lanchon, fabien, istanbul d'antan à l'époque républicaine, 2012

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Université de Provence Département d’histoire Année universitaire 2011-2012 Mémoire de recherche de Master 1, présenté par Fabien LANCHON L’Istanbul d’antan à l’époque républicaine de 1923 à nos jours. Sous la direction de Nicolas MICHEL, maître de conférences en histoire contemporaine. Juin 2012.

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Page 1: LANCHON, Fabien, Istanbul d'antan à l'époque républicaine, 2012

Université de Provence

Département d’histoire

Année universitaire 2011-2012

Mémoire de recherche de Master 1, présenté par Fabien LANCHON

L’Istanbul d’antan à l’époque républicaine

de 1923 à nos jours.

Sous la direction de Nicolas MICHEL, maître de conférences en histoire contemporaine.

Juin 2012.

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Remerciements.

Mes premiers remerciements vont de toute évidence à M. Nicolas Michel. La rigueur de la

méthode de travail qu’il m’a enseigné et celle qu’il a consacré au suivi de mes recherches en

font un directeur exceptionnel. Je remercie également Lucie Huet d’avoir bien voulu relire ce

travail et de m’avoir porté conseil. Je remercie aussi M. Gérard Groc de m’avoir fourni une

source à débroussailler. Une pensée également à mes parents pour leur soutien affectueux

ainsi qu’à mes amis turcs pour m’avoir permis, à force de discussions, de comprendre leur

langue.

 

 

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Introduction.

İstanbul 2010, Avrupa Kültür Başkenti, voici les mots qui tout au long de l’année

2010 accueillaient les voyageurs lorsqu’ils accostaient quotidiennement sur la rive nord de la

péninsule historique d’Istanbul, aux embarcadères d’Eminönü. Postée à un endroit de passage

continu, jouissant d’une grande visibilité due à l’ouverture sur la Corne d’or - ce bras de mer

qui sépare la rive européenne de la ville en deux -, l’affiche rappelait qu’Istanbul avait été

séléctionnée par le conseil des ministres de l’Union Européenne pour incarner la capitale

européenne de la culture1 pendant un an. Ce label a permis à Istanbul de montrer à l’Europe

et au monde quelques traits qui constituent sa singularité tout en s’assumant de concert avec

les grandes villes de la planète. Ce fût un moyen de faire savoir son identité propre. Ainsi se

sont multipliées les images, les expositions ou encore les rénovations rappelant notamment la

longue histoire d’une ville marquée par de grandes civilisations l’ayant doté d’un riche

patrimoine. Toutefois, si l’on s’arrête sur la géographie de ces images représentatives et de

ces initiatives, on se rend compte qu’elles prennent place dans un espace tout à fait restreint et

renvoient à une ville radicalement différente de celle que l’on appelle Istanbul aujourd’hui.

Les lieux mis en avant parce qu’ils incarnent l’identité stambouliote ne vont pas au delà des

limites de la ville perceptibles sur les premiers clichés aériens durant la Première Guerre

Mondiale2. Il semble donc qu’au début du XXIe siècle, l’identité stambouliote se forge encore

sur un territoire correspondant à une ville d’antan, une ville « qu’un seul regard [suffisait](…)

presque à embrasser »3 tandis que de nos jours celle-ci pose de sérieuses difficultés à se

                                                            

1 Le site internet de la commission européenne présentant ce label : http://ec.europa.eu/culture/our-programmes-

and-actions/doc413_fr.htm (disponible le 19.05.2012) 2 T.Sanert, « Zirvelerin Üzeri Hep Sakin kalsa da’ [« Ah ! Si tout restait calme sur les sommets »] (J.W. von

Goethe) », Istanbul dergisi, n°37, 2001, p. 117-123. 3 PEROUSE J.-F., « Istanbul depuis 1923 : la difficile entrée dans le XXe siècle ? » in MONCEAU N. (dir.),

Istanbul. Histoire, promenades, anthologie et dictionnaire, Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 2010, p.242.

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laisser cartographier tant sa taille a explosé au cours du XXe siècle4. L’écrivain contemporain

Orhan Pamuk dans un livre autobiographique où il rassemble les souvenirs vécus dans sa ville

natale appuie cette idée d’une identité stambouliote encore fortement ancrée dans ce que sont

aujourd’hui les quartiers centraux d’une ville aux dimensions insaisissables, territoires du

vieil Istanbul :

« (…) L’image de la ville la plus répandue, que l’on s’approprie à la longue en y

vivant, est encore celle que ces écrivains [du passé] ont développée. La raison de

ce paradoxe, c’est que la population qui s’est agrégée à la ville ces cinquante

dernières années n’a pas élaboré une autre représentation d’Istanbul que celle du

Bosphore, de la péninsule historique et des anciens centres de la ville. Et le fait

que tous ceux qui vivent dans ces quartiers récents et éloignés ne se sentent pas

stambouliotes y a sa part, comme le montrent les enquêtes – qui parlent avec une

objectivité impitoyable de ces « enfants arrivés là-bas à 10 ans, et qui n’ont encore

jamais vu le Bosphore »5.

Le XXe siècle correspond à une période de profondes et rapides mutations pour

Istanbul tant du point de vue de son histoire urbaine marquée par un fort étalement urbain et

une explosion démographique que du point de vue de ce qu’il advient d’une capitale dès lors

qu’un nouveau régime politique cherche à inscrire sa marque: la Turquie a connu une rupture

importante avec l’avènement de la République en 1923. Mais au-delà de ces changements

significatifs semble persister une ville d’antan qui prend la forme de réminiscences ou

d’endroits ayant traversés le temps, comme peut l’illustrer la rencontre entre le bois et le

béton dans une photo prise par Ara Güler dans les années 1950 ou encore l’expression

affirmée d’un hochement de tête assuré que l’on peut se voir rétorquer lorsque l’on évoque

Istanbul en Turquie : « İstanbul... Çok Tarihli !»6.

                                                            

4 Ce fût l’enjeu du colloque du 19-20 mai 2000 organisé par l’Institut Français des études anatoliennes et

l’Observatoire urbain d’Istanbul dont les actes sont rassemblés sous le titre « Représenter Istanbul, hier et

aujourd’hui. Réalisations et tentatives ». 5 PAMUK Orhan, Istanbul, souvenirs d’une ville, Folio, 2007, p.170. 6 Que l’on pourrait traduire par « Istanbul… cette ville est chargée d’histoire ! ».

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Copyright 2011. Ara Güler.

Ces premiers signaux que sont l’imagerie mise en œuvre à travers le label européen de la

culture, l’œil d’un Ara Güler photographiant les traces du passé ou encore l’application

d’Orhan Pamuk à compiler ses souvenirs en nous racontant sa propre vie dont l’histoire s’est

déroulée quasi exclusivement à Istanbul, nous montre que l’ancienne Constantinople n’a pas

complètement disparue et que l’Istanbul d’autrefois a semble t-il une histoire à explorer.

Istanbul est le nom rendu officiel en 1926 par la République turque pour désigner

ce qui apparaissait déjà comme la plus grande ville de Turquie. Ce nom s’inscrit dans une

suite fournie d’appellations différentes dont les plus connues sont celle de Byzance et de

Constantinople, et qui renvoient à un ensemble urbain datant au moins du VIIe siècle avant

notre ère, date à laquelle des colons grecs mégariens jugent que la fente d’eau qui tranche la

rive ouest du détroit du Bosphore est un port naturel propice à la colonisation. La ville devient

ensuite la capitale successive de l’Empire Byzantin après que l’empereur romain Constantin

l’ait consacré comme étant la « seconde Rome » en 324, puis celle de l’Empire Ottoman qui à

partir de 1453 s’approprie la ville et les constructions chrétiennes et en marque l’organisation

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et la silhouette en établissant notamment des lieux de cultes monumentaux construits sur la

crête de ce qui est alors nommé Dersaâdet7 et qui correspond à la péninsule triangulaire

entourée par les remparts byzantines de Théodose. Si le nom d’Istanbul apparaît à cette

époque comme un dérivé de islambol, qui pourrait signifier « rempli d’islam », il se limite lui

aussi à désigner cette langue de terre au sud de la Corne d’Or. Ce n’est que plus tard que le

terme fera également référence aux autres parties d’une ville dont l’ensemble urbain est divisé

en trois du fait du Bosphore et de la Corne d’Or. Après cinq siècle en tant que capitale d’un

Empire Ottoman qui, au plus fort de sa grandeur, liait l’océan Atlantique à l’Océan indien et

faisait de la mer Noire un vaste lac intérieur, Istanbul perd son statut politique au lendemain

de la Guerre pour l’Indépendance menée par les forces nationalistes turques qui aboutit en

1923 à la proclamation de la République dont Mustafa Kemal est le premier président. Dès

lors, Istanbul et l’Empire Ottoman se conjuguent au passé, la ville est désormais symbole d’un

monde révolu avec lequel la république naissante entend rompre par le biais d’une révolution

culturelle imposée autoritairement, instaurant une « uniformité jacobine »8 administrée par le

haut afin d’ouvrir la voie des nations modernes à la jeune Turquie. C’est donc un train de

réformes qui s’instaure dans le pays et qui cherche à effacer les signes d’un ancien régime

tant en abolissant l’organisation même du pouvoir ottoman avec la suppression du sultanat en

1922 et celle du califat deux ans plus tard9 mais en s’attaquant également au quotidien par le

biais par exemple de la réforme du vêtement en 1925 ou encore la loi de l’unification de

l’enseignement qui ferme les écoles religieuses10. Le nouvel Etat jette alors un voile sur la

période ottomane jugée obscure et corrompue, préférant rechercher les origines de la nouvelle

nation dans l’histoire antique et médiévale du peuple turc, nonobstant ses aspects parfois

mythiques et en assumant une vision téléologique de l’histoire11.

A partir de ce contexte se dessine donc une dualité entre les choses du passé récent

assimilées à l’ancien régime et l’œuvre d’une révolution qui entend avancer vers le monde

moderne. Istanbul ayant été pendant cinq siècles la capitale de l’Empire déchu, elle apparaît

                                                            

7 GÜL Murat, The emergence of Modern Istanbul, transformation and modernisation of a city, Tauris, 2009, p.8. 8 Sami SADAK, « Les musiques » in VANER, S., La Turquie, Paris, Fayard, 2005, p.624. 9 Voir ZÜRCHER, Erik, J., Turkey, a modern history, I.B. Tauris & Co. Ltd, New York, 2004, p.166-168. 10 Ibid., p. 172-173 et 186-195. 11 Sur la thèse de l’histoire nationale turque voir : COPEAUX, Etienne, Espaces et temps de la nation turque.

Analyse d’une historiographie nationaliste, 1931-1993, Paris, CNRS-Éditions, 1997, 369 p. Et du même auteur :

« Les prédécesseurs médiévaux d’Atatürk. Bilge kaghan et le sultan Alp Arslan », Revue d’Etude de la

Méditerranée et du Monde Musulman, n° 89-90, 2000, pp. 217-243.

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donc comme le symbole de la vie d’antan. Le terme antan est composé des mots latins ante et

annus qui signifient l’an d’avant ou l’année dernière mais intègre un sens plus général

renvoyant à ce qu’il y avait avant. Parler de l’Istanbul d’antan c’est donc faire l’histoire des

traces que la ville passée continu d’emporter avec elle en dépit des ruptures politiques ou des

mutations urbaines. En 1923, la république n’hérite évidemment pas d’un espace désormais

vide près à être reconstruit selon les volontés du présent, mais bel et bien d’une ville

composée de bois, de mortier ou encore de pierre, d’une ville faite de bâtiments dont

l’architecture révèle les sensibilités esthétiques du passé. Ce sont également des rues, des

routes, des quartiers, des lieux de sociabilités. C’est aussi une population et ses pratiques, ses

déplacements dans la ville ou encore ses manières d’habiter. C’est en somme un ensemble

urbain résultant de l’activité des hommes jusqu’alors et qui a constitué et constitue toujours le

lieu de vie. Qu’elle le veuille ou non, la ville ottomane est pour la république un patrimoine.

Dans sa contribution aux Lieux de mémoires de Pierre Nora, André Chastel

rappelle l’origine romaine du mot patrimoine, patrimonium, et indique qu’il « concerne une

légitimité familiale qu’entretient l’héritage ; (…) [et qui] explicite une relation particulière

entre le groupe juridiquement défini et certains biens matériels tout à fait concrets : un espace,

un trésor, ou moins encore»12. Si le terme s’applique d’abord à un groupe aussi restreint

qu’une famille dont la possession de biens matériels hérités assure « des ressources durables

autant qu’une certaine dignité »13, le mot prend par la suite une dimension globale et se pare

de substantifs tels que patrimoine génétique, patrimoine naturel ou encore patrimoine culturel

d’un pays. Le patrimoine peut donc désigner l’héritage d’une ville, il renvoie aux œuvres et

aux biens d’antan. Un exemple de confrontation avec la notion de patrimoine entendue de

manière collective et appliquée à l’urbain réside dans les reconstructions qui ont eu lieu dans

un certain nombre de villes européennes de l’immédiate après Seconde Guerre Mondiale. Le

cas de Varsovie en 1945 illustre l’obsession patrimoniale de rendre à la population un tissu

urbain parfaitement identique à celui d’avant le conflit. C’est ainsi que l’attention a été portée

sur le rétablissement de la morphologie ancienne, tout comme les mêmes rues et alignement

de maisons ont été reconstruits. La ville du Havre par contre témoigne de choix patrimoniaux

différents puisqu’elle a connu une reconstruction fondée sur un plan nouveau mais qui intègre

tout de même la conservation de la vieille église Notre-Dame au nom du symbole et de la

                                                            

12 CHASTEL, André, « La notion de patrimoine » in NORA, P. (dir.), Les lieux de mémoires, II. La Nation, 2. Le

territoire - L’Etat – Le patrimoine, Gallimard, Paris, 1986, p.405. 13 Ibid.

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« piété patrimoniale »14. Etudier l’Istanbul d’antan à l’époque républicaine turque renvoie

donc à suivre l’histoire d’un patrimoine urbain protéiforme qui fait face à un régime politique

en rupture avec son passé mais aussi à des mutations urbaines profondes qui redessinent la

carte d’Istanbul. C’est donc l’histoire de ce qui retient l’attention patrimoniale mais aussi de

ce qui ne la retient pas.

Par ailleurs, la rupture politique et culturelle qu’incarne la mise en place de la

république turque vient remplacer un mode de vie d’antan. Si l’on suit Richard Terdiman, il

peut-être suggéré qu’en cas de « quelconque révolution ou quelconque rapide altération des

données du présent, les connexions d’une société avec son histoire se retrouvent sous

pression »15 ce qui peut conduire à un état où le passé apparaît comme un pays étranger16, une

situation qui pousse finalement la société à se remémorer un passé perdu avec une rhétorique

évoquant à la fois la douleur de la perte et la douceur du souvenir. Ainsi, explorer l’Istanbul

d’antan c’est aussi faire l’histoire de la nostalgie envers l’ancienne capitale Ottomane et plus

généralement explorer les discours de ceux qui maintiennent un regard vers les choses du

passé, entretenant finalement une mémoire collective.

Afin de saisir sous quelles formes apparaît l’Istanbul d’antan nous nous fonderons

à la fois sur la ville elle-même, de ce qui demeure et de ce qui s’efface du tissu urbain. De

cette observation pourra être analysée l’attention patrimoniale à Istanbul et comment les

traces d’antan orientent les questions d’aménagement urbain. Et puis nous nous fonderons

également sur ce qui est dit de la ville, pour cela les sources érudites et les sources littéraires

seront d’une aide particulière. Elles nous permettront notamment d’ouvrir les portes de la

mémoire turque.

 

 

14 Ibid., p.436. 15 TERDIMAN, Richard, Present Past: Modernity and the Memory Crisis, Cornell University Press, 1993, p.3 16 LOWENTHAL, David, The Past is a foreign Country, Cambridge University Press, 1985.

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Chapitre 1

Le vieil Istanbul dans la rupture républicaine.

Lorsque la République est sur le point d’être proclamée, la jeune Turquie dispose sur

son territoire d’une grande ville dont elle retire le statut de capitale dès le 13 octobre 1923

pour la raison première que celle-ci incarne un ancien régime avec lequel la nouvelle élite

désire rompre, dans le but d’atteindre le niveau des civilisations contemporaines (« Muasır

medeniyetler seviyesine ulaşmak »1). Pourtant, la ville d’Istanbul du point de vue de sa

composition urbaine n’est pas tant à considérer comme une ville du passé puisqu’elle sort déjà

d’un processus de modernisation qui a commencé dès l’époque de Selim III (1789-1808) et

s’est amplifié au cours du XIXe siècle notamment lors des Tanzimat (réorganisations).

Toutefois, les premières années de la république sont marquées par la volonté du pouvoir de

radicaliser cette course à la modernité mais aussi de chercher à assoir les nouveaux

fondements idéologiques que sont le désir de sécularisation et le nationalisme. Dans cette

œuvre, l’environnement urbain d’Istanbul incarne alors une cible importante puisqu’au-delà

d’une ville qui, par endroits, dispose déjà de grandes avenues, de constructions en kâgir ou

encore du tramway, le bois reste bien présent et l’organisation de la vie dans la plupart des

quartiers est toujours celle de l’Empire Ottoman. Ce premier chapitre aborde donc la place

d’Istanbul à l’épreuve d’un régime qui la refoule vers le passé mais qui tient tout de même à

inscrire sa marque dans la ville.

                                                            

1 GÜL, M., The emergence of Modern Istanbul, transformation and modernisation of a city, 2009, p.73

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I. Une ville d’antan refoulée.

Si jusque dans les années 1940, Istanbul, telle qu’elle s’offre en héritage à la

République, ne connaît pas de constructions à grande échelle qui vont modifier son tissu

urbain, c’est surtout son image, son rôle politique et son poids démographique qui vont

s’affaisser au gré d’une concentration des regards vers Ankara. Cette décision prise par

Mustafa Kemal qu’est le transfert de capitale est d’abord liée à des considérations

géopolitiques qui remontent aux années 1910 lorsqu’à la suite des défaites successives de

l’Empire Ottoman dans les guerres balkaniques, Istanbul s’est montrée vulnérable aux

attaques militaires du fait de sa position à l’intersection des mers et de sa proximité avec les

forces de la coalition des Balkans2. Quelques années plus tard, la Guerre pour

l’Indépendance3, qui permet à la Turquie de gagner sa souveraineté, se voit menée depuis des

villes intérieures pour finalement trouver un commandement via l’établissement d’une

assemblée provisoire à Ankara: c’est celle-ci qui négociera la paix avec les puissances alliées

et qui précèdera la future Grande assemblée nationale de Turquie une fois la République

créée. Dès lors, une dualité s’est inscrite entre les deux villes, l’une occupée par les forces

étrangères et l’autre attachée à organiser la résistance nationale. Mais au-delà du poids des

évènements, ce changement de capitale illustre bien l’inscription spatiale d’une opposition

entre le vieil Istanbul « intimement associé au passé »4 et Ankara, ville du futur destinée à

incarner spatialement le nouveau souffle qu’est l’idéologie de Mustafa Kemal. Istanbul la

                                                            

2 Les deux phases de la guerre balkanique (1911-1912) qui a opposé l’Empire Ottoman à une alliance de pays

des Balkans où subsistaient encore des possessions impériales a conduit à la perte de presque l’ensemble des

terres européennes de l’Empire. A l’acmé du conflit, les forces ennemies étaient postées à Çatalca à une

cinquantaine de kilomètres de la pointe du Sérail. Voir : ZÜRCHER, E. J., Turkey : a modern History, 2004, p.

106-109. 3 Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’Empire Ottoman se voit livré aux puissances alliées

vainqueurs dans le cadre de l’armistice de Moudros (1918) qui autorise l’occupation. Le traité de Sèvres en 1920

achève la partition de l’Empire qui se voit distribué aux Britanniques, aux Français et aux Italiens et qui

reconnaît un Etat Arménien tout en projetant un éventuel Etat kurde dans le sud-est Anatolien. C’est ce traité que

va combattre l’armée nationaliste turque menée par le charismatique Mustafa Kemal entre 1921 et 1922 et qui se

termine par la victoire sur les derniers occupants grecs. Le traité de Lausanne entérine alors les frontières

anatoliennes au sein desquelles est fondée la République turque. Pour un exposé plus détaillé voir : ZÜRCHER,

E. J., op. cit., p. 131-165, ou en français : ZARCONE, T., La Turquie : De l’Empire Ottoman à la République

d’Atatürk, 2005, p. 45-58. 4 “too intimately associated with the past” in LEWIS, B., The Emergence of Modern Turkey, 2002, p.261.

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ville aux innombrables minarets, habitée par une population cosmopolite et où réside le califat

(le chef spirituel de l’Islam) devient alors l’antithèse d’une ville nouvelle, sans minarets et où

siège désormais une nation construite sur la turcité et la relégation du religieux5. Cette

négligence vis-à-vis de l’ancienne capitale Ottomane prend une allure tout à fait explicite au

regard du fait que Mustafa Kemal Atatürk6 n’y posa plus les pieds jusqu’en 1927, bien qu’il

soit passé au-delà du Bosphore lors des ses tournées anatoliennes7.

Refoulée donc. Toutefois quelques éléments accrochés au passé d’Istanbul ont

réussi à traverser cette barrière du déni et ont intégré le laboratoire urbain de la nouvelle

capitale. L’idée était en effet d’assoir une image neuve par le biais de bâtiments à

l’architecture singulière et moderne, mais, aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est

d’abord dans un style architectural en continuité avec ceux développés par l’Empire

Ottoman que la nouvelle ville prend forme : le néo-ottomanisme ou ikinci Milli Mimari

(Second style national). Comme l’indique son nom en turc, les formes compilées dans ce

mode de construction s’inscrivent en filiation d’un Premier style national apparu au début du

vingtième siècle et qui lui-même fait écho à une première forme de revivalisme Ottomano-

islamique ayant eu cours à partir des années 1870. Ses signaux initiaux sont apparus en 1873,

date à laquelle İbrahim Edhem Paşa, alors ministre des Travaux Publics, publie un recueil

qu’il nomme Usul-i Mimar-yi Osmani (Principes de l’architecture Ottomane) et qui s’avère

être une codification de l’architecture Ottomane qui sera présentée lors de l’Exposition

Universelle de Vienne la même année8. Mais ce vocabulaire provient originellement d’un

style développé dans un monde occidental qui, au gré de l’expansion coloniale, s’est

approprié les formes exotiques rencontrées en Orient9. Lorsque ce style retourne vers l’est

pour s’installer sur les rives du Bosphore, il se caractérise alors par une redécouverte des

formes classiques des traditions islamiques et Ottomanes et finit par intégrer les programmes                                                             

5 GÜL, M., op. cit., p.85. 6 Atatürk est le surnom pris par Mustafa Kemal et signifie « Père des turcs ». Par là, il affirme sa personnalité

comme fondatrice de la République et s’entoure d’une image sacrée qui persiste encore de nos jours/aujourd’hui.

Il est à noter que, depuis cette date, il est interdit en Turquie de donner ce nom à un quelconque nouveau-né. 7 GÜL, M., op. cit., p.88. 8 Ibid., p.56. 9 « Ironically, Islamic revivalism was brought to Istanbul, the seat of the caliphate, by European architects.

