la pensée, n°7, 2006
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La pensée, n°7, 2006TRANSCRIPT
Centre d'études et de recherches marxistes (France). La Pensée (Paris). 2006/07-2006/09.
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Juillet/septembre 2§@6
MARCHÉ(S), SOCIÉTÉ(S), HISTOIRE
Antoine Casanova
Jacques Annequin
Michèle Casanova
Maurice Decaillot
Jean-Claude Delaunay
La transformation capitaliste à l'Est
Catherine Samary
La fiction littéraire au défi del'expansion
financière
Claude Simon
,
Marchandise et finances dans la littérature
Laure Lévêque
Refondation critique de la notion de patrimoine
Denis Barthélémy,
Martino Nieddu
Franck-Dominique Vivien
Revue publiée avec le concours du Centre national du livre
,.00
pensée
fondée en 1939 sous la direction de Paul Langevin et Georges Cogniot
RÉDACTION
Antoine Casanova directeur
Patrick Ribau rédacteur en chef
Tony AndréaniPatrick Coulon
Jean-Claude DelaunayLaurent Frajennan
Jean George
Jean-Pierre Jouffroy
Jean Magniadas
Claude Simon
Jacques Texier
YvesVargas
COMITÉ DE RÉDACTION
Samir Amin, Michel Apel-Muller,Dominique Bari, Dominique Belougne,
Danielle Bleitrach, Pierre Bonté, Jean-Wes Camus, Guy Carassus,
Monique Clavel-Lévêque, YvesClot, Gilles Cohen Tannoudji, Patrice Cohen-Séat,
Jean-Pierre Cotten, Jacques Couland, Marianne Debouzy, Maurice Decaillot,
Roland Desné, Pierre Duharcourt, Gérard Duménil, Paul Euzière Jean Gallot,
Isabelle Garo, Marc-Olivier Gebuher, Claude Gindin, Rémy Herrera,
Raymond Huard, Françoise Hurstel, Jean-PaulJouary, Eustache Kouvelakis,
Georges Labica, René Lacroix, Richard Lagache, Ivan Lavallée, Francette Lazard,
Laurent Lemarchand, Anicet Le Pors Jacques Legrand, Jean Lojkine,
Michael Lôwy,Henri MalerJean-Baptiste Marcellesi, Roger Martelli, René Nouailhat,
Jean-Pierre Page, Magali Rigaill,Michèle Riot-Sarcey,Pierre Roche, Michel Rogalski,
Jean-Louis Sagot-Duvauroux, Catherine Samary,Arnaud Spire, JeanSuret-Canale,
André Tosel, Roland Weyl,David Wizemberg, Serge Wolikow.
CONSEILLERSDE LA RÉDACTION
Joël Biard, Georges Cirait, Jean JacquesGoblot, Jean-MichelGoux,
Hélène Gratiot-Alphandéry, Albert Jacquard, Jean-Pierre Kahane, Hélène Langevin-
Joliot-Curie, Pierre Laroche Jean-Claude Lebrun, Philippe Malrieu, JacquesMilhau,
Bernard Muldworf, Michel Paty,Emile Poulat, Roger Prud'homme, Pierre Radvanyi,
Jacques Roux, Jean Varloot, Claude Willard.
Adresser votre courrier à la pensée
6, avenue Mathurin Moreau 75167 Paris cedex 19 - Tél. 014217 4516/27 - Fax: 01 45 35 92 04
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, 100
347 Juillet-août-septembre 2006pensee
SOMMAIRE
MARCHÉ (S), SOCIÉTÉ (S), HISTOIRE
5 Marché (s), société (s), histoire et devenir
de l'humanité. Présentation Antoine Casanova
9 Sur l'économie grecque et romaine.
Produire, gérer, échanger Jacques Annequin19 L'émergence du marché
MichèL-Casanovaau Proche-Orientancien
MichèleCasanova
33 Le marché, et après ? MauriceDecaillot
45 Les grandes catégories de marchandises
dans le capitalisme financier mondialisé Jean-Claude Delaunay
LE COURS DES IDÉES
61 Les voies opaques de la transformation
capitaliste à l'Est. Catherine Samary81 La fiction littéraire audéfi de l'expansion
financière Claude Simon
93 Marchandise et finances dans la littérature
du premier xixe siècle LaureLévêque109 Pour une refondation critique de la notion
de patrimoine Denis Barthélémy,Martino Nieddu,
Franck-Dominique Vivien
CONFRONTATIONS
121 Le marché chez Polanyi Quynh Delaunay
VIE DE LA RECHERCHE
135 Les « principes de l'économie »
de N.G. Mankiw David A. Warburton
DOCUMENTS
147 Quelques repères sur un monde de flux Patrick Ribau150 Déclaration finale du IIIe sommet des
peuples d'Amérique
LIVRES
155 Comptes rendus par Martino Nieddu, Patrick Coulon,
Béatrice de Maumigny-Garbon,Michel Cochet,
Jacques Couland, Jean George, Jean Magniadas170 Résumés, abstracts
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MARCHÉCS)
SOC I É TÉ(S)
HISTOIRE
la pensée3475
MARCHÉ(S), SOCIÉTÉ(S),
HISTOIRE ET DEVENIR
DE L'HUMANITE
PRÉSENTATION
Antoine
Casanova
L a question de la place et des fonctions, des rapports d'échangemarchands et des marchés dans l'histoire et la civilisation des sociétés humaines est
ancienne. Elle constitue cependant aussi dans la décennie 2000 un champ de réalités,
de transformations mouvantes et contradictoires, d'enjeux, de débats et de combats.
Ces processus sont tout à la fois multiformes, concrets, quotidiens, marqués de
souffrances, d'urgence comme aussi de résistances et de recherches d'alternatives et
d'espérance.Ce champ de réalités et d'enjeux est en même temps de portée et de dimension
plus que jamais essentielles. Dans les dernières décennies (en liaison avec les processusde transformations, de crises, de mutations intervenues à l'Ouest, à l'Est, au Sud quine peuvent être évoqués ici), on a vu s'amplifier une thématique aux référents sans
cesse répétés sur de multiples modes, terrains et occurrences. Les voix des milieux
dominants tendent à lui conférer les couleurs d'une « évidence » indiscutable, ou au
moins d'une force incontournable.
Dans ce cadre les rapports marchands et les types de marchés propres au systèmedu capitalisme, marchand, industriel, financier, seraient à la fois indépassables et
consubstantiels à l'économie de toute société rationnellement et efficacement
organisée : soit une société et un système de marchés et de concurrence « libre et non
faussée » (pour reprendre l'énoncé tant répété au long du projet de constitution
pour l'Union européenne) seule compétitive et pertinente dans la mise en acte de
toutes les dimensions des activités humaines, de la production, de la mise en
circulation et la commercialisation, des biens matériels, des « produits culturels »,
des services.
Cette indépassabilité est souvent présentée sous deux aspects qui se complètent.a. L'existence de rapports d'échange de type marchand, avec marchés, monnaie,
argent, prix en de multiples et divers types historiques de rapports sociaux de
production et de systèmes économiques et politiques, au long des siècles (où n'existait
pas encore le capitalisme à la fois marchand, industriel et financier, sont présentés,
Marché(s), société(s), histoire et devenir de l'humanité
6
et conçus. comme des marchés et rapports marchands qui relèvent pour l'essentiel
de « l'économie de marché ». du capitalisme.b. A l'inverse, ces rapports (réellement mais spécifiquement) marchands, ces
marchés, avec prix, monnaies, valeurs marchandes de ces sociétés non capitalistes
(et elles mêmes très différentes) de l'Antiquité, du Moyen Age, ou encore de siècles
plus récents (c'est le cas par exemple pour la Pologne du xvie au xvine siècle ; ou
encore, au xixesiècle, du Sud esclavagiste des États-Unis jusqu'à la guerre de Sécession)
peuvent être considérés comme archaïques, et non comme de «véritables marchés ».
Ce type de thématiques et de bricolages des processus réels qui ont caractérisé
l'histoire économique, sociale et politique (considérée en sa longue durée) contribuent
à donner une force et une efficience idéologique et symbolique peu négligeable à
l'ordre existant. La présence de marchés et de rapports marchands dans l'histoire
apparaît comme consubstantiellement inséparable des rapports marchands et des
marchés tels qu'ils existent et dominent (sur un mode devenu en partie «mondialisé »),dans le cadre du capitalisme marchand, industriel et (de plus en plus fortement)financier contemporain.
Ce qui par ailleurs devient alors invisible et imperceptible à « l'ceil nu » (soitsans le recours aux analyses historiques) c'est une réalité historique forte, complexe,massive. Les échanges de type marchand (avec marchés, forme monnaie, argent,
prix, valeur marchande) ont émergé d'abord il y a environ 5 000 ans dans le Proche-
Orient ancien. Ils se sont développés au cours des siècles avec des cheminements,
des contenus, et des rythmes très diversifiés dans le monde. Cela dans le cadre de
rapports de production et de systèmes économiques, sociaux, politiques, historiques
spécifiques et qui n'étaient pas ceux du capitalisme. Il a ainsi existé longtemps
(selon des voies ethno-historiques profondément diverses) des rapports marchands
et des marchés (de rayon local, zonal et même à partir du xvie siècle, d'envergurecontinentale et mondiale) qui présentent des traits originaux et spécifiques. Ces
traits les différencient de ceux qui caractérisent le mode de production et l'évolution
d'ensemble du capitalisme marchand, industriel et financier.
Ces rapports marchands et ces marchés se sont tout à la fois prolongés et
profondément transformés et élargis avec la genèse puis le développement du
capitalisme marchand, industriel et financier. Un autre type historique et
anthropologique de rapports marchands et de marché socialement et
économiquement inédit en tant que réalité massive s'est alors constitué : celui où la
force de travail (et non la personne) de millions d'êtres humains juridiquementlibres (radicale différence avec les divers types d'esclavage et de servage) est devenue
une marchandise dont la mise en acte est vendue contre un salaire sur un »marché
du travail ». Un marché qui devient aussi marché de consommation de masse dans
la mesure où les millions de salariés ne possèdent pour l'essentiel aucun moyen de
production et doivent acheter les produits nécessaires à leur existence.
Rien ne fonde ainsi le dogme idéologique de la consubstantialité qui existerait
entre les relations d'échanges marchands des êtres humains et capitalisme dans le
passé. Rien ne peut ainsi non plus la fonder quant au présent et à l'avenir des
peuples de l'humanité.
1.Cf. notamment le grand ouvragede WitoldKula« Théorieéconomiquedu systèmeféodal. Pourun modèle de l'économiepolonaisexv"-XVIlIesiècle». Paris-LaHaye, Éd. Mouton.
Antoine Casanova
7
Ces questions et les enjeux qui s'y rattachent sont de portée et de dimensions
considérablement accrues dans le contexte historique des années 2000. N'en évoquonsici de (façon allusive et sommaire) que quelques aspects contrastés : ce contexte est
celui (notamment avec le développement de la révolution informationnelle) d'une
transformation profonde des capacités symboliques et des forces productives. Ces
processus sont constitutifs d'une nouvelle étape de l'hominisation. Ils ont ouvert un
champ immense, inédit et contradictoire de potentialités. Ce contexte est aussi celui
d'une mise en acte de ces potentialités dans le cadre spécifique (et actuellement
planétairement dominant) imposé par les forces économiques, sociales et politiquesdu capitalisme avec un rôle devenu majeur de la « communauté financière
internationale » comme ces gens se dénomment eux-mêmes.
Ce contexte est aussi (et contradictoirement) celui du développement des
résistances, et de l'émergence multiformes des recherches de pensée et d'action
d'alternatives modernes et démocratiques de libération humaine, de co-
développement : notamment sur le plan des rapports d'échange entre les peuples ;
y compris au niveau de la transformation qualitative des rapports marchands.
On peut le voir avec les débats et combats qui concernent les services, les activités
de création, et les biens, les patrimoines culturels. On peut le voir (mais d'autre
façon) sur le terrain des questions, conflits, débats qui concernent les ressources
fondamentales et l'avenir de toute l'humanité. Telle l'eau par exemple, ou les ressources
énergétiques. Sur la planète (tout particulièrement avec les initiatives prises au
Venezuela et en Bolivie) la question est posée de manière renouvelée d'une gestion et
d'un commerce économiquement, socialement et politiquement égalitaires,
démocratiques, équitables de ressources comme les hydrocarbures. En tout cela,
semble-t-il, on voit ainsi, émerger et se poser de manière plus consistante la questionde la libération des échanges, et des échanges marchands eux-mêmes, de l'emprisemultiforme de la logique économique, sociale et politique fondée sur les exigenceset « l'esprit des lois » (pour reprendre un dense concept de Montesquieu) des maîtres
des firmes et des marchés financiers.
Les articles du présent numéro de La Pensée se proposent de contribuer au
développement des recherches et des partages de réflexion sur ce chantier des réalités
historiques passées et présentes, enjeu aussi de débats et de combats. Un chantier
contemporain aux aspects économiques, sociaux, politiques, culturels ; un chantier
aux dimensions anthropologiques et historiques cruciales pour le présent et l'avenir
de l'humanité.
Cette visée de contribution au développement des recherches est au centre des
différents articles (ceux de Jacques Annequin, de Michèle Casanova, de Maurice
Decaillot, de Jean-Claude Delaunay) du dossier de cette livraison de La Pensée. On
retrouve aussi, mais de manières spécifiques, cette démarche en d'autres rubriqueséditoriales de la revue : tels les articles de Laure Levêque, de Catherine Samary et de
Claude Simon dans celle du « Cours des idées » ; ou encore de Quynh Delaunay en
celle des « confrontations » ; ou de David Warburton dans celle des « Recherches ».
Les « Repères » présentés par Patrick Ribau y contribuent aussi.
C'est par ailleurs autour de ce champ de réalités et de problèmes que la Fondation
Gabriel Péri et La Pensée souhaitent organiser, éventuellement avec d'autres
partenaires, à Paris un colloque de trois jours. Il pourrait se tenir soit entre le 1eret
le 10 décembre 2007, soit entre le 15 et le 31 janvier 2008.
Marché(s), société(s), histoire et devenir de Vhumanité
-8
Nous envisageons ces journées comme des moments de rencontre et de partagedes connaissances, des expériences, des réflexions entre chercheurs, entre citoyensde discipline et de terrains de vie diversifiés. Cela dans une perspective d'approchetransversale des réalités, des problèmes, des élaborations qui se rattachent au chantier
des rapports entre marché(s) et société(s) dans l'histoire passée et présente.La première journée pourrait se tenir dans une perspective historique et
anthropologique. Elle pourrait aborder et contribuer à éclairer et mieux connaître
les caractéristiques historiques spécifiques des échanges marchands. Cela dans leurs
rapports avec les différents types de rapports sociaux de production du passé, et
plus largement, avec les divers grands types de systèmes économiques, sociaux,
politiques qui ont existé dans le mouvement historique des sociétés humaines.
Une deuxième journée pourrait s'attacher à mieux dégager et cerner quelques-uns des aspects majeurs des caractéristiques, des contradictions, des risques qui sont
ceux des échanges marchands et du fonctionnement des marchés dans le cadre du
capitalisme contemporain et de l'actuelle dominance (économique, sociale, politique)des milieux et des forces du capital financier.
La troisième journée pourrait être consacrée au partage des connaissances, des
expériences, des problèmes qui en leur complexe diversité concernent des terrains,
des espaces où se développent des luttes mais aussi des élaborations, et des expériencesen acte : cela dans la perspective d'une transformation qualitative profonde
(économique, sociale, politique) des rapports marchands. Notamment dans le cadre
des recherches de processus de libération des échanges marchands de l'hégémoniedes marchés financiers. Ces questions ne se posent-elles point, par exemple, sur le
terrain des rapports entre révolution informationnelle, capacités humaines, besoins
de formation initiale et exigences d'incessante et haute formation permanente pourtous les êtres humains et « marché du travail » ? Ces questions ne se posent-elles pas
(d'autres façons) sur le terrain, de la mise en place d'échanges marchands rénovés
entre peuples dans la perspective de la construction économique, sociale et politiqued'un co-développement de longue haleine entre citoyens, travailleurs, États des paysdu « Nord » et du « Sud » ? Cela dans un mouvement de luttes et initiatives pourfaire advenir dans les rapports et échanges un monde multipolaire ? Ces questions,ne se posent-elles pas aussi, sous d'autres modes et d'autres angles, dans les
expériences, les débats, les élaborations qui existent en Chine ou (de manière
spécifique) au Vietnam avec les thèmes, confrontations, recherches sur la perspectivedu « socialisme de marché » ?
la pensée3479
-
SUR LÉCONOMIE
GRECQUEET ROMAINE
PRODUIRE, GÉRER,
ÉCHANGER *
Jacques
Annequin
Depuis les années 1980, les publications sur l'économie dans
l'Antiquité grecque et romaine sont devenues à ce point abondantes que l'on voit
apparaître dans les bibliographies des sélections de titres dits de référence ! Toutes
ces études mettent en œuvre l'ensemble des sources dont peut disposer l'historien
des mondes anciens. Et, de fait, les développements de la recherche font apparaîtredes données nouvelles, permettent de revenir sur des problèmes anciens, suscitent
aussi des questionnements renouvelés sur la gestion des domaines ruraux et sur la
nature du rapport entre production et circulation des produits. Mais c'est surtout
l'organisation de l'échange, son fonctionnement, le rôle du marché - et la notion
même de marché -qui sont au cœur des analyses les plus récentes.
Il reste que ces approches nouvelles ou renouvelées viennent buter sur une
question depuis longtemps posée : comment qualifier l'économie antique ?- si tant
est que l'on puisse parler d'une économie -, et renvoient aux termes d'une ancienne
querelle que l'on voudrait bien voir dépassée. Il n'est pas utile de remonter aux
sources lointaines de ce débat entre « modernistes » et « primitivistes », alimenté
par les lectures de Max Weber, Karl Polanyi et, bien sûr, de M. I. finley 1.Rappelons
simplement que les premiers voyaient dans l'Antiquité la dominance, sous des formes
particulières, d'une économie de marché pouvant s'interpréter à l'aide des conceptsde l'économie moderne, tandis que les « primitivistes »affirmaient la spécificité des
sociétés anciennes, mettaient en avant le fractionnement du marché, insistaient sur
* Lesnotes ont été volontairementallégées.Le lecteur trouveradans les noteset les bibliographiesdesouvrageset articlescitésde nombreusesréférencesen particulierà des textesdevenusaujourd'hui,« classiques».1. M. LOFinley,EEconomieantique, Paris, 1992, Cf. J. Andreau et R. Etienne, «Vingt ans derecherches sur l'archaïsmeet la modernité des sociétésantiques», REA,86, 1984, p. 55-84 et ledossierde J. Andreau sur l'économieantique,AnnalesHSS, 50, 1995, p. 947-960. -
Sur l'économie grecque et romaine
10-
le fait que l'économique y demeurait immergé dans d'autres structures (politiques,
religieuses.) et n'avait pas de véritable autonomie. Les uns gommaient l'originalitéde systèmes économiques disparus, les autres affirmaient leur originalité mais, en
même temps, parce que ces systèmes ne répondaient pas aux critères de gestionactuels réputés seuls rationnels, les rejetaient en un « en ce temps-là » ignorant les
conditions d'une conduite rationnelle soucieuse de rentabilité.
Au fond, se posait et se pose encore un problème de méthode, celui de l'usaged'un référent transhistorique, à partir duquel les uns et les autres pensent de façondifférente la nature de l'économie antique.
Notons enfin que si ces débats ne sont pas nouveaux, ils se sont sensiblement
déplacés. Dans les années 1970-1980, ils confrontaient surtout les analyses-
toujoursbien présentes
- de Weber et Polanyi par exemple, à celles des chercheurs marxistes2,alors qu'aujourd'hui, empruntant le vocabulaire des sciences économiques et se
référant à certains de leurs concepts, ils opposent, entre autres, les partisans d'une
approche néo-libérale aux tenants de la théorie économique de l'organisation
PRODUIRE ET ÉCHANGER
Nous ne reviendrons pas sur une problématique que nous avons abordée ici même,
en 1991, si ce n'est pour présenter quelques éclairages nouveaux ou renouvelés, sur
trois points : la nature de la gestion des grands domaines, la caractérisation de l'échange,sa place dans l'organisation sociale et dans ce que l'on nomme « les mentalités ».
Bien sûr, il n'est pas question de reprendre et discuter des dossiers savants très
complets, mais simplement de présenter et éventuellement de critiquer quelques
représentations actuelles d'une réalité complexe.
« Economie, Rationalism and Rural Society »
C'est bien aux études déjà anciennes d'A. Carandini qu'il faut se référer, tant à
ses micro-analyses sur le territoire de Vulci ou sur la villa de Settefinestre, qu'à ses
réflexions sur le texte de l'agronome Columelle. Il a pu décrire une économie
bisectorielle qui maintenait la production hors marché et, dans un deuxième tempsseulement, avec la distribution des produits
- du moins de certains d'entre eux -,faisait appel au marché. Dans ces conditions, le régisseur avait en charge la main-
d'œuvre servile qu'il fallait organiser, faire travailler, renouveler, occuper tout au
long de l'année. Il exerçait un contrôle permanent qui montre assez que, si l'on ne
méprisait pas le problème des coûts ni la nécessité de les faire baisser, ils n'étaient
pas estimés en monnaie et n'avaient pas besoin de l'être. La logique de gestion
reposait sur un rapport achat - vente que Caton énonçait ainsi : « acheter le moins
possible, vendre le plus possible ».Achats et ventes, entrées et sorties, faisaient seuls
2. Sur ce débat, cf. M. Godelier, Introduction de Lessystèmeséconomiquesdans l'histoireet dans la
théorie, Paris, 1974, et Horizon, trajets marxistesen anthropologie,Paris, 1977; L. Capogrossi,A.Giardina, A Schiavone,Analisimarxistae societàantiche,Rome, 1978; A.Schiavone,« Lastrutturanascosta.Una grammatica dell'economia romana», StoriaromanaIV, Turin, 1989, p. 7-69.
3. En 1977, D.C. North publie son premier essai pour appliquer la théorie des transactioncost
analysisà l'interprétation des sociétés antiques dans « Marketsand Other Allocation Systemsin
History : the Challenge of Karl Polanyi», Journal of European EconomieHistory, 1,1977,
p. 703-716.Contra, M. Silver, « KarlPolanyi and Markets in the Ancient Near East: The Chal-
lenge of the Évidence», TheJournal of EconomieHistory,43, 1983, p. 795-829.
Jacques Annequin
11
l'objet d'une comptabilité monétaire. Cette logique de gestion faisait apparaîtrerentables des exploitations qui pourraient en termes de gestion comptable sembler,
au contraire, peu intéressantes4.Plus récemment, non plus en Italie mais en Egypte romaine, D. Rathbone a
étudié l'organisation et la gestion d'un vaste domaine situé dans le Fayoum 5. Ce
domaine était organisé en unités de production relativement autonomes. Le régisseuren charge d'une unité produisait des pièces comptables élaborées qui organisaientdes données de base chiffrées. Ces documents qui témoignent d'un réel souci de
sincérité et d'exactitude étaient envoyés à l'administration centrale qui pouvait -selon D. Rathbone - conduire une vraie politique de gestion même si elle n'était
pas essentiellement tournée vers l'échange, le vin constituant la principale cash
crop. Dans ces conditions peut-on parler, avec Rathbone, de rationalité économiquedès lors que « les choix faits répondent à un calcul de rentabilité et vont dans le sens
de la maximalisation des gains, de la réduction des coûts, de la minimisation des
risques » ? Une récente étude de G. Minaud montre bien que si le corpusdocumentaire établi par D. Rathbone constitue « un riche et solide échantillonnagede procédures managériales », que si « l'organisation comptable mise en œuvre [.]était cohérente et assimilable à une comptabilité générale », que si cette comptabilitéattentive pouvait approcher une comptabilité de gestion, elle supposait l'existence
d'une main-d'œuvre productive non servile dans un environnement très monétisé.
Chacun sait en effet, les problèmes spécifiques posés par la gestion d'une force de
travail servile et/ou dépendante pour une prise en compte des éléments d'actif, pourl'estimation du coût du travail et, plus généralement, de la valeur des biens. Si on est
plus sensible que Rathbone à la persistance d'un contexte social traditionnel : main-
d'œuvre dépendante ou liée par des contrats très coercitifs, intervention limitée de
la commercialisation, caractère encore archaïque du crédit, paiement des soldes à la
fois en nature, services et en espèces. on peut penser avec J. Andreau et
J. Maucourant que cette comptabilité servait plus de moyen de surveillance que de
base pour une cost calculation. De toute façon existaient, nous l'avons vu, d'autres
modes d'organisation de la production à partir de domaines considérés comme des
centres de profit autonomes, utilisant une main-d'œuvre servile mais aussi des
travailleurs rémunérés et répondant à l'évidence à une autre logique des gestion. Et
« rien n'autorise - selon G. Minaud - à qualifier un de ces deux modes d'organisationde plus rationnel que l'autre. Ils correspondaient à des moyens, des stratégies et des
objectifs de gestion patrimoniale différents » 6. La question demeure donc posée.
4. A.Carandini, Schiaviin Italia. Gli strumentipensanti dei Romanifra tarde Repubblicae medio
Impero,Rome, 1986, et « Columella'sVineyard and the Rationality of the Roman Economy»,Opus,2, 1, 1983, p. 174-204.
