la shoah et les génocides au 20ème siècle définitions, clarifications, points de repère

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La Shoah et les génocides au 20ème siècle Définitions, clarifications, points de repère Dr Joël KOTEK professeur à l’ULB et enseignant à l’IEP 2014-2015 1

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La haine raciale et ethnique est la première cause de tout génocide. Il en est l’aboutissement ultime,mais non nécessaire pour autant.Les recherches sur les génocides sont régulièrement remises en question par des usages intempestifs.Le mot fait désormais partie fait partie de toutes sortes de rhétoriques identitaires, humanitaires oupolitiques. Son emploi vise à provoquer un choc dans l’opinion et ainsi ouvrir la voie à uneintervention internationale. L’enjeu peut être financier ou judiciaire, dès lors que le mal est fait et qu’ils’agit de poursuivre devant les tribunaux internationaux tel ou tel responsable pour « crime degénocide ». La question peut aussi relever d’enjeux politiques internationaux, comme en a témoignérécemment la décision du TPY de conférer au (seul) massacre de Srebrenica la qualité de génocide.Le mot paraît seul à même d'attirer l'attention, de frapper les consciences ; d’où une inflation verbaleet incontrôlée. Plus que jamais, le terme de génocide est devenu un substantif passe-partout. Oninvoque un génocide algérien, animal (bébés phoques), argentin, chilien, chrétien (avortement),homosexuel, noir, palestinien, social (délocalisation), trotskiste, urbain, vendéen. Le terme estdésormais repris par tout groupe qui se considère victime d’une injustice ou d’une persécution alorsqu’il devrait être considéré comme le crime absolu. C’est justement ces usages politiques médiatisésintempestifs qui imposent plus qu’à son tour une utilisation rigoureuse du concept. Certes, il estparfois difficile de trancher et ce, d’autant plus que la définition juridique adoptée par l’ONU en 1948,prête à interprétation de par sans doute une formulation un peu trop floue. C’est ce qui explique, sansaucun doute, aussi, la vaste gamme des définitions entre le psychologue Israël Charny qui estime quetout massacre est un génocide, y compris Dresde ou Hiroshima, et l’historien Stephan Katz, quisoutient que le seul génocide perpétré dans l’Histoire fut la Shoah.

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La Shoah et les génocides au 20ème siècleDéfinitions, clarifications,

points de repèreDr Joël KOTEK

professeur à l’ULB et enseignant à l’IEP

2014-2015

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Entrées rédigées par Joël Kotek in Dictionnaire des racismes, de l’exclusionet des discriminations, Esther Benbassa (dir)

Larousse, « A présent », 2010, 728 pages

GénocideLa haine raciale et ethnique est la première cause de tout génocide. Il en est l’aboutissement ultime,mais non nécessaire pour autant. Les recherches sur les génocides sont régulièrement remises en question par des usages intempestifs.Le mot fait désormais partie fait partie de toutes sortes de rhétoriques identitaires, humanitaires oupolitiques. Son emploi vise à provoquer un choc dans l’opinion et ainsi ouvrir la voie à uneintervention internationale. L’enjeu peut être financier ou judiciaire, dès lors que le mal est fait et qu’ils’agit de poursuivre devant les tribunaux internationaux tel ou tel responsable pour « crime degénocide ». La question peut aussi relever d’enjeux politiques internationaux, comme en a témoignérécemment la décision du TPY de conférer au (seul) massacre de Srebrenica la qualité de génocide.Le mot paraît seul à même d'attirer l'attention, de frapper les consciences ; d’où une inflation verbaleet incontrôlée. Plus que jamais, le terme de génocide est devenu un substantif passe-partout. Oninvoque un génocide algérien, animal (bébés phoques), argentin, chilien, chrétien (avortement),homosexuel, noir, palestinien, social (délocalisation), trotskiste, urbain, vendéen. Le terme estdésormais repris par tout groupe qui se considère victime d’une injustice ou d’une persécution alorsqu’il devrait être considéré comme le crime absolu. C’est justement ces usages politiques médiatisésintempestifs qui imposent plus qu’à son tour une utilisation rigoureuse du concept. Certes, il estparfois difficile de trancher et ce, d’autant plus que la définition juridique adoptée par l’ONU en 1948,prête à interprétation de par sans doute une formulation un peu trop floue. C’est ce qui explique, sansaucun doute, aussi, la vaste gamme des définitions entre le psychologue Israël Charny qui estime quetout massacre est un génocide, y compris Dresde ou Hiroshima, et l’historien Stephan Katz, quisoutient que le seul génocide perpétré dans l’Histoire fut la Shoah.Afin d’éviter toute dérive inflationniste du concept, et pour que la comparaison soit non seulementpossible mais utile il s’agira donc de recourir à une typologie précise et raisonnée à même dedistinguer le crime de génocide des autres crimes de masse. Il faut, en effet, absolument se garder dediluer le concept de génocide dans une seule corbeille ou s’empilerait tous les types de massacres demasse de civils (Bruneteau). Il nous paraît dès lors essentiel de pouvoir s'entendre sur l'emploi d'unconcept permettant de différencier l’acte de destruction systématique et physique d’un groupe ethnique(génocide), de toutes les autres formes de violences collectives telles que l’épuration ethnique,l’ethnocide, le politicide, etc. Ce n’est pas offenser la mémoire des victimes de crimes contrel’humanité que de les inclure dans une autre catégorie que celle du génocide. De même qu’en droitpénal tous les crimes ne se valent pas, en ne mettant pas sur le même plan l’homicide volontaire avecpréméditation (assassinat), sans préméditation (meurtre), involontaire (‘simple’ crime) ou encore parnégligence (‘simple’ délit), il est logique que des distinctions s'appliquent aussi dans le droitinternational. A priori, cette idée peut paraître difficile a accepter, moins si l'on accepte que l'on parleici de "crimes" et non de "souffrances". En effet, si toutes les souffrances se valent, il n'en est pas demême des crimes. Tous les massacres collectifs ne sont pas des crimes contre l’humanité et tous lescrimes contre l’humanité ne sont pas des génocides. Ainsi s’agissant du Darfour, la commissiond'enquête internationale sur le Soudan de l’ONU a publié, en janvier 2003, un rapport qui tout enconcluant que les exactions perpétrées au Darfour ne constituaient pas un génocide mais bien « descrimes contre l'humanité », n’en soulignaient pas moins que les « Les infractions commises(n’étaient) pas moins graves et odieuses qu’un génocide. »

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Une nation galvaudée mais pourtant essentielle

L’idée est de revenir à l’esprit de Raphaël Lemkin, ce réfugié juif d’origine polonaise, professeur dedroit international à Duke, puis à Yale, l’inventeur du concept de génocide. En tant que tel, le termeest un néologisme forgé curieusement à partir du grec "genos" (« genre », « espèce ») et du suffixelatin "cide", qui vient du terme latin caedere, « tuer », « massacrer ». Définissant en 1944 ce mothybride dans une étude publiée par la Fondation Carnegie pour la paix internationale (Axis Rule inOccupied Europe) et destinée à "définir les pratiques de guerre de l'Allemagne nazie », Lemkin écrit :« de nouveaux concepts nécessitent de nouveaux mots. Par génocide, nous entendons la destructiond'une nation ou d'un groupe ethnique»Reste que si le terme « génocide » est utilisé pour la première fois dans un document officiel en 1945par le Tribunal de Nuremberg, celui-ci ne le retiendra pas lors de la mise en accusation des criminelsde guerre nazis. Dans la trilogie sur laquelle reposait le statut du 8 août 1945 créant le Tribunalmilitaire international ne figurèrent que les trois incriminations suivantes : crime contre la paix, crimesde guerre et crimes contre l'humanité, une notion certes nouvelle mais qui, aux yeux de Lemkin, necoïncidait pas exactement avec la nature des violences de masse perpétrés par les nazis contre les Juifset les Tsiganes. C’est précisément parce que la notion de « crime contre l’humanité » ne rendait passuffisamment compte du caractère totalement inédit des crimes nazis que l’ONU s’emparaprogressivement de la notion de génocide. Le 11 décembre 1946, l'Assemblée générale des Nations unies, tout en confirmant les principes dudroit de Nuremberg, donnait une première définition du génocide: "Le génocide est le refus du droit àl'existence de groupes humains entiers de même que l'homicide est le refus du droit à l'existence à unindividu: un tel refus bouleverse la conscience humaine, inflige de grandes pertes à l'humanité qui setrouve ainsi privée des apports culturels ou autres de ces groupes, et est contraire à la loi moraleainsi qu'à l'esprit et aux fins des Nations unies La répression du crime de génocide est une affaired'intérêt international".Le 9 décembre 1948, l'Assemblée générale des Nations unies approuvait à l'unanimité le texte de la"Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide". Cette nouvelle notion vintainsi coiffer la pyramide du mal. Retenons de ce document que tout imparfait qu’il est dans certainesde ses formulations, eut pour immense mérite de faire entrer le terme "génocide" dans le vocabulairedu droit international. Entrée en vigueur en 1951 et révisée en 1985, la Convention, déclare dans sonarticle premier que "les parties contractantes confirment que le génocide, qu'il soit commis en tempsde paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu'elles s'engagent à prévenir et àpunir".Ce fut bien l’ampleur des crimes nazis qui contraignit la communauté internationale à ne plusabandonner à la compétence exclusive de l'Etat le traitement des êtres humains qui se trouvent en sonpouvoir. C’est aujourd'hui l'article 6 du statut de la Cour pénale internationale qui définit le crime degénocide.

7 éléments clefs pour décrire un crime sans précédent

Qu’est-ce qu’un génocide et en quoi se distingue-t-il du crime contre l’humanité ? Le génocide s’endistingue par au moins sept caractéristiques spécifiques.

1°) Un crime collectif qui vise un groupe. Le génocide est au groupe ce que l’homicide est àl’individu. Il se caractérise par le refus du droit à l'existence d'un groupe humain. C'est lasimple appartenance théorique au groupe visé qui détermine le destin individuel du persécutéet ce, quand bien même ce groupe « en tant que tel » n'est souvent qu'une constructionfantasmatique des persécuteurs. Il se distingue ainsi du crime contre l’humanité parl’introduction de la notion de groupe et par la volonté de détruire le groupe en tant que tel.

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2°) La caractéristique ‘communautaire’ du groupe persécuté. Les victimes d’un génocidedoivent faire partie d'un "groupe national, ethnique, racial ou religieux". Si les actionsimpliquées sont dirigées contre des individus, ce n’est pas dans leur capacité individuelle maiscomme membres du groupe ‘communautaire’. Sont donc exclus les groupes politiques(trotskistes), culturel (ethnocide des Grecs d’Anatolie), sociaux (victimes des Khmers rouges),sexuels (triangles roses), socioéconomiques (la « classe » des koulaks). D’autres conceptss’appliquent à ces crimes : ‘massacre de masse’, ‘politicide’, ‘ethnocide’, ‘épuration ethnique’,tous passibles de la Cour pénale internationale au titre de 'crimes contre l'humanité'.

3°) Un contexte de haine raciale radicale. La caractérisation (pseudo) biologique du groupecible explique la radicalité de toute entreprise génocidaire. Le génocide constitue le pointd’aboutissement -logique mais non obligatoire- d’une weltanschauung raciste (Empirecolonial allemand, Allemagne nazie, Rwanda) ou ultranationaliste (Jeunes-Turcs). Ce n'est pasraison que les nazis utilisèrent l'expression ‘solution finale’ pour caractériser le processus dedestruction des Juifs européens. Le génocide signe, en effet, la disparition définitive de l'objetmaudit, détesté, haï. Il n’y a pas de compromis possible avec l’Autre ‘racial’ ou ‘ethnique’ ;une fois enclenché, le génocide ne peut qu’aller à son terme à moins d’un effondrement(défaite). L’ennemi à abattre est ainsi systématiquement déshumanisé : il est un représentantd’une sous-humanité dont l’existence ne se justifie plus (Herero), un corps étranger dont il fautabsolument se débarrasser (Arménien), un principe microbien (Juif), un cancrelat (Tutsi).Aucun compromis, aucune conversion, aucune échappatoire n’est envisageable. La différenceentre un crime qui vise une ‘race’ et celui qui vise une classe, tient à ce que nul ne peutéchapper à sa race (pour les nazis le Juif étant marqué par ses « gènes » ; même les convertisau catholicisme sont gazés), tandis que changer de classe reste en théorie toujours possible.L’aversion des bolcheviks pour la Pologne et pour la noblesse en général, n’a pas empêché leConseil des commissaires du peuple (Sovnarkom) de confier la Tcheka, puis le Gépéou à FélixDzerjinski, rien moins qu’un membre de la petite... noblesse polonaise. C’est à l’UkrainienKhrouchtchev qu’il revint de succéder au bourreau de l’Ukraine. Aussi faut-il se garder derecourir, selon nous, aux termes de génocide «de classe» et ce, même, lorsqu’il s’agitd’évoquer l’épisode tragique de la Grande famine de 1932-33, dont on sait aujourd’hui qu’ellea été parfaitement orchestrée par Staline.Dans les cas de génocide, il ne doit rien rester de l’entité ennemie ; d’où le double processusparallèle d’effacement des traces matérielles (ici, destruction de synagogues, là, demonastères) et de réécriture négationniste. Tout génocide s’accompagne nécessairement d’unedynamique négationniste.

4°) L'intention d'extermination totale du groupe visé. Le génocide ne procède pas d’une simplevolonté d’expulser des civils d’un territoire donné (épuration ethnique). L’objectif est dedétruire le groupe dans sa totalité, hommes, femmes, vieillards et surtout enfants, sans lamoindre possibilité de fuite. Toutes les actions visent à détruire les fondations mêmes de la viedu groupe cible. Dans ce contexte, on comprendra que les enfants, parce que porteurs d’avenir,sont les cibles prioritaires des tueurs. Le fait que des enfants arméniens aient été kidnappés etconvertis de force n'enlève rien à la volonté jeune-turque d'en terminer définitivement avec lepeuple arménien. C'est ce qu'exprime le terme de phrase « tout ou partie » dans la conventionde 1948. A défaut de la totalité, c'est bien la 'part substantielle' du peuple cible qui doitdisparaître à jamais, de manière telle à ce qu'il ne puisse plus assurer sa reproduction. Acontrario, si un groupe humain est éliminé sans que personne n’ait eu l’intention de le faire, cen’est pas un génocide (Amérindiens).

5°) La mise en œuvre systématique (donc préméditée) de la volonté génocidaire. Pour qu’il yait génocide, le plan concerté doit nécessairement être complété d’une décision. Un génociden’a rien de spontané. Il ne peut se comprendre que dans le cadre d’un complot qui vise à ladestruction du groupe. Le génocide des Tutsi du Rwanda fut soigneusement préparé (achats

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massifs de machettes, constitution de milices, création de média pousse-au-crime). Commetout génocide, il eut son moment zéro (l’attentat du 6 avril contre Juvénal Habyarimana) oùtout bascula sans possibilité de retour. Plus d’un million de Tutsi périrent ensuite en près de100 jours. Pour chaque génocide, ces moments clés sont connus : mai 1904 (arrivée de vonTrotha en Namibie), 24 avril 1915 (600 notables arméniens sont assassinés sur ordre dugouvernement), juillet et octobre 1941 (extermination des Juifs soviétiques puis européens).Presque systématiquement, la guerre est l’élément clef qui ouvre l’espace entre l’intention etle passage à l’acte. C’est la guerre, coloniale (Herero), internationale (Turquie), idéologique(opération Barbarossa) ou encore civile (Rwanda) qui permit la libération des pulsionsmeurtrières : « Le séisme rompt les barrières morales. Le potentiel de destruction accumulé aucours des décennies par un Etat contre un groupe se déchaîne brusquement » (Ternon).

6°) Un crime d’Etat : le terme de génocide ne s'applique qu'à des crimes ordonnés par ungouvernement ou un pouvoir de fait. Seul le pouvoir d'un Etat avec son armée, sa police, sonadministration, ses divers relais dans la société permet le déploiement d'une entreprisecriminelle à grande échelle. Ce pouvoir dispose en général des moyens nécessaires pourlégaliser ses actes après coup, ce qui justifie le recours à une législation internationaled'exception (Ternon). Les massacres commis par des bandes ou organisations illégalesrelèvent de la justice nationale ordinaire, sauf s'il est prouvé que ces bandes ont été organiséeset soutenues par le pouvoir en place.

7°) Un processus continu et dynamique : tout génocide est constitué par une multiplicitéd’actions qui, létales ou non létales (i.e. transfert d’enfants), visent, toutes, à détruire les basesde survie du groupe en tant que groupe. De par son caractère systématique, un génocide seconstruit sur des milliers de crimes de masse. Un crime isolé, même aussi odieux que celui deSrebrenica en Bosnie, ne peut dans ce cas constituer à lui tout seul un crime de génocide. Il esttout évident qu’une fois enclenché, un génocide ne prendra fin qu’au seul cas d’une défaitemilitaire (Rwanda). Son caractère monstrueux, même aux yeux de ses instigateurs, oblige àaller jusqu’au bout et ce, notamment pour éviter, dixit Himmler, que les « enfants nedeviennent un jour les vengeurs de leur père ». Il en est différemment dans le cas des crimescontre l’humanité. Toute meurtrière et surtout criminelle qu’elle fut (cinq millions de morts,dont au moins quatre millions d’Ukrainiens), cette famine organisée n’a eu pas pour objectifde supprimer jusqu’aux derniers les paysans d’Ukraine mais bien de leur briser l’échine. C’estStaline qui mit fin à l’Holomodor, c’est-à-dire à sa propre politique d’extermination par lafaim, dès qu’il jugea la leçon comprise. Et tout rentra effectivement dans l’ordre … stalinien :les Ukrainiens acceptèrent le joug soviétique et kolkhozien. Contrairement au génocide, lepoliticide à une visée rédemptrice. Il ambitionne avant tout à une reconstruction sociopolitiqueprécise, certes, par une pédagogie de la violence extrême. L’objectif avoué et insensé desKhmers rouges était bien de régénérer leur peuple, pas de la détruire. Ainsi, si un crime contre l’humanité traduit bien la subordination des moyens à une fin(soumission d'un peuple ou contrôle exclusif d'un territoire), il en est tout autre avec le crimede génocide. Le crime de génocide est une fin en soi. La destruction de l’Autre constituemême le but de guerre principal. En cela, tout intimement lié qu'il soit à la guerre, le génocidene se confond pas avec celle-ci et peut même lui être antagoniste puisqu’il peut jusqu’àcontrarier la conduite des opérations. En 1945, alors qu’ils savaient la guerre perdue, les nazisne songèrent nullement à interrompre le processus d’extermination des Juifs.

Il ressort de ce qui précède que, contrairement aux idées reçues, un génocide n'implique pasnécessairement un critère quantitatif. Si le génocide des Herero ne concerna "que" 60.000 individus, ilfaut parler de génocide dans la mesure où ceux-ci constituaient 80% de la population totale herero. Demême, si on évalue à environ soixante millions le nombre de morts pendant la Seconde Guerremondiale, parmi ceux-ci seuls les six millions de Juifs, et sans doute les Tsiganes, doivent êtreconsidérés comme victimes du génocide nazi. Seul le million de Tutsi exterminés doivent être

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considérés comme victimes d’un génocide ; les milliers de Hutu démocrates furent, eux, victimes d’un‘politicide’, au sens de Ted Gurr et de Barbara Harff, c’est-à-dire d’un massacre dirigé contre uneopposition supposée ou réelle. L’Hutu modéré est un opposant. On le tue individuellement pour cequ’il a fait (crime motivé) ; le Tutsi est intrinsèquement innocent : on l’extermine collectivement pource qu’il est, un être nuisible (crime immotivé). Enfin, la haine absolue dont sont l'objet les victimes d’un génocide explique en quoi ses effets sonttoujours irréversibles: il ne reste plus que 60.000 Arméniens en Turquie soit 8 fois moins qu'enFrance, tout au plus 20.000 Juifs en Pologne sur les 3.3 millions qu’elle comptait en 1939, quelquesdizaines de milliers de Tutsi dit de l'intérieur au Rwanda. Quant à l'ethnie des Herero, autrefoismajoritaire, elle ne constitue plus aujourd'hui que 7% de la mosaïque ethnique namibienne. C'est pourcette raison que les Juifs ont choisi le terme 'Shoah' pour caractériser leur génocide. Ce mot tiré de laBible, sans être pour autant de nature religieuse, désigne une catastrophe irréversible, après laquellerien ne saurait plus être comme avant. Ce caractère irréversible n’est pas systématique dans le cas desautres crimes contre l'humanité: toutes profondes que purent être les saignées en Ukraine, en Bosnie etau Cambodge, ces trois peuples sont toujours majoritaires dans leur pays.

Quatre génocides au 20ème siècle

De ce qui précède, doivent être considérés comme génocides, les quatre massacres de masse suivants :outre la Shoah, les violences collectives dont furent victimes les Herero et les Nama de Sud-ouestafricain en 1904-1905, les Arméniens et Assyro-chaldéens d’Anatolie en 1915-1917 et les Tutsi duRwanda en 1994. Le massacre des Tsiganes durant la Seconde Guerre mondiale est d’essencegénocidaire (H. Asséo), même si les circonstances furent différentes de celle de la Shoah. C’estl’oppression séculaire et les mauvais traitements infligés aux "voleurs de poules" qui amenèrent lesdirigeants nazis à passer du harcèlement systématique, à l’emprisonnement des Tsiganes dans le cadred’une politique de « prévention de la criminalité », puis à la définition d’une « race étrangère » àsurveiller, à parquer, puis « finalement à déporter et à exterminer » (G. Lewy). Au minimum, 200.000Tsiganes furent exterminés par les nazis. Chacun de ces crimes fut sans précédent au sens où, tous ces peuples furent l’objet d’une politiqued’éradication physique, radicale et sans appel.

Typologie des violences de masse

On peut ainsi dégager en fonction des objectifs visés, quatre dynamiques criminelles fondamentales denature, certes, différentes, mais qui peuvent être complémentaires:

Politicide ou soumission d’un groupe : le but est de détruire partiellement un groupepour soumettre totalement ce qui en restera. C’est le cas des crimes de classe.

Ethnocide ou éradication culturelle : ce crime regroupe tous les cas historiques où ungroupe disparaît culturellement ou linguistiquement, sans qu’il y ait nécessairementmassacre de masse.

Epuration ethnique ou éradication d’un groupe d’un territoire donné : le but est dechasser, par des actions de violences extrêmes (assassinats, viols systématiques) unpeuple de trop sur ‘ma terre’ (cf. Bosnie-Herzégovine).

Génocide ou éradication physique et totale d’un groupe ‘communautaire’ : le but estde faire disparaître un peuple de trop sur ‘la terre’.

La notion de génocide apparaît ainsi comme une notion précieuse qui doit être appliquée avecdiscernement : pour être un absolu dans le meurtre, elle constitue bien la forme la plus grave et la plusextrême du crime contre l’humanité. La décision d’assassiner tous les membres du groupe est bien lecritère ultime de démarcation. C’est pourquoi l’historien, le politiste comme le journaliste se doiventde l’utiliser avec le maximum de rigueur et de précaution.

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1904: génocide des Herero et des Nama

Rares sont ceux qui connaissent aujourd’hui l’existence des Hereros et des Nama, leur histoire etdestin. Et pourtant, c’est à ces deux petites tribus qui vivaient dans les limites de la colonie allemandedu Sud-ouest africain, l’actuelle Namibie, qu’a échu le peu enviable privilège de subir, en 1904, lepremier génocide du XXème siècle, onze ans avant celui des Arméniens et d’inaugurer, ensuite, letravail forcé dans des camps de concentration (1905). C’est bien la majorité des Herero (80%) et desNama (50%) qui disparut en l’espace de sept ans. Estimés à 80.000 en 1904, les Herero ne sont plusque 15.000 en 1911; les Nama sont passés quant à eux de 20.000 à 10.000 personnes. Par nombre deses caractéristiques, ce génocide austral annonce la Shoah. C’est là, notamment, que des hommes desciences, sont mis à contribution pour fournir une base «objective» aux crimes du pouvoircolonisateur. Deux des maîtres de Josef Mengele, l’ange de la mort d’Auschwitz, Theodor Mollisson(1874-1952) et Eugen Fischer (1874-1952) y effectuent des recherches, le premier en 1904, l’annéemême du génocide herero, le second en 1908. Les idées de Fischer ne passeront pas inaperçues. En1923, emprisonné à la Forteresse de Landsberg, Hitler s’en inspirera dans Mein kampf. En 1927,Eugen Fischer est nommé à la direction du nouvel Institut d’ «Anthropologie, théorie de l’héréditéhumaine et eugénisme» de Berlin-Dalhem ; en juillet 1933, il est élu recteur de l’université de Berlin.

1915: génocide des Arméniens

D'avril 1915 à juillet 1916, les Jeunes-Turcs profitent de la Première Guerre mondiale pour éradiquerdéfinitivement de Turquie, qu'ils considèrent désormais comme le territoire exclusif du peuple turc, lespopulations arméniennes et assyro-chaldéennes. Préparées et organisées depuis Istanbul, alors capitalede l'empire ottoman, les mêmes procédures sont employées dans plusieurs centaines de lieux :arrestation et assassinat de notables ; ordre de déportation ; exécutions séparées des hommes dans descharniers situés à proximité ; déportation par convoi des femmes, des enfants et des vieillards déciméspar la faim, la soif, les épidémies, mais surtout par les exécutions ; viols, enlèvements conversionsforcées de jeunes femmes et d’enfants. Comme dans tous les cas connus de génocide, des unitésspéciales ont été constituées pour le meurtre de masse. Ces bandes désignées sous le nomd’Organisation Spéciale étaient dirigées notamment par un médecin idéologue du nettoyage ethnique:le docteur Behaeddine Chakir. Les deux-tiers des Arméniens et Assyro-chaldéens furent exterminés,le reste prenant le chemin d’un exil sans retour. En 1923, le général Moustafa Kemal parachève la«turcisation» de l’Anatolie en organisant, dans le cadre d’un échange de populations négocié maisforcé, le départ des Grecs qui y vivaient depuis la haute Antiquité.

1941: Shoah – génocide des Juifs

La volonté d’éliminer les Juifs de la société allemande est présente chez Hitler dès les années 20. Ases yeux, en effet, les Juifs ne forment pas une race à part mais plutôt une antirace ( gegenrasse) detype parasitaire. Si les Slaves sont encore des hommes (certes de race inférieure), les Juifs, eux, sontdes bacilles, des microbes qu’il faut éliminer à tout prix, afin que le monde n’en soit pas tout entiercontaminé. Reste que cette « élimination » doit être comprise en terme social, voire géographique,certainement pas encore « physique ». Au départ, les nazis visent à une politique d’épuration raciale,via l’émigration ou l’expulsion. Ce seront les circonstances, notamment le fait qu'aucun paysdémocratique n’est prêt à les accueillir en quantité, qui traduiront cette volonté programmatique en

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élimination physique et systématique (génocide). La décision d'exterminer les Juifs est prise en deuxétapes : elle concerne d’abord les seuls Juifs soviétiques (juillet 1941), puis l’ensemble de la judaïcitéeuropéenne (octobre). Dans l’aire de domination allemande, il ne reste plus, en 1945, qu'une poignéede survivants. Les nazis ont pratiquement réussi leur dessein génocidaire : plus d’un million et demid’enfants juifs ont péri dans la tourmente. Le nombre des victimes de la Shoah fait désormais l’objetd’une appréciation assez précise. Le chiffre de 6 millions est celui sur lequel repose aujourd'hui laplupart des historiens, notamment suite aux dernières recherches sur la Shoah par balle.

1994: génocide des Tutsi

Le 6 avril 1994, l’avion du président rwandais Habyarimana est abattu. Commandité plusvraisemblablement par les éléments extrémistes du Hutu power, cet attentat est l'élément déclencheurd’un génocide prémédité de longue date. Des massacres de centaines d’opposants hutu (politicide),puis de milliers de Tutsi (génocide) commencèrent aussitôt. La préméditation ne fait aucun doute.Tout a été soigneusement préparé : achats massifs d’armes (dont 500.000 machettes), formation demilices de tueurs (les sinistres Interhamwe et Impuzamugambi), création de « médias de lahaine ». Pendant trois mois, la Radio Télévision des Mille Collines (la terrible ‘radio machette’)encourage et guide jour après jour, heure par heure, le génocide, citant nommément les ‘cancrelats’(Tutsi) encore vivants à tel ou tel endroit. Le racisme anti-tutsi est au cœur du génocide. Les massacresne s’arrêtèrent que trois plus tard, suite à la victoire du Front patriotique rwandais, une milice àmajorité tutsi. On estime qu’entre 800 000 et 1 million de Tutsi ont été exterminés dans ce qu’il fautconsidérer comme le premier génocide avéré de l’après Shoah. L'ampleur du massacre, sa cruauté et lenombre d'exécutants (‘génocide de proximité’) en font un des évènements les plus atroces du XX e

siècle. La comparaison des massacres de masses du XXe siècle permet de considérer ce génocidecomme l’événement le plus proche de la Shoah, en dépit des différences qui font la singularité dechacun.

Crime contre l’humanité

Dans sa conception coutumière, le crime contre l'humanité peut être décrit comme une "politiqued'atrocités et de persécutions contre des populations civiles". Il a trouvé sa première expressionconcrète dans le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, annexé à l'Accord de Londresdu 8 août 1945. Cet article 6c du statut définit le crime contre l’humanité comme suit: « assassinat,extermination, réduction en esclavage, déportation et tout autre acte inhumain commis contre toutepopulation, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciauxou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droitinterne du pays où ils ont été perpétrés (…). Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complicesqui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution (…) sont responsables de tous les actes accomplispar toutes personnes, en exécution de ce plan ». La persécution d’un groupe pour motifs d’ordrepolitique est incluse dans la définition, ce qui ne sera plus le cas dans la définition du crime degénocide (1948). Malgré des débuts modestes, puisqu’il prévoyait explicitement de ne s’appliquer qu’aux actes commisdurant la Seconde Guerre mondiale, la notion a été progressivement reprise dans la législationinternationale et judicieusement complétée. Ainsi, en 1973, la Convention internationale surl'élimination et la répression du crime d'apartheid qualifie l’apartheid de crime contre l’humanité.L’incrimination est définitivement consacrée dans les années 90. Elle est d’abord incluse dans lesstatuts des deux tribunaux pénaux internationaux (pour l’ex-Yougoslavie en 1993 et pour le Rwandaen 1994) et, surtout, en 1998, dans celui de la Cour pénale internationale qui, en son article 7, étendlargement son cadre. Outre le meurtre, l'extermination et la réduction en esclavage..., figurentdésormais le viol et tous les « actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de

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grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale »,etc.De ce qui précède, on peut dégager que trois grands principes de droit international régissent le crimecontre l’humanité : d’abord, il peut être commis en temps de guerre (extérieure comme civile) commeen temps de paix ; ensuite, il est imprescriptible ; enfin, il n'offre aucune impunité. Nul ne peut ydéroger, y compris un chef d’Etat. Le crime contre l'humanité consacre la primauté du droitinternational sur le droit national.

Déportation

Constitutif d'un "crime contre l'humanité' ou d'un "génocide" suivant l'intention de ses auteurs, l’actede déportation apparaît aujourd'hui presque exclusivement lié à la Seconde Guerre mondiale. Pourtant,l'histoire rapporte bien d'autres exemples de transferts forcés de population. On songe aux déportationsdes Acadiens du Canada (1755), des Arméniens durant la Première Guerre mondiale (1915-1916). Onsonge aussi aux nombreux peuples déportés soviétiques. Le 23 février 1944, Staline fit déporter prèsde 600.000 Tchétchènes vers l’Asie centrale, sous le prétexte absurde de "collaboration collective "; laplupart des hommes combattaient, en effet, au sein de l'Armée rouge. En six jours, le NKVD mobilisaprès de 100. 000 policiers et soldats, 12.000 wagons, pour les déporter vers le Kazakhstan. Sicontrairement aux déportations arméniennes, l'intention n'était pas génocidaire, la surmortalité n'en futpas moins terrible. Près de 145.000 Tchétchènes, soit le quart environ de la population d’origine,succombèrent lors des cinq premières années de cet exil forcé. Toutes tragiques que furent lesexpériences antérieures, ce sont bien les déportations nazies qui continent de marquer la mémoire etce, quand bien même celles-ci recoupent des réalités bien distinctes. Que de différences, en effet, entreles déportations de persécution (Juifs et Tsiganes), de répression (résistants) et de travail forcé (STO).Les Allemands requirent plus de 8 millions de travailleurs civils européens entre 1942 et 1945 qui,pour la plupart, survécurent à la guerre; d'où le refus des organisations de déportés de leur accorder lemoindre statut. S'agissant des déportations proprement dites, il y eut rien qu'en France, près de 85.000déportés de répression (résistants, opposants politiques ou otages) mais aussi de droits communs et 76000 déportés raciaux, parmi lesquels 11.000 enfants, dans le cadre de la mise en œuvre de la « solutionfinale de la question juive » en Europe. Le simple fait que 60% des déportés de répression survécurentà la guerre et seulement 3% des Juifs témoigne du caractère hétérogène du concept. Toutes lesdéportations, mêmes à caractère racistes, ne sont pas génocidaires. L'article 7 du traité de Rome définitla déportation ou transfert forcé de population comme suit: « le fait de déplacer des personnes, en lesexpulsant ou par d'autres moyens coercitifs, de la région où elles se trouvent légalement, sans motifsadmis en droit international. »

EthnocideUn ethnocide vise la désintégration de la culture, du langage, des sentiments nationaux d'un groupeethnique par un autre plus puissant. Il regroupe ainsi tous les cas historiques où un groupe disparaîtculturellement, religieusement ou linguistiquement, sans nécessairement destruction physique. Resteque les politiques d'ethnocide se développent le plus souvent dans des contextes de violencesextrêmes. Parallèlement à une politique de répression qui a fait des dizaines de milliers de morts, leTibet fait l'objet depuis 1959 d'une campagne systématique d'ethnocide. Des monuments culturels etreligieux n'ont pas seulement été démolis mais démontés pierre par pierre. Ce n'est pas par hasard queRaphaël Lemkin dans ses premiers travaux avait choisi de qualifier le 'crime d'ethnocide', de 'crime devandalisme'. Outre les massacres de masse dont ils sont la cible privilégiée (cf. gazage de Halabja), lesvingt millions de Kurdes, la quatrième communauté moyen-orientale en ordre d’importancenumérique, ont été l'objet de politiques d'ethnocide de la part des quatre Etats qui se partagentdésormais l'ancien pays des Mèdes. Au départ, les Turcs allèrent jusqu'à nier la moindre identitékurde, les déclarants turcs de culture et de ‘race’. Si en 1991, la Turquie abrogea les textes de loi

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interdisant la langue kurde, il ne reste plus grand-chose de la société traditionnelle kurde; plus de 3000villages et hameaux ayant été entre-temps détruits. Ce concept est également fréquemment utilisé à propos de la disparition des cultures propres auxpeuples indigènes d'Amérique, voire mêmes des entités régionales européennes telles l'Occitanie.L'expression « génocide culturel » avait été proposée dans un projet de charte onusienne, mais n'afinalement pas été retenue, remplacée par l'expression « assimilation forcée ».

Nettoyage ethnique

Le nettoyage ethnique désigne une méthode rendant un territoire ethniquement homogène par l'usagede la force ou de l'intimidation pour éradiquer des personnes de groupes donnés de ce territoire. Il peutaussi bien désigner l'émigration forcée (les 15 millions d’Allemands 'ethniques' expulsés d’Europecentrale et orientale après 1945), le transfert de populations (les Grecs d’Asie mineure en 1923) que ladéportation (les réfugiés juifs polonais déportés par Staline en 1939) d’un groupe donné pour desraisons discriminatoires religieuses, ethniques ou ‘raciales’. Cette notion apparaît même quelque foisassociée à l’idée de génocide. Pourtant la dynamique criminelle qui sous-tend l’épuration ethnique estdifférente de celle du génocide. L’objectif premier du nettoyage ethnique est de chasser un grouped’un territoire donné (« de ma terre »); quant au génocide, il est de le faire disparaître, non pas duterritoire donné, mais biologiquement (« de la terre »). La distinction est essentielle. Dans le cas d’ungénocide, les portes étant hermétiquement closes, les chances de fuite, donc de survie sont quasi-nulles(cf. Rwanda). Dans le cas d’un nettoyage ethnique, les portes restant ouvertes, le nombre des expulsésexcède toujours celui des tués. Ce fut le cas des deux peuples victimes de l’ultranationalisme racisteserbe : des Musulmans de Bosnie-Herzégovine (1.5 million de personnes déplacées pour 200.000morts) et des Kosovars albanophones (1,6 million expulsés pour 12.000 morts). Il ne fait aucun doute que le nettoyage ethnique en tant que tel est une violation de droit internationalhumanitaire et constitue un crime contre l'humanité, car il s'inscrit dans une politique d'atrocités (violssystématiques) et de persécutions contre une population civile différenciée. Dans tous les cas, la Courpénale internationale est compétente pour poursuivre les individus responsables de ces crimes, ycompris le chef d'Etat (Milosevic). Ce crime pourrait dans certains cas relever du génocide, dès lorsque l'intention criminelle ne serait plus celle de faire fuir la population honnie mais de la détruire entout ou en partie. Dans cette hypothèse, il s’agirait plutôt d’abandonner la notion de nettoyageethnique au profit de la celle de génocide et ce, pour éviter tout risque d’euphémisation. Lesdéplacements des Arméniens et des Juifs s'inscrivirent dans une politique de génocide pur et simple.

Systèmes concentrationnaires

Les camps apparaissent pour la première fois à la fin du 19ème siècle, plus exactement, en 1896, à Cubalors de l’insurrection armée contre la Couronne d’Espagne. De camp de détention pour 'indigènes'(Cubains-Boers-Herero) ou citoyens issus de pays ennemis (Guerre 14-18) à instrument de répressionpour opposants politiques, il n’y a en effet qu’un pas qui sera vite franchi par tous les régimestotalitaires. Ainsi de l’URSS, de l’Allemagne nazie et de la Chine populaire (Lao gai). Il fautdistinguer deux types de camp, sinon trois, si l’on considère les centres d’extermination nazis quin’ont pour seule fonction que l’extermination des Juifs (98%) et quelque fois de Tsiganes (2%).1) Les camps de détention et/ou d'internement dont l'objectif est d'isoler temporairement des

individus suspects ou dangereux. Entrent dans cette catégorie les camps créés durant les conflitspour interner des ‘indigènes’ ou des ennemis. La plupart de ces camps ignorent le travail forcé.Les conditions de vie peuvent y être très rigoureuses.

2) Les camps de concentration qui constituent le cœur du phénomène concentrationnaire totalitaire,soit les KL nazis et tous les systèmes concentrationnaires communistes. Ces camps, qui secaractérisent par une quadruple logique d'avilissement, de rééducation, de travail etd'anéantissement, apparaissent consubstantiels aux régimes qui les ont créés. Leur objectif en soi

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n’est pas d’exterminer les détenus, même si dans certains camps le taux de mortalité peutavoisiner les 40%.

Camp de concentration et de travail nazi

C’est dès février 1933, que surgissent les premiers camps de concentration nazis. L’objectif estd’isoler au plus vite derrière des barbelés toute personne susceptible de s'opposer au nouveau régime.Les premiers visés sont des politiques. S’ajoutent ensuite de nouvelles catégories de suspects, de‘déviants’, de ‘nuisibles’: droits communs, asociaux, Tsiganes, prostituées, Témoins de Jéhovah ethomosexuels. On estime à 15.000 le nombre de gays allemands déportés dans les camps deconcentration. Pendant les premières années, le nombre de Juifs dans les camps est relativementréduit. Ils sont internés soit parce qu’ils relèvent à l’une des catégories susmentionnées, soit pourpollution raciale en violation des lois de Nuremberg. Les porteurs des triangles jaune (Juif), brun(Tsigane) et rose (gay) sont astreints aux pires des travaux. Ce n’est qu’à partir de 1937-38 que letravail concentrationnaire se voit largement subordonné aux besoins économiques de la SS pour n’êtrefinalement intégré à l’effort de guerre totale qu’en 1942. L’effectif concentrationnaire se met alors àgonfler de manière exponentielle. Tandis qu’en 1941, les camps ne comptent encore que 60.000individus, à la mi-janvier 1945, le cap des 714.211 détenus est franchi. Des centaines de milliersd'individus sont loués à des entreprises industrielles : Siemens, Bayer, Knorr, BMW. La plupart de cesentreprises exploitent le détenu sans pitié : s’il meurt à la peine, on lui trouvera un remplaçant sansdélai, ni difficulté.

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Antijudaïsme et modernité :

entre ombres et lumières

Dr Joël Kotek, professeur à l'ULB et enseignant à Sciences Po Paris

1. L'antisémitisme : un phénomène complexe et polymorphe...

Qu’est-ce que l’antisémitisme, sinon cette haine toute particulière qui fait des Juifs lesresponsables des malheurs du monde et ce, depuis le bas Moyen-Âge ! Ce qui distinguel’hostilité aux Juifs de toutes les autres formes d’intolérance (xénophobie, racisme,ethnocentrisme), c’est tout à la fois la durée, l’intensité, la persistance, la nature et, plusencore, la plasticité du prétexte accusatoire. Du IVème siècle à nos jours, les motifs depersécution ont été les plus variés. C’est aussi bien au nom de la foi (Luther) que de la raison(Voltaire), de la lutte des classes (Staline) que de la lutte des 'races' (Hitler), de la gauche(Proudhon) que de la droite (Maurras) extrêmes, que s’est justifiée l’hostilité aux Juifs.L'antisémitisme est, avant tout, une psychose sociale, un fait social polymorphe qui ne seréduit à rien pour réinventer constamment son objet (de haine). C'est désormais au nom de laPalestine que les Juifs sont désormais vilipendés, attaqués, sinon assassinés(Merah/Nemmouche). L'antisionisme radical est le dernier avatar de cet phénomène socialqu'on qualifie plus qu'à tort qu'à raison d'antisémitisme. Les 'Sémites' n'existent pas, sinondans la seule imagination des antisémites1. Est-ce à dire que l’antisémitisme serait un faitsocial intemporel et inéluctable ? Loin s’en faut.

… qui n'a rien d'inéluctable

L’hypothèse d’un antisémitisme éternel n’a évidemment aucun fondement historique. Sousl'Empire romain, dans l’Afrique pré-chrétienne et préislamique, dans la Chine et l’Indetraditionnelles, les Juifs n’ont apparemment souffert d’aucune discrimination particulière etce, contrairement à d’autres minorités. Ce constat permet de comprendre que les Juifs ne sonten rien responsable du rejet dont ils ont été l’objet. Bien intégrés, ils en viennent même à sefondre progressivement dans leur pays d’accueil2.

… qui s'inscrit dans le contexte des religions filles du judaïsme

1. Il paraît important de souligner l'absurdité du concept d'antisémitisme. Il existe des langues sémitiques maispas de « race » ou d'ethnie sémite ! Les Sémites n’existent pas, sinon dans l’imagination des antisémites. Ce mota été précisément forgé par l'un d'entre eux (Wilhelm Marr, 1879) pour freiner, sinon rendre impossible,l'intégration des Juifs dans la société européenne, sous prétexte qu'ils seraient inassimilables du fait de leursupposée différence biologique. S'ajoute encore le fait que l'antisémitisme n'a jamais visé d'autre collectivité queles Juifs. Les nazis ne se sont pas préoccupés des Arabes et/ou des musulmans, sinon pour tâcher de lesembrigader dans leurs sombres desseins. Hitler promit au Grand mufti de Jérusalem, qui fut son hôte d'Hitlertout au long de sa guerre, l'extermination des 630,000 Juifs de Palestine. De par son absurdité, ce concept s'avèrefinalement intéressant pour souligner, bien malgré lui, le caractère totalement fantasmatique de l’hostilité auxJuifs.

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La judéophobie est un fait social daté qui surgit dans un cadre temporel et spatial bien précis :celui de l’installation, de part et d’autre, de la Méditerranée du Christianisme et de l’Islam.

De l'Antijudaïsme à

Pour être directement issues du judaïsme, donc rivales, c’est assez logiquement que ces deuxréinterprétation du judaïsme en soient venues à s’opposer radicalement à la religion souche.Pour exister ne faut-il pas tuer le père ? Comme l'a fort à propos résumé le psychanalysteDaniel Sibony, « l’origine de la haine {antisémite}, c’est la haine des origines »3. Force estbien d'admettre qu'en Occident, l'antisémitisme prend sa source dans le rapport difficile desPères de l’Église au judaïsme (théologie de la Substitution). Les chrétiens auront tôt faitd'accuser les Juifs d'être responsable de la mort du (juif) Jésus. Reste que cette haine qu'ilfaudrait nommer anti-judaïsme plutôt qu'antisémitisme trouve sa limite en lui-même. Lechristianisme étant issu du judaïsme, l'antisémitisme chrétien ne pourra être absolu au risquede se retourner contre lui-même. C'est ainsi que, pour avoir porté, un temps la parole de Dieu,le judaïsme ne sera interdit ni en terre chrétienne ni en Terre d’Islam et ce, contrairement àtoutes les autres croyances, hérésies ou écoles philosophique. Les Juifs sont totem et taboupour appartenir à la fois au peuple du Christ et à celui de ses assassins (Mathieu 4). Les Juifsconstitueront ainsi la seule figure d'altérité, la seule minorité religieuse tolérée et tolérable. Ille seront d'autant plus que les Princes et l’Église les poussent à remplir certaines fonctions(pré-bourgeoise) et se soumettent à certaines discriminations ; leur misère sociale devenant laconfirmation du châtiment divin. L'avilissement de l'ancien peuple élu devait constituer lapreuve tangible de la véracité du christianisme. Cette ambivalence à l'égard des Juifs seretrouve ainsi dans une lettre de Mme de Sévigné en date du 26 juin 1689 : « Mais d'où vientcette puanteur qui confond tous les parfums ? - C'est sans doute que l'incrédulité etl'ingratitude sentent mauvais comme la vertu sans bon … Je sens de la pitié et de l'horreurpour eux , et je prie Dieu avec l’Église qu'il leur ôte le voile qui les empêche de voir queJésus-Christ est venu.5 »

C’est dans ce double contexte théologique (peuple totem et tabou) et sociologique (seuleminorité tolérée en Cité chrétienne) que les Juifs se virent assigner progressivement enOccident un triple rôle, en tant que peuple :

2. L'antisémitisme n'a jamais été aussi virulent que dans les sociétés où les Juifs étaient précisément en coursd'assimilation, bref de plus en plus invisibles. C’est quand ils sont les plus intégrés qu'ils paraissentparadoxalement les plus menaçants. Les périodes symbiotiques générèrent les pires moments antisémites : ainside l’Égypte hellénistique de Philon, de l’Espagne musulmane de Maïmonide, chrétienne d’Abrabanel, de laFrance de Dreyfus, de l’Allemagne d’Einstein.

3. Daniel Sibony, L'énigme antisémite, Le Seuil, Paris, 2004, 4. Avec Fadiey Lovsky, il faut admettre que le « déicide » et la « malédiction » deux des plus redoutables constructions d’allure théologique que la pensée chrétienne ait formulées contre les Juifs, le «déicide» trouvent leur point d’appui scripturaire dans le dramatique dialogue rapporté par Matthieu : « Pilate : 'Je suis innocent du sang de ce juste. Cela vous regarde (XXVII, 24). Et tout le peuple répondit : Que son sang [retombe] sur nous et sur nos enfants» (XXVII, 25) ». Antisémitisme et mystères d'Israël. Albin Michel, Paris, 1957.5. Lettres de Madame de Sévigné, de sa famille de ses amis, Marie de Rabutin-Chantal Sévigné (Marq. de.), Didot, Tome IX, Paris, page 13.

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témoin, d'abord, des écritures mais maudit par elles (figure du déicide),

paria, ensuite, intermédiaire culturel et économique (figure de l'usurier),

bouc émissaire, enfin, exutoire des crises et tensions internes (figure du Mal).

… l'antisémitisme d'inspiration religieuse

C’est au XIIème siècle que surgit l’antisémitisme. La différence entre antisémitisme etantijudaïsme est fondamentale : contrairement à l’antijudaïsme qui rejette le Juif pour cequ’il est (un adepte du judaïsme, un « infidèle »), l’antisémitisme exclut de l’Humanité le Juifpour ce qu’il n’est pas, à savoir un ennemi du genre humain, un être satanique, responsabledes malheurs du monde. L’antisémitisme doit être compris comme un fait social total quisurgit dans les sociétés en crise et/ou en mutation où la concurrence économique mais aussiintellectuelle joue à plein. Contrairement à l'antijudaïsme, le différend n'est pas d'ordrereligieux, doctrinal ou névrotique mais bien de nature fantasmatique, psychotique. C'est leJuif (satanique) et non le judaïsme qui est désormais visé. La crispation antisémite, née descroisades, fera oublier le statut relativement bienveillant jusqu’alors réservé aux Juifs. Enréalité, les Juifs s'annoncent superflus dans une société qui voit poindre la montée despremières classes moyennes, qui les tiendront pour de dangereux concurrents. La bourgeoisiemontante jalouse les positions sociales des Juifs, y compris dans le domaine du prêt à intérêtque l’Église à imposé, contre leur gré, aux Juifs (1215, Latran IV). L’Église , elle-même,apparaît alors obsédée par la question juive : dans la période qui va de 1195 a 1279, 17conciles sur les quarante qui se réunissent prennent des décrets contre les Juifs. L'heure estaux accusations absurdes et délétères. Les Juifs se voient désormais accusés en effet des piresinfamies : catastrophes naturelles, épidémies, assassinats d’enfants (crime rituel). Ils netardent à devenir des victimes toutes désignées, des boucs émissaires idéaux pour calmer lacolère du peuple.

« Les Juifs, écrit Montesquieu, enrichis par leur exactions, étaient pillés par les Princes avecla même tyrannie : chose qui consolait le peuple, et qui ne les soulageait pas.6 »

Désormais, les Juifs n’ont plus d’autres choix que de se convertir ou de s’exiler,principalement vers les confins ottomans ou polonais. Il s’en fallut de peu pour que le peuplejuif ne disparaisse complètement de la surface de la terre. Sauf exceptions (nord de l'Italie,villes papales, certaines villes allemandes et les Provinces Unies), l'Europe occidentale estjudenrein.

Un continent sans Juifs :

On l'oublie trop souvent du XIV au XVIIIè siècles, l'Europe sera pratiquement vide de Juifs. 80% de lapopulation juive européenne vit alors en Pologne. Pourtant dans cette Europe largement déjudaïsée lespréjugés antisémites sont loin d'avoir disparu. En témoigne notamment le théâtre Élisabéthain où, deMarlowe à Shakespeare le Juif incarne l'ignoble. Les Juifs présentés sur la scène londonienne étaientdes personnages caricaturaux, avec un nez crochu et une perruque rousse, dans le rôle d’usurierrapace. C’est notamment le cas de Barabas dans la pièce de Christopher Marlowe, The Jew of Malta.Même débarrassée de ses Juifs, la société élisabéthaine apparaît toute emplie des antisémythesmédiévaux, notamment du Juif suceur d'or et de sang. Pourtant, les Juifs avaient été bannisd'Angleterre quelque deux siècles plus tôt (1290)7. la capitale anglaise ne compte alors que quelques

6. Montesquieu, l'Esprit des lois, XXI, 20

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dizaines de Juifs. L’une des principales caractéristiques de l’antisémitisme -et c’est en cela que celui-ci diffère du racisme- est d'être précisément largement déconnecté de la réalité juive, bref de l’objetcensé justifier sa haine, pour être tout à la fois, paranoïa sociale et symptôme de crise ou mutationsociétale. L’antisémitisme n’a jamais été une affaire de pourcentage ou de quantité. L’obsessionantisémite peut caractériser des sociétés à faible, voire sans population juive. La République deWeimar comptait en 1933 moins d'1% d'Allemands d’origine juive. En 1789, Paris comptait unecentaine de Juifs. Cela n'empêcha nullement l'abbé de Barruel de défendre la thèse d’une révolutionantichrétienne et judéo-maçonnique. Et pas plus Bossuet de les conspuer un siècle plus tôt: « C'était leplus grand de tous les crimes : crime jusqu'alors inouï, c'est-à-dire le déicide, qui aussi a donné lieu àune vengeance dont le monde n'avait vu encore aucun exemple... ». L'Europe chrétienne n’avait-ellepas condamné les Juifs à l'errance pour avoir tué le Christ ?

L'antisémitisme étant d'origine religieuse, on aurait pu croire qu'avec l'effacement du religieux, quis'amorce avec les Lumières, les préjugés à l'égard des Juifs allaient disparaître. Il n'en fut rien.Méprisés, détestés, haïs parce que supposés ennemis des chrétiens, les ennemis du christianisme leurreprocheront assez tôt de l'avoir inventé.

2. L’Émancipation des Juifs : entre ombres et lumières

Ce qu'en France, l’on a appelé « les Lumières » et en Allemagne l’« Aufklärung » tient de larévolution culturelle. En moins d’un siècle, ces Lumières modifieront, en effet, radicalement lesfondements culturels et moraux du monde chrétien. Désormais, celui qui deviendra sous peu citoyenest appelé à devenir adulte, à s’émanciper des tutelles héritées du passé, à penser par soi-même,indépendamment des autorités traditionnelles, même et surtout si elles se prétendent fondées sur uneRévélation. Il s’agit d’oser savoir (« Sapere aude ! »).

Ce courant général de libéralisation profita évidemment aux Juifs. Il explique leur émancipation acquisnotamment grâce à l'abbé Grégoire auteur, dès 1787, d'un essai sur les juifs. Le 27 septembre 1791,l’Assemblée nationale adoptera le décret d'émancipation qui pose les Juifs en citoyen à part entière etce, avant même les prêtres. La période d’exil (intérieur), d'oppression et d’insécurité prend enfin. LesJuifs ont une patrie : la France. En transformant les Juifs (peuple/nation) en juifs ou israélites(religion). L'émancipation fera des israélites des citoyens comme les autres. Ceux-ci peuvent resterjuif à l'intérieur mais se doivent d'être Homme à l'extérieur. Reste que si les Lumières préparentl'émancipation des Juifs, ses principaux représentants n'étaient guère favorables aux Juifs. Nombre

d'entre eux critiqueront cette fois-ci les Juifs au nom de la Raison. L'antisémitisme change denature, pas d'objet !

