, monsieur, rpondit froide-ment Cagliostro.

    Et il fit un signe qui indiquait quil dsirait en rester l, avec M. deCondorcet du moins.

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    Monsieur, dit alors le marquis de Favras en sallongeant sur la table,comme pour aller au-devant de Cagliostro, voil un naufrage, un coup defeu et un empoisonnement qui me font venir leau la bouche. Est-ce quevous ne me ferez pas la grce de me prdire, moi aussi, quelque petittrpas du mme genre ?

    Oh ! monsieur le marquis, dit Cagliostro commenant sanimersous lironie, vous auriez vainement tort de jalouser ces messieurs, car,sur ma foi de gentilhomme, vous aurez mieux.

    Mieux ! scria M. de Favras en riant ; prenez garde, cest vous en-gager beaucoup : mieux que la mer, le feu et le poison ; cest difficile.

    Il reste la corde, monsieur le marquis, dit gracieusement Cagliostro. La corde oh ! oh ! que me dites-vous l ? Je vous dis que vous serez pendu, rpondit Cagliostro avec une

    espce de rage prophtique dont il ntait plus le matre. Pendu ! rpta lassemble ; diable ! Monsieur oublie que je suis gentilhomme, dit Favras, un peu re-

    froidi ; et sil veut, par hasard, parler dun suicide, je le prviens que jecompte me respecter assez jusquau dernier moment pour ne pas me ser-vir dune corde tant que jaurai une pe.

    Je ne vous parle pas dun suicide, monsieur. Alors vous parlez dun supplice. Oui. Vous tes tranger, monsieur, et, en cette qualit, je vous pardonne. Quoi ? Votre ignorance. En France, on dcapite les gentilshommes. Vous rglerez cette affaire avec le bourreau, monsieur, dit Caglios-

    tro, crasant son interlocuteur sous cette brutale rponse.Il y eut un instant dhsitation dans lassemble. Savez-vous que je tremble prsent, dit M. de Launay ; mes prd-

    cesseurs ont si tristement choisi que jaugure mal pour moi si je fouilleau mme sac queux.

    Alors vous tes plus raisonnable queux, et vous ne voulez pasconnatre lavenir. Vous avez raison ; bon ou mauvais, respectons le secretde Dieu.

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    Oh ! oh ! monsieur de Launay, dit Mme du Barry, jespre que vousaurez bien autant de courage que ces messieurs.

    Mais je lespre aussi, madame, dit le gouverneur en sinclinant.Puis se retournant vers Cagliostro : Voyons, monsieur, lui dit-il ; mon tour, gratifiez-moi de mon ho-

    roscope, je vous en conjure. Cest facile, dit Cagliostro : un coup de hache sur la tte et tout sera

    dit.Un cri deffroi retentit dans la salle. MM. de Richelieu et Taverney

    supplirent Cagliostro de ne pas aller plus loin ; mais la curiosit fmininelemporta.

    Mais, vous entendre, vraiment, comte, lui dit Mme du Barry, luni-vers entier finirait de mort violente. Comment, nous voil huit, et sur huit,cinq dj sont condamns par vous.

    Oh ! vous comprenez bien que cest un parti pris et que nous enrions, madame, dit M. de Favras en essayant de rire effectivement.

    Certainement que nous en rions, dit le comte de Haga, que cela soitvrai ou que cela soit faux.

    Oh ! jen rirais bien aussi, dit Mme du Barry, car je ne voudrais pas,par ma lchet, faire dshonneur lassemble. Mais, hlas ! je ne suisquune femme, et naurai pas mme lhonneur dtre mise votre rangpour un dnouement sinistre. Une femme, cela meurt dans son lit. Hlas !ma mort de vieille femme triste et oublie sera la pire de toutes les morts,nest-ce pas, monsieur de Cagliostro ?

    Et en disant ces mots, elle hsitait ; elle donnait, non seulement parses paroles, mais par son air, un prtexte au devin de la rassurer ; maisCagliostro ne la rassurait pas.

