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  • Revue Recto/Verso N6 Septembre 2010 Guillaume BELLON

    http://www.revuerectoverso.com 1 ISSN 1954-3174

    POUR UNE GENSE PARLE DE LA PENSE

    LAbcdaire de Gilles Deleuze

    par Guillaume Bellon couter une parole qui se cherche et, dans le temps mme de son dire, prouve son rapport la langue : cest l sans doute une exprience en bien des points similaire la lecture dun manuscrit portant la trace de linscription incertaine dune pense sur la page. Une telle parent entre la parole simprovisant et lcriture en chemin des manuscrits faisait lobjet dune remarque de Monique Krtsch, la fin dun article consacr la grammaire de la transcription :

    Seul le manuscrit peut nous donner une image non pas du rsultat de lnonciation (= lnonc crit, achev, imprim) mais du travail qui le fait, peu peu, exister. Lutilisation de lespace scriptural, les ratures et les corrections dont nous surchargeons le moindre de nos brouillons ds que nous avons un crayon la main, montre que lcrit en train de se faire avance par des procds trangement proches de ceux quil nous est donn dobserv dans lanalyse du parl1.

    Claire Blanche-Benveniste suggre quant elle la voie dun passage identique, en indiquant

    une possible passerelle de lun lautre : la seule comparaison lgitime entre crit et oral serait une comparaison entre cet oral en "brouillon" et les brouillons de lcrit 2. Cest bien le parti pris que voudrait suivre le prsent article, consacr la voix de Gilles Deleuze dans lAbcdaire, cet trange testament filmique lgu par le philosophe la postrit3. Sintresser Deleuze, encore, dans le cadre du deuxime numro de Recto/Verso consacr la Gense de la pense ne constitue pas une redite ; cest manifester limportance, chez lui, de ce quil nomme limage de la pense :

    Hume, Bergson, Proust mintressent tant parce quil y a chez eux de profonds lments pour une nouvelle image de la pense. Il y a quelque chose dextraordinaire dans la manire dont ils nous disent : penser ne signifie pas ce que vous croyez4.

    Soit lAbcdaire comme image et image sans doute pige de la pense. Pense crite ou pense parle ? Peut-tre la distinction ici na-t-elle pas lieu dtre. On citera en effet lavertissement, par Deleuze, sur lequel souvre le film : Alors, tu comprends, je me sens dj rduit ltat de pure archive de Pierre-Andr Boutang, de feuille de papier . Considrons donc lenregistrement vido publi aux ditions Montparnasse comme feuille de papier o se lirait le cheminement dune pense. Car les quelques vingt-cinq entres de lAbcdaire (de A comme Animal Z comme Zigzag ), proposent bien une image de la pense en train de se faire : Claire Parnet na transmis Deleuze que la liste de mots quelle avait tablie, et celui-ci improvise donc un discours qui se pense voix haute, accepte le risque de lincompltude et de la bifurcation soudaine. Barthes rappelait ce titre que loral mconnat la clture syntaxique dfinitoire de la phrase. Dans une chronique du Nouvel Observateur, au titre significatif : Tant que la langue vivra , il sinterroge : Est-ce que nous parlons par phrase ? . Rien nest moins sr , confirme-t-il. Et de poursuivre : Ecoutez une conversation : a commence, a bifurque, a se perd, a se chevauche, bref, a ne finit pas, et ne pas

    1 M. Krtsch, Les ruptures syntaxique en franais parl : "erreurs" de planification ou gestion russie du discours ? , in Le Franais parl. Varit et discours, J.-M. Barbris (d.), Praxiling, Universit Paul Valry, 1999, p. 204. 2 Cl. Blanche-Benveniste, Le Franais parl. tudes grammaticales, Paris, ditions du CNRS, 1990, p. 17. 3 Les huit heures dentretiens de G. Deleuze et Cl. Parnet, enregistres en 1988 par Pierre-Andr Boutang et Michel Parnart, ont t commercialises par les ditions Montparnasse en 1996, et sont depuis lors rgulirement rdites. 4 G. Deleuze, Lle dserte et autres textes, D. Lapoujade (d.), Paris, Minuit, 2002, p. 193.