Les Lumières : le cas Voltaire

De manière générale, on peut affirmer que les philosophes des Lumières, d'Emmanuel Kant àd'Holbach en passant par Voltaire, furent animés de forts préjugés anti-juifs, avec de notablesexceptions tels Rousseau ou encore Diderot, qui voyait dans le peuple juif un moyen d'ouverture au

monde. Le cas le plus saisissant est celui de Voltaire. Voltaire, serait-il réellement hostile auxJuifs ? Voilà qui ne fait guère de doute, à condition de ne pas tomber dans le piège del'anachronisme. Voltaire s'inscrit, en effet, bien moins dans l'antisémitisme que l'antijudaïsmedont il fera l'une des pièces centrales de son discours antichrétien. Toutefois, comme lesouligne Poliakov, son anti-judaïsme ne fut pas totalement exempt de ces antisémythes qui

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causèrent aux Juifs bien des drames, jusqu'à l'époque contemporaine. Le fantasme du crimerituel surgit ainsi à de multiples reprises dans son œuvre. Tout au long de ses écrits, Voltairene cessera d'afficher sa haine et son mépris à l'égard des Juifs qualifiés de manière récurrentede "plus abominable peuple de la terre". Et ce, y compris au cours des années glorieuses où ildéfend Calas et la tolérance. C'est d'ailleurs à l'article "Tolérance" du "Dictionnairephilosophique" qu'il atteindra sans doute l'ignoble : "C'est à regret que je parle des juifs :cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre."

Le texte le plus éclairant à ce sujet est son Essai sur les Mœurs et l'esprit des Nations (1756).Comparé au court Traité sur la Tolérance, avec ses centaines de pages, cet ouvrage apparaîtmonumental, ce qui révèle son importance dans les préoccupations du philosophe. La thèsecentrale des Essais est connue. Il y dénonce la perversité de la religion chrétienne à traversdeux idées-force :

1 – Le christianisme est fondé sur des erreurs. Il en veut pour preuve le mythe d'Adamet Eve. L'Humanité ne saurait descendre d'un couple originel. N'existe-t-il pas, eneffet, des races humaines qui n'ont à voir les unes avec les autres ?

2 - La religion chrétienne est mauvaise dès le départ car elle a hérité des tares dujudaïsme. Elle prolonge une religion issue d'une nation odieuse et ennemie du genrehumain.7

Conscient des racines juives de l'Église, Voltaire voyait dans l'attaque du judaïsme et des Juifsun moyen de saper les fondements de l'Église.

« Si nous lisions l'histoire des Juifs écrite par un auteur d'une autre nation, nousaurions peine à croire qu'il y ait eu en effet un peuple fugitif d'Egypte qui soit venupar ordre exprès de Dieu immoler sept ou huit petites nations qu'il ne connaissaitpas ; égorger sans miséricorde les femmes, les vieillards et les enfants à la mamelle,et ne réserver que les petites filles ; que ce peuple saint ait été puni de son Dieu quandil avait été assez criminel pour épargner un seul homme dévoué à l'anathème. Nous necroirions pas qu'un peuple si abominable (les Juifs) eut pu exister sur la terre. Maiscomme cette nation elle-même nous rapporte tous ses faits dans ses livres saints, ilfaut la croir8 »

Les Juifs ne furent pas plus épargnés dans son Dictionnaire philosophique, les attaquesféroces s'accumulent :

« Ils sont le dernier de tous les peuples parmi les musulmans et les chrétiens, et ils secroient le premier. Cet orgueil dans leur abaissement est justifié par une raison sansréplique ; c’est qu’ils sont réellement les pères des chrétiens et des musulmans. Lesreligions chrétienne et musulmane reconnaissent la juive pour leur mère ; et, par une

7 Voir, Léon Poliakov et sa monumentale "Histoire de l'antisémitisme" (Calmann-Lévy 1961-) ainsi que l'ouvrage brillant de

Pierre-André Taguieff, "La judéophobie des Modernes" (Odile Jacob, 2008).

8 Essais sur les Mœurs, Voltaire, éd. Moland, 1875, t. 11, chap. Introduction:XXXVI-Des victimes humaines, p. 123

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contradiction singulière, elles ont à la fois pour cette mère du respect et del’horreur. »

Et plus loin :

« Il résulte de ce tableau raccourci que les Hébreux ont presque toujours été ouerrants, ou brigands, ou esclaves, ou séditieux : ils sont encore vagabondsaujourd’hui sur la terre, et en horreur aux hommes, assurant que le ciel et la terre, ettous les hommes, ont été créés pour eux seuls. »

Cette judéophobie irréligieuse et antireligieuse se fonde sur une théorie rationaliste de lasuperstition. Pour le Baron Paul Henri Thiry d'Holbach, un autre de ces esprits éclairés, legrand accusé, c'est aussi le Dieu terrible des Juifs, ce Dieu barbare adopté par les chrétiens.Aussi n'est-il pas étonnant que dans son Esprit du judaïsme, publié en 1770, le philosopheathée s'opposera totalement à toute idée d'émancipation des Juifs. Il ne fait aucun doute, à sesyeux, que les Juifs sont irréductible au progrès :

« Victime en tous temps de son fanatisme, de sa religion insociable, de sa loi insensée,[le peuple juif] est maintenant dispersé dans toutes les nations, pour lesquelles il estun monument durable des effets terribles de l’aveuglement superstitieux [...]. Osedonc enfin, ô Europe ! secouer le joug insupportable des préjugés qui t'affligent.Laisse à des hébreux stupides, à des frénétiques imbéciles ; à des Asiatiques lâches etdégradés, ces superstitions aussi avilissantes qu'insensées ; elles ne sont points faitespour les habitants de ton climat. (...) Ferme pour toujours tes yeux à ces vaineschimères ».

Les représentants de l’Aufklärung n'éprouvent pour le judaïsme pas plus de sympathie que lesencyclopédistes français. Ils virent également en lui la source de l'aliénation religieuse dont ilsentendaient débarrasser l'Humanité. Et s'ils souhaitaient l'émancipation des Juifs, c'étaitparfois dans l'espoir de voir disparaître le judaïsme. C'est vrai aussi de leurs défenseurs lesplus audacieux. La tolérance n'exclut pas toutefois la persistance de préjugés. Le « Mémoiresur les Juifs » du très philosémite Prince de Ligne n'était pas exempt de préjugés bien sentis :

« Je conçois très bien l'origine de l'horreur qu'inspirent les Juifs mais il est que celafinisse. Une colère de mille huit cents ans me paraît avoir duré assez longtemps.

Les Juifs sont des superstitieux qu'il convient de sauver par devers eux. C'est pourquoi leursamis révolutionnaires proposeront en quelque sorte de les guérir. C'est l'objectif à peine cachédu programme de régénération des Juifs de l'abbé Grégoire. Le caractère physique et moraldes Juifs ayant été altéré, il convient de les régénérer physiquement et spirituellement. On nesaurait en effet les tolérer comme tels à cause de « leur aversion pour les autres peuples et deleur morale relâchée » ; l'ignorance n'a-t-elle pas « dépravé leurs facultés intellectuelles » ?Grégoire , qui qualifie le Talmud de « vaste réservoir, j'ai presque dit de cloaque où se sontaccumulés les délires de l'esprit humain »9, veut amener les Juifs par la douceur à la religionchrétienne, allant jusqu'à songer à rétablir la pratiques des sermons obligatoires.

9 Poliakov ; opcit, page 53.

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Face à l'antijudaïsme de l’Église, à la fois originel et dominant, l’antijudaïsme des Lumièresfait évidemment débat, puisqu'il s'énonce au nom de la raison et s'inscrit dans une visionconstitutivement christophobe. Il paraît difficile, en effet, de distinguer la visée proprementantijuive de la critique anticléricale ou antireligieuse. Reste que de cet antisémitismeantichrétien (Taguieff) et rationaliste (Lovsky) naîtra, certes par des chemins bien détournés,tout à la fois l'antisémitisme racial allemand, centré sur l'opposition entre Sémites et Aryenset l'antisémitisme social français, fondée sur la dénonciation du pouvoir financier juif, queBernard Lazare qualifiera d'antisémitisme économique. Que l'émancipation puisse ainsi menerà l'antisémitisme moderne, écrit Élie Barnavi, « voilà qui paraîtra paradoxal à un espritsoucieux de logique, mais c'est un fait historique indiscutable, quelque choquant pour laraison qu'il puisse être.10 »

Conclusion : Les Lumières malgré tout

Sans faire le procès des Lumières, en tant que telles, l'historien Poliakov et le politisteTaguieff pointent la responsabilité de ses philosophes dans la formation de l'antisémitismemoderne. Ils rappellent que l'adhésion au christianisme fixait les limites de l'antisémitisme etque la théorie de l'ancêtre commun fixait les limites du racisme. Nous l'avons vu : Voltairebrisa ces limites, et donna à l'antijudaïsme une puissance nouvelle, se revendiquant de laRaison, sinon de la science. Les premiers dérapages se produisent à la fin du XIXe siècle, enmême temps que le Vieux Continent s'éloignait du christianisme. En 1853-1855, Arthur deGobineau professe dans son Essai sur l'inégalité des races humaines, que l'humanité serait leproduit impur du métissage des races originelles. Cet essai sans prétention sera exploité àsatiété par les leaders racistes et notamment par Hitler. D'autres ouvrages donneront unsemblant de crédit à ces thèses délétères, tels les ouvrages de J-H. Chamberlain. Il ne s'agittoutefois pas de faire un mauvais procès à Voltaire. Le philosophe français ne s'inscrit en riendans l'antisémitisme de conception raciale, qui apparaîtra une centaine d'années après sa mortavec les doctrines biologisantes inventées par l'Allemagne du XIXe siècle. Au delà de saréelle aversion pour les Juifs, Voltaire reste avant tout comme le philosophe de la Tolérance11.Ses attaques acerbes contre les anciens Juifs n'appelaient nullement à l'extermination des Juifsde son époque, comme le démontre ici, presque par l'absurde, ce bien curieux passage de sonDictionnaire philosophique, :

« Vous ne trouverez en eux qu’un peuple ignorant et barbare, qui joint depuislongtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus

10 Elie Barnavi, Une Histoire moderne d'Israël, Champs Flammarion, Paris, 1991, page 15.11 Comme l’a relevé Léon Poliakov « au temps de la domination hitlérienne en Europe, un agrégé d’Histoire, Henri Labroue, n’eut pas de peine à composer un ouvrage de 250 pages à l’aide des écrits antijuifs de Voltaire. ». Agrégé d'histoire, Henri Labroue fut à l'origine député radical avant d'occuper en 1942 une chaire d’Histoire du judaïsme créée à la Sorbonne à la demande de Darquier Pellepoix, le sinistre commissaire aux Affaires juives. H. Labroue sera condamné en 1945 à 20 ans de réclusion et « naturellement » gracié en 1951.On se doute que cet ouvrage rédigé en 1942 est constamment réédité par une certaine presse d'extrême droite française. Dernier exemple de réédition, H. Labroue, Voltaire antijuif, éditions Déterna, collection « Documents pour l’Histoire ».

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invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent. Il ne fautpourtant pas les brûler. 12 »

Un siècle plus tard, le ton est déjà éminemment différent. C'est, en effet, dès le 19è s. que despenseurs, tout à la fois antichrétiens et antisémites, en viendront à penser un monde sans Juifs.C'est, ici, le cas du penseur anarchiste Pierre-Joseph Proudhon qui, en 1847, notait dans sescarnets :

« Juifs. Faire un article contre cette race qui envenime tout, en se fourrant partout,sans jamais se fondre avec aucun peuple. Demander son expulsion de France, àl'exception des individus mariés avec des Françaises ; abolir les synagogues, ne lesadmettre à aucun emploi, poursuivre enfin l'abolition de ce culte. Ce n'est pas pourrien que les chrétiens les ont appelés déicides. Le juif est l'ennemi du genre humain. Ilfaut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer.13 »

Enfin, une critique irraisonnée des Lumières ne devrait pas faire oublier le triste héritage del'antisémitisme chrétien médiéval qui retrouvera de sa vigueur au cœur du XIXè s. Supportsidéologiques de l’Ancien Régime, les Églises, irréductiblement opposées à la modernité nemanqueront pas de réactiver tous les anciens stéréotypes antisémites. Elles le feront d'autantplus volontiers qu'ils tiendront ces Juifs, principaux bénéficiaires de la Modernité, comme sesinstigateurs secrets. Les Juifs leur apparaîtront comme la cause de l’effondrement de l’Ordrechrétien. L’appartenance de nombreux Juifs à des mouvements de pensées éminemmentprogressistes et à des sociétés de pensée telles que la franc-maçonnerie, renforcera encore leurimage de dangereux fauteurs de trouble.

12 Le Dictionnaire philosophique (1769), Voltaire, éd. Moland, 1875, t. 19, chap. Article "Juifs", p. 52 13 Carnets de Proudhon, Marcel Rivière, éd. Pierre Haubtmann, 1961, t. II, 6, p. 337.

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COLONIALISME ET RACISMECOMME MATRICE DE LA SHOAH:

LE CAS DU GENOCIDE DES HERERO14

Joël Kotek

A la fin du XIXème siècle, fascinées par l’essor du darwinisme et hantées par laterreur que leur inspirait l’apparente décadence des sociétés et des individus, de nombreuxscientifiques en virent à l’idée de biocratie. Ces savants, qui entendaient purifier l’humanitéde toutes les formes possibles de « dégénérescence » se divisait en deux courants principaux.Le premier, proche des lumières et hostile à l’antisémitisme, souhaitait promouvoir unprogramme de prévention des maladies et des épidémies par des méthodes dites « positives » ;le second, proche des anti-lumières et de la pensée ethno-nationaliste germanique (volkisch)entendait appliquer à l’espèce humaine la théorie darwinienne de la sélection naturelle. Hantéspar la terreur du déclin de leur « race », de nombreux savants allemands en arrivèrent assez tôtà la notion de « valeur de vie négative », convaincus que certaines formes de vies, ici,individuelle (on songe aux handicapés), là, collective (on songe aux peuples ‘primitifs’) nevalaient pas la peine d’être conservées. A croire ces savants allemands, les êtres et races‘supérieures’ avaient droit de vie et de mort sur les êtres et races jugées ‘inférieures’(politiques d'euthanasie active et de génocide). Ce fut sur base de leurs théories qu'Hitler maisavant lui l'Empereur Guillaume II en vint au génocide des Herero. Rares sont ceux quiconnaissent aujourd’hui l'existence, l'histoire et le destin des Hereroi. Et pourtant, c’est à cepetit peuple, qui vivait dans les limites de l’actuelle Namibie, qu’a échu le triste privilège desubir, en 1904, le premier génocide du XXème siècle -onze ans avant celui des Arméniens- etd’inaugurer, en 1905, le travail concentrationnaire forcé15.

Un empire colonial allemand tardif mais décidé

L’installation des premiers colons européens en terre namibienne est assez tardive.Elle se situe dans la seconde moitié du 19ème siècle. Ces colons, pour la plupart des fermiersd'origine allemande, étaient intéressés par l'élevage de moutons qui fournissaient des produitslaitiers, de la viande, de la laine et du cuir et qui supposaient de grandes étendues de terrepour les élever. Le premier contrat d'achat de terre est conclu en 1883 entre un commerçantallemand originaire de Brème, Adolf Lüderitz, et un chef local de la tribu Nama. C'est ledébut officieux de la colonisation allemande. La colonie prendra le nom de Südwest-Afrika.En 1902, la colonie compte quelques 4.500 blancs (2.600 allemands, 1.400 Afrikaners et 450britanniques) pour près de 200.000 Africains, parmi lesquels 80.000 Herero, 60.000 Ovamboet 20.000 Nama. Le but à atteindre, du point de vue allemand, était de transformer le Sud-ouest africain (SWA) en une colonie de peuplement blanche, de parquer les indigènes dansdes réserves et, s’ils s’avéraient récalcitrants et gênants, de s’en débarrasser ni plus ni moins.A l’évidence, les perspectives de l’Allemagne coloniale étaient bien celles d’une Afrique

14 Adaptation de l'article 'Le génocide des Herero, symptôme d'un Sonderweg allemand ?' In Revue d'histoire de la

Shoah (RHS) n° 189, Violences de guerre, violences coloniales, violences extrêmes avant la Shoah, juillet-décembre 2008.15 S’il est vrai que la réalité du phénomène concentrationnaire préexiste au « traitement » du cas Herero par les Allemands, le

camp subit à cette occasion, en associant enfermement et travail forcé, une mutation décisive.

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blanche traversant l’Afrique d’Est en Ouest. Les premières réserves indigènes sont fixées dès1897 pour les Nama. Sept ans plus tard, en 1903, les Herero se trouvent à leur tour confinésdans des zones tribales. C'est dans ce contexte qu’ils se révoltent, en janvier 1904, sous laconduite de leur chef, Samuel Maharero. Disposant de fusils, les insurgés sabotent les voiesde chemin de fer et incendient les fermes. Près de 123 colons allemands sont massacrés, à97% de sexe masculin, le chef Herero ayant ordonné de ne pas toucher aux femmes, auxenfants ainsi qu’aux Britanniques et aux prêtres. La réponse allemande est strictementmilitaire. Berlin décide de l’envoi massif de troupes coloniales placées sous lecommandement du général Lothar von Trotha. Ce choix n’est pas né du hasard. C'est sur basede sa réputation d’ancien commandant des forces coloniales en Afrique de l'Est allemande(Tanganyika), où il s’était illustré par son extrême brutalité contre les mouvements derébellion, qu'on lui confie sa nouvelle mission. Par ses méthodes expéditives, Von Trotha estapprécié de l’État-major impérial.

1904: le premier génocide du siècle

Fidèle à sa réputation, Von Trotha se proposera, ni plus ni moins, d’en terminer une fois pourtoute avec la question herero16. Il est vrai que pour la majorité des colons, le soulèvementconstitue une véritable aubaine : il leur fournit le prétexte idéal pour se débarrasser à boncompte d’une population qui gêne leurs ambitions. C’est la raison pour laquelle la répressioncoloniale, menée tambour battant, par Lothar von Trotha, prendra presqu’immédiatement uneforme génocidaire, où l’intention n’est pas tant de soumettre l’ennemi que de l’éradiquer,purement et simplement. C’est bien dans une logique génocidaire que von Trotha décida, lorsde la bataille d’Hamakari-Waterberg du 11 août 1904, d’exterminer non seulement les 5 à6.000 combattants qui étaient venus à sa rencontre mais aussi la majorité des civils qui, parmilliers, les accompagnaient. Cette décision, qui dépasse de loin le cadre strictement colonial,ressort très clairement de l'ordre dit d'extermination (vernichtungsbefehl) du 2 octobre 1904,lequel vient logiquement compléter la première phase d’engagement. Ce texte, rédigé en«petit nègre» par le général Trotha, était dès plus clairs :

"Moi, le général des troupes allemandes, adresse cette lettre au peuple herero. LesHerero ne sont plus dorénavant des sujets allemands. Ils ont tué, volé, coupé des nez,des oreilles, et d'autres parties de soldats blessés et maintenant, du fait de leurlâcheté, ils ne se battent plus. Je dis au peuple : quiconque nous livre un Hererorecevra 1000 marks. Celui qui me livrera Samuel Maharero {le chef de la révolte}recevra 5000 marks. Tous les Herero doivent quitter le pays. S'ils ne le font pas, je lesy forcerai avec mes grands canons. Tout Herero découvert dans les limites duterritoire allemand, armé comme désarmé, avec ou sans bétail, sera abattu. Jen'accepte aucune femme ou enfant. Ils doivent partir ou mourir. Telle est ma décisionpour le peuple Herero.17"

16 Helmut Bley, South West Africa under German rule, Heinemann, London, 1971

17 Jon Bridgman & Leslie J. Worley, “Genocide of the Herero”, pages 3-40, in Samuel Totten, William Parsons, Israël

Charny, Century of Genocide, Eyewitness Accounts and critical Views, 1997, Garland Publishing, Inc. New York & London, 1997, page 14.

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Qu’on la caractérise de ‘génocide’ ou de ‘nettoyage ethnique’, la guerre menée parl’Allemagne est bien d’essence raciale et génocidaire. Le journal de campagne du général enchef des troupes allemandes d’Afrique en témoigne à souhait :

«Maintenant, je dois me demander comment arrêter la guerre avec les Herero. Lepoint de vue du Gouverneur et de quelques vieux coloniaux diffère complètement dumien. Ceux-ci poussent depuis le début à la négociation et considère le peuple Hererocomme un matériel productif nécessaire pour le développement futur de la colonie. Jeconsidère que la nation Herero comme telle doit être annihilée, ou si ce n’est pastactiquement pas possible, expulsée hors du territoire par tous les moyens possibles.(…) J’estime le plus approprié que la nation périsse (…) Ma politique est d’exercer laviolence par tous les moyens possibles, y compris terroristes. Je détruis les tribusafricaines par un courant de sang et d’argent. Ce n’est qu’une fois ce nettoyageaccompli que quelque chose de nouveau pourra émerger, et qui restera.»18

Le point de vue des militaires, comme on peut l’inférer du texte qui précède, ne fait pasl’unanimité. Il est notamment battu en brèche par l’administration civile de la colonie. Sûr deson fait et de sa mission, von Trotha ne se laissera pas gagner aux arguments « réalistes » del'administration civile. Sa lettre du 4 octobre 1904 à von Schlieffen, le chef d'Etat-major del’armée impériale, n’en fait pas mystère. Il continue à défendre la thèse de l’élimination pureet simple des indésirables :

"La nation Herero devait être soit exterminée ou, dans l'hypothèse d'une impossibilitémilitaire, expulsée du territoire (…) J'ai donné l'ordre d'exécuter les prisonniers, derenvoyer les femmes et les enfants dans le désert (…) Le soulèvement est et reste ledébut d'une guerre raciale.19"

Début 1905, la révolte est logiquement matée. La tribu autrefois florissante n'est plus quel'ombre d'elle-même. Que restait-il de la glorieuse tribu majoritaire de 1904 : tout au plus unedizaine de milliers d’individus réfugiés dans les colonies britanniques voisines, à quois’ajoutent les quelques milliers qui ont réussi à se fondre dans le bush20. L’ordred’extermination est toutefois levé. Toute rongée qu’elle est par la haine raciale, l’Allemagnewilhelminienne n’est pas celle des Nazis. Elle est et reste sensible et attentive aux fluctuationsde l’opinion publique. Or, les réactions d'hostilité à sa politique africaine fusent de toute part,à l’intérieur du pays (missions chrétiennes et opposition libérale et sociale-démocrate auReichstag) comme à l’extérieur (presse internationale). Se posent ensuite des considérationsplus prosaïques, d’ordre économique. Comme l’avait pressenti et craint le Gouverneur civil,Leutwein, la guerre a provoqué une véritable pénurie de main d’œuvre. Les entrepriseslocales ne cessent de réclamer auprès du gouvernement le transfert des prisonniers de guerre :

« Selon des rapports, un grand nombre de Herero ont déjà été capturés dans labataille de Waterberg. Prenant en compte que leur internement … risque de causer degrandes difficultés, la Gibeoner Schurf und Handelsgesellschaft a immédiatement

18 Jan-Bart Gewald, Herero heroes, James Currey ed., James Currey (Oxford), David Philip (Cape Town), Ohio University

Press (Athens), 1999, page 174.

19 Horst Drechsler, Let us die fighting: the struggle of the Herero and the Nama against German imperialism, Zed Press,

London, 1980, page 161.

20 http://www.klausdierks.com/FrontpageMain.html

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formulé la demande que ces prisonniers, soit 50 à 100 hommes, lui soientimmédiatement accordés comme mineurs (…) Il serait peut-être souhaitable que cesHerero soient enchaînés par groupe de 10 avant d’être transportés vers le Sud .21 »

Dégradation du prestige de l’Allemagne, crainte de la formation d’une guérilla organisée,pénurie de bras : tout incite von Schlieffen et le chancelier von Bulow à rompre en visièreavec la politique de von Trotha. Pour cela, il faut d’abord convaincre Guillaume II. VonBulow s'y emploie à l'aide de quatre arguments essentiels : 1) la politique d'exterminationtotale n'est pas chrétienne (c’est le point le plus faible de son argumentation, l’empereurestimant que les concepts chrétiens ne s'appliquent ni aux païens ni aux sauvages), 2) elle estirréaliste, 3) elle est économiquement insensée, 4) elle risque de donner aux Allemands uneterrible réputation parmi les nations civilisées.

1905: les premiers camps de travaux forcés du siècle

Après trois semaines de discussions et de débats parfois très vifs, Guillaume II se laissefléchir. Exit la politique d’extermination systématique. Commence celle de l’esclavage :dorénavant, tout Herero qui se rend aux autorités ne sera plus abattu mais considéré commeprisonnier, astreint aux travaux forcés et marqué des lettres GH pour "Herero capturé"(gefangene). Les survivants du génocide ne sont pas autorisés à repeupler le Hereroland,désormais terre d'empire, mais regroupés dans des camps de concentration ; l'usage du motkonzentrationslagern, traduit directement de l’anglais, apparaît tel quel dans un télégramme dela chancellerie, en date du 14 janvier 190522. Les Allemands n’ont pas seulement retenu lesleçons espagnoles et britanniques23 : ils améliorent le système en y associant le travail forcé.Pour la première fois, en effet, camp de concentration et travail ont partie liée. Pour lapremière fois, l’usage du camp est post-bellum, hors contexte militaire.

Si l’on ne peut plus parler de volonté génocidaire en tant que telle (l’internementconcentrationnaire s’inscrit dans une phase postgénocidaire), le type de traitement qui estdésormais prôné s’apparente à celui qui aura cours dans les camps de concentration nazis : onse débarrasse des internés en les éliminant par le travail. Une statistique, d’autant plus fiablequ'elle émane des archives du ministère allemand des colonies, en témoigne. En 1905, ce sontquelque 10.632 femmes et enfants et 4.137 hommes, en majorité Herero (s’y trouvent mêlésdes représentants d’autres ethnies), qu'internent les autorités coloniales allemandes. Lesconditions de vie dans les camps étant particulièrement pénibles, plus de la moitié desinternés, soit 7.862 personnes exactement, périssent dès la première année de captivité24. Al’origine, les militaires réservent les Herero à leur usage personnel. Ce n’est qu’à partir de1905, et non sans difficultés, que les entreprises civiles obtiennent leur quota de prisonniers,

21 Jan-Bart Gewald, Herero heroes, page 186.

22 NNAW, ZBU 454 DIV 1.3. Band 1, Telegramm des Reichskanzlers an das Gouvernement, eingegangen am januar 1905,

in Jan-Bart Gewald, page 186.

23 C’est en 1896, lors de la guerre d’indépendance de Cuba que les Espagnols inventent les camps de concentration pour

isoler les civils des guérilleros; les Britanniques firent quatre plus tard avec les Boers. Voir Joël Kotek et Pierre Rigoulot, Le siècle des camps, Lattes, Paris, 2000.

24 Drechsler, op. cit., page 213.

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main d’œuvre précieuse puisque, comme le stipule une circulaire, «en tant que prisonniers, ilne saurait être question de les payer pour leur travail.25»

Les demandes doivent transiter par l’autorité locale qui établit les besoins civils et en réfère àl’autorité militaire qui reste toujours prioritaire (Etappenkommand). Les civils se voient ainsiallouer des « travailleurs » qu’ils doivent aller chercher, au jour le jour, dans les différentscamps qui sont apparus dans le pays – certaines grandes compagnies privées, comme lacompagnie maritime Woermann, possèdent, elles, leurs propres camps.

Ce sont des Herero qui vont édifier la ligne de chemin de fer Luderitzbucht-Keetmanshoop.Un Britannique, Lelsie Cruikshank Barlet, témoin des faits, rapporte les scènes d'apocalypsequi accompagnent ces travaux : sous-nutrition, cris et insultes, coups de fouet, viols, hommeset femmes épuisés ou blessés, abattus le long de la voie ferréeii. Témoignage confirmé par uninstituteur herero, Samuel Kariko :

"… Le nouveau gouverneur allemand promit la vie sauve aux quelques milliersde survivants, des squelettes sur pieds pour la plupart, qui se cachaient encore dans leBush. Ils seront rassemblés, à leur tour, dans l'île de Luderitzbucht dans desconditions très précaires (…) Les gens y mourraient comme des mouchesempoisonnées. Les enfants et les vieillards, d'abord, les femmes et les hommes les plusfaibles, ensuite (…) Les hommes valides étaient astreints à travailler aux dépôtsportuaires et ferroviaires. Les jeunes femmes, mêmes celles qui étaient mariées,devenaient les concubines des soldats (…)26"

Luderitzbucht, Swakopmund et Karibib : tous les rapports concordent quant à la sauvageriequi est de mise dans ces trois camps de travail. C’est Hendrick Fraser qui écrit, sous serment :

« Lorsque je suis entré à Swakopmund, j'ai vu beaucoup de prisonniers de guerreHerero. (…) il devait y avoir quelque 600 hommes, femmes et enfants. Ils étaient dansun enclos sur la plage, ceint de fils barbelés. Les femmes devaient travailler commeles hommes. Le travail était harassant … Elles devaient pousser des chariots, chargésà ras bord, sur une distance de plus de 10 km. (…) Elles mourraient littéralement defaim. Celles qui ne travaillaient pas étaient sauvagement fouettés. J'ai même vu desfemmes assommés à l'aide de pioches. Les Allemands faisaient cela. J'ai vupersonnellement six jeunes femmes assassinées par des soldats allemands. Elles furenttuées à la baïonnette. J'ai vu leurs corps. Je suis resté là six mois. Les Hereromourraient quotidiennement sous l'effet de la fatigue, des mauvais traitements et desconditions de détentions. Ils étaient très mal nourris et n'arrêtaient pas de medemander, comme aux autres gens originaires du Cap, de la nourriture. Les soldatsallemands abusèrent de jeunes Herero pour assouvir leur besoins sexuels27."

Ces conditions sont bien celles des camps de concentration nazis dans sa phase internationale(1939-1944)28. De manière générale, de curieuses similitudes avec le systèmeconcentrationnaire ne manquent pas d’étonner. Ainsi la froide et rigide disciplinebureaucratique : les autorités sont astreintes à des rapports mensuels au gouvernement central

25 Jan-Bart Gewald, op. Cit., page 188.

26 Genocide of the…, op. cit., page 37.

27 Genocide of the…, op. cit., page 36.

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où doit figurer le nombre de prisonniers, catégorisés en hommes, femmes et enfants, allouésaux civils comme au gouvernement. Dans la mesure où ces listes doivent faire le compte de lamain d’œuvre effectivement disponible, les prisonniers sont qualifiés d’«aptes» ou de «nonaptes» au travail. {Arbeitsfähig/Unfärig}. Dans le cas de Swakopmund, la liste des autoritéslocales est assortie d’un registre des morts {Totenregister}, qui détermine de manière préciseles causes de mortalité : épuisement, bronchite, arrêt cardiaque, typhus29. Plus confondantencore serait l’utilisation de prisonniers de guerre herero pour des expérimentationsmédicales30. Le Dr Carla Krieger Hinck, dans sa thèse de doctorat, mentionne l’envoi dans lesuniversités de Breslau (Wroclaw) et de Berlin de collections de crânes herero, préalablementnettoyés par des prisonnières de guerre à l’aide de tessons de verres. De nombreux corps dependus herero ou nama seront encore acheminés vers l’Allemagne en vue d’y être disséqués.Quarante ans plus tard, des médecins nazis collecteront des squelettes de (déportés) Juifs31. En1908, en partie sous la pression de l'opposition parlementaire, les camps sont démantelés.Pour autant, les survivants ne sont pas autorisés à regagner leur territoire d'origine. Ils sontdispersés dans différentes fermes, portant au cou un disque de métal où figure leur numéro dematricule. La même année, les mariages interraciaux sont interdits ou annulés. Les Allemandsconcernés sont déchus de leurs droits civiques. C’est en cette même année que le Dr EugenFischer, père de l’anthropologie génétique allemande, pose les pieds dans le Sud-Ouestafricain. Trois ans plus tard, soit en 1911, les autorités coloniales allemandes recensent15.130 Herero. Une majorité de herero a disparu en l’espace de septe ans, justifiant l’opiniond’un historien allemand selon laquelle les Herero avaient cessé d’exister en tant que tribu32.Certes, les historiens divergent sur le bilan du génocide. Selon le rapport Whitaker de l’ONUde 1985, ce seraient quelques 65.000 Herero (80% du total de la population) et 10.000 Nama(50%) qui auraient été exterminés entre 1904 et 1907. Tandis que certains estimationsmajorent le nombre de victimes jusqu’à 100.000, d’autres révisent le bilan des massacres à labaisse. Ainsi, estimant la population herero à 40.000 en 1904, Walter Nuhn avance pour sapart le chiffre de 24.000 victimes33. L’essentiel à retenir est que même dans cette hypothèsebasse, ce fut bien la part substantielle du peuple herero qui fut retranchée en l’espace dequatre années. Dans toutes les hypothèses, mis à part celles des historiens négationnistes, lecaractère génocidaire du conflit ne fait aucun doute. Le simple fait que les Herero neconstituent plus aujourd’hui qu’une portion congrue de la mosaïque ethnique namibienne entémoigne à souhait. Les 120.000 Herero ne pèsent guère plus de 7 à 8% de la populationactuelle de la Namibie, estimée à 1,8 millions d’individus.

Conséquence logique du génocide, les Herero sont aujourd’hui nettement dépassés en nombrepar les Ovambo. Cette faiblesse démographique n’est pas sans expliquer l’extrême difficultédes Herero à faire endosser par la SWAPO, un parti largement dominé par l’ethnie Ovambo,leur campagne visant à obtenir des réparations de l’Allemagne fédérale. La perspective de28 On parle bien sûr des camps de concentration (KL) et non des des centres d’extermination nazis (SK) où furent

exterminés industriellement les Juifs.

29 Jan-Bart Gewald, op. cit, page 189

30 Voir Jan-Bart Gewald, page 189.

31 Voir infra le cas du professeur Hirt de l’université de Strasbourg.

32 Lire Jon Bridgman & Leslie J. Worley, “Genocide of the Herero”, op. cit., page 20.

33 Walter Nuhn: Sturm über Südwest. Der Hereroaufstand von 1904. Bernhard & Graefe-Verlag, Koblenz 1989.

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réparations ciblées a longtemps effrayé les dirigeants de la SWAPO, inquiets à l’idée d’unsubit enrichissement des Herero et, par là, d’un risque d’hégémonie politique.

3) Un génocide finalement reconnu

Si, à maintes reprises, l’Allemagne en arriva à reconnaître sa « responsabilité historique »envers la Namibie (c'est la raison pour laquelle, cet Etat est aujourd’hui le principaldestinataire de l’aide allemande au tiers-monde), elle se refusa jusqu'à il y à peu à l’idéed’excuses ciblées aux seuls Herero. Cette réticence explique sans doute aussi pourquoi, en2003, le chancelier Gerhard Schröder se refusa, lors de sa première tournée africaine de passerpar la Namibie et ce, malgré une étape en Afrique du Sud voisine. Tout s’accéléra pourtant en2004, à l’occasion du centenaire des massacres de 1904. Le 11 janvier 2004, à Okahandja,l’ancienne capitale des Herero, l’ambassadeur Wolfgang Massing, exprima le «profondregret» de Berlin pour l’écrasement du soulèvement, qualifié de « chapitre le plus noir del’histoire coloniale allemande », sans aller toutefois jusqu'aux excuses officielles, sans mêmeparler de compensations ciblées aux seuls Herero et ce, pour ne pas risquer de raviver lestensions interethniques entre herero et Ovambo. Il faudra attendre le mois d’août 2004 pourvoir l’Allemagne présenter ses excuses officielles. Ce sera chose faite lors des cérémonies ducentième anniversaire de la bataille de Waterberg. La qualification de génocide futexplicitement reconnue par la ministre allemande de l’Aide au développement, HeidemarieWieczorek-Zeul : « Nous, Allemands, acceptons notre responsabilité morale et historique ».Premier responsable allemand à participer à ces cérémonies, la ministre admit que « Lesatrocités perpétrées alors auraient dû être qualifiées de génocide », Tout en excluant desindemnisations pour les descendants des victimes, elle promit la poursuite de l’aideéconomique à la Namibie. Le travail de mémoire poursuivit dès lors son cours. En octobre2006, le conseil municipal de la ville de Munich décida de renommer Hererotraße, la rue queles nazis avaient baptisée ‘von Trotha’ en 1933. Un an plus tard, en février 2007 unecérémonie marquant le centième anniversaire du massacre des 10.000 membres de la tribuNama fut encore organisée en présence de l'Ambassadeur d'Allemagne. La cérémonie eut lieudans la baie de Luderitz, non loin du camp de concentration de Shark Island (l’île auxrequins). L'autre marquant de 2007 furent les excuses en octobre, des descendants de Lotharvon Trotha lors d’une visite à l’invitation des chefs traditionnels herero34. L’Allemagne en estfinalement venu à reconnaître la réalité du génocide de 190435.

Du Racialisme allemand au racisme nazi

S’il est clair que les Herero furent bien loin d’être les seuls victimes du colonialisme européenet que des réparations pourraient constituer un dangereux précédent pour toutes les anciennes

34 The Namibian (Windhoek), 18 December 2007

35 Il existe naturellement un courant négationniste propre au génocide des Herero. Comment en pourrait-il être autrement :tout génocide sécrète son négationnisme ! Les 25.000 descendants des colons allemands, qui contrôlent toujours près de lamoitié des terres cultivées, dont certaines autrefois herero, ne voient pas d’un bon œil l’entreprise de repentance allemande.Plus encore que les Ovambos, ils ont de bonnes raisons à craindre la perspective de restitutions. A croire Eckhart Mueller, leprésident de l’organisation culturelle germano-namibienne, par l’invocation du génocide, les Herero ne visent qu’à soutirer del’argent aux Allemands : « ils pourraient tout aussi bien trouver bien autre chose. Je pense qu’il faut brûler le passée etregarder vers le futur. » Parmi les historiens négationnistes, se dégage la figure de Claus Nordbruch, un Allemand d’Afriquedu sud à la démarche résolument faurissonienne. Toutes les évidences et preuves sont systématiquement retournées contre lathèse du génocide.

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puissances impérialistes, on aura compris que notre thèse est de postuler la singularité desmassacres de 1904 pour constituer à nos yeux le premier et seul génocide colonial. Avec l’his-torien Atieno Odhiambo, professeur d’histoire africaine contemporaine à la Rice University,nous estimons qu’“il ne s’agissait pas cette fois-ci d’une conquête coloniale. Ce fut un géno-cide (…) En terme de destruction, on ne trouve pas d’équivalent dans l’Afrique sub-saha-rienne. La politique (d’extermination) fut bien délibérée.» Les massacres de 1904 semblentbien annoncer à bien des égards la Shoah.

D'aucuns seraient tentés de considérer le destin des Herero comme la résultante, non d’uneattitude particulière des colonisateurs allemands, mais de la logique coloniale globale. Or s’ilest vrai que les Belges, les Français, les Britanniques ou les Hollandais ont égalementmaintenus leur pouvoir en faisant appel à des méthodes de gangsters, il n'en reste pas moinsque c’est bien moins la Grande-Bretagne de Victoria que l’Allemagne de Guillaume II quiconstitue une matrice des camps de concentration nazis, voire de la Shoah36. C’est dans leSud-ouest africain, et pas dans les Indes, que naissent des camps où des hommes, des femmeset des enfants sont parqués, afin d’y être éliminés - par le travail. C’est là que des hommes desciences, sont mis à contribution pour fournir une base «objective» aux crimes du pouvoircolonisateur. Deux des maîtres de Josef Mengele, Theodor Mollisson (1874-1952) et EugenFischer y effectuent des recherches, le premier en 1904, l’année même du génocide herero37 ,la seconde en 1908. Eugen Fischer est l’un des premiers savants à prouver la validité desrègles mendéliennes, non plus sur les plantes ou les animaux, mais sur l’homme. En 1908,année de la fermeture des camps, le brillant professeur d’anatomie de l’université de Fribourg,débarque en Afrique du Sud-ouest avec l’intention d'étudier la transmission de différents traitscorporels (couleur des yeux, de la peau, etc.) au sein de la population métisse de la colonieallemande. La «qualité raciale» des enfants issus de mariages mixtes, voilà ce qui l’intéresse.Le peuple des "Bâtards de Rehoboth", comme on les désigne alors, semble lui offrir desconditions expérimentales comparables à celles du botaniste-hybrideur d’espèces : l’existencede registres de mariages et de naissances lui permettra, estime-t-il, de reconstituer lesgénéalogies des descendants des colonisateurs et des femmes indigènes, de constituer desgroupes selon le degré de métissage et de relever la forme dominante ou récessive descaractères transmis aux descendants. Son livre, « Die Rehoboth Bastards und dasBastardisierungsproblem beim Menschen » (les bâtards de Rehoboth et le problème debâtardisation chez l’être humain) paraît en 191338. Il y démontre les effets nocifs, pour lesAllemands s’entend (elle ne pouvait qu’être bénéfique pour les Africains) de la mixité raciale.A ses yeux, il ne fait pas de doute que les enfants issus de mariages entre Blancs et Noirs ontdes capacités intellectuelles plus réduites que les enfants issus de deux géniteurs blancs. Apropos des « métis » de la colonie allemande, il écrit: « qu’on leur garantisse donc le degréprécis de protection qui leur est nécessaire en étant que race inférieure à la nôtre, rien deplus, et uniquement tant qu’ils nous sont utiles – autrement que joue la libre concurrence,

36 Jon Bridgeman, "The revolt of the Herero." University of California Press, 1981; Donald G. McNeil Jr. “Its Past on Its

Sleeve, Tribe Seeks Bonn's Apology”, New York Times, Late Edition - Final ED, COL 01, P.3, Sunday May 31 1998; Tom Sanders, “Imperialism and Genocide in Namibia”, Socialist Action, April 1999.

37 Il enseignera l’anatomie à l’Université de Munich de 1926 à 1941.

38 Pour l’histoire du KWI (Institut Empereur Guillaume) et la biographie d’Eugen Fischer, on peut se reporter à l’ouvrage

de Benno Müller-Hill, Science nazie, science de mort, l’extermination des Juifs, des Tziganes et des malades mentaux, Odile Jacob, Paris, 1989.

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c’est-à-dire, selon moi, qu’ils disparaissent39». Dans sa "Chronologie de l’histoirenamibienne", Klaus Dierks décrit comment le savant allemand se servit du corps du chefnama Fredericks pour des mesures anatomiques. "Son cadavre décapité a été utilisé parFischer pour démontrer ses théories raciales sur la supériorité de la race allemande", écritDierks, ajoutant que Fischer a également étudié les cadavres de 770 autres prisonniers40.

Ces recherches feront le lit des raciologues tels comme Günther et von Verschuer, car,permettant d’étendre les conclusions de Mendel à l’homme, elles permettent en même tempsde remiser l’ancienne conception du métissage : à l’idée d’hérédité par mélange, au sens defusion, on substitue celle d’hérédité par combinaison de caractères inaltérables41. En l’absencede matériel colonial (les Allemands perdent en effet toutes leurs possessions à la suite duPremier Conflit mondial), les disciples de Fischer en viennent à privilégier leurs recherchessur les enfants bâtards judéo-allemands et tsiganes (Mischlinge) ainsi que sur les jumeaux42.Pour les tenants de la doctrine nordique : les croisements laissent les caractères identiques,l’hybridation ne provoque pas d’altération des gènes. Le métissage laisse le patrimoine racialinchangé. Conclusion des tenants d’une politique de « renordification » : par des croisementsappropriés, les traces du métissage peuvent s’effacer et laisser réapparaître la race nordique àl’état "pur". Ces idées, Fischer les reprend dans un manuel qu’il rédige avec Baur et Lenz,Menschliche Erblichkeitslehre und Rassenhygiene, théorie de l’hérédité humaine eteugénisme. L’ouvrage ne passera pas inaperçu. En 1923, emprisonné à la Forteresse deLandsberg, Hitler le lira dans sa seconde édition et s’en inspirera pour maints passages de sonMein kampf43. En 1927, la société de l’Empereur Guillaume fonde un Institut de l’EmpereurGuillaume (KWI) d’ «Anthropologie, théorie de l’hérédité humaine et eugénisme» à Berlin-Dalhem. Elle nomme Eugen Fischer à la direction de l’Institut. Le 30 janvier 1933, Hitlerdevient chancelier, le 1er février le Pr. Fischer tient une conférence sur «le croisement racial etla performance intellectuelle» dans le pavillon Harnack de la société de l’empereur. En juillet1933, il est élu recteur de l’université de Berlin où il enseigne la médecine 44. Malgré sonsoutien au régime nazi jusqu'à l'extrême fin de la guerre, Eugen Fisher ne sera inquiété aprèsguerre.

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C’est Hannah Arendt qui tient les « massacres terribles » et « les meurtres sauvages » despuissances impérialistes européens pour responsables de l’introduction triomphante demoyens de pacification menant au totalitarisme et au génocide. L’impérialisme triomphant,

39 Benno Müller-Hill, op. cit., page 194.

40 http://www.klausdierks.com/FrontpageMain.html

41 Voir l’excellente contribution d’Annegret Ehmann, «From colonial Racism to Nazi Population Policy », pages 115-133,

in The Holocaust and History, the know, the unknow, the disputed and the reexamined, edited by Michael Berenbaum andAbraham J. Peck, Indiana University Press , published in association with the USHMM, Washington, Bloomingtom, 1998, page 119. Otmar von Verschuer, dont le Dr Mengele fut l'assistant, devient, dès 1952, président de la société allemande d'anthropologie.

42 Annegret Ehmann, op. cit., page 120.

43 Ibidem, page 194.

44 Sur la médecine nazie, voir aussi l’ouvrage des Dr. Yves Ternon et Socrate Helman, Histoire de la médecine SS ou le mythe du racisme biologique, Casterman, Tournai, 1969.

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écrit-elle, rend le racisme nécessaire, puisque lui seul peut fournir un substrat, et donc uneexcuse, aux violences auxquelles il s’adonne : « Là, sous le nez de tout le monde, setrouvaient un grand nombre d’éléments qui, une fois réunis, pouvaient créer un gouvernementtotalitaire sur la base du racisme45.»

En 1912, le pasteur Paul Rohrbach écrit dans son best-seller La Pensée allemande dans lemonde:

« …qu’il s’agisse de peuples ou d’individus, des êtres qui ne produisent riend’important ne peuvent émettre aucune revendication au droit à l’existence. »

Cette philosophie coloniale, c’est comme chef de l’immigration allemande du Sud-Ouestafricain, qu’il l’a faite sienne :

« Nulle philanthropie ou théorie raciale ne peut convaincre des gens raisonnables quela préservation d’une tribu de Cafres de l’Afrique du Sud … est plus importante pourl’avenir de l’humanité que l’expansion des grandes nations européennes et de la raceblanche en général. … C’est seulement quand l’indigène a appris à produire quelquechose de valeur au service de la race supérieure, c’est-à-dire au service du progrès decelle-ci et du sien propre qu’il obtient un droit moral à exister. »46

La Shoah s’explique autant par la tradition antisémite proprement européenne que parl’expérience corruptrice née du colonialisme. En renforçant le mythe de la supériorité del’Homme blanc et, par là, légitimé l’usage de la violence extrême contre tout ce qui n’était paslui, l’expérience coloniale a préparé les pires catastrophes du XXème siècle. La brousseannonce les horreurs de la Guerre de 14-18 et du génocide nazi. Le génocide des Herero,premier génocide du terrible 20ème siècle, pour reprendre l'expression d'Albert Camus, est làpour nous le rappeler.

45 Sven Lindqvist, op. cit., page 12.

46 Sven Lindqvist, op. Cit., page 198.

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Camps et centres d'extermination au XXe siècle : essai de classification 47

Non sans raison, on lie indissolublement totalitarisme et régime concentrationnaire : ils forment eneffet, aux yeux de la plupart des observateurs, une famille, certes monstrueuse, mais cohérente et enquelque sorte logique. Pour autant, les camps de concentration (civils) ne sont pas une création exnihilo du totalitarisme. Ils n’apparaissent pour la première fois ni en Italie fasciste, ni en Unionsoviétique, ni en Allemagne nazie, ni même en Espagne franquiste, mais à la fin du siècle dernier, àCuba, lors d’une guerre de libération nationale, puis en Afrique du Sud, pendant la guerre des Boers.Ils témoignent ainsi d’un rapport plus complexe à la modernité qu’on ne l’estime généralement.

Qu’est ce qu’un camp ? Un terrain rapidement et sommairement équipé (ici, sur un terrain vague, là,dans une ancienne usine, une mine, etc.), le plus souvent clos hermétiquement, où sont regroupés enmasse, dans des conditions précaires et peu soucieuses de leurs droits élémentaires, des individus oudes catégories d’individus, supposés dangereux et/ou nuisibles. L’objectif premier d’un camp estd’éliminer (au sens étymologique du terme eliminare, qui signifie en latin « faire sortir »), de fairedisparaître (exterminare) du corps social toute personne considérée comme politiquement,« racialement » ou socialement suspecte. À l’origine, le camp de (re)concentration est supposétemporaire et destiné à faire face à un afflux massif de détenus, consécutif à une crise majeure, civileou militaire. Les mots « provisoire » et « massif » sont importants. Ils expliquent le caractèresommaire de l’installation : ici, des tentes, là des bâtiments désaffectés, hâtivement « rénovés » par lesdétenus eux-mêmes, et presque partout, du fil de fer barbelé en guise de murailles.

Camp ou prison ?

La ligne de démarcation entre le camp et la prison n’est pas toujours aisée à tracer. Le travail forcé,tout emblématique qu’il soit de l’univers concentrationnaire, ne permet pas, à lui seul, d’établir laspécificité du camp, sa singularité par rapport au monde carcéral. On travaille, et durement, dans lesprisons chinoises. Le recours à la violence n’y suffit pas non plus : la prison stalinienne ne fut-elle pasle lieu par excellence de la quête d’aveux, par tous les moyens, y compris la torture ? Alors ? Ce qui,de notre point de vue, distingue vraiment le camp de la prison, c’est le cadre judiciaire. La prison, enrègle générale, est réservée aux personnes qu’un tribunal régulier a dûment jugées [1] ; c’est unedétention pénale. Au camp, affluent les détenus extrajudiciaires ; c’est une détention administrative.Le camp regroupe les cas « douteux », les suspects par essence (ceux qui n’ont pas encore commisd’acte criminel, mais dont on redoute qu’ils le fassent, puisqu’ils sont potentiellement nuisibles à lasociété). La prison enferme les individus considérés comme les plus néfastes, les plus dangereux pourla société, et qui ont été jugés comme tels. C’est en prison que seront détenus l’ancien empereur deMandchourie Pu Yi, les dignitaires du Kuomintang, la veuve Mao, Jiang Qing, l’activiste démocrate

47 Kotek Joël, « Camps et centres d'extermination au XXe siècle : essai de classification », Les Cahiers de la Shoah 1/ 2003

(no 7), p. 45-85.

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Wei Jingsheng, le prêtre catholique Hong Pinmeiou, l’ancien chef d’État chinois Liu Shaoqi [2] . C’esten prison que seront internés, avant d’être décapités, Hans et Sophie Scholl, leaders du groupe étudiantantinazi Weisse Rose (la Rose blanche).

Comme l’écrit très justement Olga Wormser-Migot, le système concentrationnaire doit être compriscomme un moyen supplémentaire, parallèle à l’appareil de répression légal et officiel, dont se dote unesociété pour mettre hors circuit des hommes et des femmes qui ne sont officiellement coupablesd’aucun crime et qui, pour cette raison, ne peuvent ressortir à l’appareil judiciaire courant.

« La difficulté de les déclarer légalement coupables, conjuguée avec la volonté forcenéede les mettre hors d’état de nuire, […] fait se dresser pour eux des forteresses au bout dumonde, ou souterraines, un no man’s land où n’entrent ni les lois ni les humains,seulement des bourreaux et des victimes, soumis aux seules règles du jeu mortel quis’instaure [3]. »

Le camp n’a pas pour mission de sanctionner des fautes ou des crimes réels, dûment établis et jugés,mais de se débarrasser de ceux qu’un régime investi de tous les droits et de tous les pouvoirs considèrecomme nuisibles pour lui-même : « Tout un arsenal de sévices et de tortures dirigé non contre descoupables, mais contre une couleur de peau, une pensée, une intelligence, culpabilité indéfinissable etqui ne peut être jugulée par l’absurde et le crime [4] »

Domaine de l’arbitraire, le camp vise la masse : sa fonction est de concentrer (d’où son nom), dans desquantités importantes, non pas tant des individus que des membres de catégories « nationales »,« raciales » ou « sociales » perçues comme suspectes ou nuisibles et ce, par définition. En août 1918,Lénine réclame la mise en quarantaine des « douteux dans un camp de concentration hors de laville » : les « douteux », pas les coupables, comme a raison de le souligner Soljénitsyne [5]. Le 5septembre 1918, la mesure est officiellement adoptée par un décret des commissaires du peuple(sovnarkom) visant à « garantir la République soviétique contre ses ennemis de classe, en isolant cesderniers dans des camps de concentration ».

De la notion d’« élément socialement dangereux » à celle d’enfermement extrajudiciaire et préventif,le cadre est en place, prêt à l’usage. Restons en Russie soviétique. On se propose donc, avec Lénine,de priver de liberté, sur base du seul soupçon d’appartenance à une classe, des hommes et des femmesqui ne se sont rendus coupables d’aucun délit, petit ou grand, passible du tribunal. Dans le périodiquetchékiste La Terreur rouge, en date 1er octobre 1918, le principe de « responsabilité collective » faitl’objet d’un long développement et complète ainsi, fort opportunément, l’arsenal théorique qui poseles jalons du Goulag à venir : « Nous ne faisons pas la guerre aux individus, y lit-on. Nous entendonsdétruire l’entière bourgeoisie, en tant que classe [6]. » Certes, il peut arriver qu’on échoue dans uncamp après avoir fait un détour par le tribunal, mais, remarque Soljénitsyne, « ce qui marquait le flot,ce n’était pas la condamnation, mais le critère d’hostilité [7]».