5. D.Rathbone, EconomicRationalismand Rural Societyin the Third CenturyA. D. Egypt: the Hi
HeroninosArchiveand theAppianusEstate,Cambridge, 1991; « Accountingon a Large Estate inRoman Egypte dans AccountingHistory: SomeBritishContributions,Oxford, 1994; «EconomicRationalismand the Heroninos Archive", Topoi,12-13,1,2005,p. 261-269. Pour une autre inter-
prétation de la mise en exploitation des domaines ruraux en Egypte romaine répondant à une« stratégie de sécurité » cf. D.O. Kehoe, Managementand Investissementon Estates in Roman
Egyptduring the Early Empire, Bonn, 1994.
6. C/.[p. Minaud, «Rationalité modulable des comptabilités »,DTopoi,loc. cit. (2005),[JJ.271-281 ;[]. Andreau et J. Maucourant, «A propos de la rationalité économique dans l'Antiquitégréco-romaine.Une interprétation des thèsesde D. Rathbone(1991)»,Topoi,9, 1, 1999,p. 47-102,et J. Andreau, «La modernité du domaine d'Appianus», Topoi,loc.cit. (2005), p. 305-309.
Sur l'économie grecque et romaine
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Pour donner toutes ses chances au débat, il semble toutefois raisonnable d'analysercette gestion qui utilise la comptabilité simple (et ignore donc la comptabilité à
double entrée), en fonction d'institutions spécifiques à l'Antiquité, au sens où North
définit les institutions : « des contraintes humaines qui organisent les interactions
politiques, économiques et sociales »et d'être particulièrement attentif à ces spécificitéset à leur pesanteur.
Marchands, hommes d'affaires et marchés
La pensée de Hasebroek, qui n'est plus guère suivie aujourd'hui, a cependantintroduit les grands thèmes de la réflexion sur le commerce en Grèce ancienne puisdans le monde méditerranéen en général, autour de deux idées :
- Les commerçants, du moins en Grèce, développent un kapitalloser Handel
dépendant de créanciers dans une société de rentiers. Dans ces conditions, ils ne
sont pas en mesure d'exercer, dans différents domaines, une influence notable.- Ils sont pour l'essentiel des étrangers dans une Cité qui, s'intéressant d'abord
aux citoyens producteurs et consommateurs, ne conduit pas de politique commerciale.
En effet, si la Cité veille jalousement sur son approvisionnement, elle ne cherche
pas, pour autant, à jouer un rôle dans les activités commerciales. 4
En fait, diverses études ont montré que les pratiques des commerçants étaient
très réglementées : déclarations devant les autorités portuaires, contrats de prêts,éléments de comptabilité, lettres d'accréditation, identification de l'équipage et des
passagers, permettaient de suivre le mouvement des navires et le parcours des
cargaisons. Et ce, même avant la période hellénistique qui, selon Hasebroek,
introduisait, en ce domaine, une rupture importante.Si partout dans le monde grec prévalait l'agriculture permettant
l'autoconsommation familiale et locale, existaient aussi des centres de production
spécialisés dans l'artisanat comme dans l'agriculture. Jouait alors le prix du marché
qui, en retour, déterminait, dans ses variations, l'offre elle-même. Si la segmentationdes circuits, la multiplicité des marchés, permettaient aux réseaux locaux d'être
moins sensibles à la variation des prix, le marchand avait toujours la possibilité de
développer des comportements d'anticipation en orientant sa cargaison vers des
ports où pouvaient se dégager les profits les plus importants (la main invisible du
marché !)Et, de fait, les oscillations des prix du grain pouvaient être fortes selon les
besoins que ressentaient ces marchés. Mais les cités avaient aussi la possibilité de
négocier les prix, de faire pression sur les marchands, de passer des accords
internationaux pour s'assurer une réciprocité d'avantages ; elles pouvaient jouer aussi
sur le prélèvement de taxes.
Au total se dessine un monde de l'échange caractérisé par la multiplication des
réseaux, liée à la dissémination des cités, par des situations localement très diverses,
par une coupure franche entre production et commercialisation 7.
Lespace des échanges dans le monde romain se lit à une tout autre échelle et se
modèle différemment selon les époques, même si, et nous nous en tiendrons à cette
remarque, la recherche récente remet en cause la vision traditionnelle d'un empire
7. Cf. A. Bresson, La cité marchande,Bordeaux, 2000, et G. Reger, «Aspects of the Role ofMerchantsin the PoliticLife of the HellenisticWorld», dans Mercantie politicanel mondoantico,Rome, 2003.
Jacques Annequin
-13
tardif souffrant d'une économie déclinante avec régression des échanges et étiolement
de la civilisation urbaine, d'une économie dirigiste avouant de réels problèmes de
« décommercialisation ». En fait, nous ne serions pas en présence d'un state
administered trade et se maintiendrait un commerce libre dans un système assez
traditionnel où l'État assume d'abord ses besoins prioritaires- en usant certes, de
moyens autoritaires - mais en laissant libre cours aux agents économiques 8.
Ces remarques faites, il semble qu'il convient de distinguer dans les termes les
mercatores, les marchands, des negociatores, hommes d'affaires, prêteurs d'argent
qui ont pu peser plus significativement sur les pouvoirs publics. C'est d'ailleurs dans
le domaine financier et dans celui de la banque que l'État intervient le plus volontiers.
Pour faire face à ses besoins prioritaires constants, il peut multiplier ses interventions
qui ont sans doute des conséquences économiques importantes mais n'en constituent
pas, pour autant, une politique de développement des échanges qui restent dans la
sphère privée. Pour reprendre la formule de J. Andreau, « Le droit romain a, de
façon significative, discipliné les institutions commerciales sans élaborer de droit
proprement commercial » 9. La notion de marché devrait dès lors, être pensée à
partir du seul secteur commercial et séparée des formes diverses de la production et
des interventions financières et bancaires. H.W. Pleket conteste cependant cette
interprétation : il faitremarquer que la non-intervention - si elle existe - relève, en
soi, d'un choix délibéré de l'Etat et qu'il n'est guère possible de ne pas tenir comptede la nature diverse d'interventions qui ont des conséquences évidentes dans le
champ de l'économie en général et du négoce en particulier : politique d'occupationdes terres, d'emploi de la Plebs romana dans des grands travaux, mesures
d'approvisionnement, prélèvement des taxes. Pleket montre par exemple qu'à
Éphèse, en 17 av. J.-C., la taxe est modifiée : moindre pour l'exportation que pour
l'importation, elle permet de favoriser la vente des esclaves vers l'Italie. Selon lui,
non seulement Éphèse n'est pas victime d'un gouvernement parasitaire mais les
échanges y sont favorisés par son intégration dans des réseaux commerciaux plus
larges 10.
Enfin, il importe de tenir compte de la place au sein de l'organisation sociale,
de l'échange et de ceux qui en font métier. On connaît sur ce point Yopiniocommunis
sur la prégnance de l'idéologie antichrématistique chez les Anciens. On sait aussi
que M. Weber en faisait un des éléments qui permettent de distinguer les capitalismesancien et moderne. Des recherches récentes conduisent à se demander si vraiment
les valeurs de l'élite s'imposaient à l'ensemble de la société y compris à ceux quifaisaient du négoce. Si on a pu envisager avec des arguments sérieux que les
8. J. M.Carrié, «Les échangescommerciauxet l'État antique tardif», dans Économieantique,op.cit. p. 175-211,et E. Lo Cascio, «Mercatolibero e "commercioadministrato" in età tardo-antica»,dans Mercantie politica, op. cit.
9.0. Andreau, «La cité romaine dans ses rapports à l'échange », dans Économieantique,op.cit.
p. 85-98; "Lescommerçants,l'élite et la population romaine à la fin de la RépubliqueIIIe-Iers. av.
J.- C. » dans Mercantie politica,op.cit. et «Sur le choix économiquedes notables romains», dansMentalitéset choixéconomiquesdes Romains,Bordeaux, 2004, p. 71-85.
10.[JL W.Pleket, « TheRoman Estate and the Economy: the case of Ephesus», dans Économie
antique,op.cit., p. 115-126; Th. Movrojannis,«Italiens et Orientaux à Délos: Considérationssur"l'absence" des negociatoresromains dans la Méditerranée orientale », BCH,Supplément41, Paris,2002, p. 163-179et J. France,«De Burmannà Finley: les douanes dans l'histoire économiquede
l'Empire romain», dans Économieantique, op. cit., p. 127-153.
Sur l'économie grecque et romaine
- 14
negociatores et ceux qui négocia habent pouvaient posséder une mentalité spécifique,
étrangère à celle de l'aristocratie, on peut se demander sérieusement si celle-ci pouvait
prétendre au statut d'idéologie, sans même parler d'idéologie dominante. S'agit-il,en adoptant la terminologie de F. Braudel, de capitalistes « neutres » - la fameuse
«éponge imbibée d'argent »- ou au contraire de capitalistes « actifs » qui investissent
cet argent dans leurs affaires ? Sont-ils des marginaux ou des «bourgeois » potentiels
prêts à partager les idées et les valeurs des aristocrates ? Les negociatores ont-ils mis
en place la recherche du profit maximum dans « un marché imparfait » allant dans
leur infatigable activité, à l'encontre de l'honestum-otium ? Les Trévires, étudiés par
J. France, sans doute proches des negociatores, ont-ils exposé des valeurs, défendu
un mode de vie, voire émis un message éthique sur des représentations sculptéesexaltant les mérites du travail ? Ces interprétations, bien sûr discutées, remettent en
tout cas en cause quelques idées reçues et renvoient, pour le questionner, à un des
thèmes chers à M. Weber n.
RETOURS ET RELECTURES : WEBER ET POLANYI
Le renouveau d'intérêt pour l'oeuvre de M. Weber s'explique aisément dès lors
que la recherche socio-économique fait référence à un certain nombre de notions
présentes dans son œuvre comme celles de capitalisme, de capital, de calculabilité,de rationalité. De plus, la publication de la MaxWeberGesamtausgabe permet au
lecteur d'échapper au maquis de textes longtemps mal publiés et souvent de façon
fragmentaire, de mieux cerner l'évolution de sa pensée, de mieux fixer les incertitudes
persistantes 12.
Renonçant à catégoriser les économies, Weber a adopté une attitude historicisante
qui lui permet de suivre une évolution (un progrès ?) vers la forme la plus évoluée du
capitalisme, vers le marché autorégulé. De ce fait, les sociétés anciennes sont souvent
qualifiées par leurs « manques » par rapport à un modèle. Cette incomplétude des
économies précédant le capitalisme du xixe siècle, du moins par rapport à un modèle
présupposé, pose d'ailleurs un réel problème méthodologique à l'approchewébérienne.
En 1909, M. Weber, dans les Agrarverhaltnisse, énonce les obstacles à un
développement capitaliste dans les sociétés anciennes ; parmi les dix facteurs retenus,
deux interviennent à des niveaux essentiels : l'esclavage qui empêche une exploitation
plus rentable du travail, le développement de la « précision comptable » et, bien sûr,« l'absence de toute transfiguration éthique du travail accompli en vue d'un gain ».
Ces blocages renvoient naturellement à la définition que Weberpropose du capitalisme
qui atteint son maximum de rationalité formelle avec la liberté du travail et qui, dans
un contexte de comportements économiques favorables, rend possible une gestionrationnelle. En effet, selon Weber, l'activité économique est formellement rationnelle
dans la mesure où elles se prête à la calculabilité ; l'usage de la comptabilité en partie
j
11.[K. Verboven,« Mentalitéet commerce.Le cas des negociatoreset de ceux qui negociahabent:une enquête préliminaire», dans Mentalités,op. cit. p. 179-197; J. France, «Les monumentsfunéraires et le « capitalisme» des élites trévires,ibid.p. 149-178.
12. Économieet sociétédans l'Antiquité,[Introduction de H. Bruhns, 1999-2001; A Schiavone,Ehistoirebrisée,la Romeantiqueet l'Occidentmoderne,Paris, 2003. Cf. aussi, » Sociologie écono-
mique et économiede l'Antiquité.A propos de MaxWeber», CRH,34, 2004.
Jacques Annequin
-15
double apparaissant comme un véritable indice de rationalisation économique. Dès
lors, l'absence de ce type de comptabilité témoigne pour l'Antiquité de la non-séparationentre patrimoine et capital d'entreprise et marque l'archaïsme de ce mode de gestion.
Comment interpréter cette approche ? Weber admet-il, pour l'Antiquité, une
rationalité relative ou, considérant les « manques » par rapport à une économie
capitaliste seule rationnelle, la renvoie-t-il dans une sorte « d'en-avant » ? Cette
ambiguïté n'est pas étrangère au débat actuel qui insiste toutefois sur l'apparitiontardive et dans des domaines limités de la comptabilité double et fait remarquer
qu'on ne saurait qualifier de non rationnel un système comptable tout simplement
adapté à des contraintes spécifiques. Les travaux de H. A. Simon sur la bounded
rationality montrent qu'on peut utiliser rationnellement les outils et informations
dont on dispose sans pour autant définir une stratégie totalement rationnelle. La
rationalité d'un comportement apparaissant plus facilement douteuse à un observateur
éloigné de son sujet par le temps Il.
En ce domaine, le retour à Weber éclaire les présupposés d'un débat actuel, les
logiques de certaines relectures mais aussi leurs limites.
Si M. Weber a été trop longtemps méconnu des antiquisants, K. Polanyi et ses
interprétations ont connu un très grand succès relancé, il faut le dire, par la lecture
qu'en faisait M. I. Finley dans son Economie antique. Refusant de faire du capitalismeun modèle référenciel, Polanyi s'efforçait, à partir de l'étude de cas, de cerner la
spécificité des économies anciennes. Lapparition d'un marché autorégulé étant liée
selon lui, à la transformation en marchandises de la terre, du travail et de l'argent, il
se refusait à projeter sur les sociétés anciennes des concepts propres aux sociétés
capitalistes, à considérer que l'économie y avait acquis une existence en soi, une
sorte d'autonomie 14.Il chercha donc à dégager des modèles généraux d'intégrationde l'activité économique, retenant trois patterns, la réciprocité, la redistribution,
l'échange. Dans ces sociétés l'économie restait embedded, immergée, encastrée, dans
des institutions politiques et religieuses en particulier.Alors que se développe une socio-économie dynamique, les thèses de Polanyi
font l'objet de diverses relectures. Lune des plus intéressantes nous paraît être l'étude
de la place particulière qu'occupe la Cité grecque dans les mondes anciens. La Cité
développe, nous l'avons vu, une vaste activité d'échange autour d'une série de marchés.
K. Polanyi avait du reste bien perçu le problème posé par cette spécificité et avait
supposé qu'à un moment donné - il hésitait sur le moment - l'économie y avait été
« désencastrée ». A. Bresson et R. Descat ont clairement « recadré » la question en
montrant que le marché, dès le haut archaïsme, est indissociable de la Cité elle-
même. Les échanges s'y effectuent par des transactions libres entre partenaires
économiquement égaux et répondent, au moins en partie, au jeu de l'offre et de la
demande 15. Simple exception ou entorse significative au schéma d'ensemble
polanyien ? La réponse ne paraît pas faire de doute.
13. H. A. Simon, Modelsof Man.Socialand Rational MathematicalEssayson Rational HumanBehaviorin a SocialSetting,NewYork. Londres. Sydney,1957.
14.Un ce sens,il partage lesvuesde Marxmais il ne retient pas sa théorie de la valeur-travailet, dece fait,est peu sensibleaux contradictionséconomiquesinhérentesau capitalisme.Il préfère mettrel'accent sur ce qui lui paraît être l'élément nouveau, caractéristique du capitalisme, le marché
autorégulateur.15. A. Bresson,Q<Économieet institution. Bilan critique des thèses polanyiennes et propositionsnouvelles », dans Autourde Polanyi,Paris,02005, p. 97-111, et R, Descat, « Remarquessur lanaissancedu marché en GrèceUrchaïque»,gW. p. 234-245.
Sur l'économie grecque et romaine
- 16
Enfin, sans nous engager dans une discussion qui nous emmènerait trop loin,
on peut remarquer, comme le faisait d'ailleurs Polanyi, que ces fameuses institutions
se retrouvent avec des variables dans toutes les sociétés parce qu'elles sont
inextricablement liées à la logique économique. F. Braudel, s'il critiqua la distinction,
opérée par Polanyi entre Trade et Market, reconnaissait aux institutions comme du
reste au marché une double dimension économique et sociale. Au-delà, on retrouve,
bien sûr, les propositions de D. C. North et R. P.Thomas sur le rôle des institutions. 16.
Encore faut-il se souvenir de la remarque qu'en 2004, sous le titre Rationalité
économique ou comportements socio-économiques, J. Maucourant, évoquant le souci
de dépasser les termes de cette ancienne querelle, exprimait ainsi : «.11 serait sans
doute problématique de vouloir dépasser ces vieux débats en utilisant simplementcertains acquis récents de la science économique. En effet, ceux-ci sont à la fois
contestables et contestés. Et il est fort possible que les découvertes des historiens
constituent une véritable épreuve de vérité pour certains concepts économiques. » 17
Encore faut-il ne pas se contenter d'utiliser un langage nouveau pour habiller des
pensées anciennes.
Si l'intérêt des relectures récentes parfois critiques, voire très critiques, de
M. Weber et de K. Polanyi est évident, il faut reconnaître qu'elles ne permettent
guère de dépasser ce qui peut apparaître comme un véritable blocage 18.
Blocage perceptible à la lecture du dossier publié récemment sous le titre «Autour
de la rationalité antique » qui reprend des thèmes bien connus et évoque à nouveau
les interprétations de D. Rathbone. Dans cet échange écrit, le débat devient parfoisvif dès lors que les interprétations des uns et des autres sont suspectées de reposersur des présupposés inavoués : le néo-institutionalisme ne serait-il pas qu'un « return
ticket to finleyism » et l'approche de Rathbone qu'un « return ticket to Rostovtzeff » ?
Même le discours sur la rationalité semble s'épuiser : faut-il suivre Rathbone dans ses
hésitations sémantiques entre « economic rationalism » et « economic rationality »
ou renoncer à utiliser le concept de rationalité « plus nuisible qu'utile » (J. Andreau) ?
Dans ces conditions, le débat se contente d'apporter des nuances, de dessiner une
Antiquité aux modèles économiques divers, d'insister sur l'existence d'espaces
économiques différents 19.
C'est peut-être en cherchant les raisons de ce blocage qu'on peut espérer le
dépasser mais il n'est guère possible d'aborder ici un problème si complexe. On
peut cependant remarquer que nous sommes en présence d'un choix épistémologiquevolontaire mais aussi inspiré par l'environnement actuel. Focaliser la recherche sur
les problèmes du marché, de la rationalité économique, de la calculabilité pour
penser l'économie antique et la qualifier, c'est aussi laisser dans l'ombre les travaux
sur la valeur et le travail, en particulier dans la tradition de Marx, c'est oublier les
propositions, déjà anciennes, de l'anthropologie économique qui mériteraient d'être
16.The Riseof the WesternWorld.A NewEconomieHistory,Cambridge, 1973. et D. C. North,Institutions,Institutional Changeand EconomicPerformance,Cambridge, 1990. Il faudrait men-tionner ici les recherchesdu groupe MAUSS,en vérité assezéclatéesqui nous paraissent renvoyeràdes formationssocialesplus archaïqueset échapper à l'espaceet à la période historique ici pris en
compte.17.Cf.les propositions de A.Bressondans La citémarchande,op.cit., qui, cependant, à ce jour, nesont guère reprises.18. Mentalités,op. cit., p. 227.19. Loc.cit., Topoi,2005.
Jacques Annequin
17
sérieusement revisitées, c'est tout simplement se priver d'autres chemins de la
recherche. C'est ainsi qu'on peut regretter l'abandon de certains concepts. Prenons
un exemple : examinant « les systèmes institutionnels » qui organisent la vie sociale
(la politique, l'imaginaire, ceux qui règlent la reproduction des hommes et ceux qui
gèrent la reproduction matérielle), A. Bresson évoque à juste titre les travaux de
M. Godelier -qui, en réalité, a fait plus que « soupçonner » l'importance de la
reproduction d'un système institutionnel - mais il affirme, à tort, que celui ci
l'envisage « dans le cadre d'une analyse marxiste en termes d'infrastructure et de
superstructure. sans l'articuler spécifiquement avec l'économie comme moyen de
reproduction matérielle du système »20. En fait, Godelier pose le problème en termes
de rapports sociaux, ce qui lui permet de penser en même temps, l'intentionnel et
l'inintentionnel dans une problématique qui ne relève pas de la distinction entre
infra et superstructure. C'est précisément le recours au concept marxiste de rapportssociaux qui lui permet de penser ensembledes institutions que A. Bresson maintient
séparées21.C'est encore ce choix d'une approche privilégiée, voire unidimensionnelle, que
l'on retrouve dans les travaux récents sur l'esclavage qui s'intéressent d'abord aux
institores, ces esclaves gestionnaires ou hommes d'affaires, aux esclaves « managers »22
et oublient par trop quelques questions essentielles : l'esclavage a-t-il constitué un
frein au développement du marché ? 23A-t-il été un obstacle à l'affirmation d'une
gestion rationnelle ? Dans quelle mesure la prise en compte du coût du travail servile
était-elle possible ? Dans quelle mesure l'usure de la main-d'œuvre servile peut-elleintervenir dans l'estimation de l'amortissement des éléments d'actif ? Lutilisation
d'esclaves productifs ne rend-elle pas inexacte l'estimation même de la valeur des
biens ? Les recherches actuelles qui s'inscrivent dans une problématique plus large
que celle de « l'économie esclavagiste »permettront sans doute d'apporter des réponsesnouvelles à toutes ces questions. et à d'autres encore, si, du moins, on veut bien
s'inscrire dans une perspective comparative.Pour toutes ces raisons, il nous paraît essentiel de faire référence in fine à cette
étude de Y.Thomas qui est au cœur des réflexions actuelles et, en même temps, les
dépasse dans la mesure où elle s'interroge sur le travail ou, plus exactement, sur sa
perception chez les juristes romains 24.Partant de l'idée bien connue selon laquelleles Anciens ont du mal « à saisir le travail comme catégorie autonome », interrogeantle très riche corpus des sources juridiques, l'auteur montre comment paradoxalement« la propriété esclavagiste a été un contexte. fructueux pour une élaboration du
travail abstrait. parce qu'elle a contraint à distinguer entre le travailleur lui-même,
qui reste dans la nue-propriété du maître, et ce qui peut en être aliéné sans porter
20.[J\.Bresson, loc.cit., p. 107 et note 24
21.LM.Godelier, op. «<.,[71973).22.Cf.Qabibliographieet les textes réunis par J. Andreau, «Del'esclavagismeaux esclavesgestion-naires», Topoi,9, 1, 1999, p. 103-189.
23.Curieusement,Qaplace de l'esclavagedans la circulationdes marchandisesest fort peu évoquéealors que les études sur les routes de l'esclavagene manquent pas, que les marchés d'esclavessont
parfoisbien connus et que l'esclave,parce qu'il est mobile, induit une première forme de mobilitédu travail.
24. Y.Thomas, «Travail incorporé dans une matière première, travail d'usage, travail commemarchandise. Le droit matrice des catégories économiques à Rome », dans Mentalités,op. cit.,p. 201-223.
Sur l'économie grecque et romaine
-18
atteinte à cette réserve » : son travail. C'est la location des operae qui a permis aux
juristes d'approcher la dimension abstraite du travail. Lesclavage n'aurait donc pasété cet obstacle si souvent mentionné à la perception du travail comme catégorieautonome. Et lorsque les juristes romains « se demandent si la chose rendue après
prestation est celle même que l'artisan a reçue, ou bien une autre - une chose du
même genre à laquelle a été conférée une forme nouvelle. » -, si « le prix payé à
l'artisan. équivaut à ce que la substance de la chose gagne d'avoir été remise en
état. d'avoir été transformée en objet fini. », ne se heurtent-ils pas- comme Aristote
dans l'Ethique à Nicomaque -, au-delà de l'élaboration du travail abstrait, au vrai
problème : celui de la difficile saisie de la forme-valeur du travail ? Simple questionici posée, peut-être un peu « décalée », mais qui ne se pense pas étrangère au débat
actuel.
la pensée34719
L'ÉMERGENCE
DU MARCHE
AU PROCHE-ORIENT
ANCIEN
Michèle
Casanova
L a reconstitution des échanges, des marchés, des valeurs, des
prix ayec leurs traits spécifiques dans les sociétés antiques est une entreprise quiintéresse de plus en plus les chercheurs. Ce chantier connaît d'importantsrenouvellements au niveau des sources, de leurs approches et des problématiques.
Vestiges archéologiques et sources écrites attestent de l'existence d'échanges variés à
moyenne et longue distance entre les civilisations du Proche-Orient ancien et de
l'Egypte. Ces sociétés ont laissé dans leur sillage les plus anciennes sources pourl'étude du développement des sociétés historiques. Les échanges impliquaient alors,d'une part, des États comme l'Egypte et les royaumes de Mésopotamie, de Syrie et
d'Elam qui ont disposé très tôt de l'écriture et où de nombreuses archives ont été
découvertes ; d'autre part des régions comme l'Anatolie, Chypre, le Golfe persique,l'Est iranien, l'Asie centrale, la vallée de l'Indus, la Nubie, l'Egée, les lieux de
production et de circulation de matériaux très prisés en Mésopotamie, en Syrie et en
Egypte comme le lapis-lazuli, l'argent, et l'or.