    La curiosit fut plus forte que linquitude et lemporta sur elle. Voyons, monsieur de Cagliostro, dit Mme du Barry, rpondez-moi

    donc ! Comment voulez-vous que je vous rponde, madame, vous ne me

    questionnez pas.La comtesse hsita. Mais dit-elle. Voyons, demanda Cagliostro, minterrogez-vous, oui ou non ?

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    La comtesse fit un effort, et aprs avoir puis du courage dans le sou-rire de lassemble :

    Eh bien ! oui, scria-t-elle, je me risque ; voyons, dites commentfinira Jeanne de Vaubernier, comtesse du Barry.

    Sur lchafaud, madame, rpondit le funbre prophte. Plaisanterie ! nest-ce pas, monsieur ? balbutia la comtesse avec un

    regard suppliant.Mais on avait pouss bout Cagliostro, et il ne vit pas ce regard. Et pourquoi plaisanterie ? demanda-t-il. Mais parce que, pour monter sur lchafaud, il faut avoir tu, assas-

    sin, commis un crime enfin, et que, selon toute probabilit, je ne com-mettrai jamais de crime. Plaisanterie, nest-ce pas ?

    Eh ! mon Dieu, oui, dit Cagliostro, plaisanterie comme tout ce quejai prdit.

    La comtesse partit dun clat de rire quun habile observateur ettrouv un peu trop strident pour tre naturel.

    Allons, monsieur de Favras, dit-elle, voyons, commandons nos voi-tures de deuil.

    Oh ! ce serait bien inutile pour vous, comtesse, dit Cagliostro. Et pourquoi cela, monsieur ? Parce que vous irez lchafaud dans une charrette. Fi ! lhorreur ! scria Mme du Barry. Oh ! le vilain homme ! Mar-

    chal, une autre fois choisissez des convives dune autre humeur, ou je nereviens pas chez vous.

    Excusez-moi, madame, dit Cagliostro, mais vous, comme les autres,vous lavez voulu.

    Moi comme les autres ; au moins vous maccorderez bien le temps,nest-ce pas, de choisir mon confesseur ?

    Ce serait peine superflue, comtesse, dit Cagliostro. Comment cela ? Le dernier qui montera lchafaud avec un confesseur, ce sera Ce sera ? demanda toute lassemble. Ce sera le roi de France.Et Cagliostro dit ces derniers mots dune voix sourde et tellement lu-

    gubre, quelle passa comme un souffle de mort sur les assistants, et les

    41

  • Le collier de la reine Chapitre I

    glaa jusquau fond du cur.Alors, il se fit un silence de quelques minutes.Pendant ce silence, Cagliostro approcha de ses lvres le verre deau

    dans lequel il avait lu toutes ces sanglantes prophties ; mais peine eut-il touch sa bouche quavec un dgot invincible il le repoussa commeil et fait dun amer calice.

    Tandis quil accomplissait ce mouvement, les yeux de Cagliostro seportrent sur Taverney.

    Oh ! scria celui-ci, qui crut quil allait parler, ne me dites pas ceque je deviendrai ; je ne vous le demande pas, moi.

    Eh bien ! moi je le demande sa place, dit Richelieu. Vous, monsieur le marchal, dit Cagliostro, rassurez-vous, car vous

    tes le seul de nous tous qui mourrez dans votre lit. Le caf, messieurs ! dit le vieux marchal, enchant de la prdiction.

    Le caf !Chacun se leva.Mais, avant de passer au salon, le comte de Haga, sapprochant de

    Cagliostro : Monsieur, dit-il, je ne songe pas fuir le destin, mais dites-moi de

    quoi il faut que je me dfie ? Dun manchon, sire, rpondit Cagliostro.M. de Haga sloigna. Et moi ? demanda Condorcet. Dune omelette. Bon, je renonce aux ufs.Et il rejoignit le comte. Et moi, dit Favras, quai-je craindre ? Une lettre. Bon, merci. Et moi ? demanda de Launay. La prise de la Bastille. Oh ! me voil tranquille.Et il sloigna en riant. mon tour, monsieur, fit la comtesse toute trouble. Vous, belle comtesse, dfiez-vous de la place Louis-XV !