Interest in this “exotic” style had grown in the West in the nineteenth century, paralleling the expanding

colonialism ». Par exemple dans l’Angleterre de la mi-XIXe siècle Owen Jones publie deux livres influents,

Plans, Elevations, Sections, and Details of the Alhambra (1842-45) et Grammar of Ornament (1856). Voir

ÇELIK Z., The Remaking of Istanbul : Portrait of an Ottoman City in the Nineteenth Century, 1986, p.144.

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des institutions créées par le sultan Abdülhamit au cours des années 1880 : la Sanayi-i Nefise

Mektebi Âlisi (établie sur le modèle de l’Ecole des Beaux-Arts française) et la Hendese-i

Mülkiye Mektebi (Ecole d’ingénierie civile), ce qui signifie que ce sont les architectes

européens en poste à Istanbul qui font vivre le style. Ainsi, les réalisations concrètes sont en

fait des bâtiments à la structure occidentale mais dont l’ornementation est faite de références

islamiques et Ottomanes. Un exemple encore visible de nos jours est la gare de Sirkeci à

Istanbul conçue en 1889 par l’allemand August Jasmund et dont la décoration s’inscrit dans

un vocabulaire Mamelouk et Mauresque (Styles provenant d’Egypte et du Maghreb) tandis

que sa structure respecte les règles classiques de régularité et de symétrie propre aux

constructions européennes. L’idée était d’orner symboliquement une gare qui accueillera un

autre symbole d’Istanbul : les voyageurs de l’Orient Express, lien ferroviaire entre l’Occident

et l’Orient10. Un autre édifice qui a traversé le temps est l’Office de la dette publique (Düyun-

u Umumiye Binası), au cœur de la péninsule historique, conçu par l’architecte français

Alexandre Vallaury et inspiré d’éléments architecturaux Ottomans à l’image de son toit

avancé. Ce dernier architecte est également à l’origine de la spectaculaire Mekteb-i Şahane-i

Tıbbiye (L’Ecole impériale de médecine) que l’on peut toujours contempler entre les quartiers

d’Üsküdar et Kadıköy sur la rive asiatique d’Istanbul11. Le même regard rétrospectif est au

fondement de ce que l’historiographie turque a appelé a posteriori le Premier style national et

qui prend acte dans le premier quart du XXe siècle. Là encore, c’est dans les traditions

ottomanes et islamiques que le vocabulaire est puisé, notamment dans l’architecture

seldjoukide12. Les deux aspects singuliers de ce Premier style national sont qu’ils contrastent

avec les exemples précédents conçus par des occidentaux n’ayant qu’une connaissance ténue

de la culture Ottomane et de l’architecture islamique, et qu’ils s’inscrivent dans le discours

développé par le penseur Ziya Gökalp qui, en conciliant turcité et modernisation, se fît la

plume du projet nationaliste turc. Les deux architectes qui ont accroché leurs noms à ce style

sont Ahmet Kemalettin Bey (1870-1927) et Mehmet Vedat Bey. Le premier est d’ailleurs

natif de Constantinople et a suivi une formation d’ingénieur et d’architecte entre sa ville

natale et Berlin, notamment auprès du professeur August Jasmund évoqué précédemment. Il

                                                            

10 Ibid. 11 GÜL, M., op. cit., p.56-57. 12 Sont désignés par seldjoukides les membres d’une tribu médiévale d’origine turque appartenant à la branche

des Oghouz et qui ont émigré vers le Proche-Orient et notamment l’Asie mineure au XIe siècle. Ils sont donc les

premiers turcs ayant peuplé l’Anatolie et ont marqué la région culturellement, notamment à Konya qui fût leur

capitale. Ils jouissent également d’une aura tout particulière dans le récit national turc.

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s’est aussi appliqué à recouvrir le sol d’Istanbul de nombreuses réalisations notamment

plusieurs mosquées dont certaines font revivre l’architecture religieuse ottomane de l’époque

de Mimar Sinan13 comme la mosquée Kamer Hatun construite en 1912 à Beyoğlu14. C’est

donc dans un courant architectural fondé sur la redécouverte des formes islamiques et

concrétisé dans un Istanbul d’avant son temps que la République puise son inspiration pour

faire sortir de terre les grands bâtiments publics de sa nouvelle capitale, tout comme ceux de

plusieurs autres villes anatoliennes. C’est le cas avec la première Assemblée nationale, le

ministère des affaires étrangères, le musée ethnographique, ou encore le Palace Hotel

d’Ankara15 conçu par Ahmed Kemalettin.

Si l’ombre d’un Istanbul d’antan transparaît dans ces premiers projets

républicains, il faut toutefois noter que les débats et les réalisations ne se font désormais plus

à Istanbul qui perd ce rôle vitrine et avant-gardiste au profit de la nouvelle capitale. La rupture

architecturale sera d’ailleurs plus nette lorsqu’à la fin des années 1920 est adopté le style

moderniste et fonctionnaliste tel qu’il fût théorisé par Le Corbusier et dont les aspects

universalistes et sécularistes correspondent davantage à un régime désireux de s’identifier

avec la civilisation européenne. Atatürk lui-même fustige alors le Second style national le

jugeant trop long à construire et trop ancré dans un passé qu’il voulait discréditer et effacer16.

Cet opprobre soudainement jeté à l’encontre d’Istanbul, incarnation du régime

d’antan, est synonyme de changements structurels pour la ville. En effet, suite à la perte de

son rôle politique et résultat de la volonté de rompre avec le multiculturalisme soupçonné

d’œuvrer contre les intérêts de la nouvelle nation, Istanbul connaît un déclin démographique

et économique suscité par le départ des marchands et banquiers non-musulmans sur lesquels

reposaient les activités commerciales. Par conséquent, en 1927 la ville comptait 690,857

habitants soit un déclin de moitié comparé au chiffre d’avant la Première Guerre Mondiale. La

population dans le même temps s’homogénéise avec une part de musulmans qui s’élève à 64

pour cent contre 44 en 1885, conséquence des arrivées de réfugiés liées aux pertes de

territoire de l’Empire déchu, mais aussi fruit d’une politique républicaine faisant la promotion

                                                            

13 Mimar Sinan vécu au XVIe siècle et fût l’architecte de l’âge d’or de l’Empire Ottoman. Parmi ses nombreuses

réalisations à Istanbul, la plus remarquable est certainement la mosquée Süleymanye destinée au sultan du nom

et qui surplombe encore la Corne d’Or. 14 PINON, P., « Kemalettin Bey », in MONCEAU N. (dir.), Istanbul, 2010, p.1163-1164. 15 GÜL, M., op. cit., p.77. 16 BERTRAM C., Imagining the turkish house : collective visions of home, 2008, p.193.

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d’une nouvelle bourgeoisie nationale17. Même si le cosmopolitisme stambouliote connaîtra

une atteinte beaucoup plus forte et explicite dans les années 1950, c’est un aspect de la ville

bigarrée d’antan qui commence à s’effriter à ce moment là.

Cet affaissement économique de la ville est aussi dû à l’antipathie du régime qui,

au moment où la Grande dépression des années 1930 touche le pays, décide de rediriger les

ressources publiques vers le budget d’Ankara. Ainsi, l’argent dont dispose Istanbul dans le

Plan de Développement National de Cinq ans (1932-1936) apparaît amoindri comparé à ce

que touchent d’autres villes Anatoliennes18. Ce sentiment de rejet vis-à-vis d’Istanbul connaît

une certaine constance tout au long de la première période de la République comme en

témoigne le magazine La Turquie Kémaliste dont le premier article de la seconde édition

d’août 1934 commence ainsi :

« Certains des étrangers venant visiter la Turquie nouvelle arrivent munis,

comme de vieux Baedecker19, de critères ne valant que pour la Turquie de la

Monarchie et du Khalifat. Mais, voir la Turquie nouvelle avec les yeux de Pierre

Loti équivaut à se regarder dans un miroir déformant. (…) Semblable à un

somnambule qui cherche la lune, (…) [le visiteur] n’a cherché à Ankara que le

pittoresque oriental, la sensation orientale. »20

En somme, l’auteur qualifie ici d’obsolète le regard avec lequel les visiteurs

arrivent toujours en Turquie en 1934. Obsolète car il transpose à la ville moderne qu’est

Ankara, une vision pittoresque qui, elle, prend racine dans les images, cultivées notamment

par l’écrivain français Pierre Loti, d’une ville où auparavant siégeait le calife du monde

islamique : Istanbul. Le même procédé du conseil au voyageur est utilisé neuf années plus

tard dans un article estimant qu’un visiteur ayant passé quelques jours à visiter les lieux

touristiques d’Istanbul n’était « pas mieux équipé que celui qui est resté à la maison et qui lit

des romans sur les sultans ». Il ajoute que, du fait de la nature cosmopolite de la ville, ce

visiteur mangerait probablement « de la nourriture Russe », serait guidé par un « coursier

                                                            

17GÜL, M., op. cit., p.88. 18 Ibid. 19 Le Baedecker fait ici référence aux guides touristiques édités par Karl Baedecker et qui ont la particularité de

tenir dans un format de poche. 20 NEDIM V., « Sensation » in La Turquie Kémaliste, n°2, août 1934, p.1. Ce magazine est paru entre 1934 et

1948, publié par la Direction Générale de la Presse au Ministère de l’Intérieur de Turquie.

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Arménien » et obtiendrait les actualités d’un « porteur grec » et conclut en conseillant

vivement à ce voyageur que s’il souhaite comprendre la Turquie contemporaine et son futur,

mieux vaut pour lui de « prendre le premier train pour Ankara »21.

Il s’agit donc de rompre avec l’imagerie d’antan qui colle à Istanbul et à la

Turquie. C’est une vision d’un monde organisé autour d’une théocratie dont les instances

enferment le yeni adam (l’homme nouveau) et dont la tolérance envers le pluralisme culturel

se solde surtout par une fuite de richesses pour la nouvelle nation. La République se lance

donc dans un train de réformes qui va toucher l’organisation même de la ville et inscrire dans

l’espace l’idéologie du régime.

C’est ainsi qu’au nom de l’éradication et du contrôle du religieux22, la forme

urbaine traditionnelle du mahalle subit de profondes attaques. Le mahalle incarne bien plus

qu’une unité administrative aux frontières soigneusement fixées car il correspond davantage à

une communauté compacte qui forme la vie du citoyen Ottoman moyen23. « C’est ici qu’est

dispensée l’éducation primaire, que les anniversaires sont célébrés, que les mariages sont

arrangés et que les derniers rites de la mort sont prononcés »24. En termes spatiaux, il s’agit en

fait d’un quartier formé généralement autour d’une mosquée dont l’imam incarne un référent

pour sa gestion politique et le contrôle des bonnes mœurs : les chefs religieux pouvaient par

exemple « s’organiser en petite troupe afin de surprendre les amoureux insouciants »25. Un

lieu de sociabilité et de contrôle social est également incarné par le kahve. Pour le nouveau

régime, ce cadre institutionnel ancré dans les valeurs morales et religieuses et dans l’idée de

séparation des sexes est similaire à une prison pour l’individu et est aussi un sérieux frein aux

                                                            

21 « Ankara-Istanbul » in La Turquie Kémaliste, n°47, 1943, p.38-39, cité dans GÜL, M, op. cit., p.89. 22 L’œuvre de sécularisation entreprise par la République dès ses premiers temps diverge de la conception anglo-

saxonne de secularization pour se rapprocher davantage de la notion de laïcité à la française. C’est d’ailleurs le

terme laiklik qui s’imposera comme pilier du régime à la fin des années 1920. Toutefois, la laïcité turque

demeure singulière en ce qu’elle prône un contrôle politique du religieux et non une séparation entre le politique

et le cultuel. Cette singularité est d’ailleurs incarnée institutionnellement par le Diyanet, le ministère des affaires

religieuses. Dans le même temps, le fait d’être musulman est une composante même de la citoyenneté turque.

Sur les paradoxes du laiklik voir BOZARSLAN, H., «Islam, laïcité et la question d'autorité de l'Empire ottoman

à la Turquie kémaliste », Archives de sciences sociales des religions, 49e Année, No. 125, 2004, p. 109-112. 23 MARDIN Ş., “Religion and Secularism in Turkey”, in HOURANI A., KHOURY P. and WILSON M. C.

(eds.), The modern middle east, 2004, p.368. 24 « It is here that a primary education was undertaken, births were celebrated, marriages were arranged, and the

last rites were performed for dying. » in Ibid. 25 « organized posses to surprise careless lovers” in ibid.

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droits des femmes. Ainsi cet « ethos du mahalle »26 va se voir renverser, notamment par le

biais d’un ensemble de réformes sécularisatrices. C’est d’abord la loi Tevhid-i Tedrisat

(unification de l’enseignement) votée le 3 mars 1924 qui entraîne la fermeture des écoles

religieuses de niveau secondaire (medrese), destinées à former les cadres religieux de

l’Empire (Les Ulema). Autrement dit, c’est une manière de délégitimer le pouvoir islamique

au cœur même des mahalle27. Au niveau primaire, la figure du hoca « le dépositaire et le

dispensateur du savoir islamique traditionnel »28 échappe un temps à cette nouvelle

réglementation car la généralisation des programmes scolaires n’intervient pas avant l’année

scolaire 1927-1928 et les écoles demeurent gérées localement. Toutefois, à Istanbul et plus

généralement dans les villes, les nouvelles mesures s’appliquent mieux que dans les

provinces29. La conséquence visuelle de l’unification de l’enseignement que l’on peut

imaginer au niveau des mahalle d’Istanbul est que les groupes de softa30 d’antan, par

définition de sexe masculin, sont alors remplacés par des groupes d’étudiants composés de

garçons et de filles se rendant dans l’une des nouvelles écoles construites par la République31.

L’effort de sécularisation va ensuite s’accélérer et prendre une tournure autoritaire

répandant dans l’opposition « une dose mesurée de terreur »32. L’ethos du mahalle va alors

subir de profonds impacts du fait des lois vestimentaires qui interdisent en 1925 le port du

fez33 et de tout vêtement renvoyant à l’ancienne administration ou à la religion. Ces lois, qui

                                                            

26 Ibid. p.369. 27 CAYMAZ B. et SZUREK E., « La révolution au pied de la lettre » in European Journal of Turkish Studies,

n°6, 2007, paragraphe 13 et 14 (l’article en question n’est pas paginé). 28 Ibid. paragraphe 13. 29 Ibid., paragraphe 14. 30 Le mot softa, d’origine persane, est un mot ancien pour désigner les étudiants de medrese. Aujourd’hui, il est

utilisé dans un sens figuré pour parler de fanatiques religieux. 31 En 1924, la Constitution de Turquie intègre le principe de l’enseignement primaire, gratuit, obligatoire et

mixte. La concrétisation de ce principe s’illustre alors en 1927 par les 1 149 écoles que la République a ajoutées

aux 4 894 établissements dont elle a hérités en 1923. Voir la note de bas de page n°12 dans CAYMAZ B. et

SZUREK, E., op. cit. 32 MANGO, A., Mustafa Kemal Atatürk, 2006, p. 413. 33 Le fez est une toque de couleur rouge qui est introduite au Palais en 1829 par le sultan Mahmud II afin de

remplacer le turban. Il était alors le symbole d’une politique déjà séculariste qui visait à « révolutionner les us et

coutumes de l’Empire » et à tenir le religieux à l’écart du temporel. La période est également marquée par un

retrait des Ulema de l’enseignement secondaire ou encore la critique du port de la barbe. Voir ZARCONE, T.,

op. cit., p.24.

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suscitent une opposition fortement réprimée en Turquie, rompent alors ce « carnaval »34

baigné de religieux, synonyme d’oppression morale pour les cadres du régime mais inscrit

dans une tradition vestimentaire caractéristique du paysage stambouliote d’antan. Dans le

même élan de sécularisation, l’adoption du code civil suisse et du code pénal italien en 1926

pose un cadre juridique qui supprime un certain nombre d’inégalités entre les hommes et les

femmes: institutionnalisation de la monogamie ou encore égalité des sexes face au statut de

légataire. Cette émancipation des femmes trouve un aboutissement hautement symbolique

lorsque la Turquie se place parmi les premiers pays à leur accorder les droit civiques en 1930

pour les élections municipales, puis en 1934 au niveau national35. Ce changement du statut

des femmes prend lui aussi une traduction spatiale et visuelle forte notamment à travers des

magazines tels que Moda ou Yedigün qui véhiculent des clichés de femmes aux vêtements et

coiffures modernes prises dans le cadre urbain d’Istanbul. Ces photos montrent explicitement

le désir de contrecarrer la vision de la ville d’autrefois en introduisant le présent dans une

atmosphère provenant du passé.

Yedigün 12, n°30, 1930.

Reproduit de BERTRAM, C., op. cit., p. 146.

                                                            

34 MARDIN, Ş., op. cit., p.369. 35 Ibid., p.370-371.

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Yedigün, 22 février 1938 (couverture).

Reproduit de BOZDOĞAN, S., Modernism and Nation Building, 2001, p.81.

La réforme qui incarne peut-être le paroxysme du projet kémaliste est le

remaniement de la langue turque et l’adoption des caractères latins. La question du

changement d’alphabet telle qu’elle est mise en œuvre par la République répond à une logique

de domination, tant des élites gouvernantes que de l’ensemble de la société. L’alphabet et les

nouveaux mots turcs vont effectivement ancrer l’idéologie du parti dans le langage36. Si cette

réforme est entérinée au mois de novembre 1928, c’est au terme d’une bataille politique

intensive menée à coup de rhétorique performative destinée à contrer l’argumentaire d’une

opposition particulièrement présente à Istanbul. L’ancienne capitale demeure en effet le lieu

des universitaires en turban et de la culture classique mais surtout, elle est la ville la plus

alphabétisée. C’est donc dans le symbolique palais ottoman de Dolmabahçe que le nouvel                                                             

36 CAYMAZ, B. et SZUREK, E., op. cit., paragraphe 6.

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alphabet est divulgué au terme de trois conférences visant à chaque fois un public différent37.

Le 25 août 1928, les députés de la République suivent ainsi une conférence de quatre heures

conclue par cette fausse question de Mustafa Kemal : « Dil Heyeti’nin harf ve gramer ve imlâ

hakkında kabul ettiği esasları doğru buluyor musunuz? » (« Trouvez-vous justes les bases

adoptées par la commission de la langue au sujet de l’alphabet, de la grammaire et de

l’orthographe ? »)38, l’idée de changer l’alphabet est donc acquise, l’opposition est réduite au

silence. Là encore, cette réforme se traduit spectaculairement dans l’espace urbain puisqu’elle

chamboule les repères cognitifs de tous : la devanture de l’épicier se lit désormais de la

gauche vers la droite, les noms des vapur assurant les liaisons entre les rives du Bosphore

n’ont plus la même forme. En somme, « l’alphabet n’engage pas seulement la lecture et

l’écriture, mais aussi tout un rapport au monde, incorporé depuis la socialisation primaire »39

que la majorité des stambouliotes d’alors a acquise dans un Istanbul d’antan.

Dans son déni vis-à-vis d’Istanbul, la République prend également soin d’effacer

de l’espace public les références au passé. C’est dans cet esprit qu’est promulgué le 16 juin

1927 le Mebani-i Resmiyye ve Milliye Üzerindeki Tuğra ve Methiyelerin Kaldırılması

Hakkında Kanun : l’acte de suppression des armoiries et insignes présents sur les bâtiments

publics et nationaux40. La plupart des tuğra (signatures des sultans) en caractères arabes

calligraphiés que plaçaient les sultans sur leurs constructions propres sont ainsi destinées à

disparaître du paysage. Le remaniement symbolique de la ville s’effectue également au niveau

de l’odonymie avec le changement des noms de voiries faisant référence aux anciens

padişah41. Il est également fait table rase de la section de musique ottomane classique au

conservatoire d’Istanbul au profit d’un enseignement tourné vers les formes alafranca, le trio

de violoncelles remplace alors le davul et le saz42.

                                                            

37 Ibid., paragraphe 20. 38 Propos rapportés dans ERIŞIRGIL, E., « Bir Tarih bir Teklif », Türk Dili, 4, t. I, pp. 214-221, 1952 et cité dans

CAYMAZ B. et SZUREK, E., op. cit., paragraphe 21. 39 Ibid., paragraphe 17. 40 AYVAZOĞLU, B., “Türk muhafazakarlığının kültürel kuruluşu” in AHMET Ç. (ed), Modern Türkiye’de

Siyasi Düiünce: 5 Muhafazakarlık, 2003, p.509; GÜL., M, op. cit., p.75. 41 Terme persan désignant le sultan. 42 GÜL, M., op. cit., p.75-76.

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II. Dessiner l’Istanbul Républicaine : les enjeux patrimoniaux dans le plan Prost.

Au tournant des années 1920 et 1930, le refoulement qu’a connu Istanbul du point

de vue de la perte de son rôle politique s’apaise et les dirigeants kémalistes manifestent un

regain d’intérêt pour la plus grande ville de Turquie. Mais s’il s’agit de revaloriser Istanbul, il

ne s’agit pas nécessairement d’adoucir le rapport avec son passé mais plutôt d’accélérer

l’inscription républicaine qui prend alors corps dans le tissu urbain et de sélectionner les

œuvres du passé jugées aptes à figurer dans la nouvelle ville: l’idée d’établir un plan directeur

pour reformer et reconstruire la ville à grande échelle émerge. S’ouvre alors un énième débat

pour la planification d’Istanbul.

En effet, Istanbul au début des années 1930 est déjà familière des Nâzım planı

(plan d’organisation) et autres clauses législatives chargées de réguler la largeur de toutes les

nouvelles rues, d’interdire la construction de nouveaux cul-de-sacs ou encore d’imposer des

structures en mortier plutôt qu’en bois afin d’éviter les incendies. Comme cela a déjà été

souligné, ces œuvres législatives du XIXe siècle ont entraîné quelques recompositions

importantes à Istanbul, instaurant déjà une rupture avec le tissu urbain du passé. Par exemple,

le plan mis en place au lendemain de l’incendie de Hocapaşa (1865) par la Islahat-ı Turuk

Komisyonu (Commission du renouvellement des routes) s’est soldé par l’élargissement de la

Divanyolu43 qui prend alors la forme des boulevards occidentaux : d’une largeur de 16,75

mètres et munie de trottoirs. L’élargissement s’est fait au prix de démolitions autour de la

colonne de Constantin ainsi que d’une partie de la medrese d’Atik Ali Paşa. Le dôme du

hamam de Çemberlitaş a également été supprimé, sa façade tranchée par le boulevard apparaît

encore clairement de nos jours44. Mais au-delà de ces quelques plans localement appliqués, la

ville a connu plusieurs projets restés sur le papier. Georges Eugène Haussmann fait par

exemple quelques allers-retours à partir de 1873 et met sur pieds l’idée d’un boulevard autour

de Hagia Sophia qui ne trouve cependant pas les fonds financiers pour se concrétiser. Même

situation au début du XXe siècle lorsque le désir de combler les problèmes de pression

démographique, de transports et de manques sanitaires décrits par les voyageurs européens

pousse le sultan Abdülhamit II et son ambassadeur à Paris (Salih Münir Paşa) à faire appel à

Joseph Antoine Bouvard, alors inspecteur général du département d’architecture de la ville de

                                                            

43 La route du divan. Cet axe se situe au coeur de la péninsule historique et était déjà la route principale de

Byzance. Elle se nommait alors Mese. 44 GÜL, M., op. cit., p.49-51.