En Allemagne nazie, aussi, les arrestations sont marquées du sceau de l’arbitraire. C’est en pensantaux 12.000 personnes arrêtées le 28 février 1933, au lendemain de l’incendie du Reichstag, qu’Hitlerpersuade le président Hindenburg de promulguer un décret pour « la protection du peuple et de l’État »(Schutz von Volk und Staat). L’objectif du décret, qui prévoit l’internement des « personnes arrêtéespour motifs politiques », est d’isoler derrière des barbelés toute personne susceptible de s’opposer aurégime, sans même avoir à la juger. Ce type de détention, frappant des gens que l’on sait innocents, estqualifiée de préventive (Schutzhaft). Elle est « ordonnée comme mesure répressive pour la défensecontre toutes les tendances ennemies de l’État et du peuple, contre des personnes qui, par leurcomportement, mettent en danger le peuple et l’État. […] La détention préventive ne doit pas être

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ordonnée comme mesure pénale. Les agissements criminels doivent être jugés par les tribunaux [8]. »Au fronton du porche commandant l’entrée du camp de Dachau, inauguré le 21 mars 1933, est gravéel’inscription Schutzhaftlager, camp de détention préventive.On est généralement arrêté chez soi, denuit, et emmené au poste de police le plus proche. On subit ensuite un interrogatoire en règle, à la suitede quoi on signe le mandat d’arrestation préventive, lequel porte en haut, à gauche, le signe DII N°. Lemandat donne le signalement de la personne arrêtée ainsi que le motif de son arrestation : « … estplacé en détention préventive en raison du danger qu’il fasse usage de sa liberté contre l’État national-socialiste [9]»

En janvier 1938, une circulaire du ministère de l’Intérieur donne à la seule Gestapo, la haute main surla détention préventive de sécurité. En août 1939 [10], une ordonnance de la chancellerie du Reichordonne le transfert de tous les détenus de sécurité du ministère de la Justice au Führer SS [11].Soulignons à ce propos que la grande majorité des résistants furent déportés sous le coup de ladétention de sécurité, et donc sans être jugés. Le même partage des tâches a longtemps prévalu etprévaut encore en Chine, au Vietnam ou en Corée du Nord : les prisons restent l’apanage des criminelsdûment jugés et condamnés, les camps étant réservés aux « contre-révolutionnaires » de toutesespèces. Des innocents, là aussi, furent – et sont encore – arrêtés et déportés au mépris de la loi et desprocédures judiciaires classiques. Comme le raconte Jean Pasqualini, qui vécut au moins sept ans aulaogai – le camp de redressement par le travail –, le prisonnier n’a pas droit à un procès, mais à unecérémonie bien réglée d’une petite demi-heure, sans avocat, ni possibilité d’appel [12]. Lui-mêmeapprit par un représentant du « tribunal populaire », dans le bureau de ses gardiens, la sentence qui lefrappait. Ce critère d’absence de procédure judiciaire normale n’est cependant pas toujours pertinent.On peut arriver au camp après un procès, on peut être jeté en prison sans être jugé. Le jugement lui-même peut être entaché d’illégalités et l’on trouve toutes les nuances, de la décision administrative auprocès mené non seulement dans les formes mais de manière honnête.

Le cadre matériel, topographique, peut-il nous aider ? La prison a tendance à individualiser, là où lecamp « massifie ». Ici, les cellules sont indispensables. Là, elles sont l’exception : on dort, on travaille,on défèque le plus souvent ensemble. Prisons et camps sont des espaces clos, mais la clôture du campn’est pas nécessairement immédiate. Il était des camps soviétiques sans barbelés pour déterminer lazone de camp. Où s’enfuir dans les solitudes, glacées et enneigées l’hiver, marécageuses l’été ? Oùs’enfuir alors que les populations alentour sont prêtes à se transformer en chasseurs de primes dèsqu’une évasion est annoncée ? La clôture existe parfois, mais n’est pas visible. Le monde de la prisonest au contraire celui des portes qui se ferment, des hauts murs et des plafonds. Au-dessus de cette« couronne d’épines de fil de fer barbelés », le ciel, au loin, inaccessible, rappelle qu’il est un au-delàdu monde concentrationnaire. Au-dessus du détenu en prison, une mauvaise lampe, la peintureécaillée, des insectes, des traces d’humidité, renvoient le prisonnier à sa condition.

Le mot S’il nous a paru nécessaire, dans un premier temps, de faire une distinction entre les systèmes carcéralet concentrationnaire, il ne nous semble pas moins indispensable de définir avec précision le termemême de « camp de concentration ». Une mise en garde s’impose en effet. Que les camps surgissentde la modernité ne fait aucun doute, qu’ils recouvrent des réalités irréductibles l’une à l’autre ne l’estpas moins. Si les Britanniques ont effectivement créé des camps de concentration durant la guerre ditedes Boers, il va sans dire que ces camps, les laagers de l’Orange River, ont fort peu à voir avec les KZ(Konzentrationslager) nazis. Une même expression sert à désigner, on le voit, des centres de détention,des camps d’internement, des camps de travail, des complexes concentrationnaires et, même, des« camps » d’extermination.

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Il faut voir que l’expression même « camp de concentration » est un de ces « mots malades », sources,à l’instar de « génocide » ou d’« holocauste », de nombreuses confusions et de bien trop derelativisme. Sources et signes, car l’idée qu’il existe dans des situations et des systèmes très différentsdes lieux susceptibles d’être tous désignés du nom de « camp de concentration » renvoie àl’aveuglement dont on a longtemps fait preuve en Occident à l’égard des camps du mondecommuniste. Faut-il rappeler qu’une édition récente de l’Encyclopedia britannica ose écrire que « lesépurations staliniennes de 1936-38 envoient dans les camps d’autres milliers de personnes », soit centfois moins que ce qui a eu lieu en réalité ? À l’inverse, on constate que par ignorance mais aussi par unsouci légitime de faire sentir l’horreur de pratiques répressives qu’ils dénoncent, nombre d’auteursparlent indifféremment de camps de concentration pour la Malaisie de l’immédiat après-guerre, de« goulag » américain ou sud-africain. Pour eux encore, le Stade national de Santiago du Chili fut en1974 le plus grand camp de concentration du monde [13].

Quoi qu’en disent certains – et pas seulement pour des raisons quantitatives –, Auschwitz ne peut secomparer à Manzamar, un camp d’internement destiné à des Américains d’origine japonaise, ni àOmarska la Serbe, ni même à Vorkouta, la guillotine glacée. C’est précisément la raison pour laquellel’approche comparatiste est la meilleure voie à suivre. L’hétérogénéité du concept impose un travail declassification préalable. Un critère simple permet de parvenir à cette fin sans détours ni peineexcessive. Un mot le résume : celui de fonction. Quelle est la fonction de tel camp, quel rôle lui estdévolu et quelle est son utilité dans l’économie globale du système politique qui l’a imaginé et mis surpied ? La fonction de Treblinka est d’exterminer, celle de Dora, de faire travailler jusqu’à l’usuretotale, celle de Manzamar (États-Unis) d’isoler temporairement des catégories de citoyens poséscomme suspects. Ce travail préalable, pour logique qu’il soit, n’en est pas moins trop souvent négligé.Il offre cependant la garantie de couper court au risque de banalisation, engendré dans le meilleur descas par la confusion et le flou théoriques, ou (et ?) par le néo-révisionnisme.

À quoi sert un camp ?

Les camps remplissent globalement six fonctions, qui ne se recoupent pas nécessairement. Ils sont misen place pour :

1. Isoler à titre préventif une partie du corps social, c’est-à-dire des individus ou groupesd’individus jugés suspects, sinon nuisibles. Suspects, soulignons-le encore une fois, pascoupables, pas condamnés par la justice de leur pays. À l’axiome nazi : « Plutôt placer dixinnocents derrière les barbelés que risquer de perdre de vue un véritable adversaire », répondle principe chinois : « Un coupable en liberté, c’est une faute grave. Un innocent sous lesverrous, c’est une erreur dans les méthodes de travail ». De même, écrit Raymond Aron, lecode soviétique est plus préoccupé de prévenir l’impunité d’un coupable que la condamnationd’un innocent [14].

2. Punir et redresser par des mesures d’éducation positive (« par l’ordre et la propreté » chez lesnazis, ou par la « réforme mentale » chez les Chinois) et négative (le dressage par la peur desnazis), les citoyens égarés par de trompeuses et néfastes idéologies. Fonctionnant comme unordre social martyrisant et rédempteur, le camp fait le tri entre ceux qui pourront vivre et ceuxqui devront mourir.

3. Terroriser la population civile. L’intimidation de la société fait partie du projet d’ensemble decontrôle social. Les camps illustrent les vues de Montesquieu selon lequel le principe du

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despotisme est la peur – peur insidieuse qui s’empare progressivement de tous les individusd’une collectivité.

4. Profiter d’une main d’œuvre corvéable à merci.

5. Refonder le social. Instrument d’épuration raciale ou sociale, le camp préfigure l’imaginairesocial totalitaire. Le KZ annonce l’État SS, à croire Himmler une « démocratie » de typehellène (sic) conduite par une aristocratie dotée d’une large base d’ilotes. 5 à 10% de lapopulation doivent diriger la masse, destinée à travailler et obéir. Les camps ont ainsi pourfonction de former cette nouvelle élite au commandement, ainsi qu’aux missions qu’exigerad’elle la colonisation à grande échelle

6. Éliminer, lentement ou rapidement, les éléments jugés nuisibles, racialement ou socialement.L’ancien préfet de police de Munich, Humer, connu pour ses sympathies démocrates, nepassera qu’un seul jour à Buchenwald. Il sera « abattu lors d’une tentative d’évasion [15]».

Trois types de « camp » De ces six fonctions ressortissent trois types de « camp » de concentration, irréductibles les uns auxautres.

1. Les camps d’internement. Ils ont pour fonction d’isoler temporairement des individus suspectsou dangereux. Entrent dans cette catégorie les camps créés durant les conflits pour interner lesnationaux « ennemis », ou ceux perçus comme tels (par exemple les Japonais aux États-Unis)et, plus encore, les camps installés dans un contexte de guerre coloniale. La plupart de cescamps ignorent le travail forcé : leur fonction est prophylactique, et non productive. Lesconditions de vie peuvent y être rigoureuses, quelquefois atroces – quel qu’en soit le contexte– : colonial (camps herero), sécuritaire (Gurs) ou dictatorial (franquisme). Les campsd’internement japonais de la Seconde Guerre mondiale, pratiquant eux les travaux forcés,furent particulièrement meurtriers – à la fois pour les militaires (taux de mortalité avoisinantles 27%) et pour les civils (17% des Hollandais internés y laissèrent la vie).

2. Les camps de concentration. Ce sont ces camps qui constituent la catégorie centrale, le cœurdu phénomène concentrationnaire totalitaire, soit les KZ nazis, le Goulag et les systèmesconcentrationnaires communistes asiatiques (laogai, etc.). Ces camps, qui se caractérisent parune quadruple logique d’avilissement, de rééducation, de travail et d’anéantissement,apparaissent consubstantiels aux régimes qui les ont créés. Instruments de terreur et derefondation du social, ils ont la durée pour vocation – le « temporaire » ne concerne plus quele détenu. Ces camps sont les seuls à prospérer en dehors des périodes de guerre : ils fontcorps avec l’idéologie et le projet politique qui les portent.

3. Les centres d’extermination ou de mise à mort immédiate.

La Shoah, c’est-à-dire le processus d’extermination des Juifs, notamment par le gaz, estparadoxalement indépendante du système concentrationnaire. C’est avec la notion même de « camp »qu’il s’agit de rompre lorsqu’on évoque les quatre centres de mises à mort immédiate (Belzec,Chelmno, Sobibor, Treblinka) et les deux centres mixtes que furent Auschwitz-Birkenau et Majdanek.Terminus ferroviaires, ces lieux, que nous désignerons par le terme de centres d’extermination ou,pour reprendre l’expression de Raul Hilberg, de centres de mise à mort immédiate, ne sont pasdestinés à recevoir des internés, mais à les exterminer par gazage dès leur arrivée. À Treblinka, où iln’était pas rare qu’en un seul jour soient déportés 9.000 Juifs, rien n’était prévu pour les abriter, moins

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encore pour les nourrir ne serait-ce que 24 heures [16]. Treblinka a une seule et unique fonction :l’extermination des Juifs d’Europe.

Origine du phénomène concentrationnaire Où et quand a été ouvert le premier camp de concentration ? La question est un peu vaine. Il semblebien qu’en remontant dans le temps, on puisse toujours trouver ici ou là quelque chose qui en aitl’allure… Où vivaient donc, et dans quelles conditions, les dizaines de milliers d’Hébreux que lesÉgyptiens utilisaient pour certains de leurs grands travaux ? Et les esclaves noirs des grandesplantations coloniales d’Amérique ? Si le XXe siècle européen a réuni comme aucun autre siècleauparavant les conditions d’un développement durable du phénomène concentrationnaire, force estd’admettre qu’on trouve à ce phénomène des analogies ponctuelles dans les siècles précédents, desébauches et des prémisses quelques décennies auparavant. L’idée d’une révolution qui emporte tousles citoyens d’une même nation fait de chacun d’eux un acteur à part entière de la chose politique. Ladémocratie, étendue à l’ensemble des citoyens comme but, implique la mise à l’écart de ceux quireprésentent un danger.

Une réponse au problème de contrôle des masses suspectes

On aurait tort d’associer par trop la « concentration » à la lutte contre une nation ennemie. Touterévolution implique la répression massive contre des catégories ou des groupes d’individus. Aussi, unerévolution n’est-elle pas imaginable sans « purge », sans mise à l’écart, sans prisons et sans camps. Iln’est pas jusqu’à Proudhon qui l’envisage. Il écrit dans ses Carnets [17]:

« La Révolution faite, nous aurons quelques millions d’individus des deux sexes àcondamner aux travaux forcés : prostitués et prostituées, maquereaux et maquerelles,ravisseurs, séducteurs, violeurs de jeunes filles, les voleurs signalés par l’opinion et restésimpunis, etc. »

Sans nous arrêter à la dimension spécifiquement sexuelle du « mal contre-révolutionnaire » décrit parProudhon, on remarque d’emblée dans sa perception de la répression, ce qui caractérisera en effet tousles processus d’internement concentrationnaire au XXe siècle : le passage des ennemis avérés,effectifs, soldats d’une puissance étrangère ennemie ou militants de la contre-révolution, au « toutvenant », poids mort, lie de l’ancienne société, rappel des pesanteurs sociales anciennes. La nécessitéde la répression est si évidente que le nombre des victimes annoncées importe peu. Proudhonpoursuit :

« La Révolution, dit Lamartine, a fait 300.000 victimes. Nous aurons peut-être troismillions de coupables. Soit. Il faut punir… »

L’institution concentrationnaire doit donc être envisagée, aussi, pour ce qu’elle fut à son origine : unedes réponses à la question de la gestion des masses à l’âge démocratique, national et colonial –comment oublier que les premiers camps de travail forcé datent de 1905, tout spécialement« inventés » pour les survivants du premier génocide du XXe siècle, celui des Hereros du Sud-Ouestafricain ?

Enfermer des militaires, d’abord…

Les deux grandes passions de la politique de la modernité – la nation et la révolution – sont l’affairedes masses. Par la conscription, ces deux moteurs sont désormais les acteurs privilégiés des guerresmodernes. L’Europe adopte le modèle français de levées de masses : la Grande Armée napoléonienne

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compte plus de 600.000 hommes, le plus grand effectif militaire qu’ait jamais connu l’Europe. Lesnouveaux conflits induisent, avec la confrontation d’armées gigantesques, plus déterminées quejamais, une question qui se pose depuis l’Antiquité : que faire des hommes pris à l’ennemi ? Leproblème est de taille. Non seulement les prisonniers sont nombreux, mais il n’est plus question,comme précédemment, de les relâcher à plus ou moins brève échéance. Un soldat capturé est etrestera, le temps du conflit au moins, un ennemi potentiel, un homme dangereux. D’où la nécessité dele neutraliser en l’internant, aussi longtemps que la guerre durera. C’est la guerre civile américaine,dite de Sécession en France, qui inaugure les premières grandes concentrations de prisonniers. Lescamps, créés dans l’urgence et la précarité pour recueillir des deux côtés les masses de prisonniers (leseffectifs des deux armées sont considérables, les prisonniers aussi), sont des camps de toile, ceints,déjà, de clôtures de fils de fer – quoique non encore barbelé – : le Nord compte 2.760.000 soldats pour22 millions d’habitants ; le Sud, 800.000 pour 5 millions de Blancs. L’effort, à la mesure des enjeux,est énorme. Et c’est pourquoi cette guerre est souvent qualifiée par les spécialistes de la chose militairede première guerre totale. Les différents protagonistes ne visent rien moins, en effet, quel’anéantissement pur et simple de leur adversaire et ce, par quelque moyen que ce soit, y compris ladestruction systématique des villes, des récoltes, des moyens de transport et des vies humaines. Laguerre civile américaine fera quelque 600.000 victimes, et nombreux seront ceux qui périront du faitdes épidémies sévissant dans les hôpitaux et dans les camps de prisonniers. La mortalité des campscréés dans l’urgence et la précarité est inouïe. Ouvert en février 1864, le camp sudisted’Andersonville, en Géorgie, vit mourir 13.000 internés nordistes en quinze mois [18]. Andersonvillene fut pas le pire camp du Sud : ce regrettable honneur appartient à celui de Salisbury en Caroline duNord, où 10.321 prisonniers, soit 34% du total (contre 29% à Andersonville), périrent. Notons encoreque c’est la guerre civile américaine qui célèbre les noces du camp d’internement et du fil de fer. Pourassister à la naissance du fil barbelé, il faudra patienter jusqu’en 1867, soit deux années après lacapitulation sudiste. Inventé pour répondre au problème de la gestion et de la surveillance de la massede bétail de l’Ouest américain, il connaîtra un succès fulgurant. Il est vrai qu’il est à la fois peucoûteux à fabriquer et très facile à installer…

… détenir des colonisés, ensuite,…

Du bétail bovin au « bétail humain », il n’y a qu’un pas, et il sera franchi en 1901 par les Britanniques,qui utiliseront le fil barbelé pour ceinturer les camps où sont concentrés les Boers et leurs famillestombés entre leurs mains. Ce matériau, détourné de son utilisation première, fera corps, dès lors, avecl’institution concentrationnaire. Reste à savoir pourquoi les Britanniques se mettent en tête d’isoler despopulations civiles entières, hommes, femmes, enfants, vieillards. La réponse est simple : l’ère desmasses [19] qui ouvre le XXe siècle fait des éléments constitutifs du corps social, jusque-là disparate,un ensemble plus homogène où chacun des rouages a sa part à jouer : il n’est pas jusqu’au plusmodeste des citoyens qui ne soit un sujet actif de la nation, donc, à l’occasion des nouveaux conflits,un acteur à part entière, et par conséquent un ennemi potentiel.

Les conflits s’étendant aux civils, très vite le besoin se fait sentir de contenir cette masse d’ennemis enpuissance, d’où la décision des autorités coloniales espagnoles, d’abord, puis britanniques, de créer quides camps de reconcentracion (Cuba), qui des concentration camps (Afrique du Sud). Ici, comme là-bas, il n’est pas question d’exterminer la population civile mais de l’empêcher d’épauler la guérilla. Latâche est d’envergure : ce ne seront pas moins de 120.000 civils que les Britanniques de LordKitchener devront « mettre aux fers » afin de mener leur entreprise à bien.

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Si la mesure est clairement délimitée dans le temps, tous les ingrédients du scandaleconcentrationnaire ne s’en trouvent pas moins ici réunis : la notion de punition collective (on ne visepas des individus, mais une catégorie d’individus jugée suspecte : les Boers), la mesure d’internementpréventif (on interne des innocents) et administratif (on ne peut juger/condamner des innocents), desconditions de vie précaires (la mortalité est d’emblée importante). Hygiène quasi inexistante, soinsmédicaux rares, nourriture et eau insuffisants : les épidémies ne tardent pas à apparaître et à frapperdurement. Sommé par son ministre de tutelle de s’expliquer sur ses intentions, Kitchener, en bonmilitaire qu’il est, répond sans tarder ni tergiverser : il ne souhaite pas la mort des femmes et desenfants qu’il retient prisonniers, leur sort, en réalité, ne l’intéresse pas. S’ils sont là, c’est que leurappui à la guérilla menace de faire durer indéfiniment cette guerre qu’il lui tarde, et c’est son seulsouci, de gagner au plus vit Le processus de déshumanisation est enclenché. Rien ne l’arrêtera plus.Moins de trois ans plus tard, l’« invention » hispano-anglaise qui consiste à interner des populationsqui ne sont a priori coupables de rien mais dont on redoute les possibles manifestations d’élanpatriotique, fait tâche d’huile. Le drame a pour cadre la colonie allemande du Sud-Ouest africain et,plus précisément, le Hereroland, où un petit peuple lutte désespérément pour sa survie. Herero : raressont ceux qui connaissent aujourd’hui le nom de ce petit peuple de l’actuelle Namibie. Et pourtant, ilse trouve être, avant les Arméniens, avant les Juifs et avant les Tutsis, le premier peuple « génocidé »du XXe siècle, et la première victime en date de l’élimination concentrationnaire. Le malheur desHereros [20] fut d’être noirs, donc « exterminables » (les Boers étaient blancs et c’est à cela qu’ilsdurent leur survie) et d’entrer en conflit ouvert avec un régime non seulement très autoritaire(Guillaume II n’avait que faire de son opposition) mais aussi, et surtout, plus que tout autre payseuropéen : racialiste. Et c’est bien à une guerre d’extermination raciale que se livra le général en chefdes forces allemandes Lothar von Trotha. Sa révocation (tandis que plus de 50% des Hereros avaientété exterminés) n’ôta rien à leur malheur. Les survivants du génocide furent internés, en effet, dans descamps de travail forcé. D’aucuns pourraient considérer le destin des Hereros comme typique dusystème colonial. De Madagascar à l’Indonésie, il est vrai, les droits les plus élémentaires étaientégalement déniés aux indigènes, bafoués, foulés au pied. Seule comptait l’exploitation des hommes etdes ressources. Il n’en demeure pas moins que les Allemands inaugurèrent avec, les camps hereros, lavoie de l’élimination par le travail. Avec eux, le camp devient un élément, certes encore annexe, dugénocide. La guerre des Boers et la répression des révoltés hereros sont emblématiques, chacune à samanière, de l’internement massif de catégories de populations objectivement hostiles. Ce nouveaumode d’enfermement s’est imposé d’autant plus logiquement qu’il était expéditif et… peu onéreux. Entermes de construction comme de gardiennage, le coût concentrationnaire est sans rapport avec le coûtcarcéral. Son caractère « provisoire » justifie en outre toutes les précarités. Si le camp de toile apparaît(encore) peu sûr en termes de sécurité, la nature des internés – des civils innocents et sans défense –compense largement ce handicap.

… ses propres nationaux, enfin : une « révolution » bolchevique

Chaque nouveau conflit s’accompagnera désormais de l’ouverture de camps. Aucun pays n’y échappe.La France installe, dès 1914, des camps qualifiés par sa propre administration de concentration,destinés, en priorité, aux nationaux ennemis résidant sur son sol : Allemands (et même, parmi eux, lesAlsaciens-Mosellans), Austro-Hongrois, Ottomans [21]. Les autorités sauront très vite tirer parti dusystème, faisant interner dans les camps d’autres catégories d’« indésirables », prostituées et Tsiganes,entre autres [22]. En Italie, les camps accueillent, outre les Austro-Hongrois et les Allemands, desanarchistes hostiles à la guerre. De camp de détention pour ennemis de l’extérieur (civils ou militaires)à camp d’enfermement pour ennemis intérieurs, le pas sera effectivement très rapidement franchi par

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les bolcheviks. C’est Trotsky, en effet, qui, le 8 août 1918, ordonne la création, à Mourom et àArzamas, de deux camps pour « les agitateurs louches, les officiers contre-révolutionnaires, lessaboteurs, les parasites, les spéculateurs » qui y seront internés jusqu’à la fin de la guerre civile [23] ».Non sans raison, Soljénitsyne souligne que pour la première fois, « le mot [camp] est appliqué auxcitoyens du pays lui-même [24]». Le transfert de sens est compréhensible : l’ennemi est désormaisintérieur. C’est le contre-révolutionnaire, suspect par essence, qu’il convient d’internerpréventivement. Le système concentrationnaire soviétique vient à point nommé : les prisons et autresbastilles tsaristes n’auraient pas suffi à contenir la grande masse de suspects qui jaillissent de partout.Sa fonction, une fois de plus, n’est pas de châtier pour des délits jugés, mais de mettre hors d’état denuire, à titre préventif, des individus « subjectivement coupables [25]».

Le lien entre camp militaire et camp civil est patent. D’une manière générale, on ne sauraitcomprendre le système concentrationnaire de l’entre-deux-guerres sans passer par la guerre de 14-18et ses suites, comme la guerre civile russe. Les guerres totales ont produit le totalitarisme. L’universconcentrationnaire est le pur produit de la violence extrême qui en découle, le fruit de cette« brumisation » des sociétés et des comportements européens, notamment en Allemagne et en Russie,avec en toile de fond, un mépris grandissant à l’égard de la société dite civile. Pour reprendre GeorgeMosse, tout est prêt, dans l’entre-deux-guerres, pour que « la politique puisse être considérée commela continuation de la Grande Guerre par d’autres moyens [26] ». En d’autres termes, Dachau et lesSolovky sont aussi des « enfants » des tranchées.

Le camp : ici, un instrument de terreur provisoire…

Dans le cas des systèmes démocratiques, le camp apparaît avant tout comme un instrument de contrôlesocial provisoire. L’institution concentrationnaire peut difficilement se justifier au-delà d’une situationde crise ou de conflit armé. Démocratie et système concentrationnaire ne font pas bon ménage et cen’est pas un hasard si aux deux premières expériences concentrationnaires, l’espagnole puis labritannique, répondent les deux premières campagnes d’opinion publique. Dans le cas de la guerre desBoers, elle est menée, non sans succès, par une militante libérale, Emily Hobhouse, dont les rapportssur la situation en Afrique du Sud font vite scandale en Grande-Bretagne : « Depuis l’époque del’Ancien Testament, écrit-elle, on n’a jamais vu toute une nation ennemie emmenée en captivité[27]. » Lloyd George, alors leader de l’opposition, accuse le gouvernement de mener une politiqued’extermination contre des femmes et des enfants. Et les camps boers entrent dans la consciencecollective. À tel point que dans son discours du 30 janvier 1941 au Sportpalast à Berlin, Hitler, presséde dénoncer l’hypocrisie de son adversaire britannique, ne pourra s’empêcher de revenir sur cetépisode comme pour se disculper, lui, et mieux accuser son ennemi : « Ce n’est pas en Allemagne quel’on a imaginé les camps de concentration, les inventeurs en sont les Anglais, qui par cette institutionpensaient pouvoir “ briser l’échine des peuples ” et les forcer à “ subir le joug britannique de ladémocratie ”. » Comme le rappelle François Bédarida [28] dans la préface à l’excellent ouvrage queconsacra la BDIC au système concentrationnaire nazi, Herman Goering, le premier patron du systèmeconcentrationnaire nazi, qui a passé une partie de son enfance en Afrique du Sud, soutiendra, àNuremberg, que l’idée des KZ lui est venue en repensant à des récits entendus dans sa jeunesse. Si lespratiques concentrationnaires ne font jamais long feu en démocratie, où l’opinion publique joue sonrôle de régulateur avec plus ou moins d’efficacité, les régimes totalitaires, eux, et eux seuls, peuvent sepermettre le « luxe » d’un système concentrationnaire permanent. Que seuls les régimes totalitairess’appuient en permanence sur les camps ne signifie pas, à l’évidence, que les dictatures classiques n’yaient pas recours elles aussi. À cette différence que, dans le cas des dictatures, le camp ne représente

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qu’une étape transitoire vers la normalisation. De l’Espagne franquiste à l’Indonésie de Soeharto, descamps ont été ouverts pour interner des suspects dont les crimes ne pouvaient être prouvés et qui, parconséquent, ne pouvaient être condamnés par la justice ordinaire. Dans le cas de figure autoritaire, lecamp est appelé à remplir deux fonctions bien précises : 1) terroriser la population civile et 2) isoleret/ou éliminer massivement les opposants au nouveau régime. Reste que l’institutionconcentrationnaire perdure rarement au-delà de cette première étape. Les dictatures ont pour vocationd’assujettir les masses, pas de modifier les individus ; de contrôler la société, pas de la refonder. Lalogique des camps non totalitaires (guerre des Boers) pourrait se résumer par le bon vieil adage : « Quin’est pas avec moi est contre moi » ; cette logique est différente dans les systèmes totalitaires, oùprévaut plutôt la formule : « Qui n’est pas conforme au sens de l’histoire doit être sinon éliminé, entout cas rééduqué ».

… là, dans les régimes totalitaires, nécessairement permanent Dans les premières années de la Révolution bolchevique, les autorités soviétiques ne semblent pascroire à la fatalité des camps, et encore moins à leur permanence. Elles les décrivent comme unenécessité dictée par l’urgence et insistent sur leur caractère momentané. Les nazis, quelques annéesplus tard, ne seront pas loin de partager ces sentiments. Il semble toutefois que le systèmeconcentrationnaire ne s’est pas imposé par accident, à la suite d’une sorte d’entraînement progressif.La volonté de transformer fondamentalement l’ordre existant en fonction d’une idéologie, à fondementsocial ici et racial là, semble poser l’institution concentrationnaire non comme un accident deparcours, mais comme une nécessité absolue, consubstantielle aux régimes à vocation totalitaire. Lestotalitarismes sont avant tout anti-individualistes. Leur idéal est celui d’un peuple cohérent etrassemblé. Aussi, une des première mesures prises par ces régimes consiste-t-elle à supprimer tout cequi différencie, tout ce qui entretient la diversité, le pluralisme ; dissolution des partis politiques pourse débarrasser de l’opposition, mais aussi des syndicats, des groupements professionnels. À ladiversité se substituent des organisations unitaires, fondées sur l’allégeance au régime et au parti. Plusrien ne doit venir s’opposer à l’Unité : unité autour du chef, du parti, du régime [29]. C’est au campqu’il appartiendra d’accueillir les citoyens dont l’existence ne cadre pas avec l’évolution que la sociétéest censée suivre, et ce camp fonctionne comme un laboratoire. Son rôle est à la fois d’écumer lasociété des éléments qui la perturbent et de préfigurer la société nouvelle. De manière générale, lessystèmes concentrationnaires totalitaires nazi, soviétique, chinois et nord-coréen sont la réplique enréduction du modèle idéologique global, dont ils ne se différencient concrètement que par un usageplus systématique de la violence, plutôt physique dans le cas des KL nazis, plutôt verbale dans le casdu laogai chinois. Les KZ nazis préparent à la mission dévolue à l’ordre noir SS : coloniser l’Est del’Europe. Ils donnent une idée de ce que devrait être la société idéale selon la SS, une société binaire etesclavagiste. Le Goulag préfigure la nouvelle société soviétique : égalitaire (on y élimine toutes lesclasses et ethnies, sans distinction) et productiviste (on y meurt à la tâche). Le laogai est le reflet fidèlede la société chinoise idéale : sans aucun doute l’ordre social le plus proche d’Orwell. Le fait que lessystèmes concentrationnaires nazi, soviétique et chinois, loin de se résorber avec le temps etl’éloignement de la menace supposée, ne feront au contraire que se développer de manière régulière etcontinue, est symptomatique de la mission démiurgique qui leur est confiée. Religion du groupe, letotalitarisme aspire à remodeler l’individu, selon le cas, par des mesures d’éducation positives(propagande) ou négatives (élimination des parias). Toutes les expériences concentrationnairestotalitaires sont marquées par cette double perspective, terroriste et « pédagogique ». C’est dans cetteoptique que doit se comprendre la décision des bolcheviks de créer, dès 1918, deux types de camps : lepremier, qualifié déjà de « camp de concentration », destiné à isoler les « ennemis de la révolution »(terreur) ; le second, appelé « camp de travail correctif », supposé inculquer le goût de l’effort aux

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individus récalcitrants (rééducation). C’est toujours dans cette même optique que doit se comprendrela création de Dachau et son fameux slogan Arbeit macht frei. Dachau, construit deux mois après laprise de pouvoir par Hitler, est un camp de détention préventive destiné autant à éliminer les ennemisdu peuple qu’à les remettre sur le droit chemin. C’est à l’intention de ces ennemis que Eicke, lepremier commandant du camp, affirme :

« Tout homme en détention préventive a la liberté de songer aux raisons pour lesquelles ilest venu dans le camp. On lui offre là l’occasion de modifier son opinion intime à l’égarddu peuple et de la patrie et de se consacrer à la communauté populaire sur une basenational-socialiste. Mais, s’il le préfère, il peut laisser sa vie pour les infectes II et IIIeInternationales juives d’un Marx ou d’un Lénine. »

Une perche est tendue aux « déviants » idéologiques, aryens s’entend –, y compris les communistes.C’est ainsi, nous dit Langbein, que Streicher, gauleiter de Franconie, obtient tous les ans la libérationde deux douzaines de communistes du camp de Dachau, fraîchement « convertis » au nazisme [30] Lecamp apparaît tout à la fois comme un lieu de rédemption par le travail, où le détenu est appelé – fortcyniquement, du reste – à se racheter, le plus souvent au prix d’une mort par épuisement, et un lieu demort tout court.

Le travail comme complément logique et non nécessaire Ce n’est pas l’économie qui fonde l’institution concentrationnaire totalitaire, mais la volonté de créerun homme nouveau, régénéré. Cela ne signifie pas que le travail n’y ait pas sa place. Loin s’en faut.Reste à définir ce qu’on entend par travail et à insister sur le fait que si l’idée de travail productif s’estlogiquement imposée dans tous les systèmes concentrationnaires permanents, elle ne leur est en rienconsubstantielle.

Des camps américains pour civils japonais jusqu’aux six centres de mise à mort immédiate, l’idée detravail forcé est ignorée. La fonction économique – c’est-à-dire de travail productif – n’est pasnécessairement liée à la vie des camps, sans même parler des travaux forcés. Dans les camps deconcentration français de la Troisième République, on ne travaille pas, pas plus que dans les camps dela guerre d’Algérie, les camps britanniques de la guerre d’indépendance d’Israël ou les campsaméricains pour Japonais de la Seconde Guerre mondiale. On l’aura compris, le travail n’est pas unecomposante des institutions concentrationnaires non totalitaires (les camps allemands de Namibie fontici une notable exception. Le contexte de guerre raciale qui voit leur création ne doit pas être yétranger). Et, par conséquent, contrairement à ce qu’avance Jean-Jacques Marie dans son ouvrage surle Goulag, il ne saurait être question de définir le système concentrationnaire par l’existence, ou non,d’une fonction productive [31]. L’argument de J.-J. Marie est simple. Considérant que la loi votée parles Soviets le 15 avril 1919, portant création des camps dits de concentration, ne prévoyait pas de« travail correctif », il conclut qu’il ne saurait s’agir de camps de concentration stricto sensu puisque, àses yeux, c’est le travail qui le définit. À prendre cette définition au pied de la lettre, le systèmeconcentrationnaire nazi n’existerait pas avant 1937, voire 1942, date à laquelle les KZ sont pleinementintégrés dans l’économie de guerre [32].

À l’origine, le camp est un instrument de contrôle social où le travail a sa place dans un contexte tantôtde rééducation (donner le sens du travail), tantôt d’abrutissement (le travail est inutile et humiliant). Letravail est là aussi pour affaiblir la résistance physique des détenus afin de mieux briser leur forcemorale. Les camps nazis n’ont, à leur création, aucune visée productive, ils ne servent aucun desseinéconomique. Ils ont pour fonction essentielle de mater les mauvais esprits, de briser les rebelles et lesopposants (il se trouve peu de Juifs parmi eux). C’est l’époque où les nazis font état d’expériences de

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« rééducation » dans les « établissements de rééducation pour les marxistes ». Ainsi, en avril 1933, laTägliche Rundschau salue avec enthousiasme la création des camps :

« Partout dans le Reich, de tels camps de concentration ont été institués pourdécongestionner les prisons. Il s’agit d’exercer une influence directe sur les personnes àqui des meneurs ont tourné la tête, et de leur inculquer à nouveau des principes d’ordre,de discipline et d’obéissance ; il faut leur faire comprendre que la terreur qui règne dansla rue doit cesser si l’État veut mener à bien les tâches de reconstruction… On ne sait pasencore si les mesures ainsi prises réussiront ; leur ampleur se manifeste tous les jours parla création de nouveaux camps. Une véritable rééducation intérieure des marxistes est-ellepossible ? Cette question restera sans réponse tant que l’on ne pourra sonder le cœur deshommes. Le marxisme est une idée que seule peut éliminer la pratique d’une viemeilleure et mieux structurée – à moins que l’on puisse reprendre en les améliorantcertains principes valables du marxisme. S’il y a quelque chose de bon dans les camps deconcentration, c’est la rencontre de deux groupes humains, car tous ces gens sont lesmembres solidaires d’un même peuple et ont partie liée avec le destin de notre nation[33]»

Le travail posé comme outil de rédemption. Sur le terrain, la réalité est bien différente : avantl’internationalisation des camps, c’est l’idée de travail punitif, inutile et humiliant, qui prédomine.Comme le souligne Langbein, on accumule les tâches les plus insensées. Des pierres sont portées aupas de course d’un endroit à un autre, soigneusement empilées, puis ramenées, toujours en courant, àl’endroit où elles se trouvaient à l’origine. Le travail concentrationnaire combine deux fonctionsessentielles : le (re)dressement et la punition. Jusqu’en 1938, écrit O. Wormser-Migot,

« rien n’indique que les détenus aient travaillé autrement qu’à des tâches artisanales àl’intérieur même des camps. La main-d’œuvre concentrationnaire n’est pas employéedans l’industrie. Elle est employée aux tâches quotidiennes du camp et, à partir de 1937seulement, dans l’exploitation des carrières, des sablières, des forêts, dans des entreprisesSS [34].»

Si, progressivement, la notion de rentabilité s’impose, jusqu’à transformer les camps en véritablesusines, c’est en raison du caractère permanent que finit par acquérir l’institution concentrationnaire.Les camps sont là pour durer, autant en tirer un profit économique, un bénéfice. L’idée de fairesupporter le coût du système par les détenus eux-mêmes surgit à la fois en Allemagne et en URSS, oùsera dégagé le principe d’« autonomie comptable » (Khozrachtchot). Ici et là, on profite sans limitesde cette main-d’œuvre gratuite, corvéable à merci [35]. On loue à la journée les services des déportés.L’entreprise devient tellement lucrative (moins pour le système lui-même que pour ceux qui ledirigent) que le nombre de prisonniers ne cesse d’augmenter alors même que les rangs de l’oppositionintérieure s’amenuisent, se clairsèment – phénomène observable en Russie, en Allemagne et enChine.Dans le cas des camps nazis, il faut attendre 1937-38, en effet, pour que le travail soit largementsubordonné aux besoins économiques de la SS (les camps sont construits près de carrières et desfabriques SS), et 1942 pour qu’il soit intégré à l’effort de guerre de l’État nazi [36]. Comme l’écritOlga Wormser-Migot, « les concentrationnaires ne travailleront dans les industries secrètes qu’à partirde 1942 [37]. » Le travail forcé devient alors l’une des priorités économiques du Reich : l’économie deguerre exige toujours plus de main d’œuvre. Une lettre de Himmler datée du 26 janvier 1942 annonceà l’inspecteur en chef de tous les KZ son intention d’affecter 150.000 Juifs à des tâches économiquesurgentes durant les quatre semaines suivantes. Ainsi, quelques « sous-hommes », destinés à périr dans

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l’ultime phase de la solution finale, survivront à l’enfer [38] . Mi-septembre 1942 : pour alimenter son« parc » de travailleurs, Himmler et le ministre de la Justice du Reich, Thierack, décident de livrer auxcamps, « en vue d’une extermination par le travail » – c’est bien le terme qui est utilisé –, tous les« détenus préventifs » : sont visés par cette mesure : les Juifs, les Tziganes, les Russes, les Ukrainienset les Polonais condamnés à plus de trois ans de prison, ainsi que les Tchèques et les Allemandscondamnés à plus de huit ans. Des milliers de détenus judiciaires prennent ainsi le chemin des camps :12.658 pour le seul hiver 1942-43 – dont près de la moitié seront morts en avril 1943 [39] .

Les camps voient augmenter, à la même époque, et dans des proportions considérables, le nombre dedétenus en provenance d’Europe occidentale occupée – principalement des résistants. L’intensificationde la guerre impose en effet des déportations intensives elles aussi. La machine a besoin de chairfraîche et l’effectif concentrationnaire se met à gonfler de manière exponentielle. En 1941, les campsne comptent encore « que » 60.000 individus. En août 1942, ce chiffre passe à 115.000. En avril 1943,à 160.000. En mai 1943, à 200.000. En août 1944, à 524.268. À la mi-janvier 1945, le cap des 714.211détenus est franchi – parmi lesquels 202.764 femmes [40]. Des centaines de milliers d’individus sontdès lors loués à des entreprises industrielles allemandes. Les plus grandes en ont profité – Siemens,Daimler-Benz, Krupp, Volkswagen, Knorr, IG Farben, Dynamit Nobel, Dresdner Bank, BMW, AEG–, mais également la filiale allemande de Ford, qui fait fabriquer des camions à Buchenwald. D’aprèsune étude diffusée à Washington par l’Holocaust Educational Trust de Londres, un million de Juifsauraient été assassinés de cette façon [41]. Sous le titre Volkswagen et ses travailleurs sous leTroisième Reich, deux historiens allemands, Hans Mommsen et Manfred Grieger, décrivent en un peuplus de mille pages, le rôle que joua Ferdinand Porsche [42], le patron de Volkswagen, dansl’exploitation des travailleurs forcés [43]. À cette logique concentrationnaire, répond encore la logiqueexterminationniste nazie. Il ne s’agit pas de confondre ici « camps de concentration » et « centresd’extermination » nazis.

Camps de concentration et centres d’extermination

Si Vorkouta ou Magadan n’ont rien à « envier » à Mauthausen et Dora (on y meurt tout autant, sinonplus), ils ne peuvent se comparer aux six centres de mises à mort nazis. Belzec, Auschwitz-Birkenau,Chelmno, Majdanek, Sobibor et Treblinka n’ont pas en effet d’équivalents historiques. Techniquementparlant, ils ne sauraient être qualifiés de camps, fût-ce d’extermination. À tout bien penser, Magadanet Mauthausen sont de fait des camps d’extermination. Mais pour les six lieux de mort mentionnésplus haut, c’est donc sciemment que l’on utilisera pour les désigner le mot de « centre » de préférenceà celui de « camp ». Les nazis eux-mêmes ne les désignaient pas sous l’appellation de « camps deconcentration » (KL/KZ [44] ; ils parlaient plutôt de « commandos spéciaux » (Sonderkommando ouSK). Indépendants du système concentrationnaire nazi, ils échappaient à son système d’inspection, àl’exception d’Auschwitz et de Majdanek, initialement « simples » camps de concentration avant dedevenir mixtes, c’est-à-dire de remplir la double fonction de concentration et d’extermination. Forceest de constater qu’il n’y pas lieu de comparer camps et centres d’extermination. Ici, les chances sontréelles, là, elles sont quasi nulles. Les Juifs sont voués à disparaître purement et simplement de laterre ; quant aux autres, les Polonais, les Russes, ils sont destinés à servir les maîtres du TroisièmeReich. Les données statistiques relatives à Auschwitz sont claires à cet égard : elles témoignent tout àla fois de la décision nazie d’en finir avec le peuple juif, de la volonté de briser le peuple polonais etdu mépris à l’égard des Russes.

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Déportés et victimes à Auschwitz selon les statistiques de Franciszek Piper

Les données relatives à la France, fournies par Annette Wieviorka, complète notre propos : 63.085personnes (résistants otages, raflés, droits commun) sont déportées de France vers les camps deconcentration, soit 0.15% de la population française. 59% d’entre elles, soit 37.026, retrouveront leurpays. Dans le même temps, 30% des Juifs de France, soit 75.721 individus, partent vers les centresd’extermination de l’Est. Parmi eux, seuls 2.500 survivront – soit 3% et/ou 13% des Juifs non gazés àl’arrivée [45]. Ces quelque 13% illustrent de leur côté le sort tragique des Juifs concentrationnaires. Sil’on tient compte des statistiques ouest-européennes, 150.511 Juifs de France, de Belgique et des Pays-Bas ont été déportés vers l’Est au titre de la « solution finale ». Les trois quarts à Auschwitz, le reste –dans sa plus grande partie – au centre d’extermination de Sobibor. 93.736 sont gazés à leur descentede train, 55.126 sont mis au travail. À la libération des camps, à peine 4.000 parmi ces 55.126personnes sont encore en vie, soit à nouveau moins de 3%.

Un dernier tableau comparatif devrait permettre d’illustrer la différence de nature entre KZ et SK :

Déportés & décédés dans les principaux KZ

Pourcentage des morts [46]

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Juifs exterminés dans les quatre SK de l’opération Reinhardt

De 30 à 55% des 1.650.000 personnes de toutes confessions ont péri dans le cadre du systèmeconcentrationnaire ; en revanche, la quasi-totalité des 2.600.000 Juifs déportés vers les six centres demises à mort y sont décédés dès leur arrivée. Il ne saurait être question de comparer camps et centresd’extermination. Ici, les chances de survivre existent, là, elles sont à peu près nulles. Ces quelquesstatistiques démontrent l’inanité des récentes tentatives allemandes de banaliser le système des KZnazis du fait de l’antériorité du système concentrationnaire soviétique. L’affirmation que « le Goulag aprécédé Auschwitz » n’est pas fausse ; elle n’en est pas moins vide de sens et sans objet, pour aumoins deux raisons fondamentales. D’abord, la Shoah, le processus d’extermination des Juifs,échappe, stricto sensu, au système concentrationnaire nazi et, surtout, le Goulag n’a pas produitd’équivalent des centres nazis de mise à mort immédiate [47]

Notes[1] Ou en cours d’instruction, même dans le cas d’une arrestation préventive ou administrative.

[2] Harry Wu, Laogai. Le Goulag chinois, préface de Jean-Louis Domenach, Paris, Dagorno, p. 27.

[3] Olga Wormser-Migot, L’Ère des camps, Paris, 10/18, 1973, p. 21.

[4] Ibid., p. 21.

[5] Alexandre Soljénitsyne, L’Archipel du Goulag, Paris, Le Seuil, 1994, T. 2, p. 15.

[6] Sylvestre Mora et Pierre Zwierniak, La Justice soviétique, Rome, Magi & Spinetti, 1945, p. 30.

[7] Alexandre Soljénitsyne, L’Archipel du Goulag…, t. 2, p. 16.

[8] Jean Bezaut, Oranienbourg, 1933-1935, Sachsenhausen 1936-1945, Hérault-Editions, 1969, p. 13.

[9] Eugen Kogon, L’État SS, le système des camps de concentration allemands, Paris, Points Seuil, 1970, p. 67.

[10] O. Wormser-Migot, op. cit, p. 54.

[11] Ibid., p. 57.

[12] Jean Pasqualini, Prisonnier de Mao, sept ans dans un camp de travail en Chine, Paris, Gallimard, coll. « Témoins »,1973, p. 41.

[13] Cf. Peter Koch et Reimar Oltmans, Die Wurde des Menschen. Folter in unserer Zeit (La dignité des hommes, torture denotre temps), Hambourg, 1977. Il sont cités dans l’intéressant ouvrage d’Andrezj Kaminski, Les Camps de concentration de1896 à aujourd’hui, que nous citerons désormais dans sa traduction italienne (Turin, Bollati Boringhieri, 1997). La premièreédition de ce livre a été publiée sous le titre Konzentrationslager 1896 bis heute, Eine Analyse, Stuttgart, Kohlhammer, en1982.

[14] Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1965, p. 275.

[15] E. Kogon, op. cit., p. 118.

[16] L’Impossible oubli, la déportation dans les camps nazis, Paris, FNDIRP, 1997, p. 45.

[17] Proudhon, Carnets, Paris, Hauptman, 1961, t. 2, p. 204, entre le 21 et le 23 septembre 1847.

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[18] James Mac Pherson, La Guerre de sécession, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1991, pp. 474-475.

[19] Jusqu’en 1880, la vie politique demeure largement celle des élites. Or, le début des années 1880 voit une modification enprofondeur des conditions politiques, qui aboutit à donner aux masses une conscience politique beaucoup plus vive.

[20] Les Nama, une autre tribu, seront également victimes des pratiques génocidaires allemandes.

[21] Annette Wieviorka, Déportation et génocide, entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, coll. « Pluriel », 1995, p. 8.

[22] Jean-Claude Farcy, Les Camps de concentration français de la Première Guerre mondiale (1914-1920), ParisAnthropos, 1995 ; David Cesarani et David Kushner (dir.), The Internment of Aliens in Twentieth Century Britain, Londres,Frank Cass and Co Ltd, 1993 ; Annette Wieviorka, « L’expression “ camp de concentration ” », Vingtième siècle, avril-maijuin 1997.

[23] Comme le souligne Nicolas Werth, la Terreur rouge d’août 1918 fut l’exutoire naturel d’une haine presque abstraite quenourrissaient la plupart des dirigeants bolcheviques envers les « oppresseurs » qu’ils étaient prêts à liquider, non pasindividuellement, mais « en tant que classe ». Les « camps de concentration » étaient des camps d’internement où devaientêtre parqués, par simple mesure administrative et sans le moindre jugement, les « éléments douteux ». Parmi ces « élémentsdouteux » à arrêter préventivement, figuraient, en premier lieu, les responsables politiques des partis d’opposition encore enliberté. Le 15 août 1918, Lénine et Djerjinski signèrent l’ordre d’arrestation des principaux dirigeants du Parti menchevik –Martov, Dan, Potressov, Goldman –, dont la presse avait déjà été réduite au silence et les représentants chassés des soviets.Pour les dirigeants bolcheviques, les frontières étaient désormais effacées entre les différentes catégories d’opposants, dansune guerre civile qui, expliquaient-ils, avait ses propres lois. Cf. Nicolas Werth, « Un État contre son peuple. Violences,répressions, terreurs en Union soviétique », in Stéphane Courtois, Nicolas Werth & al., Le Livre noir du communisme,crimes, terreur, répression, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 85.

[24] Cf. Sylvestre Mora et Pierre Zwierniak, op. cit., p. 86.

[25] Ceux que l’instance suprême a jugés a priori nuisibles pour elle. Ici, des civils boers ou algériens pour les empêcher deporter soutien à la guérilla, là, des koulaks et des Juifs, coupables d’appartenir à des catégories condamnées ou suspectes(Japonais aux États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale).

[26] George Mosse, Fallen Soldiers. Reshaping the Memory of the World Wars, Oxford University Press, 1990.

[27] Annette Wieviorka, op. cit, p. 7.

[28] François Bédarida « Le phénomène concentrationnaire », in François Bédarida et Laurent Gervereau (dir.), LaDéportation, le système concentrationnaire nazi, Nanterre, BDIC, 1995, p. 16.

[29] René Rémond, Introduction à l’histoire de notre temps, t. 2, Paris, Points Histoire, p. 110.

[30] Hermann Langbein, Hommes et femmes à Auschwitz, Paris, Fayard, rééd. 1998, p. 296.

[31] Jean-Jacques Marie, Le Goulag, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1999, p. 23.

[32] Dans le système concentrationnaire nazi, l’introduction du travail productif fut tardive. Qui plus est, il y eut même descamps nazis où le travail n’avait pas sa place. Symbole, par excellence, de la barbarie concentrationnaire nazie (le jour de salibération, le 15 avril 1945, les troupes britanniques y découvrent près de 20.000 cadavres), Bergen-Belsen ne peut en aucuncas être considéré comme un camp de travail. Rare camp à n’avoir pas été construit autour d’une carrière ou d’un complexeindustriel, Bergen-Belsen avait été créé pour « héberger » des Juifs à échanger.

[33] Tägliche Rundschau, n°91, Berlin, 19 avril 1933.

[34] O. Wormser-Migot, op. cit., p. 158.

[35] Au nom du peuple, témoignages sur les camps communistes, présentés par Tzvetan Todorov, Paris, éditions de l’Aube,1992, p. 40.

[36] Alors seulement, souligne Geneviève Decrop, le travail deviendra une source de financement, mais réservé à l’usageexclusif de la SS : « Son chef suprême édifie son empire selon les règles de la féodalité qu’il réinvente : ses entreprises […]relèvent de l’artisanat et non du mode de production industriel » (Geneviève Decrop, Des camps au génocide, la politique del’impensable, préface de Pierre Vidal-Naquet, Presses universitaires de Grenoble, 1995, p. 32).

[37] O. Wormser-Migot, L’Ère des camps, op. cit., p. 159.

[38] Ibid., p. 145.

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[39] Sofsky, op. cit., p. 55.

[40] Ibid.

[41] Nicolas Weill, « Moscou crée la surprise à la conférence sur les spoliations des Juifs », le Monde, 5 décembre 1999. Voitaussi E. Kogon, op. cit., pp. 280-283.

[42] Outre le Führer lui-même, Porsche comptait parmi ses proches amis le Dr Robert Ley, patron du Front du travail(Arbeitsfront), le Reichsführer SS Heinrich Himmler, et Fritz Sauckel qui portait le titre pompeux de « plénipotentiairegénéral pour la mise au travail » (Generalbevollmachtigter für den Arbeitseinsatz). En tant que président de la commissionPanzer, Ferdinand Porsche fit des innovations à l’origine de toute une variété de blindés, dont le « Tigre » et le chasseur« Ferdinand ». Sa production militaire allait embrasser une large gamme d’avions, parmi lesquels le Junker 88, bombardiercourant de la Luftwaffe, et l’intercepteur Focke Wolf, fléau des bombardiers alliés. Il eut aussi un rôle essentiel dans la miseau point et la fabrication d’armes de représailles (Vergeltungswaffe) telles que les bombes volantes Fi 103, utilisées sansdiscrimination contre les civils. Cf. Frédéric Clairmont, « Quand Volkswagen exploitait les déportés », Le Mondediplomatique, janvier 1998, p. 28.

[43] Cf. Hans Mommsen et Manfred Grieger, Das Volkswagenwerke und seine Arbeiter im Dritten Reich, Dusseldorf, Econ,1996.

[44] KL est l’abréviation utilisée par les nazis, KZ par les détenus. Nous choisissons de préférence d’utiliser celle-ci plutôtque celle-là.

[45] Annette Wieviorka, op. cit., p. 31. Voir aussi Serge Klarsfeld, Le Calendrier de la persécution des Juifs en France,Paris, FFDJF, 1993, p. 1125.

[46] Statistiques principalement tirées de Christian Bachelier, « Brève nomenclature des camps », in BDIC, op. cit., pp. 64-77.

[47] Cf. François Furet et Ernest Nolte, Fascisme et communisme, Paris, Plon, 1998.