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    Hlas ! rpondit la comtesse, dj un jour je my suis gare ; jaibien souffert. Ce jour-l, javais perdu la tte.

    Eh bien ! cette fois encore, vous la perdrez, comtesse, mais vous nela retrouverez pas.

    Mme du Barry poussa un cri et senfuit au salon prs des autresconvives.

    Cagliostro allait y suivre ses compagnons. Un moment, fit Richelieu, il ne reste plus que Taverney et moi qui

    vous nayez rien dit, mon cher sorcier. M. de Taverney ma pri de ne rien dire, et vous, monsieur le ma-

    rchal, vous ne mavez rien demand. Oh ! et je vous en prie encore, scria Taverney les mains jointes. Mais, voyons, pour nous prouver la puissance de votre gnie, ne

    pourriez-vous pas nous dire une chose que nous deux savons seuls ? Laquelle ? demanda Cagliostro en souriant. Eh bien ! cest ce que ce brave Taverney vient faire Versailles au

    lieu de vivre tranquillement dans sa belle terre de Maison-Rouge, que leroi a rachete pour lui il y a trois ans ?

    Rien de plus simple, monsieur le marchal, rpondit Cagliostro.Voici dix ans, Monsieur avait voulu donner sa fille, Mlle Andre, au roiLouis XV ; mais Monsieur na pas russi.

    Oh ! oh ! grogna Taverney. Aujourdhui, Monsieur veut donner son fils, Philippe de Taverney,

    la reine Marie-Antoinette. Demandez-lui si je mens. Par ma foi ! dit Taverney tout tremblant, cet homme est sorcier, ou

    le diable memporte ! Oh ! oh ! fit le marchal, ne parle pas si cavalirement du diable,

    mon vieux Taverney. Effrayant ! effrayant ! murmura Taverney.Et il se retourna pour implorer une dernire fois la discrtion de Ca-

    gliostro ; mais celui-ci avait disparu. Allons, Taverney, allons au salon, dit le marchal ; on prendrait le

    caf sans nous, ou nous prendrions le caf froid, ce qui serait bien pis.Et il courut au salon.

    43

  • Le collier de la reine Chapitre

    Mais le salon tait dsert ; pas un des convives navait eu le couragede revoir en face lauteur des terribles prdictions.

    Les bougies brlaient sur les candlabres ; le caf fumait dans lai-guire ; le feu sifflait dans ltre.

    Tout cela inutilement. Ma foi ! mon vieux camarade, il parat que nous allons prendre notre

    caf en tte tte Eh bien ! o diable es-tu donc pass ?Et Richelieu regarda de tous cts ; mais le petit vieillard stait es-

    quiv comme les autres. Cest gal, dit le marchal en ricanant comme et fait Voltaire, et en

    frottant lune contre lautre ses mains sches et blanches toutes chargesde bagues, je serai le seul de tous mes convives qui mourrai dans mon lit.Eh ! eh ! dans mon lit ! Comte de Cagliostro, je ne suis pas un incrdule,moi. Dans mon lit, et le plus tard possible ? Hol ! mon valet de chambre,et mes gouttes ?

    Le valet de chambre entra un flacon la main, et le marchal et luipassrent dans la chambre coucher.

    n

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  • CHAPITRE I

    Deux femmes inconnues

    L 1784, ce monstre qui dvora un sixime de la France,nous navons pu, quoiquil grondt aux portes, le voir chez M.le duc de Richelieu, enferms que nous tions dans cette salle manger si chaude et si parfume.

    Un peu de givre aux vitres, cest le luxe de la nature ajout au luxedes hommes. Lhiver a ses diamants, sa poudre et ses broderies dargentpour le riche, enseveli sous sa fourrure, ou calfeutr dans son carrosse,ou emball dans les ouates et les velours dun appartement chauff. Toutfrimas est une pompe, toute intemprie un changement de dcor, que leriche regarde excuter travers les vitres de ses fentres, par ce grand etternel machiniste que lon appelle Dieu.