Nous aimerions mieux connaître les modalités des échanges entre ces
civilisations, tout particulièrement en ce qui concerne les échanges à longue distance
aux IVeet IIIe millénaires. Nous disposons de plusieurs catégories de textes (sumériens,
akkadiens, élamites, ougaritiques, hittites, égyptiens) qui émanent soit des archives
des institutions des États, soit de celles des temples, des grands propriétaires, des
marchands et des artisans. Les textes indiquent que des valeurs symboliquesconcernant les matériaux précieux sont associées au Ille et au IIe millénaire à des
valeurs marchandes en progressive émergence, qui étaient fixées sur la base d'un
rapport avec le métal argent. Les textes qui mentionnent le commerce sont très rares
au IIIe millénaire. Nous sommes mieux documentés au IIe millénaire. Les sources
les plus pertinentes sont celles découvertes à Mari, à Ebla et à Ugarit (Syrie), à Ur,
Larsa et Sippar (Iraq) et à Kanish (Turquie). C'est dans cette perspective que jesouhaite présenter quelques données et observations sur les caractéristiques des
L'émergence du marché au Proche-Orient ancien
20
relations d'échange, de l'émergence et du développement des rapports marchands,
des rapports entre valeur d'usage et valeur marchande, de leurs mouvements du IVe
au IIe millénaires avantJ.-C. dans les sociétés du Proche-Orient ancien.
LES MODALITÉS DES ÉCHANGES, CONTRÔLE DIRECT OU MARCHÉS
INTERMÉDIAIRES ?
Des esquisses de marchés réguliers se sont mises en place à partir du milieu du
Ille millénaire en des lieux comme Mari et Ebla (Syrie), Ur (Iraq), Suse (Iran) et
Dilmun (Bahreïn) et demeurent actifs au IIe millénaire accompagnés alors d'autres
sites comme Eshnunna, Assur et Kanesh. Les chercheurs s'interrogent sur la restitution
des modalités des échanges entre les différents centres du Proche-Orient ancien.
Certains supposent l'existence de réseaux d'échanges à longue distance où les contacts
se faisaient directement par l'intermédiaire d'agents (hauts fonctionnaires, marchands)
envoyés par les pays dits du « Cœur » (Egypte, Syrie, Mésopotamie) dans les territoires
dits de la «Périphérie » (Golfe persique, Iran de l'Est, Asie centrale). Ils s'interrogentsur la contrepartie que recevaient les peuples dans le cadre des échanges. Ils suggèrent
que des biens précieux (lapis-lazuli, chlorite, albâtre, métaux) produits sur les sites
d'Iran et d'Asie centrale étaient échangés contre des produits de Mésopotamie et de
Syrie (céréales, viande et poissons séchés, textiles, bois, cuirs.). Mais les archives
palatialessont assez discrètes sur les exportations éventuellement opérées depuis les
États de Syrie et de Mésopotamie à l'échelle internationale. Cependant certains
documents (lettres, billets comptables) nous renseignent sur les échanges avec les
pays voisins et parfois aussi donnent des indications sur la nature du commerce
international. Ainsi à Mari au début du lIe millénaire, les exportations portent sur le
bétail (bœuf, mouton) et ses produits dérivés, des objets manufacturés, notamment
les étoffes et les bijoux. Lindustrie textile est très développée que ce soit à Ur, à
Babylone, à Assur ou à Mari, les étoffes sont destinées à l'exportation, acquises à bas
prix par des marchands, elles sont revendues ensuite à l'étranger avec profit.
Matériaux précieux et échanges à moyenne et longue distance
La circulation des matériaux destinés aux objets de prestige occupait une placeessentielle dans les échanges à moyenne et longue distance entre les sociétés du
Proche-Orient ancien. Le lapis-lazuli, la cornaline, la turquoise, la calcite, l'améthyste,la stéatite, l'or et l'argent, l'ivoire, la coquille, le bois. se rencontrent de l'Inde à la
Méditerranée. La diffusion de ces matériaux soulève dès lors le problème de leur
circulation. En effet les gisements ne se rencontrent pas partout et les ateliers n'ont
été identifiés que dans certaines régions. La plupart des sources de ces matériaux
n'étaient présentes, ni en Mésopotamie du Sud, ni dans la vallée du Nil en Égypte
qui sont pourtant les principaux centres consommateurs. Le lapis-lazuli venait
d'Afghanistan, l'or et l'améthyste de la Nubie, l'argent d'Anatolie et de la mer Égée.La calcédoine (en particulier la cornaline) découverte sur les sites du Proche-Orient
était originaire de la vallée de l'Indus et du Gujarat en Inde. La turquoise venait
d'Iran ou d'Afghanistan tandis qu'en Egypte, la cornaline provenait des déserts de
l'Est et la turquoise du Sinaï. Leur apparition sur les sites archéologiques ne commence
guère avant la fin du néolithique et semble encore limitée au Ve millénaire. Leur
circulation est inséparable du développement de l'État et des sociétés hiérarchisées
Michèle Casanova
21-
à la fin du IVemillénaire. Leur présence se développe à l'âge du bronze dès le milieu
du Ille millénaire et se poursuit à l'âge du fer. Leur possession était généralementrestreinte aux palais, aux tombeaux des élites et aux temples. Ils avaient une forte
valeur d'usage de type symbolique dans ces sociétés. C'est en liaison avec des
transformations sociales et culturelles que nous discernons encore mal que les peuplesdu Proche-Orient et de l'Egypte, entre le néolithique et le IIIe millénaire, ont été
conduits à cristalliser sur certains matériaux comme le lapis-lazuli et l'or les systèmesde valeurs symboliques et économiques qui résultaient de l'évolution des rapportssociaux. La valeur de ces matériaux tenait sans doute aussi au labeur nécessité parleur long acheminement.
Les textes évoquent, à partir de la fin du Ille millénaire, les différents matériaux
précieux, leur qualité, leur travail, leurs utilisations, les symboles liés à leur couleur
et à leur pouvoir magique mais beaucoup plus rarement leur origine, leur mode
d'importation, leur valeur, leur prix 1.Ils révèlent que le contrôle de la circulation
des matières précieuses dans les palais était très strict. Les archives du palais d'Ebla
(Syrie) au XXIVesiècle av. J.-C. notent que les matières précieuses font l'objet d'un
mode de gestion et d'inscription sur les registres du Palais profondément différent
de celui des autres denrées, car elles sont placées à la discrétion du souverain. A
Mari, sous le roi Zimri-Lîm (1775-1760 av. J.-C.) les matériaux précieux sont stockés
sous la responsabilité de hauts fonctionnaires dans des coffres formant un trésor
itinérant qui suit le roi dans ses déplacements2. Nous voyons ainsi que les objets
façonnés dans ces matériaux précieux, comme le lapis-lazuli, ont une très forte valeur
d'usage, qui ne renvoie ni aux nécessités de la consommation de subsistance, ni à
celle des activités guerrières. On les qualifie parfois de « biens superflus ». Cette
notion marquée d'anachronisme n'a guère ici de portée explicative opératoire. Cette
valeur d'usage est d'ordre symbolique. Elle s'inscrit dans le mouvement des échanges,
y compris dans ceux qui deviennent aussi des rapports marchands.
Les processus du commerce à l'échelle locale et régionale
Des textes découverts notamment en Syrie, à Mari, Emâr et Ugarit nous infonnent
surtout sur les processus du commerce à l'échelle locale et régionale. Ils sont peu
loquaces sur le commerce à longue distance. Les archives du palais de Mari nous
donnent à voir les modalités des échanges de ce royaume au début du IIe millénaire
av. J.-C. Un commerce 3 apparemment régulier concernait des denrées comme l'huile
(olive, sésame), le vin et le bois. Le vin et les céréales sont issus de la production
locale, de cadeaux et d'achats mais aussi de taxes versées par des grands dignitaires.Lhuile d'olive nécessite des importations régulières depuis les rivages méditerranéens
situés plus à l'ouest. Le vin consommé est issu de la production locale, mais il
provient aussi de prélèvements de taxes, de cadeaux (comme ceux envoyés à Babyloneet en Elam) et d'achats effectués surtout à l'ouest dans le Yamhad et à Carkémish.
Ainsi voit-on qu'une jarre de vin qui coûte 36 grains d'argent à Carkémish voit son
prix passer à 72 grains d'argent dans le secteur de Saggarâtam, pour atteindre 1/2
sicle d'argent à Mari. Le bois est très présent dans les archives royales, environ une
1. André-Salvini1995 : 81 ; Michel 1999: 401.
2. Michel 1996: 395; Michel 1999: 410-411.
3. Michel 1996: 387-390.
L'émergence du marché au Proche-Orient ancien
-22
trentaine d'essences sont en usage pour la construction et le mobilier. On importe
beaucoup de bois surtout depuis l'Ouest (cèdre, cyprès, myrte) notamment de Qatnaet essentiellement de Carkémish. On trouve rarement mention de bois importé de
l'est du Proche-Orient par exemple de Meluhha (localisé sur le rivage au sud de
l'Iran ou du Pakistan). Il existe un commerce ponctuel de certaines marchandises
comme les grains (orge, sésame) et l'étain. Les céréales proviennent de la propre
production du palais de Mari, des taxes acquittées en céréales par de grands
propriétaires ou des achats effectués dans le royaume 4. Les achats de céréales à
l'extérieur du royaume se font à Emâr, à Carkémish et dans le Yamhad. Le prix du
grain, qui est de 3 sicles d'argent pour 1ugar à Emâr, peut augmenter jusqu'à 5 sicles
pour la même quantité de céréales à Mari. A la lumière des textes syriens du
IIe millénaire, il apparaît que l'essentiel des échanges qui sont attestés par les archives
palatiales concernent un commerce qui est interne aux royaumes considérés, ou
bien local. Les textes de Mari nous indiquent, on l'a vu, que des cités comme Assur,
Eshnunna mais aussi Emâr et Carkémish étaient des places de marché importantes
pour les métaux ou bien encore l'huile ou les bois. Toute marchandise destinée à la
vente à Mari est l'objet de la taxe commerciale (le miksu) qui frappe aussi les
marchandises en transit. Le prélèvement qui est opéré sur la cargaison des bateaux
correspond à 10 à 20 de la valeur du chargement. La taxe est versée en argent ou
en nature5.
Commerce, marchés, relais à l'échelle internationale
Des données textuelles et archéologiques indiquent que des articles, exportés
depuis des pays hors du contrôle des souverains d'Egypte et de Mésopotamie, comme
le cuivre de Chypre et d'Oman et le lapis-lazuli d'Afghanistan, parviennent dans ces
centres de pouvoir. Il est fait allusion ponctuellement dans les textes aux lieux où
l'on se procurait des denrées exotiques (comme l'Elam pour l'étain ou le lapis-lazuli)mais très peu à la façon dont ces produits y étaient acheminés depuis les lieux de
production situés plus à l'est. La difficulté rencontrée ici est liée au manque cruel de
sources écrites découvertes dans les régions de production et de transit de ces biens :
l'Iran de l'Est, l'Asie centrale, la vallée de l'Indus, le Golfe persique. Nous voyons
que dès le Dynastique archaïque III (2600-2350 av. J.-C.), un commerce maritime
paraît établi entre les cités de Sumer et celles des rives du Golfe persique. Des liens
sont attestés entre les États de Lagash et de Dilmun dès le règne d'Ur-Nanshé6.
Dilmun (identifié avec Bahreïn) semble être déjà une place de transit entre le paysde Sumer et les territoires à l'est du Golfe persique. A l'époque d'Akkad (2350-2200),des liens directs sont attestés avec Dilmun, mais aussi avec Magan (identifié avec
l'Oman) et Meluhha (localisé quelque part sur les côtes du sud de l'Iran ou dans la
vallée de l'Indus), une inscription du roi Sargon indique la venue de bateaux de ces
contrées dans le port d'Akkad7. Des perles et des sceaux découverts à Bahreïn et en
Mésopotamie illustrent l'existence de contacts avec la civilisation de l'Indus. A la fin
du IIIe millénaire, la Mésopotamie entretient toujours des rapports avec Magan et
4. Michel 1996: 393, 418.
5. Kupper 1982 : 163-164.
6. Sollberger & Kupper 1971 : IC3a, 44.
7. Sollberger & Kupper 1971: IIAlb, 97.
Michèle Casanova
23
Meluhha. Le lapis-lazuli permet de restituer un des plus anciens réseaux d'échangeà longue distance.
En effet, des sites comme Sarazm (Tadjikistan), Mundigak (Afghanistan) ou
Shahr-i Sokhta (Iran) au IIIe millénaire sont tout à la fois des centres importateurs de
lapis-lazuli depuis les gisements d'Afghanistan, mais aussi des lieux de fabrication
d'objets de prestige et des centres exportateurs de pierre bleue vers Suse (Iran). Des
cités comme Ur et Uruk (Iraq), Mari et Ebla (Syrie), étaient aussi des centres quiavaient un rôle actif dans la circulation du
lapis-lazulien Mésopotamie et en Syrie et
dans son acheminement vers le Levant et l'Egypte, tout en assurant une fabrication
pour la clientèle locale. Au IIe millénaire, Suse (Iran), Dilmun (Bahreïn), Ur,
Eshnunna, Larsa, Assur (Iraq), Mari, Emar (Syrie) semblent avoir fait partie des
places de marché où l'on se procurait les marchandises. Les réseaux d'échange (etles marchés qui leur étaient liés) semblent avoir été constitués d'une série de relais et
donc de marchés intermédiaires entre les différents centres de civilisation, plutôt
qu'avoir été opérés par des contacts directs entre les envoyés d'Egypte, de Syrie ou
de Mésopotamie et les territoires d'Iran de l'Est ou d'Asie centrale.
L'ORGANISATION DU COMMERCE, LE MARCHÉ ET SON RÔLE
Commerce privé et commerce du palais
Nous disposons de peu de textes évoquant le commerce au IIIe millénaire.
Cependant les archives d'Ebla 8 témoignent de la place importante des foires et des
marchés au XXIVesiècle av. J.-C. Michel9note que les textes de Lagash à l'époque
présargonique distinguent le garash, agent d'État spécialisé dans le commerce
international, du dam. gar (sumérien), marchand ordinaire dont le statut varie, mais
qui travaille généralement pour le palais. A l'époque d'Ur III (fin du IIIe millénaire),
le dam. gar agit pour le palais qui lui donne une commission. Le commerce semble
contrôlé par le palais ou le temple, mais cette vision peut être due au manque de
sources privées. Le marchand mésopotamien, tamkârum (akkadien), voit son statut
évoluer à la fin du IIIe millénaire.
Le commerce privé des Assyriens en Anatolie au xixe siècle av. J.-C.
Au xixe siècle av. J.-C., les marchands de la cité-État d'Assur (Iraq) établissent
un commerce à longue distance par voie terrestre avec l'Asie Mineure où ils vendent
de l'étain et des étoffes en échange de métaux précieux, or et argent, qu'ils rapportentà Assur. Ils créent plusieurs dizaines de comptoirs en Anatolie dont le principal,
Kanish, a livré plus de 22 000 tablettes cunéiformes qui sont les archives privées de
ces marchands. Le commerce des Assyriens en Anatolie est de mieux en mieux
connu de nos jours grâce à un déchiffrement accéléré des tablettes. Les théories de
K. Polanyi sont présentes en assyriologie depuis plusieurs décennies. En effet, en
1957, K. Polanyi publie un chapitre intitulé « Marketless Trading in Hammurabi's
Time », où, en se servant de travaux sur cette documentation il propose un modèle
du commerce archaïque, où, en l'absence de marché, on a un système de « port de
8. Biga 2002
9. Michel 2001 491
L'émergence du marché au Proche-Orient ancien
24
commerce », c'est-à-dire qu'une institution, ici, le kârum de Kanis, administre le
commerce extérieur. Il se base sur des synthèses déjà anciennes fondées sur un peumoins de 500 tablettes. K. Polanyi voulait démontrer l'absence de marché au tempsde Hammurabi de Babylone (xvme siècle av. J.-C.). Il prétendait qu'il ne pouvait yavoir de marché au Proche-Orient ancien, d'une part en l'absence de vestiges
archéologiques d'un tel lieu, d'autre part, en suivant l'assertion de Hérodote selon
laquelle les Perses (au ve siècle av. J.-C.) n'avaient pas de marché 10.Michel" dans
une synthèse récente fort pertinente rappelle que ses théories ont été critiquées dès
les années 1970 par les assyriologues.Le mot kârum désigne le quartier des marchands et la communauté qu'elle
abrite, elle est régie par un système administratif et judiciaire particulier. Le kârum
protège les intérêts de ses marchands contre les abus des fonctionnaires anatoliens
et s'occupe des liens diplomatiques avec les souverains locaux. La communauté du
kârum de Kanis est composée d'Assyriens et d'Anatoliens d'autres localités. Les textes
présentent des marchands (tamkârum) assyriens agissant de manière privée et de
façon totalement indépendante des institutions, bien qu'il existe un certain contrôle
des autorités assyriennes et anatoliennes notamment au moyen du versement de
taxes. Ils sont organisés dans le cadre de firmes familiales à Assur. Il ne s'agit pasd'une fonction officielle, aucun marchand assyrien ne s'intitule tamkârum sur son
sceau personnel. Létain et les étoffes, que les marchands exportent d'Assur en Anatolie
d'où ils rapportent de l'or et de l'argent, sont la raison d'être du commerce des
Assyriens en Anatolie. Ils sont en grande partie réinvestis dans de nouvelles
entreprises commerciales. Létain est acheté, sans doute à Suse, aux Elamites, qui
l'apportent jusqu'à Assur, il est ensuite expédié en Anatolie. Les étoffes sont assurées
d'une part par une importante production locale, mais aussi par des importations
depuis le sud de la Mésopotamie. Autour de 2000 av. J.-C., quelque 15 000 personnesétaient employées dans l'industrie textile de Mésopotamie, elles produisaient des
textiles de qualité inférieure vendus pour l'exportation, ce qui permettait de se procurerde l'argent12.
Les marchands sont à la merci de la variation des prix, mais aussi de l'insécurité
sur les routes, et d'agents commerciaux malhonnêtes. Les prix des denrées varient
selon la saison ou encore selon l'offre et la demande. On observe des fluctuations de
prix de 25 à 50 sur l'étain et les étoffes. Les marchands attendent le bon moment
pour acheter ou vendre, afin d'augmenter leurs bénéfices. Létain acheté à Assur est
vendu le double de son prix en Asie Mineure et les étoffes le triple. Veenhof note que
l'argent fonctionne comme une monnaie dans toutes les acceptions du terme. On le
trouve sous la forme d'anneaux, de torques ou de lingots de poids standards, et son
titre est régulièrement contrôlé par l'office du kârum à Kanis et par l'Hôtel de Ville
à Assur.
Commerce privé et commerce du palais à Mari au xvnf siècle av. J.-C.
Les archives royales du palais de Mari, étant axées sur la gestion des stocks du
palais, ne sont pas très abondantes concernant les activités des marchands. Mais
10. Hérodote 1, 153.11.Garelli 1963; Veenhoff1972; Michel 2001 : 491-492 ; Michel 2005.
12. Waetzoldt1987 : 119.
Michèle Casanova
25
elles mettent en évidence l'indépendance du tamkârum vis-à-vis du palais : il travaille
pour son propre compte et non celui du palais 13.Le marchand ne versejamais au
palais les bénéfices issus de ses activités commerciales, à l'inverse de la situation à
Ugarit où certains marchands agissent pour le compte du roi. Il pratique des
opérations d'achat et de vente de divers produits ; de plus, grâce à des spéculationseffectuées sur le cours de différents produits, il se constitue des capitaux en argent
qu'il réinvestit aussitôt dans des prêts à intérêt. Il joue le rôle de banquier pour des
particuliers, d'autres marchands ou des hauts fonctionnaires en mission pour le
palais à l'étranger 14.Il s'occupe du rachat des prisonniers. Il est libre de circuler et
bénéficie d'une certaine protection sur les territoires traversés en vertu d'accords et
de conventions diplomatiques. Le marchand possède une résidence principale dans
sa ville d'attache, et une autre dans le kârum de la ville où il exerce ses activités. Le
commerce du palais à Mari semble assuré surtout par des missions ponctuelleseffectuées par de hauts fonctionnaires et des chargés de mission, mandatés par le
roi, pour acquérir les biens nécessaires au fonctionnement du palais, comme les
métaux, plutôt qu'à un véritable commerce organisé. Tous ces hauts personnagestraitent souvent avec les marchands au moyen d'emprunts et d'achats lors de leurs
missions commerciales, nous disposons des lettres où ils rendent compte au roi de
leurs démarches. Nous n'avons pas de témoignage de leurs transactions avec les
marchands. Ces hauts fonctionnaires sont, non seulement, en tant que chargés de
mission, les fournisseurs privilégiés du palais, mais ils opèrent aussi pour leur propre
compte en tant qu'hommes d'affaires.
Le marchand est aussi un entrepreneur privé à Eshnunna, à Ur, à Larsa ou à
Mari. Les textes indiquent qu'au début du IIe millénaire, les institutions contribuent
par leur demande souvent importante en matériaux précieux au commerce
international, les marchands semblant totalement indépendants des palais qui ont
recours à leurs services comme intermédiaires 15.Ils sont regroupés au sein de firmes
familiales ou liés dans le cadre d'entreprises commerciales. Le palais apparaît donc
comme un simple client auprès de ces commerçants dont le principal souci est de
vendre au mieux leur marchandise. Certains marchands des kârum paléo-babyloniens
s'occupent de commercialiser les surplus des productions du domaine royal et parfoisdes temples en les convertissant en produits de luxe ou en argent. On voit qued'autres catégories de la population comme les religieuses-nadîtu du dieu Shamash
à Sippar peuvent pratiquer le commerce.
Le marché et son rôle
De nombreux chercheurs font appel à des schémas théoriques pour mieux saisir
les économies à l'aube de l'Antiquité, ils sont issus surtout des études contemporaines,aussi ils nous paraissent bien souvent appliqués artificiellement aux données antiques.Warburton 16fait partie de ceux qui tentent d'écrire une histoire économique du
Proche-Orient ancien et de l'Egypte. Il rappelle àjuste titre que « les interprétations
théoriques ne correspondent pas exactement à l'image du marché que nous donnent
13. Kupper1989 : 89.
14.Michel 1996: 410-422.
15.Michel 2001 : 492; 2005 : 132.
16. Warburton2003a.
L'émergence du marché au Proche-Orient ancien
26
les sources» Il. Il met l'accent sur le coeur du débat théorique quand il rappelle que« le débat, parfois vif, ne porte pas sur la présence du marché, mais sur son rôle » Il.
La question qui fait l'objet de vifs débats est l'importance du marché, et non pas son
existence même. Personne ne conteste l'existence des marchés au Proche-Orient ou
en Égypte ancienne. Les parois des tombeaux égyptiens privés des IIIe et lIe millénaires
av. J.-C. présentent des scènes où des vendeurs proposent leurs produits à des acheteurs
en des lieux spécifiques comme les marchés des « rives » (évoqués aussi dans des
documents écrits) où des biens et des services sont achetés ou vendus. Les textes
nous relatent la présence d'étrangers actifs dans le commerce intérieur de l'Egypteou des royaumes proche-orientaux comme les marchands égyptiens, mariotes, ou
dilmunites impliqués sur des marchés hors des frontières de leur pays d'origine. Le
commerce à longue distance est représenté en Égypte par les marchandises étrangèrescomme le lapis-lazuli.
Selon Michel 19, « le terme akkadien mahîru (sumérien ki. lam) revêt les mêmes
réalités que sa traduction française « marché » ; « Hormis le lieu où sont menées les
opérations commerciales, ce mot recouvre les opérations commerciales elles-mêmes,les taux d'échange des biens et la fluctuation des prix. » Ceterme équivaut à l'expression
« pouvoir d'achat », c'est-à-dire à la quantité de marchandises que l'on peut obtenir
avec une unité de valeur donnée, le plus souvent 1 sicle d'argent20. Le mot akkadien
kâru désigne habituellement le quartier des marchands et la communauté qui y
réside, mais on peut cependant le traduire par « marché » dans certains cas 21.Il
désigne soit un lieu, soit le taux d'échange, le prix, le plus souvent en argent, d'une
unité donnée de marchandises. La conjonction de ces deux notions, le pouvoird'achat (mahîru) et le taux d'échange (kâru), correspond au prix, shîmu, qui se
réfère spécifiquement aux actes de vendre et d'acheter 22. Shîmu, mais aussi mahîru
indiquent ce qui est donné en moyen de paiement pour les denrées.
Le rôle des prix
Les textes écrits et les témoins archéologiques, dès le milieu du IIIe millénaire,
montrent que les échanges de biens sont devenus beaucoup plus importants. La
multiplication des échanges entre des produits aux valeurs d'usage et aux origines
multiples, qu'il faut évaluer et comparer pour les négocier, est à l'origine de la
recherche des moyens d'évaluer en termes homogènes communs la valeur de ces
produits au moment des transactions. Au IIIe millénaire, divers signes semblent
attester de cette recherche et des efforts tâtonnants pour utiliser des marchandises
de grande valeur comme équivalent de portée générale, servant à mesurer la valeur
marchande. Ce sont le plus souvent les matériaux précieux (pierres et métaux) qui
jouent ce rôle. Le roi23 peut vendre une partie de ses richesses en échange de capitauxen or ou en argent ou de matériaux précieux qui lui manquent comme le lapis-lazuli
17.Warburton 2005: 641.