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1941, la solution finale du problème juif : une « improvisation » dictée par l’idéologie48

Joël KOTEKMaxime STEINBERG

Comment expliquer, sinon comprendre, la solution finale des Juifs d’Europe ? Question difficile s’il en est, surtout en quelques pages. En préambule, ce qui semble pour nous une évidence, mais qui ne l’était somme toute pas dans l’après-1945, au temps du procès de Nuremberg, l’idée que la destructiondu judaïsme européen fut au coeur du projet idéologique nazi. C’est parce que l'antisémitisme hitlérienne fut en rien instrumental qu’en 1944 encore, in extremis près de 400.000 Juifs sont déportés de Hongrie et, du printemps à l’été, les deux tiers sont assassinés, dès leur débarquement à Auschwitz-Birkenau !

Le judéocide : programme ou engrenage fatal ? De génération en génération, les historiens ne cessent – et jamais autant que dans la dernière décennie– d’approfondir la connaissance de l’événement ‘juif ‘ de la Seconde Guerre mondiale pour en saisir etle ressort et le contexte. A chaque génération, les questions se renouvellent. Le grand débathistoriographique, entamé dans les années 70-80, se poursuit ainsi dans des termes nouveaux, avec denouvelles archives et d’autres questionnements. On ne se positionne plus, pour autant qu’on aitrevendiqué ces étiquettes tranchées, en intentionnalistes ou fonctionnalistes. Les premiers, on l’asouvent dit depuis, se prononcent pour une interprétation programmatique du judéocide. Il seraitinscrit dès le départ dans le projet hitlérien ou nazi. La décision serait ancienne et déjà en germe dansles premiers écrits ou discours connus d’Hitler. Une historienne a même débuté La guerre contre lesJuifs par le passage fameux de Mein kampf qui regrettait qu’“au début ou au cours de la guerre, [onn’ait pas] tenu une seule fois douze à quinze mille de ces Hébreux corrupteurs du peuple sous les gazempoisonnés”49. Dans cette lecture, la catastrophe qui s’abat sur les Juifs pendant la Seconde Guerremondiale, la Shoah, est le point d’aboutissement logique de l’incroyable haine pathologique d’unhomme, Hitler. Cette logique implacable et cette centralité du Führer prêtent à discussion. En tout étatde cause, ni l’une, ni l’autre ne restituent le mode de fonctionnement réel du ‘gouvernement’ nazi etles vicissitudes de sa politique ‘juive’.

Les tenants de l’école fonctionnaliste prennent en compte cette dimension. Ils la privilégient pourexpliquer le génocide, plus encore que les idées et la volonté personnelle du maître du TroisièmeReich. Dans cette interprétation, Hitler jouerait le rôle de légitimation a posteriori de décisions prisesen dehors de lui, mais anticipant sa volonté. Pour les fonctionnalistes, l’Etat nazi serait constitué d’uneprolifération de centres de décision, une polycratie dont les divers éléments seraient en concurrence etce, au-delà du discours unificateur de caractère idéologique. La destruction des Juifs serait ainsi moinsle résultat d’un programme que d’un engrenage fatal et fruit d’une large improvisation. A la limite,dans une variante utilitariste, le judéocide qui n’aurait pas à être décidé ne serait plus un produit de

48 Publié in Les Logiques totalitaires en Europe (Stéphane Courtois dir.), Éditions du Rocher, 615 pages.49 Lucy Dawidowicz, La Guerre contre les Juifs, l933-1945, Paris, Ed. Hachette, 1977, p.20. “L'idée de la solution finale

puise-t-elle son origine dans ce passage pour germer ensuite dans le subconscient de Hitler pendant quelque quinze ans avant de percer au grand jour?”, écrit l’historienne américaine. Le passage est cité ici d’après Adolf Hitler, Mon combat, Paris, Nouvelles éditions latines, (1934), p.677. Voir l’analyse plus fine de Eberhard Jäckel, Hitler idéologue, Gallimard, 1995, pp. 81-83

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l’antisémitisme, mais une composante “utilitaire” d’un “concept global de «politique démographiquenégative»”50. On tuerait donc les Juifs dans l’Est européen, tout en y faisant mourir les Polonais et lesSoviétiques par millions, pour aménager l’espace vital du Grand Reich ! Dans une autre de cesversions ‘utilitaires’, on exterminerait les Juifs en tant que ‘bouches inutiles’ pour résoudre la crisealimentaire ! Que faut-il en conclure sinon qu’en ne prenant en compte que le contexte de l’Europe del’Est, on évacue toutes les autres dimensions du génocide des Juifs, et singulièrement celui des Juifsdu Grand Reich allemand.. Or, le sort des Juifs allemands est précisément au cœur du programme nazi.De Christian Gerlach, il faut en effet reprendre l’idée – dans une tout autre perspective bien sûr –qu’on doit effectivement parler de génocide qu’à partir du moment où la solution finale inclut les Juifsdu Grand Reich allemand, et, que, dans ses développements, elle s’étend aussi aux Juifs de l’Ouest.Dans la problématique de la décision génocide, le point nodal s’articule autour du rapport tout à faitsingulier entre Hitler et ces Juifs allemands qui l’ont souvent “tourné en ridicule” et dont le rireretentissant leur est resté entre temps dans la gorge, comme il se complaît à le dire dans sa prophétiedu 30 janvier 1939 sur “l’extermination de la race juive”51.

A nos yeux, le judéocide tient tout à la fois du « programme », mais encore faut-il le définir, desstructures du régime nazi et des circonstances de la guerre à l’Est ; bref de l’idéologie autant que del’improvisation.

S’agissant de l’intention, il est clair que la volonté d’éliminer les Juifs de la société allemande estprésente chez Hitler et ce, dès le premier écrit politique qu’il ait laissé dans les archives : un texte de1919, justement un écrit sur l’antisémitisme. Dès les débuts du nazisme, son obsession est biend’expulser les Juifs de l’espace allemand. Reste que cette “élimination” doit alors être comprise enterme d’exclusion sociale, d’éloignement géographique, certainement pas d’élimination physique,sinon de la présence physique dans le territoire allemand. Hitler vise à une politique de purificationethnique, via l’émigration ou l’expulsion. Ce seront les circonstances, qui, dans les conditions de laguerre à l’Est, traduiront cette volonté programmatique en politique génocidaire ou, plus brutalement,en tueries et massacres systématiques.

La volonté fanatique du maître du troisième Reich de purifier le Grand Reich allemand de ses Juifs estbien la cause première du judéocide.

La responsabilité première :

Hitler, un homme obsédé par la question juive

La plupart des historiens, mêmes fonctionnalistes, de Hilberg à Kershaw insistent désormais sur le rôlepersonnel d’Hitler dans la genèse de la « solution finale ». Assurément, la Shoah n’est pas concevablesans Hitler en raison du caractère, « structurellement décisif dans la persécution des Juifs, del’antisémitisme extrême qu’il avait propagé depuis les années vingt”, selon l’excellente formule de

50 . Götz Aly et Suzanne Heim, Vordenker der Vernichtung. Auschwitz und die deutschen Pläne für eine neue europäische Ordnung,Francfort-sur-le-Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1997, cité d’après cité d’après Dominique Vidal, Les historiens allemands relisentla Shoah, Complexe, Bruxelles, 2002, p.64.On lira aussi avec intérêt la communication de Peter Longerich, “Von der „Judenpolitik“ zur„Vernichtungspolitik“. Kritische Bemerkungen und Thesen”, à la conférence internationale “Verfolgungsnetzwerke : der Holocaust alsArbeitsteiliges Verbrechen“, les 24-26 septembre 2000, à l’Université de Constance,

51 . Dans son discours du 30 janvier 1939, Hitler dit : “dans ma vie, lors de ma lutte pour le pouvoir, j’ai souvent été prophète et [il a]souvent été tourné en ridicule, en tout premier lieu par le peuple juif. Je crois que ce rire retentissant des juifs allemands leur est restéentre temps dans la gorge, ajoute-t-il dans une allusion à la “Nuit de cristal” du 9 novembre 1938, Voir Eberhard Jäckel, Hitleridéologue, Gallimard, 1995, pp. 81-83.

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l’historien Dieter Pohl52. Il s’agit donc de partir de la place centrale et spécifique que tientl’antisémitisme, bien plus encore que le racisme dans l’idéologie hitlérienne53.

A l’origine une obsession : purifier l’espace allemand de ses Juifs.

Aux yeux d’Hitler, en effet, les Juifs ne forment pas une race à part, mais plutôt une antirace(gegenrasse) de type parasitaire. Dans son tout dernier écrit, bouclant la boucle, Hitler parle “de racejuive par commodité de langage car il n'y a pas, à proprement parler, et du point de vue génétique,une race juive ... La race juive est avant tout une race mentale”54. L’antisémitisme est encore autrechose qu’une variante antijuive du racisme. Ainsi, dans le schéma nazi, si les Slaves sont encore deshommes (certes de race inférieure), les Juifs, eux, sont des bacilles, des bactéries qu’il faut éliminer àtout prix, afin que le monde n’en soit pas tout entier contaminé : dans son premier écrit de 1919, là oùson antisémitisme insiste sur la notion de “race juive” pour se différencier des humeurs del’antijudaïsme chrétien, il identifie déjà dans “le juif [celui qui] conduit, sans qu'ils s'en doutent, lespeuples vers une sorte de tuberculose raciale”55. La « découverte » autour de quoi s’organise ce délireantisémite est des plus simpliste et curieux : le peuple juif est à la base des trois doctrines postulantl'absurde et dangereuse idée de l'égalité fondamentale du genre humain: le christianisme (avec le JuifSaül transmuté en Paul); la révolution française (avec le complot judéo-maçonnique), le bolchevisme(avec le Juif Karl Marx). Le danger est d’autant plus grand qu’ils ont réussi à s'imposer par desprocédés habiles et nouveaux, le capitalisme, d’un côté, le marxisme, de l’autre, qui ne sontcontradictoires qu'en apparence, puisqu’ils sont juifs. Les Protocoles des Sages de Sion, fondement del’antisémitisme moderne, dont l’authenticité ne fait pour Hitler aucun doute, témoignent précisémentde l’urgence à éliminer ce peuple, sinon de la surface de la terre, en tout cas de l’espace allemand.Hors de cette éradication, point de salut. C’est la contamination assurée, la gangrène garantie…« Cette approche bactériologique, écrit Saül Friedlander, ne doit pas être confondue avec l’approchepurement raciale », sous peine de ne rien comprendre à la spécificité de l’antisémitisme hitlérien,lequel, marque ainsi une rupture définitive avec toute la tradition judéophobe qui lui est antérieure -même s’il est clair qu’il puise aussi aux sources de l’antijudaïsme chrétien, catholique commeluthérien. Aux termes de l’antisémitisme biologique des nazis, chaque Juif constitue un danger, ycompris les vieux, les malades, les femmes, les enfants et les nouveaux-nés. Un microbe est unmicrobe. Quel que soit son âge, son pouvoir de nuisance demeure.

Le chef des SS du Reich et de la police que son Führer chargera de “l'exécution de cet ordre trèslourd” – c’est son témoignage56 – concevra “l'extermination du peuple juif [« Ausrottung des

52 Dieter Pohl, Holocaust. Die Ursachen, das Geschehen, die Folgen, Fribourg-Bâle- Vienne, Herder, 2000, cité d’après Dominique Vidal,Les historiens allemands relisent la Shoah, Complexe, Bruxelles, 2002, p 166.

53 A cet égard, et s’agissant de l’Allemagne même, le sort des quelque 24.000 Allemands d’origine africaine n’est pas comparable à celuides Juifs et ce, pour tragique et terrible qu’il fut. Selon le souhait des nazis, nombre d’entre eux furent stérilisés. Voir le documentaire“Hitler's Forgotten Victims” de David Okuefuna, Afro-Wisdom Productions, 1997.

54 . Adolf Hitler, Le testament politique de Hitler. Notes recueillies par Martin Bormann, Paris, Librairie Fayard, 1959, p. 84 sq 55 . Adolf Hitler, “L'attitude de la social-démocratie allemande à l'égard de l'antisémitisme”, le 16.9.19, lettre à Adolphe Gemlich, d’Ulm,

cité d’après Werner Maser, Hitler inédit : écrits intimes et documents ; suivis du Journal d'Eva Brau, Paris, Albin Michel, 1975, p.193-195. Dans un discours au cirque Krone en mai 1923,Hitler explique que “les Juifs sont bien une race, mais ce ne sont pas des êtrehumains. Ils ne peuvent être des êtres humains créés à l’image de Dieu éternel. Le Juif est l’image du diable et le judaïsme est latuberculose raciale des peuples”, cité d’après Joachim. Fest, Hitler, Gallimard, 1973, t.1, p. 255.

56 . Himmler écrit: “Les territoires occupés de l'Est seront nettoyés des Juifs. L'exécution de cet ordre très lourd a été placée sur mesépaules par le Führer. Nul ne peut du reste me décharger de ma responsabilité. C'est pourquoi j'interdis toute immixtion dans mondomaine". (NO 626, lettre de Himmler à Berger, le 28/7/1942, citée d'après R. HILBERG, La destruction des Juifs d'Europe, Fayard, Paris,1988,p. 186.

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jüdischen Volkes »] comme “le processus d'élimination d'un bacille”57. Dans ce discours fameux dePosen (Pozna’n) à ses généraux, le 4 octobre 1943, Himmler vante les mérites de sa SS dansl’accomplissement de cette mission. Face aux “monceau[x] de cent cadavres, ou de cinq cents, ou demille”, le SS-man est “resté un honnête homme, voilà qui nous a endurcis”, se félicite Himmler ! Etd’ajouter cette dimension ontologique du judéocide perpétré par ses hommes : ”c'est une page degloire de notre histoire [Himmler veut dire de celle de la SS], qui n'a jamais été écrite et ne le serajamais”. Trois jours après, toujours à Posen, devant les Reichsleiter et les Gauleiter, le chef des SSlivre une autre confidence sur cette ontologie de son organisation dont l’être s’accroît à force de tuer leplus de Juifs. Ses auditeurs sont, comme il y insiste, “les plus hauts dignitaires, qui prenne[nt] lesdécisions au plus haut niveau du Parti, de cet Ordre politique, de cet instrument politique du Führer .Himmler veut leur en faire partager “la responsabilité (la responsabilité d'un acte et non d'une idée)”.Et devant ce “petit comité”, le chef des tueurs SS, parvenu alors au faîte de sa puissance dans le GrandReich allemand, confie que “la question suivante nous a été posée: que fait-on des femmes et des

enfants"? Je me suis décidé et j'ai là aussi trouvé une solution évidente. Je ne me sentais en effet pasle droit d'exterminer les hommes - dites si vous voulez, de les tuer ou de les faire tuer - et de laissergrandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos descendants. Il a fallu prendre la gravedécision de faire disparaître ce peuple de la terre”.

À maints égards, le propos mérite toute l’attention. On retiendra surtout que cet expert en génocidedonne ici, dès 1943, une définition de la chose que les juristes de l’ONU ne parviendront pas àconcevoir lorsqu’ils s’attaqueront au crime de génocide58.

La définition himmlérienne de la “grave décision” va à l’essentiel. C’est la question du sort desfemmes et des enfants qui est décisive. Il ne suffit pas de « tuer ou de faire tuer” des hommes, commedit Himmler pour lever toute l’ambiguïté sur le sens d’“exterminer”. De ce point de vue autorisé, lesmassacres, même de Juifs, ne font pas encore l’événement génocide. Il n’a jamais été si bien dit sanature singulière. Ce qui fait la différence, et qui signifie, dans la pratique meurtrière des tueurs, cette“grave décision, c’est, selon leur chef, la mise à mort préméditée et systématique des femmes etenfants juifs, des filles surtout ! C’est leur disparition qui prive effectivement le peuple d’avenir etréalise donc l’objectif du génocide.

Jusqu’à ce qu’il en charge Himmler, Hitler, s’il voulait éliminer le “bacille juif”, n’envisagea cejudéocide que tardivement. Mais, d’emblée, il était persuadé – c’est ce qu’il écrit déjà dans MeinKampf – que “si le Juif, à l'aide de sa profession de foi marxiste, remporte la victoire sur les peuplesde ce monde, son diadème sera la couronne mortuaire de l'humanité”. Et dans ce délire, Hitlerexplique même qu’“alors, notre planète recommencera à parcourir l'éther comme elle l'a fait, il y ades millions d'années : il n'y aura plus d'hommes à sa surface !”59. Implicitement, mais il ne le l’écritpas, il y a une alternative à cet anéantissement de ‘l’humanité’ : l’extermination du Juif. On sait quedans Mein Kampf, Hitler ne compte pas au-delà de “douze mille Hébreux corrupteurs du peuple. Il57 Discours de Himmler devant les généraux SS à Posen, le 4 octobre 1943. Dans ce discours, Himmler, s’intéressant aux Russes, décrit les

Slaves dans un cadre racial (il les décrit en terme de race inférieure). Quand il en vient aux Juifs, changeant aussitôt de point de vue, c’est bien au monde des microbes qu’il fait clairement référence. S'il avait continué sur sa lancée, poursuivant la métaphore raciale, après avoir fait des Russes une race inférieure, il aurait pu assimiler les Juifs à une race plus basse encore dans l’échelle de l’humanité. Or il n’en est rien.

58 . Laissant l’événement leur échapper, ils spéculeront sur l’intention de détruire […] tout [un groupe national, ethnique, racial ou religieux] ou [seulement, une ...] partie (Art II de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par l'Assemblée Générale de l'O.N.U., le 9 décembre 1948). Voir Maxime Steinberg, “Le génocide, l’histoire ou un imbroglio juridique”, in Katia Boustany & Daniel Dormoy dir., Génocide(s), Ed. Bruylant-Editions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 1999.

59 pp.71-72.

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formulera l’alternative du judéocide, pour la première fois dans le discours pour le sixièmeanniversaire de son avènement. Le 30 janvier 1939, le chef de l’État allemand prophétise sous lesapplaudissements frénétiques de ses auditeurs que “si la finance juive internationale en et horsd'Europe devait parvenir encore une fois à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, alors lerésultat ne serait pas la bolchevisation du monde, donc la victoire de la juiverie, au contraire, ceserait l’extermination de la race juive [die Vernichtung der jüdischen Rasse] en Europe”. Laprophétie du Führer dont son fidèle Joseph Goebbels fera bientôt le leitmotiv de la propagande nazie60

ne signifie pas que le génocide des Juifs est, dès cette date, à l’ordre du jour du Grand Reich allemand.Avec Hitler, les nazis ont longtemps hésité entre les alternatives contradictoires d’une solution“territoriale” : expulser les Juifs vers un territoire où il sera possible de s’en servir comme otages sinécessaire (par exemple pour faire pression sur les démocraties) ou les concentrer dans une «réserve»ou, pis aller, dans des ghettos ‘provisoires’.

Une certitude ne s’en impose pas moins : comprise dans un sens social ou physique, l’élimination est pour les nazis prioritaire. L’idée d’extermination ne s’imposera pas moins logiquement sous la conduite des circonstances.

Le poids des circonstances :

une guerre décidément mondiale

Comme l’écrit Kershaw, « la guerre et les conquêtes rapides de la Pologne transformèrentradicalement les données du problème » juif61. D’un demi-million, le Grand Reich allemand soumit eneffet à son pouvoir de 1938 à 1940 une population juive de l’ordre de quatre millions. Le pouvoirnazi s’était enfermé dans une impasse totale. Très rapidement, en effet, l’idée de réserve juive dans larégion de Lublin comme de leur expulsion vers Madagascar ou n’importe quelle autre destination – laSibérie ? –, s’avérera totalement irréaliste, surtout dans le contexte nouveau d’une guerre quis’annonce réellement mondiale dès le milieu de l’été 1941. L’idée d’extermination s’imposerad’autant plus ‘ logiquement’ que les Juifs sont seuls, désespérément seuls. A la politiqued’immigration canadienne « none-is-too-many62 » répond le « Das boot ist voll » (‘la barque estpleine’) suisse et le livre blanc des Britanniques sur la Palestine. Quant aux Etats-Unis, ilss’abstiendront d’alléger un tant soit leur politique des quotas d’immigration.

Reste à déterminer la date à laquelle Hitler prit sa décision. Faut-il, pour cerner le moment, remonterau 22 juin 1941, date de l’offensive allemande contre l’URSS, l’opération Barbarossa qui aurait dûécraser la Russie soviétique en une campagne rapide, une guerre-éclair comme les précédentes, maisde quatre à cinq mois. Dès le départ, en effet, Hitler présente cette campagne où s’entremêlentantisémitisme, antibolchevisme et expansion vers l'Est, comme la « seconde révolution » du national-socialisme. Il s’en explique ainsi à ses généraux, dès le mois de mars 1941 : il s’agit, ni plus ni moins,de couper une fois pour toutes les racines du judéo-bolchevisme. La guerre qui s’annonce sera “einVernichtungskrieg », une guerre d’anéantissement. Une série de directives donnent à penser que lesnazis entendent bien se doter de tous les moyens nécessaires à leur nouvelle croisade. Le 13 mai un

60 . En 1940, Goebbels introduit la prophétie du 30 janvier 1939 dans le film Der Ewige Jude qui la popularisera et incitera Hitler à s’y référer. Voir la belle analyse de Ian Kershaw, Hitler. 1936-1945 : Némésis, Flammarion, 2000, pp.251-252.

61 .Ibidem, page 187.62 Le Premier ministre canadien refusa toute idée d’immigration juive. C’est la fameuse politique du « none is too many » (« rien est

déjà de trop »). Voir None Is Too Many, Canada and the Jews Of Europe 1933-1948 de Irving Abella et Harold Troper chez Lester & Dennys, Toronto. De 1933 à 1945, le Canada ne recueillit que 5000 réfugiés juifs contre 200.000 pour les Etats-Unis et 25.000 pour la Chine.

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décret du Haut commandement de la Wehrmacht confie au nom du Führer au seul SS-Reichsführer etsous la responsabilité de ce dernier « les tâches spéciales […] dans la lutte finale entre deux systèmesopposés ». Le 19, les directives pour le comportement de la troupe en Russie entendent que desmesures impitoyables et énergiques soient prises contre les provocateurs bolcheviques, les saboteurs etles Juifs. Ce même mois de mai sont encore formés les quatre Einsatzgruppen, les groupesd’intervention mobiles, des escadrons de la mort, de la SS et de la police qui extermineront les Juifsderrière le front ouvert par la Wehrmacht. Le 8 juin, une directive, dite « décret sur lesCommissaires», impose l’élimination sur place de tous les soldats juifs, parmi les autres élémentsnuisibles qui composent l’Armée Rouge63. C’est à cette fin que les Einsatzgruppen ont été mis surpied.

Vers la solution finale du « problème juif »

Imperceptiblement, ces groupes étendirent les tueries à l’ensemble des civils juifs de sexe masculin,puis, vers la mi-août, à la totalité de la population juive soviétique, femmes, enfants et vieillardscompris, dans les territoires conquis par l'armée. La visite de Himmler les 14 et 15 août 1941, à Minsken Biélorussie, consacre le passage de la politique de persécution nazie envers les Juifs des plusmeurtrières au génocide ciblée des Juifs d’Union soviétique. Jaschke, un policier de réserve duhuitième Einsatzkommando de l ‘Einsatzgruppe B rapportera quelques années plus tard la visite deHimmler. « Au lendemain de (sa) visite, on nous a dit que celui-ci avait ordonné que nous noussaisissions non seulement des hommes, mais aussi des femmes et des enfants, donc de l’ensemble de lapopulation juive. On nous a dit que plus tard, les jeunes, si nous les laissions vivants, pourraient sevenger. A partir de ce jour, femmes et jeunes de tous les âges ont aussi été tués64. ».

Un document nazi d’un rare intérêt historique, le rapport Jäger, saisit au quotidien ce basculementdans le génocide65. Sur six pages, ce rapport d’activité de l’Einsatzkommando 3 opérant en Lituanierelève au jour le jour ses tueries, essentiellement de Juifs. L’historien Philippe Burrin remarque qu’“enadditionnant ces chiffres, on obtient pour le mois de juillet un total de 4.239 Juifs exécutés, dont 135femmes. Pour le mois d'août, le total s'élève à 37.186, tués pour l'essentiel (32.430) après le 15 août,date à partir de laquelle les femmes et les enfants commencèrent à être assassinées en masse. Pourseptembre, le total atteint un nouveau sommet: 56.459 Juifs tués, dont 15.104 hommes, 26.243 femmeset 15.112 enfants. Ce bouleversement ne peut être sorti que d'une volonté politique, qui, à un momentdonné, s'était fait connaître sans équivoque”66.

Les quatre Einsatzgruppen participent à cet emballement des massacres qui deviennent dès lors,méthodiques. En septembre et octobre, les Einsatzgruppen commencent à exécuter des communautésjuives entières: ainsi ‘Einsatzgruppe C fusilla, dans les seules journées des 29 et 30 septembre, 33.771hommes, femmes et enfants juifs, à Babi Yar dans la banlieue de Kiev. En près de deux mois, lestueurs de la SS et de la police exterminent dix fois plus de Juifs que durant toute la campagne dePologne. Toutefois, il semble bien que ces mesures d’extermination ne concernent encore que la seulejudaïcité des territoires soviétiques dans les frontières d’après 1939 Tout porte à croire encore, eneffet, qu’en août 1941, les Nazis en étaient toujours à envisager la «Solution finale» du problème juif,

63 Ce décret fut complété, fin juin, par un texte qui préconisait le meurtre des fonctionnaires du Parti et des communistes «agitateurs» ou «fanatiques».

64 Ralf Ogorreck, Die Einsatzgruppen and die « genesis der Endlösung », Metropol, Berlin, 1996, page 183.65 . Le commandant de la Sécurité du Service de Sécurité, Commando d'action nº3, signé colonel SS Jäger, Kauen, le 1er décembre 1941,

in E. Klee, W. Dressen, V. Riesse, Pour eux, "c'était le bon temps", La vie ordinaire des bourreaux nazis, Plon, Paris, 1989, pp. 40-54.66 . Philippe Burrin, Hitler et les Juifs, genèse d'un génocide, le Seuil, Paris, 1989, p.124.

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hors Union soviétique, en terme d’expulsion massive plutôt que d’élimination physique systématique.Ces Juifs allemands avec qui Hitler avait un compte à régler n’étaient pas encore concernés par lesmassacres dans l’Est européen. .

L’automne 1941 : la décision finale

Le pas sera vraisemblablement franchi quelques semaines plus tard, à la fin de septembre, sinon en octobre 1941, au moment où se décide la déportation des Juifs allemands vers les zones où opèrent les Einsatzgruppen de tueurs SS. . Tout porte à croire que cette décision impliquant tous les Juifs d’Europe a bien été prise au début de l’automne, après une première décision de commencer la déportation des Juifs grand-allemands alors uniquement vers les provinces orientales. La lettre de Himmler à Arthur Greiser, le gauleiter du Wartheland, l’une des destinations prévues, est formelle sur ce point. Suivant le désir du Führer – Himmler a déjeuné avec Hitler à la Tanière du Loup, le 16 septembre67 – c’est “en tant que première étape”, que le Reichsführer SS s’“efforce donc de transférerles Juifs de l'Ancien Reich […] dans les régions annexées depuis deux ans au Reich”68. Himmler précise même à cette date, le 18 septembre 1941, que l’étape suivante sera “de les envoyer au printemps prochain encore plus loin à l'Est”. Le génocide des Juifs allemands évacués n’est toujours pas à l’ordre du jour en 1941. Or, le 10 octobre, il n’est plus question d’attendre le printemps. Dans ce laps de temps, tout s’est joué, et avec l’accord du Führer69 !

Le 10, Reinhard Heydrich, le lieutenant de Himmler pour les affaires de police réunit ses officiers dela police de sécurité à Prague en une première “conférence sur la solution finale aux problèmes poséspar les Juifs”70. Elle traite expressément de la déportation des Juifs grand-allemands relevant del’autorité politique de Heydrich en Bohême et Moravie. On y apprend que “les Généraux de brigade[Arthur] Nebe, [le chef de l’Einsatzgruppe B en Biélorussie] et [Otto] Rasch, [le chef del’Einsatzgruppe C en Ukraine] seront habilités à recevoir des Juifs [allemands] dans les camps de lazone opérationnelle réservés aux communistes”. Dans cette grande évacuation qui débute le 15octobre, des convois de Juifs en provenance de tout le territoire du Reich partent vers Lodz, mais aussivers Minsk, Riga et Kaunas (Kowno), dans les territoires soviétiques occupés. Le rapport Jäger quidate le moment du génocide des Juifs des territoires soviétiques occupés saisit aussi son basculementdans celui des Juifs d’Europe. Le chef de l’Einsatzkommando 3 de l’Einsatzgruppe A renseigne surcinq convois de Juifs allemands qui lui parviennent en Lituanie : ils totalisaient 4.934 “Juifs, Juives,enf[ants] j[uifs]”, des “personnes déplacées de Berlin, Munich Francfort- sur- le-Main […], Vienne etBreslau”, précise le document. Elles y figurent, dans la colonne des “exécutions”, avec la mention dulieu : le Fort IX de Kaunas aux dates des 25 et 29 novembre.

67 . Voir Ian Kershaw, Némésis, op. cit., p. 697. 68 . Himmler à Greiser, gauleiter et Reichsstatthalter du Warthegau, le 18 septembre 1941, avec copies à Heydrich et au SS-

Gruppenführer Koppe, chef supérieur des SS et de la police pour le Wartheland, citée d’après citée d'après Raul Hilberg, La destructiondes Juifs d'Europe, Fayard, Paris, 1988,p. 319).

69 . Le 6 octobre 1941, dans ses propos de table, Hitler évoquant la nomination de Heydrich comme protecteur de la Bohême et de laMoravie, déclare : “tous les Juifs doivent être éliminés du protectorat, et pas simplement vers le Gouvernement général, maisdirectement plus à l’Est. Pour l’instant, ce n’est pas faisable pour la simple raison que l’armée a un grand besoin des moyens detransport. Outre les Juifs du Protectorat, tous les Juifs de Berlin et de Vienne doivent disparaître en même temps. Les Juifs sont partoutdans le canal d’acheminement par lequel les nouvelles ennemies se répandent à la vitesse du vent dans toutes les branches de lapopulation” “Aufzeichnungen des persönlichen Referenten Rosenbergs Dr. Knoepen überHitlers Tischhespräche 1941”, BundesarchivR6/34a, fol 42, 6 octobre 1941, cité d’après Ian Kershaw, Hitler. 1936-1945 : Némésis, Flammarion, 2000, p..710.

70 . “Notes sur la conférence du 10 octobre 1941 sur la solution finale de la question juive ”, d’après Pierre Joffroy et Karin Königseder,Eichmann par Eichmann, Paris, Grasset, 1970, pp. 53-54,

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Le propre témoignage de Heydrich amène à situer dans la deuxième quinzaine de septembre le“moment où, en haut lieu, la juiverie avait été désignée avec force comme l'incendiaire responsable enEurope, qui doit disparaître définitivement”71. Le propos n’est pourtant pas nouveau : la prophétie duFührer sur l’“extermination de la race juive” appartient désormais à la rhétorique nazie publique. Enseptembre encore, le bureau central du département central de propagande du parti l’a diffusée sousforme d’affiche comme “slogan de la semaine”72. Mais ce n’est pas à ce discours sur le génocideconnu de tous que se réfère le chef de la Sécurité du Reich. Heydrich qu’Hitler vient, le 27 septembre,de nommer protecteur adjoint du Reich pour la Bohême-Moravie, appartient à ce cercle étroit deshauts dirigeants nazis qui ont accès direct au Führer. Dans ce témoignage, on le découvre, excédé,recourant à cet argument d’autorité dans le conflit qui l’oppose au quartier maître général de l’arméede terre. Sa lettre invoque ses relations “en haut lieu”, alors que son interlocuteur n’a justement pasces entrées ! Ce dernier soutient le commandant militaire en France et appuie sa demande insistante delimoger les deux officiers SS qui représentent Heydrich en France73. Il leur impute la responsabilitédes attentats à l’explosif contre 7 synagogues à Paris dans la nuit du 2 octobre. Heydrich les couvre.Pour lui, les attentats ont une grande portée politique, fût-elle symbolique : ils “démontrèrent”, écrit-il,“que la France, qui fut la citadelle européenne des Juifs, ne pouvait plus leur offrir de sécurité”74.Mais il ne voulut faire une telle démonstration et il ne l’autorisa qu’à partir du moment où “en hautlieu”, on lui a confirmé que la prophétie hitlérienne était désormais à prendre au pied de la lettre.Matériellement, le temps de donner le feu vert et d’amener en secret les explosifs de Berlin, il a falluau moins une semaine, sinon plus pour préparer les attentats du 2 octobre.

La réorientation fatale des déportations de Juifs grand-allemands après le 18 septembre ne les placedonc pas seulement au centre de l’“extermination de la race juive en Europe”. Ce sont tous les Juifsdu continent qu’elle y entraîne ! Il faudra néanmoins attendre la fin du mois d’octobre pour le signifieraux instances concernées. Le 23, l’adjoint d’Heydrich, Heinrich Müller, le chef de la Gestapo dontrelève la ‘section juive’ – le service d’Adolf Eichmann, chargé des “évacuations” – informe tous lesdétachements de la Sécurité du Reich dans les territoires occupés qu’Himmler interdit désormaisl'émigration juive hors de l'Europe allemande75. Il n’y a plus de portes de sortie ! Désormais lecontexte n’est plus celui de la purification ethnique, mais de l’épuration « raciale », non plus de lapersécution même meurtrière, mais de l’extermination génocidaire. A la conférence de Wannsee,Heydrich précisera que cette interdiction a été prise “au vu des possibilités de l'Est”76. Il y annonceraque “l'émigration a désormais cédé la place à une autre possibilité de solution: l’évacuation des juifsvers l'Est, solution adoptée avec l'accord du Führer. On ne saurait cependant, ajoute-t-il, considérerces solutions que comme des palliatifs, mais nous mettons dès maintenant à profit nos expériences71 . “Le chef de la police de sécurité et du service de sécurité, Berlin, le 6 novembre 1941 au haut commandement de l'Armée, à

l'attention du quartier-maître général Wagner, référence précédente: lettre du 21 octobre 1941”, in Henri Monneray, La persécutiondes Juifs en France et dans les autres pays de l'Ouest Paris, Éditions du Centre, 1947, p. 353. La citation reprise à Philippe Burrin, Hitleret les Juifs, genèse d'un génocide, le Seuil, Paris, 1989, p.140.

72 . L’affiche porte en allemand : “si la juiverie financière internationale devait parvenir à plonger une fois de plus les nations dans uneguerre mondiale, le résultat n’en serait pas la victoire de la juiverie, mais la destruction de la race juive en Europe”. On remarquera quele slogan reprend, non pas le texte de 1939, mais, en raccourci, celui du 30 janvier 1941 où, dans l’attente de l’opération Barbarossa,Hitler n’évoque le risque d’une “bolchevisation de l’Europe” en cas de “victoire de la juiverie”. Voir la reproduction de l’affiche dans lecahier des illustrations, in Ian Kershaw, Nemesis, op. cit. pp. 544-545.

73 . Helmut Knochen, qui est le délégué en France d’Heydrich, et Max Thomas, le supérieur hiérarchique du premier, délégué en France et en Belgique. Thomas sera muté à la tête de l’Einsatzgruppe C en Union soviétique.

74 . Lettre déjà citée d’ Heydrich à Wagner, le 6 novembre 1941. 75 . CDJC XXVI-7 Office central de la Sécurité du Reich au délégué du Chef de la police de Sécurité et du Service de sécurité le général de

Brigade SS Thomas à Bruxelles, concerne: émigration des Juifs, Berlin, le 23 octobre 1941, signé: Müller.76 . Doc Nuremberg NG 2586 “Procès-verbal de conférence (Wannsee, le 20 janvier 1942)”, in Henri Monneray, La persécution des Juifs

dans les pays de l'Est, Paris, Éditions du Centre, 1947, p.82-86.

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pratiques, si indispensables à la solution finale du problème juif. Celle-ci, annonce encore lelieutenant de Himmler pour les affaires de police, devra être appliquée à environ 11 millions depersonnes ”.

Depuis le 7 décembre, la phase expérimentale de la ‘solution’ définitive, discrètement évoquée enpublic, est en cours au Wartheland, dans le fief de Greiser. Ce dernier n’avait pas accepté tous les60.000 Juifs allemands que Himmler voulait, en septembre, expédier dans son grand ghetto déjàsurpeuplé de Litzmanstadt (Lodz en polonais). Le Gauleiter n’en avait pris que 20.000 ainsi que 5.000tsiganes. Mais il avait insisté pour que Himmler et Heydrich mettent à sa disposition – et vraisembla-blement déjà avec l’accord du Führer77 – un Sonderkommando de tueurs SS, assisté de la policed’ordre, pour assassiner 100.000 Juifs de son ressort78. Un rapport du lieutenant-colonel SS, WalterRauff, du bureau II D des “questions techniques” à l'Office central de la Sécurité, se félicite, le 5 juin1942, que “depuis décembre 1941, ont été traités de façon exemplaire 97.000” Juifs avec les troiscamions à gaz que son service a fournis à Kulmhof, Chelmno en polonais79. Ces camionshermétiquement fermés utilisent les gaz du moteur qui, retournés à l’intérieur, asphyxient lespassagers. L’entrée en action de ce Sonderkommando de la SS et de la police enclenche le processusde mort dans sa dimension industrielle. Du meurtre à la chaîne par balle devant des fosses communesou dans des ravins, les tueurs passent à la fabrication des cadavres à grande échelle dans desinstallations appropriées. A partir de là, il n’y a plus débat possible au sein des cercles dirigeants. Lesmots “solution finale du problème juif ” désignent bien, et uniquement, la politique d’éliminationphysique et totale de la judaïcité européenne.

Il ne s’agit donc pas d’en discuter à la deuxième “conférence” sur ce sujet qu’Heydrich convoque,cette fois, à Wannsee. Le chef de la Sécurité du Reich lance ses convocations, le 29 novembre, maisles circonstances de la guerre, le tournant qu’elle prend à la fin de 1941, ne permettent pas de la réunirle 9 décembre comme prévu80. Le 5, la contre-attaque de l’Armée rouge devant Moscou installedéfinitivement l’Allemagne hitlérienne dans cette guerre de longue durée qu’elle n’avait justement pasvoulue et où elle se retrouve dans la situation de l’Allemagne impériale pendant la Grande Guerre,face à une coalition mondiale de ses ennemis. Le 7 décembre – le jour même où débutent les gazagesà Chelmno ! – l'attaque japonaise sur Pearl Harbor oblige Hitler à déclarer la guerre aux États-Unis le11 décembre, une guerre désormais mondiale et sur tous les fronts.

Dans ce nouveau contexte, la conférence de Wannsee, réunie enfin le 20 janvier 1942, ne faitqu’entériner une décision déjà mise en application : non seulement, les fusillades continuent “à l’Est”et les massacres au gaz ont commencé dans le Grand Reich même, mais la décision de la construction

77 . Dans sa lettre à Himmler du 1er mai 1942, Greiser demande l’intervention du Sonderkommando pour assassiner 35.000 Polonais non-juifs atteints de tuberculose purulente. L’accord de Hitler étant nécessaire, Greiser finit par renoncer à son projet meurtrier : “Je necrois pas, pour ma part, qu'il faille de nouveau ennuyer le Führer avec cette question, d'autant plus qu'il m'a dit lors de notre dernierentretien, en faisant allusion aux Juifs, que je pouvais les traiter comme bon me semblerait”. Le témoignage indiquerait qu’il avait fallul’autorisation du Führer pour le meurtre des 100.000 du Wartheland. (Voir MO 249, Greiser à Himmler, le 21 novembre 1942, in RaulHilberg, La destruction des Juifs d'Europe, Fayard, Paris, 1988, p. 863 ,

78 . Doc Nuremberg NO 246, Le Reichsstatthalter du Reichsgau Wartheland, au Reichsführer SS H. Himmler, Posen, le 1er mai 1942 signé:Greiser, traduction adaptée du document reproduit dans Henri Monneray, La persécution des Juifs dans les pays de l'Est, pp.173-174;Geiser écrit: "L'opération de traitement spécial d'environ cent mille Juifs se trouvant sur le territoire de mon district, autorisée par vousen accord avec le chef de la direction de la sécurité du Reich, le général de corps SS Heydrich, pourra être achevée d'ici deux à troismois.".

79 . “I D, Note du lieutenant-colonel SS Rauff, objet: modifications techniques à apporter aux camions spéciaux actuellement en service età ceux qui sont en cours d'aménagement, Berlin, le 5 juin 1942” in E. Kogon, H. Langbein, A. Ruckerl, Les chambres à gaz, Secret d'Etat,illustration III.

80 . J. Billig, F. De Menthon, R. Kempner (ed.), Le Dossier Eichmann, Ed. W. Beckers, Kalmhout-Anvers, 1973, p. 97-98.

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des équipements génocides de Belzec et de Sobibor dans le Gouvernement général de Pologne est déjàplanifiée. Heydrich et les officiers SS qui l’entourent ne sont pas venus discuter de ces problèmesd’exécution avec les instances centrales représentées. Leur compétence est exclusive. Mais, ladéportation “vers l’Est” des Juifs grand-allemands soulève une question de principe qui ne sera jamaisréellement tranchée, celle des Mischehe (Juifs mariés à un conjoint ‘aryen’) et des mischlinge (lessang-mêlé). A en juger par le protocole demeuré dans les archives, la plus grande partie de laconférence est consacré à ce problème insoluble où le sang ‘aryen’ risque de subir le sort réservé ausang ‘juif’ 81! L’autre question d’importance traitée à Wannsee est celle du travail juif82. C’est parceque la décision de l’extermination des Juifs est déjà prise qu’il faut discuter des mesures d’exception,et d’abord, puisqu’il s’agit en premier lieu des Juifs allemands, de ceux qui travaillent à l’armement.Mais on ne discute pas ! Chez les nazis, les questions ne se décident pas dans des conférences.Heydrich devance les demandes : “ces Juifs, d'après les directives applicables aux mesuresd'évacuation actuellement en cours, de toute façon, ne tombent pas sous le coup de l'évacuation”,répond Heydrich aux préoccupations pragmatiques du représentant du ‘plan de quatre ans’ demobilisation de l’économie pour la guerre. Mais s’il s’agit d’excepter des Juifs de l’exterminationimmédiate pour les besoins de l’économie de guerre, Himmler et sa centrale de l’administrationéconomique de la SS entendent que cette mobilisation de la force de travail juive s’effectue dans lescamps de concentration. Heydrich se garde d’y insister à Wannsee. Mais, dès le 25 janvier, Himmlerenvisage d’interner pas moins de 150.000 Juifs et Juives allemands dans les camps de concentration83;cette prise en considération des impératifs économiques de la guerre, qui “en principe”84 ne devaientpas interférer sur le Grand dessein idéologique, oblige l’Office Central de Sécurité du Reich à modulermomentanément l’élimination immédiate et brutale des Juifs. Le réalisme dont la SS est aussi capableamène Heydrich à formuler à Wannsee et à propos des Juifs la notion d’“extermination par le travail”qui inspirera la circulaire d’Oswald Pohl d’avril 1942 mobilisant toute la population des camps deconcentration pour les besoins de l’économie de guerre.

Pourquoi le judéocide ?

Reste ici un véritable objet de débat : qu’est-ce qui pousse Hitler à opter pour l’extermination massive et systématique des populations juives ? Pour Philippe Burrin et Christian Gerlach, c’est avant tout, mais dans une chronologie différente, l’échec de la campagne de Russie qui l’expliquerait. Dans le contexte d’une guerre qu’il soupçonne désormais longue et coûteuse en vies allemandes, le Führer,

81 . Cette question des mixtes et des sang-mêlé généralement exceptés de l’extermination fait la différence fondamentale avec la question tsigane.

82 A la conférence de Wannsee, Heydrich expose la notion d’extermination par le travail dans les termes suivants : “dans le cadre de lasolution finale au problème, les Juifs doivent être transférés sous bonne escorte à l’Est et y être affecté au service du travail. (…) Il vasans dire qu’une bonne partie eux s’éliminera tout naturellement par son état de déficience physique. (…) Le résidu qui subsisterait enfin de compte – et qu’il faut considérer comme la partie la plus résistante – devra être traité en conséquence. ”. Fort d’une lecturesocio-darwinienne de l’histoire – le travail forcé produira forcément une « élite naturelle » qu’il faudra d’autant plus veiller à éliminer -,tout doit être fait pour éviter de voir subsister le moindre risque de « renaissance juive ». Cet extrait du Protocole de la conférencetémoigne surtout du fait qu’au moment de Wannsee la question à l’ordre du jour n’est déjà plus l’extermination (le sort réservé auxJuifs « non valides », c’est-à-dire tout le reste des vieillards aux nourrissons, ne prête à aucune discussion.

83 « Télégramme de Himmler à Glücks, le 25 janvier 1942 ”: étant donné que, dans l'immédiat, il ne faut pas attendre des prisonniers deguerre russes, j'enverrai dans les camps un grand nombre de juifs et juives qui ont été évacués d'Allemagne. Prenez toutes dispositionsnécessaires pour recevoir dans les quatre prochaines semaines, 100.000 Juifs et jusqu'à 50.000 Juives dans les camps de concentration.D'importantes tâches économiques seront confiées aux camps de concentration dans les prochaines semaines. Le général de division SSPohl vous communiquera des instructions plus détaillées”.

84 . “Le ministère du Reich pour les Territoires occupés de l'Est, au commissaire du Reich pour les territoires occupés de l'Est à Riga, objet:problème juif (v/lettre du 15-11-41), signé: Brautigam, Berlin, le 18 décembre 1941“, in <Auteur> <Titre>, Édition du Centre CDJC,<Edition>, p. 110.

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porté par sa représentation fantasmatique de la défaite de 1918, se persuade qu'en tuant les Juifs, dans une sorte de sacrifice sauvage et fétichiste, il leur fera expier le sang allemand versé et contribuera, parlà, au renversement de la situation militaire. Il se vengerait ainsi, par avance d’une défaite qu’il entend prévenir en massacrant un peuple qui représente dans sa logique dévoyée un danger mortel pour l’Allemagne. Le 21 octobre 1941, dans un de ses monologues à table où il disserte sur les Juifs, Saint-Paul et surtout Karl Marx, il lance, sans trop y insister : “en exterminant cette peste, nous rendrons à l'humanité un service dont nos soldats ne peuvent se faire une idée85. Et, quelques jours après, en présence de Himmler et de Heydrich, le Führer rappelle à ses convives sa prophétie “que le juif disparaîtrait d'Europe dans le cas où la guerre ne pourrait être évitée. Cette race de criminels a sur laconscience, martèle Hitler, les deux millions de morts de la guerre mondiale et maintenant des centaines de milliers. Que personne ne vienne me dire, ajoute-t-il, qu'on ne peut pourtant pas les parquer dans les régions marécageuses de l'Est. La formule est un euphémisme et témoigne qu’Hitler n’entend pas s’impliquer publiquement au-delà de ses menaces prophétiques. La déportation des Juifs allemands ‘à l’Est’ provoque un malaise jusque dans le parti. Qui donc, enchaîne-t-il, se soucie de nos hommes? Et d’ajouter : il n'est pas mauvais d'ailleurs que la rumeur publique nous prête le dessein d'exterminer les juifs. La terreur est une chose salutaire86. Hitler sera plus explicite quand, après avoir officiellement déclaré la guerre aux États-Unis, il réunit les Gauleiters et les Reichsleiter. Dans son journal, son fidèle Joseph Goebbels notera qu’“en ce qui concerne la question juive, le Führer est résolu à faire table rase. Il a prophétisé aux Juifs qu’ils subiraient leur destruction s’ils provoquaient encore une fois une guerre mondiale. Ce n’était pas de vains mots. La guerre mondiale est là, la destruction des Juifs doit être la conséquence nécessaire. Cette question est à considérer sans aucune sentimentalité. Nous ne sommes pas là pour éprouver de la pitié pour les Juifs, mais uniquement pour notre peuple allemand. Puisque le peuple allemand a encore sacrifié, 160.000 morts sur le front de l’Est, alors les véritables responsables de cette guerre sanglante doivent le payer de leur vie”87!

“Je n’ai jamais caché […], redira le Führer, cette fois, dans son tout dernier écrit, que […] descomptes seront demandés au responsable de la tuerie: le peuple juif! Et, sur le point de se suiciderdevant la débâcle, il prétend qu’il n’a “laissé personne ignorer que cette fois-ci, des millions d'enfantseuropéens aryens mourraient de faim, que des millions d'hommes seraient tués et des centaines demilliers de femmes et d'enfants périraient brûlés vifs dans les villes bombardées. Et cela, ajoute-t-il,sans que le coupable expie sa faute, ne fut-ce même que d'une façon humaine”88.

Notons que cette idée que les revers militaires de l’été 1941 auraient conduit Hitler à systématiser le« génocide expiatoire » des Juifs semble aujourd’hui faire école. Elle est toutefois contestée par uncertain nombre d’historiens, dont Christopher Browning. Pour ce maître incontesté de l’histoire de laShoah et ancien élève de Raul Hilberg, l’extermination des Juifs ne doit rien aux premiers revers del’armée allemande. Bien au contraire. La décision résulte d’un climat d’euphorie dans lequel baignaHitler et ses généraux à l’automne 194189. En ce mois d’octobre 1941, la victoire sur les Soviétiquessemblait acquise. « Tandis qu’Hitler triomphait en Ukraine, il devint de plus en plus sensibles aux85 . Entrée du 21 octobre 1941, Adolf Hitler, Libres propos sur la la guerre et la paix, Paris, Flammarion, 1954, t I. p. 76-79. 86 . Entrée du 25 octobre 1941, Adolf Hitler, Libres propos sur la la guerre et la paix, Paris, Flammarion, 1954, t I. p. 76-79, p. 74. 87 Christian Gerlach, Sur la conférence de Wannsee, Liana Levi, 1999, 58 sq. Autre traduction, dans Dominique Vidal, op. cit., p.149. Voir

aussi Ian Kershaw, Hitler, Vol II, op. Cit. p. 713. Tout en concédant que “les propos extrêmes de Hitler aient sans conteste donné uncoup de pouce au génocide qui commençait à s’emballer”, Kershaw estime que Gerlach […] va trop loin, à son sens, en voyant dans [ce…] discours l’annonce d’une « décision fondamentale» de tuer tous es Juifs d’Europe (note 152, p. 1395).

88 . “Mon testament politique (...) fait à Berlin, le 29 avril 1945, 4.00 heures”, in d’après Werner Maser, Hitler inédit : écrits intimes etdocuments ; suivis du Journal d'Eva Brau, Paris, Albin Michel, 1975, pp.232-237.

89 Christopher Browning, “Hitler and the euphoria of victory. The path to the final solution” in The final solution, origins andimplimentation”, edited by David Cesarani, Routledge, London, 1994.

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propositions de déportations de Juifs qu’il avait auparavant planifié pour l’après-guerre. (…) Pourtant,il hésitait encore (…) Le 7 octobre les Allemands avaient terminé le double encerclement de Vyazmaet Bryansk qui aboutit à la capture de 673.000 soldats russes. (…) Dans cette atmosphère d’euphorie,ses dernières hésitations disparurent. (…) Le 15 octobre la résistance mourut dans la poche de Vyazmaprovoquant la panique à Moscou. Le même jour le premier train de déportation partit de Vienne pourKiev. » Ainsi, le 18 octobre tandis que la poche de Bryansk était liquidée, trois convois quittentPrague, Luxembourg et Berlin. Qu’elle fut prise par « optimisme » ou « pessimisme », la décisionainsi, certes, d’abord par les fantasmes d’un seul homme mais aussi et surtout par la complicité, aumeilleur des cas passive, d’un peuple : les Allemands.

Un complice de taille :

Une société allemande minée par la question raciale

Assurément, le judéocide est le point d’aboutissement d’un processus dynamique de destruction dans laquelle la rage vengeresse des fantasmes de l’antisémitisme hitlérien, le système international (qui ne fit rien pour protéger les Juifs) et la guerre d’extermination du judéo-bolchevisme à l’Est jouent assurément un rôle essentiel. A ces trois éléments, il faudra absolument en ajouter un quatrième : la complicité de la société allemande dont les tensions internes propres conduiront à accepter la politiquegénocidaire d’Hitler.

La question de l’insertion du projet exterminateur dans la société allemande doit être posée. Commel’écrit Edouard Husson, dans son excellent ouvrage sur l’historiographie de la Shoah en Allemagne, leIIIème Reich n’est pas seulement le produit de la volonté d’un homme envoûtant, ni le résultat d’unchaos structurel envahissant. Comment ne pas accepter, en effet, l’idée que les Allemands ordinairesont fourni au système les moyens de fonctionner pendant douze ans90. La solution finale n’aurait pasété possible sans l’appui et le consentement de larges secteurs des élites nazies comme non naziesappartenant à l’armée, l’industrie ou encore l’administration publique. Dieter Pohl dans son ouvragede synthèse sur la Shoah souligne les responsabilités des unes comme des autres91. Il est clair, note-t-il,qu’il se trouvait à tous les postes décisifs de l’administration des antisémites radicaux qui n’attendaientpas seulement des ordres d’en haut, mais agissaient par eux-mêmes. A le suivre, il ne fait aucun douteque cette couche de « guerriers idéologiques » perpétua le meurtre de masse par conviction.L’antisémitisme et l’antibolchevisme gangrenaient toute la société allemande, des soldats de laWehrmacht aux gardes champêtres, trop zélés à pourchasser les Juifs dans les forêts. Pohl chiffre àprès de 250.000, le nombre « acteurs » allemands et autrichiens du judéocide. Comme le démontreencore Detlev Peukert, la Gestapo n’aurait pu fonctionner sans la complicité de millions d’individus.En chiffre absolu, le nombre d’agents de la Gestapo était à peu près la moitié de celui des agents de laStasi, soit 100.000 individus, pour une population quatre fois moins nombreuse. Qu’on le veuille ounon, la résistance au nazisme fut faible. Une grande partie de la nation allemande, succomberad’autant plus facilement au « charme » de l’idéologue et chef du parti nazi, qu’elle se reconnaîtrainstinctivement en lui. Raciste, l’Allemagne l’est sans doute davantage que d’autres nations d’Europeoccidentale et ce, notamment compte tenu de son rapport ethnique à la nation. Contrairement à laFrance, que d’aucuns présenteraient pour sa part davantage… antisémite, l’idéologie racialiste(Volkisch) a ici force de science. Les élites allemandes sont obsédées par la question raciale. Est-ceréellement par coïncidence si l’histoire coloniale allemande prit, ici et là, des contours génocidaires.

90 Edouard Husson, Comprendre Hitler et la Shoah, coll. « Perspectives germaniques », PUF, Paris, 2000, page 173.91 Dieter Pohl, Holocaust, Die Ursachen – Das Geschehen- Die Folgen, Herder, Fribourg, Wien, 2000.