    En effet, qui a chaud peut admirer les arbres noirs, et trouver ducharme aux sombres perspectives des plaines embaumes par lhiver.

    Celui qui sent monter son cerveau les suaves parfums du dner quilattend peut humer de temps en temps, travers une fentre entrouverte,

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    lpre parfum de la bise, et la glaciale vapeur des neiges qui rgnrentses ides.

    Celui, enfin, qui, aprs une journe sans souffrances, quand des mil-lions de ses concitoyens ont souffert, stend sous un dredon, dans desdraps bien fins, dans un lit bien chaud ; celui-l, comme cet goste dontparle Lucrce, et que glorifie Voltaire, peut trouver que tout est bien dansle meilleur des mondes possibles.

    Mais celui qui a froid ne voit rien de toutes ces splendeurs de la nature,aussi riche de son manteau blanc que de son manteau vert.

    Celui qui a faim cherche la terre et fuit le ciel : le ciel sans soleil et parconsquent sans sourire pour le malheureux.

    Or, cette poque o nous sommes arrivs, cest--dire vers la moitidu mois davril, trois cent mille malheureux, mourant de froid et de faim,gmissaient dans Paris seulement, dans Paris o, sous prtexte que nulleville ne renferme plus de riches, rien ntait prvu pour empcher lespauvres de prir par le froid et par la misre.

    Depuis ces quatre mois, un ciel dairain chassait les malheureux desvillages dans les villes, comme dhabitude lhiver chasse les loups des boisdans le village.

    Plus de pain, plus de bois.Plus de pain pour ceux qui supportaient le froid, plus de bois pour

    cuire le pain.Toutes les provisions faites, Paris les avait dvores en un mois ; le

    prvt des marchands, imprvoyant et incapable, ne savait pas faire en-trer dans Paris, confi ses soins, deux cent mille cordes de bois dispo-nibles dans un rayon de dix lieues autour de la capitale.

    Il donnait pour excuse : quand il gelait, la gele qui empche leschevaux de marcher ; quand il dgelait, linsuffisance des charrettes etdes chevaux. Louis XVI toujours bon, toujours humain, toujours le pre-mier frapp des besoins physiques du peuple, dont les besoins sociauxlui chappaient plus facilement, Louis XVI commena par affecter unesomme de deux cent mille livres la location de chariots et de chevaux,puis ensuite il mit les uns et les autres en rquisition force.

    Cependant, la consommation continuait demporter les arrivages. Ilfallait taxer les acheteurs. Nul neut le droit denlever dabord du chantier

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  • Le collier de la reine Chapitre I

    gnral plus dune voie de bois, puis plus dune demi-voie. On vit alors laqueue sallonger la porte des chantiers, comme, plus tard, on devait lavoir sallonger la porte des boulangers.

    Le roi dpensa tout largent de sa cassette en aumnes, il leva troismillions sur les recettes des octrois, et appliqua ces trois millions au sou-lagement des malheureux, dclarant que toute urgence devait cder et setaire devant lurgence du froid et de la famine.

    La reine, de son ct, donna cinq cents louis sur ses pargnes. Onconvertit en salles dasile les couvents, les hpitaux, les monuments pu-blics, et chaque porte cochre souvrit lordre de ses matres, lexemplede celles des chteaux royaux, pour donner accs dans les cours des htels des pauvres qui venaient saccroupir autour dun grand feu.

    On esprait gagner ainsi les bons dgels !Mais le ciel tait inflexible ! Chaque soir un voile de cuivre rose sten-

    dait sur le firmament ; ltoile brillait sche et froide comme un falot de lamort, et la gele nocturne condensait de nouveau, dans un lac de diamant,la neige ple que le soleil de midi avait un instant liqufie.

    Pendant le jour, des milliers douvriers, la pioche et la pelle en main,chafaudaient la neige et la glace le long des maisons, en sorte quundouble rempart pais