18. Warburton2005 : 636, 640.
19.Michel 2001 : 493; Michel 2005 : 130.
20. Zaccagnini1987-1990: 424; Michel 2001 : 493.
21. Zaccagnini1987-1990: 421.
22.Zaccagnini1987-1990: 424-425; Michel 2001 : 493.
23.Michel 1999: 410.
Michèle Casanova
27
ou l'étain. Les textes nous indiquent qu'en Mésopotamie, en Syrie et en Egypte, c'est
le métal argent qui servait d'étalon pour mesurer la valeur. Largent est nommé dans
les textes les plus anciens, ceux du IVe millénaire, mais il est d'un usage limité. Dès
le milieu du IIIe millénaire av. J.-C., l'argent était ainsi la mesure de toute valeur,
que ce soit les champs, les céréales, les salaires, les vêtements, mais aussi les matériaux
précieux comme l'or, le cuivre, le lapis-lazuli, le cristal de roche.
Dès la seconde moitié du IIIe millénaire et la première moitié du IIe millénaire,
de nombreux documents (inscriptions royales, recueils de lois et édits) présententdes prix de salaires d'artisans, ou de locations d'animaux, et des listes d'équivalencede prix entre les produits distribués en guise de rations, tels l'orge, l'huile et la laine,
et d'autres marchandises 24.Les prix, indiqués dans les inscriptions royales, sont en
général peu élevés, ils semblent véhiculer la propagande royale de la prospérité
économique et ne témoignent pas d'une influence quelconque des rois sur les prix.D'une part, les tarifs proposés par les textes officiels concernent le plus souvent des
produits d'usage quotidien, orge, sésame, huile, laine, et non des denrées
commercialisées dans le cadre du grand commerce, d'autre part, ils ne correspondent
pas aux prix souvent bien plus élevés que l'on voit dans les documents commerciaux.
C'est depuis cette époque que des matériaux comme le lapis-lazuli, l'or, la
cornaline, et la turquoise ont des valeurs spécifiées en argent. Lor et l'argent sont les
principaux moyens de paiement sous Zimri-Lîm à Mari où ils font partie du trésor
royal avec les pierres fines : le rapport entre l'or et l'argent est de 1 pour 4. Largentà Mari, outre son rôle d'étalon de valeur, servait de métal monétaire, tout en constituant
une matière première pour les objets de luxe 25.Avec une valeur commerciale d'au
moins quatre fois celle d'un poids comparable en argent au IIe millénaire en
Mésopotamie, l'or était nettement plus valable qu'aucun autre matériau.
A Ebla au IIIe millénaire av. J.-C., les prix pour le lapis-lazuli étaient trois fois
supérieurs à ceux de l'argent 26. Avec une valeur à mi-chemin entre l'or et l'argent, le
lapis-lazuli paraît être moins important. En réalité, si l'or et l'argent pouvaient être
facilement utilisés dans le cadre de n'importe quel marché, le lapis-lazuli n'intéressait
que l'élite et demeurait plus estimé que n'importe quelle autre pierre fine. Cela se
reflète dans la distribution et les prix. Un compte de Mari sous Zimri-Lîm nous
donne le prix du lapis-lazuli : pour 23 sicles de lapis-lazuli, on paie 46 sicles d'argent,soit un rapport de 2/1, c'est-à-dire que le prix est de 2 sicles d'argent pour 1 sicle de
lapis-lazuli (soit la moitié du prix de l'or). Le lapis-lazuli et l'étain sont négociés
ensemble, soit directement en Elam (à Suse), soit par l'intermédiaire d'Eshnunna,
de Larsa ou d'Ur 27. Rappelons qu'au IIe millénaire, et surtout au Iermillénaire av. J .-
C., tant en Égypte qu'en Mésopotamie, on voit augmenter les objets qui sont des
substituts bon marché pour le bleu du lapis-lazuli, mais les objets votifs royaux restent
faits en pierre véritable 28.Limportation de lapis-lazuli a une finalité essentielle : la
production d'objets dont la valeur d'usage symbolique est inséparable des fonctions
et des significations liturgiques qui sont liées au pouvoir des dignitaires. Le lapis-lazuli est ainsi un témoin remarquable d'une réalité historique et anthropologique
24. Zaccagnini1987-1990: 426; Michel 2001 : 493.
25. Kupper 1982 163-164.
26. Warburton2003b: 106.
27. Kuooer 1982 120- Michel 1999: 209. 310-311. 407.
28. André-Salvini1995 73, 75 ; Casanova 2002 : 186.
L'émergence du marché au Proche-Orient ancien
28-
éclairante : celle de la coexistence entre la domination d'une forte valeur d'usage
symbolique et l'émergence d'une valeur marchande mesurée en prix. Cette valeur
marchande commence à devenir l'autre contenu de ce qu'est une pierre « précieuse »,
c'est-à-dire un matériau recherché et défini par un prix élevé en argent.Warburton 29note qu'un des
arguments fréquemment opposés à l'existence d'un
marché est la continuité des prix en Egypte ancienne où on ne voit presque jamaisde grands changements des prix, sauf pour les prix agricoles (en relation avec les
récoltes). Warburton affirme que les prix sont utiles pour la compréhension du marché,
alors que certains opposants au marché prétendent que lesprix
ne sont pas des prix de
marché, et cela fournit donc la preuve que l'économie de l'Egypte ancienne n'était pasune économie de marché. D'autres chercheurs prétendent que les prix ne suffisent pas
pour établir l'existence des marchés et d'une économie de marché. On constate que les
prix de certaines denrées comme les céréales (selon les récoltes) ou l'étain (selon les
régions) ont pu connaître de fortes variations au Proche-Orient ancien 30.Le prix du
blé était établi en Égypte par un étalon de cuivre et d'argent, ces métaux étaient importésen Egypte, et au moins le cuivre l'était par l'action de marchands privés. Rétablissement
des prix semble directement lié à un marché international.
Si les prix ne sont pas importants, l'unanimité à propos des marchés devrait
suffire, mais l'existence des marchés n'est pas suffisante pour montrer que l'économie
était une économie de marché. Bleiberg observe que les produits échangés n'étaient
que des articles de la vie quotidienne, et que les valeurs étaient exprimées en termes
de céréales, une denrée du quotidien. Cela est tout à fait exact, mais est ce que cela
suffit pour montrer que l'économie n'était pas un système de marché. Certains
chercheurs persistent à penser que le marché n'aurait pas joué un rôle important ou
efficace, même s'il y avait des marchés et un comportement particulier des individus
liés au marché. Ainsi Zaccagnini31, après avoir dit que les données au Proche-Orient
ancien «points to the presence of.. elements. typical of a market pattern of
exchange », en conclut que «for varions and concurrent reasons these elements were
never fully integrated into a true market structure ». Selon Michel Il « la sensibilité
des anciens Mésopotamiens à la fluctuation des prix de même que le calcul de la
valeur marchande d'un objet à partir du coût de sa matière première ajouté à celui
du travail (nîbu à Mari) n'impliquent pas pour autant l'existence d'une véritable
structure de marché ».
Economie palatiale, économie de marché
Notons qu'un débat à propos des théories de K. Polanyi se poursuit aussi chez
les égyptologues. Mais personne ne met en doute, ni parmi les partisans de Polanyi
(Altenmüller, Bleiberg, Janssen), ni parmi ses opposants (Eyre, Warburton) que les
textes et les reliefs témoignent de l'existence du commerce, du marchand, des prixet des marchés. La discussion ne concerne pas l'interprétation des sources mais celle
de l'économie à l'âge du bronze. Warburton 33définit la situation en écrivant que
29. Warburton2005 : 646-647.
30. Joannès 1991: 67-76; Michel 1996 : 391.
31. Zaccagnini1987-1990: 426.
32.Michel 2001 : 493.
33.Warburton 2005 : 632.
Michèle Casanova
29-
« prétendre qu'il y avait un marché dansl'Antiquité
soulève la question de l'efficacité
et du rôle du marché en ce temps-là et en Egypte ancienne ». En effet, certains
auteurs affirment souvent que les économies de l'âge du bronze n'étaient pas des
économies de marché, et que le marché dans l'Antiquité ne fonctionnait pas. Au lieu
de conclure qu'il y avait un marché libre concernant les denrées et le travail, certains
chercheurs ont affirmé que l'État était le seul dirigeant de l'économie, et que le
marché n'était pas pertinent pour comprendre l'organisation économique. Ils
s'appuient sur le fait que les textes des archives palatiales reflètent une « économie
palatiale »où les mécanismes du commerce régional et international ne sont guère
décrits ; nous avons vu plus haut que cette situation s'explique car le commerce est
surtout opéré par des marchands privés dont les archives palatiales se soucient peu.Les palais et les temples jouaient bien évidemment un rôle essentiel dans ces sociétés.
Ce rôle fort de l'État permet à certains de nier l'existence d'un rôle réel du marché.
Selon Warburton, cette « économie palatiale » participait à une « économie de
marché internationale » dans le cadre des conditions historiques de l'époque. Elle
constituait un élément intégré dans un système complexe, répandant et influençantle marché. « Certains auteurs ont reconnu un rôle aux échanges à longue distance
(pour l'approvisionnement en matières premières), mais ils ont interprété cette activité
comme une extension d'un" contrôle" palatial, et non pas comme une activité
économique d'échanges ne se confondant pas » avec ce contrôle 34.
CONCLUSION
Les chercheurs qui répugnent à la présence du marché au Proche-Orient ancien
prétendent que ce n'était pas un véritable marché, que le marché ne fonctionnait
pas, et donc que ce marché n'était pas un marché. Le refus de l'existence d'une
économie de marché dans l'Antiquité s'accompagne chez certains auteurs, de façonconsciente ou inconsciente, du rejet de la possibilité de l'existence d'un marché quine soit pas capitaliste tel qu'il nous est connu à l'époque contemporaine. Le seul vrai
marché, digne de porter ce nom, serait donc le marché mis en place dans un mode
de production capitaliste. Le terme de marché serait dévolu par nature à désigner le
marché tel qu'il existe dans le monde capitaliste développé ? Le marché tel qu'ilexiste dans le monde capitaliste est-il éternel ? Pourquoi refuser ainsi d'admettre au
vu de l'évidence archéologique et textuelle qu'il a pu exister des types de rapportsmarchands en dehors du mode de production capitaliste ? Il nous paraît fondamental
d'admettre cette réalité de l'existence des marchés et d'une économie de marché au
Proche-Orient ancien mais d'accepter qu'elle ne corresponde pas aux schémas de
l'économie capitaliste. Il semble essentiel de s'intéresser à mieux appréhender ces
économies de l'âge du bronze et de tenter de dégager leurs spécificités historiques.
J'ai essayé de cerner quelques aspects de l'émergence de réels rapports d'échangesmarchands. Ils ne sont ni « primitifs » ni « archaïques » (ni encore moins inexistants
ou inconsistants) ni de même type historique que ceux du capitalisme marchand
industriel et financier. La valeur marchande est mesurée et évaluée en métal argent.C'est l'origine du cycle marchandises-sicle argent-marchandises pour reprendre une
34.Warburton 2005 643.
L'émergence du marché au Proche-Orient ancien
-30
célèbre formulation35. Ce type d'échanges marchands, sous des formes et des contenus
d'inépuisable complexité et diversité historiques, dominera très longtemps dans
l'histoire sociale de l'humanité. Ces formes se retrouvent et existent encore mais en
positions devenues subalternes (et aux traits différents selon les époques) et, jusqu'auxxixe siècle, xxe et en ce début du xxie siècle.
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la pensée34733-
LE MARCHÉ,
ET APRÈS ?
Maurice
Decaillot
N ombreux sont aujourd'hui ceux qui, au vu du monde actuel,N sont aujourd'hui ceux qui, au vu du monde actuel,
et en dépit des homélies libérales, perçoivent le mouvement mondial de dérive, de
distorsions, de déclin de civilisation que connaît aujourd'hui l'économie marchande
capitaliste mondialisée. Dès maintenant se pose clairement la question bannie (« There
is No Alternative ».): faudra-t-il sortir du marché, et si oui, qu'est-ce que cela
signifie ? Comment ? On formulera ci-dessous, sur ce thème, quelques propositions
que l'on souhaite ouvertes sur des pratiques concrètes.
Il sera nécessaire pour cela de proposer des réponses à plusieurs questions
préalables essentielles, dont la première est : mais qu'est-ce donc que le marché ? En
effet, si les pratiques de marché sont connues depuis quelques millénaires, une grandeconfusion règne jusqu'à nos jours parmi les penseurs, les acteurs, les partenairesvolontaires et involontaires du marché. En sorte que plusieurs mises au point,inévitablement rapides dans le cadre de cet article, apparaissent nécessaires. Qu'est-ce donc que la relation marchande ? Quels sont ses effets, perceptibles ou moins
apparents ? Où sont ses limites ? Peut-on en sortir ?
QU'EST-CE DONC QUE LE MARCHÉ ?
On refusera d'emblée quelques confusions courantes.
Tout ce qui donne lieu à cession de monnaie n'est pas nécessairement marchand.
Non seulement parce que la monnaie peut être donnée ou extorquée. Non seulement
pare que des prestations publiques peuvent être rémunérées en monnaie. Mais, on
va le voir, des échanges bilatéraux monétarisés peuvent ne pas être des transactions
marchandes. Remarquons-le donc dès maintenant : sortir du marché n'impliquera
pas nécessairement de rejeter la monnaie.
On refusera aussi la confusion obstinément entretenue par les institutions
françaises et européennes entre les biens et services dont le prix permet de couvrir le
coût de production, promus « marchands », et les autres (gratuits, relevant de
subventions.) proclamés non marchands ', identifiant tout équilibre économiqueà une pratique marchande.
1. Ferreira Nathalie, Économiesocialeet Autogestion,Entre Utopieet Réalité.Éditions LHarmattanInnovai,Série Économieet Innovation,CollectionLEsprit Économique,Paris, 2004, p. 122-123.
Le marché, et après ?
-34
Les apparences et les coutumes peuvent, de ce point vue, tromper. Prenons le
cas des « marchés »africains de l'époque de la traite des esclaves2. On observe alors
deux phénomènes bien distincts. D'un côté existent des « marchés » locaux,
approvisionnés largement localement, et vendant sans réglementation perceptible à
la population locale. De l'autre, les milieux dominants se livrent, avec les étrangers,à des trafics importants, notamment d'esclaves, sous des formes ritualisées et contrôlées
par les pouvoirs en place. Nous considérerons, à l'encontre, notamment, de Fernand
Braudel, que les petits « marchés » locaux, bien que formellement « libres », et en
fait enserrés dans des rapports locaux de réciprocité implicite et de contournement
potentiel, ne sont encore que des proto-marchés ; et que, au contraire, les échanges,souvent lointains et à grande échelle, de « marchandises » (y compris humaines)obtenues de partenaires en situation faible, et destinées à des partenaires, souvent
lointains, consentant à payer un prix élevé, ne sont pas des « contre-marchés » 3,
mais constituent bien, y compris dans le cas de transactions d'État, un commerce
marchand typique.On vient de l'illustrer : la transaction marchande, depuis les temps les plus
lointains, n'est pas un échange « égal »,un échange véritable, nous dirons un échange
d'équivalents. On le sait : les économistes néoclassiques proclament qu'il n'y a d'autre
équivalence que subjective, représentant ce que l'acheteur est « prêt à payer »pour le
bien « librement » acquis. On considère ici que, de façon bien différente, l'inégalitédes pouvoirs de négociation est une dimension essentielle et permanente de la
pratique séculaire du marché ; que son activité repose précisément sur l'écart maintenu,
et par la suite auto-entretenu, entre une possible situation d'équilibre et les positionsde faiblesse pour les uns, de force pour les autres, qui définissent l'essentiel de la vie
marchande, avec cette conséquence que les termes effectifs de la transaction s'écartent
de l'équilibre des prestations réciproques.On comprend alors mieux le rôle de la monnaie : fournissant une échelle de
jalons d'évaluation, elle permet une commensuration, mais ne garantit en rien une
équivalence réelle entre biens échangés (y compris la monnaie elle-même). En même
temps, cette commensuration maintient l'incertitude quant à une éventuelle
équivalence, du fait du refus de principe des acteurs marchands de se référer à un
éventuel tiers arbitre. La monnaie est la mesure de toute chose, et la seule mesure
tolérée, avec l'appui, longtemps demandé à cette fin, de l'estampille des pouvoirsétablis. Est alors proclamé équivalence dans les termes de l'échange le verdict des
conditions acceptées, de gré ou de force, par les partenaires, en d'autres termes le
fait accompli de la contrainte, sur des partenaires inégaux, de leurs moyens
économiques de fait, venus des échanges précédents.
Ainsi, le marché tend à exclure fonctionnellement la réciprocité (l'échangemutuel de biens équivalents), réciprocité qui pourtant, au long des sociétés humaines,est un fondement primordial des édifices sociaux. Ne pouvant, certes, ne tenir aucun
compte du fait que les biens échangés résultent de réels travaux faits, la relation
2. Arnold Rosemary, «Séparation du commerce et du Marché: le Grand Marché d'Ouidah »,dans : K. Polanyi et C. Arensberg. Les Systèmeséconomiquesdans l'Histoire et dans la Théorie.Préfacede Maurice Godelier.Éditions LarousseUniversité.Série Anthropologie,Scienceshumai-nes et sociales,Paris 1974, p. 187-194.
3. Braudel Fernand, La Dynamiquedu Capitalisme.Éditions Flammarion, Collection Champs,Paris 1988, p. 33.
Maurice Decaillot
35-
marchande légitime cependant l'écart, qui l'alimente, entre les conditions sociales
de production et les conditions de la transaction marchande (que nous n'appellerons
plus « échange ») : c'est ce que l'on exprime en disant que les prix de marché s'écartent
de la valeur-travail.
Ainsi que les travaux de bien des auteurs permettent de le voir, la longue histoire
du marché s'inscrit dans celle des innombrables formes (coutumières, institutionnelles,
idéologiques ) sous lesquelles les sociétés ont tenté de vivre en conciliant à la fois
un besoin d'échanges essentiel et une obscurité souvent profonde du contenu et des
effets de ces mêmes échanges, alors que la division du travail s'approfondit, que les
environnements et les techniques changent, que la taille des sociétés s'accroît. Le
trafic marchand a ainsi joué, face aux rigidités et aux hiérarchies prédatrices des
structures traditionnelles, un rôle d'aliment et aussi d'échappatoire, tout en érodant
profondément les réciprocités équilibrantes et viabilisantes de la vie sociale.
On mesure ainsi ce qu'avait, et ce qu'a toujours, d'inadmissible l'intrusion
autoritariste, dans le projet de constitution européenne soumis avec insistance à de
nombreux pays, de la notion mythifiante de « concurrence libre et non faussée ». Le
marché secrète à la fois, et tout autant, les situations de concurrence, guerre des bas
prix débouchant sur la spoliation de masse des producteurs et l'exclusion sociale, et
les positions dominantes accapareuses qu'entretiennent par tous les moyens les groupes
puissants. L'ensemble, auto-entretenu par le pouvoir des uns de garder le pouvoir, et
le non-pouvoir des autres qu'alimente en cercle leur dénuement, ne peut déboucher
que sur la destruction du tissu humain fondamental de réciprocité et l'évolution dès
aujourd'hui visible vers l'érosion des libertés essentielles. Le trafic marchand, étendu
au monde entier, n'a plus aujourd'hui de terres vierges ou de marchés réservés à
piller à l'abri de ses propres concurrences, et ne peut plus que s'affronter lui-même,
alors que l'ampleur des techniques, la rapidité et l'universalité des informations
accélèrent l'aggravation des dissymétries : à l'horizon, il y a son autodestruction 4.
Avec les situations d'instabilité qui, de l'Amérique du Sud à l'Afrique et à l'Asie,
s'étendent aujourd'hui dans le monde alors que l'inquiétude gagne les pays
développés eux-mêmes, la question d'une sortie du marché cesse de relever de
l'hypothèse d'école et appelle un examen plus précis.
DE QUELQUES INTERROGATIONS
Sortir du marché ? L'idée même paraît inenvisageable à certains. Pourtant,
l'antiquité même du marché, l'immutabilité de ses ressorts profonds au-delà de
l'adaptabilité (de surface) qu'on lui prête aujourd'hui, plaident justement, au vu des
bouleversements actuels, pour un constat d'obsolescence. La critique de la société
que nous connaissons, entreprise dès le xixe siècle par Karl Marx et d'autres auteurs,
a d'abord, tout en scrutant de très près l'échange, mis en relief l'exploitation décelable
à l'intérieur de l'entreprise patronale, et une concentration des capitaux qui la favorise
alors que progresse l'accumulation. Lévolution actuelle comme l'accroissement des
connaissances historiques incitent à réexaminer ces réflexions en soulignant le rôle
de l'échange et de ses modalités dans le mouvement historique, notamment dans le
long terme. Ainsi, la poursuite de l'accumulation de capitaux, la pression des
4. Artus Patrick, Virard Marie-Paule, Le Capitalismeest en train de s'auto-détruire.Éditions LaDécouverte,Paris, 2005, p. 43.
Le marché, et après ?
36
financements externes ne peuvent être comprises que comme éléments d'un ensemble
circulaire de contraintes : la concurrence incite aux bas prix que l'on croit compenser
par des volumes prévisionnels gonflés, exclut des partenaires, érode la demande ;
les bas prix érodent les revenus, s'ajoutent à l'exploitation interne pour comprimerles salaires, réduire les emplois, affaiblir les salariés ; les mêmes bas prix amoindrissent
les revenus des entreprises faibles, accroissent leur dépendance financière, le coût
de celle-ci et l'enflure des circuits financiers, alimentant l'excès d'accumulation, la
rentabilisation actionnariale, les rachats de capitaux ; ce qui, une fois de plus, accroît
la pression sur les salaires et l'emploi, et circulairement l'accentuation de la
concurrence ; la concurrence pousse également à la recherche de positions dominantes
qui accaparent les revenus et assèchent la demande, sans écarter la concurrence
financière, etc. C'est cette même pression concurrentielle qui, en fragilisant la
demande, et en poussant à la sur-offre compensatoire, alimente les illusions d'une
abondance perpétuelle et d'une « société de consommation » généralisée.
Léchange est ainsi un maillon central de cet édifice. Pour changer l'économie,
il faudra que change l'échange. Il est donc très peu vraisemblable que survienne un
état de choses écartant l'entreprise patronale capitaliste et prolongeant dans le même
temps un trafic marchand généralisé facteur de dominations. Il n'y aura pas de
marché après le capital, et les errances d'un problématique « socialisme de marché »
en sont la preuve actuelle. Il n'y aura pas non plus de capitalisme sans marché, car
le maintien d'un capital exploitant le travail et auto-alimentant ses richesses ne peut
que raviver l'affrontement concurrentiel, de même que (comme le montre la débâcle
des pays étatistes) le maintien du salariat subordonné réalimente l'inégalité sociale
et la concurrence prédatrice, même momentanément déformée.
Les mêmes considérations confirment que la racine des dérives du capitalismeactuel n'est pas essentiellement, comme certains auteurs l'affirment, l'accroissement
de la pression des puissances financières, et même de l'« imposture financière » 5,
sur la gestion des entreprises, mais bien dans celles du marché déjà évoquées, dont
les accaparements et les incertitudes aménagent le terrain pour l'intrusion financière
et ses prélèvements à courte vue. On ne peut donc espérer retrouver une économie
socialement viable en se contentant d'encadrer les pratiques financières, par des
taxations ou des réglementations modulant le mouvement et la rémunération des
capitaux, dont on sait la faible efficacité, ou par l'annulation des dettes. Il ne suffira
pas de brider la finance : on devra changer l'échange, et bien entendu, le mode
social de production.De fait, l'un des effets du marché est d'entretenir les déséquilibres qui à leur
tour placent en position inégale les personnes devant l'accès aux moyens de travail,
recréant ainsi le terrain de la perpétuation de la condition salariale. Laquelle, à son
tour, en entérinant la subordination des personnes au travail, reproduit aux mains
des dominants le pouvoir de maintenir la non-propriété des travailleurs et leur
absence de pouvoir sur les transactions touchant leurs produits et leurs moyens.Ainsi ceux-ci sont-ils dépouillés de la possibilité de former un projet pour leur
avenir de participants à la vie économique, ce qui a son tour mine leur rôle de
citoyens. Et ce pouvoir de gérer l'avenir est essentiel pour une réelle issue à la
subordination salariale. C'est pourquoi la sortie du marché impliquerait, en même
5. Gréau Jean-Luc, Le Capitalismemaladede sa Finance.Éditions Gallimard, Collection Le Débat,Paris 1998, p. 393.
Maurice Decaillot
-37
temps que la fin de la domination des groupes de capitaux, un nouvel accès, universel
et de durée illimitée, des personnes à la maîtrise de leurs échanges et de leurs
moyens, et par là la sortie de la condition salariale, donnant naissance à une nouvelle
dynamique, démocratisée, de gestion des activités. La sortie du marché ne devrait
donc pas déboucher sur un impossible « bon salariat », fut-il assorti de « nouveaux
droits », encore moins sur un actionnariat généralisé qui ne convainc plus guère,mais sur une réelle et nouvelle maîtrise (jusqu'ici encore jamais réalisée nulle part)des activités par ceux qui y travaillent.