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Paris et chef du département d’architecture pour l’exposition universelle de 1900. Ce dernier

s’emploie donc à dessiner des plans pour Istanbul sans toutefois y mettre les pieds et en ne

lésinant pas sur le style très parisien d’alors. La topographie de la ville Ottomane n’y est pas

prise en considération et le plan se concentre sur des lieux précis (comme la place Beyazıt)

sans prendre en compte la compatibilité avec le voisinage direct. Bien qu’irréalisable,

l’administration Ottomane est charmée par un tel projet, mais l’argent manque45. Enfin, le

dernier plan significatif avant la République est celui proposé par l’ingénieur lyonnais André

Auric qui, à partir de 1910, est le directeur du département des infrastructures de la

municipalité d’Istanbul pour trois ans. L’ensemble des travaux publics est alors sous sa

responsabilité (régie des eaux, du gaz, de l’électricité, des routes et des systèmes de

communication). Publiant ses travaux dans la revue technique turque mais francophone Génie

civil Ottoman, il y fait connaître le plan de développement qu’il a préparé pour l’ensemble

d’Istanbul et qui se fonde encore sur la mise en place de larges boulevards, mais aussi sur la

rénovation du système d’égouts. Après le grand incendie d’Aksaray (23 juillet 1911), les

plans d’Auric connaîtront une concrétisation partielle dans la construction des routes46. Cet

appareil comprenant une législation urbaine ainsi que divers plans d’aménagements ne fût

toutefois pas étranger à la République étant donnés les fondements occidentaux de ceux-ci,

comme en témoignent les grands et droits boulevards d’Ankara qui font de la capitale un

modèle de modernité, de jeunesse et d’hygiène.

Lorsque le Belediyeler Kanunu (Loi des municipalités) est introduit en 1930, c’est

une nouvelle carte municipale qui s’impose dans toute la Turquie, mais cette réglementation

intègre également la nécessité d’un vaste mouvement de développement urbain pour

l’ensemble des municipalités d’Anatolie et pour les strictes prérogatives à suivre notamment

sur la perpendicularité des rues et l’interdiction des impasses47. Avec Ankara comme modèle,

ce ne sont pas moins de 300 plans d’aménagements qui se concrétisent. Istanbul n’est pas

épargnée.

                                                            

45 Ibid., p.64-65. 46 C’est l’ouverture de la Mahmudiye Caddesi (qui deviendra Bab-ı Ali, puis Ankara Caddesi) et qui se situe

entre la gare de Sirkeci et la Divanyolu. Cette route permet de rompre l’isolement de la Sublime Porte et

permettra d’atteindre la Dette Ottomane d’Alexandre Vallaury. Voir Ibid. p.67-70 ainsi que PINON, P.,

« L’urbanisme d’Henri Prost et les transformations d’Istanbul » in Cité de l’architecture et du patrimoine, Henri

Prost et le plan directeur d’Istanbul 1936-1951, 2010. 47 YERASIMOS, S., “La planification de l’espace en Turquie”, Revue de l’Occident musulman et de la

Méditerranée, n°50, 1988, p. 112.

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Dans l’idée de faire d’Istanbul une ville contemporaine, la République organise en

1933 une compétition internationale d’aménagements urbains dans laquelle vont se

concurrencer trois plans directeurs : celui de Donald Alfred Agache48, diplômé de l’Ecole

Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris en 1905 et qui est notamment le concepteur du

plan avorté de Rio de Janeiro ; celui de Jacques-Henri Lambert49, un autre français qui restera

un mois à Istanbul pour proposer son projet, qui s’est notamment illustré à New York et

Chicago et qui est un adjoint d’Henri Prost (qui sera évoqué avec détails plus tard) ; enfin

celui de l’Allemand Hermann Ehlgötz, professeur urbaniste de renom ayant enseigné au

département de planification urbaine de la Technische Hochschule de Berlin et qui réalisa

notamment le plan directeur de la ville d’Essen.

Les deux français élaborent des projets assez similaires prévoyant de faire

d’Istanbul le premier centre économique de Turquie et surtout un nœud de premier plan pour

les échanges entre l’Europe, la Mer Noire et le Moyen-Orient. Le souci des transports et de la

connectivité avec l’extérieur prime donc dans ces deux projets. La question de la conservation

de la ville du passé ne s’exprime qu’au travers de la préservation de l’architecture

monumentale en nettoyant l’espace autour des grandes mosquées et des grands bâtiments

publics. En revanche, Ehlgötz met davantage l’accent sur la préservation du caractère

historique et de la beauté naturelle de la ville. Il inclue dans son plan l’idée que les

monuments soient préservés et surtout qu’ils soient reliés par des rues plus petites afin de

conserver quelques pans de la structure et de l’atmosphère urbaine d’antan protégés des

grands boulevards (« Eski âbideleri esas sirkülâsyon yollarından ayırmak ve birbirine küçük

yollarla bağlamak lâzımdır »50) et refuse les parcs urbains à l’occidentale51. Le jury juge

finalement cette dernière proposition comme la plus réaliste et la plus compatible avec la

structure historique et environnementale d’Istanbul, mais aussi la plus proche de l’esprit

national. L’idée de doter les quartiers ouvriers d’espaces permettant le maraîchage est

notamment appréciée du fait de l’ancrage paysan de l’idéologie nationale52. Pourtant, ce plan

                                                            

48 AGACHE, A., Büyük İstanbul Tanzim ve İmar Programı (Programme d’aménagement et de construction du

Grand Istanbul), 1934. 49 LAMBERT, J.-H., İmar raporu (rapport de construction), 1934. 50 « İstanbul şehir planı », Arkitekt, n°2, 1935, p.61. 51 Pour un descriptif plus détaillés des projets en compétition : GÜL, M., op. cit., p.92-95. 52 Le paysanisme est un trait fondamental de l’idéologie kémaliste. Il prend une importance notable dans les

années 1930 avec l’influence d’universitaires d’Istanbul. Le principal défenseur de cette idée est Nusret Kemal

Köymen qui, au travers du journal de propagande semi-officiel qu’est Ulkü, attirait régulièrement l’attention sur

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s’ajoutera à la liste de ceux qui resteront à dormir dans les archives53 car comme les deux

autres, il s’avère trop ouvert sur le monde extérieur et pas assez centré sur l’Anatolie. Le

spectre de la vieille ville cosmopolite, ouverte et échappant au contrôle étatique transparaît

dans les conclusions de l’ouvrage de Neşet Halil sur l’urbanisme national54.

Lassée par ces atermoiements urbanistiques, et désireuse de faire d’Istanbul une

ville à l’image de la nation, la République fait appel en 1936 à l’urbaniste français Henri

Prost. Celui-ci a pour atout d’avoir suivi de brillantes études à l’Ecole spéciale d’architecture

puis à l’Ecole des Beaux-Arts à la fin du XIXe siècle et d’avoir décroché en 1902 le Grand

Prix d’Architecture ainsi que son diplôme DPLG55. Mais sa spécificité tient davantage au fait

qu’il connaît Istanbul pour y avoir séjourné entre septembre 1905 et janvier 1906 dans le

cadre du voyage de troisième année de la Villa Médicis (L’Académie de France à Rome). Il

s’attelle alors à un projet de restauration de Sainte-Sophie avec l’aide d’Osman Hamdi Bey, le

directeur des musées impériaux. Attaché à Istanbul dont il a « le mal du pays » et à son

patrimoine byzantin sur lequel il travaille, il revient successivement à Istanbul de juillet 1906

à janvier 1907 puis en 1911. Ce dernier séjour répond d’ailleurs à une demande du

gouvernement Ottoman et l’amène alors à travailler avec Kemalettin Bey. Dans l’intervalle,

Prost est décoré de la médaille d’honneur par le jury du Salon des artistes français de 1911

pour sa « restauration » de Sainte-Sophie56. Il s’est ensuite illustré dans l’élaboration de plans

urbains pour des villes de l’Empire colonial français notamment Casablanca, Fez, Rabat,

Meknes et Marrakech. Il sera par la suite un adjoint de l’ingénieur-géomètre français René

Danger dans l’œuvre de réaménagement des quartiers chrétiens incendiés de la ville d’Izmir

en 192557. Celui qui devient l’urbaniste en chef pour la planification d’Istanbul entre le 11

juin 1936 et le 27 décembre 1950 est donc un homme de renom qui a l’expérience de

l’introduction de principes d’urbanisme occidentaux au sein de villes d’islam et qui, de plus,

n’est pas étranger à l’idéologie kémaliste. Il réalise donc un plan directeur ciblé sur la

                                                                                                                                                                                          

l’importance du village, vecteur d’une société sans classes et exempte d’influences étrangères, à l’opposé de la

ville perçue comme le lieu de la corruption et du contact avec l’étranger. Voir GÜL, M., op. cit., p.81-84. 53 EHLGÖTZ, H., General Bebauung Plan Istanbul, repose dans la bibliothèque Atatürk, Catalogue n° B.403;

Egalement publié en turc: EHLGÖTZ, H., İstanbul Şehrinin Umumi Planı, 1934. 54HALIL, N., şehirciliğimiz (Notre urbanisme), 1934. 55 Diplôme d’architecte diplômé par le gouvernement. 56 Sur la formation de Prost : Pierre PINON, « La formation de Henri Prost», in Cité de l’architecture et du

patrimoine, op. cit. 57 YERASIMOS, S., op. cit., p.110.

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péninsule historique et Beyoğlu qui est approuvé par le Ministère des travaux publics le 30

juin 193958.

A la lecture de son « Rapport général » au Congrès sur l’urbanisme aux colonies,

Prost semble être attaché à la protection du patrimoine des villes qu’il est amené à planifier :

« Que ces plans [d’aménagement] soient disposés avec la préoccupation de

respecter les croyances, les mœurs et traditions ; (…) que tout pastiche

d’architecture des temps passés soit évité ; que tous les monuments historiques et

vestiges du passé soient conservés et préservés d’un contact trop direct avec les

édifices modernes ; que la découverte et la conservation de tous les vestiges de

l’antiquité soient activement poursuivies et placés sous la direction de techniciens

spécialistes. »59

Pourtant, au regard de ses études et de ses plans pour Istanbul, il semblerait qu’il tranche la

question patrimoniale en s’éloignant de la conception d’Ehlgötz. En effet, seul le monumental

retient l’attention de l’urbaniste en tant que trace historique à préserver. Ce sont les mosquées,

les hamam ou encore les medrese. Il témoigne d’une certaine sensibilité vis-à-vis des œuvres

byzantines comme le montrent ses conseils pour la restauration de l’église Saint-Serge-et-

Bacchus (Küçük Ayasofia), de la Saint-Sauveur-in-Chora (Kariye Camii) ou encore du

monastère de Saint-Jean-du-Stoudion (İmrahor Camii)60. Il s’inscrit ainsi en filiation d’une

conception déjà présente dans le « plan de redéveloppement » de 1839 et reprise chez Auric,

Algache et Lambert : celle de nettoyer l’entourage des monuments afin de leur donner une

meilleure visibilité. Par contre, les nombreuses maisons en bois ayant réussies à échapper aux

incendies et aux remaniements précédents ne retiennent guère son attention. Par ailleurs, c’est

sans surprise que Prost entend doter la vieille ville d’une grande voirie et souhaite poursuivre

le travail d’Auric en faisant d’Aksaray un nœud routier. C’est jusqu’à ce point, au cœur de la

péninsule historique, que viendront percer l’autoroute d’Edirne (arrivant de l’ouest) grâce au

                                                            

58 PROST, H., Istanbul Nazim Planını Izah eden Rapor (rapport explicatif du plan d’aménagement d’Istanbul),

1938. 59 ROYER, J. (dir.), L'urbanisme aux colonies et dans les pays tropicaux, t. I, 1932, p. 21-23 cité dans PINON

P., « L’urbanisme d’Henri Prost et les transformations d’Istanbul » in Cité de l’architecture et du patrimoine, op.

cit. 60 PINON, P. « L’urbanisme d’Henri Prost et les transformations d’Istanbul » in Cité de l’architecture et du

patrimoine, op. cit.

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Millet Bulvarı (le boulevard de la nation) et c’est d’ici également que la rive nord de la Corne

d’Or pourra être atteinte grâce à la construction d’un boulevard de 40 mètres de largeur qui

fera le lien entre Aksaray et le pont Atatürk (ce dernier est en construction au moment où

Prost élabore ses plans). Le boulevard en question n’est autre que la prolongation de celui en

partie concrétisé selon les recommandations d’Auric et qui connectait déjà Yenikapı à

Aksaray. La péninsule historique se verra ainsi tranchée sur un axe sud-nord par deux larges

boulevards consécutifs dont les noms sont révélateurs qu’une nouvelle marque politique

s’inscrit dans la ville : Gazi61 et Atatürk Bulvarı. Prost reprend aussi l’idée d’encercler la

péninsule par deux routes littorales au nord et au sud et propose la percée d’une large artère

dans Beyoğlu ainsi que le long du Bosphore connectant Karaköy à Beşiktaş62.

Animé par la conviction que l’automobile incarne le moyen de transport du futur,

Prost propose donc un remaniement radical de l’infrastructure routière, dont le besoin de

rectitude implique l’effacement ou tout du moins la rupture du réseau viaire et de la fabrique

traditionnelle de la ville. La partie ouest de la péninsule se verrait en effet entrecoupée tandis

que le grand bazar serait encerclé par de larges axes. Dans son projet de route littorale, Prost

consent à supprimer quelques pans des remparts byzantins ne gardant que les parties les plus

caractéristiques. Cette muraille qui avait pourtant fait l’objet d’une volonté patrimoniale lors

de la construction du chemin de fer en 187163, peut désormais se voir édentée au nom de

l’automobile. En partie à cause de cette même route littorale, le quartier d’Eminönü

changerait lui aussi de visage, d’autant plus que Prost souhaite établir un square à cet endroit,

à la place des constructions dites parasites. Il entend également connecter le pont de Galata

directement à la mosquée de Süleymanye par un autre boulevard, ce qui ouvrirait une vision

dégagée et en contre-plongée sur la mosquée de Sinan, mais trancherait le cœur du vieux

centre commercial d’Istanbul. Du côté de Beyoğlu, les démolitions les plus extrêmes sont

prévues afin de permettre aux nouvelles routes d’atteindre l’autre point névralgique prévu

qu’est le square de Taksim.

Le souci patrimonial dans les propositions de Prost ne se limite donc qu’au

monumental et au maintien de la beauté de la ville dans son ensemble, de sa silhouette

globale. D’autres indices confirment cette conviction. Dans son étude, Henri Prost a utilisé                                                             

61 Gazi signifie victorieux en turc. C’est un titre que Mustafa Kemal s’est vu attribuer après sa victoire contre les

Grecs lors de la Guerre pour l’Indépendance. 62 Pour plus de détails sur la voirie proposée par Henri Prost : GÜL M., op. cit., p.100-103. 63 PEROUSE J.-F., « Istanbul depuis 1923 : la difficile entrée dans le XXe siècle ? » in MONCEAU N. (dir.), op.

cit., p.255.

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abondamment la photographie64 afin de s’imprégner de l’ambiance et du paysage urbain ainsi

que pour travailler sur le réel en annotant les clichés. Il apparaît là encore que les fontaines,

cyprès, mosquées ou encore les vieilles églises byzantines retiennent l’attention de

l’urbaniste. C’est le cas de l’Eglise de Saint-Jean Baptiste et de Sainte-Marie-Panachrantos

qu’il faut « conserver ».

Vue de l’église de Panachrantos. 1947. Annotation au verso de la photo : « Église de la Panachrantos – Fenari

Isa camii à conserver dans un cadre de verdure (…)»

© Fonds Henri Prost. Académie d'architecture/Cité de l'architecture et du patrimoine/Archives d'architecture du

XXe siècle (343 AA 72).

En revanche, les maisons de bois et le vieux tissu urbain apparaissent moins ou sont alors

accompagnés de la mention « à réaménager ».

                                                            

64 Ces photographies ont été classées en 2005 par la Cité de l’architecture et du patrimoine et repose dans le

Fonds Prost, Henri (1874-1959). 343 AA. Pour une présentation du fond par deux de ses auteurs voir : FILHON,

V. et RAVELOARISOA, H., « Istanbul en photographies. Le fonds dans le fonds », in Cité de l’architecture et

du patrimoine, op. cit.

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Fonds Prost, Henri (1874-1959)

1935-1949 : vue d'une rue pentue dans un secteur à réaménager. (Objet PROST-E-35-01. 343 AA 68. Doc. VF-

05-01-07-27).

On devine par ailleurs sur le cliché suivant que « le contraste fâcheux » aura raison de cette

vieille maison de Beşiktaş.

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Cliché Henri Prost (?). Octobre 1941

« Bişiktaş. Un contraste fâcheux. Oct. 1941 »

© Fonds Henri Prost. Académie d'architecture/Cité de l'architecture et du patrimoine/Archives d'architecture du

XXe siècle. (343 AA 69)

Par ailleurs, la volonté de préserver le paysage d’Istanbul s’est soldée par la mise en place

d’un velum afin de limiter la hauteur des immeubles à 25 mètres pour qu’ils ne viennent pas

dépasser les coupoles et les minarets. Pour cela, Prost invente le procédé d’ « expropriation de

hauteur » : les étages supérieurs des immeubles jugés trop élevés sont démolis et les habitants

relogés en périphérie. La silhouette de la péninsule s’en porte mieux et la baisse de densité

permet de meilleures conditions d’hygiène65. Ainsi est-il encore possible de nos jours de

contempler la vieille ville du haut de la tour de Galata et de saisir le contraste de hauteur que

dessinent les lieux de cultes sur la ville. Un paysage qui fît couler l’encre des écrivains

voyageurs venus à Istanbul au XIXe siècle mais aussi, plus récemment (1911), celle de Le

Corbusier :

« Stamboul est un agglomérat serré ; toute demeure mortelle est de bois, toute

demeure d’Allah est de pierre. (…) ça fait au flanc de cette colline un tapis

                                                            

65 PINON Pierre, « L’urbanisme d’Henri Prost et les transformations d’Istanbul » in Cité de l’architecture et du

patrimoine, op. cit.

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suspendu, de laines violettes noyées dans des tons émeraude : les mosquées, sur

la crête, lui sont des agrafes prestigieuses (…). »66

L’Istanbul d’antan tel que le conçoit Prost apparaît donc comme un contour, une forme

générale dont les composants, sauf les monuments, sont principalement nouveaux. Cela

confirme la distance que prend l’urbaniste avec la vision pittoresque et nostalgique de Pierre

Loti, distance qu’il partage notamment avec son ami Albert Gabriel, le directeur de l’institut

archéologique français d’Istanbul :

« J'ai souvent échafaudé des projets. Mon imagination s'est complue à déblayer

ces ruines, à vivifier ce désert, à dégager les monuments, à les mettre en valeur,

bref à donner à Stamboul, avec un caractère nouveau, l'aspect d'une grande ville

moderne. C'est pourquoi je me permets d'énoncer ici quelques suggestions

relatives à la protection des édifices anciens, aussi bien qu'au tracé des nouvelles

artères et aux constructions futures. »67

Le plan Prost, par ce rejet de la vision nostalgique d’antan ainsi que par cette volonté de faire

respirer la ville par de modernes et larges boulevards, se révèle en parfaite adéquation avec

l’idéologie kémaliste. Un autre élément de ce plan inscrit encore davantage cette rhétorique

républicaine dans le milieu urbain et approfondit la rupture avec les codes du mahalle: Henri

Prost prévoit la construction d’espaces libres, notamment de parcs publics et de promenades

sur le modèle de ceux présents dans les villes européennes. Ces lieux de détente sont une

invitation à sortir en famille, à l’extérieur, et correspondent à une vie sociale où les hommes et

les femmes sont mélangés. Un de ces serbest sahalar va effectivement voir le jour à proximité

de la place Taksim où les quartiers d’artillerie, datant de la fin de la période Ottomane, sont

alors démolis pour laisser place à la İnönü Gezisi (La promenade İnönü68)69. De larges allées

de pavés sillonnent alors 26 000 mètres carré d’herbe, parsemées de parterres fleuris, de bancs

                                                            

66 LE CORBUSIER, Le Voyage d’Orient, 1965, p.108. 67 Texte inédit, sans titre (Fonds A. Gabriel, Bar-sur-Aube) cité dans PINON Pierre, « L’urbanisme d’Henri

Prost et les transformations d’Istanbul » in Cité de l’architecture et du patrimoine, op. cit. 68 İsmet İnönü devient le successeur à la présidence de la République après la mort de Mustafa Kemal Atatürk en

1938. 69 GÜL, M., op. cit., p.116.

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publics et de kiosques à concerts prêts à recevoir l’orchestre philarmonique municipal jouant

de la musique alafranga70.

İnönü Gezisi, 1940.

Reproduit de GÜL, M., op. cit., p. 117.

La place Taksim, déjà inscrite du sceau de la République en 1928 avec le monument de la

République célébrant la gloire militaire et étatique du régime et de son leader, devient un haut

lieu de l’atmosphère républicaine.

                                                            

70 Ce terme vient du fait que les français furent les premiers à coloniser et à entrer en contact avec le Moyen-

Orient. Leur influence culturelle fût alors désignée par ce terme. Plus tard, il désigne l’influence occidentale dans

son ensemble.

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La place Taksim. Années 1940.

Reproduit de GÜL, M., op. cit., p. 117.

L’inscription du patrimoine républicain à Istanbul aurait pris une ampleur plus

grande si le projet de réorganisation de la place Sultanahmet prévu par Prost avait été

concrétisé. Cet endroit sur lequel débouche l’ancienne mese était déjà un lieu cérémoniel sous

l’Empire Byzantin car il était notamment doté d’un hippodrome. La République entend donc

s’approprier l’espace et c’est ainsi qu’Henri Prost imagine la Büyük Cumhuriyet Meydanı (la

grande place de la République). Là encore, la conviction de valoriser le monument d’ampleur

universelle prend acte avec l’idée de redécouvrir les restes de l’hippodrome. Prost prévoit

également de dégager la vue sur la mer de Marmara en démolissant les bâtiments présents au

sud, notamment trois tombes annexes de la mosquée de Sultanahmet71. Il entend également

faire de cette place le lieu des célébrations officielles et des parades militaires, et inscrire le

nouveau régime dans la suite des grands empires qui ont tenu Constantinople en ajoutant aux

monuments Grecs, Romains, Byzantins et Ottomans, ceux de la jeune République. Un

imposant monument est alors imaginé pour prendre place au sud de la place afin qu’il domine

la mer de Marmara et l’entrée du Bosphore, il est à noter qu’il serait surmonté d’un « grand

signal lumineux visible du Bosphore et de la plus grande partie de la Marmara ».

                                                            

71 GÜL, M., op. cit., p.106.

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Propositions de Prost pour la Place de la République à Sultanahmet. Le monument annoté en haut à gauche

correspond à celui qui fera face à la Mer de Marmara.

Reproduit de GÜL, M. op. cit., p.107.

Si, comme le montre les propositions d’Henri Prost, l’époque est marquée par une

inattention vis-à-vis du patrimoine vernaculaire d’Istanbul, ce dernier n’est toutefois pas

complètement renié, mais se traduit là encore par un discours idéologique.