    Revue Recto/Verso N6 Septembre 2010 Guillaume BELLON

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    finir une phrase, cest en tuer lide mme 5. Et cest bien comme conversation que se prsentent les diffrentes entres de lAbcdaire.

    Il faut encore choisir une entre : B comme Boisson , en la tenant pour reprsentative dun fonctionnement illustr par lensemble des huit heures denregistrement, quon ne peut videmment parcourir intgralement dans le cadre de cet article. Cest circonscrire l un corpus dimages et de voix enregistres ou captes qui nest pas celui habituellement retenu par les tudes gntiques. Et se confronter un principe dlicat, celui de la transcription, qui demande daccepter notamment la ponctuation, et de figer le flux de parole. Il ne sagit pas seulement, en outre, de sentendre sur les principes mme de rendre au plus juste le souffle du dit dans lcrit. La question est bien celle dune linarisation de la parole, qui serait son crasement : lorsque les voix de Deleuze et Claire Parnet se chevauchent ; lorsque le discours sinterrompt et reprend sur une autre tonalit6 tous ces effets musicaux pour lesquels les comptences nous manquent. Plus modestement donc, on indiquera une dernire rserve quant ce passage de la parole dans lcrit, quon pourrait formuler en reprenant les mots mmes de Deleuze : On en vient se dire : est-ce que cest un discours ? Donnez-moi un corps 7. Ce corps au lieu du discours, avant lui et au-del de lui, cest bien le grain de la voix, la prsence du corps, par lequel passe quelque chose que sans doute on ne peut chercher rendre : on ne peut en effet rduire lAbcdaire la seule voix de Gilles Deleuze (nom du site internet recensant les archives sonores des cours du philosophe Vincennes)8 ; il faudrait galement mentionner le jeu des mains, les gestes par lesquels se trahit parfois lembarras sans parler de ce qui peut simplement faire cran laudition ou la vision du film : les fameux ongles de Deleuze, punctum dstabilisant au sein dune image centre, chose trange, sur la voix9. Sarrter ces dtails nest pas protester dun seul souci documentaire (ou testimonial) ; que faire de ces bredouillements, enrayages du discours que Paul Cappeau nomme bribes et dfinit comme scorie de la production orale 10 ? Ces raclements de gorges, ces euh , ces rrrh dont seul Deleuze a le secret, sont dabord les chevilles dune parole : ils prsentent, au long de la parole, autant de point de bascule ou dappui dune pense qui pivote leur articulation non plus phonique, mais smantique ou discursive. La transcription que nous proposerons des archives vidos de Deleuze na ds lors pas cherch en proposer une version qui souscrive lidal grammatical de la phrase et de la compltude syntaxique du discours. En restant au plus prs, dans le rendu de la parole, des alas et des bifurcations du dire, on a voulu mettre en lumire ce devenir-autre dune pense, marqu par la distance comme la mfiance figures que lon se propose de dplier. Un discours qui accepte la contradiction