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C’est bien un ordre d’extermination (ein Vernichtung befehl) que promulgua, le 2 octobre 1904, vonTrotha, le commandant des troupes coloniales allemandes à l’encontre des Hereros, une peuplade duSud-Ouest Africain, l’actuelle Namibie92. D'aucuns seraient tentés de considérer le destin des Hereroscomme la résultante, non d’une attitude particulière des colonisateurs allemands, mais de la logiquecoloniale globale. Or s’il est vrai que les Belges, les Français, les Britanniques ou les Hollandais ontégalement maintenus leur pouvoir en faisant appel à des méthodes barbares, il n'en reste pas moins quec’est bien moins la Grande-Bretagne de Victoria que l’Allemagne de Guillaume II qui constitue unematrice des camps de concentration nazis, comme d’ailleurs de la Shoah. C’est dans le Sud-ouestafricain que sont établis des camps où des hommes, des femmes et des enfants sont parqués, afin d’yêtre éliminés par le travail. C’est là que des hommes de sciences, sont mis à contribution pour fournirune base «objective» aux crimes du pouvoir colonisateur93. C’est bien là, que furent pratiquées lespremières expériences médicales sur du matériel humain vivant, notamment sur les jumeaux hereros.Faut-il dès lors en paraphrasant la distinction essentielle avancée par Jeanne Hersch en 1967, unracisme d’extermination qui serait allemand au racisme d’exploitation des colonialismes français,belge et britannique ? La question reste ouverte. Ce qui apparaît sûr, en tout cas, est que l’idéologieracialiste meurtrière avait bien pénétrée tous les secteurs d’une société fondée sur des valeursd’autorité, de hiérarchie et de pessimisme racial. Si l’équation de Daniel Goldhagen « no German, noHolocaust » apparaît un peu rapide, force est de constater que la persécution des Juifs ne suscita guèred’opposition sérieuse au sein de la société, sans parler de la troupe allemande94. Comme l’avance avecraison Ian Kershaw, le chemin d’Auschwitz fut bien pavé d’indifférence complice. Cette complicité nefut pas le chef des seuls Allemands mais encore du système international per se. La Shoah s’expliqueaussi par la démission des nations face à la tragédie juive. La solitude des Juifs est patente, toutcomme le sera celle des Tutsi près d’un demi-siècle plus tard. Cet abandon de l’Occident apparaît telqu’il est : une sorte de blanc-seing laissé aux Nazis.

En conclusion :

La Shoah, un événement qui reste sans équivalent

Le phénomène terroriste dont le régime hitlérien nous donne l’exemple est sans précédent dans l’histoire moderne. Avec Jäckel, il faut reconnaître que “jamais encore auparavant un État n’avait décidé et annoncé sous l’autorité de son responsable suprême qu’un certain groupe humain devait être exterminé, autant que possible dans sa totalité – les vieux, les femmes, les enfants et les nourrissons inclus, décision que cet État a ensuite appliqué avec tous les moyens qui étaient à sa

92 Joël Kotek et Pierre Rigoulot, Le Siècle des camps, Lattès, Paris, 2000, pages 83 à 94.93 Deux des maîtres de Josef Mengele, l’ange de la mort d’Auschwitz, Theodor Mollisson (1874-1952) et Eugen Fischer y effectuent des

recherches, le premier en 1904, l’année même du génocide herero, le seconde en 1908. Son livre, Die Rehoboth Bastards und dasBastardisierungsproblem beim Menschen (les bâtards de Rehoboth et le problème de bâtardisation chez l’être humain) paraît en 1913.A propos des « métis » de la colonie allemande, il écrit: « qu’on leur garantisse donc le degré précis de protection qui leur estnécessaire en étant que race inférieure à la nôtre, rien de plus, et uniquement tant qu’ils nous sont utiles – autrement que joue la libreconcurrence, c’est-à-dire, selon moi, qu’ils disparaissent». Ces recherches feront le lit des raciologues nazis tels comme Günther et vonVerschuer. Les idées de Fischer ne passeront pas inaperçues. En 1923, emprisonné à la Forteresse de Landsberg, Hitler s’en inspireradans son Mein kampf. En 1927, Eugen Fischer est nommé à la direction du nouvel Institut d’ «Anthropologie, théorie de l’héréditéhumaine et eugénisme» de Berlin-Dalhem ; en juillet 1933, il est élu recteur de l’université de Berlin où il enseigne la médecine.L’homme de science n’hésite pas à intervenir ici et là. Ainsi le voit-on déclarer à Paris lors d’une conférence internationale où il a tenu àparticiper que «la morale et l’activité des juifs bolcheviques témoignent d’une mentalité si monstrueuse que l’on ne peut plus parler àleur propos d’êtres inférieurs, (mais) d’une autre espèce que la nôtre.»

94 . Omer Bartov, L'armée de Hitler. La Wehrmacht, les nazis et la Guerre, Hachette, 1999.

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disposition”95. Hors les trois autres génocides du siècle dernier (herero, arménien, tutsi96), aucun parallèle ne semble possible et ce, comme en témoigne la réalité d’une extermination aussi immédiate que sans appel, des ravins d’Ukraine aux six centres d’extermination (Chelmno, Belzec, Sobibor, Treblinka, Majdanek et Birkenau). Si les camps soviétiques (Vorkouta, Magadan, etc.) peuvent se comparer aux camps nazis (Mauthausen, Dora), car l’on y meurt tout autant, sinon davantage, les centres de mises à mort nazis n'ont pas d'équivalents soviétiques. Techniquement parlant, ces six centres ne sauraient être qualifiés de camps, fût-ce d'extermination. A tout bien penser Magadan et Mauthausen sont de fait des camps de la mort. Les nazis eux-mêmes ne les désignaient pas sous l’appellation de "camps de concentration"; ils parlaient plutôt de "commandos spéciaux" (Sonderkommando de la police et des SS ou SK). Etablissement sans Ka-tzeknik97 ou zek, ce sont des lieux de mise à mort immédiate, des camps bien sûr, avec leurs baraquements pour les SS et les quelques dizaines, voire centaines de détenus juifs retenus pour l’intendance de la mort. Mais ce ne sont pas des camps pour les déportés juifs. La plupart des déportés juifs, sinon tous, n’y sont pas enfermés et ils n’y sont pas immatriculés. Du train ou du camion, ils passent, sitôt arrivés à la chambreou au camion à gaz. Ce qu’un usage abusif persiste à qualifier de camp d’extermination n’est qu’un simple terminus ferroviaire, équipé pour faire disparaître les arrivants juifs. A Treblinka, où il n’était pas rare qu’en un seul jour soient convoyés 9.000 Juifs, rien n’était prévu pour les abriter, moins encore pour les nourrir ne serait-ce que 24 heures98.

L'existence de ces Sonderkommando démontre l'inanité des tentatives allemandes, d'un Ernst Nolte en particulier, de banaliser le système des Konzentrazionsläger nazis (KZ) du fait de l'antériorité du système concentrationnaire soviétique. L'affirmation que "le Goulag a précédé Auschwitz" n'est pas fausse; elle n'en est pas moins vide de sens et sans objet pour au moins deux raisons fondamentales. D'abord, la Shoah stricto sensu, ne ressortit pas au système concentrationnaire nazi (l’extermination s’accomplit en dehors des Konzentrazionsläger nazis, dans les fosses des Einsatzgruppen, puis dans les six Sonderkommando), ensuite, du fait même que le Goulag n'a pas produit d'équivalent des centresde mise à mort immédiate nazis99.

Il faut donc absolument éviter les confusions abusives. Tous les crimes ne se valent pas. Si touteguerre vise à l’élimination de l’adversaire, seule une guerre de type « racial » ou « biologique » peutaboutir à une politique d’extermination totale. On peut et on doit parler de génocide dans le cas desHereros, des Arméniens, des Juifs et des Tutsi, dans la mesure où tout a été fait pour supprimer cesquatre peuples « de trop sur terre ». Tous les membres du groupe visé (hommes, femmes, vieillards,enfants, surtout, les enfants) ont été traqués, rassemblés et éliminés, systématiquement, indistinctementet totalement. Dans ces quatre cas, il n’a jamais été question de dressage, de rééducation ou de mise enesclavage ou au pas, mais seulement d’éradication totale. Il ne doit rester aucun survivant.

Seules compte dans ces cas de figures, la volonté et la détermination des bourreaux. En 1994, prèsd’un million de Tutsi sont exterminés en moins de 100 jours, soit dix mille victimes par jour. Ils sont

95 Eberhard Jäckel, “La misérable pratique des insinuations. On ne peut nier le caractère unique des crimes national-socialistes”,(Nürnberg Zeitung, 20/9/1986), in collectif, Devant l’Histoire. Les documents sur la controverse sur la singularité de l’extermination desJuifs par le régime nazi, Paris, Éditions du Cerf, 1988, p.96 sq.

96 Après les Juifs, les Tziganes sont en proportion les victimes les plus nombreuses du nazisme. A l’Est, ils ont été le plus souvententraînés dans les massacres du judéocide, les tueurs ne faisant pas la différence. Ces tueries, voire ces gazages, n’ont pas eu lecaractére systématique et généralisé qui distingue le génocide. Ainsi, dans le cas des tsiganes déportés à Auschwitz-Birkenau, laplupart meurent des suites de leur internement au camp des familles.

97 Terme juif désignant les internés en KZ. (voir A & H Edelheit, op. cit., page 268.98 L’impossible oubli, la déportation dans les camps nazis, FNDIRP, Paris, 1997, page 45.99 Voir Furet-Nolte, Fascisme et communisme, Commentaire/Plon, Paris, 1998.

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en général massacrés là où ils se trouvent100. Si le génocide ne consent aucune exemption individuelle,condamnant tout en peuple, toute une ethnie en bloc, il en va autrement des autres crimes contrel’humanité.

La question du Rachat

La différence entre un crime qui vise une race et celui qui vise une classe, tient à ce que nul ne peut échapper à sa race (pour les nazis le Juif étant marqué par ses « gènes » ; même les convertis au catholicisme sont gazés), tandis que changer de classe reste en théorie toujours possible. De nombreuxofficiers de l’armée tsariste, des scientifiques d’origine aristocratique ou bourgeoise (Kapitza, le père de l’arsenal nucléaire soviétique) et même des paysans « riches » ont pu sauver leur peau en servant le nouvel Etat soviétique. L’aversion des bolcheviks pour la Pologne et pour la noblesse en général, n’a pas empêché le Conseil des commissaires du peuple (Sovnarkom) de confier la Tchéka, puis le Gépéou à Félix Dzerjinski, rien moins qu’un membre de la petite... noblesse polonaise. Aussi faut-il segarder de recourir, selon nous, aux termes d’« holocauste rouge » ou de génocide «de classe» et ce, même, lorsqu’il s’agit d’évoquer l’épisode tragique de la Grande famine de 1932-33, dont on sait aujourd’hui qu’elle a été parfaitement orchestrée par Staline. Toute meurtrière et surtout criminelle qu’elle fut (cinq millions de morts, dont au moins quatre millions d’Ukrainiens), cette famine organisée n’a eu pas pour objectif de supprimer jusqu’aux derniers les paysans d’Ukraine mais bien deleur briser l’échine. En cela, la Grande famine est bien l’épisode le plus tragique de la victoire de la minorité rouge (bolcheviks) sur le peuple russe, pris ici au sens large, formé en majorité de paysans (Verts)101. La violence fut, ici, un moyen (terroriser pour assurer la soviétisation/collectivisation) et non une fin (exterminer pour exterminer). Lorsqu’il le jugea bon, Staline arrêta l’hécatombe. Abattus, brisés, … rééduqués (qui ne le seraient à moins) les Ukrainiens se plièrent au diktat soviétique. C’est la raison pour laquelle, l’Ukraine est toujours peuplée d’Ukrainiens (et fort heureusement) mais que les Juifs y sont désormais quantité négligeable. Ce simple constat permet de comprendre notre propos :un génocide ne s’arrête qu’une fois accomplit ou… stoppé de l’extérieur: le génocide des Tutsi ne s’interrompit que par la fuite des génocidaires hutu devant la rébellion victorieuse. Reste que si l’on nepeut parler de génocide des Ukrainiens en tant que tel, les moyens utilisés par Staline furent comparables aux persécutions nazies antisémites d’avant la mise en œuvre du génocide (1941-1942).

Comment ne pas comparer les centaines de milliers d’enfants morts de faim, ici, dans les ghettosd’Europe de l’Est, là, dans les villages ukrainiens ? Dans les deux cas, il faut parler de crime de masseou, suivant la terminologie du Tribunal de Nuremberg, de crime contre l’humanité. S’il ne saurait êtrequestion de parler d’holocauste rouge, pour autant, force est donc d’admettre que la terreurconcentrationnaire soviétique n’a pas besoin d’être minimisée pour souligner la singularité de laShoah. Génocide excepté, la terreur soviétique s’apparente à la terreur nazie.

XXX

On ne pourra jamais comprendre la Seconde Guerre mondiale si l’on oublie que le projet eut

deux objectifs distincts : la conquête de l’espace vital d’un côté, l’élimination des Juifs de l’Eu-100 Sauf exception comme au stade de Kamarampaka à Kamembe où les militaires venaient chaque jour avec des listes, puis au hasard,

prélever un certain nombre de Tutsi parmi les milliers parqués, qu’ils allaient ensuite exécuter à l’extérieur. Citons encore le stade deGatwaro à Kibuyé où périrent près de 8.000 Tutsi. Michel Bührer, Rwanda, mémoire d’un génocide, le Cherche midi – Unesco, Paris,1996, pages 68.

101 Soulignons que les brigades de choc chargé d’imposer et de vérifier l’application de la collectivisation étaient plus que largementcomposées de jeunes communistes ukrainiens.

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rope allemande, de l’autre. Si Hitler échoua dans son premier objectif, force est de constater qu’il

l’emporta dans son second, suivant sa prophétie de janvier 1939. Le Yiddishland, le cœur de la

judaïcité européenne, sinon mondiale, n’est plus. A tout jamais.

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Une communauté de destin:

les Noirs et les Juifs dans la caricature allemande

Dr Joël KOTEK, ULB & Sces Po Paris102

Tout crime contre l'humanité, tout génocide commence par un crime contre le visage. Qu'est-ce qu'unecaricature raciste, sinon un refus du visage au sens levinassien du terme c'est-à-dire d'un visageindividué, pluriel doté d'une voix et d'un regard. Le visage déformé devient un véritable attentat contrel'individu, nié, désormais réduit à l’état de nuisible. La caricature de haine nie l’individu, le bestialiseet le déshumanise et, par là, prépare au crime en présentant un visage qui se veut désormaisgrimace. En caricature comme en politique, la haine est la plus mauvaise des conseillères103. Toutcomme les mots, l'image peut préparer au pire.

Il n’est donc guère étonnant que dans le travail de sape où toutes les ressources de la propagandesont mises en œuvre, le dessin de presse et la caricature ont toujours été des armes de choix. Pouraller droit à l’essentiel, pour frapper les imaginations, l'image se montre d’une efficacité souvent plusredoutable que les plus habiles discours. Aujourd’hui comme hier, l’opinion publique est davantageconditionnée par l’image, du dessin de presse à la télévision, que par le texte. C’est précisémentpourquoi, la caricature apparut dans la France de l’Affaire Dreyfus comme l’outil le mieux adapté à lacroisade antisémite. Elle se développa à cette occasion dans des formes et des proportions jusque-làinédites pour resurgir ensuite dans les années 1930. En Allemagne, c’est dès 1919, dans le sillage dutraumatisme de la défaite, que les caricaturistes allemands s’en prirent aux Juifs comme aux Noirs.

Carte postale autrichienne de 1919, désignant les Juifs comme les responsables premiers de la défaite. A droite, médaille allemandefrappée en 1920 dénonçant l’occupation de la rive gauche du Rhin. Un soldat africain au menton prognathe figure sur l’avers ; sur le revers,un pénis en érection, coiffé d’un casque français, sur lequel est attaché une jeune femme allemande, évidemment souillée, sous l’œil de la

franc-maçonnerie.

102 Texte publié in Michel de Virville, Le visage et la rencontre de l'Autre, Collègue des Bernardins, Paris, 2013,103 Pour en savoir davantage sur la caricature de haine, on peut se référer à deux ouvrages co-écrit par l’auteur: Au nom de

l’antisionisme, les Juifs et Israël dans la caricature arabe contemporaine (avec Daniel Kotek, Complexe, Bruxelles, 2003) et La carte postale antisémite de l’affaire Dreyfus à la Shoah (avec Gérard Silvain, Berg international, Paris, 2005).

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La haine du noir trouvera son apogée, en 1923 à l’occasion de la campagne de propagande dite dela Honte noire.

La Honte noire : une haine totalement construite

Die schwarze Schande (am Rhein) se rapporte à la campagne de propagande nationaliste et racistequi connu son paroxysme en Allemagne lors de l'occupation de la Ruhr, en 1923, par les troupesfranco-belges. Le fait que l'armée française était composée de contingent coloniaux révolta uneAllemagne hantée, plus que tout autre nation, par la question raciale et ce, pour cause denationalisme racialiste (volkisch).

La peur de l’abâtardissement de la race allemande par le métissage est ancienne. La carte postale de gauche, quidate d’avant 14, met en garde les jeunes allemands contre les mariages mixtes : les enfants nés des unions

contre-nature avec une juive comme avec une noire, ici en l’occurrence herero, sont autant d’horribles batards.A droite, qui du Juif ou du noir est plus proche du singe ?

Les nationalistes allemands accusèrent les soldats sénégalais, marocains et malgaches de se livreraux pires sévices, incluant viols et mutilations, à l'encontre de la population allemande. Les enfantsnés des amours ‘coupables’ furent appelés les "bâtards de Rhénanie".

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En 1923, Kladderadatsch s’en prit tout particulièrement aux Africains. Ses caricatures dépeignirent alors lesmilitaires noirs comme des violeurs de femmes allemandes et les accusa d'être porteurs de maladies, enparticulier, vénériennes.

La campagne de la « Honte Noire » est, après la Première Guerre mondiale, un des premiersexemples de propagande structurée et définie à l’échelle internationale. A première vue, cettecampagne semble émaner de petits groupes nationalistes. Elle s’avère en fait être organisée par lesautorités gouvernementales, qui prend prétexte de l’occupation de la Ruhr par des troupescoloniales françaises pour tenter de discréditer la France aux yeux de l’opinion publiqueinternationale104. L’Allemagne ira jusqu'à émettre une protestation officielle, « la mise en place detroupes de couleur en territoire allemand est une insulte au sentiment de la communauté de la raceblanche. Ce sentiment devrait aussi animer nos adversaires qui ont déclaré vouloir fonder une Sociétédes nations105.»

L’intervention de Poincaré sur la rive gauche du Rhin va contribuer aussi à la construction d'unereprésentation extrêmement négative de la France : en Allemagne, on va désormais parler de brutalitésfrançaises, de viols, de mauvais traitements commis par des soldats blancs et plus seulement par descoloniaux. Tous les griefs reprochés aux troupes coloniales vont en fait se reporter sur les Français et ilest significatif que l’organe nazi, le Volkischer Beobachter, qualifie les Français de « Nègres blancs »(Weisse Niger) 106. Par leur férocité et leur haine, les Français devenaient des sauvages, il n’y avait plusni Blancs ni Noirs mais seulement des sauvages, des Français, cette race brutale, ignoble etimpitoyable.

104 Estelle Forh-Prigent, La « Honte Noire ». Racisme et propagande allemande après la Première Guerre mondiale, Relations internationales, n° 106, été 2001. pages 165-177. Voir aussi l’ouvrage de référence, Nationalsozialismus. Hamburg: Dölling und Galitz, 2004.

105 Eugène-Jean Duval, L'épopée des tirailleurs sénégalais, L'Harmattan, Paris, 2005.106 Jean-Yves Le Naour, La Honte noire : L'Allemagne et la France, 1914-1945, Hachette, Paris, 2004. Voir aussi « La Honte noire, La haine

raciale des Allemands à l’encontre des troupes coloniales de l’armée française (1914-1940) », Quasimodo, n° 8 (« Corps en guerre. Imaginaires, idéologies, destructions. Tome 1 »), printemps 2006, Montpellier, p. 245-254) et les troupes coloniales françaises,

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« Dans ce contexte, écrit Jean-Yves Le Naour, la rumeur lancée par la presse d'extrême droiteallemande est reprise par les autorités du Reich, qui y virent un moyen de contester le bien-fondé de l'occupation de la Rhénanie, le gouvernement français étant accusé de soumettreune population occidentale blanche au joug de ressortissants de peuples « primitifs. »L'objectif du gouvernement allemand était de convaincre les alliés de la France (États-Unis etAngleterre) que celle-ci se comportait d'une manière indigne d'une nation civilisée. EnAllemagne, cette campagne de propagande fut répercutée par des films, pièces de théâtre,romans, affiches, un film est intitulé La Honte noire, un journal spécialement créé : Die Nachtam Rhein (« La nuit sur le Rhin » en référence au chant patriotique Die Wacht am Rhein) (...)Elle fut ensuite reprise par Adolf Hitler, qui dénonça dans Mein Kampf l’« afflux de sang nègresur le Rhin », en lequel il vit une manœuvre juive contre la « race aryenne 107».

Carte postale (milieu) et caricatures de Kladderadatsch accusant les Juifs de spéculer avec la France contrel’Allemagne.

La France apparaît perdue aux yeux des nationalistes allemands : elle est définitivement négrifiée etenjuivée, s’avancant chaque jour davantage sur la voie de la décadence. L’Allemagne ne peut accepterune si cruelle et… risible destinée.

107 Ibidem

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Bien avant la victoire des nazis, les Juifs et les noirs se retrouveront ainsi associés dans la pressesatirique allemande, notamment dans Kladderadatsch, l'un des principaux journaux satiriquesallemands. mais sous deux registres différents, du racisme à l’encontre des noirs, posés enarchétypes absolus du sous-homme, et de l’antisémisme pour les Juifs présentés, quant à eux, enprincipe absolu du mal. La manière dont les uns et les autres furent dépeints prépara au meurtrecollectif des uns et à la persécution raciale des autres108.

A partir de 1933, la « Honte noire » deviendra un mythe nationaliste, un souvenir terrifiant des manœuvresignobles des ennemis de l’Allemagne qui avaient tenté de souiller son sang. Ci dessus, un magazine, édité

spécialement par la propagande allemande en 1940 pour présenter les Français comme les véritablesresponsables de la guerre. Les Noirs, « combattants pour la culture française », y sont particulièrement

stigmatisés.

En travestissant la réalité – dont ils étaient censés renvoyer à la société une imagehypertrophiée mais fidèle –, au bénéfice de représentations qui ne reposaient que sur desfables haineuses, les caricaturistes allemands trahirent, dès la République de Weimar, leurmission et profession. S’il va sans dire que la prérogative du caricaturiste est de charger, dedéformer, d’exagérer, même de manière outrancière et excessive, car cela fait partie de sesprivautés, il est, en revanche, contraire à son éthique et à sa déontologie propres de fairementir son crayon. Or, le portrait que brossèrent les caricaturistes de Kladderadatsch des Juifset des Noirs, comme d’ailleurs des Français, ne fut que mensonges, pures constructionsfantasmatiques.

L’idée de la caricature est de grossir le trait, de l’exagérer jusqu’à l’excès afin de le rendretellement visible que la réalité à laquelle il se réfère devienne elle-même plus visible, pluslisible. Or, en représentant les Français en prédateurs sanguinaires (vampires), les tirailleursafricains en quasi-génocidaires et violeurs de femmes allemandes et, en croquant les Juifs enmonstres capitalisto-bolchéviques, les caricaturistes allemands trahirent leur métier. Ilsn’amplifièrent aucun trait, aucun trait réel s’entend : ils ne faisaient que verser dans desmythes, racistes et antisémites. Ainsi, dès 1923, les caricatures de Kladderadatsch,

108 Les persécutions des Noirs, de 1933 à 1945, en Allemagne nazie et dans les territoires occupés par celle-ci, se manifestèrent par l'isolement, la stérilisation, les expériences médicales, l'incarcération, les brutalités et les meurtres. Toutefois, les Noirs ne firent pas l'objet d'un programme d'extermination systématique comme ce fut le cas pour les Juifs et d'autres groupes de population.

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préparèrent au pire. Représenter ses adversaires sous la forme de monstres privés de toutehumanité ne peut, en effet, que conduire au désastre. Car, en effet, on ne « négocie » pas avecun monstre, on l’écrase, on le supprime. Il n’est pas étonnant que presque tous cescaricaturistes accepteront de travailler sous le régime nazi, non sans amplifier leur charge tantcontre les Juifs que contre les Noirs.

En 1940, le « Juif » Mandel aidé de ses tirailleurs africains oblige la France à combattre l’Allemagne. La Grande

Bretagne est présentée comme inféodée aux Juifs. Le Juifs caméléon maître du monde.

Conclusion

La caricature pour être qualifiée d’art meurtrier pour préparer les esprits au pire. Rares furent lesmétis, nés des amours entre tirailleurs africains et femmes allemandes, qui purent quitterl’Allemagne dans les années 1930. Avec la montée du nazisme, ils devinrent une cible de la politiqueraciale. Dès 1937, la Gestapo procéda à des rafles discrètes et effecta des stérilisations forcées surcertains d'entre eux. D'autres furent sujets à des expériences médicales, alors que certainsdisparurent mystérieusement. La Honte noire expliqua, surtout, les massacres de tirailleurssénégalais de juin 1940.

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Comme en écho à la honte noire, la propagande nazie avança, dès 1942, de manière bien absurde car l’arméeaméricaine était plutôt ségrégationniste, que les Etats-Unis avait spécialement enrôlé des pilotes noirs pour

détruire l’Europe et sa civilisation dont le fer de lance était évidemment l’Allemagne (cf. deux couvertures deLustiger blätter et Kladderadatsch). Tandis que des Juifs pillent, tels des charognes, le site de Pompéi, un pilote

noir apparaît en arrière fond.

On se souviendra du premier acte de résistance de Jean Moulin, le 17 juin 1940. Il est arrêtépar l’autorité allemande et torturé parce qu’il refuse de signer un papier présenté par la troupeallemande attestant que les tirailleurs sénégalais se sont rendus coupables de crimes atrocessur les civils, et notamment de viols et de mutilations. Ces massacres, tout comme la légendedes pilotes noirs de l’US air force, ne peut se comprendre que dans le contexte de lapropagande antinoire des années 20.

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La Shoah,

le génocide paradigmatique109

Dr Joël Kotek

Introduction110

Si l’on en croit le sociologue et politiste américain, Rudolph J. Rummel, les multiplesconflits mondiaux auraient causé, entre 1900 et 1967, la mort de quelques 169 millionsde civils et de prisonniers de guerre (POW). Dans cet ordre d’idée là, la Shoahapparaîtrait presque comme dérisoire pour n'être qu'un événement parmi d'autres duterrible 20ème siècle. Or, manifestement, tout témoigne du contraire, d'abord, parce que,s’agissant de la Seconde Guerre mondiale, le sort subi par les Juifs ne se compare àaucun autre groupe cible (il suffit de songer aux crimes et persécutions à l'encontre desSlaves, des noirs, des communistes, des homosexuels et même des Tsiganes), ensuite,parce que par rapport aux autres génocides du siècle, le destin des Juifs apparaît toutaussi singulier. Au-delà de l’évidente « communauté de destin » qui unit les quatrepeuples victimes de génocide (herero111, arménien, juif et tutsi), la Shoah constitue unévénement « sans précédent », 'sans précédent' et non 'unique', au sens où :

4) tout événement historique est par définition unique.

5) l’usage de l’adjectif ‘unique’ pourrait donner à croire que la Shoah serait unévénement tellement singulier qu’il ne pourrait se répéter. Or, tout ce qui esthumain peut se répéter et s’est d’ailleurs répété (on songe au Rwanda),certes, pas exactement de la même manière mais de manière très proche etsimilaire.

6) le concept d’unicité pourrait encore induire l’idée d’une sorte d’événementa-historique, voire même de l’ordre du divin. C’est la position de certains

109 Article publié in « La concurrence mémorielle », Geoffrey Grandjean et Jérôme Jamin, Armand Colin, Paris 2011. 110 Cet article doit beaucoup à trois de mes maîtres Georges Bensoussan, Yves Ternon et feu Maxime Steinberg. Il me fautaussi tout particulièrement remercier Gilles Karmasyn pour son site internet Pratique de l’histoire et dévoiementsnégationnistes ‘Phdn.org’. C’est une base de travail incontournable.111Rares sont ceux qui connaissent aujourd’hui l’existence des Hereros et des Nama, leur histoire et destin. Et pourtant, c’està ces deux petites tribus qui vivaient dans les limites de la colonie allemande du Sud-ouest africain, l’actuelle Namibie, qu’aéchu le peu enviable privilège de subir, en 1904, le premier génocide du XXème siècle, onze ans avant celui des Arménienset d’inaugurer, ensuite, le travail forcé dans des camps de concentration (1905). C’est bien la majorité des Herero (80%) etdes Nama (50%) qui disparut en l’espace de sept ans. Estimés à 80.000 en 1904, les Herero ne sont plus que 15.000 en 1911;les Nama sont passés quant à eux de 20.000 à 10.000 personnes. Par nombre de ses caractéristiques, ce génocide australannonce la Shoah. C’est là, notamment, que des hommes de sciences, sont mis à contribution pour fournir une base«objective» aux crimes du pouvoir colonisateur. Deux des maîtres de Josef Mengele, l’ange de la mort d’Auschwitz, TheodorMollisson (1874-1952) et Eugen Fischer (1874-1952) y effectuent des recherches, le premier en 1904, l’année même dugénocide herero, le second en 1908. Les idées de Fischer ne passeront pas inaperçues. En 1923, emprisonné à la Forteresse deLandsberg, Hitler s’en inspirera dans son Mein kampf. En 1927, Eugen Fischer est nommé à la direction du nouvel Institut d’«Anthropologie, théorie de l’hérédité humaine et eugénisme» de Berlin-Dalhem ; en juillet 1933, il est élu recteur del’université de Berlin.

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courants ultra-orthodoxes juifs et fondamentalistes chrétiens qui voit dans laShoah un signe tantôt de châtiment, tantôt de rédemption divine. L'usagecontroversé du concept d'holocauste participe, qu'on le veuille ou non, decette idée.

Il ne saurait être question de sacraliser la Shoah, de chercher à la situer, en quelquesorte, en dehors de l’histoire. Le processus de destruction des Juifs se doit, aucontraire, d'être doublement contextualisé, verticalement et horizontalement:

1) Par verticalité, j’entends dans la profondeur historique, c'est-à-dire en convoquant lalongue durée, celle des difficiles relations judéo-chrétiennes à l'échelle européenne etpas seulement allemande. A la place spécifique et abaissée des Juifs dans la Citéchrétienne répondent les spécificités de l'ethos nationaliste allemand : son rapportracialiste (völkisch) à la nation qui ne laisse aucune place au désir d'intégration desisraélites, sa quête désespérée et aboutie d'un bouc émissaire au lendemain de ladéfaite de 1918, etc.

2) Par horizontalité, j’entends la mise en perspective de la Shoah dans le cadre généraldes violences extrêmes. Le judéocide se doit d'être comparée à d’autres violencessimilaires, ou supposées similaires… durant, avant et après la Seconde Guerremondiale.

Si l'on accepte l’historicité de la Shoah, celle-ci ne peut dès lors qu'être rapprochée à d'autresévénements de nature similaire, non sans rappeler, à toutes fins utiles, que comparaison n'estpas forcément raison : on compare aussi pour mieux différencier.

Dans cet article, j'essayerai de démontrer en quoi l'idée de singularité de la Shoah n’est ni unpréalable d’analyse, ni le symptôme d'une quelconque volonté de hiérarchisation dessouffrances, mais juste le point d'arrivée d'un travail comparatif qui situe le génocide en apexdes crimes de masse et le judéocide, en génocide paradigmatique. Revendiquer une spécificitéà la Shoah ne s'inscrit nullement dans une démarche ou prétention à faire du malheur juif lesummum de la souffrance humaine et/ou faire bénéficier les Juifs d’un capital moral et/oud’un bien symbolique, destiné à les placer au premier rang des victimes. Si, d'un côté, notreterrible 20ème siècle, selon l'expression d'Albert Camus, a bien connu d'autres tragédies etgénocides que la Shoah (première partie), celle-ci n'en reste pas sans précédent et ce, comptetenu d'éléments objectifs, que nous allons développer en notre seconde partie.

1. La Shoah comme génocide

La Shoah s'apparente de fait à trois autres événements inouïs, extraordinaires, hors norme du20ème siècle à savoir les massacres systématiques des Herero en 1904, des Arméniens en 1915-1916 et des Tutsis du Rwanda en 1994. Seuls ces trois autres événements peuvent êtrequalifiés de génocide au même titre que la Shoah.

S'il ne saurait y avoir de hiérarchie dans la souffrance (toutes les souffrances se valent), desdegrés existent dans la criminalité, même dans celle qualifiée de masse. Toute fâcheusequ'elle puisse paraître, l'idée de hiérarchisation des violences extrêmes n'a rien de scandaleuxou d'immoral en soi: de même que le droit pénal ne met pas sur même plan un homicideinvolontaire par coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner (crime)

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et un homicide volontaire (meurtre), un homicide non prémédité et un homicide prémédité(assassinat), il est logique que ces distinctions s'appliquent aussi dans le droit international.Chaque crime a ses logiques, mobiles, circonstances, tantôt aggravantes (pédophilie), tantôtatténuantes (démence) qui le différencie de ses voisins. Des différences existent entre lescrimes; d'où l'importance du travail de conceptualisation. L’idée de crime de génocide sefonde sur une distinction qui oppose le « crime motivé » (politique) au « crime immotivé »(racial) (Bruneteau, 2004, 11), Aucun motif politique ne préside aux persécutions. Toutcomme dans le cas du crime contre l’humanité, l’on est assassiné pour ce que l’on est (crimede ‘nessence’112 et/ou délit d’appartenance) et non pour ce qu’on a fait (crime politique). L’onne saurait toutefois mettre sur un même plan un crime contre l'humanité (pogrom) et ungénocide. Constitué d’une multiplicité d’actions visant à détruire les bases du groupe en tantque groupe, le génocide est au pogrom, ce que l'assassinat est au meurtre. Crime contrel'humanité dans sa forme la plus extrême, le génocide s'en différencie de par son côtésystématique.Tandis que celui-ci vise des membres de la population ciblée, celui-là tend à ladestruction, en tout ou en partie (entendez en sa partie substantielle) du groupe ciblé. Legénocide se distingue encore du crime contre l’humanité par le caractère communautaire('racial', ethnique ou religieux) du groupe persécuté. Le génocide est le refus du droit àl'existence d'un groupe humain de même que l'homicide est le refus du droit à l'existence d'unindividu. C'est la simple appartenance théorique au groupe visé qui détermine le destinindividuel du persécuté et ce, quand bien même ce groupe « en tant que tel » n'est qu'uneconstruction fantasmatique des persécuteurs. Les persécutions de type socioculturel(Kurdistan, Tibet), économique (esclavage), politiques (trotskistes, antifascistes) et/ousociologiques (possédants, paysans, religieux) en sont donc exclus. Pour les persécutions lesconcernant, il s'agira d'utiliser d'autres concepts tels que politicide, ethnocide, voire démocidequi entrent par ailleurs dans la catégorie juridique des 'crimes contre l'humanité'. Le génocides'inscrit dans un contexte précis de la haine raciale dont il est, en quelque sorte,l'aboutissement ultime et tragique. Ce n'est pas raison que les nazis ont utilisé l'expressionsolution finale: il signe, en effet, la disparition définitive de l'objet maudit, détesté, haï. Legénocide constitue, ainsi, un crime de masse de type nouveau, non pas tant de par sa violenceintrinsèque ou les souffrances qu’il engendre, mais de par son projet radical : l'éradicationdéfinitive d'une minorité, désormais jugée inutile ou nuisible. Ainsi, tout en s'inscrivant dansla violence 'traditionnelle' antisémite, la Shoah se distingue des violences passées par laradicalité de son projet. C'est ainsi que les massacres systématiques qui débutèrent en 1941prirent les Juifs totalement au dépourvu; d'où la réponse erronée des élites juives qui (souvent)collaboreront, malgré elles, à leur propre destruction. Ils en avaient été de même desArméniens en 1915 et ce, malgré un lourd passé de violences génocidaires (200.000 morts en1896). Il en fut de même au Rwanda en 1994, La radicalité du projet génocidaire hutu prit lesTutsi par surprise. Nulle échappatoire ne fut possible comme cela avait le cas en 1959. Cettefois-ci, les églises allaient se transformer en centres de mise à mort, et non plus de sanctuairescomme lors des massacres précédents.

Qu’est-ce qu’un génocide, sinon la décision sans appel, de faire disparaître de son territoire,voire de l’humanité entière (Shoah), l’ensemble des membres d’une minorité désormaisperçue en terme de menace pour l’identité nationale ! C’est ce souligna, le 6 octobre 1943, àPosen (Poznan), devant un parterre de Gruppenführers SS le Reichsführer Henrich Himmler :

« À ce sujet et dans ce cercle extrêmement réduit, je me permettrai d’aborder unequestion qui vous semble peut-être aller de soi, camarades, mais qui a été la question

112 Permettez-moi cet horrible néologisme.

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la plus difficile à résoudre de toute ma vie : la question juive. (…) La phrase « lesJuifs doivent être exterminés » comporte peu de mots, elle est vite dite, messieurs.Mais ce qu’elle nécessite de la part de celui qui la met en pratique, c’est ce qu’il y ade plus dur et de plus difficile au monde. […] Je vous demande avec insistanced’écouter simplement ce que je dis ici en petit comité et de ne jamais en parler. Laquestion suivante nous a été posée : "Que fait-on des femmes et des enfants ?" - Je mesuis décidé et j’ai là aussi trouvé une solution évidente. Je ne me sentais en effet pas ledroit d’exterminer les hommes — c’est à dire, donc, de les tuer ou de les faire tuer —et de laisser grandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos descendants.Il a fallu prendre la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre. Pourl’organisation qui dut accomplir cette tâche, ce fut la chose la plus dure que nousayons eu jusqu’à présent. Cela a été accompli. […] Nous aurons réglé la questionjuive dans les pays que nous occupons d’ici à la fin de l’année. […]. » J’en ai finiavec la question juive. Vous êtes maintenant au courant, et vous garderez tout celapour vous. Bien plus tard, on pourra peut-être se poser la question de savoir s’il fauten dire plus au peuple allemand. Je crois qu’il a mieux valu que nous — nous tous —prenions cela sur nos épaules pour notre peuple, que nous prenions la responsabilité(la responsabilité d’un acte et non d’une idée) et que nous emportions notre secretavec nous dans la tombe » (d’après l’original en allemand, Smith et Peterson, 1974,167-169).

Le 22 novembre 1992, le vice-président du MRND113 pour la préfecture de Gisenyi, LéonMugesera, s’inscrivait exactement dans la même logique himmlerienne. Dans son appel, cetidéologue de la solution finale exhorta son auditoire à massacrer tous les Tutsi Inyenzi(cafard) sans autre forme de procès, « par voyage express via la rivière Nyabarongo ».

« [...] Je disais dernièrement à un membre du PL (un Tutsi du nouveau parti libéral.ndlr), que la faute que nous avions faite en 1959 -c'est que j'étais enfant-, c'est quenous vous avons laissés sortir sains et saufs. Et puis je lui ai demandé s'il n'a pasentendu la récente histoire des Falashas qui sont rentrés chez eux en Israël partantd'Ethiopie. Il me répondit qu'il n'en savait rien. Et moi de repartir: "Tu dois êtresourd et illettré, moi je t'apprends que votre pays, c'est l'Ethiopie, et que nous allonsvous expédier sous peu chez vous via le Nyabarongo en voyage express". Voilà. Jevous répète donc que nous devons vite nous mettre à l'ouvrage » (Kotek, 2009, 289).

Dans le cadre d’un génocide aucune échappatoire possible, aucune conversion envisageable :

« En 1959 et en 1972, ils tuaient les hommes, mais pas souvent les femmes ni lesenfants. En 1959, j'avais déjà fui. Ils brûlaient les maisons mais n'ont pas tué autantqu'il y a quatre ans [lors du génocide d'avril 1994]. Cette fois-ci, en 1994, c'étaitcomplètement différent. Ils tuaient même les enfants et les vieillards. Ils tuaient tousles Tutsi. J'ai eu de la chance : quand ils sont arrivés, on s'est d'abord réfugiés dansl'église. Ils sont venus nous y chercher, alors nous nous sommes éparpillés dans lanature et perdus de vue les uns et les autres. (…). Dix-huit personnes de ma famille

113En 1978, le Président HABYARIMANA introduit une nouvelle constitution et décrète le Mouvement

Republicain National pour la Democratie et le Developpement (M.N.R.D.), parti unique dont tout Rwandais estmembre dès la naissance.

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sont mortes ici... Mon mari et tous mes enfants, sauf la grande. Je ne sais pas où ilssont enterrés » (témoignage de Languide, 87 ans, Quéméner et Bouvet, 1999).

Pour viser au remodelage de l’Humanité, les génocides ont tous eu pour premières cibles lesfemmes et, plus encore, les enfants ; cibles premières de tous les génocidaires. Aucun enfantde moins de 13 ans ne survécut à l’enfer des centres d’extermination, contre quelques 2,5%des hommes et femmes 'ordinaires'. Tandis que les Nazis assassinèrent plus d’un 1,5 milliond’enfants Juifs, les Serbes, en dépit de leur décision d’en finir avec toute présence musulmaneen Bosnie, épargnèrent à Srebrenica les femmes et les enfants.

Le temps du génocide n’est pas celui de la guerre, même civile. Il est celui de l’urgencecriminelle, de l’extrême rapidité. Une fois la décision prise, les massacres s’enchaînentimplacablement les uns aux autres. Sans la moindre entrave. Un génocide est simple à mettreen œuvre pour ne consister qu'en l’assassinat systématique de civils désarmés, qui plus est,par des unités armées spécialement formés à cet effet. On songe à l'Organisation Spécialejeune-turque, à la SS aux milices Interahamwe. Ainsi, par une arithmétique aussi absurde (caraux premiers jours de la décision, les exécutions quotidiennes se comptent par dizaines demilliers) qu'éclairante, on arrive, dans le cas du génocide des Tutsi à 10.000 assassinats/jourpendant 100 jours ; dans le cas de la Shoah, à 5.000 morts/jour et ce, pendant près de 4 ans.La temporalité des quatre génocides du 20e siècle est bien celui du temps court, pour lesvictimes s’entend. Il ne fut pas question de laisser aux victimes le temps de mourir de mortlente. Au camp de concentration pour les ennemis politiques du Reich répond pour lesdéportés juifs raciaux, le Centre de mise à mort immédiate, simple terminus ferroviaire, usineà fabrique de cadavres. La mort est affaire de planification : tandis qu’en Pologne démarre, le13 juillet 1942, à Josefow, les massacres du 101ème bataillon de police de Hambourg,s’organise à Paris, les 16 et 17 juillet 1942, la rafle du Vel d’Hiv, qui ne précède que de cinqjours (22 juillet) le début de la liquidation du ghetto de Varsovie vers le centred'extermination de Treblinka.

Dernière caractéristique propre aux quatre peuples génocidés du 20ème siècle: leur solitudeintrinsèque. Leur destruction totale se justifia par l'absence de terre refuge: les Herero, lesTutsi et les Arméniens n'avaient nulle autre terre que la leur et ce, au contraire, par exemple,des Grecs d'Asie mineure qui, bien qu’également inscrits dans cette terre depuis desmillénaires, purent être expulsés vers leur soi-disant mère patrie, la Grèce. Au génocide desAssyro-chaldéens et des Arméniens répond ainsi l'épuration ethnique des Grecs de Turquie.On se souviendra aussi de l’impossibilité pour les Juifs de rejoindre la Palestine pour causetout à la fois du refus arabe et de l'antisionisme radical des nazis, preuve s'il en était de leurhaine obsidionale à l'égard des Juifs. Ceux-ci étaient bien désormais interdits de Terre.

Un génocide constitue bien la solution radicale des politiques d'homogénéisation ethniqueissues de la modernité. Il est surtout d'une rentabilité sans commune mesure avec tous lesautres crimes contre l'humanité pour régler une fois pour toute les soi-disant problèmes decohabitation majorité-minorité.

L'Empire ottoman comptait 1,5 million d’Arméniens en 1915, contre 60.000 enTurquie aujourd’hui

Les Herero constituaient 40% de la population namibienne en 1904 contre 7%aujourd'hui

80% des Tutsi de l’intérieur ont péri.

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L'Europe comptait 11 millions de Juifs en 1939 contre moins de 2 millionsaujourd'hui

Cette radicalité génocidaire explique l'usage en français, dans le cas du judéocide, du vocablehébreu de Shoah, avec majuscule, en lieu et place de celui d'holocauste. La Shoah dans laBible désigne non pas une simple catastrophe mais la Catastrophe, après laquelle rien nesaurait plus être comme avant, pour être aux conséquences irréversibles. Dans un contextegénocidaire tout droit au retour est illusoire car ce droit devrait s'appliquer à des disparus. Lesenfants morts ne reviendront jamais sur les lieux de leurs ancêtres, sinon peut-être sous formede cauchemar.

2. La Shoah comme génocide sans précédent

Ce qui distingue, le génocide des Juifs des trois autres génocides, c’est le caractère totalementidéologique, principiel, gratuit du crime, bref l’absence de mobile, rationnel s’entend. Au-delàdu délire obsidional dont ils sont l’objet, les Juifs allemands sont totalement innocents descrimes dont on les accuse. Ils ne constituent, ni ne menacent de constituer, un Etat dans l’Etat.Leur aspiration est simple : l’intégration, sinon l’assimilation pure et simple dans le corps dela nation. Partout où ils ont obtenu l’égalité des droits, les Juifs européens d’avant la Shoah serevendiquent des Etats dont ils sont citoyens. Nombre d’entre eux se sont dénationalisés,troquant leur majuscule de Juif en simple minuscule pour être désormais juifs de religion etnon plus de nation. La masse des israélites engagés durant la Première Guerre mondialetémoigne du profond patriotisme des Européens de confession israélite. Des citoyens juifs detoutes nationalités -allemands, français, autrichiens, italiens, belges, bulgares et britanniques-se sont affrontés sur tous les fronts, quelquefois non sans fanatisme. Les Juifs se revendiquantdu sionisme sont, en Europe occidentale, encore minoritaires et de toutes les manières, lessionistes, exceptés pour les Ottomans, ne constituaient pas la moindre menace nationale pourexiger le retour des Juifs en Eretz Israël, un territoire bien éloigné de l’Europe. Pourtant, cefurent ces Juifs qui furent considérés comme la menace ultime posée à l’Humanité. Commel’écrit Yehouda Bauer, « aucun génocide ne fut basé aussi complètement sur des mythes, deshallucinations, sur une idéologie abstraite non pragmatique » (Bauer, cité par Bruneteau,2004, 143) ; d’où la centralité de la variable idéologique, à savoir de la question del’antisémitisme.

Au cœur du mystère : l’antisémitisme

La Shoah est bien l’aboutissement du long processus d’exclusion des Juifs de la Citéchrétienne. L’antijudaïsme chrétien est nécessaire, mais non suffisant, pour comprendreAuschwitz. C’est pourquoi pour comprendre la Shoah, il est indispensable de convoquerl'antisémitisme plutôt que le racisme... L'antisémitisme n'est pas une variante du racisme.Racisme et antisémitisme doivent être distingués. Le premier se nourrit de la xénophobie, dumépris et de la haine, qui aboutit à la mise à l’écart, à la ségrégation et au meurtre. Le secondse construit autour d’une vision du monde paranoïaque, démonologique, qui fait du Juifl’explication du malheur du monde, l’agent du mal sur la terre, le vecteur d’un complotplanétaire (Bensoussan, 1999).

Le 3 juillet 1920, Hitler adressait à un officier allemand un courrier, à en tête du NSDAP, desplus explicites :

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« Le Juif en tant que ferment de décomposition (selon Mommsen) n’est pas àenvisager comme individu particulier bon ou méchant, [il est] la cause absolue del’effondrement intérieur de toutes les races, dans lesquelles il pénètre en tant queparasite. Son action est déterminée par sa race. Autant je ne peux faire reproche à unbacille de tuberculose, à cause d’une action qui, pour les hommes signifie ladestruction, mais pour lui la vie, autant suis-je cependant obligé et justifié, en vue demon existence personnelle, de mener le combat contre la tuberculose parl’extermination de ses agents. Le Juif devient et devint au travers des milliersd’années en son action une tuberculose de race des peuples. Le combattre signifiel’éliminer » (Jäckel et Kuhn, cité par Miedzianagora et Jofer, 1994, 14).

La « découverte » autour de quoi s’organise ce délire est des plus curieux : le peuple juif est àla base des trois doctrines postulant la dangereuse idée de l'égalité fondamentale du genrehumain: le christianisme (avec le Juif Paul); la révolution française (avec le complot judéo-maçonnique), le bolchevisme (avec le Juif Marx). Le danger est d’autant plus grand qu’ils ontencore la maîtrise, ici, du capitalisme américain, là, du bolchevisme soviétique, qui ne sontcontradictoires qu'en apparence, puisqu’ils sont juifs. Dès lors, il ne saurait y avoir d'autresolution que leur élimination totale du sol européen. Le 16 septembre 1919, Hitler écrivait :

« L’antisémitisme fondé sur des motifs purement sentimentaux, trouvera sonexpression ultime sous forme de pogroms. L’antisémitisme selon la raison doit, lui,conduire au combat législatif contre les privilèges des Juifs et à l’élimination de cesprivilèges... Son but ultime [celui de l’antisémitisme] doit, immuablement, êtrel’élimination des Juifs en général » (Jäckel et Kuhn, cité par Miedzianagora et Jofer,1994, 13).

Certes, s'il n’est pas encore question de leur extermination physique, la décision de sedébarrasser du principe juif n'en est pas moins présente dès 1919. Aux yeux d’Hitler, les Juifsne forment pas une race à part, mais plutôt une antirace (gegenrasse) de type parasitaire qu'ils'agit d’éliminer avant qu'elle ne contamine définitivement le monde.

Si, dans le schéma nazi, les Noirs et les Slaves constituent encore des hommes, certes de 'race'inférieure, les Juifs, eux, sont rabaissés à l'état de sous-humanité parasitaire. Cette approchebactériologique ne doit pas être confondue avec l’approche purement raciale, sous peine de nerien comprendre à la spécificité de l’antisémitisme hitlérien, lequel, marque ainsi une rupturedéfinitive avec toute la tradition judéophobe qui lui est antérieure - même s’il est clair qu’ilpuise aussi aux sources de l’antisémitisme d'inspiration chrétienne et moderne. Aux termes del’antisémitisme biologique des nazis, chaque Juif constitue un danger, y compris les vieux, lesmalades, les femmes, les enfants et les nouveau-nés. Un microbe est un microbe. LesProtocoles des Sages de Sion, fondement de l’antisémitisme moderne, dont l’authenticité nefait pour Hitler aucun doute, témoignent de l’urgence à éliminer ce peuple non seulement del’Allemagne mais encore de la surface de la terre. Hors de cette éradication, point de salut. LaShoah est ainsi le seul génocide à vocation rédemptrice et universelle. L'antisémitisme naziest rédempteur pour prédire la Paix du monde par l’élimination définitive du fait juif. Seul leJuif, en effet, se devait d’être définitivement éliminé. Quant au Slave, cet équivalent européendu « nègre », il pouvait espérer survivre pour autant qu'il serve ses maîtres aryens. Toutinférieurs qu'ils étaient, ils n’en conservaient pas moins une certaine utilité économique etpouvaient même être éventuellement recyclés racialement. Les « experts » nazis ont beaucoupréfléchi et beaucoup écrit sur ce qu’il fallait faire d’eux, notamment en des temps de guerre oùle ravitaillement posait problème. On connaît la déclaration de Goering au comte Ciano le 25novembre 1941, comme quoi « 20 à 30 millions de personnes mourront de faim en Russie ».

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La note du Dr. Erhard Wetzel, qui dirigeait la Section raciale du ministère pour les territoiresoccupés de l’Est, datée du 27 avril 1942, relative au sort des Polonais était clair à et égard.Tandis que l’extermination des Juifs est présentée comme allant de soi, il note :

« Il va de soi qu’on ne peut résoudre le problème polonais en ce sens qu’on liquideles Polonais comme les Juifs. Une telle solution du problème polonais marquerait lepeuple allemand jusque dans un avenir lointain et nous enlèverait de toutes parts lasympathie, d’autant plus que les autres peuples environnants devraient compter surl’éventualité d’un semblable traitement à un moment donné » (Billig, 1949, 28).

En mars 1943, le Dr Friedrich Gollert, assistant personnel du gouverneur du district de Varsovie, rédige un mémorandum décrivant les « solutions » envisageables pour les 15 millions de Polonais du Gouvernement Général (une partie de la Pologne occupée, destinée dans la géographie nazie à être incorporée au « Grand Reich »). Plusieurs solutions sont proposées. Une des solutions est radicale :

« [Elle] consisterait à exterminer [auszumerzen] ces 15 millions par des mesuresradicales [...] comme cela s’est avéré nécessaire, par exemple, pour la Juiverie.Mais éliminer [zu beseitigen] sans autre forme de procès un peuple étranger de 15millions de personnes de cette manière est indigne d’un peuple civilisé » (Aly et Heim,1991, 430).

Si le raciste rêve de dominer des sous-hommes, l’antisémite, de son côté, aspire à un unmonde sans Juifs114. Leur extermination physique s’imposa vraisemblablement à l'automne1941, comme une évidence. Le 2 novembre 1941, Goebbels notait dans son journal :

« [Les juifs sont les] poux de l’humanité civilisée. Il faut les exterminer d’unemanière ou d’une autre, sans quoi ils ne cesseraient jamais de jouer leur rôle pesantet martyrisant » (Kershaw, 2000, 676).

Le même ministre de la propagande, Joseph Goebbels qui avait assisté à la conférenced’Himmler aux Gauleiter du 6 octobre à Posen (Poznan), écrivait dans son journal à la date du9 octobre 1943:

« il [Himmler] (…) propose la solution la plus dure et la plus extrême : exterminerles Juifs radicalement. C’est assurément une solution logique même si elle estbrutale. Nous devons prendre sur nous de résoudre complètement ce problème à notreépoque. Les générations ultérieures ne traiteront certainement pas ce problème avecl’ardeur et le courage qui sont les nôtres » (Goebbels, 1995, 72, cité par Friendländer,2008, 670).