III. Des ruines de l’Empire aux briques de l’identité nationale : la construction idéologique

de la Türk evi.

Durant la période Ottomane est apparu en Anatolie, en Grèce, dans les Balkans et

surtout à Istanbul, un type de maison dont le vocabulaire architectural est similaire. Bien que

les matériaux de construction ou la taille des bâtiments puissent varier selon la localisation ou

le niveau social des familles, de Sarajevo à Erzurum les maisons munies d’un premier étage

avancé ont pris place. Ce dépassement de la chambre du haut vers la rue prend le nom

de çıkma, du verbe turc çıkmak qui signifie « sortir » et permet de se protéger des vues et de

ventiler. Ces maisons étaient omniprésentes à Istanbul et avaient la caractéristique d’être

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construites en bois ou plus précisément en ahşap72. Si elles résistaient aux séismes, les

incendies ont très souvent eu raison d’elles mais jusqu’au milieu du XIXe siècle, elles étaient

spontanément reconstruites dans le même matériau, sur la même parcelle et avec la même

mitoyenneté73. Ces maisons correspondent donc à l’architecture vernaculaire de la ville, elles

composent le tissu urbain traditionnel d’Istanbul et n’ont pas droit de cité dans les enjeux

patrimoniaux du plan Prost. Pourtant, ce patrimoine vernaculaire n’est pas complètement mis

à l’écart à l’époque de la République, mais fait l’objet d’une récupération idéologique.

L’histoire de ces maisons de bois dans l’Istanbul contemporaine correspond

d’abord à l’histoire de leur destruction par le feu et leur non remplacement en vertu de la

législation qui impose dès 1863 la reconstruction des quartiers incendiés sur un nouveau plan

composé de rues droites et larges ainsi que sur l’abandon du bois au profit du kâgir74 75. Si les

nouveaux quartiers qui émergent rompent alors avec les formes d’antan, quelques traits de

l’architecture ancienne demeurent. Par exemple, lorsque le lotissement de Kumpkapı est

reconstruit au lendemain de l’incendie de Hocapaşa (1865), les maisons en bandes qui

s’alignent sur les nouvelles rues sont dotées de çıkma76. Il est à noter toutefois que ces

destructions ne semblent pas être synonymes de traumatisme émotionnel pour les habitants

d’Istanbul, comme le rapporte en 1946 Ahmet Hamdi Tanpınar :

« Curieusement, ces incendies qui ont causé de tels ravages dans nos vies ont fait

l’objet à Istanbul, à partir des Tanzimat, d’une sorte d’engouement de la part des

habitants. Dès que retentissait le terrible « Au feu ! » que des pompiers à veste

rouge, à moitié nus et aussi minces que la lance qu’ils tenaient en mains criaient

en courant, les amateurs de ce genre de spectacle, parmi lesquels figuraient des

notables et des pachas fort connus, sortaient de chez eux pour contempler

l’incendie. Certains s’y rendaient en voiture et il y en avait même qui, lorsque la

saison l’exigeait, emportaient, pour ne pas prendre froid, des couvertures en sus

                                                            

72 Le turc comprend plusieurs termes pour désigner le bois. Le mot ahşap signifie le bois travaillé et comprend

même une valeur méliorative. Tandis que odun désigne le bois brut et peut faire l’objet d’un adjectif argotique

pour parler d’une personne rustre. 73 PINON Pierre, « Fragments d’une capitale architecturale », in MONCEAU N., op. cit., p.549-550. 74 Un bâtiment en kâgir est construit en maçonnerie. 75 PINON Pierre, « Fragments d’une capitale architecturale », in MONCEAU N., op. cit., p.550. 76 Ibid., p.551.

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de la fourrure dont ils étaient vêtus. D’aucuns allaient même, pendant le

spectacle, jusqu’à se faire préparer du café sur des lampes à alcool (…). »77

Au début des années 2000, l’écrivain Orhan Pamuk analyse également le rejet à l’égard de

ces édifices dont les destructions s’accélèrent avec la République :

« (…) l’effort d’occidentalisation, plus que d’une volonté de modernisation, me

semblait procéder davantage de l’angoisse de se libérer des atours chargés de

souvenirs affligeants et douloureux hérités de l’empire écroulé : tout comme, pour

se libérer du souvenir destructeur d’un bel amour soudainement décédé, on se

débarrasse avec angoisse de ses vêtements, bijoux, objets et autres photos. Et,

face à l’impossibilité d’instituer à la place un monde puissant, fort, un monde

neuf, occidental ou « local » mais moderne, tous les efforts se sont davantage

portés vers l’oubli du passé ; ce qui ouvrit la voie à l’anéantissement par le feu

des konak (…).»78

Il apparaît donc qu’à partir de la moitié du XIXe siècle, les anciennes maisons de bois font

l’objet d’un sentiment d’indifférence voire de rejet qui trouve encore plus d’écho avec la

République, elles incarnent un bien qui peut partir en fumée à n’importe quel moment,

plongeant ses habitants dans la pauvreté et la peur, mais elles sont aussi le symbole d’une

société d’antan qu’il faut réformer79. L’historien Osman Nuri Ergin est sûrement l’un de ceux

qui a exprimé le plus directement cette idée lorsqu’à la fin de 1914 il écrit que « Le grand

incendie de Hoca Paşa a apporté plus de bonheur que de désastre à Istanbul »80.

Cependant, au début de la République le sentiment patrimonial à l’égard de

l’architecture domestique n’est pas complètement absent. Celui-ci reste toutefois cantonné à

des milieux professionnels tels que les architectes. Ce souci est notamment exprimé par

Alişanzade Sedat Hakkı lorsqu’il inaugure les toutes premières lignes de la revue mensuelle

Mimar (architecte) dans son premier numéro de 1931 :

                                                            

77 TANPINAR, A., H., Cinq villes, 1995. 78 PAMUK, O., Istanbul : souvenirs d’une ville, 2007, p.54-55. 79 BERTRAM, C., op. cit., p. 54. 80 ERGIN, O., N., Mecelle-i Umur-u Belediye (Livre des affaires municipales), 1914 cité dans ÇELIK, Z., op.

cit. p.63.

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« Dans ce type de ville [Istanbul], il est extrêmement délicat de se positionner. Il

faut d’un côté suivre les évolutions du siècle et de l’autre préserver les monuments

célèbres. Il ne s’agit pas seulement de sauver de la ruine les grands bâtiments, il

faut également conserver autant que possible l’état de leur environnement ou bien

réaménager l’espace de façon à ne pas esquinter leur beauté. (…)

Si l’on se promène dans Istanbul, deux choses principales retiennent l’attention : le

vieil Istanbul disparaît et les formes étrangères prennent place. (…) les hans, les

grands konaks et les medreses qui ne correspondent plus aux besoins du temps se

voient étiquetés d’une permission de détruire (...). C’est ainsi que les plus beaux

yalı du Bosphore se retrouvent gâchés. (…)

Dans notre pays, on croit que si un bâtiment n’appartient pas aux Fondations

Pieuses (Evkaf), il n’est pas nécessaire de le préserver en tant qu’antiquité. C’est

ainsi qu’à Istanbul, nombre d’œuvres d’arts sont anéanties. Ce sont de vieilles

maisons, des bâtiments civils ou encore des yalı. »81

Ces groupes restreints qui regardent un peu plus vers le passé peuvent toutefois se targuer de

posséder une certaine influence. Ce sont eux qui fondent par exemple la Muhafaza-i Asar-ı

Atika Komisyonu (la Commission pour la conservation des œuvres anciennes, MAAK) qui

travaille en collaboration avec le Türkiye Turing ve Otomobil Kurumu (Le Touring et

automobile club turc, TTOK). Cette dernière institution fondée sous les ordres de Mustafa

Kemal en 1923 a pour but de développer le tourisme en Turquie. Ainsi édite-t-elle en 1925 la

première édition du guide touristique de Constantinople parue en turc, allemand, anglais et

français et rédigé par Ernest Mamboury, professeur au lycée de Galatasaray. Félicité dans sa

préface par le président du TTOK (Emine Bey) qui signale être rejoint par le secrétaire

général de la MAAK (Ziya Bey), l’ouvrage rompt avec « beaucoup d’anachronismes ou

d’inexactitudes (…) qui donnaient une idée fausse ou incomplète des beautés et des

monuments de notre Ville, ainsi que des mœurs et coutumes turques »82. Combinée à la

photographie de Mustafa Kemal qui apparaît ensuite, cette préface pourrait laisser penser que

c’est avec la vision pittoresque que le guide prend de la distance. Il n’en est rien, les pages

suivantes dressent le tableau du cosmopolitisme de la population et avance même une analyse

à contretemps :

                                                            

81 ALİŞANZADE, S., H., « İstanbul ve şehircilik », Mimar, n°1, 1931, p.1-2. 82 MAMBOURY, E., Constantinople. Guide touristique, 1925, p.5.

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« Le vieux Stamboul disparaît chaque jour faisant place au modernisme

européen : le vieux Stamboul à la Loti, avec ses chiens galeux, ses ruelles sales et

puantes, ses vieilles boutiques poussiéreuses s’évanouit ; doit bien se hâter le

touriste qui veut encore avoir une vision d’un coin du Stamboul d’antan, du

Stamboul de ses rêves ! Les nouvelles rues des quartiers incendiés s’alignent au

cordeau, les pittoresques maisons de bois cèdent la place au béton armé (…).

Adieu ! La foule bigarrée et hétérogène, aux costumes chatoyants de couleurs

vives papillotant sous un ciel plein d’azur ! Adieu ! (…) Hélas ! Tout tombe dans

les teintes tristes et les gris ternes ; la couleur locale disparaît dans une grisaille

occidentale. »83

Les premières expériences patrimoniales de la République semblent donc destinées à assurer

la vitrine touristique de la Turquie et d’Istanbul. C’est dans ce cadre que les maisons de bois

connaissent un peu plus de considération. Parallèlement à cela se dessine toutefois une

entreprise d’appropriation idéologique de la maison Ottomane dont la visée est tout différente.

Il s’agit de construire l’identité nationale.

Renommée Türk evi (maison turque) en 1928 au sein du Türk Ocakları Merkez

(Société des Foyers turcs) d’Ankara, la maison ottomane, qui dans le passé a logé les

habitants d’un Empire ethniquement et cultuellement diversifié, fait l’objet d’une

turquification. Une des concrétisations les plus éloquentes de cette récupération est incarnée

par le salon turc (Türk Salonu) construit au sein du bâtiment de la Société des Foyers turcs.

L’institution créée en 1911 avait pour but premier d’affirmer la tendance turque dans un

Empire Ottoman animé par diverses forces séparatistes et nationalistes tels que le Başkim

albanais ou le Hoybon kurde84. Cette tendance se fonde alors sur le Türkçülük (le turquisme),

la doctrine défendant une identité propre aux Turcs musulmans rompant avec la diversité de

l’Empire. En tant que lieu faisant vivre la doctrine de Ziya Gökalp qui y fît d’ailleurs

plusieurs conférences gratuites, c’est sans surprise que le Türk Ocakları Merkez devient

ensuite le laboratoire identitaire de la République. C’est ici, en effet, que prennent place la

Türk Tarih Kurumu (Société de l’histoire turque) ou encore la Türk Dil Kurumu (Société de la

                                                            

83 Ibid., p.16-17. 84 BERTRAM C., op. cit., p.67

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langue turque)85. Atatürk lui-même demande alors que soit établie au sein du bâtiment une

salle inspirée de celles présentes dans les vieilles maisons de bois autrefois majoritaires dans

le paysage stambouliote. C’est l’architecte Arif Hikmet Koyunoğlu qui se charge alors de

concevoir le salon turc qui ouvre en 1930. Marquée par le vocabulaire du Second style

national, le salon reprend des éléments tels que le plafond finement décoré d’incrustations de

bois (göbekli tavan), les étagères et les niches en arabesque (hücre) encastrées dans les murs

et surtout un ocak, le foyer de cheminée mural86. En inscrivant cette architecture d’antan dans

un espace voué à l’identité turque ainsi qu’en lui attribuant le qualificatif de Türk, la maison

du passé se voit remémorée en termes idéologiques. Le passé ottoman tel qu’il peut

s’exprimer à travers les anciens konak ou yalı (villa au bord du Bosphore) d’Istanbul prend

alors part à la construction identitaire du nouveau régime et sert à édifier la mémoire

commune nécessaire au récit national.

En 1931 est mis en avant un autre exemple de ce type par le biais du numéro 25 de

la revue Resimli Şark (L’Orient illustré). Sur trois pages est présentée la « Chambre turque »

telle que l’appelle sa créatrice Ay Hanım Efendi.

« Dans un large salon oriental – non, j’utilise un mauvais terme… Ce salon est

appelé Türk Odası par Ay Hanım Efendi,… et tout ses invités de marque disent

« Türk Odası » quand ils évoquent ce salon.»87

Le choix de cette appelation relève d’une volonté de se différencier du Şark Salonu qui

renverrait à la fois au monde islamique dans son ensemble ainsi qu’à une image nostalgique et

orientaliste, c'est-à-dire la vision occidentale de l’exotisme ottoman tel que peut en rendre

compte Pierre Loti ou encore Flaubert avant lui. Ici, c’est à une spécificité turque à laquelle

Ay Hanım Efendi cherche à se référer. Si, aux premiers abords, le salon a tout d’authentique :

construit dans un véritable konak et meublé d’un divan le long des fenêtres (sedir), les larges

photographies d’Atatürk et de Ziya Gökalp viennent confirmer qu’il s’agit bel et bien d’une

reconstruction. C’est en fait un salon-musée intégrant des éléments d’antan dans une mémoire

spécifiquement turque. L’utilisation du passé au service du présent kémaliste est encore plus

claire dans les illustrations qui mettent en œuvre le procédé iconographique déjà observé dans

                                                            

85 Ibid., p.69. 86 Ibid., p.67. 87 RAZİ, F., « Ay Hanım Efendi », Resimli Şark, n°25, 1931, p.19, cité dans BERTRAM, C., op. cit., p.72.

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le magazine Yedigün. L’association de l’image du salon avec celle du visage souriant d’une

jeune femme moderne, typique des magazines occidentaux, symbolise ici la modernité

défendue par le nouveau régime, notamment au niveau du rapport entre les genres.

Le salon de Ay Hanımefendi, 1931.

Reproduit de BERTRAM, C., op. cit., p, 72.

Le procédé est d’autant plus efficace que la maison ottomane est traditionnellement régie par

un mode d’habitat familial dans lequel femmes et hommes sont spatialement séparés. Le

selamlık (l’espace des salutations) est la partie de la maison où les hommes, entre eux,

peuvent discuter des affaires extérieures au foyer tandis que le harem (protégé) est réservé à

la vie familiale, coupée de l’extérieur88.

Ces deux exemples sont donc la concrétisation d’un procédé qui consiste à se

remémorer les maisons d’antan comme étant entièrement turques, entraînant une population

diversifiée à se reconnaître dans un héritage commun et estampillé du sceau national.

Distante d’une ville perçue comme appartenant au passé, la République a établi

une rupture radicale avec Istanbul et le passé qui l’habite. Mais il est à noter que, si la capitale

perd son rôle politique et n’est plus un modèle à suivre, elle ne finit pas pour autant d’inspirer

les projets du nouveau régime : la filiation du vocabulaire architectural le montre. Force est de

                                                            

88 BERTRAM, C., op. cit., p. 30-31.

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constater toutefois que lorsqu’elle se tourne de nouveau vers Istanbul, la République entend

continuer et surtout approfondir la modernisation entamée au XIXe siècle en y ajoutant une

marque idéologique fondée sur un rapport dichotomique avec le passé. Le tissu urbain et

l’organisation de la ville d’autrefois sont ainsi remis en cause par un train de réformes

culturelles et le plan Prost projette de creuser de sérieuses brèches dans les vieux quartiers

pour y construire de larges boulevards et dégarnir les grands monuments à même de donner

une portée universelle à la nation naissante. Dans le même temps, des éléments de l’Istanbul

d’antan, bien que fortement associés au mode de vie ottoman, sont repris mais subissent un

filtre idéologique les transformant en une composante de l’identité spécifiquement turque.

C’est le cas de la maison ottomane alors mémorisée comme Türk evi et prenant place parmi

l’héritage national. La période suivante est marquée à la fois par une nouvelle rupture,

puisque le groupe politique historiquement ancré dans une vision plus ottomane et

conservatrice arrive au pouvoir, mais également par le début de l’explosion démographique et

de l’urbanisation à Istanbul. Face à ces enjeux, le pouvoir estime nécessaire de concrétiser le

réaménagement de la ville. Cette perspective annonce quelques mouvements dans la

considération de l’Istanbul d’antan, entre des mouvements urbains qui vont former la ville

telle qu’elle apparaît de nos jours et un pouvoir dont les rapports avec le passé stambouliote

peuvent-être attendus comme plus apaisés.

 

Page 40: LANCHON, Fabien, Istanbul d'antan à l'époque républicaine, 2012

Chapitre 2.

Les enjeux de mémoire dans la transformation urbaine d’Istanbul.

 

 

 

 

« Yeter ! Söz milletindedir ! »1 est inscrit en lettres rouges et jaunes sur l’affiche

électorale du Demokrat Partisi. A côté de l’injonction figure une grande main faisant le signe

de s’arrêter. C’est que le DP entend rompre avec le monopole politique des militaires et des

élites kémalistes qui a fait les premiers temps de la République et parie que la population de

Turquie n’est pas en parfaite adéquation avec la rigidité du Parti Républicain du Peuple. Pari

tenu, le parti prend le pouvoir le soir du 29 mai 1950. Istanbul occupe alors une place tout à

fait particulière dans l’esprit des nouveaux dirigeants qui jettent l’opprobre à leurs

prédécesseurs prétextant qu’ils ont abandonné la ville. L’éloge pour l’ancienne capitale est, de

plus, un aspect important de la stratégie électorale tant elle est en adéquation avec une opinion

publique attachée à la prééminence culturelle de la ville, à sa beauté naturelle, à son

architecture médiévale et ottomane et à ce qui constitue la « Ville Rêvée » sublimée par le

poète Yahya Kemal Beyatlı. C’est donc un autre regard qui est porté sur la ville et sur son

passé, mais celui-ci intervient à un moment où la ville se transforme radicalement du fait que

les populations rurales viennent chercher en ville le travail qu’elles ont perdu suite à la

mécanisation de l’agriculture. Le réaménagement urbain à grande échelle doit alors se

concrétiser entraînant nécessairement la suppression d’œuvres d’antan. En observant les

débats patrimoniaux en cours dans cette période marquée par de sérieuses démolitions ainsi

qu’en prêtant attention à ceux qui cultivent le souvenir dans leurs écrits, il devient possible de

faire le bilan de ce qu’il reste de l’Istanbul d’antan, tant dans la ville réelle que dans la ville

rêvée.

                                                            

1 « Ça suffit ! La parole est à la nation ! ».

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I. La reconquête du patrimoine d’Istanbul.

La première phase de la République avait montré une fusion entre la sensibilité

patrimoniale et le tourisme. L’entreprise était alors davantage intéressée par les retombées

économiques que pouvait susciter la vitrine dorée de la ville plus que par le désir de préserver

un héritage. C’est ainsi que le sceau du TTOK n’était jamais bien éloigné des initiatives des

différentes instances patrimoniales qui se sont succédées. En 1939 était en effet apparue la

Commission des biens remarquables devenue Eski Eserleri Koruma Cemiyeti (Association

pour la protection des œuvres anciennes) en 1942, alors soutenue par la mairie-préfecture2.

La période démocrate ouvre un temps où la question patrimoniale occupe une plus

large place dans la société mais qui révèle une perspective idéologique. C’est ainsi que le

nouveau pouvoir remet en lumière l’architecture de l’Islam et les œuvres ottomanes. Cela

passe notamment par un retour sur les lois de sécularisation qui permettent la réouverture des

tombes de dignitaires ottomans aux visites et donc la réhabilitation d’un héritage inscrit dans

la ville. Les dirigeants fondent leur propagande sur cette redécouverte des monuments

ottomans, Istanbul est traitée avec éloge dans les discours du premier ministre Adnan

Menderes et celui-ci est régulièrement photographié en visite d’une mosquée ou d’un

mausolée fraîchement restaurés. Le Premier ministre construit et justifie sa légitimité en se

présentant comme le second grand conquérant de la ville, le cheval blanc au galop qui figure

sur le drapeau du parti fait d’ailleurs référence à la représentation ancrée d’un Mehmet II

passant à cheval les murailles de Constantinople en 14533.

La rhétorique du pouvoir axée sur la conquête ainsi que la célébration toute proche du

500e anniversaire de l’arrivée des Ottomans sont les moteurs de l’œuvre patrimoniale des

années 1940-1950, une œuvre tournée vers la réhabilitation de l’islam. Un acte symbolique de

cette entreprise apparaît en 1952 avec la fusion de la Eski Eserleri Koruma Cemiyeti dans la

dite İstanbul Fetih Cemiyeti (Association de la conquête). Celle-ci accélère le rythme des

publications écrites dans le sillage de l’ouvrage de Feridun Dirimtekin : İstanbul’un fethi (La

conquête d’Istanbul) paru en 1949 aux éditions de la municipalité4 et qui replongent les

lecteurs dans les premiers temps de l’Istanbul ottomane. Dans cette perspective, Les éditions

                                                            

2 PEROUSE, J.-F., « Istanbul depuis 1923 : la difficile entrée dans le XXe siècle ? » in MONCEAU N. (dir.),

Istanbul., 2010, p. 256-257. 3 GÜL, M., The emergence of modern Istanbul, 2009, p. 131. 4 PEROUSE, J-F, op. cit., p.257.

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de l’Association de la conquête font, par exemple, paraître la revue Fâtih ve İstanbul (Le

conquérant et Istanbul) dans laquelle la ville du passé est au centre des regards comme dans

l’article de Ismail Habib Sevük sur le site d’Eyüp5.

Cette ville d’antan abordée sous les traits de l’histoire ottomane et de l’islam apparaît

de façon éloquente dans la presse proche du parti au pouvoir. Ainsi, la publication dans les

années 1960 par le journal Yeni İstanbul6 d’une série de seize suppléments dressant le Tarihi

İstanbul (l’Istanbul historique) revient sur l’histoire de la dynastie impériale dans le contexte

de ce qui fut sa capitale. En introduction de ces numéros est noté que « cette œuvre a été

préparée par 25 spécialistes de l’histoire, de l’art et de la culture turque »7. Il est même

ajouté que le journal remercie « les historiens turcs et étrangers pour avoir contribué à

l’élaboration de cette œuvre »8. Une telle entreprise conviant des experts montre que les

études ottomanes se trouvent réhabilitées, et que la libéralisation de l’historiographie sous le

parti démocrate est significative. C’est cette ouverture orchestrée dans les années 1950 qui

permet, dans la décennie suivante, une telle publication. Par ailleurs, le fait que les Ottomans

soient présentés comme les « dedeler »9, ce qui signifie « grand-pères », montre que ceux-ci

sont intégrés à la liste des ancêtres fondateurs de la Turquie. Tout au long des seize

suppléments, la ville ottomane est alors revisitée dans ses grands événements et monuments.

Certains aspects sont toutefois passés sous silence comme le cosmopolitisme de la ville,

permis par le système du millet. C’est donc plutôt un large portrait de l’Istanbul du califat qui

est ici mis en place.