    5 R. Barthes, Tant que la langue vivra , article repris dans les Chroniques, in uvres compltes, . Marty (d.), Paris, Seuil, 2002, t. V, p. 643. 6 Ces pauses locutives sont distinguer de celles techniques, lorsque la bobine sinterrompt, parfois en coupant le propos de Deleuze emportant un effet de suspens propre une telle captation de loral. 7 Se reporter la sance du 30 octobre 1984 du cours Cinma et image de la pense , disponible ladresse suivante : http://www.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=4 8 Sur cet important corpus, encore largement inexploit, voir : http://www.univ-paris8.fr/deleuze, qui runit pour six annes de cours lintgralit des enregistrements sonores disponibles, souvent accompagns dune transcription (non surveille) de la parole de Deleuze. Je me permets, en outre, de renvoyer ici mme larticle La lutte avec lombre : http://www.revuerectoverso.com/spip.php?article163 9 Deleuze a rpondu Michel Cressole, qui le premier a voulu faire de ce dtail physique anecdotique un mode daccs la pense du philosophe : toi, tu choisis linterprtation la plus moche : il veut se singulariser, faire sa Greta Garbo. En tout cas cest curieux que, de tous mes amis, aucun na jamais remarqu mes ongles, les trouvant tout fait naturels, plants l au hasard comme par le vent qui apporte des graines et ne fait parler personne , G. Deleuze, Lettre un critique svre , in Pourparlers, Paris, Minuit, 1980, p. 14. 10 P. Cappeau, Quelques mots sur quelques bribes lies au genre , in Analyse linguistique et approches de loral, M. Bilger, K. van den Eynde et Fr. Gadet (ds.), Leuven/Paris, Peeters, 1998, p. 301-311. Comme le prcise lauteur : [i]l existe manifestement des effets de seuil, de frquence, qui font basculer vers une impression de "bgaiement", mais les connaissances, sur ce point, restent encore peu prcises (ibid., p. 301).

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    Le dernier verre , lavant-dernier , puis nouveau le dernier : le discours de Deleuze oscille entre plusieurs dfinitions de lalcoolique, comme celui qui cherche le dernier verre ou encore celui qui cherche lavant-dernier verre . Sintresser cet effet remarquable, ne revient pas traquer linconsquence du propos, son manque de srieux, mais bien plutt surprendre les scansions dune pense en pleine laboration. Du dernier verre au dernier verre

    La pense quant la boisson sappuie sur ce premier axiome : un alcoolique ne cesse pas den tre au dernier verre . Premier axiome vite caduc, puisquau fil de lchange, le point de vue de Deleuze se modifie :

    Il value donc le dernier verre et puis tous les autres a va tre sa manire de passer et datteindre ce dernier. Et le dernier, a veut dire quoi ? a veut dire : il ne peut pas supporter den boire plus ce jour-l. Cest le dernier qui lui permettrait, qui lui permettra, de recommencer le lendemain.

    considrer la correction immdiate quant au mode verbal, on cerne le moment dune sorte

    de rature par anticipation (pour lcrit), qui constituerait ce pli dans la pense, ce point partir duquel elle modifie son cours. Lhsitation : lui permettrait/lui permettra donne entendre Deleuze comme pris au pige dune langue qui trahirait la bifurcation de la pense. partir de l, en effet, le propos se modifie :

    Parce que si il va jusquau dernier, au contraire, qui excde son pouvoir, cest le dernier dans son pouvoir. Si il dpasse le dernier dans son pouvoir pour arriver au dernier qui excde son pouvoir, il scroule, ce moment-l il est foutu []. Il faut quil change dagencement. Si bien que quand il dit le dernier verre , cest pas le dernier, cest lavant-dernier. Il est la recherche de lavant-dernier.

    Cest ici lui-mme que le philosophe contredit dans cest pas le dernier, cest lavant-

    dernier . La pense aura ainsi manifest les dtours par lesquels elle sest labore. Mais ce nest l, une fois de plus, quun point darrive provisoire. Et cest bien en cela que la pense de Deleuze, telle quelle trouve se parler dans lAbcdaire, se rvle fascinante. Partie du dernier verre pour atteindre lide de lavant-dernier verre , elle retrouvera in fine son premier postulat. Citons un extrait du dialogue qui sinstaure entre Deleuze (GD), et Claire Parnet, son interlocutrice (CP) :

    GD il ne cherche pas le dernier verre, il cherche le pnultime. CP Jamais lultime GD Jamais lultime, parce que lultime le mettrait hors de son arrangement. Et le pnultime, cest le dernier avant le recommencement le lendemain.