L'opinion est parfois émise que, l'intérêt des travailleurs ne coïncidant
nullement avec l'intérêt de la collectivité, l'autogestion serait contradictoire avec les
finalités du socialisme6. Notre opinion assise sur l'expérience est qu'au-delà de
certaines apparences, ce point de vue n'est pas justifié. Si, lors d'expériences diverses,le lien social au travail a été effectivement obscurci par des distorsions marchandes,
bureaucratiques ou étatistes, un nouvel échange social devrait rendre au travail son
contenu fondamental d'apport d'ouvrage, voulu par chacun, à la vie sociale des
autres, et devra, sous peine d'échec, y parvenir. Cela exige un lien réel et visible
pour chacun entre son projet d'activité et son rôle de décision en matière d'outils et
d'échanges ; et ceci exclut selon nous les systèmes parfois préconisés d'entreprise
« multipartenariale », les nécessaires concertations du groupe productif et de ses
partenaires (consommateurs, environnement, normes publiques.) relevant, non de
co-décisions conflictuelles et obscurcissantes, mais de conventions communes
publiquement arbitrées.
Sortir du marché : faudrait-il alors en revenir à l'étatisme ? Certains voudraient
visiblement imposer le vieux dilemme « simple» 7 : ou le marché, ou l'État ! Ecartons-
le sans hésiter, en rappelant la grande diversité des formes de propriété élaborées au
cours de l'histoire. Létatisme, on le sait, n'a, en prétendant éviter l'échange et le
remplacer par la distribution, résolu aucun des problèmes de fond de marché lui-
même : les termes de l'échange nécessaire sont restés obscurs, le conflit concurrentiel
autour des revenus marchands a été remplacé par le conflit autour du partage arbitraire
des moyens, les hommes n'ont acquis aucune maîtrise sur leurs moyens et leurs
projets. Lutopie d'une répartition optimale de la totalité des moyens aux performances
réputées universellement connues, qu'on l'attribue à l'équilibre supposé d'un marché
guidé par une main invisible, ou a un bureau central omniscient agissant en lieu et
place des personnes, est un mythe sans lien possible avec la réalité.
Sortir du marché, refuser l'étatisme et la subordination salariale : cet objectif
impose d'éclairer la question du contenu de ce que pourrait être une transaction
économique qui s'écarterait de la pratique marchande, sans pour autant dériver vers
la disposition administrative, l'anonymat de l'indivision et les conflits de partage ;
qui, décentralisée, échapperait néanmoins aux incertitudes qui favorisent les
affrontements marchands ; qui, cependant, tout en assurant la reconnaissance des
variantes d'activité efficaces, inciterait chacun à agir selon des normes visant une
équité capable d'assurer la viabilité et l'équilibre des tâches socialement demandées
jusque dans leur évolution, et procurerait à chaque participant l'accès universel aux
moyens qui peut seul le faire échapper aux pressions de la dépossession.
6. JulienneChristian, Le Diableest-illibéral? Éditions Les BellesLettres, Paris, 2001, p. 237-239.7. AndréaniTony, Le Socialismeest (A)venir. T.2. Les Possibles.Éditions Syllepse, Paris, 2004,p. 280.
Le marché, et après ?
38-
Il paraît nécessaire, avant de formuler des propositions, d'évoquer, même très
(trop, sans doute) cursivement, plusieurs points de principe permettant d'apporterun peu de clarté dans ce débat.
DES ANCRAGES DE PRINCIPE
Un premier ancrage de la réflexion pourrait être le suivant.
On l'a vu, un trait essentiel de la pratique marchande est que la transaction,
réputée librement conclue au vu des biens proposés, est, dès lors qu'elle est acceptée
par les parties, proclamée suffisamment légitime, pour autant qu'elle est « loyale »
(« fair »en anglais), c'est-à-dire qu'il n'y a pas tromperie sur la réalité de la marchandise
ou la valeur de la monnaie. Que telle partie ait pu devoir accepter des termes de
l'échange défavorables du fait des contraintes économiques pesant sur elle, c'est-à-
dire qu'il n'y ait pas équité, n'entre pas en ligne de compte. Le marché est donc
l'acceptation obligatoire du fait accompli des termes de l'échange, y compris sous
l'effet de contraintes économiques dissymétriques, qui « impose l'obligation d'accepterles résultats du marché quand ils nous sont défavorables » 8.
Un aspect essentiel d'une évolution hors du marché devrait être la
transformation de cette pratique, notamment en utilisant le développement des
capacités de communication, en sorte que les termes de l'échange fassent l'objetd'une communication réciproque entre les parties préalablement à l'engagementdes activités concernées, hors des situations de contrainte, avant même leur apparition.Le producteur doit obtenir des termes de l'échange n'amoindrissant pas son pouvoirde négociation futur ; le consommateur, qui est souvent lui-même un producteur,doit obtenir des termes de l'échange qui ne confisquent pas son revenu à travers des
prix élevés de position dominante, ni ne le contraignent à rechercher le plus bas
prix de chaque bien, source de revenus à venir encore plus bas pour lui, et par là de
réduction de son pouvoir futur de négociation. Il s'agit d'échanger les projets avant
d'échanger les travaux, en sorte que les partenaires sachent par avance, avec un
degré de certitude suffisant en moyenne, dans quelle mesure les propositions de
l'autre leur permettront une activité viable, et durablement viable.
Cette perspective repose sur la conviction que les partenaires de l'échangesont capables de définir en commun des procédures d'approche d'un équilibre réel
entre leurs travaux, équilibre acceptable parce que équitable et élaboré par eux. Ceci,
en écart avec certaines opinons, n'est pas sans lien avec une conception de l'homme
comme être typiquement capable de savoir, plutôt que capable de croyance ; savoir
construit dans la réciprocité comme voie d'approche du vrai.
Un second point à souligner est le suivant.
Les tenants du marché affirment couramment que la seule équivalence, ou encore
la seule équité définissable, est celle qui résulte de l'acceptation des transactions
marchandes, parfois, selon certains, sous la condition qu'elles n'interdisent pas une
progression des avantages des participants les plus désavantagés. Ce point de vue
exclut d'analyser les gains de marché en comparaison avec les travaux faits, et d'ydiscerner des transferts de richesse.
Les présentes propositions, de façon bien différente, reposent sur la conviction
qu'une évaluation des biens et prestations, représentative des richesses réelles
8. Hayek Friedrich. Droit,Législationet Liberté,t. II, Éditions PUF, Paris 1988, p. 113-114.
Maurice Decaillot
39
apportées par chacun des partenaires, peut être réalisée avec une cohérence suffisante,
en sorte que, ainsi qu'on le sait depuis Aristote, l'échange véritable soit celui dans
lequel « chacun a autant après qu'avant » 9, de sorte que personne ne perd ni ne
gagne rien à échanger : c'est le gage de ce que, en société humaine, ce qui est gagnéne l'est pas au détriment des autres hommes, mais par un travail réel sur la nature.
Bien longtemps après, et alors que les vues d'Aristote sont rejetées, après Hobbes,
par l'idéologie marchande, Karl Marx expose que chaque apport de travail « doit
nécessairement recevoir en travail social un équivalent » 10.
Les termes de l'échange doivent alors être fixés de façon à s'approcher au mieux
d'une telle évaluation équilibrée, sous peine de spolier un partenaire ou l'autre (iln'est pas question ici d'envisager le mythique « échange gagnant-gagnant » parfois
invoqué).La question essentielle de l'établissement du prix n'est donc pas, comme le
croyait Karl Polanyi II, de savoir s'il s'agit d'un prix fixé administrativement ou d'un
prix apparu « librement » par la négociation, mais de savoir s'il s'ajuste ou non à une
évaluation des apports de travaux exprimant leur équivalence. Notre option est qu'ilest possible et fonctionnel de définir les procédures de fixation des prix d'équilibre
acceptés en référence à une évaluation de l'apport moyen en travail de chaque
personne dans une société donnée, obtenue à partir de la production moyenne par
personne telle qu'elle est connue par des données accessibles.
En même temps, considérant qu'un rôle essentiel des évaluations en prixétant de déceler les variations de richesse réelle, on ne retient pas ici12 le principe
classique, repris à son compte par Karl Marx 13,suivant lequel toute personne ne
créerait toujours, quelle que soit sa productivité, qu'une même grandeur de valeur,
uniforme et invariable. En conséquence, la valeur créée par chacun, évaluée en prix,varie selon nous en fonction des variations de richesses réelles produites par le
travail. Il s'ensuit que la valeur moyenne créée par chaque personne au cours du
temps évolue avec les apports nouveaux de richesse et les disparitions d'activités
anciennes, et résulte donc du brassage permanent des valeurs, variables,
individuellement créées par chacun.
Ainsi, l'évaluation de chaque travail, étant référée à la performance moyenne
commune, est dissociée des contraintes préalables qui pèsent sur les personnes en
transaction ; en même temps, le maintien, pour chaque bien, d'un prix de référence
constant pour une période de valorisation suffisante informe pertinemment la société
sur les richesses réelles disponibles et rémunère équitablement les apports de richesse
de chacun. Une conséquence importante est que, dans un tel contexte, la population,en plein-emploi, attend la plus grande part de l'amélioration de sa situation, non de
la dévalorisation des produits faits par d'autres, mais de l'amélioration de ses propresrésultats d'activité.
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Le marché, et après ?
40
Visant l'équilibre dans chaque cas, de telles procédures conduisent logiquement,en moyenne, à un équilibre global de l'offre et de la demande tel qu'il soit mis fin à
l'érosion de la demande globale typique du système marchand-capitaliste. Les
modifications d'activité et de demande devraient alors généralement pouvoir
coïncider, de sorte qu'à tout emploi (poste de travail et ses moyens) devenu inutile
dans une activité donnée corresponde en moyenne un emploi créé dans une autre.
Une conséquence de cet état de chose serait qu'il n'y aurait plus matière à affrontement
concurrentiel pour les parts de marché, et que, de ce fait, une gestion mutualisée des
moyens de reconversion deviendrait potentiellement gérable à l'équilibre, sans pourautant impliquer leur affectation distributive.
Un troisième axe de réflexion pourrait être le suivant.
On l'a vu, un aspect essentiel de la transaction marchande est son bilatéralisme
exclusif : à la différence de ce qu'ont connu de nombreuses formes de vie sociale
antérieures, le marchand refuse l'intervention, dans la transaction, d'un « tiers
impartial »14en fonction d'arbitre, chargé, au moins implicitement ou indirectement,
de la garantie d'une règle commune d'équité, ne tolérant, comme loi admise venant
d'une autorité, que le cours de la monnaie et l'interdiction de la rapine.Il s'agirait, pour sortir du marché, tout en renouant avec une longue expérience
historique, de faire un pas de plus, à la mesure de l'expérience contemporaine, vers
le savoir humain de l'équité mutuelle, en inventant ce que pourrait être en notre
temps, non plus une transaction à deux, mais un échange à trois, réunissant les
deux parties de l'échange et le tiers institué par accord commun en tant que garantde l'équité de la transaction, y compris la prise en compte des intérêts tiers et généraux
(normes de préservation des hommes et de l'environnement, des intérêts légitimes
d'autrui.). Ceci implique, de la part de l'ensemble des participants à une vie
économique de ce type, la participation à la mise en place et au maintien d'institutions
arbitrales, ainsi que des règles définies et observées en commun de leur action,
incluant le droit, pour tout acteur économique, d'invoquer ces règles devant l'instance
arbitrale, en cas d'infraction, notamment, au respect des termes de l'échange
homologués.Un quatrième thème de réflexion serait le suivant.
On l'a dit : il n'est pas question de quitter le marché pour instituer une gestionautoritaire prétendant à l'omniscience. Il en résulte que, consciemment, une place,
que l'on prévoit circonscrite mais réelle, est laissée à l'incertain et donc à une margede cas non standardisés d'avance. Cependant, l'équilibre obtenu sur la base d'une
part suffisante des activités fournit les moyens de prendre en charge de façonmutualisée (et potentiellement de type public), efficace pour l'ensemble, des coûts
de la marge d'incertitude, là encore dans le cadre de règles définies en commun.
Ceci permettrait de ne plus confondre la gestion administrative ou étatique
d'activités, basée sur le prélèvement obligatoire et la décision du pouvoir, avec une
gestion réellement publique de systèmes d'intérêt commun, basée, non pas, comme
certains le prétendent, sur un prélèvement, mais sur un triple échange collectif : de
tous avec tous, la collectivité en tant que destinataire passant accord d'échange avec
elle-même en tant qu'apporteur des moyens ; la collectivité passant accord d'échangeavec les destinataires (membres de la collectivité) sur la définition des besoins à
couvrir, les destinataires, ayant rempli leur rôle de cotisants, recevant en échange la
14. Aristote,op. cit., p. 145.
Maurice Decaillot
-41
garantie de prestation face aux aléas de vie ; et la collectivité passant accord d'échangeavec les fournisseurs de prestations sur les prestations fournies et leur rétribution.
Alors que les techniques actuelles et l'ampleur des activités multiplient les sources
d'aléas aux échelles largement diverses, dont la seule gestion rationnelle possible
passe par une mutualisation des moyens débordant largement les possibilités
individuelles, cette orientation permettrait de rompre avec le saccage libéral des
systèmes publics qui met en danger la société et la planète, et d'initier un renouveau
démocratique de leur conception et de leur diffusion, sans prétendre pour autant
qu'ils devraient couvrir la totalité des échanges sociaux.
Compte tenu de cet ensemble de considérations, on tente maintenant de proposerune description de ce que pourrait être un échange non marchand sous sa forme
typique générale, à l'échelle d'une vie sociale.
ECHANGER HORS LE MARCHÉ : QUELQUES SUGGESTIONS
On va décrire par phases successives, dans son principe général (susceptible,
donc, d'aménagements concrets), ce que pourrait être la transaction non marchande
typique portant sur un objet donné.
Naissance de l'objet nouveau : l'initiative
Les porteurs d'une initiative d'activité la définissent en qualité, et en quantité
prévisible par personne occupée, et proposent sur cette base, tenu compte de la
valeur contemporaine moyenne créée par personne, un prix initial exploratoire. Les
initiateurs portent ce dossier à la connaissance d'une instance technique de diffusion
et d'information, supervisée par l'arbitrage commun (appelons-la agence auxiliaire
d'arbitrage, AAA). Cette instance rédige un projet de contrat-type correspondant, le
publie et le diffuse aux producteurs potentiels déclarés, ainsi qu'aux consommateurs
potentiels ou à leurs mandataires déclarés. L'initiative ainsi manifestée sera reconnue
et par la suite rémunérée comme service rendu à l'ensemble des producteurs adoptantcette activité.
L'exploration publique préalable de la demande
La pratique marchande est telle que l'offreur, essentiellement sur la base de ses
coûts et de ses ambitions de profit, et en partie sur la base d'enquêtes approximatives,tout en tenant compte des prix de la concurrence éventuelle et incomplètement
connue, fixe son prix d'offre de façon empirique, et ceci tout au long de la vie du
produit.La proposition d'une pratique non marchande vise à distinguer clairement,
pour les produits nouveaux, d'une part une période exploratoire au cours de laquelleles partenaires potentiels s'informent mutuellement des conditions d'établissement
du prix à travers des procédures d'expression anticipée (en partie) de la demande,
et d'autre part, par la suite, la vie du produit au cours de laquelle son prix devra être
respecté par tous.
Le projet de contrat, rédigé en au moins deux variantes de conditions de
fourniture et de prix proposés (diverses modalités sont possibles, selon l'horizon
temporel de transaction, l'engagement d'acquisition à terme, la modulation du prix
Le marché, et après ?
42-
de lancement.), est proposé par l'AAA aux demandeurs potentiels déclarés. A cet
effet, et à la différence des pratiques marchandes qui sollicitent et circonviennent
l'acquéreur, il est demandé aux consommateurs de participer activement à
l'établissement de la demande prévisionnelle, cette participation (qui peut avoir un
caractère festif) pouvant faire l'objet d'une rémunération multiforme. Il pourrait être
demandé aux offreurs de proposer, et aux acquéreurs potentiels de valider, à titre de
repère, une équivalence de fait entre un produit nouveau et un échantillon existant
référable à la valeur sociale moyenne produite par personne.Les résultats de cette exploration préalable sont communiqués nécessairement
à l'agence AAA, qui, après analyse des résultats, enregistre les combinaisons de
qualité et de prix qui laissent prévoir de façon suffisante un équilibre entre offre et
demande. Au terme de cette exploration, la réciprocité des informations est atteinte.
L'homologation arbitrale du prix
La pratique marchande est d'admettre que l'établissement du prix relève des
deux échangistes et d'eux seuls. Notre proposition est d'admettre la nécessité, pourtoute transaction équitable, d'un arbitrage tiers garant de l'accord sur les méthodes
d'établissement des prix et de l'absence de contraintes dissymétriques pesant sur les
partenaires.Sur les bases déjà décrites, l'instance arbitrale constate et homologue le prix le
mieux accepté pour un produit donné, dont la pratique devient ainsi la règlecommune.
Toute personne participant à la vie économique est alors habilitée, si elle constate
dans la pratique un écart avec le prix homologué (par exemple en hausse, venant de
producteurs, ou en baisse, venant d'acheteurs), à demander à l'arbitrage les mesures
correctives nécessaires au respect de l'homologation.
L'arbitrage est aussi garant de normes de constatation de l'obsolescence de
produits anciens auprès des demandeurs, ouvrant droit à l'homologation de produitsvisant à leur remplacement.
Dans ce cadre, les partenaires engagent et réalisent librement leurs transactions.
Une structure spécifique d'échange (« place d'échanges équitables ») pourrait ainsi
permettre aux partenaires, sous la garantie de l'arbitrage, d'abord d'échanger leurs
informations préalables, puis de réaliser leurs transactions réelles.
L'information publique, la régulation des restructurations
La pratique marchande est que chaque partenaire offre, demande, évalue en
tous temps tout ce qu'il veut sans tenir compte de la viabilité des autres partenaires.La pratique étatiste ou répartitive est que chaque acte des acteurs est décidé par une
autorité supérieure en fonction d'un résultat global à atteindre.
Ce qui est proposé ici est que chaque partenaire offre ce qu'il veut, demande ce
dont il a besoin, en tenant compte de règles connues et acceptées par tous, règles
permettant à chacun, sans décision d'autorité, de trouver sa place dans l'ensemble
des activités tout en assurant la place des autres.
L'instance AAA assure, pour l'information de tous les partenaires qui le
souhaitent, une collecte des données sur la demande exprimée restant à satisfaire.
Elle peut aussi, par accord général, préconiser des indicateurs permettant aux
Maurice Decaillot
43
partenaires, lorsque l'activité décline, d'envisager en temps opportun les reconversions
nécessaires. Elle peut, de même, arrêter les règles selon lesquelles, en cas de
développement demandé de l'activité, celle-ci, en fonction d'indicateurs reconnus,
sera répartie entre les acteurs déjà présents et les nouveaux arrivants nécessaires,
ainsi que les règles du mouvement des ressources mutualisées accompagnant ce
mouvement (ce qui, tout en laissant aux acteurs déjà présents la tâche de définir leur
propre projet de développement, les décharges de l'investissement nécessaire à
l'adjonction de nouveaux participants). Il est possible, à partir de données disponiblessur l'évaluation de la demande prévisionnelle, sur une période contractuelle de
valorisation des productions, sur les coûts prévisionnels et les performances
prévisionnelles par personne occupée, de définir en commun, par avance, des seuils
d'appel à participations nouvelles et de recommandation de réorientation, pouvantfaire l'objet d'ajustements concertés sous arbitrage. Ainsi, les mouvements
d'investissement sont appelés, non plus par la stratégie d'affrontement marchand,mais par la demande réelle des acquéreurs. Ils ne relèvent pas de décisions
administratives, mais de l'initiative des participants, tenu compte de règlescommunes, établies démocratiquement, d'accès aux activités demandées en évolution,dans des conditions assurant à tous la garantie des moyens d'activité.
La variable qui, entre autres, guide la gestion dès offreurs n'est alors en aucun
cas la variation de prix, mais la variation du volume vendu, reflétant la demande de
richesse réelle. Les offreurs, compte tenu du prix homologué et de la demande
prévisible connue, choisissent de développer l'activité concernée ou d'y renoncer
pour une autre.
Des structures nouvelles
Une telle pratique devrait nécessairement s'appuyer sur des structures de
production foncièrement nouvelles.Le maillon fondamental en serait le poste individuel de travail, dont le travailleur
titulaire serait appelé à prendre, suffisamment régulièrement, les décisionsessentielles : part des rentrées affectée prévisionnellement à l'outil de production (y
compris l'accumulation pour investissements nouveaux et une provision pour risques),l'autre part l'étant aux revenus ; approbation des projets et de l'activité des services
de gestion et de diffusion ; participation à la vie des organismes de régulation. Ces
fonctions, qui en mettant réellement dans les mains des travailleurs, avec le projet
d'activité, leur propre projet de vie et leur rôle socio-économique, assureront la
rupture avec le salariat hors de laquelle les distorsions sociales n'ont pu et nepourront
que renaître. Le travailleur quittant une activité y laissera les capacités productives
accumulées, mais recevra en contrepartie, de fonds mutualisés, un droit d'accès
garanti aux moyens de l'activité suivante ainsi qu'aux fonds mutualisées de
rémunération intermédiaire.
Pour assurer en coopération une activité définie, les travailleurs associeront
alors leurs moyens dans le cadre d'une structure proximale d'activité (appelons-là
l'atelier), dans laquelle se définissent en commun les projets d'activité et les choix
techniques essentiels. La gestion des grands équipements communs pourra être
assurée, pour le compte des ateliers, par une structure commune au niveau de
l'établissement. Plus large, un groupement professionnel pourra assurer, lui aussi
pour le compte des ateliers, le suivi des normes techniques générales
Le marché, et après ?
44
(environnement.), la participation démocratique à de grands projets (coordination,
formation.), et relaiera la communication entre ateliers et arbitrage. Les paramètres
qui permettent d'orienter la gestion vers l'efficacité ne sont plus le gain de parts de
marché et le profit financier, mais le revenu final de production, l'efficience des
moyens et l'économie de ressources et sadynamique, la libération de temps, l'élévation
de qualité, les possibilités de diversification et de reconversion. Au surplus, en
fonction d'options collectives, de telles structures pourraient faciliter une action
régulatrice d'ensemble démocratiquement définie.
n conviendrait d'ajouter à cela la nécessité d'une définition de ce que pourrait être,
entre les peuples et les zones du monde, l'établissement de procédures d'échanges qui, tout
en permettant la circulation mutuelle des biens utilement échangés, assurerait à chaque
population la possibilité d'un équilibre interne viable des travaux et des activités 15.
CONCLUSION
Sortir du marché : ce n'est pas l'impossible, le déraisonnable, l'abominable,
dépeint pas les litanies libérales. C'est ce que bien des populations devront, au plus
près de leurs besoins, mettre en œuvre pour survivre. Un équilibre viable en tout
temps pour l'un et l'autre, pour tous, des échanges de travaux, n'est pas l'utopiefrileuse que dépeignent les ravageurs « risquophiles », mais un besoin maintenant
immédiat de la sauvegarde de la vie sociale dans le monde. Il s'agit moins que
jamais de quitter l'échange pour l'autorité, mais tout au contraire, d'échangervraiment, entre hommes vraiment libres.
En sortant du marché, le genre humain, en mettant en œuvre ses capacités de
connaissance mutuelle, d'énonciation commune des règles de vie, reprendra le chemin
d'une avancée millénaire, bravant les innombrables déséquilibres de société, vers
une réciprocité depuis longtemps visée, vers une vie humaine que les dérives
marchandes menacent aujourd'hui lourdement. Dans notre monde distordu, où les
situations de difficultés et de crise se multiplient, on peut, ici et là, commencer à
apercevoir les germes de modes de vie socio-économique nouveaux, visant l'équité,la réciprocité, la solidarité dans les échanges.
Le capitalisme (marchand) n'a pas d'autre avenir que son déclin et son
autodestruction.
Il faut changer l'échange (pas seulement la production, pas seulement l'idéologie)
pour changer la vie sociale
Il faut changer le faire pour changer le droit.
Il faut rendre à chaque homme sa tâche sociale (ses échanges, son outil) pour
que chacun puisse faire librement pour les autres.
Il faut rendre aux hommes la fonction (la liberté) de dire la règle commune des
hommes.
Il faut rendre aux hommes la liberté de faire autrement en commun (le droit à la
dissidence, au buissonnement historique, à l'apprentissage social, à faire peuple)Sans attendre que les plaies actuelles ne dérivent en cataclysmes, ni espérer que
survienne, par la seule parole ou le bon droit, l'ambiance favorable, il faut, à ceux
qui ne se résignent plus, prévoir, projeter et, dès maintenant, en bâtir ensemble,
l'émergence et l'essor.
15. Decaillot Maurice, Demainl'Économieéquitable.Bases,Outils, Projets,Éditions CHarmattan,
Collection «Économie et Innovation», Paris, 2001, p. 163-182.
la pensée347 45
LES GRANDES
CATÉGORIES
DE MARCHANDISES
DANS LE CAPITALISME
FINANCIER MONDIALISE
Jean-Claude
Delaunay*
A u tout début du Capital (édition de Joseph Roy corrigée),Marx note que le capitalisme est « une immense accumulation de marchandises 1.
Pour caractériser le capitalisme à un moment donné de son évolution, il paraît
justifié de suivre cette indication et de répertorier les marchandises que l'on y trouve.