Si la question patrimoniale acquière une plus nette attention de la part du pouvoir

demokrat, il est à noter qu’en comparaison avec les dirigeants précédents, seul le fond

idéologique change réellement. En effet, s’il s’agit de remettre la ville ottomane au goût du

jour ce n’est qu’à travers ses grandes œuvres religieuses : ce sont encore les monuments qui

font mémoire. Mais la perspective idéologique n’est pas aussi éloignée des premiers temps de

la République, l’histoire ottomane est certes réhabilitée, mais elle prend part à la türk tarihi ce

                                                            

5 SEVÜK, İ., H., « Fatih'in İstanbuldaki ilk eseri: Eyyub-Sultan sitesi » (La première œuvre stambouliote du

Conquérant: Le site du sultan Eyüp), Fâtih ve İstanbul, n°1, 1953. 6 Dès sa création en 1949 jusque sa fermeture définitive en 1981, ce journal demeure l’organe presse affilié aux

différents groupes qui succèdent au parti d’Adnan Menderes. Dans les années 1960, il est donc le porte parole du

Adalet Partisi (Parti de la Justice), la filitation du Demokrat partisi après le coup d’état du 27 mai 1960. 7 Yeni Istanbul, Tarihî İstanbul, 1968, p.1. 8 Ibid. 9 Ibid., p.2.

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qui montre l’ancrage du paradigme identitaire türk. Pour le reste, d’autres aspects de la ville,

comme son cosmopolitisme d’antan, sont méprisés : les évènements de 1955 le montrent.

Quant à l’organisation urbaine de la vieille ville, ses vieilles maisons, ses vieux quartiers, ils

ne vont pas résister à l’application concrète du réaménagement urbain tant attendu.

II. La disparition de la vieille ville.

Reconquérir Istanbul signifie aussi mener le développement urbain de la ville, un

projet dans lequel Adnan Menderes s’est engagé personnellement, souhaitant concrétiser un

vaste plan sans plus attendre. L’entreprise commence toutefois par quelques réflexions de

planification qui conduisent au licenciement d’Henri Prost, dont le plan est jugé infaisable et

dont la proximité avec les anciens cadres ne plaît pas. Une Revizyon Komisyonu, composée

d’universitaires et de représentants d’institutions telles que l’Union turque des ingénieurs ou

encore celle des architectes, est toutefois établie pour revoir les propositions de Prost. Son

rapport publié en 1951 stipule que le français avait trop concentré ses plans sur

l’embellissement, sans penser à la future croissance démographique10. Le rapport indique

enfin la nécessité de créer un collectif permanent pour mener la rénovation urbaine d’Istanbul.

C’est chose faite dès l’année suivante avec l’établissement de la İstanbul Şehir İmar Planı

Daimi Komisyonu (Commission permanente pour le plan directeur d’Istanbul) également

nommée Müşavirler Heyeti (la délégation des conseillers). En collaboration avec le Conseil

pour le développement de la municipalité, cette commission prépare deux comptes-rendus

dans le courant de 1953 qui, bien que fondés sur un travail statistique plus poussé, demeurent

fidèles aux propositions de Prost: construction d’un nouveau port à Yedikule (à l’extrémité

sud des remparts), maintien de la Corne d’or comme zone industrielle, ou encore reprise du

réseau routier imaginé par Prost11. La principale différence tient au fait que c’est d’un

collectif de professionnel qu’émanent ces nouvelles propositions, et non d’un seul homme.

                                                           

La concrétisation du projet n’intervient pas immédiatement après sa confection, ce

n’est qu’à l’automne 1956 que les premiers signes du redéveloppement prennent place dans la

ville. Le déclencheur du mouvement est en fait l’accélération de la croissance

démographique : entre 1950 et 1955 la population à Istanbul passe de 285 000 à 1,2 millions.

Les nouveaux venus sont principalement des ruraux qui viennent s’installer aux alentours des

 

10 GÜL, M., op. cit., p.136-137. 11 Ibid., p.137.

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pôles industriels présents en périphérie de la ville où ils construisent des habitations

spontanées appelées en turc gecekondu (posé la nuit). Dans le même temps, la possession de

véhicules motorisés explose et introduit un problème amené à durer : la congestion routière.

Dans ces conditions, le premier ministre Adnan Menderes annonce qu’il est en mesure de

concrétiser le nouveau visage d’Istanbul étant donnée la meilleure situation économique du

pays. Le premier souci de Menderes est de doter la ville des infrastructures nécessaires au bon

trafic automobile, il entend ériger le squelette routier de la ville. D’autre part, l’idée déjà

présente en 1839 de nettoyer les alentours des grands monuments est reprise dans le discours

du demokrat12. A ce stade donc, il n’y a pas de ruptures apparentes avec les pratiques

précédentes d’aménagement : l’Istanbul d’antan peut demeurer s’il est majestueux, le reste

doit laisser place aux larges et droits boulevards, au service de l’automobile.

La perspective des démolitions ne semble pas inquiéter outre mesure. La lecture de la

presse de l’époque indique plutôt que le projet est bien accueilli, comme en témoignent les

titres qualifiant de « primitif » et « laid » l’ancien tissu urbain dont la démolition permettra de

« libérer » les grands monuments ottomans et de donner à Istanbul l’ « apparence

européenne » souhaitée13. Le journaliste Şevket Rado exprime précisément cette idée dans les

colonnes du quotidien Akşam:

« Un nouveau plan de redéveloppement va permettre de mettre l’un de nos plus

beaux et uniques monuments en lumière. Je veux mentionner ici les efforts

effectués pour dégager les alentours de la mosquée Süleymaniye. Il ne fait aucuns

doutes que la Süleymaniye n’est pas seulement le plus spectaculaire monument

d’Istanbul, elle est aussi le plus spectaculaire édifice de notre pays. Mais les

bâtiments parasites qui l’entourent depuis des siècles empêchent nos yeux

d’apprécier sa beauté… Le nettoyage des maisons de bois alentours grâce à

l’ouverture d’une magnifique route de 70 mètres de large provenant du boulevard

Atatürk va nous dévoiler la façade d’une mosquée qui n’a pas été vu des turcs

depuis une éternité. Ce sera le plus respectueux des actes faits envers l’édifice

depuis sa construction, il y a 400 ans. » 14

                                                            

12 Ibid., p.146-147. 13 Qualificatifs repérés dans İstanbul Express, 5 et 23 septembre 1956 ; Cumhuriyet, 29 Septembre 1956 ;

Akşam, 23 septembre 1956 et cité dans Ibid., p.148. 14 RADO, Ş., « Bütün güzelliğiyle Süleymaniye », Akşam, 26 septembre 1956 cité dans Ibid., p.149.

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L’influent cercle des architectes publiant dans la revue mensuelle Arkitekt témoigne aussi de

son soutien pour les démolitions et se félicite de voir la municipalité enfin prête à admettre

l’idée qu’il n’y a pas de rénovations sans destructions. C’est en ces mots que Zeki Sayar

introduit le 284ème numéro de la revue qu’il dirige :

« Ces derniers temps, les stambouliotes ont été témoins d’un élan de

reconstruction jamais vu jusqu’alors. Ils n’avaient plus été familiers d’aussi

rapides et vastes élargissements et destructions depuis le mandat du maire Cemil

[Topuzlu] Paşa. Cela constitue la preuve qu’au sein de la municipalité a eu lieu

un changement de mentalité [zihniyet değişikliği] et que l’idée que l’on ne peut

pas reconstruire sans démolir est désormais acceptée. (…) Assister à des

démolitions d’une telle intensité dans un si court laps de temps nous donne un

sentiment de satisfaction mêlé d’étonnement. »15

La destruction est donc le moyen par lequel Adnan Menderes réalise sa reconquête

d’Istanbul. Avant la conférence de presse du premier ministre en septembre 1956, le budget

de la ville ne permettait pas l’expropriation à grande échelle. Mais à partir de cette date, les

ressources disponibles vont être irriguées vers le redéveloppement d’Istanbul accélérant

significativement le rythme des expropriations. Celles-ci se font alors à une telle cadence que

les fonds manquent, poussant le gouvernement à mettre en place le rızaen feragât (la

renonciation volontaire). Une telle disposition permet au pouvoir de s’exempter des frais de

compensation16. Cette méthode a ainsi porté le nombre de destructions à environ 5000

bâtiments.

La pierre angulaire du nouveau projet consiste à enfin faire d’Aksaray un nœud de

communication, au cœur de la péninsule historique. Cela se concrétise alors par l’extension

de la Divanyolu entre Beyazıt et Aksaray ce qui permet la connexion avec le boulevard

Atatürk. Ici viennent également s’accrocher deux nouvelles artères : les Millet et Vatan

caddesi (Les avenues de la nation et de la patrie) qui seront plus tard renommées Turgut Özal

pour la première et Adnan Menderes pour la seconde. Ces dernières relient le centre

                                                            

15 SAYÂR, Z., « İstanbul’un İmarı Münasebetiyle » (à propos de la reconstruction d’Istanbul), Arkitekt, n°284,

02/1956. 16 GÜL, M., op. cit., p.151.

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d’Istanbul avec l’autoroute d’Edirne. Deux axes littoraux vont également encercler la

péninsule : l’avenue Kennedy qui relie la gare de Sirkeci à Yeşilköy le long de la mer de

Marmara, et l’avenue Ragıp Gümüşpala entre Unkapanı et Eminönü. Au nord de la Corne

d’Or, Karaköy, connu pour ses sérieux problèmes de congestion, se voit doté d’une place.

Cette dernière se retrouve alors à la croisée de deux nouvelles routes : l’une provenant du

pont Atatürk et qui longe la Corne d’or via Perşembe Pazarı et l’autre qui monte par les bords

du Bosphore pour atteindre Dolmabahçe plus au nord. Enfin, l’amiral du XVIe siècle,

Barberousse, est commémoré par le Barbaros Bulvarı qui connecte Beşiktaş à la nouvelle

zone résidentielle de Levent en passant devant le palais de Yıldız17.

Toutes ces percées impliquent nécessairement la suppression du tissu urbain d’antan.

Le prolongement et l’élargissement de la Divanyolu impliquent en effet la destruction de

nombreuses maisons et boutiques mais également celle de monuments ottomans comme le

Simkeşhane (La monnaie impériale datant du XVIIIe siècle) qui se voit en partie amputée.

C’est le cas également du Han de Hasan Paşa construit en 1747. La mosquée Laleli, elle aussi

construite au XVIIIe siècle, voit sa cour déplacée et la bibliothèque de Ragıp Paşa est

abaissée de 1,5 mètres. La construction des routes littorales impliquent également de

sérieuses destructions notamment celle des remparts byzantins qui se retrouvent tronqués,

changeant radicalement le paysage de la péninsule depuis la mer de Marmara. La voie

littorale nord, quant à elle, réalise une percée au cœur du quartier commerçant d’Eminönü,

aussi vieux que la ville. La rupture qu’introduisent ces routes littorales vis-à-vis de l’Istanbul

d’antan a toutefois une teneur plus spécifique du fait qu’elles coupent le rapport entre la ville

et la mer. La péninsule est désormais encerclée de toute part par de larges boulevards à

plusieurs voies et « l’interaction quotidienne, plusieurs fois séculaire, devient coupure,

contemplation à distance, ou jouissance intermittente, le plus souvent monnayée. »18.

En dépit des accusations dont Adnan Menderes fera l’objet, celui-ci n’a pas mené ce

plan de redéveloppement tout seul. La question des démolitions a ouvert des débats

patrimoniaux entre le pouvoir et des groupes professionnels. Ces discussions ont cependant

concerné en majorité des monuments ottomans tels que ceux cités plus haut. Elles ont eu pour

cadre le Gayrimenkul Eski Eserler ve Anıtlar Yüksek Kurulu (Le Haut conseil des anciens

œuvres immobilières et des monuments) fondé en 1951 sous l’autorité du Ministère de

                                                            

17 Ibid., p. 152-157. 18 PEROUSE J.-F., op. cit., pp. 250.

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l’éducation. Ce conseil, renforcé en 195219 par une régulation qui porte son nom, obtient

l’autorité en termes de gestion des héritages et la majorité des travaux impliquant des

démolitions sont alors portés à son approbation. C’est le cas de l’affaire du Simkeşhane et du

han de Hasanpaşa en juillet 1952. Initialement, seul le hamam de Beyazıt devait être détruit

mais le conseil trancha pour que de nouvelles solutions soient envisagées. C’est ainsi qu’en

1955 le nouveau plan propose de garder le hamam mais de sacrifier le Simşekhane et le han

adjacents, le conseil approuve. Mais une lettre de la chambre des architectes et de la Société

d’histoire turque fait objection et relance le débat. C’est à l’issue d’un vote interne que le

sacrifice de ces monuments est approuvé à sept voix contre six.20

Au milieu du XXe siècle, Istanbul, qui a déjà été fortement ébranlée par les réformes

kémalistes œuvrant pour l’oubli de son ottomanité, se retrouve désormais avec un paysage

radicalement différent. La vieille ville disparaît, et le béton est désormais devenu

omniprésent. Le plan Prost qui a fait l’objet de fortes critiques, notamment de la part du

TTOK, est indirectement repris par le pouvoir demokrat qui se donne les moyens de le

concrétiser. L’Istanbul d’antan se retrouve donc « under pressure »21, celle suscitée par de

rapides changements au nom de la modernité qui entraînent alors une « crise de la

mémoire »22. Une crise qui s’exprime à travers les écrits de ceux qui regardent vers le passé

et cherchent à compiler les dernières traces concrètes d’un autrefois révolu ou à retrouver les

souvenirs d’antan perdus dans ce palimpseste urbain qu’incarne Istanbul.

III. Se souvenir des choses d’antan : l’affirmation d’un thème littéraire.

Entre les quelques concrétisations mises en place par Henri Prost à partir de la fin des

années 1930 et la radicale transformation des années 1950, orchestrée à coup de démolitions

et de yap-sat23, la fabrique urbaine d’Istanbul connaît une transformation sans précédent. Les

                                                            

19 Gayrimenkul Eski Eserler ve Anıtlar Yüksek Kurulu Tatlimatnamesi du 10 mai 1952. 20 GÜL, M., op. cit., p. 169-170. 21 TERDIMAN, R., Present Past : Modernity and the Memory Crisis, 1993, p.3. 22 Ibid., p.3. 23 En français « fais et vends ». C’est ainsi qu’est désigné le procédé par lequel les entrepreneurs immobiliers ont

petit à petit remplacé le bois par le béton. Du fait que ceux-ci ne disposent pas d’un capital très conséquent, ils

vendent à mesure qu’ils construisent et remplacent ainsi les maisons individuelles par des immeubles. Voir

PEROUSE, J.-F., op.cit., p.248.

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anciens konak, les vieilles maisons de bois et les quartiers ottomans d’antan sont petit à petit

revendus, reconstruits et détruits. Les grandes demeures se retrouvent même vendues à la

découpe à mesure que les populations des anciennes provinces de l’Empire se joignent aux

ruraux d’Anatolie et se mélangent à la population urbaine d’autrefois24. Tandis que la vieille

ville de bois se fait surmenée par le béton, les générations ayant vécu les derniers instants de

l’Empire Ottoman viennent elles aussi à disparaître. Les souvenirs transmis tendent à se

réduire à une « mémoire de seconde-main »25. Face à cette perte s’affirme alors un besoin de

compilation des souvenirs et les titres comprenant les termes Eski ou encore Evvel26 se

multiplient dans la production littéraire.

Evoquer le passé d’Istanbul n’est pas une œuvre nouvelle dans la littérature turque.

Dès le début du XXe siècle, les auteurs turcs se sont réappropriés ce thème des écrivains

étrangers qui, au XIXe siècle, étaient obnubilés par le voyage en orient27. L’inspiration

occidentale avide d’exotisme était en effet arrivée à l’est dès lors que l’Italie avait réussi à

surcharger les bibliothèques et à épuiser le potentiel de découverte. Le même phénomène

d’usure se produit donc au tournant du XXe siècle et l’œil occidental délaisse l’Orient pour

d’autres lieux. La ville de Tanger devient par exemple un « véritable carrefour intellectuel ».

Dès lors, la « résurrection littéraire appartient aux écrivains turcs eux-mêmes »28 et c’est une

vision du passé toute singulière qui émerge, bien que la patte occidentale ne puisse pas être

complètement mise à distance. En 1918, par exemple, l’écrivain Abdülaziz (1850-1918) parle

de la vie des siècles précédents dans un ouvrage de quatorze volumes. L’œuvre ne sera publié

en turc moderne qu’en 1995 par la Türk Vakfı29, sous le titre : Osmanlı âdet, merasim ve

tabirleri (Expressions, cérémonies et coutumes des ottomans), un premier volume étant sous-

titré: İnsanlar, inanışlar, eğlence, dil (hommes, croyances, amusements et langue) et le

second : Toplum Hayatı (Vie de la société). Quelques années après lui, c’est Ali Rıza Bey

(différent du peintre Hoca Ali Rıza Bey) qui évoque le vieil Istanbul du XVIIIe siècle dans

un ensemble d’articles publiés dans les journaux Alemdar (Le porte-drapeau) et Peyâm-i

                                                            

24 BERTRAM, C., Imagining the Turkish House. Collective visions of Home, 2008, p.213. 25 Ibid. 26 Eski traduit la notion de vieux, d’ancien. Le mot evvel provient de l’arabe et signifie « avant », « autrefois ». 27 D’Alphonse de Lamartine à Gérard de Nerval en passant par Théophile Gautier et Flaubert. Voir BUISINE,

A., « Istanbul entre deuil et résurrection » in MONCEAU, N. et MUHIDINE, T., Istanbul réelle Istanbul rêvée,

la ville des écrivains, des peintres et des cinéastes au XXème siècle, 1998, p.31. 28 Ibid., p.39. 29 La fondation pour l’histoire.

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Sabah (La nouvelle du matin30) entre 1921 et 1925, rassemblés sous le titre : Onüçüncü Asr-ı

Hicride İstanbul (Istanbul au XIIIe siècle après l’Hégire)31. C’est à cette époque également

que le poète Yahya Kemal Beyatlı (1884-1958) consacre son inspiration aux choses du passé,

à contre-courant des écrivains de la transition entre l’Empire ottoman et la République. Il

parle alors de la ville en utilisant les modes poétiques classiques des Ottomans et ne cache

pas son dédain pour les « quartiers sans ezân »32 (appel à la prière) pendant qu’il fait l’éloge

d’un Üsküdar garant des splendeurs d’antan dès lors que le soleil couchant vient éclairer ce

quartier de la rive asiatique :

« (…) Som ateşten bu saraylarla bütün karşı yaka

Benzer üç bin sene evvelki mutantan şarka. (…) »33

Il s’alarme également de la « défiguration en cours »34 dans les années 1920, notamment à

travers son article « La pioche aveugle » :

« [Les Turcs d’aujourd’hui] sont les enfants d’une génération dont le cerveau est

atteint par le microbe de la nouveauté. Malades, les Turcs du siècle dernier

manient la pioche noire.” Il faut donc restaurer l’âme turque avant de restaurer

Istanbul qui commençait à se transformer “en un beau morceau de tissu dévasté

par les mites.»35

La différence qui apparaît entre cette génération d’écrivains du tournant du début du

XXe siècle et ceux qui écrivent à partir de la fin des années 1930 réside dans le fait que ces

                                                            

30 Il est à noter ici que le terme ottoman peyâm ou peygam est un mot du vocabulaire religieux qui désigne la

nouvelle dans le sens prophétique du terme. Peygamber signifiant prophète en turc. 31 L’ensemble des articles d’Ali Rıza Bey en 1973 dans Ali Rıza Bey, « Bir zamanlar İstanbul » (Il était une fois

Istanbul), Tercüman Gazetesi, 1973 (1922). 32 BILICI, F., « La Ville adulée chez Yahya Kemal Beyatlı » in MUHIDINE Timour et MONCEAU Nicolas

(ed.), op. Cit., p.30. 33 « Par ce massif feu [solaire] et par ces palais, la rive qui nous fait face prend la forme de ce fastueux orient

d’autrefois ». Ce poème appelé Hayâl şehir (La ville rêvée) figure en édition bilingue dans « Istanbul à travers la

littérature turque », Anka. Revue d’art et de littérature de Turquie, n°7-8, 1989, p. 52-53. 34 BILICI, F., « La Ville adulée chez Yahya Kemal Beyatlı » in MUHIDINE Timour et MONCEAU Nicolas

(ed.), op. Cit., p.30. 35 Traduit et cité dans Ibid.

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derniers se fondent davantage sur la ville elle-même, plus que sur des coutumes. Ce sont les

composants urbains en train de s’effacer qui sont à l’origine de leurs inspirations et de leur

désir de compiler des souvenirs. Au premier plan de ces composants : les vieilles bâtisses de

bois. Réduits à l’absence ou à une situation fragile, coincés dans le béton, ces vieux bâtiments

deviennent des « signes mémoriels », suscitant la nostalgie :

« Un signe mémoriel s’apparente à une présence partielle qui nous pousse à

ressentir, avec plaisir et douleur, l’imminence et l’impossibilité de la restauration

complète d’un univers qui émerge fugitivement de l’oubli. Réveillée par un

« signe mémoriel », la conscience finit par être hantée par une image du passé qui

est en fait arrêtée et inatteignable. »36

Les anciennes maisons deviennent les traces lisibles du passé, à partir desquelles le sentiment

de nostalgie et le désir du souvenir vont faire surgir toute la « charge d’images et

d’expériences qui leurs sont associés »37. C’est l’idée que la « chose devient pensée »38.

L’un des premiers à s’essayer à l’exercice est Sermet Muhtar Alus (1887-1952), un

journaliste et romancier, fils du directeur du musée militaire (Ahmed Muhtar Paşa) et élève du

peintre Hoca Ali Rıza Bey39. Alors âgé de 21 ans, il publie avec deux autres amis une revue

humoristique intitulée El Üfürük (Le souffle) avant de se consacrer au théâtre comique après

la Première Guerre Mondiale. Les années suivantes, il multiplie les rédactions de journaux40

et se consacre à l’ « eski İstanbul hayatı »41 (la vie du vieil Istanbul) à travers la publication

d’anecdotes liées à une enfance et à une jeunesse vécue à cheval sur deux siècles et jette aussi

la lumière sur des évènements et des personnes oubliés. C’est donc une rétrospective sur la

vie d’Istanbul d’avant la rupture du régime Jeune-turc et les lots d’occidentalisation qu’elle a

                                                            

36 STAROBINSKI, J., ‘The idea of nostalgia’, Diogenes 54, (1966), p. 93. 37 DELLA DORA Veronica, « The rhetoric of nostalgia : postcolonial Alexandria between uncanny memories

and global geographies », Cultural geographies, 13, 2006, pp. 212. 38 « Nostalgia (…) turns the thing to think; it magnifies the power of signs, to the extent that even an apparently

innocuous stone, tune or picture is potentially able to break the heart of a person (…) ». Voir Ibid. 39 Les informations sur Sermet Muhtar Alus proviennent de « Alus, Sermet Muhtar », Dünden bugüne İstanbul

Ansiklopedisi, vol.1, 1993, p. 232-233, ainsi que de BERTRAM, C., op. cit., p.214-215. 40 Il publie dans Yedigün, Yeni Mecmua, Hafta Akbaba, Amcabey, Aydabir, Resimli Tarih Mecmuası ainsi que

dans les journaux Akşam, Son Posta, Cunhuriyet, Vakit, Tan, Vatan, Tasvir-i Efkâr et Yeni Sabah. 41 « Alus, Sermet Muhtar », op. cit., p. 232.