Un génocide purement idéologique

La singularité de la Shoah tient au fait que l’extermination des Juifs ne servit aucun autredessein que de satisfaire une haine perverse, pathologique, voire paranoïaque du Juif,définitivement exclu du monde humain. Comme l’écrit Elisabeth Roudinesco

« ce que visait la solution finale c’était la destruction non seulement de l’originemême du juif, circonscrit généalogiquement – ancêtres, grands-parents, parents,enfants, enfants à naître, juifs déjà morts et enterrés- mais aussi du juif générique,hors de tout territoire, avec sa langue, sa culture, sa religion : extermination verticale

114 La Seconde Guerre Mondiale est, pour reprendre Vladimir Grigorief, un jeu à trois qui met face à face des sur-hommes (les pseudo-Aryens), des sous-hommes (les autres 'races '), destinés à servir les maîtres et des anti-hommes (gegenrasse), destinés à disparaître, lesJuifs et eux seuls.

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depuis le premier parent, extermination horizontale depuis la dispersion (diaspora).Et dans le genos juif, devenu paradigme de la mauvaise race, était inclus tout ce quin’était pas le genos aryen » (Roudinesco, 2010, 172-173)115.

A Auschwitz, l’homme ne tua pas son semblable pour des raisons simplement humaines, maispour éradiquer l’homme lui-même et avec lui le concept d’humanité. La Shoah, c’est le projetinsensé de guérir l’humanité par l’éradication définitive du mal du monde, croyancedésormais partagé du sommet à la base du régime. Plusieurs années de propagande nazieavaient porté leur fruit. Ainsi au sein de la Wehrmacht, l’image des Juifs collait le plussouvent à celle que l’antisémitisme hitlérien souhaitait véhiculer, dont les conséquenceslogiques étaient faciles à comprendre et à exprimer. Le caporal W. H du bataillon 46 de l’EtatMajor pouvait écrire à des proches le 21 mai 1941, un mois avant l’invasion de l’URSS :

« Tandis que j’étais encore à table pour le dîner, on s’est mis à parler de la questionjuive dans le Gouvernement Général et dans le monde. […] tous furent finalementd’accord pour dire que les Juifs devaient disparaître de la surface de la terre. […] Ilfaudrait que les Juifs disparaissent, soient tous éliminés; le monde aurait alors bientôtune autre allure » (Manoschek, 2007, 25).

Début octobre 1941 eurent lieu des exécutions de masse de Juifs à Moghilev. Le secrétaire de police Walter Mattner, originaire de Vienne, y participa et le 5 octobre 1941, dans une lettre à sa femme, il écrit :

« J’ai donc participé à la grande mort en masse d’avant-hier. Pour les premiersvéhicules [apportant les victimes], mes mains ont un peu tremblé quand j’ai tiré, maison s’habitue à ça. À la dixième voiture, je visais calmement et je tirais de façon sûresur les femmes, les enfants et les nourrissons nombreux. En pensant que j’avais aussideux nourrissons à la maison, avec lesquels ces hordes feraient la même chose, sinondix fois pire. La mort que nous leur avons donnée était belle et courte comparée [aux]souffrance infernales des milliers et des milliers [de personnes] dans les geôles de laGPU. Les nourrissons volaient en grands arcs de cercles et nous les faisons déjàéclater en vol avant qu’ils ne tombent dans la fosse et l’eau. En finir seulement avecces brutes, qui ont jeté toute l’Europe dans la guerre et qui, aujourd’hui encoreattisent en Amérique […]. Le mot d’Hitler est en train de devenir vrai, celui qu’il a ditune fois avant le début de la guerre : si la juiverie croit pouvoir ourdir une nouvellefois une guerre, alors la juiverie ne gagnera pas, mais ce sera au contraire la fin de lajuiverie en Europe. […] Ouah ! Diable ! Je n’avais encore jamais vu autant de sang,d’ordure, de corne et de chair. Je peux maintenant comprendre l’expression ‘ivressede sang’. M[oghilev] est maintenant moins peuplée d’un nombre de trois zéros. Je meréjouis vraiment déjà, et beaucoup disent ici, que quand nous rentrerons chez nous, cesera le tour de nos Juifs à nous. Mais bon, je ne dois pas t’en dire plus. C’est assezjusqu’à je rentre à la maison » (Brayard, 2004, 575-576).

Avec la Shoah, le nazisme inaugure l’âge de la politique « antibiotique ». Le 22 février 1942, Hitler confiait à un cercle de proches :

« Le Juif sera identifié! Nous devons livrer la même bataille que Pasteur et Koch. D’innombrables maladies trouvent leur origine dans un seul bacille: le Juif! Le Japon

115 Les nazis visaient ainsi à se substituer au peuple élu. Le nazisme, écrivait Pierre Vidal-Naquet, en 1987, est une perversia

imitatio, « une imitation perverse de l’image du peuple juif : il fallait rompre avec Abraham donc aussi avec Jésus et sechercher chez les Aryens un nouveau lignage ».

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les aurait aussi attrapés s’il était resté plus longtemps ouvert aux Juifs. Nous irons bien quand nous aurons éliminé les Juifs » (Jochmann, 1980, cité par phdn.org).

Cette volonté d'en finir avec le (principe) juif explique que la Shoah soit le seul des génocidesà ne pas se limiter à une zone géographique circonscrite. Les nazis entendent éliminer lesJuifs de l'Humanité entière. La liste, ci-dessous, extraite du protocole de la conférence deWannsee témoigne de la volonté d'éradiquer, dans un premier temps, les Juifs de tout lecontinent européen, y compris les pays neutres, amis ou non encore occupés, tels la Suède, laTurquie et la Grande Bretagne (voir Tableau 1).

Tableau 1

Bulgarie 48.000

Angleterre 330.000

Finlande 2.200

Irlande 4.000

Italie (Sardaigne comprise) 58.000

Albanie 200

Portugal 3.000

Suède 8.000

Suisse 18.000

Espagne 6.000

Turquie (partie européenne) 55.000

Les nazis n'ignorèrent pas dans leurs statistiques les Juifs d'Afrique du Nord (les services dela SS identifièrent à tort quelques 700.000 Juifs, hors de la zone occupée), de même que lesJuifs de Palestine et ce, d’autant plus que leur extermination rencontrait la demande du grandMufti de Jérusalem, Haj Amin Husseini, alors hôte personnel d'Hitler à Berlin. Les proposd'Hitler lors de sa rencontre avec le Mufti, le 28 novembre 1941, en témoigne:

« Dès que cette percée (au Caucase sud) sera faite, le Führer annoncerapersonnellement au monde arabe que l’heure de la libération a sonné. Après quoi, leseul objectif de l’Allemagne restant dans la région se limitera à l’extermination desJuifs vivant sous la protection britannique dans les pays arabes » (Fleming, 1988, 142-143 ; voir aussi Cüppers et Mallmann, 2009).

La Shoah fut ainsi le seul génocide à vocation mondiale, où les victimes furent rassembléesdes quatre coins de l’Europe pour être conduites vers ses assassins, dans des lieux demassacre spécialement conçus à ce seul effet et dont le centre de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau constitua le plus noir symbole. Les Tziganes vivants à l’extérieur du Reich furentsoumis à une politique moins cohérente et au final moins meurtrière que les Juifs. En URSS,trois des quatre Einsatzgruppen ne s’en prirent pas aux Tziganes ; le quatrième, qui opérait enCrimée, liquidait les nomades et épargnait les populations sédentarisées depuis plus de deuxans. En Pologne Himmler écarta, en août 1942 les sédentaires de la déportation. Bienqu’internés par le régime Vichy, aucun Tzigane ne fut déporté vers l’Allemagne, hors ceux du

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Nord de la France, alors rattaché à la Belgique (Zimmerman, 1996). En revanche, en ce quiconcernent les Juifs, les nazis veillèrent à n’oublier personne, des 17 Juifs du Nord de laNorvège au seul Juif de l’île grecque de Cos. Le moins qu’on puisse dire est que cette poignéede Juifs ne constituait pas la moindre menace pour l'Allemagne, pas plus militaire quesécuritaire ou encore alimentaire. L’aveu incrédule, arraché lors de son procès, d’un des plusgrands criminels nazis, Erich von dem Bach-Zelewski, constitue ici une pièce essentielle dudrame:

« C'est alors que le désastre survint... Je suis le seul témoin encore en vie, mais je doisdire la vérité. Contrairement à l'opinion des nationaux-socialistes selon laquelle lesJuifs formaient un groupe hautement organisé, la réalité terrifiante était qu'ilsn'avaient aucune organisation, de quelque type que ce fut. La masse du peuple juif futtotalement prise au dépourvu. Ils ne savaient absolument pas quoi faire ; ils n'avaientaucune directive ni mot d'ordre leur indiquant comment ils devaient agir. C'est la leplus grand mensonge de l'antisémitisme, parce qu'il contredit 1'affirmation selonlaquelle les Juifs conspirent pour dominer le monde et qu'ils sont terriblementorganises. En réalité, ils n'avaient pas d'organisation du tout, même pas un service derenseignements. S'il avait existé une organisation d'un type ou d'un autre, ces gensauraient pu être des millions à être sauvés ; au lieu de quoi ils furent priscomplètement au dépourvu. Jamais jusque-là un peuple n'était allé au désastre dansune ignorance aussi totale. II n'y avait eu aucune préparation. Absolument rien. Nonqu'ils eussent été, comme le disent les antisémites, amis des Soviets. C'est là lemalentendu le plus effroyable de tous. Les Juifs de l’Ancienne Pologne, (??????) quin'ont jamais eu de sympathies communistes, avaient, dans toute la région à partir duBug et allant vers l'Est, plus peur du bolchevisme que des nazis. C'était de ladémence. Ils auraient pu être sauvés. 116»

L’innocence des Juifs fut totale.

Génocide irrationnel et gratuit vs génocide pragmatique et rétributif

Cette idée d’innocence juive pourrait, de prime abord, paraître des plus choquantes : toutevictime civile, et a fortiori dans les cas des crimes contre l’humanité, étant innocente pardéfinition. Certes, si l’on comprend l’idée « l’innocence » dans sa signification bien comprisede « non-coupable », moins si l’on prend en compte son acception première, celle de « non-dangereuse » de « non-nuisible ». L'étymologie d'« innocence » est, en effet, rattachée à laracine indo-européenne de Nok-, Nek- qui se traduit par « causer la mort de quelqu'un » et quia donné « noyer » puis « nocif » et « nuisible ». L'in-nocent (« in » privatif) est donc, lapersonne « non-nuisible », nuisible au sens de « causer la mort ». Il y a donc cette notion denuisibilité dans l’acception première de « nocence ». Or, que dire sinon que les Hérero, lesArméniens et les Tutsi furent, du point de vue de leurs bourreaux, objectivement dangereux,nuisibles et nocifs et ce, de par leur simple présence sur un territoire désormais convoité. Dansces trois cas, le génocide peut être qualifié tout à la fois de pragmatique et de rétributif, pourcouper court définitivement à la menace obsidionale. Les Arméniens avaient beau avoir étéles sujets les plus fidèles de la Sublime Porte, dans le contexte du traumatisme de la perte desBalkans, ils ne pouvaient que susciter la peur des jeunes nationalistes turcs. Ecoeurés par les

116 Eric Von Zelewski, chef de la lutte contre les partisans et chef suprême des SS et de la Police de Russie centrale à Léo Alexander

(Hilberg, 1988, 889). En 1942, il fut hospitalisé pour raisons physiques, et non psychologiques, conséquences de son zèle dans la destruction des Juifs bélarusses. Il reprendra son poste en juillet 1942 sans manifester aucun changement dans sa cruauté quotidienne.

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pogromes dont ils étaient l'objet depuis que l'Empire était entré en décadence, une minoritéd'Arméniens ne s'était-elle pas engagée, ici, dans des mouvements révolutionnaires, là, dansles rangs de l'armée russe ? Les Hutu, parés de leur identité victimaire, n’étaient-ils pas enpasse de perdre la guerre qui les opposait au FPR, une armée de libération majoritairementTutsi. Les fermiers allemands ne convoitaient-ils les riches terres des Herero ? Hors la Shoah,écrit Yves Ternon,

« […] une menace réelle existe à un moment donné : un groupe national pourraitacquérir une indépendance : un groupe social préserver ses avantages ; un groupeperçu comme racial assurer sa suprématie. Que le clivage soit ancien ou non, qu’ilsoit vécu comme un combat national ou politique, une lutte de classes ou de races, ilexiste réellement. Cette histoire fait référence à des guerres, à des soulèvements, à desmassacres » (Ternon, 2001, 49).

Dans le cas arménien, le génocide fut ainsi tout à la fois pragmatique et rétributif au sens où,en l'espace de deux années, les Jeunes-Turcs, profitant du Premier conflit mondial, réussirentà liquider, à tout jamais, la soi-disante menace arménienne. Des massacres systématiquespermirent ainsi à effacer définitivement un enracinement trimillénaire. Faute d’Arméniens, iln’y a plus aujourd’hui de ‘question arménienne’, sinon d'ordre mémoriel.

Dans le cas des Juifs, on le sait, la situation est différente. Les Juifs n’occupaient pas unespace convoité, comme dans le cas des Arméniens ou des Herero. Où était le territoire desJuifs ? La Shoah ne fut pas une guerre de conquête, du sol ou des richesses. Contrairement àl’idée reçue, les Juifs ne contrôlaient pas plus l’économie européenne qu’allemande. A part leconglomérat AEG (Rathenau), aucune des grandes industries allemandes n’était détenue pardes Juifs. Les Juifs appartenaient d’abord à la classe moyenne, aux professions libérales.

Si la question démographique posée par les Juifs polonais a pu précipiter la décisiond’extermination de 1941 (non content de constituer près de 12% de la population polonaise,ils avaient été réduits au dénuement le plus extrême), cette question n’a pu entrer en ligne decompte dans le cas de la judaïcité allemande ; les Allemands de confession juive constituantmoins d’1% de la population totale. Non content d’être dispersés de par l’Allemagne etl’Europe, ils n’aspiraient qu’à l’intégration. La République de Weimar fut celle des Juifs, deleurs illusions, de leur imaginaire symbiose avec une Allemagne malheureusement rétive àleur rêve d’intégration. Certains retiendront qu’un 1/3 des prix Nobel allemands était alorsd’origine juive, d’origine car, souvent issus de mariages mixtes et/ou déjà largementdéjudaïsés.

D’aucuns avancent encore le processus industriel et bureaucratique pour différencier la Shoahdes autres génocides. Le phénomène nouveau explique Omer Bartov, consista en l’effort àproduire des cadavres avec les mêmes méthodes que les marchandises (Bartov, 1996). C’estvrai que les six centres de mises à mort immédiates sont sans équivalent dans l’histoire del’humanité. Mais bien davantage que la technique (la Shoah par balle et ses deux millions demorts n’en fut pas moins efficace que la Shoah par le gaz), c’est enfin la qualité du peuplebourreau qui ajoute au caractère exceptionnel de la Shoah. Outre d’être l’héritière deBeethoven, de Lessing et de Goethe, l’Allemagne de Weimar était sans conteste possible l’undes centres majeurs, sinon le cœur, de la culture scientifique et intellectuelle occidentale. Laphysique, la psychologie, la science politiques, la philosophie, la technique se pensait alors enallemand, pas encore en américain. Bref, si les Arméniens, les Herero, les esclaves, engénéral, furent tués par besoin (économique, spatial, politique), les Juifs furent assassinés parprincipe, sans considération de leur utilité, pourtant évidente. On oublie trop souvent qu’en

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dehors de quelques rares pays d’Europe occidentale, dont précisément l’Allemagne mais pasla Belgique, la majorité des Juifs exerçaient des métiers manuels: tailleurs, fourreurs,cordonniers et maroquiniers, professions essentielles, à bien y penser, à l’effort de guerreallemand. Cela n’empêcha nullement les nazis d’exterminer, en 1944, le ghetto de Lodz quifournissait pourtant 9% des besoins de la Wehrmacht en uniforme. Pour reprendrel’expression de Hannah Arendt, le génocide des Juifs fut totalement irrationnel, non utilitaire.

Conclusion

Poser la singularité de la Shoah n’est pas le résultat d’une quelconque élection dans lemalheur, c’est seulement le résultat d’une spécificité située à mille lieue d’une sournoisevolonté de hiérarchiser les victimes. La Shoah constitue un génocide sans précédent,paradigmatique et absolu.

« Si la notion d’humanité a été brisée à Auschwitz, et non la seule identité ni la seuleexistence juive, c’est aussi le peuple juif, et non un autre, qui fut assassiné là. C’estpourquoi il faut aussi enseigner la déréliction juive […] » (Bensoussan, 1999, 145).

La Shoah fut bien l’aboutissement de « la plus longue haine » (R. Wistrich). Nulle autreraison, en effet, à l’extermination systématique des Juifs que la haine absurde, irraisonnée,fantasmatique, mais bien réelle du Juif. Celle-ci apparaît bel et bien comme un crimepurement idéologique et totalement gratuit pour ne répondre à aucune logique guerrière,territoriale, économique, utilitaire ou encore rétributive. Comment oublier que la destructiondes Juifs d'Europe signifia pour l'Allemagne la perte du magistère intellectuel et scientifiquequ’elle détint jusqu'en 1933.

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L’ETHNOCIDE DE LA POLOGNE

Un projet commun soviéto-nazi

Joël Kotek (ULB / Sciences Po, Paris)

Introduction

Contrairement à la Grande Guerre dont on commémore, cette année, le centième anniversaire,la Seconde Guerre mondiale fut un conflit aux multiples visages. Elle fut une guerre classique entredifférents nations. Elle fut aussi une guerre idéologique, doublée d’une guerre raciale qui visait ni plusni moins à un remodelage ethnique du monde. Certaines peuples devaient être éliminés ; d’autress’oublier au au nom d’une certaine conception de l’histoire humaine. Les nazis menèrent ainsi unecroisade impitoyable contre les Juifs d'Europe et, on le sait peut-être moins, contre la nation polonaise.Penser la Seconde Guerre mondiale revient ainsi à évoquer un certain nombre de concepts-clefs, telsceux de génocide, de politicide, d'épuration ethnique et pour ce qui concerne notre sujet, d'ethnocide.En 1939, en effet, les nazis entreprirent de détruire avec leurs complices soviétiques l'idée mêmed'identité et de nation polonaises. C'est le sens même, du Pacte germano-soviétique, ce traité, signévoilà 75 ans exactement. La Pologne de l'Entre-deux-Guerres était certes fragile : elle n'en mourut paspour autant de causes naturelles. Elle fut « ignoblement assassinée117 » par ces deux voisins qui,agissant en collusion, entreprirent de l'effacer de la carte du monde. Pendant la courte période d'étroitecollaboration soviéto-nazie, les deux partenaires poursuivirent la même politique ethnocidaire, à savoiréliminer les leaders spirituels de la Pologne (les instruits, le clergé, les officiers, les politiquementactifs), classant le reste de la population selon des critères propres à leur système idéologique. Suivantleurs principes racistes, les nazis divisèrent racialement les Polonais en germanisables, doncrécupérables, et non-récupérables. Fidèles à leur principe de classe, les Soviétiques s'en prirent auxclasses dirigeantes pour mieux s'agréger les classes populaires polonaises. Ainsi, en mars 1940, tandisque le commandant du Gouvernement général, Hans Frank, dressait la liste des groupes cibles àexterminer, Beria, le chef du NKVD, était invité par le Polituburo pour appliquer « le châtimentsuprême, la peine de mort par fusillade » à quelques 26,000 « prisonniers polonais, anciens officiers,fonctionnaires, agents de police, agents de renseignement, gendarmes […], membres de diversesorganisations contre-révolutionnaires d'espions et de saboteurs…118», et ce, en dehors de touteprocédure judiciaire. Ces actions menées contre les élites polonaises étaient coordonnées entre lesservices secrets hitlérien et stalinien. La volonté d'effacer toute trace de polonité dans l'espace séparantl'Allemagne de la Russie, pour faire place nette, ici, à la germanité, là, au soviétisme, est l'objet de cetarticle. Reste que toute liée qu'elle soit aux totalitarismes nazi et soviétique, cette politique

117

Davies, Histoire de la Pologne, Fayart, Paris, 1984, p. 153

118

Victor Zaslavsky, Le massacre de Katyn, Paris, Perrin, collection Tempus, p. 163-168 et D. Tolczyk, The long coverup. New criterion, 29 (9), 2010, p. 6

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ethnocidaire, coordonnée s'il en est, doit aussi se comprendre aussi dans la longue durée de l'histoirerégionale.

La Pologne : comme territoire disputé

Victime de sa géopolitique, la Pologne a toujours posé problème aux deux grandes puissancede la Mitteleuropa, à savoir la Russie et la Prusse. Pour celle-ci, comme celle-là, la Pologne constituasinon une menace, en tout cas une incongruïté. Au XVIIIe siècle déjà, juste après son annexion d'unepartie de la Pologne, Frédéric II, dit le Grand, avait comparé les Polonais aux « Iroquois » duCanada119. En 1772, date du premier partage de la Pologne, il avait choisi de conclure un pacte secretavec Catherine II de Russie : « Nous sommes deux brigands, écrira-t-il, Catherine et moi. Nouscommunions d’un même corps eucharistique qui est la Pologne, si ce n’est pas pour le bien de nosâmes, ce sera un grand objet pour le bien de nos États!120». Et le 18 mai 1793, la Pologne seretrouvent à nouveau amputée de la majeure partie de ses terres avant de disparaître totalement en1795. Bismarck et Nicolas II, nourrirent à leur tour, un égal mépris identique à l'égard du peuplepolonais. Au sortir de la Première guerre mondiale, les dirigeants bolcheviques comme ceux de laRépublique de Weimar tinrent la renaissance de la Pologne comme l'une des fautes majeures du traitéde Versailles. L'historien américain d’origine judéo-allemande Gerhard Weinberg note la montée desentiments anti-polonais121 sous la République de Weimar. Pour nombre d'Allemands, la Pologneétait une abomination et ses habitants perçus « comme une espèce de cafards d'Europe de l'Est ».Dans cette Allemagne gagnée par le doute, l’on utilisait alors l’expression « économie polonaise »(polnische Wirtschaft) pour décrire toute situation désespérée. Weinberg souligne que dans lesannées 20-30, les élites allemandes rechignait à considérer la Pologne comme une nation légitime,estimant judicieux de la partager à terme avec la Russie soviétique. L’historien britannique A.J.P.Taylor décrit aussi chez les Allemands ce même dédain à l’égard des nouvelles nations d’Europecentrale : ceux-ci « répudiaient l'égalité avec les peuples d'Europe de l'Est qui leur avait été imposéemalgré eux après 1918 (…) Pas un Allemand ne reconnut les Tchèques ou les Polonais comme seségaux. Par conséquent, chaque Allemand souhaitait une guerre totale, seule capable d'assouvir sesvolontés. Il n'y eut rien d'autre pour maintenir le Reich en place. Il a été créé par la conquête et pourla conquête ; s’il allait venir à renoncer à elle, il se serait dissous122. »

119

Maciej Janowski, « Frederick's the Iroquois of Europe", in Polish liberal thought before 1918, Central European University Press, 2004, 282 p.

120

Alexandra Viatteau, « Transition Est-Ouest. Pologne, du passé vers le futur de l’Europe », Transitions & Sociétés, n° 3, mars 2003.

121

Gerhard L. Weinberg, Germany, Hitler and World War II : essays in moderne German and world history, Cambridge University Press, 1995, p. 42.

122

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L'antipolonisme, tout comme l'anti-ukrainisme, est un trait propre à l'histoire russe etallemande. Cette hostilité au concept même de Pologne explique les crimes de masse dont serontl'objet les Polonais dans un contexte non pas génocidaire mais ethnocidaire. Cette volonté d'effacertoute trace de polonité, pour faire place nette, ici, à la germanité, là, au soviétisme fut l’un des objectifspremiers du Pacte germano-soviétique : « Dans les vingt et un mois qui suivirent l’invasion germano-soviétique conjointe de la Pologne, écrit T. Snyder, Allemands et Soviétiques allaient tuer des civilspolonais en nombres comparables, chaque allié dominant sa moitié de Pologne occupée123. »L’objectif commun était de tuer, assimiler et asservir.

L’ethnocide ou génocide doux

Forgé par l'inventeur du concept de génocide, le juriste juif polonais Rafaël Lemkin,l'ethnocide vise à la désintégration de la culture, du langage, des sentiments nationaux d'un groupeethnique par un autre groupe, plus puissant. Pour Pierre Clastres, « l'ethnocide, c'est donc ladestruction systématique des modes et de pensée de gens différents de ceux qui mènent cette entreprisede destruction. En somme, le génocide assassine les peuples dans leurs corps, l'ethnocide les tue dansleur esprit. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit bien toujours de la mort, mais d'une mort différente : lasuppression physique et immédiate, ce n'est pas l'oppression culturelle aux effets longtemps différés,selon la capacité de résistance de la minorité opprimée124. » Cette notion regroupe ainsi tous les cashistoriques où un groupe disparaît culturellement, religieusement ou linguistiquement, sans destructionphysique systématique. Tout ethnocide ne s’en inscrit pas moins dans un contexte de violence, souventextrême : il suffit de songer aux cas kurde ou tibétain pour s'en persuader. Aux 90% des Juifs polonaisgénocidés par les nazis répondent les 10% de chrétiens polonais ethnocidés, pertes considérablescomparées à celles des Etats-Unis (0,2%) et du Royaume-Uni (0,9%). Seules, la Yougoslavie, laBiélorussie et l'Ukraine subirent des pertes civiles plus importantes125.

A.J.P. Taylor, The Course of German History, Hamish Hamilton 1945 p. 213-214.

123

Timothy Snyder, Terres de sang, l’Europe entre Hitler et Staline, Gallimard, 2013. p. 195

124

Pierre Clastre « De l'ethnocide », L'homme, vol 14, n°3-4, 1974, p. 102. Voir Jaulin, Robert, « Ethnocide, Tiers-monde et ethno développement », Tiers-monde, vol. 25, n°100, 1984.

125

A suivre Norman Davies (Histoire de la Pologne, Fayart, Paris, 1984, p. 86), la Pologne serait devenue «le nouveauGolgotha de l'Europe » pour avoir subi les plus grandes pertes civiles de la guerre (six millions de morts, soit 18%)devançant la Yougoslavie et même l’URSS. Reste que pour arriver au chiffre de six millions, il amalgame les victimeschrétiennes et juives, qui ne doivent rien au martyre du Christ. Les Juifs n’ont pas été tués en tant que Polonais mais en tantque Juifs ; d’où une mortalité totalement inversée: 90% de morts pour les Juifs contre 91% de survivants pour leurscompatriotes. Voici les statitisques de mortalité que propose de son côté, Tadeusz Piotrowski: Juifs 3.1 millions, Polonaisethniques 2 millions, autres nationalités 0,5 million. Total 5.6 millions in Poland's Holocaust: Ethnic Strife, Collaboration withOccupying Forces and Genocide in the Second Republic, 1918-1947.

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A cette notion clef, on pourrait utilement ajouter quelques autres notions telles que politicideou encore épuration ethnique. Un politicide vise à l'élimination de larges portions d'une populationdonnée sur base de critère politique et/ou de classe. L'exemple classique est le politicide cambodgienqui vit l'extermination d'un tiers de la population khmer sur base d'appartenance sociale. Bien que ni« ethnocide », ni « politicide » ne soient des catégories juridiques reconnues et ce, contrairement auxconcepts de « génocide » et de « crime contre l'humanité », l'usage croissant de ces différents termestémoigne du souci des chercheurs en sciences sociales de différencier parmi les différents crimescontre l'humanité. Si toutes les souffrances se valent, il y a lieu de distinguer, en effet, parmi les crimescontre l'humanité. Ainsi la notion d'épuration ethnique, qui désigne une méthode rendant un territoireethniquement homogène par l'usage de la force ou de l'intimidation pour éradiquer des personnes degroupes donnés de ce territoire, est bien davantage liée à l’idée d'ethnocide que de génocide. Ladynamique criminelle qui sous-tend l’épuration ethnique (i.e. Kosovo ou Bosnie) est, en effet,différente de celle du génocide. L’objectif premier du nettoyage ethnique est de chasser un grouped’un territoire donné, en gros « de ma terre »; quant au génocide, il est de le faire disparaître, non pasdu territoire donné, mais biologiquement, « de la terre ».

Le nettoyage ethnique, est une violation de droit international humanitaire et constitue uncrime contre l'humanité, car il s'inscrit dans une politique d'atrocités (exécutions, déplacement depopulations) et de persécutions contre une population civile différenciée.

Les visées ethnocidaires soviéto-naziesLes Polonais furent les principales victimes d'actes d'ethnocide et d'épuration ethnique durant

la Seconde guerre mondiale. Dès les premiers temps de la double occupation, en effet, le drame sejoue pour les Polonais et ce, tant du côté nazi que soviétique : « Les deux régimes trouvèrent aussitôtun terrain d’entente dans leur aspiration mutuelle à détruire la Pologne. Sitôt que Hitler eutabandonné l’espoir de la mobiliser contre l’Union soviétique, les rhétoriques nazie et soviétique surce pays devinrent difficilement distinguables. Aux yeux de Hitler, la Pologne était « la créationirréelle » du traité de Versailles ; pour Molotov, son affreux rejeton »126.

Le NKVD mettait en pratique ses notions sur l'analyse de classe, déportant deux millions depersonnes environ qui avaient appartenu aux professions libérales et aux services de l'État. Des deuxcôtés, rappelle Norman Davies, des milliers de prisonniers "politiques" furent arrêtés, puis échangésquand cela arrangeait, la Gestapo recevant des « criminels» allemands et des agitateurs juifs enéchange de communistes et d'Ukrainiens.

La Pologne fut bien une terre sanglante comme le confirma le récit de Joseph Zygelbojm, lefils de Samuel (Szmul) Zygelbojm, ce leader du Bund, le parti ouvrier juif, qui se suicida à Londres enmai 1943 pour protester contre le mutisme des Alliés face à la Shoah127. Ce futur capitaine de l’arméerouge, ayant survécu aux pogroms, se trouva en septembre 1939 parmi les quelque 600.000 Juifs de

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Timothy Snyder, Terres de sang, l’Europe entre Hitler et Staline, Gallimard, 2013.

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Pologne qui refluaient devant les blindés allemands. Quand les Russes, de leur côté, traversèrent lafrontière, « quel choc ce fut d'apprendre que Nazis et Communistes pénétraient en Pologne commeagresseurs !128» Le 19 septembre, dans Brest-Litovsk pavoisée de drapeaux rouges et de swastikas,officiers nazis et bolchévistes côte a côte passèrent en revue leurs troupes, aux sons, du Horst WesselLied et de l'Internationale. Les Juifs en étaient abasourdis. Peu après la police (NKVD) se mit à raflerles Juifs, tant réfugiés qu'indigènes, à commencer par les socialistes. Parmi eux H. Ehrlich, leader duBund, exécuté plus tard en même temps que V. Alter, sans l'ombre d'un motif.

L’ethnocide polonais côté soviétique

Suivant les termes du Pacte germano-soviétique, les Soviétiques envahissent la Pologne le 17septembre 1939, dans la foulée de l'invasion nazie. C'en est fait de l’État polonais qui disparaît pour laquatrième fois de son histoire. Les Soviétiques occupent désormais près de 52% du territoire polonais,doté d'une population de l'ordre de 13,700,000 âmes ; des Polonais (38%) mais aussi des Ukrainiens(37%), des Biélorusses (14,5%), des Juifs (8,4%), des Russes (1%) et des Allemands (0,6%). Cesterritoires seront annexés par l’URSS à l’exception de la région de Wilno/Vilnius qui sera offerte à uneLituanie, bientôt annexée à son tour.

Le 22 octobre, dans la foulée de leur conquête, les autorités soviétiques organisent dessimulacres d’élections qui rattachent officiellement la « Biélorussie occidentale » et l' « Ukraineoccidentale » à leur république mère respective. À la suite de ces « élections », les administrations del'ancien État polonais sont démantelées et rouvertes avec du nouveau personnel dans la plupart des casd'origine russe, voire ukrainienne. Tous les établissements scolaires et universitaires sont soviétisés, àl'exemple de l'Université de Lvov. Les départements de langue et de littérature polonaises sontdissous. Le processus ethnocidaire suit son cours de manière logique et implacable. Les écolesfonctionnent désormais en russe. Les ouvrages en langue polonaise sont tout simplement retirés oubrûlés. Parallèlement, les autorités soviétiques retirent tous les signes identitaires polonais, effacenttout lien avec le passé et la culture polonaise. Dès décembre 1939, les zlotys sont retirés de lacirculation, sans aucune possibilité d’échange avec le rouble nouvellement introduit. Du jour aulendemain, les Polonais ont perdu l’ensemble de leurs économies. Tous les partis et organisationspolonaises sont évidemment dissous. Seul le Parti communiste - soviétique et non polonais - adésormais droit de cité, accompagné de toutes les organisations qui lui sont subordonnées. L’économie

« Par ma mort, je voudrais, pour la dernière fois, protester contre la passivité d'un monde qui assiste àl'extermination du peuple juif et l’admet »

128

Le récit de Joseph Zygelbojm est tiré du brillant texte, rédigé sous le pseudonyme de Gidéon Haganov par BorisSouvarine (Boris Lifschitz), Le communisme et les Juifs, en supplément de la revue mensuelle Contacts littéraires et sociaux,n°9, Paris, mai 1951, 31 p. Le valeureux capitaine de l’Armée, plusieurs fois médaillés préféra se soustraire à la tyranniebolchéviste plutôt que de faire carrière sous un régime aussi abominable. Il réussit à passer dans la zone américained'occupation et enfin, en décembre 1946, aux Etats-Unis. Là, il donna une série d'articles au Jewish Daily Forward etentreprit d'écrire, sous le titre : La Terre qui saigne, un récit de son expérience tragique des sept années écoulées. PlainTalk de mai 1947 en a reproduit divers passages dont s’inspire Boris Souvarine.

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plus. Tout ethnocide s’inscrit, en effet, dans un contexte de violence extrême, de crimes contrel’humanité. Comment en aurait-il pu être autrement compte tenu du rôle moteur joué par le NKVDdans le processus de « soviétisation » ? Les premières victimes de l’ethnocide polonais furent les15.000 officiers de l’armée polonaise qui s’étaient naïvement livrés aux Soviétiques. L'Unionsoviétique n'ayant pas signé la convention internationale sur les règles de la guerre, elle leur refusa lestatut de prisonniers de guerre et en vint purement et simplement à les assassiner. Ces officiers, laplupart de réserve, constituaient précisément une menace au processus de soviétisation129. De cesmilliers d'officiers déportés, seuls 583 hommes survivront pour rejoindre, en 1942, les forces arméespolonaises.

La population civile polonaise ne fut pas en reste de persécution. Les premiers visés furent lesmembres de l'intelligentsia polonaise, les politiciens, les fonctionnaires et les scientifiques, mais aussides citoyens ordinaires soupçonnés de constituer une menace pour le régime soviétique. Des centainesde milliers de Polonais, représentant des classes désormais dangereuses (intellectuels, fonctionnaires,avocats, commerçants et curés, tous considérés comme des « laquais du capitalisme ») furent déportésvers l'Est de l'URSS, essentiellement vers le Kazakhstan.

Le simple fait d’avoir servi dans l’administration était assimilé à un «crime contre larévolution » et/ou « activité contre-révolutionnaire » . Parmi eux, 250.000 Juifs qui avaient refusé lacitoyenneté soviétique de peur d’être séparés de leur famille restée en Pologne. Nombre de ces civilspérirent avant que ne soit signé l'accord de réconciliation polono-russe Sikorski-Mayski de 1941. Laterreur était omniprésente. Elle s’installa même au cœur des écoles : les enseignants n’hésitant pas àencourager leurs élèves à espionner leurs parents. Évidemment, les écoliers récalcitrants à lapropagande soviétique étaient menacés de prison, voire de déportation. Déjà en 1937, le NKVD avaitenlevé en Ukraine des enfants ethniquement polonais pour les placer dans des orphelinats. Ainsi était-on sûr qu'ils ne seraient pas élevés en polonais. Selon certaines estimations récentes, environ 200 000citoyens polonais périrent à la suite de l'occupation soviétique.

A l'issue de la guerre, les Soviétiques conserveront les territoires annexés en 1939 àl'exception des régions de Białystok et de Przemyśl rendues à la Pologne et poursuivront logiquementleur politique ethnocidaire à l'égard des Polonais. Les déportations d'intellectuels interrompues en1941 reprirent tandis que la masse des survivants (environ 1 500 000 personnes) était déplacée vers lesanciennes provinces allemandes rattachées désormais à la Pologne. L’ethnocide polonais estconsommé. Lwoff et Wilno, ces deux cités anciennement polonaises sont aujourd’hui presquetotalement dé-polonisées. Pour ce qui concerne le nouvel État polonais, affublé désormais du terme dedémocratie populaire, l'heure fut au politicide. Au moins 40.000 membres de l'Armée de l'intérieurpolonaise furent déportés en Russie. Près d’un mois après la prise de Berlin, tandis que les « TroisGrands » s’apprêtaient à rendre à Potsdam, les chefs de la résistance polonaise qui avaient combattules nazis plus longtemps que n'importe lequel des Alliés étaient jugés à Moscou dans des conditionsd'une extrême dureté. Ils furent publiquement flétris comme criminels de guerre ; la plupart furentexécutés. Ethnocide oblige, l’aversion des bolcheviks pour la Pologne et pour la noblesse en général,n’a pas empêché le Conseil des commissaires du peuple (Sovnarkom) de confier la Tchéka, puis le

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Victor Zaslavsky, op. cit. ; George Sanford, Katyn and the Soviet Massacre of 1940: Truth, Justice and Memory, Routledge, London – New York, 2005 ; F. Ledford, “Mass murderers discover mas murder: the Germans and Katyn 1943”, Case Western Reserve Journal of International Law, 44 (3), pp. 577-589, p. 583.

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Gépéou à Félix Dzerjinski, rien moins qu’un membre de la petite... noblesse polonaise. Nombre desofficiers les plus en vue de la Tchéka étaient des Polonais.

L’ethnocide polonais côté naziLe sort à réserver à la Pologne avait été longuement abordé par Hitler en août 1939, dans un

exposé au Berghof : à ses yeux, le pays devait être traité avec la plus grande brutalité, ses éliteséliminées, sa population soumise. Pour Hitler, l'Europe de l'Est se devait être un Kolonialraum sousdomination allemande, à l'instar du sous-continent indien dans l'Empire colonial britannique, bref êtregérée comme une colonie de peuplement. À long terme, en effet, les nazis prévoient de repeupler laPologne avec des Allemands et/ou des peuples apparentés, scandinaves, flamands, néerlandais. Dès le25 octobre 1939, une administration civile, composée en partie de fonctionnaires du Reich, prit larelève de la Wehrmacht pour gérer les territoires occupés par le Reich. La politique du pire est enmarche. Cette administration civile aura pour tâche de vider les territoires dévolus à la colonisation(épuration ethnique), d’isoler, puis d’éliminer les Juifs (génocide) et d’enfin, réduire les Polonais àl'état de peuple esclave (ethnocide).

Les responsables nazis divisent le territoire polonais en deux entités : les zones annexées,essentiellement en Silésie et en Poznanie (le Wartheland) et le Gouvernement général, une sorte d'Étatcroupion (Reststaat) polonais, confié à Hans Frank et destiné à servir de dépotoir racial du Reich. Gérécomme une colonie, le Gouvernement Général est une zone de non-droit, dans laquelle le parti et la SSdisposent de tous les droits pour administrer des populations vouées, ici, à disparaître (les Juifs), là, àservir leurs nouveaux maîtres allemands. Pour Himmler, la Pologne n’a plus sa place dans l’Europe dedemain comme en témoigne son étrange vision surréaliste, sinon hypocrite de l’Europe, qui n'est passans évoquer certains aspects de l'Union européenne: « Le Reich européen doit former uneconfédération d'États libres. Parmi ces États, on trouverait la grande Allemagne, la Hongrie, laCroatie, la Slovaquie, les Pays-Bas, la Flandre, la Wallonie, le Luxembourg, la Norvège, leDanemark, la Finlande, la Lettonie, la Lituanie. Ces pays doivent se gouverner eux-mêmes. Leurseraient communs une monnaie, certains organismes (dont la police), la politique extérieure etl'armée, qui serait organisée par nationalités. Les rapports économiques seraient réglés par destraités particuliers dans lesquels l'Allemagne, en tant que pays économiquement le plus fort, devraits'effacer au profit de pays plus faibles afin de contribuer à leur développement.130 »

L'idée est de transformer la Pologne en un réservoir à travailleurs-esclaves, doublé d'un« désert culturel. » Privés de toute citoyenneté, les Polonais sont destinés à se retrouver réduits, aumieux, au statut d'Ilotes, ce peuple-esclave de Sparte. Il reviendra à Hans Frank, nommé Gouverneurgénéral de la Pologne, de mener à bien cette politique ethnocidaire. Les universités et lesétablissements scolaires du secondaire sont fermés ; les manuels scolaires sont rassemblés et détruits.80% de toutes les bibliothèques scolaires et les trois quarts des ouvrages de toutes les bibliothèquesscientifiques sont brûlés. Non content de fermer l'université de Cracovie, la majeure partie des sesenseignants est déportée, notamment au camp de concentration d'Auschwitz. Les principalesinstitutions culturelles, artistiques et scientifiques polonaises sont fermées ; les œuvres descompositeurs polonais interdites. L’objectif est de convaincre les Polonais que « leur destin ethniqueest sans espoir ». Les occupants n'entendent laisser subsister en matière d'éducation publique quel'enseignement primaire. Selon une note d'Heinrich Himmler datée de mai 1940 «le seul but de cette

130

Anne Quinchon-Caudal, op.cit, p. 100

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école est de leur apprendre l'arithmétique simple, rien au-dessus du nombre 500, écrire son nom, et ladoctrine qu'il est divin et de droit d'obéir aux Allemands. Je ne pense pas que la lecture soitsouhaitable131 ".

Ici aussi, comme dans le cas soviétique, l’ethnocide s'accompagne de crimes de masse. Lesélites intellectuelles polonaises sont directement visées. Ce sera la mission dévolue au RSHA. LeRSHA, l'Office Central de Sécurité du Reich visera à exécuter ou à interner, à travers l'opérationTannenberg, quelques 61 000 personnes identifiées au travers d'une liste, constituée avant la guerrepar les services secrets allemands en coopération avec les Allemands de Pologne. Figurèrent sur cetteliste des activistes politiques, des membres de l'intelligentsia, des universitaires, des artistes et bienévidemment des officiers retraités. Cette opération fut aussi désignée Intelligenzaktion. Suivant le motd'Hitler « seule peut être réduite en esclavage une nation dont on a détruit les couchessupérieures. »132

À l’Intelligenzaktion succéda une opération plus vaste encore, dirigée à l'encontre de toutpolonais titulaire d'un brevet d'études secondaires : l'AB-Aktion (Außerordentliche Befriedungsaktion -opération extraordinaire de pacification). Son objectif : empêcher l'organisation d'une résistancepolonaise133. Pour garantir son efficacité au-delà de ligne de partage soviéto-nazie, cette action fut,sans qu'on puisse vraiment s'en étonner, coordonnée avec le NKVD soviétique. Quatre rencontresentre services secrets nazis et soviétiques eurent lieu entre septembre 1939 et mars 1940. Lors de cettecampagne extraordinaire de pacification, environ 15.000 prêtres, enseignants, et chefs politiques furentdéportés ou fusillés. C'en était fait de l’idée de nation polonaise mais qu’en est-il des citoyenspolonais ?

Si les nazis rêvent d’un monde sans Juifs qui, seuls, seront systématiquement éliminés, ilsn'entendent pas exterminer les Polonais, as such. Pour des raisons tout à la fois « éthiques », raciales etéconomiques.

Arrêtons-nous aux considérations « éthiques ». Les « experts » nazis ont beaucoup réfléchi etbeaucoup écrit sur ce qu’il fallait faire des Slaves et des Polonais en particulier, notamment en destemps de guerre où le ravitaillement posait problème. On connaît la déclaration de Goering au comteCiano le 25 novembre 1941, comme quoi « 20 à 30 millions de personnes mourront de faim enRussie ». Reste qu'il ne parut pas pensable aux dirigeants nazis de traiter la question polonaise de lamême manière que la question juive. La note du Dr. Erhard Wetzel, qui dirigeait la Section raciale duministère pour les territoires occupés de l’Est, datée du 27 avril 1942, relative au sort des Polonais estclaire à et égard. Tandis que l’extermination des Juifs est présentée comme allant de soi, il exprimed'évidente réserve quant à un possible massacre généralisé des Polonais : « Il va de soi qu’on ne peutrésoudre le problème polonais en ce sens qu’on liquide les Polonais comme les Juifs. Une tellesolution du problème polonais marquerait le peuple allemand jusque dans un avenir lointain et nous

131

Encyclopédie électronique de l’Holocauste Memorial Museum, Washington.

132

Timothy Snyder, op. Cit. , p. 208.

133

Ledford, 2012, p. 581. Voir aussi Maria Wardzyńska "Był rok 1939 Operacja niemieckiej policji bezpieczeństwa wPolsce. Intelligenzaktion" IPN Instytut Pamięci Narodowej, 2009 et Meier, Anna. Die Intelligenzaktion: Die Vernichtung DerPolnischen Oberschicht Im Gau Danzig-Westpreusen, VDM Verlag Dr. Müller.

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enlèverait de toutes parts la sympathie, d’autant plus que les autres peuples environnants devraientcompter sur l’éventualité d’un semblable traitement à un moment donné.134»

En mars 1943, le Dr Friedrich Gollert, assistant personnel du gouverneur du district deVarsovie, rédige un mémorandum décrivant les « solutions » envisageables pour les 15 millions de Polonais du Gouvernement Général, cette partie de la Pologne occupée, destinée dans la géographie nazie à être incorporée au « Grand Reich ». Plusieurs solutions sont proposées. Une des solutions est radicale : « [Elle] consisterait à exterminer [auszumerzen] ces 15 millions par des mesures radicales [...] comme cela s’est avéré nécessaire, par exemple, pour la Juiverie. Mais éliminer [zu beseitigen] sans autre forme de procès un peuple étranger de 15 millions de personnes de cette manière est indigne d’un peuple civilisé.135 »

Les récits de massacres, décrit par Goldhagen, confirment ces réticences. Il souligne ainsi lesscrupules des tueurs (de Juifs) du 101e bataillon de police ordinaire d'assassiner, en 1942, quelques200 civils (catholiques) polonais. Ce jour là, ils assassineront 78 Polonais contre quelques 180 Juifspolonais136.

D’un point de économiques et racial, ces sous-hommes, équivalents européens du « nègre »,pouvaient espérer survivre pour autant qu'ils servent leurs maîtres aryens. Tout inférieurs qu'ils étaient,ils n’en conservaient pas moins un intérêt économique, et même une part d’humanité, à même de lesrecycler racialement.

Les promoteurs du plan général de l'Est divisent à la suite de Himmler, les Polonais en deuxcatégories : la grosse majorité des Polonais, irrécupérables d'un point de vue racial et destinés àdevenir les esclaves des Allemands, et une petite minorité de Polonais « racialement aptes » à lagermanisation, qui, au bout d'un processus qui doit prendre une ou deux générations, trouveront leurplace dans l'« ethnie » allemande. Les déclarations du chef de la SS, Heinrich Himmler, sont des plusclairs à cet égard : « [Il se trouve] parmi les Polonais des territoires du Congrès de Vienne quelquestrès bons éléments du point de vue racial, [...] parfois même racialement meilleurs que les Allemands.Sur ces territoires, le principe racial et le principe de nationalité sont véritablement mêlés depuis dessiècles.137 »

134

Michael Billig, L'Allemagne et le génocide : Plans et réalisations nazis, par J. Billig. Préface de François de Menthon, avant-propos par Isaac Schneersohn, Editions du centre, Paris, 1949, p. 28.

135

Aly et Heim, Götz Aly & Susanne Heim, Les Architectes de l'extermination : Auschwitz et la logique del'anéantissement, Calmann-Lévy, 2005, op. cit., p. 394 et suiv. 1991, p. 430.

136

Daniel Goldhagen, Les bourreaux volontaires d’Hitler, Le Seuil, Paris, 1997, p. 240

137

Cette déclaration est datée de 1940. Voir l’excellente étude d’Anne Quinchon-Caudal, Hitler et les races de Anne,Berg international, Paris, 2013, préface de P-A Taguieff, 270 pages, p. 187

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Page 92: La Shoah et les génocides au 20ème siècle Définitions, clarifications, points de repère

La propre épouse du Reichführer de la SS, Margarete Concerzowo, n’était-elle pas, elle-même, d’origine polonaise ? Si la judéité condamne irrémédiablement à mort, la polonité est loind’être un obstacle absolu. Ainsi, l’un des pires bourreaux de la Pologne, l’Obergruppenführer SS Erichvon Zelewski était, lui-même, d’origine polono-kachoube. Son père est un aristocrate Kachoube, samère est une luthérienne d’origine polonaise Elżbieta Ewelina Szymańska. C’est lui qui dirigera lesunités qui participeront aux représailles et aux exécutions de prisonniers de guerre polonais pendant lacampagne de septembre, qui en novembre 1939, deviendra commissaire pour le renforcement dugermanisme en Silésie. C’est encore lui qui, nommé chef de la police et de la SS dans le Gau Silésie,proposera à Himmler, en automne 1939, la construction d’un camp de concentration à proximité de laville d’Auschwitz. Comme pour mieux effacer ses origines polonaises, il modifiera officiellement sonnom de famille de ‘von Zelewski’ en ‘von dem Bach’, un patronyme nettement plus germanique.

Dans le contexte d’une guerre longue, la quête de sang nordique apparaît primordiale. Ellen’en sera que plus violente dans les territoires de l'Est, où il n'était alors pas rare que des enfantssélectionnés soient définitivement séparés de leur famille, et cette dernière exterminée. Des milliersd’enfants polonais furent ainsi kidnapés, non sans avoir passé les examens raciaux et psychologiquesad hoc. Placés dans des familles allemandes, rebaptisés de nouveaux prénoms germaniques, ils étaientténus d’oublier leur passé. En 1943, Himmler ordonne ainsi de séparer une mère polonaise de sesenfants: « Maria Lambucki de Tomaszow (province de Lodz) est à 100% allemande d'origine, maiselle est totalement polonaise d'esprit. Elle a complètement renié sa germanité. J'ordonne qu'elle soitmenée sur le champ au camp de concentration de Ravensbrück. Ses deux fils, qui sont âgés de 8 et 13ans et sont de très bonne race, doivent être conduits en Allemagne par le chef de l'Office principal dela race et du peuplement, avec l'aide de la Police de sécurité, et placés séparément comme internesdans deux écoles particulièrement bien tenues. [...] Toute correspondance écrite avec la mère estinterdite jusqu'à nouvel ordre, jusqu'à ce que la mère réalise quelle trahison elle a commise. En ce quiconcerne les deux garçons de bonne race, leurs enseignants et leurs camarades devraient s'efforcer debien leur faire comprendre qu'on ne peut pas considérer qu'ils ont déserté la Pologne, mais que,compte tenu de leur origine et de leur valeur raciale, ils doivent uniquement reconnaître etrevendiquer de nouveau les droits du sang dont ils tirent leur origine. 138 »

Comme l’explique Quinchon-Caudal, l’idée du Reichsfuhrer étaient d’attirer en Allemagne ouélever dans des foyers du Lebensborn situés hors des frontières du Reich, des enfants de « racenordique » originaires de toute l’Europe. Ces enfants étaient destinés à devenir l'élite de l'Europefuture. Les paroles sont suivies d’actes : fin 1942, près de 5.000 enfants susceptibles d'être « rééduqués» à leur véritable nature germanique sont emmenés du district de Zamosc par le Lebensborn oul'Organisme national-socialiste pour le bien public (Nationalsozialistische Volkswohlfahrt).

Dans le Reststaat polonais, l'heure était à la guerre démographique. D’un côté, les nazisrecyclent des enfants polonais germanisables, de l’autre ils mènent une politique anti-nataliste,incluant un strict contrôle des naissances et l'absence de répression de l'homosexualité, hantise s'il enest des dirigeants nazis.

Conclusion : mémoires juive génocidaire et polonaise ethnocidaire antagonistes

138

Anne Quinchon-Caudal, op. cit. P. 190.

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Page 93: La Shoah et les génocides au 20ème siècle Définitions, clarifications, points de repère

Comment ne pas être frappé par la proximité des politiques soviétiques et nazies. Dans leursouci ethnocidaire, Nazis et Soviétiques ciblèrent forcément les mêmes catégories sociales, pour causeici de race, là de classe. Les deux régimes trouvèrent un terrain d'entente dans leur aspiration mutuelleà détruire la Pologne en tant que nation. Leur commun objectif était de faire des Polonais une massemalléable à même de dominer ou de transformer.

L'idée était de part et d'autre de tuer « la façon de penser polonaise » ; d'où leur communepolitique ethnocidaire à l'encontre du peuple polonais. Est-il nécessaire de le souligner ? Oui, car lesmots ont leur importance. L'usage du concept de génocide, le pire des crimes contre l’humanité, sedoit d’être restrictif. Ce concept doit être réservé aux cas où l'intention est de détruire physiquement eten totalité le groupe cible visé. Ce fut le cas en 1904, avec les Hereros de Namibie, en 1915 avec lesArméniens de l'Empire Ottoman, en Europe avec les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale et en1994 avec les Tutsi du Rwanda. S'il ne saurait être question de comparer les souffrances, les crimespeuvent, et doivent même être différenciés les uns des autres. Tout tragique qu'elles furent, lespersécutions subies par les Polonais ne furent pas de même nature que celles subies par leurscompatriotes juifs. Contrairement, en effet, à leurs compatriotes chrétiens, les Juifs en Pologne étaienttout simplement destinés à mourir, jusqu'au dernier vieillard, jusqu'au dernier nourrisson. C'est ainsique 90% des Juifs polonais furent assassinés durant la Seconde guerre mondiale, soit 50% du total despertes civiles polonaises alors que la population juive était dix fois moindre que la populationchrétienne139.