Une société capitaliste dans laquelle les nouilles sont vendues au détail et sans
emballage n'est pas la même que celle dans laquelle ce produit est distribué par de
grandes surfaces commerciales. Telle est l'hypothèse située à l'origine du présentarticle. Avec l'intention de décrire et d'analyser les marchandises contemporainesdans une optique d'histoire comparée, on a pensé qu'il pouvait être scientifiquement
productif de se placer au ras des formes élémentaires de la richesse échangée sur des
marchés. L'intérêt de la démarche est, du moins l'espère-t-on, de donner aux catégories
examinées leur poids économique véritable, et, peut-être, de faciliter la formulation
de problèmes qu'une approche abstraite rendrait immédiatement moins perceptibles.Comme l'ont montré les théoriciens de la macroéconomie (G. Ackley, par
exemple, dans sa Macroeconomic theory de 1961), le capitalisme repose sur trois
grandes catégories de marchés et de marchandises : 1) les biens et les services, 2) les
actifs financiers, 3) les forces de travail. La version contemporaine du capitalisme
conserve cette structure mais en fait évoluer la composition et les rapports internes.
Dans cet article, on présente les principales catégories de marchandises que l'on
repère aujourd'hui, en centrant l'attention, pour des raisons de dimension de l'article,
sur les marchés financiers.
*Professeurd'économie (Universitéde Marne-la-Vallée),directeur de l'Atelierde recherchesthéo-
riques FrançoisPerroux.1.Marx K. [1959], Le Capital, critiquede l'économiepolitique,Éditions sociales, Paris (Livre 1,tome 1, chapitre 1, p. 52) (première édition française, 1875).
Les grandes catégories de marchandises
46
LES MARCHANDISES ORDINAIRES (LE CAPITAL MARCHAND RÉEL)
Les marchandises réelles sont les marchandises les plus familières. La notion
économique globale visant, dans un pays quelconque, à exprimer la valeur monétaire
de toutes ces marchandises est celle de produit intérieur brut (PIB). Cette grandeurest proche du travail globalement effectué par les salariés, les artisans et assimilés
d'un pays donné, ainsi que du temps qu'ils (elles) ont mis à le réaliser. Il renvoie à
du réel, c'est-à-dire, d'une part, à des marchandises reliées, de façon visible, au
travail et à l'équipement dépensés pendant l'intervalle, ainsi qu'à du revenu. C'est
l'aspect production et valeur du PIB. Il renvoie d'autre part à des marchandises quisont des résultats tangibles ou dont on perçoit immédiatement les effets. Le PIB est
cette fois appréhendé sous son aspect valeur d'usage et consommation.
Plusieurs évolutions traversent aujourd'hui ce champ : 1. La structure du total
économique des marchandises réelles contient, en valeur, une proportion croissante
de services et une proportion décroissante de biens. 2. Pendant la période 1950-
1980, de 10 à 20 des marchandises réelles ont été produits selon un statut
public ou de type public. Cette part est en recul partout dans le monde 2. 3. On
observe la mondialisation des activités productives. 4. Le régime de production et
de vente des marchandises réelles tend à être, dans tous les domaines, celui d'une
hyper concurrence déployée à l'échelle mondiale et réalisée entre géants de la
production des biens et des services.
LES MARCHANDISES FINANCIÈRES (LE CAPITAL FICTIF)
Les marchandises financières que l'on examine ici sont les formes marchandes
du capital fictif. Elles sont matérialisées par des titres de propriété (monnaie, actions)sur la richesse économique et capitaliste existante, ou par des titres de créances
(obligations, bons du Trésor) sur des agents économiques, en majorité des capitalisteset l'État. Ces titres peuvent être placés sur des marchés spéciaux après émission 3.
Leur valeur est étrangère au travail dépensé pour les produire, les commercialiser ou
les conserver. À la différence des marchandises réelles, qui sont des supports de la
valeur économique, les marchandises financières sont de la valeur, même s'il existe
entre elles des différences dans leur capacité à représenter la valeur économiquesocialisée. En outre, leur valeur est soumise à de constants changements. Les détenteurs
de ces symboles peuvent chercher à les vendre, pour en conserver la valeur ou leur
rapporter plus. Mais cela peut aussi les conduire à perdre. Ces marchandises
constituent ce que Marx appelait du capital fictif, qui, d'une part, est un double
symbolique du capital réel et qui, d'autre part, fonctionnant comme capital, est mis
en valeur mais sans passer par l'exploitation du travail vivant. Toutefois, l'une des
2. Lemploi public salarié équivalaità 10,5 de l'emploi en 1985,en France. Il n'en représenteraitplus que 5,0 en 2003 (cf.Plane et Péléraux, «Le tissu productif français », in OFCE [2005],L'économiefrançaise2006, La Découverte, Paris, p.64-65.3. Les crédits ordinaires ne sont pas évoquésdans ce papier. En règle générale (on fait abstractionici de ce qu'on nomme la titrisation),le crédit que l'on reçoit d'une banque pour acheter une
voiture, par exemple, n'est pas ensuite revendu sur un marché particulier et ne se retrouve pas auxmains d'autres créanciersque la banque. Sur le crédit contemporain,cf.l'ouvragede Denis Durand
[2005], Un autre créditestpossible,Le Temps des cerises, Paris.
Jean-Claude Delaunay
47
grandes différences entre le capital fictif du capitalisme contemporain et celui de
l'époque de Marx est que les titres le représentant sont aujourd'hui systématiquementet massivement vendus et achetés sur des marchés spéciaux. Ils sont considérés
comme de l'information dont la valeur économique est déterminée selon le rapportde son offre et de sa demande.
Ce capital tend alors à devenir encore plus autonome du capital productif engagé.Mais il ne peut en être indépendant. Car si l'on retient l'hypothèse de Marx selon
laquelle le travail vivant est, avec la nature et les connaissances accumulées, la source
de toutes les richesses, il faut bien que du travail vivant ait été dépensé quelque part
pour être ensuite approprié privativement sous forme valeur, surtout dans le domaine
des marchandises financières, d'essence symbolique. De l'autonomie accrue et de la
dépendance, il découle une forte instabilité du système dans son ensemble, pourl'instant non maîtrisée 4.
Le capitalisme contemporain nourrit de nouveaux métiers, dits de l'ingénierie
financière. Ce système fonctionne sur la base d'instruments financiers anciens, mais
il les renouvelle et impulse vigoureusement la production de nouveaux, qualifiés
d'innovations financières. D'après John Finnety, il en existait une centaine environ
en 1992 [Henwood (1998), p. 49 et sq.] 5. Ces instruments alimentent des marchés
financiers de plus en plus interdépendants, tendant, même s'il existe des freins à
cette intégration, à fonctionner de manière hybride, mais aussi en continu dans le
temps et dans l'espace, que ce soit par l'effet des législations de libéralisation des
opérations, par l'effet de l'organisation (clearings) ou de la technologie informatique.On examine ci-après, à très grands traits, trois catégories de marchandises
financières : les changes, les actions et les obligations. On laisse de côté deux catégoriesde ces marchandises, présentant d'importantes particularités. Il s'agit tout d'abord
des titres de créances publiques à court terme. Elles sont une forme de capital fictif,
comme les obligations. Leur vie économique régulière est celle de marchandises,
puisque leurs détenteurs sont en mesure de les écouler ou de s'en procurer sur des
marchés spécialisés. Mais l'accès en est réservé à un très petit nombre d'agents
économiques. Ces marchés sont fortement encadrés par la banque centrale, et sont
le lieu de mise en place de la politique économique en matière monétaire. Il s'agit
ensuite du marché des produits dérivés. Ces « produits » ont une existence dérivée
de celles des instruments financiers que l'on se propose d'examiner et ont une existence
limitée dans le temps. Ce sont, par exemple, entre deux agents économiques, des
contrats à terme, visant, pour l'une des parties à se couvrir d'un risque éventuel
pendant un intervalle donné de temps et pour l'autre partie à miser que ce risque ne
se produira pas pendant cet intervalle. D'un côté, l'incertitude est levée, et cela
coûte, de l'autre côté, il peut y avoir gain ou perte. De la même façon que Marx
mettait en lumière l'existence de faux frais de production, on peut avancer que les
« produits dérivés » sont des faux frais de financement, découlant de la complexité
4. Pourciter des auteurs (non marxistes)inquiets de ces évolutions,cf,Jean-LucGréau [1998],Le
Capitalismemalade de sa finance, Des années d'expansionaux années de stagnation, ou, plusrécemment, le petit livre de PatrickArtus et Marie-PauleVirard [2005],Lecapitalismeesten train
de s'autodétruire,La Découverte, Paris.
5. Cf Henwood (Doug) [1998], WallStreet,Howit worksandfor whom,Verso,London and New
York(chapter 1).Cet ouvragea été écrit par un marxisteaméricainau fait des pratiquesfinancières
et soucieuxd'en rendre compte théoriquement.
Les grandes catégories de marchandises
48
et de la fragilité de la finance contemporaine. Mais ce ne sont pas des modalités du
capital fictif prenant massivement la forme marchandise à l'instar des actions par
exemple. La plus grande part des produits dérivés sont d'ailleurs des produits de
gré à gré.
Les changes
On ne s'intéresse ici qu'aux marchés des changes et aux marchandises que l'on
y trouve, c'est-à-dire surtout aux monnaies nationales, peu nombreuses, utilisées
dans les opérations internationales. Le dollar US, dont la part tend à augmenterdans l'ensemble des transactions sur devises, est encore, et de loin, la devise la plusdemandée. On peut même considérer que le dollar joue le rôle de monnaie mondiale
alors que les autres devises sont des monnaies à usage international.
Disons quelques mots à propos du dollar. Le système bancaire américain est
l'offreur principal de cette monnaie. Le dollar US, qui n'est plus rattaché à l'or
depuis 1971, est le pivot et l'étalon mobile de toutes les autres monnaies. Il a, au
plan mondial, tous les attributs ordinaires de la monnaie (unité de compte
[facturation], moyen de règlement des échanges, réserve de valeur pour les investisseurs
en actifs financiers, valeur de référence pour un certain nombre de monnaies
nationales [ancrage sur le $]). Il est acheté par les banques centrales des autres pays 6.
Il contribue à la liquidité des systèmes bancaires et donc à l'émission de monnaie de
crédit par les banques qui le détiennent. Son statut actuel de monnaie mondiale
confère au système bancaire des États-Unis et à l'économie américaine en généralune grande liberté d'action, mais aussi une très grande responsabilité. Tant que le
dollar est demandé dans le monde, il peut être émis sans trop de contraintes, et il
doit l'être étant donné que n'existe pas de système bancaire mondial qui émettrait de
la monnaie véritablement mondiale.
Cela dit, ce processus national d'émission de la monnaie mondiale est très
contradictoire [Rapport de la BRI, 2004, p. 83-99]. Actuellement, il revient toujoursaux partenaires des États-Unis de régler les problèmes issus de l'émission américaine
de dollars, sans que les États-Unis aient à prendre part à cette solution. Comme le
disait un homme politique américain en s'adressant indirectement aux autres nations,le dollar est notre monnaie, mais c'est votre problème 7.
Chaque jour, ce sont de très grandes quantités de devises qui sont achetées/
vendues. En avril 2004, par exemple, le total moyen journalier des transactions de
changes (ensemble des devises) a été de 1900 milliards de$8. Ce qui signifie qu'enune semaine environ, la somme de ces transactions a représenté le total du PIB
américain annuel. Ce chiffre est une indication de l'écart existant entre la variable
6. Ce sont lesachatseffectuéspar lesbanques centrales(et pas seulementpar cellede la Chine)qui,à cejour, ont limité lesvariationsdu taux de change du $. Il est évidentque les États interviennentmassivementaujourd'hui pour servir les intérêts du grand capital et du systèmecapitalisteglobal.7. Il existe,selonnous, des raisons très fortes de douter que ce déséquilibrepuissedurer.Aveccetteorientation critique, cf. l'argumentation reprise par MichelAgliettadans « L'hégémoniedu dollar
peut-elle être contestée ? », in CEPII [2005], L'économiemondiale2006, La Découverte, Paris,
p. 56-68. Mais la littérature (pour et contre)est abondante. Sur le dollar,cf.Jean-Claude Delaunay[2006], « Ledollar, monnaie mondiale », Notesde la fondation GabrielPéri.
8. BRI 2004, 75erapport annuel, chapitre 5. Le rapport annuel de la Banques des RèglementsInternationaux est disponibleen françaissur le site webde la BRI.
Jean-Claude Delaunay
49-
financière «devises »et la variable réelle « PIB ».C'est aussi une indication de l'ampleurdu déséquilibre pouvant résulter de cet écart.
Cinq places financières réalisaient, en 2000, les 2/3 des transactions sur devises :
Londres (31 %), New York (16 %), Tokyo (9 %), Singapour (6 %), Francfort (5 %)9.On distingue classiquement deux catégories de marchés des devises : les marchés
« spot » ou au comptant (la devise est achetée « tout de suite » à son taux de change
courant) et les marchés à terme (la devise est achetée aujourd'hui pour être livrée,
par exemple dans 3 mois ou dans 12).Les entreprises cherchent ainsi à se couvrir des variations de change. Mais les
investisseurs financiers interviennent également et de plus en plus sur le marché des
changes. Voyons ce qui se passe. Théoriquement, en effet, le déficit commercial des
États-Unis devrait entraîner une forte dépréciation de la monnaie de ce paysrelativement aux autres monnaies. Or c'est le contraire qui se produit. Bien quesurabondant, le $ continue d'être très demandé. Pourquoi ? D'une part, l'économie
américaine paraît toujours, aux yeux des capitalistes du monde entier, dotée de
potentialités qui la leur rendent attrayante. D'autre part, les pays exportateurs vers
les États-Unis souhaitent maintenir leur capacité d'exportation vers ce pays en évitant
que le $ se déprécie par rapport à leur monnaie (ou que leur monnaie se réévalue par
rapport à lui). Il en résulte une demande de $ qui, jointe aux autres, entraîne
l'appréciation ou la réduction de la chute de cette monnaie au moment même où
elle devrait se déprécier fortement.
Le déficit commercial US est toutefois si important que cela accroît l'incertitude
sur la valeur future de cette monnaie et donc la spéculation à son propos. La monnaie
est une représentation socialisée de la richesse, susceptible d'être convertie en capital
productif. Mais elle fonctionne également comme capital fictif de valeur instable.
Celle-ci, ayant perdu toute référence à une marchandise spéciale (à une valeur
particulière), épouse entièrement les aléas économiques de toutes les valeurs. Si les
prix augmentent, si les taux de change évoluent de manière jugée défavorable, la
valeur de la monnaie diminue. Ses détenteurs cherchent donc à la protéger comme
capital potentiel et ils spéculent à son propos. Il n'est alors pas étonnant que la BRI
mentionne, sur les marchés des changes, «. la présence accrue des investisseurs
institutionnels, des spéculateurs et des trésoriers d'entreprises » [BRI 2004, p. 83].
Les actions
Les actions sont des titres de propriété sur ce qu'on nomme le capital social
d'une entreprise. Elles sont associées à un droit de vote sur les affaires de l'entreprise
(une action, une voix). Elles ont une valeur marchande et peuvent être achetées et
vendues sur des marchés secondaires, théoriquement pour toutes les sociétés paractions quoique dans des compartiments spécifiques. Aujourd'hui, le pouvoiractionnarial (des gros et très gros actionnaires) s'est étendu par rapport à ce qu'ilétait il y a trente ans.
Les actions sont une technique déjà ancienne de collecte de l'épargne et de
financement des investissements réels et financiers des entreprises. Mais l'usage en
a été considérablement amplifié. En 2001, en France, le patrimoine total des différents
9. Laurent Carroué [2002], Géographiede la mondialisation,A. Colin, Paris.
Les grandes catégories de marchandises
50
agents économiques en actions (et en titres d'OPCVM) était estimé à 4800 milliards
d'euros, soit 37 du total des actifs financiers dans ce pays 1".Ce total est celui,
pour la France, des actions des entreprises cotées et non cotées en bourse. Dans la
réalité, toutes les entreprises par actions ne sont pas cotées, que ce soit sur les marchés
officiels (les poids lourds) ou sur les marchés de second rang. En 2001, les deux
principaux marchés boursiers américains, situés à New York, cotaient en tout 6400
entreprises. Ce nombre (variable d'année en année) était, en France et en Allemagne,
respectivement de 1200 et de 1000. Au plan économique, le rôle contemporain des
places boursières souligne que le système capitaliste est une oligarchie (le gouvernementdu petit nombre) et une ploutocratie (le gouvernement des riches et des puissants).
Il existe une trentaine de places boursières dans le monde. Voici, pour 2004, en
milliards de $, les estimations de la capitalisation boursière en actions sur quelques
places financières : New York (NYSE et Nasdaq) (16236), Euronext11 (2441), Londres
(SE) (2265), Francfort (1195), Madrid (941)12. On se fait une idée de la croissance du
volume de cette marchandise particulière que sont les actions et du capital fictif
qu'elles matérialisent en observant la progression de la valeur des titres détenus sur
les places boursières d'un pays (capitalisation nationale), rapporté au PIB de ce
pays. Ce ratio a fortement augmenté. Il était de 50 aux États-Unis en 1980. Il y est
passé à 152% en 2001. Pour la France, les évaluations correspondantes sont
respectivement de 8 et 103 13.
Cette croissance ne résulte pas, cependant, de l'augmentation du besoin de
financement des entreprises les plus importantes pour leurs investissements réels
nouveaux. Les bourses ont peu servi aux grandes entreprises, ces dernières années,
à collecter de l'épargne pour investir en capital productif, même si leur rôle dans le
financement des investissements de la « nouvelle économie » ainsi que des technologiesde l'information et de la communication a été plus grand que pour la « vieille
économie » (Aglietta et Rébérioux, ibid., p. 36). On peut estimer qu'aujourd'hui,les grandes entreprises tendent à autofinancer très largement leurs investissements
réels, au moins au plan national. Ce qui est cohérent avec le repartage de la valeur
ajoutée tel qu'on l'a observé, par exemple en France, à partir des années 1983-1988.
Leurs autres besoins de financement sont surtout couverts par des obligations.Plutôt que leur rôle dans le financement des investissements réels, 4 traits majeurs
permettent de cerner l'usage actuel des places boursières et de la marchandise
« actions » pour les entreprises motrices du système capitaliste. 1) Ces places sont
d'abord un moyen de dégagement et de flexibilité du capital fictif engagé. 2) Elles
sont ensuite le lieu de la privatisation des entreprises publiques dans tous les pays.
3) Elles sont un moyen de concentration et d'interpénétration à l'échelle mondiale,du capital de toutes origines nationales, par voie de croissance externe (OPA). 4)Elles permettent d'acheter des forces de travail de haut niveau managérial.
10. INSEE[2003], L'économiefrançaise (édition2003-2004), Librairie Générale Française, Paris,
p. 256-257.11.Euronextest la réunion (septembre2000) des bourses d'Amsterdam,Bruxelleset Paris.Depuisle moment où cet articlea été déposé (janvier2006),lavolontéde la boursede NewYorkde racheterEuronext s'est précisée.12.Fédération Internationale des Boursesde Valeurs,rapport annuel 2004.
13.Michel Aglietta et Antoine Rébérioux [2004], Dérivesdu capitalismefinancier, Albin Michel,Paris,p. 16.
Jean-Claude Delaunay
51
Pour conclure à propos de ces « marchandises »,voici 5 remarques. 1. De même
que les variations et transactions de changes sont de moins en moins liées aux
évolutions que l'on attendrait par suite des déséquilibres réels, de même le
développement du marché des actions a été peu associé à l'investissement réel. En
outre, comme le note Jean-Luc Gréau, le fonctionnement de l'entreprise « réelle »
peut donner lieu à une démarche collective de collaboration entre capital et travail.
En revanche, les achats et les ventes d'actions sont des opérations individuelles et
d'une certaine manière antagonistes (l'un gagne ce que l'autre perd) [Gréau (1998),
p. 172]. Dans le cadre des rapports capitalistes mondialisés, l'actionnariat supposel'existence de nouvelles relations entre actionnaires, entre actionnaires et managers,entre actionnaires, managers et salariés. 2) L'ampleur prise par la capitalisationboursière est significative de la transformation du capitalisme depuis un siècle. Celui
que décrivait Lénine en 1916 était un capitalisme de type allemand (ou rhénan,
pour reprendre la typologie de Michel Albert), le capital financier de l'époque
correspondant à la liaison intime entre capital bancaire et industriel14. Le capitalisme
contemporain est de type américain. Il repose sur la liaison entre a. banques etinvestisseurs institutionnels, b. industries et services, c. marchés financiers, d. une
forte idéologie de capitalisme populaire. Le capitalisme financier de la fin du XXCsiède
n'est donc pas une nouveauté. Mais il diffère de celui des années 1900, en raison de
la mondialisation des activités productives qui le caractérise et de la marchandisation
accrue et étendue du capital fictif que l'on y observe. 3. Comme l'indiquent lès
données sur les capitalisations en actions, il existe des différences très grandes entreles marchés boursiers américains et européens. Le plus gros des marchés européens
(Euronext) représente 15 environ des marchés de New York. D'où la pression
insistante à ce jourde la classe capitaliste européenne et de labureaucratie institutionnelle
de l'Europe pour unifier et standardiser le marché financier européen, en lui conférant
une homogénéité et une «profondeur » qui soient favorables à la mobilité du capitalfictif15.4. Le système actionnarial mondialisé apparaît comme un moyen d'expansion
sociologique du capitalisme, et de construction, pour lui, d'une nouvelle base sociale.
Les classes dirigeantes de ce système s'efforcent, partout où elles le peuvent, de mettre
en place des procédures de redistribution actionnariale du revenu (via les régimes de
sécurité sociale et de retraite, ainsi que les pratiques dites de la «valeur actiomiariale »),
venant en remplacement du processus de redistribution étatique du revenu.5. Le
développement de ces marchandises financières a été corrélatif de la marchandisation
accrue des entreprises elles-mêmes. Ce qui a d'évidentes conséquences sur le
fonctionnement du marché du travail et la tendance à sa mondialisation. La force de
travail est aujourd'hui marchandise à un double titre. D'abord directement, et de façon«normale » si l'on peut dire, dans le cadre du système capitaliste. Ensuite de manière
indirecte, dans la mesure où les entreprises (où la force de travail est employée)deviennent elles aussi des marchandises courantes.
Les obligations
Dans la présente section, nous avons rassemblé des marchandises financières
ayant pour caractéristique commune d'être des titres de créance et non des titres de
14.Lénine V. [1960],L'impérialisme,stadesuprêmedu capitalisme,Essaide vulgarisation,Œuvres,
tome 22, p. 201-327,Éditions en langues étrangères, Moscou(première édition, 1916).
15.Cf. dossier présenté par Philippe Herzog et Bernard Marx, La Lettre de Confrontations
Europe,n° 71, juillet-septembre 2005, p. 16-32.
Les grandes catégories de marchandises
-52
propriété. Après avoir été émis sur le marché primaire, ces titres d'endettement à
moyen et long terme sont négociables sur des marchés secondaires, dont les placesboursières assurent la gestion. Voici deux remarques à propos des obligations.
La première, que faisait déjà Marx, tient à ce que ces titres rapportent des
intérêts dès leur émission. A la différence des actions, qui, en théorie du moins,
participent au capital en tant que fonds propres, avec et aux côtés de l'emprunteur,ce sont des marchandises participant au financement de l'emprunteur en tant
qu'endettement. Elles rapportent un gain, défini à l'avance, indépendamment de la
capacité de celui (de celle) qui s'endette à réaliser un profit d'entreprise. Elles sont,
si l'on peut dire, du vrai capitalfictif, puisqu'avec elles, l'origine du profit disparaîttotalement. C'est pourquoi les obligations sont émises aussi bien par les entreprises
que par les administrations. Quand l'État émet des obligations, il s'engage à en
rembourser le principal et à en payer les intérêts sur la base des impôts prélevés, ou
d'une création monétaire, et non d'un quelconque profit. La deuxième remarque, de
portée contemporaine, est que la différence entre endettement et fonds propressemble parfois difficile à cerner, et s'estompe en raison des transformations possiblesde chaque catégorie de titres en l'autre catégorie.
On est conduit, dans ces paragraphes, encore une fois pour des raisons de
dimension, à faire l'impasse d'explications concernant les obligations privées, ce
que l'on peut justifier en disant que dans le domaine de l'endettement à moyen et
long terme, l'endettement public oriente l'ensemble. Ce qui le caractérise, aux yeuxdes prêteurs, est la quasi-certitude de son remboursement lorsqu'il s'agit d'États de
pays développés. Les États (ou les organismes de type public) sont alors considérés
comme des débiteurs sans risque. Il vaut mieux gagner ce que rapporte la dette
publique que de gagner plus, mais avec de plus gros risques, surtout en période de
suraccumulation durable de capital, comme c'est sans doute le cas aujourd'hui. La
dette des États engendrerait donc de « bonnes » marchandises. De plus, l'ampleurde « la dette souveraine » (brute) est telle que cette production spéciale n'est pas prèsde s'arrêter. Les besoins de financement de l'État fédéral américain (non comprisceux des États fédérés) sont évalués à 8200 milliards $ en 2005 (65 du PIB). Ils
avaient atteint 33 du PIB sous la présidence de Jimmy Carter. La projection en
2070 de la tendance actuelle de leur évolution aboutit, toutes choses égales par
ailleurs, à un montant de dette fédérale qui représenterait alors 2,5 fois le PIB 16
(250 %). Cette croissance et ces niveaux d'endettement des États développés sont
généraux. En 2002, le taux moyen d'endettement des 15 membres de l'Europe était
de 63 %17.Lune des composantes évidentes de la crise actuelle du système capitalisteest la crise de l'État, l'inaptitude de la fiscalité à en couvrir les dépenses.