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impliquée. En 1931, par exemple, il publie dans le journal Akşam (Soir) un article intitulé 30

Sene evvel İstanbul (L’Istanbul d’il y a 30 ans) dans lequel il parle de la vie à Beyoğlu à

travers les peintres, les médecins, les jeux des enfants, les coutumes du ramadan, les places de

marché ou encore les spectacles de théâtre improvisé (Tuluat tiyatroları). L’année suivante il

pousse son exploration davantage vers le passé et rapporte dans son article 84 Sene evvel

İstanbul des souvenirs provenant « d’aussi loin que l’on puisse se souvenir »42, replongeant le

lecteur dans la ville de 1848. En 1936, il est l’auteur d’une série d’articles appelés Eski

Konaklar bize neler anlatıyor ? (Que nous racontent les vieux konak ?), publiés dans le

journal Tan (L’aube). Cette même question conclut également chaque chapitre de son livre de

1938-1939 : İstanbul kazan ben kepçe (Istanbul est un chaudron et moi la louche). A travers

ces derniers ouvrages, il explore les histoires qui font mémoire dans les mahalle de la ville et

s’arrête notamment sur la vie des propriétaires de demeures ottomanes. Il insiste sur les yalı,

ces villas construites sur pilotis au bord du Bosphore en rappelant qu’elles étaient encore

debout « il y a 30 ou 40 ans »43. Ainsi fait-il ressortir tout un récit de l’objet désormais absent

du paysage, à l’image de cette anecdote :

« Et maintenant, je vais vous raconter quelque chose que j’ai entendu

non pas de la part de Latife, mais de sa plus grande belle-sœur, qui nous a

quitté : un matin dans le yalı de son grand-père, à İstinye, alors qu’elle avait 13

ou 14 ans, elle a ouvert la porte du kayıkhane44 pour se baigner. Soudain, qu’a-t-

elle vu sur l’escalier ? Une sirène ! Au dessus du bassin, elle était humaine et en

dessous un poisson. Et qu’était-elle en train de faire ? Elle se peignait ses

cheveux d’un blond d’or !

“Je l’ai vu de mes yeux, c’était aussi clair que le jour“, a-t-elle assuré.

Quelques uns d’entre nous l’ont cru, mais la plupart ont juste ri et l’ont laissé à

sa naïveté. »45

En 1944, cette attention à compiler les souvenirs et les dernières traces de l’Istanbul

ottoman est au fondement de l’œuvre de Reşad Ekrem Koçu (1905-1975). C’est avec la

                                                            

42 ALUS, S., M., « 84 Sene Evvel İstanbul », Akşam, 1932. 43 ALUS, S., M., « Eski Konaklar bize neler anlatıyor ? », Tan, 21 novembre 1936. 44 Le kayıkhane est l’endroit où sont entreposées les barques (kayık), sous le yalı. 45 ALUS, S., M., « Boğaziçi’nde Kazıklı Yalılar », Tan, 1er novembre 1936.

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conscience claire de mémoriser la ville d’antan qu’il tente de mettre sur pieds, petit à petit,

fascicule après fascicule, la première İstanbul Ansiklopedisi (Encyclopédie d’Istanbul). La

formation de Koçu explique en partie l’apparition chez lui de cette attention pour les choses

du passé puisqu’il a suivi des études d’histoire de l’Empire ottoman dans la chaire d’Ahmet

Refik Altınay à une époque où « l’Empire [étant] effondré, tout ce qui avait trait au passé

ottoman était rejeté, relégué dans les limbes et où s’instaurait une attitude de mépris et de

suspicion à l’endroit des Ottomans au profit de l’idéologie fondatrice de la République »46.

Le travail de Koçu a consisté à rassembler un « mélange inédit de récits insolites, de faits

curieux, d’histoire et de connaissances encyclopédiques » collectés lors de ses promenades, et

à les mettre ensuite à disposition du « lectorat populaire »47. C’est ainsi qu’entre 1944 et

1951 il parvient à la lettre B après mille pages et quatre volumes, mais doit abandonner

l’entreprise par manque d’argent. Cela ne l’empêche toutefois pas de continuer à raconter ses

anecdotes par le biais de la presse : il est, par exemple, à l’origine de la rubrique « Choses

étranges et curieuses de notre histoire » qui paraît en supplément au journal Cumhuriyet

durant l’année 195448. En 1958, Reşad Ekrem Koçu entreprend de nouveau de faire paraître

son İstanbul Ansiklopedisi en quinze volumes. Il n’en sortira finalement que onze entre 1958

et 1973 et ne dépassera pas la lettre G.

                                                           

Là encore, le vécu et l’enfance de l’auteur sont déterminants. Né dans une famille de

fonctionnaires et d’enseignants, il a passé son enfance et sa jeunesse au contact d’un Istanbul

en proie à la défaite, à la chute de l’Empire, aux migrations et à la pauvreté. Il a lui-même

vécu un temps dans un yalı du Bosphore avant qu’il ne finisse en cendres. C’est cet Istanbul

vécu qu’il s’emploie à faire revivre. L’énumération qui introduit chaque numéro de son

encyclopédie témoigne de sa fascination sans limites pour tout ce qui constitue l’Istanbul

ottomane : à la fois les types de personnes qui l’ont marqué, mais aussi toutes les choses de la

ville, des grandes mosquées aux maisons de bois plus modestes.

 

46 Agé de 25 ans de plus que Koçu, Ahmed Refik Altınay était le premier historien moderne et populaire

d’Istanbul. Il faisait de l’histoire de façon littéraire en s’efforçant de la mettre à portée de tous. La « réforme des

universités » de 1933 a conduit à son renvoi et à la fermeture de sa chaire d’histoire ottomane. Voir PAMUK, O.,

Istanbul. Souvenirs d’une ville, 2007, p.231-232. 47 Ibid., p.228. 48 Ibid.

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« L’Istanbul des mosquées, des mescid49, des medrese, des écoles, des

bibliothèques, des tekke50, des tombeaux, des églises, des ayazma51, des

fontaines, des palais, des yalı, des konak, des kiosques, des han, des hamam, des

théâtres, des cafés, des tavernes… de tout ce qui est construit… Des hommes

d’état, des savants, des poètes, des artistes, des hommes d’affaires, des médecins,

des professeurs (…), des derviches, des prêtres (…), des fous, des jeunes (…), des

amoureux, des chanteurs (…), des bavards, des travestis, des picoleurs, des gens

bohèmes (…), des pompiers, des fanfarons (…), des voleurs, des vauriens, des

mendiants, des assassins,… de tout les gens célèbres. Des collines, des montées,

de l’eau, de l’air, des promenades, des jardins, des potagers, de dieu… De toutes

les beautés de la nature et de l’espace… Des rues, des mahalle, des quartiers…

Des incendies, des épidémies, des séismes, des révolutions, des meurtres et des

épopées amoureuses… des coutumes qui se transmettent d’époques en époques

(…), des vêtements et des ceintures… L’Istanbul de l’argot… l’Istanbul des

peintures, des poèmes, des livres, des romans, des récits de voyageurs…

L’Istanbul des étrangers célèbres qui y sont venus. »52

Même s’il n’atteint jamais les entrées « Yalı » ou « Konak », les maisons ottomanes sont

largement abordées dans les articles Ahşap yapı (construction de bois) ou encore Ev, Ahşap

evler (maison, maisons de bois). A chaque fois, l’auteur ne cache pas sa tristesse face à la

perte de ce patrimoine qu’il n’aborde pas sans évoquer les incendies (yangın), les ruines

(harap) et les démolitions (yıkdırılma)53 et sans déplorer sa disparition :

« De nos jours, il ne reste quasiment plus de vieux konak. Les maisons de bois ont

tellement diminué que même en les rassemblant toutes côtes à côtes, on ne pourrait

pas dépasser la taille de trois grand mahalle. »54

                                                            

49 Les mescid sont des petites mosquées sans minarets. 50 Les tekke correspondent à des couvents. 51 Les ayazma sont des sources d’eau sacrées pour les grecs orthodoxes. 52 KOÇU, R., E. (dir.), İstanbul Ansiklopedisi, 1958, p. iii. 53 « Ahşab Yapı », ibid., vol.1, p. 489-493. 54 « Ev, Ahşap evler », ibid., vol.10, p. 5400.

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Reşad Ekrem Koçu ne cache pas sa volonté de faire des vieilles maisons ottomanes un lieu

propre à l’esprit turc qu’il faut considérer comme un héritage national. Dans ce but, il met

l’accent sur le lot d’émotion et d’immatériel que renferment ces bâtisses, les transformant en

signe mémoriel. Pour cela, il cite Hamdi Kayalı :

« Pour nous, la construction en bois classique était un symbole de la structure

spirituelle [ruh yapısı] propre aux turcs. A l’extérieur elle avait une simple

beauté, à l’intérieur apparaissaient les lueurs d’un trésor de savoir/culture [bir

irfan hazinesinin parıltıları] et depuis la rue, on entrait dans un trésor d’art »55

Parmi ces auteurs du milieu du XXe siècle qui regardent vers le passé, il en est un qui

a peut-être poussé cette thématique à son paroxysme. Il s’agit d’Ahmet Hamdi Tanpınar

(1901-1962), un homme aux multiples facettes puisqu’il est écrivain, poète, critique, historien

mais aussi homme politique. Sa préoccupation première est alors de résoudre ce qu’il estime

être le problème chronique auquel les turcs font face depuis leur engagement dans la

modernité, un problème qui est incarné par le gouffre entre le monde républicain et le monde

ottoman. L’âme turque en situation de modernité demeure fondée sur un passé renié, ce qui la

confronte à un dilemme entre le passé et le présent, entre l’Est et l’Ouest, et sur lequel

Tanpınar pose un nom: ikilik, la dualité. Il s’agit alors pour lui de porter cette problématique

au public sous une forme romancée en mettant en scène le type du Yeni adam (L’homme

nouveau), fidèle aux valeurs kémalistes, reniant l’obscurantisme ottoman, et ceux qui ne se

sont pas encore réveillés, les somnambules, les gens qui demeurent en dehors de la scène

(c’est le titre d’un ouvrage de l’auteur: Sahnenin dişindakiler)56.

Cette dualité n’est pas nouvelle dans la littérature turque, Yakup Kadri

Karaosmanoğlu (1889-1974) l’avait déjà abordée en 1922 dans son roman Kiralık Konak

(Konak à louer) lorsqu’il racontait l’histoire de Naim Efendi, contraint de vendre sa

résidence, désertée par ses enfants et petits enfants qui préféraient les joies de la vie moderne,

au nord de la Corne d’Or, plutôt que la traditionnelle vie familiale. Naim Efendi, pourtant

savant et lettré, demeure par ailleurs en dehors de ce nouveau monde dont il ne comprend pas

les codes. Il se révèle, par exemple, incapable de lire un roman dont le langage et l’alphabet

                                                            

55 « Ahşab Yapı », ibid., vol.1, p. 489. 56 BERTRAM, C., op. cit., p. 222.

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lui sont inconnus57. Plus tard, l’histoire de Neriman dans le roman de Peyami Safa Fatih-

Harbiye (1931) raconte encore plus précisément ce dilemme : Neriman vit dans une vieille

maison à çıkma dans le quartier de Fatih, au cœur de la péninsule historique. En prenant le

tramway, elle se retrouve de l’autre côté de la Corne d’or et est confrontée aux modes de vies

européens de Beyoğlu. Cette expérience déclenche en elle un mépris pour le quartier où elle

vit, elle se sent soudainement oppressée et choisit de fuir régulièrement Fatih pour Beyoğlu.

Cette fuite d’un monde à un autre déséquilibre Neriman et sa famille58, s’en suit une lutte

interne qui l’empêche de se positionner entre ces deux mondes. Ahmed Hamdi Tanpınar

reprend alors cette thématique et propose d’ouvrir ce troisième espace nécessaire pour l’âme

turque : celui du rêve. Un rêve du passé dans lequel la connexion avec l’histoire est possible.

Tanpınar revendique clairement l’idée de développer une conscience historique complète et

cherche à contrecarrer l’amnésie officielle.

Istanbul a une place de choix dans cette redécouverte du passé. Dans son livre Beş

Şehir (Cinq villes), l’auteur lui accorde un long portrait qui constitue peut-être le texte le plus

révélateur de l’esthétique de Tanpınar. Les choses enfouies sont alors révélées au grand jour :

les poètes du divan, les grands compositeurs de musique classique ottomane mais aussi les

types urbains qui faisaient la vie quotidienne d’antan. Il évoque également l’omniprésence de

la nature et le rapport aux arbres qui existait autrefois, ce qui contraste avec l’Istanbul

contemporaine de plus en plus recouverte de béton. La manière qu’il a de présenter la ville du

passé comme fondée sur une totalité, sur « un alliage issu de tous ces divers éléments [du

passé] »59 contrastant avec le présent, l’amène à rendre chaque élément abordé indispensable

au tout. C’est le cas ici avec les arbres, qu’il inscrit à la fois dans une tradition architecturale

mais aussi poétique :

« L’arbre ne constitue pas seulement un élément de notre urbanisme et de notre

goût architectural. L’univers abstrait de notre ancienne poésie est peuplé de

cyprès, de platanes, de peupliers semblables aux dessins qui ornent les tapis.

Mais c’est surtout dans les contes que se trouve le véritable enchantement. Le

prince d’une histoire que j’ai entendue dans mon enfance rencontrait la fée dont

                                                            

57 KARAOSMANOĞLU, Y., K., Kiralık Konak, 1996 (1922), p. 22-23. 58 SAFA, P., Fatih-Harbiye, 1931. 59 ÇAPAN, C., “Ahmet Hamdi Tanpınar à l’écoute d’Istanbul », in MONCEAU, N. et MUHIDINE, T. (ed.),

Istanbul réelle Istanbul rêvée, la ville des écrivains, des peintres et des cinéastes au XXe siècle, 1998, p. 41.

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il était amoureux – sans l’avoir jamais vue – auprès d’une source comme celle

que j’ai décrite plus haut et à côté de laquelle il y avait un de ces cyprès dont le

poète Bakï chante avec tant d’admiration la taille effilée. »60

Ce que fait Tanpınar dans cette fin des années 1940 est à contre-courant. Le fait de

porter le regard vers le passé peut être perçu comme un détournement des valeurs

républicaines instaurées par Atatürk. Mais Tanpınar se veut rassurant et ne prétend jamais

vouloir faire revivre ce monde, il ne souhaite que le rêver afin de mieux comprendre ce que

les turcs sont devenus. Toutefois, « il lui arrive fréquemment de friser l’hérésie »61. Il ne

cache pas, par exemple, son admiration devant les calligraphies ottomanes… quinze ans

seulement après la réforme de l’alphabet ! Il fait également l’éloge de la musique savante de

l’Empire alors que cette dernière est désormais bannie. Pire encore, il ne cesse de redonner

vie à des mystiques musulmans tels que Yahya Efendi, Sünbül Sinan ou encore Aziz

Mahmud Hüdâi, dans un contexte où les tekke sont fermés et réduits à continuer leur culte

clandestinement62.

Au-delà du fond, l’écriture même de Tanpınar va à l’encontre du contexte littéraire du

pays. Il ne se plie pas à l’ « ascèse de la phrase courte »63 chère aux autres écrivains de son

temps qui s’inscrivent dans une littérature nationale exaltant les valeurs patriotiques par le

biais d’une langue purifiée, proche de celle « parlée par l’homme du peuple »64. Face à ces

romanciers populistes que sont, parmi tant d’autres, Ömer Seyfettin, Peyali Safa, Nazım

Hikmet, Sait Faik ou encore Orhan Veli, Tanpınar n’hésite pas à s’emporter dans de longues

envolées. Le passé est lui-même contenu dans son écriture qui redécouvre l’aruz, la

versification ottomane, ainsi que de nombreux mots d’origine arabe et persane. La langue

qu’il utilise n’est toutefois pas anachronique, il s’agit de celle d’un homme cultivé,

                                                            

60 « Mahmud Abdülbaki Bâki (1526-1600) : honoré durant sa vie du titre de « sultan des poètes » , ce fut le plus

grand représentant de la poésie ottomane du XVIe siècle. Ses œuvres d’une tonalité érotico-mystique marquent

le point culminant de l’art lyrique turc en même temps que le début d’une certaine décadence. » Citation et note

explicative tirées de TANPÏNAR H., A., Cinq villes, Istanbul – Bursa – Konya – Erzurum – Ankara, 1995, p. 80. 61 DUMONT, P., « Préface » in ibid., p. 24. 62 Ibid. 63 Ibid., p.26. 64 Ibid., p.25.

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accoutumé aux textes anciens65 et qui cherche à épuiser infiniment tous les possibles d’une

langue aux multiples influences.

Cette façon de cultiver les souvenirs des choses passées et notamment de mettre des

mots sur la complétude qui régnait auparavant montre à quel point Tanpınar considère

l’importance de la mémoire, avant que celle-ci ne soit théorisée par Terdiman :

« La mémoire stabilise les hommes et constitue le présent. (…) C’est une posture

essentielle pour expliquer comment le monde demeure un minimum cohérent et

comment l’existence ne vole pas en éclats. »66

En parallèle de ce mouvement de collection de souvenirs, d’émotions, de sentiments et

d’idées s’est aussi affirmée une volonté de conserver le patrimoine bâti lui-même. La maison

turque défendue par les écrivains, mais aussi par les architectes67, comme héritage national

devient un élément de préoccupation patrimoniale au milieu des années 1940. Une initiative

éloquente à ce sujet est celle de Cafer Seno qui, en 1945, écrit dans le bulletin de la TTOK

l’article « Eski Türk Evleri » (Les vieilles maisons turques). Il demande alors à la municipalité

d’Istanbul s’il ne serait pas possible de « protéger pour demain, dans un coin de la ville, [la]

noblesse et la pureté… d’un vieux mahalle turc… En particulier la vieille maison

d’Istanbul »68 et d’en faire des musées.

Istanbul au milieu du XXe siècle est donc marqué par la concrétisation à grande

échelle de son réaménagement urbain qui entraîne la disparition de pans entiers de la ville.

Cette rupture nette dans la fabrique urbaine approfondie la distance entre la ville du présent et

celle du passé à tel point qu’écrivains et architectes tentent de compiler leurs propres

souvenirs et d’inscrire sur le papier ce qui n’existe plus dans le paysage. Dans le même temps,

la rupture politique qu’est l’arrivée du Demokrat partisi au pouvoir suscite la glorification du

                                                            

65 Ibid., p26. 66 TERDIMAN, R., op. cit., p. 8. 67 L’œuvre de turquification de la Türk evi connaît une continuité au milieu du siècle, au sein du département

d’Architecture de l’Académie des Beaux-Arts. Le professeur Sedad Hakkı Eldem se tient alors à la tête d’une

chaire et mène un projet dont l’objectif est de recenser les dites maisons turques d’Anatolie afin d’en dégager

une typologie. Le vocabulaire architectural analysé sera ensuite réutiliser pour rendre nationales les constructions

modernes. Voir BERTRAM, C., op. cit., p. 201-206. 68 SENO, C., « Eski Türk Evleri » in Türkiye Turing ve Otomobil Kurumu Belleteni, Novembre-Décembre 1945,

p.15-17 cité dans Ibid., p. 217.

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passé ottoman d’Istanbul alors renié jusqu’alors. Si cela se traduit par une libéralisation de

l’historiographie, les projets patrimoniaux mis en place se focalisent essentiellement sur

l’architecture religieuse et monumentale. Par ailleurs, c’est sous l’administration démocrate

que le réaménagement s’accélère et prend un virage destructeur pour l’architecture

vernaculaire et le réseau viaire d’antan : la modernisation demeure la priorité. Ceux qui, dans

leurs écrits et dans leurs études, tentent de préserver la ville et son âme d’antan affirment à ce

moment-là un thème littéraire : celui de l’Eski Istanbul. Si les approches diffèrent, la

démarche de fond est la même. Il s’agit de regarder vers le passé et de rendre une mémoire à

la ville et ses habitants. Ce thème va connaître de nombreuses filiations au-delà des années

1950 et jusqu’à nos jours. Cet Istanbul d’antan devient alors un Istanbul de l’esprit et fait

donc l’objet de représentations protéiformes. Celles-ci vont de nouveau imprégner la ville au

point que le passé pourra s’y réinviter sous des formes qui oscillent entre le spectacle de

l’Otantik pour les touristes, et la reconstruction d’une atmosphère d’antan dans les nouveaux

quartiers résidentiels.

 

Page 59: LANCHON, Fabien, Istanbul d'antan à l'époque républicaine, 2012

Chapitre 3.

Le passé dans le présent : du souvenir à la reconstruction.

Le Geçmiş zaman correspond dans la langue turque à un temps qui n’existe pas en

français : le passé rapporté. Comme son nom l’indique, il est utilisé pour dire des faits que

l’on n’a pas vécu soi-même. A partir des années 1960, parler de l’Istanbul d’antan se

conjugue presque nécessairement avec ce temps, tant il s’agit d’évoquer une ville qui ne se

laisse plus si facilement lire dans ce qu’elle est réellement, mais plutôt dans ce que l’on en dit

et même dans ce que l’on en a dit. Les souvenirs rassemblés par les générations précédentes

d’auteurs et de dirigeants, avec leur lot de déformations ou d’appropriations idéologiques,

sont désormais la matière sur laquelle se fondent les idées collectives autour de l’Istanbul

d’autrefois. L’enjeu est alors de saisir les trajectoires qu’opère cette ville rêvée dans les écrits

de la deuxième partie du XXe siècle et du début du XXIe. Mais aussi de rechercher les

traductions concrètes que peuvent influencer cet Istanbul d’autrefois dans les constructions du

présent. Il s’agit donc de chercher s’il existe ce que l’on peut appeler des constructions en –

miş, c’est à dire des bâtiments, des quartiers, des rues qui sont en fait le produit d’un passé

rapporté. Reste alors à questionner le sens de ce passé dans le présent.

I. De nouveaux maillons à la chaîne du souvenir : de Necip Fazıl Kısakürek à Orhan

Pamuk.

Il est des images construites dans le passé qui traversent les décennies tant elles

correspondent encore à des préoccupations du présent. Walter Benjamin en arrive d’ailleurs à

la conclusion que « toute image du passé qui n’est pas reconnue par le présent comme l’une

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de ses préoccupations menace de disparaître irrémédiablement »1. Le souvenir de l’Istanbul

d’antan ne semble pas échapper à ce phénomène puisqu’un certain nombre de choses dites à

son sujet parviennent à traverser le temps et trouvent leur écho dans le présent. La maison

turque et son lot de représentations semblent être l’élément de l’Istanbul d’antan le plus

éloquent à ce sujet.

Dans les toutes premières années de la seconde moitié du XXe siècle, il est un thème

abondamment traité par le passé qui se retrouve de nouveau abordé. Il s’agit de la rupture

entre les générations, et là encore, le décor de cette crise demeure la vieille maison ottomane.