    La fin de ce dveloppement dmontre bien quil ny a pas eu retournement de la pense, du

    dernier l avant-dernier verre, comme un repentir ou un correctif soudain, mais tout un trajet ncessaire pour formuler dans sa plus juste expression ce quest le dernier verre. Ce que formule ainsi Deleuze : le dernier, cest lavant-dernier lquivalence invitant dpasser la logique de la non-contradiction pour penser au-del. Un troisime tour dcrou donn au langage ?

    Il faut peut-tre, afin de saisir la logique singulire de cette pense qui se cherche mesure quelle trouve ses mots propres, se raccrocher ce que dit Deleuze sur laddiction : L aussi cest une crte quand je disais la crte entre le langage et le silence ou le langage et lanimalit cest une crte, cest un mince dfil . Le discours, mi-pens mi-improvis (nous reviendrons sur cette question), volue lui aussi la crte de la pense, au point prciser o elle souvre la nuance dans ce mince dfil, donc. On pourrait ds lors envisager cette boucle du discours sur lui-mme (du dernier verre au dernier verre) selon le motif de la spirale. Citons cette petite fable zen que procure Barthes

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    dans La Prparation du roman, lorsquil voque cest l le point qui nous intresse ce troisime tour dcrou donn au langage :

    Je mexplique : une parabole Zen dit, dans un premier temps : les montagnes sont des montagnes ; deuxime moment (disons dinitiation) : les montagnes ne sont plus des montagnes ; troisime moment : les montagnes redeviennent des montagnes11.

    Sans prtendre voir dans les hsitations du philosophe les traces dun apologue, on conviendra de cette torsion dune pense qui retrouve, depuis un autre point, ses prmisses. Cest malin, cest rus un alcoolique , lance Deleuze : cest tout aussi malin ou rus, un Deleuze affinant sa pense au fil de son discours, et ce serait sans doute faire montre de prcipitation que de condamner les contradictions logiques apparaissant a priori qui voudrait tenir ensemble les deux bouts de son argumentation. Penser avec ou contre lautre, avec ou contre soi Reste que cette parole, quon confronte ici elle-mme, ne se formule pas seule : on ne saurait oublier la dimension fondatrice de lchange au sein duquel elle prend place. Que faire de cette conversation , de ce dialogue ? Du ct de la philosophie comme de la littrature (et plus prcisment de la linguistique), les traditions ne manquent pas, se rclamant de Platon ou de Bakhtine, pour prendre en charge ce ressort premier dun discours nourri de lautre. Tenir ensemble les figures de lautre et de soi mises en jeu dans lchange permet dobserver le jeu de distance mis en uvre par cette pense au travail. Le contrepoint ? Deleuze ne voulait pas dun film sur lui, mais avait accept lide dun film avec lui et avec Claire Parnet, qui fut son lve , peut-on lire sur la quatrime de couverture du coffret DVD. Si lide de collaboration prvaut sur celle dun simple change, lindication de lancienne relation pdagogique pourrait enfermer le dialogue dans des rles assigns : Deleuze reviendrait le discours de savoir, et Claire Parnet, la seule fonction dune sorte de contrepoint12. Cette dernire, comme premire destinataire du discours, en assure une rception immdiate, et fait jouer une reprise du discours qui oblige Deleuze prciser, dans lopposition, sa pense. Encore quil faille sentendre sur cette distribution de la parole, et sur le rle de linterlocuteur, sa fonction dans le discours de Deleuze : il nest pas sr, en effet, que lide dune place assigne entre celui qui parle et celui qui coute ne soit pas trop rigide. tenir pareille conception de lchange, on risque de passer ct dune fusion nonciative sans doute perceptible seulement lcoute. Sans doute faudrait-il recourir limage de lignes mlodiques qui se rejoignent et se mlent, comme lorsque Claire Parnet fait entendre sa voix par-dessus celle de Deleuze citant la formule de Pguy : cest pas le dernier nympha qui rpte le premier, cest le premier qui rpte le dernier et tous les autres . Outre les ah oui par lesquels Claire Parnet fait entendre son accord, il faudrait mentionner cette reprise, non plus polmique cette fois-ci, mais sans doute musicale, au sens o elle rcite alors en mme temps que Deleuze la phrase bien connue (deux sans doute, mais aussi dun plus grand nombre) du pote.