Ceci étant, au delà de ces statistiques criminelles, les souffrances des Juifs comme desPolonais ont été tellement fortes que la tendance naturelle a été, chez les uns comme chez les autres,de ne considérer que leur propre tragédie. Face à l'horreur absolue des crimes nazis, il a été difficile,voire impossible pour les Polonais comme pour les Juifs d'appréhender la souffrance de l’autre. Il n'enrestera toujours difficile pas moins très difficile d'évoquer de manière détachée et objective lessouffrances subies par les peuples victimes de crimes contre l'humanité. Nul doute que les mémoiresdouloureuses ont tendance à s’exclure les unes les autres. Qui plus est, la mémoire du passé seconstruit toujours de manière nationale, sinon ethnique - chaque groupe ayant sa propre versiondoloriste, victimaire de la Grande tragédie européenne : «Sommes-nous voués à rester pour toujourscampés sur ces versions diamétralement contradictoires de la Seconde Guerre ? », demande PiotrWrobel, un historien polonais : « Chaque mémoire ethnique est si différente des autres qu'il est parfoisdifficile de croire qu'il s'agit des mêmes événements.140»

Au delà de la question même de l'antisémitisme polonais (le procès en antisémitisme instruitpar les rescapés de la judaïcité polonaise n'est pas sans fondement), l'historien souligne, peut-être à soninsu, le fond du problème. Comme le démontre, en effet, fort à propos l’intellectuel juif polonaisKonstantin Gebert, dans une toute récente publication de l'UNESCO, les Juifs et les Polonais ne

139

Cette même différence de nature existe entre les crimes de masse perpétrés, en 1994, à l'encontre des Bosniaques et des Tutsi. Au génocide des Tutsi répond la tentative d'ethnocide bosniaque.

140

Piotr Wrobel, cité par Ben Shephart, The long road home, the aftermath of the second world war, vintage book,Londres, 2010, p. 4.

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partagèrent absolument pas la même expérience de guerre141. Il en veut pour preuve le témoignagehalluciné de Simha Rotem, dit Kazik, un combattant du ghetto de Varsovie qui chercha, en vain, enmai 1943, aide et appui du côté de la résistance polonaise. Son récit saisissant donne à comprendre ladistance abyssale qui séparait alors les Juifs de leur compatriotes polonais : « Tôt le matin , nous noussommes retrouvés tout à coup dans la rue en plein jour. Imaginez [ sur nous] cette journée ensoleilléedu 1er mai, stupéfait de se retrouver parmi les gens ordinaires, dans la rue. Nous venions d'une autreplanète. Sur le ... côté aryen de Varsovie la vie a continué d'une manière tout à fait naturellement etnormalement. Les cafés ont normalement travaillé, les restaurants, les bus et les tramways, lescinémas étaient ouverts. Le ghetto était une île isolée au milieu de la vie ordinaire. 142»

Son témoignage ouvre une perspective intéressante sur l'une des raisons pour lesquelles lesPolonais et les Juifs ont des perceptions différentes des événements de la Seconde Guerre mondiale.Simha Rotem qui sortait de l'enfer du ghetto et ses 450.000 morts ne pouvait entrevoir le purgatoirepolonais, cette porte d'entrée de l'enfer, qu'en terme de.... paradis. Comment aurait-il pu êtreautrement : Juifs et (soi-disant) « aryens » ne partageaient absolument pas le même destin. Quelquesfaits devraient permettre d’appréhender toute l'étendue de l'inévitable malentendu judéo-polonais.

1. Bombardement d'Auschwitz : se sachant condamnés, les Juifs d'Auschwitz et ce,contrairement à tous les autres détenus, n'attendaient qu'une seule chose : la destructiond'Auschwitz Birkenau par l'aviation alliée.

2. Le martyre du Père Kolbe : le geste noble du Père Kolbe qui choisit de mourir enlieu et place d’un otage, père de famille polonais (Franciszek Gajowniczek), est totalementétrangère à l'expérience juive d'Auschwitz. Aucun rabbin n'aurait pu s'inscrire dans ce noblegeste et ce, dans la simple mesure où tous les Juifs, fussent-ils rabbins ou Prix Nobel, étaientvoués à la mort.

3. La tragédie de Katyn : compte-tenu du systématisme de l’extermination des Juifs dePologne, cette tragédie judéo-polonaise reste marginale dans la mémoire juive pour n’être enrien exceptionnelle ; pourtant 10% de ces officiers étaient juifs, comme se refuse à le montrerdans son film éponyme Andrej Wajda. Certes la plupart étaient medécins, ingénieurs,dentistes ou encore aumoniers militaires tels le Major Baruch Steinberg, le chef aumonierisraélite de l’armée polonaise. Mais que pèse, en effet, la mort héroïque d’un prêtre (Kolbe)ou d’un officier, fut-il juif (Steinberg) face à l’immensité de la Shoah et ses centaines demilliers d’enfants assassinés ? Pour être industrielle, la mort juive ne laisse guère de place à

141

Konstanty Gebert, « Conflicting memories: Polish and Jewish perceptions of the Shoah » in Holocaust Educationin a Global Context, Unesco, Paris, 2014.

142

Konstanty Gebert, ibidem.

143

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4. Les déportations soviétiques. Staline entreprit de déporter près d'un million de Polonais,confessions confondues. Pour des raisons qui tiennent à la nature des crimes dont ils furentl’objet, Juifs et Polonais les vécurent de manière diamétralement différente. Sous le prétextemonstrueux qu'un grand nombre de Juifs refusaient d'adopter ex abrupto la nationalitésoviétique, ce qui les eût séparés à tout jamais de leurs familles restées de l'autre côté deslignes, Staline entreprit de les déporter en masse au delà de l'Oural : « En deux jours et deuxnuits, écrit le rabbin A. Petchenik, près d'un million de Juifs furent entassés dans des wagonsà bestiaux dans les plus horribles conditions et déportés vers l'Oural et la Sibérie. Le voyage,sous de telles épreuves, dura de quatre à six semaines. Quand ils arrivèrent à destination, ilsdurent subsister de pain et d'eau après d'exténuantes journées de travail dans les forêts144 ».Les spécialistes s'accordent en fin de compte sur le nombre de 500.000 Juifs polonaisdéportés, ad majorem gloriam Stalini. Le Bulletin du « Joint Distribution Committee»,organisation philanthropique juive, décrivait dans son numéro de juin 1943 le sort de cesdéportés : « Entre le tiers et le cinquième des réfugiés sont morts... Quiconque n'a pas vu lesmilliers de tombes, surtout des enfants, ne peut pas comprendre. » Quand, en 1946, legouvernement soviétique permit aux Juifs polonais de rentrer chez eux, seuls environ 200.000avaient survécu. La plupart d’entre eux choisirent de quitter la Pologne où tout était ruine,deuil et ressentiment antisémite, pour se jeter éperdument vers l’Ouest. Reste que cettedéportation fut, paradoxalement, sinon une chance en tout cas, un gage de survie pour ceuxqui la subirent ! On estime, en effet, que le taux de survie des Juifs déportés fut d'au moins50%, ce qui rapporté au taux de survie des déportations allemandes (moins de 3%) était toutsimplement énorme. C'est ainsi que les 2/3 des survivants de la judaïcité polonaise furentconstitués des Juifs polonais de l'ex-zone soviétique.

5. Travail forcé en Allemagne. Enfin, pour bien comprendre la différence entre les expériencesjuive et polonaise de la Seconde Guerre mondiale, je terminerais par une anecdote quiconcerne ma propre famille. Entre 1939 et 1945, quelque 3 millions de citoyens polonais,parmi lesquels de nombreux jeunes garçons et jeunes filles, furent déportés en Allemagne afind'y travailler, dans des conditions proches de l'esclavage, ici, dans des usines d'armement, làdans des fermes. Si les conditions de vie de la déportation ethnocidaire étaient épouvantables,elles ne s'apparentent en rien à la déportation génocidaire. Cette déportation ethnocidairesauva de nombreux Juifs d'une mort certaine. Ainsi de mon Grand-Oncle Luszer Kotek.Mourant littéralement de faim dans la forêt, sans aucun espoir de survie, il offrit à un paysanpolonais en pleurs de remplacer son jeune fils réquisitionné pour travailler en Allemagne.Cette déportation en tant que Polonais (il prit les documents d’identité du jeune polonais quema famille conserve jusqu’à ce jour) lui sauva la vie. Josef Zuk, car tel était désormais sonnom, survécut à la guerre, contrairement au reste de sa parentèle restée en Pologne. Pour lesJuifs, l’enfer réservé par les nazis aux Polonais était gage de survie.

Ces quelques exemples permettent de soupçonner l’hiatus entre les mémoires juive etpolonaise de la Seconde mondiale. Il ne suffit pas de partager un même territoire pour partager unehistoire commune, fût-elle également mais différemment tragique.

144

Zionism and Judaism in Soviet Russia, New York, 1943, cité par G. Haganov (B. Souvarine) op.cit., p. 12.

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L’antisémitisme rédempteur nazi:

un antisémitisme ancien de type nouveau

Introduction

Depuis plusieurs décennies, la question du poids de l'antisémitisme dans le ralliement des masses

allemandes au nazisme fait débat. D'emblée, une évidence s'impose: c’est bien dans cette Allemagne,

pétrie de pensées racialistes, que les courants antisémites européens les plus violents parvinrent à

imposer leur projet génocidaire. Comme le souligna l'historien E. Jäckel, “jamais encore auparavant

un État n’avait décidé et annoncé sous l’autorité de son responsable suprême qu’un certain groupe

humain devait être exterminé, autant que possible dans sa totalité – les vieux, les femmes, les enfants

et les nourrissons inclus, décision que cet État a ensuite appliqué avec tous les moyens qui étaient à sa

disposition”.

La réponse ne s'annonce pas évidente pour autant. Faut-il, en effet, convoquer la longue durée de

l'histoire allemande pour comprendre l’apparent ralliement des masses allemandes au projet

génocidaire nazi (sonderweg) ou, au contraire, tenir malgré tout la Shoah comme un tragique accident

de l’histoire allemande qui s’expliquerait bien moins par un ethos typiquement germanique que par,

ici, les tragiques circonstances de l’entre-deux-guerres (traumatisme de la défaite, crise économique)

et, là, un fonctionnement chaotique du régime nazi (polycratie, instrumentalisation, radicalisation

croissante) ? Dans le même ordre d'idée faut-il réduire les tueries de masse, par exemple celles du

101ème bataillon de police si bien décrites par C. Browning à un phénomène social, renvoyant au

comportement de tout soldat impliqué dans une guerre de type racial ou à des idiosyncrasies propres

aux citoyens allemands. En résumé, les artisans du génocide furent-ils des hommes ordinaires,

victimes des circonstances ou des bourreaux volontaires, pétris de culture germanique ?

L’objectif de ce papier exposé sera d’explorer les diverses pistes permettant de répondre à ces

interrogations qui s'inscrivent, dans une grande mesure, dans des débats anciens, sinon en partie

dépassés, celui entre Intentionnalistes et fonctionnalistes, entre tenants et opposants de la théorie du

Sonderweg et, emblématiquement entre Daniel Goldhagen et C. Browning, deux historiens américains

aux thèses radicalement opposées.

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7) LES THESES EN PRESENCE

1. Le judéocide : programme ou engrenage fatal ?

De génération en génération, les historiens ne cessent de s’interroger sur le contexte et le ressort de la

Shoah. A chaque génération, les questions se renouvellent. Le grand débat historiographique, entamé

dans les années 70-80, se poursuit dans des termes nouveaux, avec l’ouverture de nouvelles archives et

d’autres questionnements. On se souviendra du débat entre intentionnalistes et fonctionnalistes. Les

tenants de l’intentionnalisme, se prononcent pour une interprétation programmatique du judéocide.

Celui-ci serait inscrit dès le départ dans le projet hitlérien et/ou nazi. L'historienne américaine ucy

Dawidowicz débuta son ouvrage pionnier (La guerre contre les Juifs) par le passage fameux de Mein

kampf qui regrettait qu’“au début ou au cours de la guerre, [on n’ait pas] tenu une seule fois

douze à quinze mille de ces Hébreux corrupteurs du peuple sous les gaz empoisonnés

(…)145». Sa thèse est connue : les idées générales d'Hitler sur les Juifs étaient arrêtées dès

1920.

L'idée serait que la solution finale puise son origine dans ce passage. Dans cette lecture, la

catastrophe qui s’abat sur les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, la Shoah, est le point

d’aboutissement logique de l’incroyable haine pathologique d’Adolf Hitler. Cette logique implacable

et cette centralité du Führer prêtent à discussion. En tout état de cause, elle ne convoque pas le mode

de fonctionnement réel du pouvoir nazi et les vicissitudes de sa politique ‘juive’. Les tenants de l’école

fonctionnaliste prennent en compte cette dimension. Ils la privilégient pour expliquer le génocide,

plus encore que les idées et la volonté personnelle du maître du Troisième Reich. Dans cette

interprétation, Hitler jouerait le rôle de légitimation a posteriori de décisions prises en dehors de lui,

mais anticipant sa volonté. Pour les fonctionnalistes, l’Etat nazi serait constitué d’une prolifération de

centres de décision, une polycratie dont les divers éléments seraient en concurrence et ce, au-delà du

discours unificateur de caractère idéologique (Franz-Leopold Neumann, Martin Broszat). La

destruction des Juifs serait ainsi moins le résultat d’un programme que d’un engrenage fatal, que le

fruit d’une large improvisation. La variable idéologique (antisémitisme) est minimisée. Dans sa

variante utilitariste, le judéocide s'inscrirait dans le cadre d’un “concept global de politique

démographique négative”146. Les Juifs seraient tantôt assassinés dans un souci d’aménager l’espace

145 La Guerre contre les Juifs, éd. Hachette, 1977. Voir aussi l’analyse de Eberhard Jäckel, Hitler idéologue,Gallimard, 1995, pp. 81-83.

146 Götz Aly et Suzanne Heim, Vordenker der Vernichtung. Auschwitz und die deutschen Pläne für eine neue europäische Ordnung ,Francfort-sur-le-Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1997, cité d’après cité d’après Dominique Vidal, Les historiens allemands relisentla Shoah, Complexe, Bruxelles, 2002, p.64.

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vital du Grand Reich, tantôt en tant que ‘bouches inutiles’ pour résoudre la crise alimentaire ! (Götz

Aly et Suzanne Heim).

L'Allemagne, une nation génocidaire ?

Qu'entend-on par Sonderweg ? Dans son acception la plus moderne, le sonderweg explique le nazisme

par des déterminants politiques et socio-culturels propres à l’histoire allemande. Des chercheurs

s'intéressent aux particularités de l'histoire allemande : la durée et la prégnance du mythe du St

Empire, la fracture religieuse entre catholiques et protestants, la rivalité entre la Prusse et l'Autriche,

l’échec du libéralisme allemand (Poliakov, Namier, Shirer). Karl Marx déjà stigmatisa en son temps le

refus rétrograde de la bourgeoisie allemande de s’allier avec les classes populaires pour en finir avec

l'ancien régime. En 1952, l’historien français Edmond Vermeil évoque dans L'Allemagne

contemporaine une agressivité séculaire allemande, un pays, à ses yeix, aux élans essentiellement

conservateurs et/ou contre-révolutionnaires. A sa suite, d’autres historiens mettent en avant l’idée

d'une Allemagne qui se serait modernisée sans pour autant se démocratiser et ce, au contraire de pays

comme la France, la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis d'Amérique (Georges Mosse, Rita Thälmann,

G. Bensoussan).

La thèse du Sonderweg fut évidemment contestée par de nombreux historiens notamment allemands.

Comment accepter l’idée qu'il y aurait une une voie « normale » ; la France, la Grande Bretagne, les

États-Unis d'Amérique n'ont-ils pas des histoires aussi particulières que l’Allemagne. Aux yeux de ces

chercheurs, le nazisme serait bien moins l’aboutissement logique de forces négatives, agissantes

depuis le Moyen-âge qu’une extraordinaire anomalie de l’histoire. C’est la thèse notamment de

Friedrich Meinecke qui, dans Die Deutsche Katastrophe caractérisa, dès 1946, le national socialisme

de malheureux accident de l’histoire (Betriebsunfall). Dans cet ouvrage, non exempt de relents

antisémites, Meinecke décrit le nazisme comme une « force étrangère occupant l’Allemagne ».

3. Un antisémitisme allemand de type éliminationniste

Un des aspects du sonderweg est de postuler l’existence d’un antisémitisme allemand singulier, issu

d'un mélange de théories et de représentations négatives, forgées dès les Moyen-âge, puis reprises et

développées par Martin Luther (Léon Poliakov). Dans les Fanatiques de l’apocalypse (The Pursuit of

the Millennium, 1957) l’historien britannique Norman Cohn s’intéresse au modèle de bouleversement

millénariste qui secoua principalement les pays germaniques entre le XIe et le XVIe siècle. Il y voit un

des soubassements culturels au nazisme. L'auteur décrit comment les prophètes de ces mouvements

millénaristes réussir à convaincre les plus pauvres que leur salut passait par l'élimination des Juifs. La

doctrine de ces prophètes de l’apocalypse annonce l’antisémitisme dit économique et/ou progressiste.

Cette thèse fut évidemment contestée par des historiens qui ne manquèrent pas de souligner qu’à la

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Belle époque, au moins, les Juifs apparaissaient bien moins menacés en Allemagne qu’en France,

consumée par l’affaire Dreyfus, sans même parler de la Russie pogromiste (Oded Heilbronner)147. Ces

historiens refuse toute idée d'antisémitisme allemand, national et homogène. Cela ne signifie pas que

la haine des Juifs n'existait pas, mais qu’il était localisé, hétérogène, sinon limité (H. Poetzsch)148.

Cette approche fut celle des historiens d'Allemagne de l'Est, néo- ou post-marxistes tels Arno Mayer

ou néoconservateur (Nolte) pour qui ce fut bien davantage la peur du Rouge que celle du Juif qui

força l'adhésion au nazisme. Aux de ces historiens, l'antisémitisme fut essentiellement un moyen de

détourner les masses de leurs véritables préoccupations et intérêts. Pour Nolte comme pour les

historiens marxistes le marxiste et non le Juif fut le principal ennemi.

Ce débat sur l’exceptionnalité antisémite fut relancé en 1996 par la polémique lancée par Daniel

Goldhagen à l’encontre de l’opus magnum de Christopher Browning Les Hommes ordinaires : le 101e

bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne. Dans ce livre magistral,

Browning décrit comment des milliers soldats allemands ordinaires ont été amenés, malgré eux, à

assassiner des centaines de milliers de Juifs. A lire Browning, c'est la société qui, conditionnant les

individus dès leur naissance au devoir d’obéissance et à soumission de l'autorité, qui fit de ces

hommes des bourreaux ordinaires, thèse aussitôt rejetée par Daniel Goldhagen :

« To a great extent, this book reduces the Germans' singular and deeply rooted, racist anti-

Semitism to little more than one manifestation of a common social psychological phenomenon.

It reduces the mass slaughter of the Jews to a phenomenon that belongs in the normal

continuum of ("race") war.149»

Il développera sa critique dans un ouvrage très controversé où est développée l’idée d’un ethos

antisémite éliminationiste, directement issu de la longue durée de l’histoire allemande150. Pierre

angulaire de l'identité nationale allemande, cet antisémitisme éliminationniste explique la faible

réticence des hommes de troupe allemands à assassiner de sang froid des femmes et des enfants juifs.

En cela, il décrit les soldats du 101ème bataillon de police, non point d'hommes ordinaires (Browning)

mais, comme l'indique le titre du livre, de bourreaux volontaires parce que pétris de culture allemande.

A l’appui de sa thèse, Goldhagen souligne, par exemple, les réticences des soldats du 101ème bataillon

d'assassiner, en 1942, des civils polonais et ce, au contraire des Juifs (p. 240). Dans une approche qui

147 O. Heilbronner, ‘From Antisemitic Peripheries to Antisemitic Centres: The Place of Antisemitism in German History’,

Journal of Contemporary History, 35 (2000), pages 559–76.

148 H. Poetzsch Anti-Semitismus in der Region. Antisemitische Erscheinungsformen in Sachsen, Hessen, Hessen-Nassau undBraunschweig 1870–1914 (Darmstadt, 2000).

149"The Evil of Banality" pages 49-52 from The New Republic, 13-20 July 1992, pages 51-52.

150Daniel Goldhagen, Hitler's Willing Executioners, Alfred Knopf, New York, 1996,

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se veut anthropologique, Goldhagen entend examiner les Allemands ordinaires de la même manière

qu'il le ferait avec des Aztèques qui, pour leur part, croyaient en la nécessité du sacrifice humain pour

apaiser les dieux et veiller à ce que le soleil puisse se lever tous les jours. Bien avant 1933,

l'Allemagne était prête au meurtre ("pregnant with murder").

On le sait, l'ouvrage fit sensation. En dehors des cercles académiques, sa réception fut plutôt positive

tant aux États-Unis qu’en Allemagne : il obtint le prix du meilleur mémoire de politique comparative

de l’Association américaine de sciences politiques ainsi que celui la démocratie attribué par la Revue

de politique allemande et internationale. L'éloge de l'ouvrage fut prononcé par Jürgen Habermas,

l'icône par excellence de la pensée allemande. L’accueil de ses collègues historiens de la Shoah fut

nettement plus mitigé, sinon carrément hostile. Tant Hilberg que Kershaw ou encore Mommsen ne

manquèrent pas critiquer un ouvrage aux thèses simplistes, sinon carrément erronées. Hans Mommsen

dénonça sa vision homogène de l’antisémitisme allemand, tout comme l’historien britannique Ian

Kershaw qui souligna en quoi une majorité d'Allemands ne s'inscrivirent pas d'emblée dans la

logorrhée antisémite nazie. Dans plusieurs articles et ouvrages, notamment son livre 1983, L'opinion

populaire et la dissidence politique sous le Troisième Reich, Kershaw avance que la plupart des

Allemands ne se souciaient pas de ce que leur gouvernement faisait aux Juifs. On connaît sa thèse:

"The road to Auschwitz was built by hate, but paved with indifference".

Sans nier la radicalité de l’antisémitisme des élites nazies, Kershaw avancent que certains nazis ne

comprennent pas l’antisémitisme fanatique de leur leader mais le lui pardonnèrent bien volontiers.

II. ETAT DE L'ART

Si la plupart des critiques adressées à Goldhagen paraissent fondées, son ouvrage n’en permit pas

moins de relancer le débat sur la question de l’exceptionnalité allemande. Sa critique de la thèse de

Browning n’est pas sans fondement. L’obéissance et le conformisme ne sauraient suffire à expliquer,

ici, la très faible résistance des hommes de troupe aux massacres des Juifs, là, le zèle des Allemands à

l’extermination des Juifs, ici, le silence des Églises allemand au sort des Juifs mais pas de handicapés,

sans même évoquer l'acharnement à traquer le moindre Juif, des îles grecques au grand Nord

norvégien. La thèse de la parenthèse antisémite paraît difficile à défendre ; de là, à évoquer la réalité

antisémitisme éliminationniste typiquement allemand, il n’y a qu’un pas qu’il ne faudrait pas franchir.

C'est ainsi que tout en s'opposant à la thèse de Goldhagen, jugée par trop simpliste, les historiens

israéliens tels Bauer, Otto Dov Kulka ou encore David Bankier en viennent à convoquer la notion de

« complicité passive » pour dépasser les notions d' «indifférence » (Kershaw) ou de « conformisme »

(Browning).

101

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"Goldhagen has an argument with Christopher R. Browning over what percentage of Germans

were potentially or actually willing to participate in the genocide. Browning believes that the

percentage of policemen examined who were opposed to murder was 10 to 20 percent: Goldhagen

says 10 percent of the German population was opposed. In either case, the statement that the vast

majority of the German population were wiling to be recruited for the murder of Jews stands. This

has been said time and time again by historians, Yisrael Gutman and myself included, and

Goldhagen's disregard for the fact that he is not the first to say so is neither here nor there. The

point is that he is right.The real question, then is this: If, in 1933, the Nazis and their radically but

not murderously antisemitic allies were supported by some 43 percent of the electorate, non-Nazi

parties by 57 percent, including outspoken opponents of Nazis who either anti-antisemitc or only

moderately anti-Jewish..., how did it happen that by 1940-1941 the overwhelming majority of

Germans became a reservoir of willing murderers of Jews? That is the problem. Goldhagen's

discussion about norms that did not exist is useless." 151

Comment expliquer la détermination des Allemands à assassiner les Juifs jusqu’à bout de l’absurde

(marches de la mort, etc.) ?

CONCLUSION

Centralité de l’antisémitisme hitlérien & secondarité de l’antisémitisme allemand

L'heure historiographique est aujourd'hui à la synthèse. Pour la plupart des historiens, le judéocide

tient tout à la fois du « programme » et de « l'improvisation ». La plupart des historiens, mêmes

fonctionnalistes, de Hilberg à Kershaw insistent désormais sur le rôle incontournable d’Hitler dans la

genèse de la « solution finale ». Assurément, la Shoah n’est pas concevable sans Hitler en raison du

caractère « structurellement décisif dans la persécution des Juifs, de l’antisémitisme extrême qu’il

avait propagé depuis les années vingt », selon la formule de l’historien allemand Dieter Pohl. Le point

de départ est bien constitué des obsessions d’un homme : un caporal autrichien qui devint chancelier

d'Allemagne. Aux yeux de cet obsessionnel de la « question juive » les Juifs ne forment pas une race à

part mais une antirace (gegenrasse) de type parasitaire qui devait être éliminé à n'importe quel prix du

corps social allemand. Par rapport à l’intention, il est clair que la volonté d’éliminer les Juifs de la

société allemande est présente chez Hitler et ce, dès le premier écrit politique qu’il ait laissé dans les

151 Bauer, Yehuda Rethinking the Holocaust, Yale: New Haven, 2000 page 103.

102

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archives : un texte de 1919, justement un écrit sur l’antisémitisme. Son obsession est bien d’expulser

les Juifs de l’espace allemand. Reste que cette “élimination” doit alors être comprise en terme

d’exclusion sociale, d’éloignement géographique, certainement pas (encore) d’élimination meurtrière.

Hitler vise à une politique de purification ethnique, via l’émigration ou l’expulsion. En cela,

l’approche utilitariste paraît peu pertinente puisqu'elle ne saurait s'appliquer les Juifs allemands. Non

content de jouir d'une certaine prospérité, ils ne constituent moins d'1% de la population allemande.

Or, c’est bien l'existence de ces Juifs là (et non de Pologne ou d'URSS) qui insupporte Adolf Hitler ; le

sort de ces Juifs là qui va déterminer la décision génocidaire. C'est l'historien allemand Christian

Gerlach qui souligne qu'on ne saurait parler de génocide qu’à partir du moment où la solution finale

concerne les Juifs du Grand Reich allemand, et à sa suite tous les Juifs de l’Ouest. Dans la

problématique de la décision génocide, le point nodal s’articule autour du rapport tout à fait singulier

entre Hitler et ces « Juifs allemands » qui l’ont souvent “tourné en ridicule” et dont le « rire

retentissant leur est resté entre temps dans la gorge », comme il se complaît à le dire dans sa prophétie

du 30 janvier 1939 sur “l’extermination de la race juive”152.

Ce seront les circonstances (la fermeture des frontières, invasion de l'URSS) qui, dans les conditions

de la guerre à l’Est, traduiront cette volonté programmatique en politique génocidaire ou, plus

brutalement, en tueries et massacres systématiques. La volonté fanatique du maître du troisième Reich

de purifier le Grand Reich allemand de ses Juifs est bien la cause première du judéocide.

Le phénomène nazi paraît ainsi surgir de la rencontre d’une population désorientée, traumatisée par

une défaite inexplicable et d’un homme providentiel dans lequel elle se reconnut instinctivement et ce,

indépendamment de ses propos antisémites hallucinatoires. Les Allemands, du moins jusqu’en 1939,

paraissent s’interroger sur l’ampleur des violences antisémites (Ulrich Herbert). Hitler surgit tout

simplement comme le messie qu'attendaient les Allemands depuis 1918. Leur sentiment antisémite

latent n'apparaît pas moins secondaire dans les motivations des électeurs nazis.

Reste que si la formule de Milton Himmelfarb "No Hitler, no Holocaust", paraît fondée, elle est loin

d’être satisfaisante pour expliquer la radicalité des tueries. Si l'antisémitisme n’avait été que la phobie

d’un seul homme et/ou d’une petite élite, celle-ci n’eut sans doute pas eu les conséquences

dramatiques que l’on sait. Sans suivre pour autant Daniel Goldhagen et sa propre équation (« no

German, no Holocaust ») assurément trop simpliste, force est de constater que la persécution des Juifs

ne suscita guère d’opposition sérieuse. Tout intégrés qu’il étaient, les Juifs allemands découvriront

assez tôt qu'ils n'étaient pas pour autant assimilés à la Cité allemande (E. Gellner). Rapport ethnique à

152 Dans son discours du 30 janvier 1939, Hitler dit : “dans ma vie, lors de ma lutte pour le pouvoir, j’ai souvent été prophète et [il a]souvent été tourné en ridicule, en tout premier lieu par le peuple juif. Je crois que ce rire retentissant des juifs allemands leur est restéentre temps dans la gorge, ajoute-t-il dans une allusion à la “Nuit de cristal” du 9 novembre 1938, Voir Eberhard Jäckel, Hitleridéologue, Gallimard, 1995, pp. 81-83.

103

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la nation oblige, ils étaient qu'ils le veuillent tenus comme inassimilables par leurs concitoyens et ce,

au delà de leurs mérites et apports. On comprend mieux en quoi l’antisémitisme morbide de Hitler ne

semble guère avoir posé de réel problème de conscience. Hitler n’a rien inventé : il s’est appuyé sur

des auteurs du XIXème siècle pour développer ses thèses racistes et antisémites. Il les a synthétisé. Les

Allemands vont d’autant plus adhérer progressivement à la guerre contre les Juifs menée par le parti

nazi qu’ils en seront aussi les bénéficiaires. Le régime nazi acheta, en quelque sorte, le peuple

allemand par sa politique sociale (Götz Aly). Ainsi, l’antisémitisme exterminateur nazi constitue tout à

la fois un accident de l’histoire et le point d’aboutissement d’une longue durée. Il s'inscrit ainsi dans

une tradition européenne, issue d'un mélange de théories et de représentations négatives, forgées à

partir du quatrième siècle de l'ère chrétienne, puis reprises sous une forme plus « laïque ». Les nazis se

revendiquèrent de Luther (Des Juifs et de leurs mensonges, 1543) mais aussi de Jean Chrysostome

(Adversus Judaeos). Comme le rappela à juste titre l'historien français Jules Isaac, l'antisémitisme

chrétien des Pères de l'Eglise a eu une influence sur le nazisme : « De tels germes, de mépris et de

haine, lèvent toujours. [...] Et après les prédicateurs chrétiens, voyez venir les hideux libellistes, les

Streicher nazis ».

Par son côté rédempteur, l’antisémitisme nazi n’en marque pas moins une rupture définitive avec toute

la tradition judéophobe qui lui est antérieure - même s’il est clair qu’il puise aux sources de

l’antijudaïsme chrétien (catholique et luthérien) et de l’antisémitisme völkisch allemand. Pour la

première fois dans la longue histoire de la haine des Juifs, il n’y a plus aucune échappatoire : même la

conversion ne sauve pas de la mort. Il est apocalyptique et rédempteur. En cela, pour comprendre la

décision, la variable idéologique apparaît essentielle, nodale à défaut d'être suffisante. On ne

s’improvise pas tueur d’enfants l’espace d’un discours, fut-il inspiré (cf. discours de Trapp à Josefow

au 101ème bataillon de police). Dans L'armée d’Hitler, l’historien israélien Omer Bartov démontre le

poids de l’idéologie dans le maintien du moral de la troupe. Les soldats ordinaires apparaissent assez

tôt convaincus de mener une guerre idéologique contre le judéo-bolchevisme : « La Wehrmacht devint

finalement devenu l'armée d'Hitler ». Bartov démontre qu’au sein de la Wehrmacht, l’image des Juifs

collait le plus souvent à celle que l’antisémitisme hitlérien souhaitait véhiculer. Le caporal W. H du

bataillon 46 de l’Etat Major pouvait écrire à des proches le 21 mai 1941, un mois avant l’invasion de

l’URSS :

« Tandis que j’étais encore à table pour le dîner, on s’est mis à parler de la question juive

dans le Gouvernement Général et dans le monde. […] tous furent finalement d’accord pour

dire que les Juifs devaient disparaître de la surface de la terre. […] Il faudrait que les Juifs

disparaissent, soient tous éliminés; le monde aurait alors bientôt une autre allure.153»

153 Walter Manoschek, « "Il n’y a qu’une seule solution pour les Juifs : l’extermination". L’image du Juifs dans les lettres des soldats allemands (1939-1944). », Revue d’Histoire de la Shoah, no 187, juillet-décembre 2007,

104

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La Shoah, c’est le projet insensé de guérir l’humanité par l’éradication définitive du mal du monde ,

croyance partagée du sommet à la base du régime nazi. Dans cette optique, les Juifs ne constituent pas

une race à dominer mais une anti-race (gegenrasse) à exterminer (Saül Friedlander). La Shoah fut bien

l’aboutissement de « la plus longue haine » (R. Wistrich). Nulle autre raison, en effet, à

l’extermination systématique des Juifs que la haine absurde, irraisonnée, fantasmatique, mais bien

réelle du Juif. Celle-ci apparaît bel et bien comme un crime purement idéologique et totalement gratuit

pour ne répondre à aucune logique guerrière, territoriale, économique, utilitaire ou encore rétributive.

Comment oublier que la destruction des Juifs d'Europe signifia pour l'Allemagne la perte du magistère

intellectuel et scientifique qu’elle avait occupé jusqu'en 1933.

p. 25.

105

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Rwanda 1994 :un génocide « de la radio » à la machette

Joël KOTEKArticle initialement publié dans la revue l'Histoire (n°267)

Le 6 avril 1994, vers 20 heures 30, l'avion qui transporte les présidents rwandais et burundais estabattu par deux missiles sol-air alors qu'il entame sa manœuvre d’atterrissage au-dessus de l’aéroportde Kigali, capitale du Rwanda. La nouvelle de l’attentat se répand comme une traînée de poudre auxquatre coins du pays. La machine à tuer, comme si elle n’attendait que ce signal pour entrer en action,se déchaîne aussitôt. La Garde Présidentielle et les Interahamwe, milice hutu aux ordres du pouvoir,investissent et bouclent Kigali, installent des postes de contrôle à tous les carrefours stratégiques de lacapitale. Les premiers coups se portent aussi bien sur les Tutsi que sur les « Hutu modérés », lesquelsconstituent à leurs yeux une relève crédible et possible au pouvoir qui vient d’entrer en vacance. Parmieux, le premier ministre Agathe Uwilingyimana, dont la protection par des casques bleus belges dès le7 avril se révèle dramatiquement illusoire. Le génocide a démarré. Selon le recensement du 18décembre 2001, il fera près d’un million de victimes, en trois mois.

Deux outils, l’un moderne, l’autre très archaïque, symbolisent mieux que d’autres ce génocide d’ungenre très particulier: la radio et la machette. Le premier sera mis à profit pour donner et recevoir lesordres d’un coin à l’autre du pays, le second pour les exécuter 154. Si les armes utilisées pour tuersemblent bien primitives - du bâton armé de clous de charpente à la houe, en passant parl’emblématique machette-, si les méthodes d’extermination semblent également d’un autre âge – laplupart du temps la mort fut donnée sur place et non dans des lieux spécialisés-, si le réseau decomplicités est d’une effarante densité (on estime que 200.000 à 250.000 hommes, femmes et mêmeenfants ont abattu de leurs propres mains des Tutsi et des Hutu de l'opposition), le crime ne tient enrien de l’improvisation. Méthodes d’exterminations «primitives», certes, mais crime moderne,organisé, méthodique. On ne tue pas 10.000 personnes par jour sans une préparation ni uneprogrammation très minutieuses.

Les tueries éclatent au matin du 7 avril non seulement à Kigali mais encore à Gikongoro, à Kibungo,à Byumba, à Nyundo, du Nord au Sud du pays, de l'Est à l’Ouest, confirmant la thèse de laplanification. Partout les massacres s’opèrent selon les mêmes procédures. Dans un premier temps, desresponsables administratifs ordonnent à la population d’ériger des barrières pour intercepter les Tutsiqui tentent de fuir et d’organiser des patrouilles pour débusquer ceux qui seraient passé entre lesmailles du filet. Dans un deuxième temps, une même tactique est mise en oeuvre, qui consiste à laisserles Tutsi se rendre vers les églises, dispensaires ou écoles pour mieux les prendre au piège ensuite.Ces lieux d’accueil présumés sont en réalité des souricières. Lesquelles se muent très vite en abattoirs.Les militaires y répandent des gaz lacrymogènes, y jettent des grenades à fragmentation afind’intimider ceux qui y ont terrés. Ils investissent ensuite les lieux et les vident de leurs réfugiés, à lafois terrorisés et résignés. Des complices attendent aux sorties avec leurs machettes, leurs lances etleurs gourdins cloutés. Des dizaines de milliers de personnes sont ainsi massacrées, instantanément,souvent sous le regard des autorités locales, des casques bleus et des soldats français.

L’extermination des Tutsi du Rwanda constitue, nous l’avons dit, un génocide. Le génocide est définicomme un acte criminel prémédité commis dans le but de détruire méthodiquement un "groupe

154 Jean-Pierre Chrétien, Jean-Pierre. 1997. Rwanda : Les médias du génocide. Karthala, Paris, 1995.

106

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national, ethnique, racial ou religieux". Les trois grandes conditions, définies dans l’article 2 de laConvention sur le génocide de 1948, et nécessaires à son identification, répondent ici à l’appel.Rappelons-les brièvement.

1) Le groupe cible. Le génocide vise la destruction d’un groupe cible visible, identifiable. Ici, lesTutsi. Aucun Tutsi ne peut échapper au massacre général, hommes ou femmes, vieillards ou enfants.Dans le chef des responsables hutu, il est hors de question de répéter l’erreur faite au moment desgrandes tueries de 1959 et de laisser survivre et/ou fuir les plus jeunes. Comme dans la shoah, lesenfants seront les premières cibles.

2) L’intention et/ou décision. L’intention (d’exterminer « un peuple de trop sur terre ») est essentielleen droit pour pouvoir qualifier une extermination de génocide. Le génocide, en effet, ne saurait êtreidentifié à un massacre de grande, voire d’exceptionnelle ampleur. Ce qui importe ici ce n’est pas tantle nombre de victimes, ou la méthode utilisée pour accomplir le crime, que la volonté de ne laisser, àterme, aucun représentant du groupe cible en vie. Ici, la violence n’est pas le moyen d’un autre but. Lemoyen et le but, au contraire, se superposent et se confondent. Dans le cadre d’un génocide aucuneéchappatoire possible, aucune conversion envisageable :

« En 1959 et en 1972, ils tuaient les hommes, mais pas souvent les femmes ni les enfants. En1959, j'avais déjà fui. Ils brûlaient les maisons mais n'ont pas tué autant qu'il y a quatre ans[lors du génocide d'avril 1994]. Cette fois-ci, en 1994, c'était complètement différent. Ilstuaient même les enfants et les vieillards. Ils tuaient tous les Tutsi. J'ai eu de la chance :quand ils sont arrivés, on s'est d'abord réfugiés dans l'église. Ils sont venus nous y chercher,alors nous nous sommes éparpillés dans la nature et perdus de vue les uns et les autres. (…).Dix-huit personnes de ma famille sont mortes ici... Mon mari et tous mes enfants, sauf lagrande. Je ne sais pas où ils sont enterrés.155»

3) L’implication de l’Etat. Le génocide est un crime collectif planifié, commis par les détenteurs du pouvoir d'Etat, en leur nom ou avec leur consentement exprès ou tacite. De nombreux survivants du génocide de 1994, voire certains des artisans de ce génocide, ont décrit la manière dont les plus hautes autorités de l’Etat, parmi lesquelles les préfets et les bourgmestres, ont personnellement veillés à transformer leurs administrés en tueurs zélés, allant parfois les chercher chez eux quand ils se montraient trop réticents à leurs yeux. Ainsi, des employés de médecins sans frontières à Butare ont été contraints de tuer leurs collègues Tutsi. Certains qui refusaient de « mettre la main à la pâte » ont été eux-mêmes tués. Par ailleurs, des préfets qui avaient été fidèles à leur mission, c'est-à-dire empêché des massacres, ont été démis de leurs fonctions. Ce fut le cas du préfet de Gitarama et de celui de Butare qui ont empêché les Interahamwe d'entrer dans la ville et de piller les maisons.

1994 : un génocide planifié de longue date

Comme l’avance Colette Braeckman la spécialiste belge de l’Afrique des Grands Lacs,l’attentat contre l’avion présidentiel s’il fut l’élément déclencheur des tueries, ne fut en rien lacause du génocide. Celui-ci avait été programmé au plus haut niveau et de longue date.L'appareil qui a supervisé le génocide de 1994 était en place depuis 1992. Il impliquait unepetite élite moderne et très organisée. L'akazu (petite maison), qui en est le groupe-clé, était155 Témoignage de Languide, 87 ans in Jean-Louis Quéméner et Eric Bouvet, Femmes du Rwanda, Catleya Editions, Paris, 1999.

107

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constituée de membres de l'entourage immédiat d'Habyarimana : sa femme (Agathe), ses troisbeaux-frères ainsi que quelques hommes de confiance; de deux à trois cents cadrescommunaux et préfectoraux (préfets, sous-préfets, conseillers communaux, etc.), la gardeprésidentielle et des milices (Interahamwe) complétaient ce premier cercle.

Le génocide fut la conséquence du choix délibéré d’un régime aux abois d’inciter à la haine età la crainte pour se maintenir au pouvoir. Non sans pertinence, Alison Des Forges lie leprocessus de démocratisation entamé après 1990 aux préparatifs génocidaires : « Chez leprésident Habyarimana et ses proches, deux éléments ont été prépondérants : le FPR etl'opposition domestique interne. Leur souci essentiel était d'éviter l'union des deux. Unamalgame fut volontairement créé entre le FPR, les Hutu rebelles et les Tutsi qui reçurent,tous les trois, le label d'« ennemis »156. C’est dès le début du conflit avec le Front PatriotiqueRwandais (FPR), mouvement armé formé par des descendants des exilés Tutsi de 1959 queHabyarimana, usé par 20 années de pouvoir personnel, décida de régler une fois pour toutes leconflit opposant les Hutu et les Tutsi au Rwanda. L’idée était de détourner l'opinion publiquede ses aspirations démocratiques et des questions socio-économiques au profit des questionsethniques. Il ne s’agissait plus qu’à jouer sur la mémoire de la domination autrefois exercéepar la minorité tutsi, puis de l’héritage qui avait renversé ce régime en 1959 et avait contraintde nombreux tutsi à l’Exil157.

Un génocide ne s’improvise pas.

Définir l’ennemi : les médias de la haine

Pour que se déroule un génocide d'une ampleur, d’une efficacité et d’une cruauté telles quecelui qui a frappé les Tutsi du Rwanda, pays catholique à 92%, il a fallu que les masses hutu,appelées à agir en première ligne dans les massacres, soit préparées psychologiquement aurôle qu’on attendait d’eux. La réaction extrémiste incarnant la logique génocidaire prit à lafois une forme brutale fondée sur la propagande raciste et une forme plus subtile visant àdésintégrer l’opposition intérieure. C’est dans ce contexte que fut créé en mai 1990 lepériodique Kangura, financé par l’Akazu, chargé de diffuser la bonne parole raciste. C’estdans le même contexte que fut lancée en avril/juillet 1993 la radio " libre " des Mille Collines,RTLM, sous d’un extrémiste écarté de l’Office rwandais d’information pour caused’incitation au pogrom. Le Président Habyarimana en était toutefois l'actionnaire majoritaire.La célébrité de la RTLM vient du rôle déterminant qu'elle a joué dans les massacres. La«radio qui tue», tel fut d'ailleurs son surnom, fut la voix du génocide. Non sans raison, Jean-Pierre Chrétien a insisté sur le rôle de ces médias de la haine dans la préparation du génocide.La mise à plat des différents aspects de l'argumentaire développé par cette propagande permetde dégager quatre grandes lignes

1) La diabolisation globale des Tutsi identifiés comme biologiquement étrangers (ils sont derace hamitique) ou inférieurs (ce sont des cafards ou inyenzi), 2) La nécessité impérative pourles Hutu de constituer un bloc homogène, garantissant l’avenir du « peuple majoritaire »,fondement de la logique ethniste du Hutu power, 3) La priorité de l'identification ethnique (les

156 Audition d’Alison Des Forges au Sénat de Belgique, in « Rapport fait au nom de la commission d’enquête par MM. Mahoux et Verhofstadt », 6 décembre 1997, Document legislatif n°1-6111/7, session de 1997-1998.

157 Alison Des Forges, Aucun témoin ne doit survivre, le génocide au Rwanda, Human Rights Watch et FIDH, Karthala, Paris, 1999, page 8.

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Bantous contre les envahisseurs Ethiopiens), 4) La légitimation de la violence absolue parl'autodéfense (le Eux ou Nous qui justifie l’idée de génocide préventif).

Le point d'orgue de cette "chronique d'un génocide annoncé" est sans nul doute l'appel au génocide du vice-président du MRND pour la préfecture de Gisenyi, Léon Mugesera, le 22 novembre 1992. Dans son appel, cet idéologue de la solution finale exhorte son auditoire, afinque tous les Tutsi Inyenzi (cafard) soient massacrés sans autre forme de procès et renvoyés en Ethiopie "par voyage express via la rivière Nyabarongo".

"... Je disais dernièrement à un membre du PL (un Tutsi du nouveau parti libéral. ndlr), que la faute que nous avions faite en 1959 -c'est que j'étais enfant-, c'est que nous vous avons laissés sortir sains et saufs. Et puis je lui ai demandé s'il n'a pas entendu la récente histoire des Falashas qui sont rentrés chez eux en Israël partant d'Ethiopie. Il me répondit qu'il n'en savait rien. Et moi de repartir:"Tu dois être sourd et illettré, moi je t'apprends que votre pays, c'est l'Ethiopie, et que nous allons vous expédier sous peu chez vous via le Nyabarongo en voyage express". Voilà. Je vous répète donc que nous devons vite nous mettre à l'ouvrage."

Comme dans le cas des Nazis, le projet génocidaire était masqué par un vocabulairespécifique. Pour l’extermination, on évoque l’umuganda, terme désignant les travauxagricoles collectifs, comme le défrichage, le désherbage ; exterminer les enfants revient à«arracher les herbes jusqu'à la racine».

Désigner les victimes : les listes de la mort

Gérard Prunier a expliqué très clairement le phénomène de la constitution de listes depersonnes à tuer : « Le problème des listes était une question d'urgence parce que {lesgénocidaires} (…) craignaient d'être interrompus dans leur tâche. Il y avait des ordres depriorité et les listes étaient très courtes. J'estime le génocide à 800 000 morts, avec unemarge d'erreur très importante de l'ordre de 10 à 15 %. Il n'y avait pas 800 000 personnessur des listes. Tout le monde n'avait pas le même ordre de priorité dans la mort. Certainespersonnes devaient mourir tout de suite et à tout prix. Les personnes qui ont été tuées les 7, 8,9, 10 et 11 avril devaient mourir parce qu'elles étaient importantes. Il y avait là un certainnombre de Tutsi mais aussi beaucoup de Hutu de l'opposition. (…) M. Landucas Ndasingwaétait le secrétaire général du président du parti libéral et avait une femme canadienneblanche qui a aussi été tuée, ainsi que leurs enfants. Ils étaient sur la liste d'urgence parceque si on arrêtait les auteurs des tueries le troisième jour, il fallait au moins que ceux-làsoient morts.158 »

Former des tueurs : les milices InterahamweTout génocide nécessite un corps de tueurs spécialisés. C’est ainsi qu’au début 1992, le MRND, leparti d'Habyarimana créé les milices Interahamwe (« ceux qui combattent ensemble") et le CDR, sonproche allié, les Impuzamugambdu ("ceux qui ont un but commun"). On recrute parmi les jeunes sanstravail et avenir, supporters de football et autres hooligans des collines. Ceux-ci seront dans unpremier temps, armés sur les réserves de l'armée nationale, et entraînés aux combats par des réservistesdes FAR, Forces Armées Rwandaises et jusqu'à leur départ fin 1993, par des officiers français du

158 Audition de Gérard Prunier, Sénat de Belgique, op. cit.

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DAMI, détachement d'assistance militaire, présent au Rwanda depuis l'Opération Noroît d'octobre1990. La motivation de commettre des massacres programmés et systématiques ne fait aucun doute :exterminer l'ethnie Tutsi. Quand, en quelque lieu, les assassins pressentis ne se montrent pas assezzélés, des interahamwe et des soldats sont acheminés sur place par les réseaux du Hutu-power.Comment ne pas songer aux tueurs de l’Organisation spéciale ottomane (1915) et aux einsatzgruppennazis (1941-1942).

Les armer : achats massifs de machettes

Lors du génocide, on a beaucoup parlé d'assassinats perpétrés avec des machettes. Non sansraison, mais les armes à feu ont également joué un rôle important. Elles ont été très utiles pourfaire peur et essentielles pour briser les résistances. En 1992 et 1993, des armes ont étédistribuées à des civils. En octobre 1992, le gouvernement rwandais a acheté 20 000 fusils.Or, l'armée rwandaise était alors composée de 30 000 hommes. En fait, on a donné lesnouvelles armes aux soldats et les plus anciennes ont été distribuées aux agents communauxet à des civils. À la même date, 20 000 grenades à main ont été achetées par le Rwanda. En mars 1994, un homme d’affaires proche des milices Interahamwe importe 50.000machettes de chez Chillington, une vieille entreprise anglaise implantée au Kenya.Concernant cet achat, M. Prunier précise : « Il n'avait absolument aucun usage de cesmachettes. Il pouvait simplement les distribuer à ses miliciens. (…) Vous me demandez s'il nes'agissait pas d'un simple achat de matériel agricole. La réponse est non. Tout d'abord,l'acheteur n'était pas un agriculteur et, ensuite, la quantité était trop importante. Unmarchand aurait pu effectuer un achat raisonnable de 500 ou 1 000 machettes, mais il auraittout de même mis un certain temps à les revendre. Le nombre de 50 000 est complètementfou. Même en dix ans, ces machettes n'auraient pu être vendues 159».

Des chercheurs établiront plus tard qu'une partie de l'aide directe à la balance des paiements,ont été utilisés pour des achats d'armes et de machettes, notamment en Chine160.

Conclusion : un génocide presque parfait mais totalement évitable

Les chiffres des massacres donnent la mesure du degré d’accomplissement de la décision génocidaire.Toutes les études démontrent l’existence d’une véritable "solution finale" décentralisée, région parrégion, sous la hiérarchie des préfets, sous-préfets et bourgmestres. Toute résistance est inutile.

"Un jour, les interahamwe ont déniché maman sous les papyrus". Elle s'est levée,poursuit Jeannette, elle leur a proposé de l'argent pour être tuée d'un seul coup demachette. Ils l'ont déshabillée pour prendre l'argent noué à son pagne. Ils lui ontcoupé d'abord les deux bras et ensuite les deux jambes. Maman murmurait: «SainteCécile, Sainte Cécile » mais elle ne suppliait pas. Elle est restée « gisante » trois joursavant de mourir, sous le regard de ses enfants. Deux ans plus tard, la soeur de

159 Audition, Sénat de Belgique, op. cit et Gérard Prunier, Rwanda 1959-1996. Histoire d’un génocide, Dagorno, 1997. 160 Colette Braeckman, Terreur africaine, 1996, Fayard.

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Jeannette a reconnu un des assassins de sa mère: "c'était le fils aîné de notre pasteur.Un garçon long et bien instruit, pourtant"161.

Rares sont les rescapés, telle Yolande Mukagasana qui, dans un récit hallucinant, digne dessurvivants de la Shoah, retrace son itinéraire de survie. Tandis que toute sa famille a étéexterminée, son existence devient celle de gibier traqué, tantôt dans la brousse, tantôt dans desplacards, usant et abusant de l'hospitalité arrachée à des gens simples, voire à des militaires, grâce auxconnaissances qu'avait conservé à Kigali cette infirmière responsable d'un petit dispensaire à

Nyamirambo162. Dans cette "guerre", la règle est la mort, même si des dizaines de milliers defemmes ont été violées avant d’être assassinées.

Le silence des nations

S’il y a pire que le génocide en tant que tel, c’est de savoir qu’il n’aurait pas dû avoir lieu. Pour citerun expert, «on ne peut imaginer de génocide plus facile à éviter.163» Les chefs du complot semblaientpeut-être impressionnants localement, mais ils étaient peu nombreux164. Comment ne pas partager laconviction de Roméo Dallaire, commandant des forces onusiennes qui a toujours insisté sur le faitqu’avec un effectif de 5 000 hommes et un mandat approprié, la MINUAR165 aurait pu empêcher laplupart des tueries. En 1998, plusieurs institutions américaines décidèrent de vérifier la validité decette affirmation. La Carnegie Commission on Preventing Deadly Conflict, l’Institute for the Study ofDiplomacy de l’université Georgetown à Washington D.C. et l’armée américaine entreprirent un projetcommun en vue d’examiner l’effet qu’aurait pu avoir une force militaire internationale. La conclusionétait catégorique : «Une force moderne de 5 000 hommes [...] envoyés au Rwanda à un momentquelconque entre le 7 et le 21 avril 1994 aurait modifié de façon importante l’issue du conflit [...] destroupes convenablement entraînées, équipées et commandées, et envoyées sur le terrain au bonmoment, auraient pu endiguer la violence dans la capitale et les alentours, empêcher qu’elle ne gagneles campagnes et créer les conditions menant à la cessation de la guerre civile…166»

Le génocide aurait pu être évités si la communauté internationale avait eu la volonté d’en accepter lescoûts. Or, cette volonté, plutôt molle avant le 6 avril, disparut complètement au début du génocide.Loin d’encourager l’envoi de troupes en nombre suffisant, les meurtres des casques Bleus belges et leretrait par la Belgique de son contingent eurent l’effet contraire. C’est en fin de compte la victoire duFPR, l’armée de libération du Rwanda

composée en majorité de Tutsi, qui mit fin au génocide et sauva les rares survivants.

Il va sans dire que les Rwandais qui organisèrent le génocide et le mirent à exécution doiventaujourd'hui en assumer l'entière responsabilité ; d’où la création du Tribunal Pénal Internationald’Arusha. Une part de responsabilité ne doit pas moins être assumée par l’ONU et les trois principauxgouvernements impliqués :

161 Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, Récits des marais rwandais, Seuil, Paris.162 Yolande Mukagasana, La mort ne veut pas de moi, Document Fixot, Paris, 1997.163 . Cf. Howard Adelman, “Genocidists and Saviour in Rwanda”, Other Voices, v.2, n.1, February 2000 (journal électronique publié par

l’université de Pennsylvanie).164 Lire absolument le rapport de l’OUA, Rwanda,lel génocide évitable, 1998. Il est en ligne sur la toile.165 Mission d’Assistance des Nations Unies au Rwanda, force de maintien de la paix établie sous les termes des Accords d’Arusha.166 Scott R. Feil, Preventing Genocide: How the Early Use of Force Might Have Succeeded in Rwanda, Carnegie Commission on Preventing

Deadly Conflict, Washington, DC, 1998, page 39.