Déjà en 1922, Yakup Kadri Karaosmanoğlu avait traité la rupture entre une génération

socialisée et éduquée dans la société stambouliote d’avant la deuxième constitution de 1908

(II. Meşrutiyet), et une génération nouvelle s’adonnant aux joies de la vie alafranga. C’est

alors sur le vieux konak familial qu’avait été projeté ce conflit, celui-ci étant le symbole

même de la vie d’antan, de l’intériorité (içilik) et de la complétude du monde ottoman. Même

chose dans le livre de Peyami Safa, Fatih-Harbiye.

Et en 1964, le même procédé est réutilisé par Necip Fazıl Kısakürek (1904 – 1983)

dans sa pièce de théâtre en trois actes : Ahşap Konak (Le konak de bois). L’histoire se déroule

au début des années 1960 dans un konak de Nişantaşı, dans l’arrondissement de Beyoğlu.

Trois générations vivent sous un même toit : le grand-père, garant des racines et de la religion,

une génération intermédiaire perçue comme perdue dans la décadence des valeurs

occidentales et comme origine de la rupture familiale, et enfin les petits enfants qui

grandissent avec cette chaîne de valeurs brisée. Dans une situation où la continuité familiale

est sous pression, la maison en elle-même va devenir la gardienne du lien familial malgré le

dénouement dramatique de la pièce. Recai Paşa et sa femme vivent à l’étage supérieur de la

maison. Leur fille, endeuillée par la perte de son mari loge quant à elle à l’étage inférieur et se

ruine dans les jeux d’argent, la drogue et l’achat de mobilier moderne. L’espoir d’une

reconnexion des valeurs est incarné par le petit-fils, Yüksel, un étudiant en architecture qui

prend conscience de ce que représentent son grand-père et le konak. Yüksel réalise en effet un

projet d’étude fondé sur ce dernier dans lequel il met davantage l’accent sur la valeur

                                                            

1BENJAMIN, W., « Theses on the Philosophy of History » in ARENDT, H. (ed.), Illuminations : Essays and

Reflections, 1968, p. 681. Cité par BERTRAM, C., Imagining the Turkish House: collective visions of home,

2008, p.234.

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spirituelle qu’il incarne : « Oui… ils ont indiqué que ce travail devait porter sur l’agencement

physique [de la maison], mais je traite cela d’un point de vue spirituel »2.

En dépit de l’attention dont témoigne son petit-fils, Recai Paşa ne conçoit pas de

laisser son héritage à sa fille. Il préfère incendier le konak tout en léguant symboliquement

son bien à Yüksel. Devant la maison en flamme, le grand-père demande à son petit-fils de

croquer une dernière fois la bâtisse et de se tenir prêt à recevoir le levha (un écriteau mural

calligraphié). Malgré que Yüksel lui demande d’y renoncer, Recai Paşa s’enfonce alors dans

les flammes et clôture la pièce sur ces mots :

« Mais Yüksel ! Tu ne peux pas vivre sans l’esprit du konak ! [Il lui lance alors le

levha et prononce sa dernière parole] Yüksel ! Préserve-le comme un leg…

préserve-le avec responsabilité… »3

En 1964, la maison turque et ce qu’elle renferme continue donc à être le symbole de la

confrontation entre l’ancien et le nouveau, malgré qu’elle ne soit pratiquement plus présente

sur les rives du Bosphore. Le levha est, de plus, un objet teinté de religieux qui s’inscrit dans

ce monde d’antan où la transcendance jouait un rôle clé. C’est donc une image de la mémoire

collective qui est reprise ici et qui continue d’émouvoir les lecteurs.

Mais s’il est encore possible de prétendre que Kısakürek met en récit des souvenirs

vécus, les choses sont différentes avec Yusuf Atılgan. En 1973, cet écrivain construit son

roman Anayurt Oteli (L’Hôtel de la mère-patrie) sur l’image du konak d’antan tel qu’elle lui

est parvenue. Il n’a en effet jamais pu connaître réellement l’atmosphère d’une vieille maison

ottomane étant né en 1921. L’intrigue se passe cette fois dans une province non spécifiée et

dans le contexte du début des années 1970. Cette fois, le konak a été transformé en un hôtel

par Zebercet, le dernier membre d’une ancienne famille ottomane. L’histoire est en fait celle

de la chute d’un homme seul et perdu qui met fin à ses jours. L’accent est alors mis sur le fait

que l’héritage qu’incarne cette vieille bâtisse n’est plus en mesure de le sauver puisqu’il a

perdu son identité de konak. L’auteur fait alors ressentir au lecteur l’impact que peut avoir une

telle absence de connexion avec le passé en mettant en contraste la vie d’avant et la vie

d’après. Le procédé utilisé est alors le flashback. L’image d’un konak autrefois densément

habité et où régnait une vie sociale et familiale intense paraît alors aux antipodes de la

                                                            

2 KISAKÜREK, N., F., Ahşap Konak, 1964, p.6. Cité dans BERTRAM, C., op. cit., p. 235. 3 Ibid., scène finale.

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situation vécue par Zebercet. Le procédé est d’ailleurs renforcé par un contraste dans le

langage : lorsqu'il parle de la vie présente, l’écriture est minimaliste et dépouillée tandis que

les flashbacks sont écrits dans un style riche et élaboré, faisant ressentir au lecteur la

profondeur des relations familiales d’antan4. Dans l’incapacité de retrouver l’intériorité

propre à la manière d’habiter le passé, délaissé dans un hôtel ouvert sur l’extérieur recevant

régulièrement des étrangers, Zebercet ne parvient plus à se positionner dans l’histoire. Cela

l’empêche de donner une quelconque signification à son existence. En revanche, le lecteur,

lui, a accès à ce monde d’antan. Ce contraste entre passé et présent, introduit dans la forme

même de l’écriture, qui fait d’ailleurs écho au style ornementé choisi par Tanpınar, offre au

lecteur les mots avec lesquels il peut, non sans nostalgie, combler l’absence des anciens bâtis

de leurs villes et provinces. Istanbul en premier lieu5.

Le dernier maillon en date à s’être ajouté à la chaîne des auteurs turcs tournés vers le

passé est probablement Orhan Pamuk. Né en 1952 dans une famille stambouliote ralliée aux

valeurs républicaines et relativement aisée, il fait le choix au début des années 1980 de se

détourner de sa formation initiale de journaliste et d’architecte pour se lancer dans l’écriture.

Dès son premier roman paru en 1982, Cevdet Bey ve Oğulları (Cevdet Bey et ses fils), il

s’inscrit à la suite de ceux qui ont écrit l’Istanbul d’antan et réinvestit le thème de la

succession des générations. Partant de l’époque d’Abdülhamit II jusque nos jours, l’ouvrage

déroule une histoire familiale sur trois générations et invite donc de nouveau le lecteur à

pousser la porte du foyer des turcs, et à cerner l’impact de l’occidentalisation. Il présente ainsi

de façon romancée ce que l’architecte et historien Uğur Tanyeli montrera plus tard, à savoir

qu’à partir du milieu du XIXe siècle, les objets occidentaux, et surtout les meubles, vont être

adoptés et même faire l’objet d’un certain fétichisme de la part des Turcs. L’intérieur des

maisons devient lui-même un espace hautement symbolique de la modernité républicaine6.

Cette première idée de roman lui a été sans aucun doute inspirée par sa famille qui, par souci

de se conformer à l’occidentalisation, a fait de ses salons de véritables « salons-musées ».

                                                            

4 GÜRBİLEK, N., « Taşra Sıkıntısı » (l’ennui des campagnes) in Defter 7, n°22, 1994, p. 87-88. 5 Cette analyse des œuvres de Kısakürek et Atılgan a été grandement inspirée par celle présentée dans

BERTRAM, C., op.cit., p. 234-236. 6 TANYELİ, U., « Osmanlı Barınma Kültüründe Batılılaşma-Modernleşme: yeni bir simegeler dizgesinin

oluşumu (Occidentalisation-Modernisation dans la culture de l’habitat ottoman : l’évolution d’un nouveau

système de symboles) in SEY, Y. (ed.), Tarihden Günümüze Anadolu’da Konut ve Yerleşme (Histoire de

l’habitat et de l’installation en Anatolie), 1996, p. 284-297.

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C’est ce que révèle Orhan Pamuk dans son autobiographie de 2003 (sur laquelle nous allons

revenir) :

« Notre grand-mère (…) nous mettait en garde : « Tenez-vous tranquille là-

dessus ! » Derrière l’aménagement des salles de séjour qui ressemblaient

davantage à de mini-musées destinés à accueillir des visiteurs imaginaires dont

on ne connaissait nullement la date de passage qu’à des lieux conçus pour

l’agrément et la tranquillité de leurs habitants, on remarquait bien évidemment le

désir d’occidentalisation (la conscience d’une personne qui ne jeûne pas pendant

le mois du ramadan est moins tourmentée au milieu des buffets et des pianos

(…)). »7

Orhan Pamuk le dit lui-même, il n’a « jamais quitté les maisons, les rues et les

quartiers de [ses] origines »8. Hormis trois années passées aux Etats-Unis en tant qu’écrivain

invité des universités de Columbia (New York) et d’Iowa, il a toujours vécu à Istanbul, plus

précisément dans le quartier de Nişantaşı où le Pamuk apartmanı, l’immeuble de son enfance,

existe toujours9. Il nourrit donc une relation spéciale avec cette ville qui est d’ailleurs le

théâtre de la plupart de ses livres et notamment d’Istanbul, Hatıralar ve Şehir paru en 2003

puis traduit en français en 2007 (Istanbul, souvenirs d’une ville). L’auteur y compile les

souvenirs de sa vie en prenant soin de dresser également le portrait de l’espace dans lequel

cette dernière a pris place ainsi que le contexte. Pour mener à bien cette tâche, l’auteur ne fait

rien d’autre qu’un véritable travail d’historien. La confection de cet ouvrage a fait l’objet

d’une réelle documentation, puisant dans les photographies et lithographies retrouvées dans

les archives familiales, s’appuyant également sur le témoignage visuel que sont les clichés

d’Ara Güler mais aussi, plus en avant, les peintures occidentales et les gravures comme celles

de Melling. Le livre consiste donc en un récit autobiographique savamment éclairé par un

travail de contextualisation.

Ainsi, lorsqu’Orhan Pamuk recherche les origines du sentiment de tristesse qui l’a

habité tout au long de sa vie, c’est dans l’histoire urbaine d’Istanbul qu’il trouve des

explications. Selon lui, cette tristesse correspond à ce qu’exprime en turc le mot hüzün, dont

                                                            

7 PAMUK, O., Istanbul. Souvenirs d’une ville, 2007, p. 23-24. 8 Ibid., p. 17. 9 BOZDEMIR, M., « Pamuk Orhan (1952 - ) » in Encyclopédie Universalis.

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le terme français le plus proche est « mélancolie ». Ce hüzün est suscité par la disparition de

la vieille ville ottomane. Les splendeurs impériales perdues dans les incendies des konak, la

disparition du cosmopolitisme ou encore les quelques yalı rescapés sur les bords du Bosphore

comptent parmi les déclencheurs de cette mélancolie collective. Pour combler la tristesse de

cette perte ou plutôt pour faire surgir le sentiment de fierté que contient également la notion

de hüzün, Orhan Pamuk prend à contre-pied le récit historique national et revient sur la

période ottomane avec force détails mais aborde surtout ce que cette culture d’antan a

transmis aux générations de la deuxième moitié du XXe siècle. Ainsi redonne t-il vie aux

influences persanes et arabes du turc (le mot hüzün est d’ailleurs d’origine arabe). Il n’hésite

pas non plus à redécouvrir les traditions soufies et mystiques qui font la spécificité des islams

anatoliens.

Enfin, ce livre est l’occasion pour Orhan Pamuk de rendre hommage à ceux qui l’ont

inspiré et qui l’ont effectivement aidé à ne pas perdre le lien avec l’Istanbul d’antan. C’est

ainsi qu’il nomme un de ses chapitres « Quatre écrivains solitaires du hüzün »10. Il est alors

question de Yahya Kemal, de Reşat Ekrem Koçu, d’Abdülhak Şinasi Hisar et d’Ahmet Hamdi

Tanpınar. Il s’inscrit alors de lui-même dans la filiation des écrivains de l’Istanbul d’antan. Le

travail d’Orhan Pamuk paraît en effet à la croisée de ces hommes. Le monde de l’Istanbul

rêvée, exalté par Tanpınar, inspire sa langue tandis que l’érudition de Reşad Ekrem Koçu

pousse Orhan Pamuk à percer les mystères de la ville grâce au recul que permet le travail de

l’histoire. Un exemple significatif de cette vérité historique avec laquelle l’auteur cherche à

rendre compte de sa ville apparaît lorsqu’il évoque les yalı qui bordent le Bosphore. Il

apparaît alors pleinement conscient de la construction identitaire projetée sur les vieilles

bâtisses ottomanes :

« Les yalı que les pachas ottomans, les élites et les riches du XIXe siècle y ont fait

construire [dans les villages bordant le Bosphore] pour y résider ont, par la suite,

au cours du XXe siècle, dans l’enthousiasme de la République et du nationalisme

turc, été érigés en exemples de l’identité et de l’architecture turco-ottomanes. Les

bâtiments « modernes », ou leurs imitations, à hautes et fines fenêtres, à larges

avants-toits, à fines cheminées et à oriel que Sedad Hakkı Eldem prend comme

                                                            

10 PAMUK, O., op. cit., p. 161.

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exemple de yalı dans son ouvrage intitulé Souvenirs du Bosphore (…) ne sont que

les ombres rescapées de cette culture détruite, anéantie. »11

Tout au long du XXe siècle, l’Istanbul d’antan connaît en définitive une diversification

de sa définition. A chaque époque correspondent leurs visions de l’autrefois, et l’idée d’un

Istanbul du passé qu’incarneraient seulement les grands monuments ne va plus seule. La

deuxième moitié du XXe siècle montre en effet que les ambitions patrimoniales suivent elles

aussi ces évolutions. Bien que l’objectif ne se limite pas toujours à la simple préservation.

II. Entre la préservation et le spectacle de l’Otantik.

La seconde moitié du XXe siècle est marquée par plusieurs changements dans

l’entreprise patrimoniale à Istanbul. Le changement de fond a consisté à ouvrir le faisceau de

la considération envers ce qui doit être préservé et donc à mettre en lumière d’autres

composants urbains de la ville, dépassant ainsi la fixation purement monumentale. Ce

changement intervient dans les années 1970 lorsque la redécouverte de l’architecture

vernaculaire12 en occident trouve son écho sur les bords du Bosphore, notamment au travers

de l’ICOMOS (le relais turc de l’UNESCO fondé en 1964), et suscite des études sur la

fabrique urbaine et les bâtiments traditionnels. De débats en débats, ce nouveau regard sur les

traces d’antan prend alors de la force et se traduit en institutions et en lois13. C’est ainsi qu’en

1973 est promulguée la première loi des Antiquités prenant en compte les anciennes

résidences domestiques et “l’ensemble urbain”, l’environnement inclu. Il s’agit du Eski

Eserler Kanunu n° 171014. Le champ de la notion “historique” étant élargi, la marge de

manoeuvre des instances patrimoniales, elle aussi, prend plus d’ampleur, avec en tête l’action

du Yüksek anıtlar ve sitler kurumu (Le grand conseil des monuments et des sites). Fondé en

1951, il gagne un pouvoir considérable avec la nouvelle législation qui lui donne les moyens

de décider des principes de préservation et de restauration. Les membres du conseil sont

                                                            

11 Ibid., p. 82-83. 12 L’UNESCO s’empare du terme pour définir ses critères patrimoniaux. Le terme vernaculaire est alors entendu

comme un synonyme de traditionnel. 13 ÇELİK, Z., « Urban Preservation as Theme Park. The Case of Soğukçeşme street » in ÇELİK, Z., FAVRO,

D., INGERSOLL, R., (eds.), Streets. Critical Perspectives on Public Space, 1994, p. 86. 14 BERTRAM, C., op. cit., p.16.

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choisis parmi les professeurs d’université spécialistes de l’archéologie, des études urbaines et

de la restauration. Doğan Kuban, Abdullah Kuran et même Sedad Hakkı Eldem mènent alors

les opérations : il s’agit de sauver les derniers bâtiments en bois et de préserver l’atmosphère

d’antan encore présente dans certains quartiers15.

Le conseil décide alors d’une catégorisation selon la valeur historique des bâtiments.

Le type I concerne les « anıt eser » (œuvres monumentales) et intègre notamment les maisons

dont l’intérieur et l’extérieur constituent un patrimoine à préserver et donc à restaurer

entièrement. Le type II correspond aux « sivil mimarlık örneği olarak korunması gereken eski

eser » (Œuvres anciennes qui doivent être protégées en tant qu’exemple d’architecture civile).

Les bâtiments inscrits dans cette catégorie sont alors considérés pour leur contribution à la

fabrique urbaine d’ensemble et doivent donc être reconstruits avec des matériaux modernes,

sans nécessairement respecter la distribution intérieure mais en s’assurant du maintien de leur

aspect extérieur. Ainsi les maisons de béton recouvertes de contre-plaqué peint font-elles leur

apparition à Istanbul16. A ce fond législatif ainsi qu’à la catégorisation des oeuvres vient

s’ajouter l’appui financier qui permet alors, au cours des années 1970, de pouvoir mener cette

restauration de grande échelle : la loi du 30 mars 1979 permet aux propriétaires de toucher

une assistance financière et technique17.

Cette idée de financement est en fait venue d’un autre acteur de la protection du

patrimoine domestique : la Türkiye tarihi evleri koruma derneği (Association de protection

des maisons historiques de Turquie). Fondée en 1976, son but est de réhabiliter les maisons de

la période ottomane comme héritage culturel, tant dans les esprits que dans la ville elle-même.

Ce n’est donc que trois ans après sa fondation que la voix de cette association trouve une

traduction institutionnelle. L’Istanbul d’antan se diversifie et trouve les moyens de retrouver

une trace réelle dans la ville, autant que dans la reconnaissance sociale. La maison ottomane,

quant à elle, se confirme davantage comme un élément phare de l’héritage stambouliote,

comme en témoigne le logo choisi par l’association de protection des maisons historiques :

une maison à çıkma typique18.

Mais il est à noter que l’attention vers les œuvres du passé est partagée par d’autres

conceptions et mouvances idéologiques. Une idée plus confessionnelle et « identitaire » du

                                                            

15 ÇELİK, Z., op. cit. 16 Ibid., p. 86-87. 17 Ibid. note 13. 18 BERTRAM, C., op. cit., p.17.

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patrimoine est, par exemple, développée par l’Ircica, le Centre de recherches sur l’histoire,

l’art et la culture de l’Islam, dont l’établissement, proposé par la République de Turquie

durant la septième conférence islamique des ministres des affaires étrangères à Istanbul

(1976), prend effectivement acte en 1980. Fixant ses objectifs sur le soutien à la recherche

autour de la civilisation islamique, elle œuvre également à la préservation des œuvres de

l’islam. Une autre fonction mise en avant est celle d’éliminer « les préjugés contre l’islam et

sa civilisation, d’en véhiculer une image correcte, d’informer l’opinion mondiale sur son

rôle et sa place dans la civilisation mondiale, et de promouvoir une meilleure compréhension

et un meilleur dialogue entre les musulmans et les autres populations du monde »19. Ce

centre, rallié à une organisation internationale, ouvre une voie parallèle à celle de l’UNESCO,

et œuvre depuis Istanbul même puisque ses locaux se situent dans le palais de Yıldız à

Beşiktaş.

D’autres acteurs comme la Taç Vakfı (la fondation de la couronne), ou plus tard la

Çekül (1990), se sont ajoutés aux instances patrimoniales, témoignant par ailleurs de la

montée du rôle de la société civile en Turquie.

Mais en dépit de cette multiplication progressive des acteurs, la Turquie reste attachée

à la fusion traditionnelle du patrimoine et du tourisme. Une fusion ancrée depuis la création

en 1923 du Türkiye Turizm ve Otomobil Kurumu (TTOK) et qui trouve d’ailleurs une

postérité jusque nos jours avec le Kültür ve Turizm bakanlığı (le Ministère de la culture et du

tourisme). Ainsi, la restauration et la préservation de l’Istanbul d’antan telles qu’elles

prennent acte à partir des années 1970 demeurent sous la tutelle des caprices de l’économie

touristique.

Les années 1980 offrent un exemple éloquent de ce véto touristique. À cette époque,

Istanbul expérimente « deux tendances contrastées dans le traitement de la fabrique urbaine et

de l’héritage architectural : démolitions en bloc et authenticisation [souligné par moi] par la

restauration »20. Concernant les démolitions, l’année 1989 voit un patrimoine urbain sacrifié

au nom de la sainte automobile, ravivant les souvenirs des années 1950. L’aire concernée est

alors celle de Tarlabaşı, un quartier au nord de la Corne d’Or, situé à l’ouest et au nord-ouest

de l’Istiklal Caddesi, et que la municipalité désire balayer afin d’y établir un large boulevard.

En arrière fond de ce réaménagement demeure toutefois l’idée de nettoyer cet espace

                                                            

19 Propos recueillis dans la rubrique « main functions » du site internet de l’ircica : http://www.ircica.org/main-

functions/irc386.aspx 20 ÇELİK, Z., op. cit., p.83.

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tortueux, d’abord espace résidentiel des minorités européennes de la ville, puis point d’accueil

des migrants anatoliens transformant le quartier en un lieu d’habitat spontané et en un

« repère d’activités marginales et illégales »21. Pour les instances patrimoniales, ce quartier

est perçu comme un symbole du cosmopolitisme d’antan mais recèle aussi de bâtiments

historiques, construits en maçonnerie et donc encore en bonne augure. Mais cet aspect ne

semble pas recueillir une quelconque sensibilité de la part d’une municipalité encore ancrée

dans l’idée que « le dix-neuvième siècle n’était pas historiquement important pour Istanbul et

que les médiocres aires résidentielles [de l’époque] (notamment celles historiquement

associées aux minorités) ne valaient pas la peine d’une réhabilitation architecturale »22.

Face à une telle entreprise de destruction, la tendance dite « d’authenticisation »

fonctionne en sens inverse et entend reproduire un Istanbul d’antan en accord avec les attentes

des touristes. L’instance à la tête de ces opérations est le TTOK, qui est alors sous la direction

de Çelik Gülersoy, Turizmci23 et écrivain. A cet époque, le conseil est alors à la recherche de

fragments urbains à restaurer. C’est sous cette houlette qu’a par exemple été restauré le

voisinage de l’Eglise de Saint-Sauveur in Chora (Kariye Camii). Mais un autre exemple,

analysé par Zeynep Çelik24, révèle de façon éloquente le mode opératoire de l’industrie

touristique dans sa fabrique de l’Otantik25. Il s’agit de la Soğukçeşme sokağı (la rue de la

fraîche fontaine).

Longeant à la fois les murs nord du musée Sainte-Sophie et les murs sud du palais de

Topkapı, cette rue assure la descente de la première colline de la péninsule. Dès le XIXe

siècle, elle présente la particularité de n’être habitée que sur sa partie gauche (en remontant)

ce qui permet aux maisons adossées aux murs de Topkapı d’avoir une vue sur Sainte-Sophie.