    Ds lors, ce que met en jeu lchange, la conversation entre Deleuze et Claire Parnet, ce nest pas seulement la qualit dune coute (celle de lancienne tudiante face au matre) ; la circulation de la parole, loin de toute hirarchie, illustre le fondement dialogique du discours, et partant de la

    11 R. Barthes, La Prparation du roman, N. Lger (d.), Paris, Seuil/Imec, 2003, p. 126. 12 On peut en donner un exemple simple : Cl. Parnet demandant Et cest toujours la limite ? , Deleuze rpond : Est-ce que cest la limite ? Cest compliqu, parce que laisse-moi te dire : en dautres termes, un alcoolique, cest quelquun qui ne cesse pas darrter de boire . Si la question ici pointe un des lieux de difficult du discours, et oblige Deleuze avancer avec prcaution, elle peut galement l ouvrir une rfutation plus marque : Cl. Parnet avanant que lalcoolique est celui qui dit aussi : "jarrte demain" , Deleuze corrige : "Jarrte demain" ? Non, il dit pas : "jarrte demain". Il dit : "jarrte aujourdhui pour pouvoir recommencer demain" .

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    pense13. Claire Parnet donne ainsi sa voix cette autre voix (celle de la doxa, du clich ou du prt--penser) contre laquelle doit se dbattre toute prise de parole quelle adhre ou non son propos, dailleurs. Plus encore, dans F comme Fidlit , Deleuze fait appel la notion de prlangage commun comme fondement mme de lamiti. Cest ds lors dans cette complicit quon se propose de situer le rapport entre Deleuze et son interlocutrice loin des modles socratiques ou pdagogiques, et de la distance quils instituent ou reconduisent14. Partir de soi, y revenir Sil est bien une distance trouver au sein de cette parole qui se pense voix haute, il semble quelle ne soit pas tant entre soi-mme et lautre, mais comme juste distance de soi soi : les mouvements ou trajets contradictoires de la pense peuvent en effet tre interprts comme autant de sortie hors de ou de retour soi.

    Claire Parnet inscrit demble la question dans la sphre de lexprience personnelle : alors

    tu as bu, puis arrt de boire , et tout le dveloppement sur la Boisson nat de cet aveu : ah oui, jai beaucoup bu, a ! . Non quil sagisse dune confession : la dimension intime disparat vite, au profit de ce premier souci : il faudrait interroger dautres gens qui ont bu, il faudrait interroger des alcooliques , puis de ce second : je crois que tous les gens qui boivent comprennent a , signe dun largissement, de la capacit dune parole personnelle manifeste par le je crois envelopper un discours plus gnral, sorti des limites dune exprience prive exsangue. loppos, lorsque Deleuze recourt Michaux pour appuyer lhomologie entre drogue et alcool, puis passe par la grande ligne des Amricains, des Amricains alcooliques (de Fitzgerald Wolfe), il revient une parole plus intime :

    moi jai eu le sentiment que a maidait faire des concepts, cest bizarre a. faire des concepts philosophiques, ben oui, ben a maidait et puis je me suis aperu que a ne maidait plus ou que a me mettait en danger ou que javais plus envie de travailler si javais bu. ce moment-l, il faut renoncer, cest tout simple quoi.