Il est clair que derrière toute crise durable des finances publiques se tient, à
peine caché, un épisode de la lutte des classes. Lhistoire en a donné de nombreux
exemples. Celles et ceux qui possèdent la richesse refusent de payer non seulement
des salaires, comme le notait Keynes en 1936, mais l'impôt. Ce comportement,
expliqué par la crise au plan de l'entreprise, a d'évidentes conséquences critiques au
plan global, celle, en premier lieu, de tendre à comprimer la demande globale.Mais les grandes entreprises n'en ont cure puisque la mondialisation leur permet de
prospecter d'autres marchés et segments de marchés. Cela dit, le but du présent
16.Wikipedia,the free encyclopaedia(en ligne), «Economyof the United States».
17. INSEE [2003], Eéconomiefrançaise, édition2003-2004, LGF,Paris, p. 237.
Jean-Claude Delaunay
53-
article n'est pas d'analyser cette crise, dont l'acuité réelle est d'ailleurs discutée (cf.
La Lettre de l'OFCE, op. cit.], mais de cerner quelques traits de ces marchandises
financières avec lesquelles les gouvernants y font face. Lorsque les budgets étaient
équilibrés, les principaux besoins de financement de la dette, en période régulière,
étaient des besoins à court terme (en France des bons du Trésor, aux États-Unis, des
bills, ou billets). Il s'agissait d'assurer la trésorerie entre les moments de la dépense
et de la recette, en général décalés, les besoins financiers exceptionnels étant couverts
par l'emprunt ou par l'inflation. Désormais, la dette étant devenue permanente,
importante et croissante, et l'inflation étant exclue pour cause de mondialisation de
la production et de financiarisation du capital, d'autres instruments financiers sont
mis en œuvre en complément des crédits à court terme, à savoir des titres
d'endettement à moyen et à long terme autres que des emprunts exceptionnels. Aux
États-Unis, par exemple, les notes sont des titres de maturité égale ou inférieure à
10 ans, celle des bonds pouvant aller jusqu'à 30 ou 40 ans. En France, il s'agit
d'obligations.Les marchés obligataires ne seraient pas aussi développés qu'ils le sont
aujourd'hui si les États avaient été absents de leur lancement, soutenu par eux avec
d'autant plus de vigueur qu'ils n'auraient pu, sans cela, financer leur dette, et dont
ils continuent d'être les principaux acteurs, avec les compagnies d'assurance, les
fonds mutuels et les banques. En France, par exemple, l'encours total (public et
privé) des obligations au 31/12/04 était de 1260 milliards d'euros, celui des obligations
publiques atteignant 600 milliards d'euros (48 %), le reste étant réparti entre les
entreprises (260) et les organismes financiers (400).La marchandisation massive et étendue des titres de dette, visant en théorie, à
faciliter la collecte par les États des fonds dont ils ont besoin entraîne au moins 5
conséquences. 1. Les marchés financiers étant mondialisés, les dépenses des États
tendent à être placées sous la dépendance des opérateurs du monde entier. En
France, 53 de la dette publique seraient détenus par des opérateurs étrangers
(fonds de pension : 8 %, autres institutionnels : 45 %). Le fait que des opérateurs
français détiennent à leur tour une partie de la dette d'autres États ne paraît pas une
compensation valable. On note, en revanche, que le renouvellement contemporaindes traits de l'impérialisme résulte non seulement de l'interpénétration des capitaux
privés de toutes nationalités à l'échelle mondiale, mais de l'interpénétration du
financement des dettes publiques, à commencer par celles des États les plus puissants.2. En raison de l'ampleur de l'endettement public, les taux d'intérêt réels pratiqués
pour le financer sont non seulement des taux de référence mais ont été élevés au
cours des années 1980 et 1990. Or les taux publics sont des taux directeurs. Ils
s'imposent aux entreprises du secteur privé et contribuent, s'ils sont élevés, à déprimer
l'investissement en capital fixe. 3. A un moment donné, la dette publique devient,
aux mains des représentants politiques de la classe capitaliste, une arme idéologique
dirigée contre les classes populaires, pour les contraindre à accepter le démantèlement
de l'État social et des besoins financiers de la nation en tant que collectivité. 4. Enfin,
sous un angle technique, la marchandisation des titres de dette éloigne encore plus
les créanciers du fonctionnement réel de l'économie. A l'origine des déséquilibres
économiques globaux contemporains, Keynes notait, pendant les années 1930, la
disjonction existant entre les motivations et décisions des agents à besoins de
financement et à capacité de financement. Aujourd'hui se produirait une cause
supplémentaire de déséquilibre entre l'offre et la demande de financement à long
Les grandes catégories de marchandises
54
terme, découlant de ce que les acteurs du marché obligataire achèteraient et vendraient
leurs titres en fonction d'anticipations autres que celles concernant la rentabilité
physique du capital productif [Gréau (1998), op. cit., p. 259 et sq.].
LES MARCHANDISES HUMAINES (LE CAPITAL HUMAIN)
Dans la société capitaliste développée, les marchandises « forces de travail
salariées » (au quasi-salariat des « entrepreneurs individuels » près) sont l'autre face
des marchandises « biens et services ». Ces aspects de la théorie ont déjà fait l'objetd'une large réflexion depuis Marx. Au cours des dernières décennies, les
caractéristiques économiques de la marchandise « force de travail » ont été
profondément modifiées. Mais puisqu'elles nourrissent l'actualité, ces modifications
ne sont indiquées ici que de manière cursive 18.
1. Dans les pays développés, le prix de vente courant (direct et indirect) de la
force de travail aux entreprises a été orienté à la baisse. 2. Les conditions d'utilisation
de la force de travail ont eu tendance, elles aussi, à évoluer de manière plutôtdéfavorable aux salariés. 3. Pour ce qui concerne la marchandise « force de travail »,la tendance à la mondialisation du marché du travail semble l'un des traits marquantsde la période. Ce point est l'objet de débats théoriques et certains auteurs défendent
l'idée selon laquelle il n'existerait pas de marché mondial de la main-d'œuvre [Le
Duigou (2005), op. cit., p. 222]. Mais si la main-d'œuvre est peu mobile (auxmouvements près de celle provenant des pays pauvres), les marchés nationaux du
travail tendent à être indirectement mondialisés, sous l'effet de la mobilité du capitalet de la concurrence en résultant entre États et territoires. Les analyses de Paul
Krugman datant du début des années 1990, selon lesquelles la mondialisation ne
serait pascoupable, semblent aujourd'hui dépassées. Pour le capital, la mondialisation
serait active (et de déploiement mondial), alors que pour le travail, elle serait passive
(et de déploiement national ou régional). 4. Le développement du capital fictif
relativement au capital productif décrit dans la sous-partie précédente nourrit un
ensemble de processus appelés « financiarisation de l'économie ». Or ces processus
agissent sur la marchandise force de travail. Pour donner un contenu peut-être plus
précis à cette notion et à son incidence sur la marchandise force de travail, on
dégage les trois aspects suivants : a. Un effet de distance géographique. La
financiarisation exprime que les directions de groupes, de plus en plus éloignéesdes unités qui les composent, adoptent à l'égard de la main-d'œuvre locale un
comportement plus résolument et froidement capitaliste que dans le cas d'une gestion
paternaliste 19. b. Un effetde distance productive. Dans le cours de la mondialisation,les groupes adoptent une stratégie de centrage sur « le cœur de métier ». Les
productions n'appartenant pas à ce cœur sont vendues ou sous-traitées. La main-
d'œuvre concernée subit les aléas de cette stratégie, c. Un effetde domination accrue
18. Cf. Nasser Mansouri-Guilani [2004], La mondialisationà l'usage des citoyens,Éditions del'Atelier, Paris; Rapportde la CGTsur la situationéconomiqueet sociale2004-2005 [2005]; Jean-Christophe Le Duigou [2005], Demainle changement,Manifestepour un nouveau syndicalisme,Armand Colin, Paris.
19.Antérieurement,ces pratiques nourrissaient l'idée d'une communautéde production et de vieau sein de l'entreprise. La marchandisationaccéléréede toutes les entreprises fait que cette idéolo-
gie n'est désormaisplus tenable.La consciencede la massedes salariésest directement confrontéeau systèmecapitalisteen son entier, à l'échelle mondiale, et pas seulement au patronat local. Le
Jean-Claude Delaunay
55
du capital fictif sur le capital productif. Les actionnaires gestionnaires du capital
productif distribuent de coquets dividendes à l'ensemble des actionnaires, d'abord
pour en bénéficier mais aussi pour se protéger autant que possible de la volonté de
puissance des entreprises concurrentes. Dans le cadre des stratégies globales faisant
suite aux stratégies multidomestiques, seule compte désormais la rentabilité à l'état
pur, indépendamment de ses caractéristiques productives, géographiques et humaines.
A l'hyperconcurrence supportée par les entreprises (et par certaines plus que d'autres)
correspond l'hyper exploitation subie par les salariés. 5. La restructuration des
composantes, en valeur d'usage et en valeur, de la force de travail, paraît être le
dernier point remarquable des changements affectant aujourd'hui cette marchandise.
En effet, la valeur de la force de travail est un concept n'ayant de sens que si l'on
considère le travailleur dans un cyclede vie. Or par suite des luttes séculaires qu'ils
(elles) ont menées contre le capital et, plus récemment, de leur participation au
combat pour défendre la démocratie, les travailleurs, les travailleuses, ont amélioré
la configuration de leur cycle de vie. Ils (elles) ont notamment réussi à imposer que
leur santé et celle de la population en général soient mieux protégées, que leur
retraite soit couverte de manière à peu près décente, que la charge et l'éducation de
leurs enfants, de même que certaines dépenses de logement, soient aidées par la
collectivité, que le chômage donne lieu à une protection effective, autre que charitable,
organisée au plan de la société, que leurs droits politiques et syndicaux soient
reconnus, sans corporatisme professionnel ou ethnique. Comme on l'a souvent dit,
la configuration en valeur d'usage de ce stock de compétences, de savoir-faire, de
qualifications que représente la force de travail, fut améliorée pour les travailleurs
après 1945 et portée jusqu'à un certain niveau de bien-être. Cette évolution a été
réalisée de manière économe, dans la mesure où une partie des composantes utiles
de la force de travail fut produite en dehors des exigences du profit capitaliste.La mise en regard, sur un marché du travail indirectement mondialisé, de
forces de travail relevant de sociétés diversement développées, aboutit, dans le cadre
d'un rapport de forces défavorable aux salariés, à la redéfinition restrictive des
dépenses jugées nécessaires à la production et à la reproduction de leur force de
travail, comme à leurs dépenses de bien-être. Les moyens jugés les plus efficaces par
les dirigeants d'entreprises et par le personnel politique de la classe capitaliste pour
aboutir à cette définition réduite, sont, d'une part, les contraintes imposées à
l'évolution salariale et d'autre part la diminution de sa partie socialisée (gratuite ou
marchande mais non capitaliste).
ÉLÉMENTS DE CONCLUSION
Voici les 5 points que l'on retient en conclusion du présent article.
1. Les marchés et les marchandises se différencient principalement, d'une époque
à l'autre, par leur degré de complexité. Selon nous, la complexité des marchandises
échangées dans le capitalisme mondialisé contemporain tient surtout à deux
champ de la bataille sociale,syndicale,politique, s'agrandit et change de nature. D'où, selon notre
hypothèse, une partie des difficultésobservablesde la lutte politique et syndicaledu moment. La
mondialisation du capital produit dans les consciencesl'éclatement des points de vue et des ripos-tes. Mais,selon une expérience séculaireet toujours actuelle, les points de vue éclatés doivent être
unifiés ou coordonnés au plan politique, en liaison avec un mouvement de va-et-vient suivientre
l'action et la théorie.
Les grandes catégories de marchandises
56
caractéristiques, a) Ces marchandises concernent non seulement les flux(qui relèvent
de l'immédiat) mais les stocks (les entreprises, le volume du capital fictif), plongés
par l'échange dans une temporalité étendue (le présent et le futur), b) Les flux et les
stocks ainsi marchandisés le sont à l'échelle mondiale.
2. Le capitalisme mondialisé, en raison de son périmètre d'action et de la
temporalité dans laquelle il évolue, a besoin de produire et d'utiliser un grand nombre
d'informations, pour que ses agents, décentralisés, puissent agir et décider. Or la
façon la plus conforme à son concept est, pour ce système, de produire et de
consommer l'information qui lui est nécessaire sous la forme de marchandises.
Linformation est alors évaluée sur des marchés spécialisés. Cette évaluation, dont les
fondements sont privés, est supposée fournir aux agents économiques les critères de
décision les plus efficients qui soient. On peut déjà juger concrètement aujourd'huide l'efficience et de la rationalité de cette forme de gestion des rapports économiques.
3. Ces distinctions éclairent peut-être le contenu et le fonctionnement de la
valeur économique dans la société actuelle. Elle serait constituée de deux montants.
a) La valeur « réelle » ou flux relié au travail mesuré dans le présent comme valeur
des biens et des services, b) La valeur financière, ou valeur duale du capital fixe réel.
Lexploitation du travail vivant (production du flux de valeur dans le présent)s'exercerait par l'intermédiaire du stock de capital fictif dont la valeur (et donc la
mise en valeur) s'évaluerait dans un horizon lointain, incertain, et de ce fait volatile
et risqué pour les capitalistes. Il en résulterait un premier effet de surexploitationdes travailleurs. Mais on repérerait un deuxième effet de ce genre. Car les
conséquences macroéconomiques de ce mécanisme initial (et toutes les relations
associées) seraient momentanément compensées par le surendettement des agents
(État et ménages). La surexploitation proviendrait alors non pas seulement du capitalfictif de production mais du capital de financement de la consommation finale,
privée et publique, ce capital devant lui aussi être rémunéré.
4. Sur la base de ce qui précède, on est en mesure d'expliquer la coexistence
dans les idées de deux conceptions contraires relatives à l'État, a. LÉtatjoue un rôle
actif Nous en avons donné plusieurs illustrations dans ce papier, et la liste n'est pasclose, b. EÉtat est passif, affaibli. En effet, lorsque le capital fixe réel fonctionne
sans son double (le capital fictif marchandisé), il n'a pas d'existence macroéconomique
propre. Le Capital, avec un grand C, est un concept théorique et non un concept
pratique. Seule existe alors la figure de l'État, avec un grand É. En revanche, lorsquele capital fixe réel total fonctionne par l'intermédiaire de son image, le capital fictif,il acquiert une existence macroéconomique visible. Les marchés financiers deviennent
les représentants concrets, pratiques, globaux, du capital fixe réel. Ils apparaissentcomme les substituts de l'État qui, jusqu'alors, servait de figure macroéconomique du
Capital.5. Cette analyse des marchandises dans le système mondialisé contemporain
nous conduit à la représentation suivante des marchés et relations entre marchés
auxquelles elles correspondent (C =Changes, A = Actions, 0 =
Obligations) :
Jean-Claude Delaunay
57
Commentaires: 1. Le marché du travail serait triplement contraint (par le capital réel, par le
capital fictif marchandisé et par l'État). 2. Il n'existerait pas de conflit majeur entre les hauts
managers et les financiers [double flèche]. En revanche, la mondialisation-globalisationdes entre-
prises accroîtrait la distance entre les cadres, fussent-ilsde haut niveau, et le groupe des managers-actionnaires. Ce qui, incidemment, réfuterait la thèse théorique du capito-cadrisme(Dumesnilet
Lévy). 3. Bien que le personnel politique de la classe capitaliste ne soit pas simplement « auxordres », nous avons retenu, s'adressant à l'agent État, des relations à sens unique issuesdu capitalréel et fictif.4. Nousdistinguons deux parties dans ce schéma.La partie 1 (gauche)serait cellede lamondialisationactive. La partie 2 (droite) serait cellede la mondialisationpassive.LÉtat serait à lafoisactif et passif. Les marchés du travail seraient entièrement passifs.5) Nous avonsplacé l'État etles marchés financiers sur le même plan pour exprimer la promotion macroéconomiquedu capitalréalisée par ces marchés, en rivalité fonctionnelleavec l'État.
LE COURS DES
IDÉES
—
la pensée34761
LES VOIESOPAQUES
DE
LA TRANSFORMATION
CAPITALISTE À L'EST.
Catherine
Samary
L a période 1989-1991 - de la chute du mur de Berlin à ladissolution de l'URSS et du Pacte de Varsovie -
marque le début d'un tournant
historique : celui d'un changement de système dans les pays de l'Europe de l'Est eten URSS.
Les mesures introduites se distinguent radicalement des tentatives de réformesde l'ancien système qui ont jalonné son histoire depuis les années 1950 jusqu'à laPerestroïka de Gorbatchev. La « crise de la dette » de plusieurs pays d'Europe del'Est dans les années 1980 va les rendre vulnérables à des pressions externes, dans lecadre de la nouvelle phase de mondialisation néo-libérale. Mais l'introduction des
changements « par en haut » à la faveur d'une démocratisation partielle va contribuerà toute l'ambiguïté et l'opacité d'un tournant qui vise fondamentalement à la remiseen cause de tout élément de propriété sociale.
VUE D'ENSEMBLE.
L'ancien système se réclamant du socialisme était sans nul doute exploiteur : ilne permettait pas aux travailleurs, et plus largement aux populations, un véritable
pouvoir de décision sur l'organisation et les buts de leur travail. Régnant au nom des
travailleurs sur leur dos, il a supprimé l'unique potentiel que le socialisme peutopposer à la redoutable « efficacité »capitaliste : la responsabilisation pleine et entièredes êtres humains, à la fois au plan individuel et collectif, dans une associationlibre. La répression et la corruption associées au parti unique sont la cause profondeà la fois d'une certaine passivité et d'une détérioration réelle des acquis sociaux,
marqués par le bureaucratisme. Elles sont la cause première de la «victoire »capitaliste- sans donner à celle-ci ni une légitimation ni une stabilité : car l'écart entre les
droits et valeurs socialistes reconnus et la réalité a laissé place à la suppression desdroits. au nom d'une pseudo-démocratie et du marché.
Dès lors, la grande masse des populations concernée, de la Pologne à la Russieen passant par l'Allemagne de l'Est ou la Yougoslavie, regarde avec nostalgie les
Les voies opaques de la transformation capitaliste à l'Est.
62
années 1970 comme celles du « socialisme », de la stabilité, des acquis sociaux, d'une
classe ouvrière présentée comme source de la valeur. La chute massive de niveau de
vie est partout évoquée. Cette perception présente le passé sous un éclairagemanifestement rosi : rappelons-nous qu'il s'agissait des années précédant l'explosionde Solidarnosc en Pologne, ou encore celles de la normalisation de la Tchécoslovaquie
après la répression du Printemps de Prague par les tanks soviétiques en 1968, ou
encore de la répression de l'intelligentsia socialiste de Yougoslavie ou de Pologne.Mais quiconque présente aujourd'hui du passé la seule image du goulag ou
d'une société qui n'aurait été qu'une variante de « capitalisme d'État » est incapablede rendre compte non seulement de l'actuelle perception populaire de ce passé,mais surtout de l'ampleur de la régression sociale des années 1990, et des changementsmondiaux que cela recouvre.
Le travail de mémoire, d'analyse et de mise à plat des scénarios se heurte à de
nouvelles histoires officielles qui sont les prolongements de la guerre froide : il est,
pour les idéologues de la « fin de l'Histoire » datée de la chute du Mur de Berlin,hors de question d'admettre que le passé était autre chose qu'une aberrante
« parenthèse » ; leur discours martèle qu'il s'agit d'un « retour à la « normalité », à
l'Europe ». Comme si celle-ci avait été jamais unifiée, comme s'il n'y avait pas eu les
grands empires rivaux puis une révolution industrielle où les États-nations dominants
de l'Europe occidentale impérialiste imposèrent des relations de « périphérie » au
reste de l'Europe et du monde. Comme si la révolution d'Octobre (comme toutes
les autres révolution du xxe siècle) et les transformations de l'Europe de l'Est après la
Seconde guerre mondiale n'avaient pas eu pour enjeu profond une industrialisation
en faveur des classes populaires, passant par la remise en cause des dépendancesenvers l'ancien centre impérialiste. Comme si les guerres impérialistes, et entre les
deux guerres mondiales, le fascisme et la grande dépression capitaliste n'avaient pas
profondément divisé le continent européen et donné une réelle légitimité à
Stalingrad, aux résistances anti-capitalistes et anti-fascistes, aux mouvements paysanset ouvriers en quête de droits sociaux élémentaires.
Ceux qui occultent ainsi le passé présentent aussi aujourd'hui « l'élargissement »de l'Union européenne vers l'Est comme le couronnement d'un succès - alors qu'il
s'agit d'un cache-misère visant à contenir des situations explosives. Ils parlent de« rattrapages » à venir « grâce à » l'intégration européenne en terme de croissance du
PIB - alors que cette croissance, fragile, s'est accompagnée de régressions sociales
massives. Ils parlent de « démocratie » quand les populations boudent les urnes
faute de réelles alternatives. Ils évoquent le « retour à l'Europe » quant l'Europe de
l'Est se retrouve en position d'être un vaste marché périphérique.Mais rendre intelligible le passé et le tournant des années 1980 se heurte aussi
aux myopies d'autres présentations en blanc ou noir - soit la nouvelle apologie du
passé ou le soutien à des recompositions entre ex-communistes et anti-communistes
nationalistes et xénophobes ; soit, au nom des écarts entre idéaux socialiste et
« socialisme réel », la négation de tout acquis passé et la sous-estimation profondedu tournant des années 1990.
On ne pourra rétablir une intelligibilité du « siècle soviétique » qu'avec un travail
associant chercheurs et acteurs de l'ancienne « Europe de l'Est »1 et de l'Occident,
1.Cf. la revue Ezmelet(Conscience)en Hongrie, sous la direction de Tamas Kraus et Peter Szigeti,notamment l'édition en anglais du recueil d'articles de 2005 ; la revue Alternativien Russieéditée
par Alexandre Bouzgaline, ou encore la revue polonaise Rewolucijaque dirige Zbigniew MarcinKowalewski.
Catherine Samary
63
critiques à la fois des systèmes de gestion et d'oppression bureaucratiques passés et
de la mondialisation capitaliste.Il ne s'agit ici que de proposer quelquesjalons d'analyses nécessaires, en trois
points.1. La mise en perspective des étapes internes/externes ayant mené au tournant
des années 1990, en soulignant les infléchissements préparant un tel tournant -
celui de la fin des années 1960 au plan de l'intelligentsia dans ses rapports aux
travailleurs ; celui des années 1970-1980 d'endettement et de montée des courants
technocratiques.2. Une caractérisation des raisons majeures qui ont rendu opaque la restauration
capitaliste : la « privatisation » des États et des formes de propriété, sans véritable
apport de capital et donc aussi en contournant les grandes entreprises.3. Lébauche d'un bilan largement désastreux - notamment pour la construction
européenne.
UNE RESTAURATION CAPITALISTE QUI ÉCLAIRE LE PASSÉ. ET SES
GRANDES PHASES
Le tournant des années 1990 ne s'opère pas dans un ciel serein. Il est à la fois
rupture (changement de système dans ses fondements) et processus marqué par des
éléments de continuité qui ont contribué, justement, à rendre opaque la « transition ».
Il est abusif, bien sûr, de présenter l'ensemble des pays d'Europe de l'Est comme
un tout. Les différences historiques sont considérables - entre l'URSS, la Roumanie
de Ceaucescu, la Yougoslavie titiste et la Tchécoslovaquie normalisée par les tanks
soviétiques ; entre la Pologne dont les conseils ouvriers de 1956 furent canalisés et la
Hongrie de la même année 1956, où les conseils ouvriers furent au contraire réprimésdans le sang et l'intervention soviétique.
Pourtant, on peut distinguer en gros une première période historique allant
jusqu'aux années 1970 où les contestations avaient pour logique l'exigence
explicite de plus de socialisme, quelle qu'ait été la genèse précise du
régime.
Le système, dans ses variantes, cherchait à consolider sa légitimité, sa base
sociale, au nom des valeurs socialistes - à défaut d'émancipation il apportait une
sécurité et un avenir assuré pour les enfants à la condition de ne pas être contestataire.
L'augmentation du niveau de vie régulière et une gigantesque promotion verticale
des paysans vers la classe ouvrière, des travailleurs vers les appareils assura, par
comparaison avec les formations sociales antérieures, une industrialisation accélérée
de l'Europe de l'Est. Les économistes libéraux appelaient « chômage camouflé »,
qu'ils osaient prétendre plus mauvais que le chômage tout court, un (mauvais) plein-
emploi, une croissance gaspilleuse de ressources matérielles et humaine ; de même
parlaient-ils « d'inflation camouflée » pour critiquer un système où la productiondes biens de consommation, des logements, des médicaments, des biens culturels,
des logements, se faisait sans critères de profit et sans réels « prix de marché ». Et il
était vrai qu'au niveau très bas des prix administrés, la demande était souvent infinie
et donc non satisfaite (avec des queues, des arrivages par vagues, des insuffisances en
qualité et de quantités fournies, à ces prix-là).