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« le personnel des Nations unies pour avoir manqué de fournir des informations adéquatesaux membres du Conseil de sécurité et de s' être abstenu de les conseiller, la Belgique pouravoir retiré précipitamment ses troupes et avoir vivement préconisé le retrait total de la forcedes Nations unies, les États-Unis pour avoir préféré faire des économies plutôt que de sauverdes vies humaines et pour avoir ralenti l'envoi d'une force de secours,et enfin la France pouravoir continué à soutenir un gouvernement engagé dans le génocide167. »

L’histoire du génocide des Tutsi démontre en quoi ce crime appartient à la modernité et n’est en riennaturel ou culturel. Lors de son audition devant le sénat français Jean-Pierre Chrétien a cité AlfredGrosser écrivant dès 1989 : " trouverions-nous judicieux qu’un Africain estime une hécatombe enEurope comme le produit normal d’une civilisation qui a produit Auschwitz ?168" La tragédie qui s’estdéroulée n’est donc pas sortie des profondeurs d’un atavisme, pas plus qu’elle n’a surgi dans un cielserein.

Hutu et Tutsi : le racisme à l’œuvre

D’où vient la haine entre Tutsi et Hutu ? Des conceptions racistes inventées par les colons.

Rien ne permet d’affirmer que les Tutsi seraient d'une origine raciale différente des Hutu. Les premiers sont d'origine nilotique, égyptienne ou éthiopienne ; les seconds bantous.

A l’ère précoloniale, le Rwanda est une société fondée sur “ l'unité ” : Tutsi, Hutu et Twa, troisième composante rwandaise, partagent la même culture, les mêmes coutumes religieuses et des langues qui se réclament d’une origine commune. Si une aristocratie tutsi, réunie autour du mwami (roi), dominait effectivement une majorité hutu, la distinction entre Tutsi et Hutu n’avait rien de biologique. Elle n’était qu’une construction sociale relativement souple : la majorité des Tutsi partageait le sort commun des Hutu ; il existait une aristocratie hutu ; un Hutu pouvait devenir Tutsi et vice-versa. Bref, si les colonisateurs allemands puis belges n’inventèrent pas les catégories tutsi, hutu et twa, le moins qu’on puisse dire est qu’ils les figèrent selon un schéma d’interprétation raciste.

Jean-Pierre Chrétien a insisté sur le caractère omniprésent, dans la gestion coloniale, de l’obsession raciale : celle-ci plaît aux Blancs et fascine la première génération noire lettrée, gonflant d’orgueil les Tutsi, traités d’Européens à peau noire et frustrant les Hutu, traités de Nègres bantous. Comment un peuple primitif pouvait-il avoir organisé un royaume ? Il fallait qu’il fût d’origine blanche. Les colonisateurs ont donc introduit la racialisation au cœur de la société rwandaise, en lieu et place de catégories sociales. Leur comportement peut être comparé à celui d’un Martien arrivé au xixe siècle

167 Alison Des Forges, op. cit., page 168 Mission d’information sur le Rwanda, rapport du rapport réalisé par MM. Paul Quilès, Pierre Brana et Bernard Cazeneuve, n ° 1271, 15

décembre 1998, Assemblée nationale, Paris, 1999 , page 38.

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faubourg Saint-Germain puis dans les courées de Roubaix, et qui aurait distingué une race de Nordistes abrutis et une race de Parisiens sublimes.

Notons que les Tutsi, supposés reconnaissables à leur physique, sont identifiés grâce à leur carte d’identité, instaurée par les Belges en 1933. Cet autre instrument de la modernité sera leur étoile jaune.

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Les leçons du Rwanda169

Un casque bleu peut-il se muer en témoin moral ?

Le 6 avril 1994, vers 20 heures 30, l'avion qui transporte les présidents rwandais (JuvénalHabyarimana) et burundais (Cyprien Ntaryamira), est abattu par deux missiles sol-air. Plus quevraisemblablement, ceux-ci sont tirés par des extrémistes Hutu, alors que l'engin entamait samanœuvre d’atterrissage au-dessus de l’aéroport de Kigali. La nouvelle de l'attentat se répand auxquatre coins du pays telle une traînée de poudre. Comme si elle n’attendait que ce signal pour entrer enaction, une machine à tuer se déchaîne aussitôt. La garde présidentielle et les Interahamwe, milice auxordres du pouvoir, investissent Kigali et bouclent la ville par l'installation des postes de contrôle à tousses carrefours stratégiques. Les premiers coups se portent aussi bien sur les Tutsi , que sur des Hutumembre de l’opposition politique. Le génocide, planifié de longue date par les extrémistes hutu del’akazu, une camarilla liée au clan Habyarimana, a débuté. Dès le matin du 7 avril, les tueries sedéchaînent dans l’ensemble du pays: à Kigali mais aussi à Gikongoro, Kibungo, Byumba, Nyundo, dunord au sud du pays, de l'est à l’ouest. La soudaineté des événements atteste de la préméditation del'opération. Les massacres obéissent partout au même mode opératoire. Dans un premier temps, desresponsables administratifs ordonnent à la population d’ériger des barrières afin d’intercepter les Tutsiqui tenteraient de fuir. Des patrouilles sont également organisées pour débusquer ceux qui seraientpassés entre les mailles du filet. Dans un deuxième temps, Tutsi et Hutu modérés sont laissés libres dese rendre vers des lieux réputés sûrs: églises, dispensaires, écoles, ... Ces prétendus havres serévéleront, en réalité, être autant de souricières. Elles se mueront, bientôt, en véritables abattoirs. Il enira de même pour les postes militaires des Nations Unies, que des milliers de civils tutsi - ainsi que desdizaines d’hommes politiques hutus - avaient pourtant choisi de rejoindre pour y chercher protection.Las, les diverses positions tenues par la Mission d’Assistance au Rwanda (MINUAR) serontabandonnés à leur sort au bout de quelques jours, malgré la parole de l'ONU. Ce sera notamment le casdes quelque 2.000 Tutsi qui s’étaient réfugiés dans l’École Technique Officielle (ETO) de Kigali.Moins d’une dizaine d'entre eux survivront, par miracle, au massacre qui suivra immédiatement ledépart subreptice et soudain de la petite centaine de soldats belges censés les protéger. La protectiondes civils tutsi et des hutu démocrates est, avec Srebrenica, un étonnant exemple de la faillite del’échec moral des soldats des Nations Unies. La MINUAR avait reçu, dès février 1994, desinformations spécifiques sur l’existence d’escadrons de la mort destinés à assassiner un certain nombrede fonctionnaires et de politiciens hutu acquis au dialogue avec les Tutsi. Des soldats professionnelschoisirent bel et bien choisi de laisser à la merci de tueurs sanguinaires des innocents sans défense.C’est ainsi que des groupes de cinq soldats de la MINUAR avait été chargé d’en assumer la protection.Dès le déclenchement du génocide, lorsque comme annoncé, ces soldats virent les assaillants arrivéspar groupes de 20 à 30 personnes, beaucoup d’entre eux s’enfuirent presqu’immédiatement. La plupartde ces hommes politiques furent ainsi sauvagement assassinés. Dans d’autres cas, les casques bleustentèrent de négocier, comme dans le cas des trois soldats belges qui protégeaient la maison du leaderPSD Félicien Ngango. Dans la matinée du 7 avril, avertis de l’attaque, les officiers de la MINUARdemandèrent l’assistance de soldats bangladeshis qui se trouvaient stationnés à proximité. Quoiquepuissamment armés, ceux-ci choisirent de ne pas soutenir leurs camarades de combat ! Accompagnéde trois autres soldats, un sergent belge tenta de persuader les assaillants de laisser partir la famille. Ce

169 Joël KOTEK In Revue d'histoire de la Shoah (RHS) no 90. Rwanda, quinze ans après - Penser et écrire l'histoire du génocide des Tutsi, janvier-juin 2009

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fut peine perdue. Ceux-ci acceptèrent toutefois de laisser partir les Belges. Le départ des soldats belgeslaissa la famille de l’homme politique sans protection. Ils furent sauvagement assassinés. Commel’explique l’auteur britannique Linda Melvern, les Tutsi furent bel et bien trahis par la communautéinternationale170.

Il est évident que les Nations Unies, la Belgique, les Etats-Unis et, plus encore la France pour sacomplicité active, doivent assumer leur part de responsabilité dans le génocide. Dans cet ordre d’idée,il faut se féliciter des mots d’excuses du Président des Etats-Unis comme du Premier ministre belgeGuy Verhofstadt à l’occasion du sixième anniversaire du massacre. Il n’en reste pas moins que laCommunauté internationale n’est pas la seule à avoir failli. Et que l'échec n'est pas seulementpolitique, mais d’ordre militaire. Il faut aborder, ici, l’attitude des casques bleus qui, s’abritant derrièreleur hiérarchie, choisirent de ne rien faire, passant par là du rôle de combattants actifs à celui despectateurs passifs, sinon, de témoins moraux si l’on en juge par l’attitude du premier d’entre eux :Roméo Dallaire. Comment expliquer l’attitude des Nations Unies qui imposa un absurde et criminelretrait de ses soldats tandis que se perpétrait un génocide ? Comment comprendre celle du Lieutenant-colonel Roméo Dallaire qui se plia à cet ordre infâme et celles de ses soldats qui, témoins desmassacres, acceptèrent d’abandonner des milliers de civils à une mort certaine ? Quelles sont lesleçons à en tirer, c’est l’objet de cet article.

Un génocide planifié, connu et évitable

Pire encore que le génocide en tant que tel, il y a la conviction qu’il aurait pu ne pas avoir lieu 171. Tousles experts s’accordent sur ce point: le génocide des Tutsi du Rwanda était totalement prévisible. SelonHoward Adelman, on ne saurait même "imaginer de génocide plus facile à éviter172 ”. En effet,l'aboulie, si ce n'est le refus catégorique, de ce que - faute de mieux - l'on qualifie de Communautéinternationale a permis l’assassinat de plus d’un million de personnes, coupables du seul crime d’êtrenées Tutsi. N'était-ce sa répugnance à assumer les coûts d’une force d’intervention au Rwanda, l'ONUeût pu faire avorter l'entreprise génocidaire du pouvoir Hutu.

3. On savait tout des préparatifs génocidaires

Aucun des principaux acteurs concernés — on songe aux Belges, aux Français et bien évidemmentaux Nations Unies — n’ignoraient les menaces qui pesaient sur les Tutsi, voire les préparatifs mêmedu génocide. Les caches d’armes, par exemple, étaient connues. En tant que commandant de la Forcedes Nations Unies, le Lieutenant-général Roméo Dallaire n’avait pas manqué d’avertir, dès janvier1994, son quartier général à New York des préparatifs du génocide. Alison Desforges, d’HumanRights Watch, rapporte que des officiers hutu de haut rang avaient vainement tenté de prévenir lesOccidentaux des préparatifs du génocide : "lls ont appelé la France, la Belgique, les EU, mais sansrésultats. Pas de réponses "173.

L’ONU choisit de se voiler la face. Ceci apparaît particulièrement évident dans la réponse faite parNew York au télégramme de Roméo Dallaire, daté du 11 janvier 1994174. La veille, le commandant de

170 Linda Melvern, a People Betrayed, The Role of the West in Rwanda's Genocide, 2000, Zed Books.171 See AUO report, chapter 10. Sénat de Belgique, Commission d’enquête parlementaire concernant les événements du Rwanda,

Rapport, 6 Décembre 1997, pp. 334-5.172 Cf. Howard Adelman, “ Genocidists and Saviour in Rwanda ”, Other Voices, février 2000 (journal électronique publié par l’université de

Pennsylvanie).173 http://www.hrw.org/reports/1999/rwanda.174 Les Nations Unies et le Rwanda, 1993 1996, New York : Dept. of Public Information, United Nations, ©1996.

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la MINUAR pour le secteur de Kigali, le colonel belge Luc Marchal, avait rencontré en secret uninformateur nommé Jean-Pierre. Haut responsable des milices Interahamwe, Jean-Pierre Twatsinzeavertit l’officier belge que sa mission n’était plus de combattre les rebelles du FPR, mission entretoutes légitimes, mais "maintenant de préparer les massacres contre les civils et contre le peupleTutsi, à préparer des listes de noms de Tutsi avec leurs adresses en vue de les éliminer. D’après lui, laville de Kigali était divisée en plusieurs quartiers, et chaque quartier était occupé par une dizaine ouplus d’hommes armés, certains de machettes, qui avaient pour mission de tuer les Tutsi [...] Jean-Pierre me donna une très bonne description de l’organisation des milices Interahamwe, de leurscellules, de leur armement, de leur entraînement et il me dit que tout le monde était suspect [...][L’objectif] était de tuer un maximum de Tutsi [...] C’était à mon avis une vraie machine de guerrecar l’objectif était très clair — il s’agissait de tuer les Tutsi jusqu’au dernier.175"

Jean-Pierre l’avait également informé que les Interahamwe avaient entraîné 1 700 hommes répartis en groupes de 40 dans toute la ville de Kigali et qu’il avait lui-même reçu l’ordre de recenser tous les Tutsi de Kigali et soupçonnait que c’était pour les exterminer. A croire cet informateur, les miliciens Interahamwe étaient capables de tuer jusqu’à 1 000 Tutsi en 20 minutes. Il avait enfin signalé à RoméoDallaire l’existence d’une cache d’armes contenant au moins 135 armes — ce qui n’était pas énorme, mais rentrait en contravention avec l’accord d’Arusha, qui stipulait que Kigali devait être une zone libre d’armes. Jean-Pierre était prêt à montrer à la MINUAR l’emplacement des armes si sa famille pouvait être mise sous protection. Roméo Dallaire fit immédiatement part à New York des principaux points mentionnés par l’informateur, qui avait en outre explicitement indiqué qu’il était prévu de s’en prendre aux casques bleus belges pour précipiter le retrait de tout le contingent belge du Rwanda! Mais New York choisit d’ignorer le télégramme du Lieutenant-général, dont logiquement on ne trouveaucune trace dans le dossier officiel des Nations Unies, publié en 1996 par son Département de l’information. De la même façon, l’ONU choisit d’ignorer les appels pressants du gouvernement belge, particulièrement au fait des préparatifs génocidaires. Au cours des mois qui suivirent, réagissantà un flot d’avertissements annonçant l’imminence d’un massacre, craignant de voir ses soldats se mueren témoins passifs d’un génocide, pour reprendre les propos de Willy Claes, alors ministre des affairesétrangères, la Belgique avait pressé les Nations Unies d’accorder une plus grande liberté d’action et unmandat plus large à la MINUAR176. Las, l’ONU refusa d’adopter quelque mesure que ce soit pouvant entraîner une hausse des coûts ou des risques. Malgré les appels pressants de Roméo Dallaire et du gouvernement belge, l’ONU choisit ainsi de ne pas choisir, ce qui fut perçu par les extrémistes Hutu comme une faiblesse, voire un blanc seing à poursuivre ses préparatifs génocidaires.

De l'ignorance à l'inaction

Dès le début du massacre, tous les acteurs du drame rwandais – les victimes, les bourreaux mais plusencore les attentistes - observaient la MINUAR. La force de maintien de la paix allait-elle s’interférerou, au contraire, laisser faire les massacres de civils? Plus que tout autre, l'officier en charge de laforce de maintien de la paix Roméo Dallaire en était conscient. Raison pour laquelle, il demanda dèsles premiers jours des massacres à son QG new yorkais l’autorisation de pouvoir user de la force pourempêcher les massacres et protéger les politiques sous protection onusienne. C’est ainsi que le 7 avril ,sachant qu’elle était recherchée par les extrémistes Hutu, la Première ministre (hutu modéré) AgatheUwilingiyimana s’était enfuit de sa résidence de Kigali pour trouver refuge dans un camp de l’ONU175 http://cec.rwanda2.free.fr/doc/Rapport_OUA/Rwanda-f/FR-13-CH.htm

176 On se souviendra que les troupes belges, au grand mérite de leur gouvernement, avait constitué le plusimportant contingent occidental au moment de création de la MINUAR, en octobre 1993).

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situé près de chez elle. Roméo Dallaire avait immédiatement téléphoné à Iqbal Riza, l'assistantsecrétaire général pour les opérations de maintien de la paix, l’informant qu’il serait peut-êtrenécessaire d’utiliser la force pour sauver la Première ministre. "Riza se contenta de confirmer lesrègles d’engagement : les soldats de la MINUAR ne devaient utiliser leurs armes que s’ils étaientattaqués.177" En clair, les assassins avaient carte blanche aussitôt longtemps qu’ils ne s’en prenaientpas directement aux Casques Bleus. Environ 40 minutes après l’appel de Roméo Dallaire à Iqbal Riza,des soldats rwandais entraient dans le campement de l’ONU, trouvaient la Première ministre qu’ilsabattirent sur place. Les dix casques bleus censés la protéger subiront le même sort une fois désarmés.Roméo Dallaire a toujours insisté sur le fait qu’avec 5.000 hommes et un bon mandat, la MINUAR laMission d’assistance des Nations Unies au Rwanda (MINUAR), unité de maintien de la paix établie le5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité, aurait empêché la plupart des tueries :"Donnez-moi les moyens nécessaires et je peux faire plus. "178. A ses yeux, il est certain qu’avec ses2.500 casques bleus, la MINUAR aurait pu empêcher la plupart des tueries et ce, quand bien celle-cine comptait que 440 Belges et 200 Ghanéens réellement prêts au combat179. Or, en réponse à sonsouhait de voir la MINUAR jouer un rôle plus important, Kofi Annan, alors sous-secrétaire-Général encharge du maintien de la Paix, eut tôt de l’informer qu’il n’en avait ni le mandat, ni les moyens. Acroire ce futur secrétaire général des Nations Unies, la décision d’intervention requérait unrenforcement des troupes comme une modification du mandat. Pire encore, dans cette funeste nuit du7 avril, les diplomates onusiens, après avoir informé Roméo Dallaire qu’il ne saurait être question depasser du chapitre VI au chapitre VII, suggérèrent, ni plus ni moins, un retrait pur et simple de laMINUAR180. La volonté, plutôt molle, avant le 6 avril, de protéger les civils, explosa dès le 7, suite aumassacre du Premier Ministre désigné, Agathe Uwilingiyimana, et des casques bleus qui tentaient dela protéger. Le massacre à froid des dix militaires belges eut exactement l’effet qu’avaient prévu aveccynisme les planificateurs du génocide. Comme ils l’avaient anticipé, ce massacre provoqua lerapatriement dans la panique des casques onusiens. Non content de rappeler son contingent, laBelgique prit la tête d’un mouvement qui parvint presque à mettre un terme toute l’action de l’ONU auRwanda.

"Le gouvernement belge, décidant que sa honteuse retraite aurait l’air moins grave sid’autres l’imitaient, a exercé des pressions acharnées pour démanteler complètement laMINUAR. Les États-Unis, quoique d’accord avec l’idée, estimaient qu’il était trop scandaleuxde la poursuivre. Toutefois, tandis que le génocide entraînait chaque jour la mort de dizainesde milliers de personnes, le Conseil de sécurité, chaque jour et ignorant les pressants appels àsa fin de l'OUA et des gouvernements africains, a plutôt opté pour réduire de moitié les forcesdes Nations Unies alors même qu’elles auraient dû être massivement renforcées (…) En boutde ligne, pas un seul soldat de plus ni une seule pièce supplémentaire d’équipement militairen’est parvenu au Rwanda avant la fin du génocide"181.(rapport OUA)

177 survie.org/IMG/doc/84.doc178 http://www.hrw.org/reports/1999/rwanda.179 Les 900 Bengalais étaient des plus mal équipés et sans aucun désir de combattre. Quand les troubles éclatèrent, on ne put plus

compter sur leur obéissance aux ordres. Le midi du 7 avril, ils refusèrent même d'ouvrir les portes du stade où ils étaient cantonnéspour y accueillir un groupe de militaires belges piégés devant les grilles par des milices et des soldats rwandais. La tension entre Belgeset Rwandais monta deux heures durant, avant que les premiers n'ouvrent le feu, battent en retraite vers le stade et en esacladent lesgrilles.

180 Il insista sur le temps nécessaire et la difficulté à passer d'une opération de type Chapitre VI à une opération couverte par le ChapitreVII, en particulier parce que la MINUAR n'était soutenue en réalité que par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Fédération de Russie.

181 Rwanda: Le Génocide qu’on aurait pu stopper. Source: Organisation for African Unity (OUA). 7 July 2000,

www.reliefweb.int/rw/rwb.nsf/db900SID/OCHA-64CU58?OpenDocument

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Cette décision eut des conséquences immédiates et tragiques puisqu’elle réduisit, paradoxe suprême,les forces de maintien de la paix, au beau milieu d’un génocide. Sur le terrain, elle conforta de manièreabsolue le choix génocidaire des responsables de l’Akazu, plus qu’attentifs aux réactions de lacommunauté internationale. Comment aurait-il pu en être autrement à partir du moment où les casquesbleus n’eurent plus d’autre mandat qu’à la protection et/ou évacuation des seuls ressortissantsétrangers, à l’exclusion des Rwandais, fussent-ils civils et/ou placés expressément sous leur protection.Ainsi, tandis que la France envoya 500 soldats pour évacuer ses ressortissants français et lesdignitaires hutu, organisateurs du génocide au sein de l’Akazu), les 8 et 9 avril, les troupes des NationsUnies du Lieutenant-général Dallaire reçurent l’ordre — du Secrétariat à New York et sous de fortespressions des pays occidentaux — de collaborer avec les Français pour évacuer les ressortissantsétrangers au lieu de protéger les Rwandais menacés. Cet ordre démontre que la vie des Africains nevalait rien aux yeux de la communauté internationale, contrairement à celle des citoyens occidentaux.Le 17 avril, Roméo Dallaire informait le général Baril que ses troupes, de plus en plus démoralisées,non contents de ne plus protéger les civils sous leur protection, les remettaient entre les mains desgénocidaires sans combattre. De nombreuses personnalités rwandaises — dont Joseph Kavaruganda,ancien juge en chef, Boniface Ngulinzira, ancien ministre des Affaires étrangères et LandoaldNdasingwa, ministre du Travail et des Affaires sociales — furent abandonnées par les soldats de laMINUAR et brutalement assassinées, le dernier avec sa mère, sa femme et deux de ses enfants.

4. La tragédie de l’ETO

Plus que tout autre, le drame de l’Ecole Technique officielle (ETA), au cœur du rapport de l’OUA,illustre toute l’absurdité et le scandale de cette démission onusienne à large échelle. Quelque 2.000civils en majorité Tutsi, dont au moins 400 enfants, s’étaient mis, dès le 7 avril 1994, sous laprotection des 90 soldats belges cantonnés à l'ETO. A l'époque, par sa seule présence en divers endroitdu Rwanda, la MINUAR faisait encore honneur à sa mission. Un simple drapeau onusien et quelquescasques Bleus suffisaient à stopper les tueurs. L'ONU en était consciente, elle qui, dès le 8 avril,recevait l'information de Roméo Dallaire selon laquelle "les camps de la MINUAR abritaient descivils terrifiés par une campagne brutale de terreur et de purification ethnique."182 La plupart de cescivils avaient gagné l'ETO spontanément ; d’autres y avaient été emmenés par les forces onusienneselles-mêmes, tel M. Boniface Ngulinzira, ministre des affaires étrangères, issu de l’opposition (MDR),du gouvernement Nsengiyaremye, au moment des négociations avec le FPR en 1992, protégé par dessoldats de la MINUAR183. Ayant appris que la Garde Présidentielle cherchait les dirigeants del'opposition, celle-ci l'avait emmené, lui et sa famille à l'ETO, recouverts par une bâche dans uncamion. Tous ces Rwandais pensaient être protégés par le drapeau onusien. Non sans raison: aussilongtemps que les belges y stationnèrent, les milices comme les soldats rwandais qui encerclaientl’ETO ne se risquèrent pas à l’attaquer. Mais la situation n’en était pas moins explosive. A l’extérieurdu bâtiment, des soldats et des miliciens hutus patrouillaient les alentours dans l’attente d'un retraitapparemment certain des forces onusiennes belges.

“Ne nous abandonnez pas!”

Dès le 9 avril, le commandement belge, en la personne du Lieutenant Luc Lemaire, informa ses officiers que la MINUAR allait sans doute devoir quitter l’ETO et évacuer, avec l’aide des troupes

182 www.africa-union.org/Official_documents/Reports/OUA183 Rapport p. 98, 102

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françaises, les seuls étrangers. Mesurant à juste titre, les conséquences fatales de l’évacuation, le commandant belge plaida à ses supérieurs la cause des réfugiés placés sous sa protection, soulignant qu’ils allaient tous être exterminés dès les heures suivant le départ de ses forces. Rien n’y fit. Kofi Annan, qui avait clairement annoncé que les Nations Unies n’avaient ni le temps ni l’argent pour envoyer deux ou trois bataillons supplémentaires au Rwanda, conseilla aux différents gouvernements impliqués dans la crise rwandaise d’envoyer des troupes dans le cadre d’une opération purement "humanitaire". Avec pour unique objectif d’évacuer les ressortissants étrangers. Le futur secrétaire général annonçait non seulement que la MINUAR allait collaborer à cette opération d’évacuation des étrangers mais qu’elle s’apprêtait aussi à quitter le Rwanda avec les troupes d’évacuation. Les conséquences de cette réduction furent atroces : les soldats onusiens responsables du maintien de la paix n’eurent d’autre choix que d’abandonner aux tueurs hutu les Tutsi qui s’étaient réfugiés auprès d’eux. L’ordre d’évacuation fut donné : ce fut la seule occasion pendant toute la durée de la mission de la MINUAR où Dallaire fut autorisé de quelque manière à utiliser sa discrétion "d’agir hors des limites de son mandat"et l’objet de cette exception ne peut être plus clair : "[...] si cela s’avère essentiel pour permettre l’évacuation des ressortissants étrangers.184" Cette latitude ne lui fut jamais accordée pour la protection de citoyens rwandais. Le Secrétariat ne savait que trop que les États-Unis, surtout, ne donneraient jamais leur accord à une intervention armée des forces de l’ONU à cette fin. Mais il savait également que tous les gouvernements occidentaux accepteraient - même exigeraient - l’autorisation pour les Casques Bleus de franchir ces limites afin d’assurer le sauvetage des expatriés. Des millions de spectateurs à travers le monde ont vu les documentaires télévisés montrant des soldats occidentaux escortant des Blancs vers la sécurité au milieu de foules de Rwandais qui allaient bientôt être massacrés.

Peu après midi, donc, le commandant belge, agissant sous les ordres directs de Bruxelles d’évacuer lepays, ordonna à ses troupes de quitter l’école. Et le 11 avril, vers 10 heures, des troupes françaises serendirent, en effet, à l’ETO afin d’évacuer tous les blancs et membres du clergé rwandais.Conformément aux ordres, alors que des Interahamwe et des soldats rwandais encerclaient l’ETO ellesrefusèrent d’évacuer M. Ngulinzira, pourtant délibérément déplacé à l’ETO par des soldats belges dela MINUAR chargés de sa protection185. Mr Ngulinzira ne pouvait pas être inconnu des autoritésfrançaises présentes à Kigali. Il est le signataire de l'avenant du 26 août 1992 aux accords decoopération étendant l'assistance de la France jusqu'alors restreinte à la Gendarmerie Rwandaise auxForces Armées Rwandaises. Lui reprochait-on d'avoir été trop conciliant avec le FPR lors desnégociations d'Arusha ? Il sera tué dans les massacres que permirent le départ des troupes belges, le 11avril à 13h 45. Les troupes françaises qui bénéficiaient de facilités de circulation dans la ville de Kigaliévacuèrent aussi "après de vigoureuses objections - les religieux rwandais de l'école."186. Luc Lemairerelate ainsi l’intervention des forces françaises, lors de son audition par la commission d'enquête auSénat belge : "Hors du mandat onusien, l'intervention française du 11 avril 1994 à Kigali, pourévacuer les expatriés, a donné lieu à un incident que l'officier belge a relaté en détail: "Ils sontarrivés à l’ETO le 11 au matin. L'officier français ne voulait récupérer que trois Français et lesItaliens. Nous avions recensé 150 expatriés, des Blancs et des Africains, des employés de l'ONU et desreligieux, et préparé des véhicules (...) Nous avons répondu aux Français : "Si c'est comme ça, les

184 www.africa-union.org/Official_documents/Reports/OUA185 Astri Suhrke, “Dilemmas of Protection: The Log of the Kigali Battalion,” in Adelman and Suhrke (eds.), The Path of a Genocide, page

267.186 Aucun témoin ne doit survivre: le génocide au Rwanda Par Alison Liebhafsky Des Forges, Fédération internationale des

droits de l'homme, Human Rights Watch (Organization), Fédération internationale des droits de l'homme Publié par KARTHALA Editions, 1999, page 721.

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Français partiront en dernier (...). Vous les Français, vous pouvez profiter de vos liens privilégiésavec les Forces Armées Rwandaises (FAR) pour passer les barrages et emmener tout le monde. 147réfugiés ont finalement été conduits à l'École Française, selon Luc Lemaire. Quant aux autres, ils ontété livrés à eux-mêmes, a affirmé l'officier belge.187 »

Les étrangers exfiltrés, les Belges de la MINUAR pouvaient quitter à leur tour l’ETO, non sansremords et angoisse. Comment préjuger, en effet, de la réaction de personnes se sachant condamnéesà une mort atroce. Pour éviter toute réaction désespérée, Luc Lemaire choisit de camoufler le départ deses casques bleus sous le couvert d’un exercice de routine. Vers 13 heures, les milliers de réfugiés tutsivirent ainsi les troupes belges se préparer à partir sans s’imaginer, pour la plupart d’ente ellesévidemment, qu’elles allaient réellement les abandonner. Tous ne furent pas dupés : certains réfugiés,comprenant qu’ils allaient être laissés aux mains des tueurs, tentèrent d’arrêter les jeeps en secouchant devant elles. La tentative fut vaine. Tous ceux qui tentèrent d’arrêter le convoi aux cris de"Ne nous abandonnez pas !", furent repoussés par des tirs de semonce des soldats belges. A 13h45, leLieutenant Lemaire annonçait par radio la réussite de l’opération, rappelant que lui et ses hommesavaient été obligés de laisser deux véhicules usagés et un générateur électrique, mais non les quelques2.000 refugiés, condamnés à une mort certaine. Certains Tutsi avaient pourtant été jusqu’à leurdemander de les abattre par balle plutôt que d’être massacrés à la machette par les génocidaires. Ce futau moment même où les forces quittèrent les différents sites que les tueries commencèrent. Alorsmême qu’ils quittaient les lieux par une porte, les assassins se précipitèrent à l’intérieur par une autre,tandis que les Tutsi tentèrent de s’enfuir par une troisième. Un grand nombre d’entre eux furent tuéssur place. Les autres se retrouvèrent rapidement face aux soldats et aux miliciens. Ils furent encercléset attaqués avec des fusils, des grenades et finalement des machettes. La plupart des 2 000 réfugiésfurent tués cet après-midi-là, quelques heures à peine après le départ des forces de maintien de la paixde l’ETO. Le lieutenant Luc Lemaire maintient jusqu’à aujourd’hui qu’il n’apprit le massacre quisuivit son départ de l’ETO que deux années plus tard ! On estime à sept le nombre des miraculés dumassacré qui s’en suivit.188.Lorsqu’en août 1994, l’un de ces survivants revint sur à Nyanza-Rebereo,le site était encore rempli des restes des cadavres dévorées par les chiens. Emblématique de l’incurieonusienne lors du conflit rwandais - comme d’ailleurs bosniaque - la tragédie de l'ETO a fait l’objetd’une excellente fiction, Shooting dogs, du réalisateur britannique Michael Caton-Jones (2005).

187 1 - 611/9, SENAT DE Belgique, SESSION DE 1997-1998, 6 décembre 1997, Commission d’enquête parlementaire

concernant les événements du Rwanda, RAPPORT DE LA COMMISSION D’ENQUETE PAR MM. MAHOUX ET VERHOFSTADT CONCERNANT LES EVENEMENTS DU RWANDA, du 23 au 30 AOUT 1997

188 [ Voir Alison Des Forges, page 618.

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II. La culpabilité des Nations Unies et de la communauté

internationale

Tout le monde aujourd’hui partage l’idée que les "les tueries auraient pu être évitées moyennant lavolonté internationale d'engager les coûts pour ce faire"189 et ce, jusqu’au général français Quesnot,l’ancien chef d’Etat major du President Mitterrand, pourtant lié au FAR. Pour Quesnot aussi, il ne faitaucun doute que 2.000 à 2.500 soldats déterminés auraient pu arrêter le massacre.

8) Une passivité criminelle

En 1998, plusieurs institutions américaines voulurent vérifier la validité de ces différentesaffirmations. La Carnegie Commission on Preventing Deadly Conflict, l’Institute for the Study ofDiplomacy de l’université Georgetown à Washington DC et l’armée américaine entreprirentd’examiner dans quelle mesure une force militaire internationale aurait pu dissuader les assassins. Aunom des 13 responsables militaires, le colonel Scott Feil présenta ses conclusions devant laCommission Carnegie Commission.190 Ses conclusions sont sans appel : "une force moderne de 5.000hommes… envoyé au Rwanda à un moment quelconque entre le 7 et le 21 avril 1994 aurait modifié defaçon importante l’issue du conflit (...) Des troupes convenablement entraînées, équipées etcommandées, et envoyées sur le terrain au bon moment, auraient pu endiguer la violence dans lacapitale et les alentours, empêcher qu’elle ne gagne les campagnes et créer les conditions menant à lacessation de la guerre civile entre le FPR et les FAR. 191" Si, dans les tous premiers jours, les troupesonusiennes, seules ou en combinaison avec des troupes étrangères, étaient intervenues et avaientstoppé les massacres dans la capitale, il est évident que les tueries auraient cessé dans les provinces.Dans le contexte d’un système politique aussi centralisé qu’était alors le Rwanda, l’idée d’un pouvoiralternatif provincial en cas de démantèlement de la structure de commandement central de Kigali étaitimpensable. Une démonstration de force des NU, même réduite, aurait tôt fait de démontrer auxgénocidaires la détermination de la communauté internationale et fait reculé les moins déterminéset/ou fanatiques des officiers et politiques. Comme le souligne le rapport de l’OUA, "les conspirateursavaient beau paraître forts localement, ils étaient en fait peu nombreux, faiblement armés etdépendaient du monde extérieur192."

Non content de ne pas désarmer les génocidaires, l’ensemble des acteurs se firent, volens nolens, lescomplices des génocidaires : "Le personnel des Nations unies pour avoir manqué de fournir desinformations adéquates aux membres du Conseil de sécurité et s'être abstenu de les conseiller, laBelgique pour avoir retiré précipitamment ses troupes et avoir vivement préconisé le retrait total de laforce des Nations unies, les États-Unis pour avoir préféré faire des économies plutôt que de sauverdes vies humaines et pour avoir ralenti l'envoi d'une force de secours, et enfin la France pour avoircontinué à soutenir un gouvernement engagé dans le génocide193. ”

Dans son télégramme adressé au quartier des Nations Unies, le 17 avril, soit dix jours après ledéclenchement du génocide, non sans avoir d’abord détaillé avec force détail l’ampleur des tueries,Roméo Dallaire réclamait des moyens supplémentaires : "la Force ne peut simplement continuer à

189 Dallaire and Bruce Poulin, “Rwanda: From Peace Agreement to Genocide,” Canadian Defence Quarterly, 24, no. 3, March 1995.190 Scott R. Feil, “Preventing Genocide: How the Early Use of Force Might Have Succeeded in Rwanda” Washington, D.C.: Carnegie

Commission on Preventing Deadly Conflict, 1998.191 Ibidem.192 Alison Des Forges, op. cit.193 Ibidem.

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s'asseoir devant tant d'appels à l'aide moralement légitimes". Mais les responsables des U.N.refusèrent de manière constante tous les appels au renforcement et à l’intervention pour arrêter lesmassacres. On estime qu’alors entre 100.000 et 140.000 avaient déjà été massacrés Le 20 avril 1994,le Conseil de sécurité décida de retirer tous les 2500 soldats onusiens, à l’exception de 270.Abandonnés de tous, c’est la victoire du FPR tutsi qui mit fin au génocide. Si l’on en croit les plusrécentes études, les massacres firent plus d’un million de victimes en trois mois, le plus souvent sousles yeux mêmes des casques bleus, sans même parler des soldats français.

2. La culpabilité des casques bleus

Comment ne pas reconnaître que les forces des Nations Unies faillirent en tous points de vue? LeLieutenant-général Dallaire ne cesse de répéter qu’il n’avait pas les mandats pour intervenir, insistantsur le fait que, s’il l’avait obtenu, les massacres auraient cessés; d’où - assure-t-il - ses nuits sanssommeil? Mais doit-on s’en contenter? Doit-on ne blâmer que le seul volet politique de la tragédierwandais? Après le six avril, Roméo Dallaire et ses officiers estimèrent que les règles194 devaient êtremodifiées afin qu’ils puissent répondre militairement et ce, au contraire des anciens responsables del’ONU qui affirment aujourd’hui qu’aucune modification n’était nécessaire. A croire, en effet, lePakistanais Iqbal Riza, Dallaire avait en tant que chef des troupes onusiennes toute l’autoriténécessaire pour agir militairement, n’hésitant pas à lui reprocher son inaction sur le terrain. Interviewébien après les terribles événements, le haut responsable onusien alla jusqu’à affirmer quel’engagement à fin de sauver des vies civiles entrait dans les "règles générales d'engagements'appliquant aux opérations de maintien de la paix". Tout en reconnaissant que l’engagement armén’était pas strictement inclus dans le mandat, il assura que “personne n'aurait blâmé les forces del'ONU si elles avaient ouvert le feu pour sauver des vies".195 S’il s’agit naturellement d’unejustification pro domo - tous les documents et témoignages démontrent que Roméo Dallaire aurait étérévoqué au moindre dépassement de son mandat - la question du refus de tout dépassement des ordresest clairement posée. Si les responsabilités de la communauté internationale et de la France, enparticulier, sont accablantes, qu’en est-il donc de celles des casques bleus et de son commandant enparticulier, le Lieutenant-colonel Roméo Dallaire? Ne portent-ils pas, eux aussi, une écrasante part deresponsabilité et ce, malgré toutes leurs prestation de bonne foi post hoc? Il est vrai que la majeurepartie des casques bleus belges se sentirent littéralement humiliés par la décision de leur gouvernementde les rapatrier. Il est vrai que Roméo Dallaire, l'officier onusien en chef, plaida tout au long du moisd’avril une redéfinition de son mandat afin de pouvoir intervenir militairement au secours des civilsrwandais. Dès lors, la question se pose: pourquoi ne l’a-t-il pas fait au risque d’enfreindre ses ordres?La même question peut être adressée au lieutenant Lemaire en charge de l’ETO. Pour le jeune officier194 Le mandat de la MINUAR permettait aux forces de maintien de la paix d'user de la force pour se défendre (“resistance to attempts by

forceful means to prevent the Force from discharging its duties under the mandate of UNAMIR.”). Ils étaient aussi autorisés à utiliserleurs armes pour défendre toutes autres personnes des Nations Unies et/ou placées sous leur protection. Qui plus est, le paragraphe 17des règles d’engagement obligeait moralement et légalement l’usage de la force pour arrêter les actes criminels motivés pour des raisonsethniques et d’empêcher par tous les moyens possibles les crimes contre l’humanité. Il n’en reste pas moins que New York avait insistépour l'adoption d'une définition plus étroite de ce qui était permis par le mandat et les règles d'engagement. En conséquence, RoméoDallaire ordonna systématiquement à ses troupes de négocier et d'éviter le recours aux armes. Luc Marchal, lui, interpréta ces ordres defaçon encore plus prudente à la fin mars, juste avant le début du génocide, après deux incidents impliquant des soldats de la MINUARqui avaient usé de leurs armes sans justification.

195 Même si Roméo Dallaire et ses officiers avaient choisi de suivre le Paragraphe 17 et usé de "tous les moyens disponibles", ces moyensétaient fort limités. La bureaucratie onusienne et sa parcimonie rendait la MINUAR incapable de gérer la moindre crise. Les forces demaintien de la paix disposaient ainsi de nourriture pour moins de deux semaines, d'eau pour un à deux jours dans certains postes et decarburant pour seulement deux ou trois jours. Son approvisionnement en médicaments et en munitions était également largementinsuffisant. Ses camions, hérités d'opérations précédentes, étaient si vétustes que deux véhicules au mieux pouvaient circulersimultanément. Parmi eux, aucune ambulance. Enfin, la MINUAR manquait d'hommes qualifiés et expérimentés, problème auquelRoméo Dallaire avait plusieurs fois demandé à ses supérieurs de remédier.

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belge, il est évident que si la Belgique avait été assez courageuse pour laisser ses hommes sur place,des vies auraient pu être sauvées. S’il n’a pas tort de critiquer la Belgique en tant que telle, qu’en est-ilde sa propre responsabilité? Personnellement, je pense que les casques bleus devraient égalements’interroger sur leurs propres responsabilités. Dans la plupart des cas, ils ne firent rien pour protégerles civils. S’agissant de l’ETO, plus de 2000 civils furent ainsi massacrés immédiatement après leurdépart. Doit-on accepter la justification de Luc Lemaire selon laquelle il ne voulait pas partir maisqu’il n’avait pas d’autre solution". Mais n’y avait-il réellement d’autres solutions ?Mme Mukesshimana, la veuve de Boniface Ngulinzira, assassiné à l’ETO, fournit lors de son auditionau Sénat de Belgique, le témoignage suivant:

" Le 6 avril, vers 20 heures, un ami nous a téléphoné pour nous dire que le président auraitété assassiné. Peu après, la Radio des Mille Collines diffusait la même information. Nouspressentions le drame. Vers 5 heures du matin, nous avons entendu les premiers tirs dans lecamp de la garde présidentielle. La radio a diffusé un communiqué enjoignant à la populationde rester à la maison. C’était de mauvais présages. Les bourreaux allaient pouvoir trouverfacilement leurs victimes. Les Casques bleus belges nous ont appris que le ministre du Travailet des Affaires sociales avait été assassiné. Les massacres avaient commencé. Les Casquesbleus nous ont alors évacués, cachés dans des camions, ver un endroit plus sûr qui s’est avéréêtre l’ETO dirigée par les pères salésiens où se trouvait un détachement important deCasques belges de la MINUAR. Les réfugiés affluaient de plus en plus nombreux car lesmiliciens assassinaient partout les Tutsis et les opposants au régime (...). Le 9 avril, lesmilitaires belges commencent à évacuer. Le chef des militaires belges ne veulent pas prendrele risque d’évacuer un ministre, membre d’un parti d’opposition. Ils le condamnent ainsi àmort et refusent même de le reconduire à notre maison. Le 11 avril, le père supérieur del’ETO nous a demandé de dégager les chambres individuelles pour installer l’état-major de laMINUAR. Entre-temps, un détachement de militaires français était venu aider les Belges pourl’évacuation. Le chef de ce détachement avait accepté de conduire mon mari chezl’ambassadeur de France où il serait en sécurité. Le chef militaire belge s’est interposé. LesFrançais se sont inclinés. Pourtant, ils ne risquaient rien. Plus tard, tous ceux qui ont étéabandonnés là, ont été assassinés. Ensuite, nous avons vu revenir les Casques bleus belges etles militaires français. Tous ceux-ci nous ont alors abandonnés (...). Depuis le 11 avril 1994,date de l’assassinat de mon mari, je me pose des questions. A-t-il été assassiné parce que lesCasques bleus belges ont refusé de l’évacuer alors qu’il était menacé ? Pourquoi avoirabandonné tous ceux qui avaient reçu des menaces ? La Belgique respecte les droits del’homme et est historiquement liée au Rwanda. Pourquoi donc a-t-elle laissé le peuplerwandais alors même que celui-ci avait besoin de la Belgique ? Son attitude allait influencerla Communauté internationale. La Belgique souhaitait le retour du multipartisme et de la paixau Rwanda. Elle souhaitait que les accords d’Arusha soient mis en application. Pourquoiavoir laissé massacrer ceux qui voulaient la paix ? " (179c)

C’est ainsi que, dans un accès de lucidité, le colonel Marchal, le commandant du contingent belge ausein de la MINUAR, admit, lors de sa propre audition du 10 juin 1997, qu’il s’agissait bien d’unabandon : "Le problème des réfugiés trouve une solution de facto puisqu’ils envahissent lescantonnements et qu’ils ne les ont pas quittés. Nous n’avions d’ailleurs pas la force d’appliquerl’ordre d’évacuation. Cependant, le 9, le détachement qui se trouve à Don Bosco sera utilisé pourreprendre pied à l’aérodrome. Il n’avait pas mission d’abandonner les réfugiés de Don Bosco mais dese rendre à l’aéroport. En réalité, cela équivalait à un abandon. " (180c)

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Luc Marchal écrivit plus tard, "nos chefs politiques auraient dû savoir qu’en quittant la MINUAR,nous condamnions des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants à une mort certaine.196" Le capitaineLemaire précisa les propos du colonel Marchal : " Le colonel Dewez m’a donné l’autorisation[d’abandonner les réfugiés] avec l’accord du colonel Marchal. "Dans le cas de l’ETO, il apparaît à lacommission que la décision de quitter l’école relève de l’autorité militaire. L’évacuation d’ l’ETOaurait dû se faire en offrant des garanties aux réfugiés rwandais. On le perçoit ici clairement, le respectdes ordres n’est en rien satisfaisant. En réalité, les militaires onusiens présents au Rwanda choisirentde ne pas enfreindre des ordres onusiens, certes légaux mais illégitimes car contraires aux droits del’homme, sans même parler de la convention sur les génocides de 1948. La Commission dirigée parCarlsson, l'ancien Premier Ministre de la Suède, conclut de son côté que " la façon dont les troupesquittèrent les lieux, y compris les tentatives de faire croire aux réfugiés qu’ils ne partaient pasvraiment, fut une disgrâce197."

CONCLUSION

Après la guerre, des soldats allemands furent condamnés pour n’avoir pas refusé d’exécuter des ordrescriminels. Par leur attitude obéissante, des Allemands ordinaires devinrent des bourreaux volontaires.Que dire de ces milliers de soldats des Nations Unies qui faillirent, ici au Rwanda, là, en Bosnie ? Ici,c’est évidemment de leur coupable passivité qu’il faut juger. Les soldats de la MINUAR n'auraient-ilspas dû refuser d'exécuter des ordres criminels par l’absurde puisqu’ils permirent l’assassinat demilliers de civils innocents ?

Ce qui est sûr est que la MINUAR se révéla incapable de sauver les vies qui lui avaient confiés et ce,par souci de ne pas prendre le moindre risque. S’intéressant au rôle des troupes étrangères qui auraientpu intervenir et ne le firent pas, le colonel Marchal écrit: "quand on pointe certains individus commeresponsables présumé du génocide, je me demande si l'on ne devrait pas y inclure la catégorie desresponsables... par omission198". Après le 8 avril, les troupes de la MINUAR acceptèrent tropfacilement de devenir des témoins et/ou observateurs passifs du génocide. La question est posée:qu’auraient pu faire les soldats belges ? Ce qui est sûr est qu’ils faillirent au code militaire qui lesobligeait à défendre les civils menacés, fut-ce au risque de leur propre vie. Leur obéissance aux ordresles transforma en autant de témoins passifs d’un génocide et ce, sans toutefois omettre que nombred’entre eux sauvèrent l’honneur de leur troupe en sauvant des milliers innocents promis aumassacre.199 Une présence symbolique à des points stratégiques avait permis, en effet, à la MINUARd’assurer la protection de quelque 20.000 personnes au stade Amahoro, à l’hôtel des Mille Collines, àl’hôtel Méridien et à l’hôpital Roi Faysal d’échapper aux massacres. Ces réels succès démontrent par

196 Cec.rwanda2.free.fr/doc/Rapport_OUA/Rwanda-f/FR-15-CH.htm - 197 Afrique Relance, ONU, http://www.un.org/french/ecosocdev/geninfo/afrec/vol18no1/181rwandafr.htm198 Colonel Luc Marchal (commander of the Kigali sector of UNAMIR), cited by Allison Des Forges, Leave None to Tell the Story:

Genocide in Rwanda (New York: Human Rights Watch, 1999), p. 609

199 Le 1 avril, par exemple, le Lieutenant Belge De Cuyper fut chargé d'escorter 50 véhicules transportant des Rwandais et desressortissants étrangers à l'aéroport. Après avoir passé un barrage, le Lieutenant De Cuyper remarqua que les soldats rwandais avaitretenu la queue du convoi et forçaient les Rwandais à en descendre. Il intervint et tint tête à une foule qui le menaçait avec despierres, et ensuite avec de grenades, et parvint à faire remonter tous les Rwandais dans le convoi, sous le feu d'un sniper. LeLieutenant dû encore plusieurs fois affronter des situations tendues à d'autres barrages mais arriva finalement à mener son convoi àl'aéroport. En réaction à ces incidents, le quartier général du secteur ordonna de ne plus emmener de Rwandais dans les convois. Maisl'ordre fut cassé le lendemain et les soldats de la MINUAR reçurent l'injonction d'inclure dans les convois vers l'aéroport tout Rwandaisdésireux de partir.

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l’absurde combien de civils innocents les casques bleus auraient pu sauver s’ils avaient obéi à leurconscience, bref, s’ils avaient eu le courage de désobéir aux ordres d’évacuation onusiens. LeLieutenant Luc Lemaire, en charge de l’ETO, témoigne du terrible dépit des troupes belges: "si laBelgique avait eu le courage de laisser ses soldats sur place, nous aurions pu sauver des gens". LesCasques Bleus l’avaient bien compris : "Le retrait signifiait pour eux qu’on les prenait pour deslâches, et des lâches moralement irresponsables. Il n’est pas étonnant de constater que plusieursd’entre eux [officiers compris] jetèrent leur béret bleu de dégoût à leur retour en Belgique". On sesouviendra en effet que, sous l’œil des caméras de télévision, de nombreux soldats belges tirèrent leurscouteaux pour découper leur béret onusien en lambeaux. Reste que s’il est vrai que l’on interdit auxmilitaires d’intervenir au secours des civils tutsi, comment ne pas accepter l’idée que leur obéissancefut … criminelle. S’il y a lieu de s’interroger sur l’attitude de ces casques bleus qui, surent, ici et là,sauver leur honneur que dire de leur responsable militaire direct, de ce Roméo Dallaire qui, noncontent de n’avoir pas désobéi, voire démissionné, se drape désormais dans les habits du témoinmoral ? S’il est vrai qu’il manœuvra pour garder des forces au moins doubles de la taille autorisée etque cela permit de sauver au moins de 20.000 à 25.000 Rwandais durant le cours du génocide, il n’enreste pas moins qu’il faillit lourdement à sa mission200. A tout bien considérer, d’ailleurs, par quelsubterfuge un casque bleu armé pourrait-il se transformer en témoin moral, fut-il des plus sincères etpleurnichards ?

Le Lieutenant-général Dallaire aurait pu sauver des milliers de vue s’il avait seulement outrepassé lesdirectives de Nations Unies. Au Rwanda, une fenêtre d’opportunité pour l’usage de force s'est ouverteentre le 7 et le 21 avril 1994. Une intervention rapide de forces combattantes aurait modifié les calculspolitiques des génocidaires. L’opportunité existait d’arrêter le génocide - par l'interposition d'une forceentre les tueurs et les civils - et de rétablir la paix puis de relancer les négociations. Mais RoméoDallaire s'est borné à suivre les ordres. Il ne désobéi pas à ses supérieurs 201 et se mua dès lors entémoin spectateur du génocide. Dans le rapport d'audition du général Quesnot, on lit : "Sans doute, leGénéral Romeo Dallaire n'avait-il pas de mandat, mais le Général Christian Quesnot a estimé que,dans certains cas, l'honneur d'un militaire était de savoir désobéir et que, dans ce cas particulier, leGénéral Romeo Dallaire aurait peut-être réussi en désobéissant. " Lorsqu'on regarde cette auditionqui fut filmée, on voit l'émotion et l'hésitation de ce général, lié au régime génocidaire 202. Sesremarques s’appliquent aussi aux militaires français. Imaginons ce qui se serait passé si RoméoDallaire avait désobéi à ses supérieurs et, plus que vraisemblablement arrêté le génocide. 203 Certes,Dallaire aurait été d’autant plus exposé à sa hiérarchie que sa décision à résister n’aurait certainementpas manqué de provoquer des pertes parmi ses soldats. Il aurait été sans doute rétrogradé, tout commecertains diplomates ou fonctionnaires, Justes parmi les Nations qui, suisses, français ou japonais,choisirent de secourir des Juifs promis à une mort certaine. La non-assistance à personne en danger nedevrait-elle être la principale leçon du conflit rwandais ou bosniaque? Me Olivier Gillet, un célèbreavocat bruxellois, spécialiste des Droits de l’Homme a fort justement intenté une action contre l’Etatbelge pour complicité de génocide. Cette action ne devrait-elle pas être symboliquement étendue àl’ensemble des acteurs de la tragédie rwandais et ce, y compris Roméo Dallaire qu’on a tôt detransformer en une sorte de Juste parmi les nations? Si héros il fut, il l’est par l’absurde, à légal d’un200 Dallaire and Poulin, op. Cit.201 Cf. Monique Majawarmariya est une militante des droits de l'homme rwandaise.202 http://survie67.free.fr/Rwanda/enquete/avant_enquete.htm203 Même fortement réduite, avec 450 hommes, la MINUAR put assurer la sécurité de milliers de personnes déplacées dans la capitale.

On notera aussi que l'Opération turquoise menée par la France fut capable de stabiliser la situation dans le sud-ouest du Rwanda, finjuin 1994. Malgré toutes les critiques qui peuvent lui être adressées, il faut constater que Turquoise sauva des milliers de personnes,sans causer la perte d'aucune vie française.

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héros shakespearien. A tort ou à raison, Mme Mukesshimana, la veuve de Boniface Ngulinzira,assassiné à l’ETO, a déposé plainte contre la MINUAR pour non-assistance en danger (178c).

Songeant à l’attitude des alliés face à la Shoah, Raul Hilberg écrit : ceux-ci "n’ont pas fait preuved’indifférence, ils ne se sont pas perçus comme des témoins passifs. Mais ils se sont crus impuissants,donc ils sont devenus impuissants".

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i Nous choisissons de laisser invariable le nom des ethnies africaines et ce, selon l’usage scientifique courant.

ii Genocide of the…, op. cit., page 40.