    Limportant, dans cet extrait, nest pas tant linscription de soi dans le discours : cest le jeu dloignement et de proximit avec le soi et son exprience quil faut saisir dans son rythme propre. Ce que manifeste lentre B comme Boisson considre dans son entiret, cest prcisment ce double mouvement dun penseur qui chercherait la fois se dprendre de soi-mme (selon le vu nonc par Foucault lui-mme dans lintroduction lHistoire de la sexualit, lorsquil cherchait caractriser lexprience de la pense)15, mais voudrait aussi savoir y faire retour. Or, Deleuze dfinit, un peu plus loin dans lAbcdaire, ce mouvement de sortie provisoire comme aux fondements mme de la philosophie, notamment lorsque Claire Parnet linvite parler de son rapport au cinma ou lart16. Sortir de la philosophie, sortir de soi pour y mieux revenir : cest l, sans doute, loscillation de toute tentative de pense, quillustrent ainsi, un autre niveau, les quelques propos de lauteur de Mille Plateaux. Titre qui nest pas avanc sans raison : le mot de dterritorialisation mot qui se doit dtre barbare, explique Deleuze , avanc loccasion de ce livre crit avec Guattari, pourrait

    13 Il faudrait tudier son ingnuit : notamment lorsquelle proteste elle-mme, un peu plus loin dans lAbcdaire, se faire lavocat du diable. Et Deleuze de lui rpondre : cest un jeu dangereux, l . 14 La question dune distance pdagogique impossible rsorber entre matre et lve est au cur de louvrage de J. Rancire, Le Matre ignorant : cinq leons sur lmancipation intellectuelle (Paris, Fayard, 1987), et se trouve reprise dans nombre des entretiens rcemment runis sous le beau titre Et tant pis pour les gens fatigus (Paris, La Dcouverte, 2009). 15 Se dprendre de soi-mme est pos comme but mme de la pense par M. Foucault dans lintroduction Histoire de la sexualit, II. LUsage des plaisirs (Paris, Gallimard, 1984, p. 16). 16 Dans lentre C comme Culture , Deleuze revient sur ce qui fut son souci constant : sortir de la philosophie par la philosophie . partir de lanecdote de lassociation des plieurs de papier, qui a salu louvrage publi sur Leibniz et le pli, il dfinit cette ncessit de se tenir aux aguets pour laisser un tableau, un film ou un livre (et son travail la bien dmontr, de louvrage consacr Proust ltude sur Bacon) vous trouble[r] et vous permettre davoir des ides.

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    rendre compte dun devenir qui fait clater les limites du corps ou de lide pour se retrouver ailleurs et penser autrement , dirait encore Foucault17. Se mfier mme de lami Sil est bien alors question du devenir de la pense, de son devenir-autre, il faut enfin se montrer attentif, au dernier lieu de cette tude, ce devenir-mot dune pense qui dvoile aussi son laboration stylistique. Ainsi de lapparition du mot pnultime, lorsque Deleuze passe de lide du dernier verre celle de l avant-dernier : En dautres termes, il y a un mot merveilleux pour dire lavant-dernier, je crois, cest pnultime . Si lon fait retour cette articulation dj tudie, cest bien parce quau travers du choix du lexique pourrait bien se donner entendre la ruse de Deleuze. On est ici, en effet, face un indcidable : soit le mot est vritablement apparu, comme une fulgurance soudaine, un clair du lexique ; soit il signale la thtralisation, toute pdagogique, de sa survenue dans les mots mmes de la pense. Or, cet indcidable nous intresse parce quil pointe justement le risque dune navet face la lecture mme des manuscrits : on le sait, linscription de la note pour valoir premire matrialisation dune pense18, ne dit rien du trajet intrieur au terme duquel elle se trouve formule. Si chaque manuscrit vaut bien comme squence temporelle, il ne faut pas oublier que le scripteur peut avoir toujours un mot davance, et en faire ce que Foucault nommerait sa petite provision dcureuil 19 ne linscrire quau terme dun dveloppement, par effet de mise en scne, alors quil la sur le bout de la langue ou la pointe de la plume ds le dbut du dveloppement.