A l’extrémité est de la rue se trouve la porte nord-est de Sainte-Sophie, construite dans un

style Rococo. En contrebas de cette dernière se font face la Bab-ı Hümayun (Porte impériale

du palais de Topkapı) et la fontaine fortement ornementée du sultan de l’ère des Tulipes :

                                                            

21 Ibid., p. 84. 22 Ibid. 23 Le suffixe –ci en turc est un indicatif de métier. Ainsi, turizmci désigne celui dont le métier est de faire du

tourisme. C’est l’appellation donnée à l’homme en question dans « Gülersoy, Çelik » in Dünden bugüne İstanbul

Ansiklopedisi, vol.3, 1993, p. 436. 24 ÇELİK, Z., op. cit., p. 83-94. 25 Otantik fait partie de ces mots français ayant intégré la langue turque. Celui-ci est d’ailleurs omniprésent sur

les devantures et les écriteaux des zones touristiques de Turquie, et notamment aux alentours de l’Ağa Sofia à

Istanbul. L’avantage est qu’il est compréhensible par la majorité des visiteurs étrangers.

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Ahmet III. Quand à l’extrémité ouest, elle débouche sur l’Alay Köşkü, un pavillon polygonal

d’où les sultans regardaient les parades officielles. Non loin de la rue ont été découverts une

citerne byzantine datant de l’époque de la construction de Sainte-Sophie ainsi que le Naziki

Tekkesi, un couvent soufi.

Dès 1975, cette rue est reconnue comme historique par le Haut conseil des monuments

et des sites qui stipule que la zone devrait être détruite et reconstruite selon son schéma

originel et adaptée aux attentes touristiques. Deux années plus tard, le Ministère de la culture

convoque la faculté d’architecture de l’İstanbul Teknik Üniversitesi afin que soit préparé un

plan de restauration. L’idée est alors de transformer les maisons de la rue en logement pour

touristes. Déjà bien vu pour ses restaurations précédentes26, le directeur du TTOK obtient la

supervision du plan. C’est ainsi qu’entre 1985 et 1986 apparaît une « charmante image

d’antan »27 reconstruite selon la régulation portant sur les bâtiments de type II : une structure

en béton et en briques recouverte de panneaux de bois peints dans des tons pastels. Derrière

ce décor inspiré des récits des voyageurs européens sont logés des hôtels, des restaurants,

cafés et boîtes de nuit. L’ancien couvent, en tant que bâtiment le plus grand, est capable

d’offrir dix chambres et est meublé, comme les autres maisons de la rue, avec la décoration et

les objets propres aux classes aisées du tournant entre le XIXe et le XXe siècle. La citerne

Byzantine a également été réaménagée en un réfectoire dans un style médiéval fait de solides

tables en bois ornées de chandeliers et de fûts de vin, le tout destiné à évoquer une « synthèse

entre le monde Romain et Ottoman adaptée au tourisme moderne »28.

Le réaménagement de la rue soğukçeşme correspond en fait à une véritable

scénographie appliquée au réel. Mais ce décor destiné à être abondamment photographié par

les touristes cache aussi un profond impact social suscité par le déplacement des anciens

résidents. De plus, prenant comme seuls destinataires les touristes, cet espace fait désormais

rupture avec le reste de la ville qui déserte ce lieu. Il ne s’agit plus que d’une rue reconstruite

sur une « authenticité fictionnelle ». Et les artisans qui travaillent dans la Soğuk Kuyu

Medresesi restaurée réalisent davantage le métier de comédiens destinés à être photographiés.

Une telle reconstruction rappelle les fragments de ville qui se trouvaient rassemblés au

sein des différents pavillons des expositions universelles du XIXe siècle. Il s’agissait alors de

                                                            

26 Notamment la transformation d’un konak des alentours de la mosquée Sultanahmet en un hôtel : la Yeşil Ev (la

maison verte). 27 GÜLERSOY, Ç., Soğukçeşme Street, 1989, p.10. Cité dans ÇELİK, Z., op. cit., p.89. 28 GÜLERSOY, Ç., ibid., p.17.

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donner aux promeneurs européens l’impression de parcourir le monde en quelques heures,

passant à travers des décors reconstituant l’ambiance de rues d’ailleurs. Ces décors, comme

c’est le cas avec la soğukçeşme sokağı se fondait sur quelques fragments symboliques

inspirant le sentiment d’exotisme : un monument, des costumes hauts en couleurs, des artisans

faisant la démonstration d’activités traditionnelles. La rue soğukçeşme où s’exécutent chaque

jour des spectacles de danse du ventre et un petit artisanat associé à l’esprit oriental, semble

donc continuer ce procédé.

En définitive, de cette rue transparaît une vision spécifique à l’Istanbul d’antan. Celle

dépeinte par les voyageurs et écrivains étrangers du XIXe siècle, à une époque où le voyage

en Orient est un passage obligé. La rue soğukçeşme est donc une réplique de cet héritage dans

lequel les touristes occidentaux pourront se retrouver car elle met en scène des stéréotypes

propres à l’Orientalisme théorisé par Edward Said en 1978. L’aspect nouveau dans cette

reconstruction est contenu dans le fait que ceux désignés comme orientaux, semblent eux-

même se réapproprier cet héritage.

Mais ces discours d’antan projetés dans le bâti de la ville ne concernent pas que le

tourisme. Il est aussi un discours nostalgique qui détermine les formes résidentielles du

présent.

III. L’antan d’apparence : les façades de la nostalgie.

La ville d’Istanbul dans la deuxième moitié du XXe siècle connait un étalement urbain

et une explosion démographique sans précédent. La ville devient métropole et son cadre

socio-spatial n’a plus beaucoup à voir avec celui du passé. Le centre de gravité

démographique ne se situe plus dans les quartiers centraux, mais dans des périphéries clivées

« entre [des] cités privées et des zones d’habitat spontané »29. Cet Istanbul éclaté représente

un manque à gagner pour des acteurs immobiliers qui peuvent jouer du sentiment de

complétude associé au souvenir de l’Istanbul d’antan pour vendre leurs nouveaux logements.

La méthode consiste en fait à reconstruire comme avant.

                                                            

29 CHAUVEL, B., « ”Retour” et “reconquête” de la péninsule historique : discours et usages distinctifs autour du

patrimoine de Fener et Çarşamba » in EchoGéo, n°16, 2011, p.2.

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C’est ainsi qu’à partir des années 1980 apparaissent les « nostalgic communities »30,

des résidences fermées dont les maisons ont l’aspect des anciens konak. Elles ont pour nom

Kemer County, Sedadkent ou encore Beykoz Konak et prétendent reconstruire l’ambiance des

vieux mahalle en utilisant la technique de la maison à distribution moderne mais recouverte

de panneaux de bois peints. La rhétorique publicitaire mise en place joue alors sur le

sentiment de communauté perdue, victime des assauts d’une modernité pleine de tares, de

violence et d’insécurité. Dans cette discipline, c’est probablement Sedadkent (située sur les

hauteurs de Sarıyer, dans la partie nord du Bosphore) qui va le plus loin puisqu’elle reprend

l’image du Bekçi, le veilleur de nuit, qui, dans le passé, assurait la tranquillité des résidents.

Pour se faire, c’est à un des auteurs qualifié d’ « écrivain du hüzün » par Orhan Pamuk, que la

publicité fait référence : « avec la ferveur du vieux bekçi… tout le voisinage du Bosphore

demeura… sans violence, sans meurtre, sans incendies et sans vol »31. Ainsi l’intériorité et la

tranquillité attachées à l’image de l’Istanbul d’antan sont elles réutilisées pour vendre un

habitat isolé et sécurisé, loin de la grande ville et des cambriolages. Ces « nostalgic

communities » entendent peut-être également tirer profit du besoin de reconnexion avec un

passé perdu, mais aussi du fait que la maison turque apparaît comme un élément phare des

valeurs de la société. Toute la construction mémorielle qui s’est étalée le long du XXe siècle

représente alors un moyen de vendre.

Plus récemment encore, une telle site (cité fermée) a été construite à Yarımburgaz

dans l’arrondissement de Küçükçekmece. Le complexe n’est pas sans rappeler la

reconstruction d’un fragment artificiel de l’Istanbul d’antan dans la rue Soğukçeşme.

Bosphorus City fait en effet rupture dans le paysage, elle se situe à proximité d’un quartier

ouvrier (Yarımburgaz) avec lequel la frontière est marquée par l’autoroute, le canal et un large

espace vide laissant deviner l’extension future du complexe32. Derrière cet ensemble

résidentiel se cache un acteur fondamental de la construction immobilière en Turquie : TOKİ.

Fondée en 1984, la Toplu Konut İdaresi Başkanlığı (Administration du logement collectif)

gagne en importance du fait qu’elle a accès aux terrains publics. Elle construit massivement

des logements en collaboration avec des acteurs privés, notamment à Istanbul où entre 2003 et

                                                            

30 BERTRAM, C. op. cit., p. 238. 31 HİSAR, A., Ş., Geçmiş Zaman, 1952, p. 7-8. 32 GLOOR, M. et KARAMAN, H., « Bosphorus city, en mai 2012 », Observatoire Urbain d’Istanbul, 2012. Sur

internet : http://oui.hypotheses.org/851

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Page 72: LANCHON, Fabien, Istanbul d'antan à l'époque républicaine, 2012

2008, TOKİ a édifié plus de 100 000 logements33. C’est elle aussi qui est donc responsable

des immeubles de Bosphorus city qui « contrastent fortement avec les habitations basses »34

de Yarımburgaz. Mais aux pieds des grandes tours, la cité contient elle aussi des habitations

basses qui relèvent précisément d’une reconstruction selon des stéréotypes d’antan. Ces

bâtiments imitent en fait l’architecture des konak et des yalı, et bordent un canal artificiel,

réplique fade du Bosphore, dont la surface est à peine troublée.

GLOOR, M. et KARAMAN, H., Bosphorus City, mai 2012.

Le cœur du quartier fait l’objet d’un parc rassemblant en miniature divers éléments du passé

glorieux d’Istanbul : le pseudo-Bosphore peut être traversé par une réplique du Boğaz

Köprüsü (Pont du Bosphore) et d’où l’on peut apercevoir la mosquée Ortaköy. La tour de

Galata fera très prochainement son entrée à Bosphorus City, comme promis sur les plaquettes

promotionnelles de la cité.

                                                            

33 PEROUSE J.-F., « Istanbul depuis 1923 : la difficile entrée dans le XXe siècle ? » in MONCEAU N. (dir.),

Istanbul. Histoire, promenades, anthologie et dictionnaire, 2010, p. 250-251. 34 GLOOR, M., et KARAMAN, H., op. cit.

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Page 73: LANCHON, Fabien, Istanbul d'antan à l'époque républicaine, 2012

GLOOR, M. et KARAMAN, H., Bosphorus City, mai 2012.

Le principe est encore le même en 2012, il s’agit d’utiliser le passé d’Istanbul et des éléments

du paysage des quartiers centraux pour recréer une ville moderne en dehors des désavantages

de la ville réelle : le sentiment d’insécurité ou encore la congestion automobile.

Les discours nostalgiques comme déterminants du bâti du présent ne se limitent pas à

la périphérie de la ville. En effet, les quartiers centraux sont aussi concernés comme celui de

Kuzguncuk qui a été restauré en 1978 par l’architecte Cengiz Bektaş dont le but était de faire

revivre la « tolérance et l’harmonie » propre au quartier35. Kuzguncuk est situé juste au nord

d’Üsküdar et donne sur le Bosphore, dont il a été un village avant de devenir un mahalle

d’Istanbul. Plusieurs populations s’y sont établies au cours des siècles : les Grecs dès le VIIIe

siècle y ont construit l’église orthodoxe qui a été rénovée en 1832 par une nouvelle vague

d’immigration grecque. Les juifs, descendants des sépharades espagnols s’y sont installés dès

                                                            

35 MILLS, A., « Boundaries of the nation in the space of the urban : landscape and social memory in Istanbul »,

Cultural Geographies, n°13, 2006, p. 377. L’auteur cite Cengiz Bektaş lui-même dans son ouvrage Hoşgörünün

öteki adı: Kuzguncuk (L’autre nom pour la tolérance: Kuzguncuk), 1996.

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Page 74: LANCHON, Fabien, Istanbul d'antan à l'époque républicaine, 2012

1492 et ont doté le quartier de deux synagogues et d’un grand cimetière. Plus tard, une

communauté arménienne est arrivée ouvrant des échoppes d’artisans et mettant l’église

arménienne sur pieds en 1835. Quant à la population musulmane, elle est longtemps limitée à

quelques familles de l’élite stambouliote possédant les résidences au bord du Bosphore. A

partir du début des années 1940, le vaste exode rural amène à Kuzguncuk des habitants de la

Mer Noire qui ouvrent à leur tour des boutiques et construisent la mosquée du quartier en

1935. Cette arrivée d’Anatoliens s’est poursuivie au cours des années 1960 et 1970 faisant

apparaître les premiers habitats spontanés du quartier36.

Au milieu du XXe siècle, Kuzguncuk se dote donc d’un paysage alignant côte à côte

mosquée, synagogue, églises orthodoxe grecque et byzantine. C’est à ce paysage qu’est alors

sensible Cengiz Bektaş lorsqu’il décide de restaurer le quartier, afin de réveiller le souvenir de

l’Istanbul cosmopolite : « ce mélange de dômes de mosquée et d’églises dans un même

quartier n’illustre t-il pas ce qu’est la tolérance ? »37. La méthode de l’architecte n’innove pas,

il s’agit de redonner vie aux vieilles maisons à çıkma d’antan : la distribution est moderne, la

structure en béton mais les façades en bois. Les rues de Kuzguncuk, notamment la rue

Uryanizade, sont recréées avec des maisons très colorées donnant à l’ensemble une certaine

unité dans le paysage, censée appuyer le sentiment de proximité entre les habitants : c’est

l’esprit du mahalle, son image de komşuluk (voisinage) et de tolérance que l’architecte

cherche à reproduire.

Cengiz Bektaş peut alors mesurer son succès étant donné l’écho que trouve

Kuzguncuk dans les médias. Le quartier devient en effet emblématique d’une « mémoire

sociale »38 fondée sur le mahalle d’antan. Des journaux imprimés aux sites internet en passant

par la télévision, ce lieu jouit d’une large représentation et, à chaque fois, c’est l’harmonie

d’un voisinage vivant dans la proximité qui est mis en avant. En 2002 sont par exemple

diffusées deux publicités : la banque internationale HSBC utilise l’image de familiarité du

mahalle pour cibler les consommateurs turcs. Un jeune garçon présente alors son quartier de

Nişantaşı avec une caméra portable en disant « Ceci est notre mahalle ». Il filme alors les

                                                            

36 Ibid., p. 374-375. 37 BEKTAŞ, C., op. cit., p.34. 38 « These representations of Kuzguncuk are part of a larger phenomenon: the cultural production of a social

memory of mahalle life ». MILLS, A., op. cit., p. 376.

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Page 75: LANCHON, Fabien, Istanbul d'antan à l'époque républicaine, 2012

vieux bâtiments, présente aux spectateurs l’un de ses vieux voisins et arrive finalement au

commerce du coin qui se trouve être une banque de la compagnie en question39.

Plus spécifiquement à Kuzguncuk, le quartier haut en couleur s’est révélé être un

décor parfait pour le tournage de séries télévisées. C’est d’abord la très populaire Perihan

Abla puis Ekmek Teknesi qui y sont filmées. Ces deux séries se fondent sur la représentation

nostalgique de la vie du mahalle40.

La conséquence directe de cette visibilité de Kuzguncuk a été la montée des prix de

l’immobilier au cours des années 1990. Cette arrivée de population plus aisée attirée par une

esthétique urbaine et une atmosphère propice à une vie sociale intense (du moins dans le

discours) correspond au processus déjà bien usité de gentrification41. La gentrification à

Istanbul apparaît ainsi toute particulière car elle s’inscrit dans une volonté de retrouver l’esprit

d’antan. Mais au-delà de l’exclusion sociale que génère un tel mouvement, c’est surtout un

fossé entre mémoire et histoire qui se creuse en ces lieux. Le discours nostalgique de

Kuzguncuk occulte le fait que le quartier n’a pas échappé à la turquification d’Istanbul. Celle-

ci explique qu’aujourd’hui, très peu de minorités y demeurent encore.

A partir des réformes des Tanzimat, les mahalle sont devenus des espaces marqués par

les différentes identités ethniques et religieuses qu’abritait Istanbul. En effet, le système du

millet qui reconnaissait tout les sujets ottomans comme égaux devant la loi, sans distinction

de langue ou de religion, donnait une autonomie aux non-musulmans leur permettant, par

exemple, de gérer localement leurs affaires : au sein du mahalle. Lorsqu’elle arrive au

pouvoir, la République rompt avec ce système et établit juridiquement le statut d’azınlık

(minorité). Une frontière est alors inscrite entre les minorités et les citoyen turcs et

musulmans. Au cours du XXe siècle, cette frontière tend de plus en plus à être repoussée afin

d’assurer la turquification de l’Anatolie. Au fil des politiques anti-minoritaires, Istanbul, fief

du cosmopolitisme ottoman, voit sa population s’homogénéiser42.

                                                            

39 Ibid., p. 377. 40 Ibid., p.378. 41 Un néologisme employé par la sociologue britannique Ruth Glass durant les années 1960 pour désigner le

retour en ville de classes aisées (gentes), qui réinvestissent alors les quartiers auparavant délaissés aux classes

populaires. La réflexion sur cette notion, qui a, entre temps, traversé à plusieurs reprise l’Atlantique, a

notamment mis l’accent sur les transformations urbaines suscitées par le processus : requalification de l’espace,

ouverture de magasins et lieux de sociabilités propres à des populations plus riches, etc. Pour plus

d’informations, on peut lire en français : BIDOU-ZACHARIASEN, C. (Dir.), Retours en ville, 2003. 42 MILLS, A., op. cit., p. 372.

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Page 76: LANCHON, Fabien, Istanbul d'antan à l'époque républicaine, 2012

En 1942, l’Etat instaure une taxe sur la propriété sous le prétexte de la guerre. Les

minorités sont alors visées arbitrairement par l’impôt et finance 97% du budget dégagé. Ceux

qui ne peuvent pas payer sont expropriés, ce qui entraine une première phase de turquification

à Istanbul et notamment à Beyoğlu. Devant cette mesure, les juifs émigrent massivement vers

le nouvel Etat d’Israël créé en 1948. En 1955, des milliers de propriétés grecques sont pillées

à Istanbul dans la nuit du 6 et 7 septembre. A l’origine de cette émeute figure un faux article

annonçant une attaque à la bombe de la maison d’Atatürk à Salonique et une manipulation du

pouvoir en place dans le contexte de crise avec Chypre. Le traumatisme entraîne l’exode grec

d’Istanbul. Les émeutes ont traversé le Bosphore et ont touché le quartier de Kuzguncuk43.

L’ultime coup porté au cosmopolitisme d’Istanbul vient en 1964 avec le mouvement de

confiscation des propriétés grecques par l’Etat turc.

Toutes ces politiques fondées sur la frontière entre exclusion et appartenance à la

nation turque se sont donc répercutées dans l’espace. Kuzguncuk n’a pas échappé aux exodes

suscités par ces politiques arbitraires d’expropriation et d’imposition. Cette idée d’un dehors

et d’un dedans a même été la cause de profondes violences qui ont encore du mal à s’assumer

aujourd’hui, coincées par le discours élogieux et aveuglant de la vieille harmonie du mahalle.

                                                            

43 Voir Ibid., p. 383-384.

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Page 77: LANCHON, Fabien, Istanbul d'antan à l'époque républicaine, 2012

Conclusion.

L’Istanbul d’antan existe donc de manière protéiforme. Il est à la fois concret et fait

trace dans le tissu urbain qui a recouvert la topographie naturelle du site depuis l’Antiquité. A

chaque succession politique la fabrique de la ville s’est vue marquée par les constructions

propres aux Empires qui s’y sont établis. Si la République de Turquie a manifesté le choix de

continuer radicalement l’œuvre de modernisation urbaine commencée au XIXe siècle en y

ajoutant la conviction de rompre avec la vieille ville ottomane, elle n’a pas pu entièrement

négliger l’héritage des techniques ou de son architecture. Les grands monuments construits

par les Ottomans, considérés comme appartenant à l’héritage de l’humanité, ont bel et bien

fait la fierté de la République. En revanche, la République, en cherchant à inscrire sa marque

dans Istanbul, n’a pas hésité à imaginer la destruction de pans entiers de la ville, c’est ce qui

va effectivement se faire dans les décennies suivantes. En définitive, le XXe siècle marque la

disparition de l’Istanbul d’antan concret. Mais si la ville du passé n’existe plus physiquement,

elle demeure dans les mémoires. Les vieilles maisons ottomanes, qui retenaient déjà

l’attention avant 1923, vont se voir réappropriées par le nationalisme turc qui va redécouvrir

cet héritage en lui attribuant des vertus modernes.

D’autre part, la vieille ville d’antan ne disparaît jamais complètement des consciences

turques puisque l’atmosphère qui y régnait et toute la culture ottomane qui a fait cette ville

pendant cinq siècles marquent encore les souvenirs des habitants. Les écrivains et

chroniqueurs mènent alors cette compilation de la mémoire et suscitent à terme une réelle

conscience à préserver les choses du passé.

L’Istanbul d’antan génère enfin des discours multiples qui trouvent des traductions

concrètes a posteriori. Celui des auteurs de l’orientalisme, par exemple, est de nouveau

projeté dans le bâti de la ville afin de répondre aux attentes touristiques. Ce phénomène se

manifeste encore de nos jours avec le projet de 2004 de faire de la péninsule historique une

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Page 78: LANCHON, Fabien, Istanbul d'antan à l'époque républicaine, 2012

ville-musée. L’Istanbul d’antan nourrit également de nouvelles stratégies résidentielles

comme les « nostalgic communities » ou encore la reconstitution de mahalle comme toile de

fond d’une gentrification à la turque.

Mais comme le montre l’exemple de Kuzguncuk, la reconstitution de mahalle d’antan

en tant que symbole du cosmopolitisme de la ville occulte les déchirures qu’a effectivement

connues ce même cosmopolitisme, au nom de la turquification. La ville d’autrefois semble

donc également exister à travers ceux qui ont du la quitter. L’Istanbul d’antan dans l’exil

pourrait ainsi faire l’objet d’une nouvelle investigation sur ce sujet.

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Table des matières.

Introduction. (p.1.).

Chapitre 1 : Le vieil Istanbul dans la rupture républicaine. (p.7).

I. Une ville d’antan refoulée. (p.8).

II. Dessiner l’Istanbul Républicaine : les enjeux patrimoniaux dans le plan Prost. (p.18).

III. Des ruines de l’Empire aux briques de l’identité nationale : la construction idéologique

de la Türk evi. (p.30).

Chapitre 2 : Les enjeux de mémoire dans la transformation urbaine d’Istanbul. (p.38).

I. La reconquête du patrimoine d’Istanbul. (p.39).

II. La disparition de la vieille ville. (p.41.)

III. Se souvenir des choses d’antan : l’affirmation d’un thème littéraire. (p.45).

Chapitre 3 : Le passé dans le présent : du souvenir à la reconstruction. (p.57).

I. De nouveaux maillons à la chaîne du souvenir : de Necip Fazıl Kısakürek

à Orhan Pamuk. (p.57).

II. Entre la préservation et le spectacle de l’Otantik. (p.63).

III. L’antan d’apparence : les façades de la nostalgie. (p.68).

Conclusion. (p.75).

Bibliographie. (p.77).