    Il sagit de ne pas taire cette ultime difficult, quant savoir sil sagit bien l dune parole improvise. Le court avertissement sur lequel souvrent les huit heures denregistrement pose le principe qui a t celui de ces rencontres. Deleuze sadresse Claire Parnet :

    Tu as choisi un abcdaire, tu mas prvenu des thmes et l je sais pas exactement les questions, si bien que moi jai pu rflchir un peu aux thmes. Rpondre une question sans avoir un peu rflchi cest pour moi quelque chose dinconcevable.

    Y rflchir un peu, ce peut tre galement, comme dans E comme Enfance , prlever dans

    la bibliothque de ses lectures du moment un texte du pote russe Ossip Mandelstam dont Deleuze donne entendre un extrait qui le bouleverse preuve sil en fallait dune prparation minimale des entretiens. Nest-ce pas Deleuze lui-mme qui, dans lAbcdaire, se plat rappeler ce vers dun pote allemand quil cite, sans guillemet, au tout dbut de Quest-ce que la philosophie : lheure laquelle il faut se mfier mme de lami ? Se mfier de Deleuze, se mfier de soi-mme galement comme interprtant, revient ne jamais sous-estimer la part de jeu au sens thtral, presque dans toute archive dune pense qui semble slaborer mesure quelle se donne lire ou entendre, sans jamais quon puisse sassurer de trouver l sa toute premire formulation. Sans trancher dans le nud de cette difficult, on se contentera de pointer quon peut avantageusement la retourner en principe de lucidit face la lecture de tout manuscrit Lucidit qui serait donc aussi mfiance. Conclusion : cest un peu sommaire

    Au terme de ce parcours, reste une question redoutable, que lattention porte ici la gense en acte de la pense ne doit pas oblitrer : cette pense, que vaut-elle ? Lvaluation pourrait en effet se rvler bien dlicate. Quapprend-on de Deleuze quant la boisson ? Peu de choses, somme toute : des bribes de discours, des appels vers dautres questions celle de la littrature et de la vision, exemplairement, ou encore du travail et du sacrifice Sans doute, lorsque Deleuze sexclame, la toute fin de larticle : B, on a fini avec B ? Dis donc, quest-ce quon va vite ! , pointe-t-il une dception qui cherche anticiper celle du spectateur, et qui dirait quelque chose de la sienne propre,

    17 Voir lintroduction dj cite LUsage des plaisirs de Foucault. 18 Je me permets de renvoyer, ici mme, larticle de S. Hbert, Ce que la pense doit au carnet , disponible ladresse suivante : http://www.revuerectoverso.com/spip.php?article162 19 M. Foucault, Le Courage de la vrit, Fr. Gros (d.), Paris, Seuil/Gallimard, 2009, p. 68.

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    quant un dveloppement arrt en plein cours. Non quil nait valu demble ce risque possible dune parole prise de court ou tout simplement un peu courte. Quon se reporte au prologue, et cet avertissement sur lequel souvrent les huit heures et quelques du film :

    et presque ltat de pur esprit, je parle aprs ma mort. Et lon sait bien quun pur esprit, il suffit davoir fait tourner les tables pour savoir quun pur esprit, cest pas quelquun qui donne des rponses trs trs profondes et tellement intelligentes, cest un peu sommaire.

    Cest un peu sommaire, pour sr, mais surtout pour ceux qui chercheraient dans le libre propos

    de Deleuze une rponse, mme provisoire, quant lalcool et son trange fascination toute tisse de discours ou dimages. Pour ceux, au contraire, qui acceptent de suivre une pense le long des mandres de son dire, la rponse de Deleuze vaut comme chance : celle de retourner la gense parle dune pense en possibilit de penser son tour. Il nest pas, sans doute, de responsabilit plus grande quil faille, ou non, sen remettre la boisson pour lassumer.