Les voies opaques de la transformation capitaliste à l'Est.
-64-
Mais il s'agissait en même temps d'un accès assuré pour tous à des biens et
services de base. Le développement considérable de la recherche scientifique, de la
scolarisation, des arts, des qualifications, de la consommation se combinait avec la
réalité de la censure et des dégâts bureaucratiques.Les tentatives de réformes introduites par les ailes réformatrices du parti unique
dans les années 1950 et 1960 en URSS ou en Europe de l'Est, visaient à améliorer la
qualité des produits et l'organisation de l'économie en recourant à quelquesmécanismes partiels de décentralisation basés sur le marché. tout en maintenant le
parti unique. Mais les inégalités et l'insécurité sociale qu'elles introduisaient ont
toujours produit des mouvements de résistance et l'arrêt de réformes. au nom des
idéaux égalitaires, instrumentalisés par les courants « conservateurs » des appareilscontre les logiques technocratiques.
Symbolique de cette période, le mouvement de la jeunesse dans le Printempsde Prague de 1968 en Tchécoloslovaquie, se réclamait des idéaux socialistes ; il en
allait de même de la « Lettre ouverte » de Kuron et Modzelevski en Pologne ; et le
mouvement des étudiants et de l'intelligentsia yougoslave de juin 1968 s'opposait à« la bourgeoisie rouge » en revendiquant « l'autogestion de bas en haut », la
planification et des assemblées autogestionnaires contre la réforme marchande de
1965 ; tous cherchaient le contact avec la jeunesse contestataire d'Allemagne, d'Italie
ou du mai 1968 français ; tous s'opposaient à l'intervention impérialiste au Vietnam.
Mais tous furent réprimés. Tout pluralisme politique, toute expérience socialiste
alternative cohérente furent donc interdits par un parti monopolisant le droit
d'introduire des réformes ou de les interrompre quand le parti risquait de perdre le
contrôle politique de la situation. Ces réformes ont donc toujours été rapidement
bloquées, produisant éventuellement des améliorations précaires, mais dans l'ensemble
une perte de contrôle croissante du « centre » sur des unités de production qui
gagnaient en autonomie sans avoir jamais résolu le problème essentiel : le
bureaucratisme, précisément, parasitant le plan ou le marché « socialiste ». Avec, au
plan intellectuel, un basculement dont on ne mesure qu'aujourd'hui l'importance :celui d'une intelligentsia qui se tournera dans les années 1980 vers le libéralisme ou
(en Yougoslavie) le nationalisme, reprochant à la classe ouvrière d'avoir été l'alliée
objectif des formes répressives et conservatrices du régime.Il fut donc fondamentalement impossible d'avoir un autre type de croissance
qu'extensif et gaspilleur en ressources humaines et naturelles, mais aussi très
profondément marqué par la corruption, le clientélisme d'autant plus insatisfaisant
pour la jeunesse qualifiée que les besoins de base étaient, au fil du temps, désormais
satisfaits et que les nouvelles générations attendaient de la vie autre chose que la
grisaille bureaucratique et l'absence de libertés. Les contradictions endogènes d'un
systèmebureaucratique régnant au nom des travailleurs et des populations, mais sur
leur dos, signifiaient l'incapacité de passer à une croissance de meilleure qualité et
économe de ses ressources. Les mécanismes de corruption, le conservatisme
bureaucratique, l'absence de libertés ont aggravé la grisaille et la détérioration des
acquis sociaux -peu attractifs pour les jeunes générations. Finalement, c'est « au
nom du socialisme » que les troupes du Pacte de Varsovie étaient intervenues en
Tchécoslovaquie et c'est cet impérialisme-là-
pas l'OTAN -qui allait de plus en
plus être perçu comme repoussant pour les générations qui avaient 20 ans lors du
Printemps de Prague et 40 ans en 1989.
Catherine Samary
65-
Les années 1970-1980 : montée des conflits de logiques et de la dette
Face au blocage des réformes, au cours des années 1970, les partis au pouvoirdans plusieurs pays d'Europe de l'Est (Hongrie, Roumanie, Pologne, Yougoslavie,
Allemagne de l'Est) ont tenté de moderniser les économies et de répondre aux
aspirations d'amélioration de la consommation par des politiques d'importationsmassives et d'endettement extérieur.
La réalité des protections des anciens systèmes planifiés contre le marché
mondial se mesure à la rapidité de l'ancrage commercial à l'UE après 1991, lorsquefut démantelé l'ancien CAEM - Communauté d'aide économique mutuelle - ou
COMECON, qui reliait les anciens pays du « bloc soviétique ». On est passé d'une
zone quasiment autarcique par rapport au marché mondial jusqu'aux années 1970 à
des échanges à plus de 60 avec l'UE - avec un déficit commercial systématique en
faveur de cette dernière. La décennie 1970 marque une période charnière dans le
passage d'une logique à l'autre, à la faveur de l'endettement extérieur.
Les échanges entre les pays du COMECON s'opéraient entre produits, selon
des mécanismes de troc. Les prix du marché mondial étaient pris en compte. de
façon qu'il soit plus avantageux de procéder à des échanges entre membres du
COMECON qu'avec le marché mondial. S'il existait une certaine « division du travail »
avec des spécialisations, la montée des « communismes nationaux » résistant à une
simple subordination au Kremlin avait produit une subordination des échanges
dans le COMECON aux planifications nationales orientées d'abord vers les objectifs
d'industrialisation de chaque pays.Ces pays sont passés en quelques décennies de formations sociales très
majoritairement agricoles de la périphérie capitaliste à des pays où l'industrie
représentait au tournant des années 1980 plus de 70 du PIB. Cette industrialisation
passée s'est faite sur des bases extensives souvent gaspilleuses de ressources naturelles
et humaines, mais en tout cas peu respectueuses de critères « marchands », et très
protectrices socialement.
Lensemble signifia jusqu'aux années 1970 un réel rattrapage par rapport aux
pays capitalistes développés. Il se traduisit dans les consciences par des exigences
de réduction de l'écart entre droits et valeurs socialistes reconnus et réalité ; et non
pas par un rejet du projet socialiste (mouvement des conseils ouvriers de 1956 en
Pologne et Hongrie ; Printemps de Prague de 1968 en Tchécoslovaquie ; juin 1968
en Yougoslavie.).
Les années 1980 : « crise de la dette »
Les années 1980 furent au contraire celles d'une « crise de la dette » impliquant
la détérioration des niveaux de vie et des protections dans plusieurs pays d'Europe
de l'Est -Pologne, Yougoslavie, Roumanie, Hongrie, RDA. - alors même que,
dans les appareils d'État et des entreprises, des couches technocratiques orientées
vers l'Occident tendaient à s'autonomiser des anciennes directions plus conservatrices.
La vague d'importations réalisée à crédit au cours de la décennie 70 n'était pas
en mesure de résoudre les inefficacités du système ; mais la dette fut aggravée par la
hausse des taux d'intérêt décidée aux États-Unis au début des années 1980 et se
répercutant par ricochet sur l'ensemble des taux bancaires privés pesant sur les dettes.
La crise signifia au cours de la décennie 1980 une phase nouvelle historiquement où
les pressions externes croissantes des créditeurs (et du FMI) pesèrent sur ces régimes
autrefois quasiment autarciques.
Les voies opaques de la transformation capitaliste à l'Est.
66
Alors que pendant plusieurs décennies l'écart de niveau de vie entre pays
capitalistes développés et pays de l'Europe de l'Est s'était réduit, la course aux
armements (pesant sur l'URSS) et la crise de l'endettement dans plusieurs pays
d'Europe de l'Est ont signifié la chute des investissements dans la consommation et
l'obsolescence des équipements de l'industrie civile. Alors que le capitalisme occidental
réalisait une nouvelle révolution technologique remettant en cause l'organisation du
travail et les rapports de forces sociaux issues des « trente glorieuses », l'écart entre
Europe de l'Est, l'URSS incluse et l'Occident capitaliste se creusa.
La perception de cet écart par lajeunesse et les nouvelles couches qualifiées est-
européennes, accentua le pouvoir d'attraction de l'Europe occidentale. D'autant queles « modèles » apparemment « gagnants » dans les années 1980 y semblent plutôtêtre celui de la Suède ou de l'Allemagne fortement social-démocratisés. En Yougoslavie
(notamment en Slovénie), comme en Hongrie en Russie ou en Pologne, des
rapprochements vont s'opérer entre les opposants démocrates et une technocratie
qualifiée se sentant bloquée dans sa propre promotion sociale par le conservatisme
du système 2.
L'endettement dans divers pays d'Europe de l'Est ne recouvrait pour autant pasles mêmes situations et ne se traduisit pas par les mêmes réponses des partis uniquesencore au pouvoir au cours de la décennie 1980.
Lendettement polonais-
plus précisément, l'importation de biens occidentaux
permis par cet endettement - réalisé dans les années 1970 par Gierek fut en fait
extrêmement. populaire. Mais il fallait payer la facture. C'est la hausse des prix des
biens de consommation qui produisit l'explosion de Solidarnosc : dans un systèmeoù l'économie n'est plus déterminée par les mécanismes marchands, les changementsde prix deviennent -
à juste titre - des choix « politiques ». Mais les millions de
travailleurs - dont une bonne partie d'ailleurs membres du parti unique- avaient
une certaine mémoire de 1956 : la Pologne était sur ce plan un cas à part, marqué
par une accumulation d'expériences ouvrières non réprimées frontalement, mais
canalisées et dénaturées par le régime. La défiance envers le parti unique était forte,
autant que le brouillage des « mots » et des orientations. Le congrès de Solidarnosc
reflétait ces confusions - mais son centre de gravité restait marqué par une dynamique« autogestionnaire » et non pas de privatisation des entreprises 3.Après la décennie
de répression, une partie de l'intelligentsia démocratique et anti-communiste va
chercher à instrumentaliser ce qui reste de la mobilisation des travailleurs pour
négocier un compromis avec le régime - la Tableronde cherche à combiner réformes
libérales et maintien des éléments de monopole politique du parti. Mais, sous pressiondes financements étasuniens (dont l'annulation de la dette polonaise au début des
années 1990, mais aussi des formes de corruption directe des dirigeants syndicauxet politiques), la thérapie de choc libérale est introduite en bénéficiant -
pour très
peu de temps- d'une légitimation populaire contre ceux qui avaient réprimé
Solidarnosc.
Dans les autres pays endettés, les scénarios sont différents. En Roumanie,Ceaucescu remboursa au cours de la décennie 1980 l'intégralité de la dette sur la
base d'une dictature féroce contre son peuple- ses pairs préféreront lui faire payer
2. Lire notamment Erzetbet Szalaï(1989),G. Mink et J-CSzurek (1999).3. Cf. Inprecor,n° 509 septembre 2005, DossierPologne- unerévolutionécraséeet trahie, 25 ans
après.
Catherine Samary
67
l'impopularité d'un tel régime par son assassinat au cours d'une pseudo « révolution »,
au tournant des années 1990.
En Yougoslavie, les années 1980 sont marquées par une inflation galopante à
trois chiffres exprimant les multiples résistances sociales aux politiques d'austérité
préconisées sur le dos des travailleurs ; mais les pouvoirs des républiques détournèrent
le mécontentement social vers le nationalisme, avec une désagrégation de toutes les
solidarités préfigurant l'éclatement de la fédération - les républiques riches, Slovénie
et Croatie, cherchant à quitter le bateau qui coulait pour s'insérer en « bons Européens »dans le nouvel ordre mondial, en jouant sur leurs liens historiques avec l'Autriche et
l'Allemagne.Les dirigeants hongrois, quant à eux, tentèrent de préserver la stabilité sociale
et politique du système en choisissant de rembourser la dette par l'ouverture des
meilleures entreprises au capital étranger.
Quant à la RDA, selon G. Mink etJ.-C. Szurek (1999), dès novembre 1987,
elle était « lâchée » par Gorbatchev qui voyait dans l'unification allemande une possible
solution optimale pour la politique de désengagement militaire de l'URSS - en
escomptant une sortie de la logique des « blocs ». Mais la dynamique de l'unification
allemande -puis la consolidation et l'élargissement de l'OTAN, à la faveur de la
crise yougoslave- suivirent un autre cours. qui échappa à Gorbatchev - de même
que l'URSS elle-même.
Le démantèlement du COMECON et la destruction de l'URSS furent voulus
par Eltsine, parce que la Russie étant producteur essentiel des ressources en gaz et
pétrole, il voulait pouvoir imposer aux républiques désormais indépendantes, comme
aux anciens membres du « bloc », de vrais prix de marché, en devises fortes. Après
s'être industrialisés dans le cadre de protections envers le marché mondial, puis
après l'échec d'importations sans transformation des mécanismes de propriété et de
production, les anciens pays du COMECON s'orientaient radicalement vers un projet
d'insertion dans l'Union européenne.
UN TOURNANT HISTORIQUE OPAQUE
Les transformations qui ont marqué les pays dits socialistes au cours de la décennie
1990 ont été appelées « transition vers des économies de marché » par les institutions
de la mondialisation. Cette formule a exprimé le fait qu'il y avait sortie de l'ancien
système, et non plus volonté de le réformer, mais qu'il s'agissait d'un processus.
Comment donc s'est déterminé, dans ces sociétés, le « sens » (signification et
direction) des changements ? Que désignait (qui décidait) le but de la « transition »,
et les traits « d'économie de marché » vers lesquels il « allait de soi » qu'elles devaient
se diriger ? Qu'est-ce qu'une telle formule (« économie de marché ») pouvait bien
signifier et tout d'abord pour les populations concernées par un processus que l'on
prétendait en même temps « démocratique » ?
Ces populations n'avaient généralement du « marché » qu'une connaissance
bien limitée, le plus souvent réduite à l'idée. qu'il s'agissait de remplir les vitrines
des magasins, une perspective attractive à l'issue d'une décennie de politiques
d'austérité. Quant à l'aspect démocratique du processus, il fut associé à l'apparition
d'un pluralisme de partis et à des élections pluralistes.
Mais le label de « transition » (comme le jugement porté par les « experts »
internationaux sur son degré « d'avancement ») a été rapidement associé aux
« privatisations », mises au cœur des réformes. Là encore, les idéologues des
Les voies opaques de la transformation capitaliste à l'Est.
68-
transformations n'ont guère précisé aux populations de quelles privatisations il
s'agissait réellement - ou plus précisément, quelle en était la logique socio-économique.La petite production marchande, l'artisanat, avaient déjà une place dans l'ancien
système (en Yougoslavie et Pologne, la très grande majorité des terres était privée et
de petite dimension, sans salariat ; l'artisanat existait). La place de la petite productionmarchande a certes été élargie par les nouvelles réformes. Mais ce n'est pas ce quicaractérisait le tournant : celui-ci visait explicitement l'industrie et la privatisation
systématique des grandes entreprises- c'est-à-dire des milliers de grandes entreprises,
le cœur industriel de ces sociétés, là où gisait l'immense majorité (souvent de l'ordre
de 80 %) de l'emploi. que ces entreprises fonctionnent bien, ou mal. La privatisation
généralisée est devenue un but « en soi », un « marqueur » du tournant, ou de
l'engagement « réel » des équipes au pouvoir dans une rupture avec le passé : elle a
conditionné les crédits occidentaux (sous haute surveillance et contraintes de« politiques d'ajustements structurels » du Fonds monétaire international - FMI - et
de la Banque mondiale - BM) ; mais aussi en substance, l'adhésion à l'Union
européenne (UE).
Les buts réels de la « transition » : que s'agissait-il de détruire ?
En URSS et dans les pays de l'Est, la monnaie ne fonctionnait pas comme« capital » (on ne pouvait librement vendre ou acheter des usines, des équipements,des matières premières et de la force de travail. encore moins des actions). Il n'yavait pas de critères de profit pour orienter les investissements -
parce qu'il n'y avait
pas de prix reflétant les coûts ou/et l'offre et la demande (dans les secteurs industriels
essentiels) ; il n'y avait pas de réelle mesure des coûts d'ailleurs (le plan version
« soviétique » était réalisé ou dépassé en quantités physiques, quel qu'en soit le coût.).Une des premières mesures que durent prendre les « experts » occidentaux fut
d'ailleurs d'introduire une comptabilité des entreprises qui pour beaucoup d'entre
elles n'évaluaient même pas leurs équipements. du moins là où il n'y a pas eu de
réformes marchandes décentralisatrices sous le régime antérieur.
De façon générale, il n'y avait pas de fermetures d'entreprises travaillant « à
perte », pas de licenciements économiques. Les systèmes de prix sont restés pourl'essentiel « administrés », durablement bas pour les biens et services de base ou
stratégiques, ne reflétant ni les coûts, ni les rapports d'offre et demande. Largent (la
monnaie) fonctionnait donc seulement comme « revenu » permettant d'acheter des
biens de consommation. Les salaires directs n'étaient souvent pas l'essentiel : les
subventions aux produits et services de base (logements, transport, nourriture mais
aussi biens culturels) étaient considérés comme une consommation collective (ousalaire indirect) ; s'y ajoutaient, associés à l'emploi, des formes importantes de revenus
en nature distribués par les grandes entreprises, comme les logements, crèches,
produits rares, etc.
Les privilèges de la bureaucratie étaient eux-mêmes essentiellement des privilègesde consommation accaparés grâce à leur position dans l'appareil politico/productif.
Lépoque Brejnev en Russie fut celle d'un conservatisme bureaucratique extrême,mais permettant en même temps des résistances sociales considérables sur les rythmesde travail et sur la garantie de l'emploi (même s'il s'agissait d'un mauvais emploi).Enfin, l'industrie de ces pays a été en général fortement dominée par une structure
de monopoles.
Catherine Samary
69
En rejetant les dictatures de l'ancien parti/État unique, la grande masse des
populations, et notamment au congrès de Solidarnosc en Pologne en 1980, ne s'est
jamais mobilisée pour un projet de privatisations généralisées. Le but était de vivre
mieux et plus libre, en dehors de tout débat sur des « ismes » ou des idéologies
brouillées. Lespoir était souvent de bénéficier du meilleur de chaque système- et
plutôt du modèle suédois que du capitalisme anglo-saxon.Le rejet des anciennes dictatures désormais incapables d'assurer même le
maintien du niveau de vie facilita, comme en Pologne ou en Tchécoslovaquie, des
coalitions larges lors des premières élections libres. Mais ces fronts « contre » se sont
ensuite partout divisés au cours de la décennie 1990 sur les « pour ». Les courants
libéraux prétendaient remettre en cause l'arbitraire et les gaspillages de l'ancien
système de parti-État, mais aussi les protections sociales. Et c'est en partie pourquoi
les résultats électoraux ont varié, selon les promesses des nouveaux et anciens partis
plus ou moins réformés et ce que telle ou telle partie de la population (en position
plus ou moins bonne pour affronter l'incertitude du marché) voulait exprimer en
premier : une sanction des anciens dirigeants corrompus, une volonté de changement
radical, ou encore la peur de changements perçus, à tort ou à raison, comme
menaçants.La force des courants néo-libéraux était initialement de prétendre apporter à la
fois efficacité économique et libertés, sur la base des préceptes se disant universels
du « Consensus de Washington ». Pour la grande masse des gens, marchés et
privatisations étaient des abstractions que les économistes, souvent moins discrédités
que les partis politiques, étaient censés maîtriser. En prétendant à la scientificité, ces
préceptes néo-libéraux avaient un caractère volontariste et normatif: ils se sont
imposés en excluant leurs choix du domaine des débats démocratiques 4. Ils étaient
dotés pour ce faire non seulement de la force des institutions de la mondialisation,
mais du soutien zélé d'anciens membres de la nomenklatura.
Paradoxalement, en effet, cette caractéristique non démocratique du « consensus
de Washington » a facilité le basculement socio-politique et idéologique de bon
nombre d'anciens dirigeants du parti unique vers les privatisations, sous des rythmes
et des étiquettes variables. Tout en se réclamant des nouveaux dogmes, ils allaient
s'efforcer de transformer leurs anciens privilèges de fonction en privilèges de la
propriété, sous des étiquettes politiques variables.
C'est précisément dans l'analyse des formes prises par les privatisations que l'on
peut trouver le pourquoi et le comment des premières années de la « transition »-
celles d'un basculement sans précédent historique5.
Quelles privatisations comme « noyau dur » de la transition ?
Les privatisations ont été mises au centre de la transition. Mais il faut établir
une distinction majeure entre la « petite privatisation» (recouvrant principalement
la création de nouvelles et petites entreprises) et la « grande privatisation» (concernant
4. Sapir 2002.5. Cf. outre les référencesde la note 2, Eyal,Szelenyi&Townsley(1998); KornaiJ. (1990) ; Drewski
(2001); Samary (2004).
Les voies opaques de la transformation capitaliste à l'Est.
70
les grandes entreprises, c'est-à-dire aussi l'essentiel de l'emploi et de la productionde ces pays industrialisés 6.
Cette dernière a généralement été le moteur de la croissance des pays d'Europecentrale et orientale, notamment en Pologne. Elle a parfois été valorisée, comme
voie privilégiée de la transition. Et il est certain qu'elles ont contribué à créer à la
fois un mécanisme concurrentiel, de vrais propriétaires et un transfert plus ou moins
rapide des financements vers les nouvelles firmes privées (start-up). Les exemptions
d'impôts initiales en direction des nouvelles entreprises ont généralement favorisé
ce processus.Mais ces petites entreprises sont elles-mêmes souvent fragiles et leur croissance
atteint très rapidement des limites. Par ailleurs, une partie substantielle des lopinsde terre privés complétait en fait le niveau de vie et les protections du travail en
entreprises. Autrement dit, en dépit d'une idéologie dominante souvent hostile ou
défiante envers la propriété privée et en limitant étroitement les bornes, la petite
propriété personnelle avait trouvé sa place et ses protections dans le système. D'où
l'apparent paradoxe d'une petite paysannerie privée, en Pologne comme en Serbie,
s'avérant être une clientèle électorale essentielle des partis les plus populistes issus
de l'ancien parti unique, car se sentant menacée par des partis libéraux partisans de
« privatisations ». mais sans protections sociales.
Nulle part, en pratique, les petites privatisations n'ont résolu le problème des
restructurations des grandes entreprises dont le coût social, économique et politiqueest au centre des difficultés de la transition.
C'est donc bien la privatisation des grandes entreprises (la « grande
privatisation ») qui est significative des enjeux et difficultés de la transition.
Le critère essentiel de différenciation des grandes privatisations fut et demeure
l'apport ou pas de capital (seule la première variante correspondant à une vente
réelle).
Comment privatiser sans capital ?Ou les sources principales d'opacité de la restauration capitaliste
Le choix de la vente se confrontait à un paradoxe pour un programme de
privatisations : l'insuffisance majeure de capital-argent national accumulé pour acheter
les entreprises. Une insuffisance à nos yeux significative de toute la transition. Elle
renvoie, en effet, à l'absence de marché du capital et aux fonctions limitées de la
monnaie derrière les rapports de propriété de l'ancien système. Léconomiste polonaisW. Brus 7 a bien analysé ce qu'il appelait le « rôle passif » de la monnaie dans un
système sans réelle relation d'achat/vente des moyens de production, où les prixn'étaient pas « significatifs » d'une économie de marché et de ses ajustements ; ce
que l'économiste hongrois J. Kornaï8 décrivait également en soulignant la « contrainte
budgétaire molle » pesant sur les entreprises. Au plan socio-économique (intégrantune dimension politique), ces caractéristiques non marchandes signifiaient la quasi-
impossibilité de mise en faillite des usines. Même si les réformes ont élargi les marges
6. Le poids dominant de l'agriculture en Chine est une différencemajeure avec l'Europe de l'Est etl'URSS où elle pesait entre 10 et 30 du PIB à la fin des années 1970.
7. Brus, 1968.
8. Kornaï, 1984.
Catherine Samary
71
des mécanismes marchands, l'exemple yougoslave étant le plus extrême sur ce plan,la substance des critères de rentabilité marchande capitaliste est restée
fondamentalement étrangère à la logique de ces systèmes. Ils assuraient une production
organiquement extensive, peu soucieuse des coûts, notamment monétaires, révélant
pleinement de ce point de vue une essence non capitaliste.Et c'est pourquoi, dans l'ensemble, l'accumulation de capital-argent n'a pu
réellement commencer qu'après le début de la transition, souvent sous les formes
violentes et «primitives » d'un « capitalisme sauvage ».
La privatisation par vente n'a, pour l'essentiel, trouvé comme acheteur que le
capital étranger. Ce qui indique à quel point le surplus monétaire était faible dans
l'ancien système.En pratique, seules la Hongrie et l'Estonie ont opté pour des privatisations par
vente au capital étranger, au début de la transition. L'objectif d'un ancrage rapide à
l'Occident pour se dissocier de l'URSS a sans doute pesé sur l'orientation de l'Estonie.
Le choix des dirigeants hongrois de l'ancien système dans les années 1980 obéissait
initialement, comme on l'a dit, à l'objectif du remboursement de la dette externe en
devises fortes accumulée dans les années 1970 : la vente d'une partie des fleurons de
l'industrie visait à limiter en fait la politique d'austérité. Les investissements directs
étrangers (IDE) cherchaient de leur côté à se concentrer sur les régions les plus
riches et stables. C'est pourquoi les privatisations sans capital concernent en premier
lieu les régions les plus sinistrées.
Si rares furent initialement les privatisations avec apport de capital, quelles
formes et contenu prirent donc ce que la sociologue polonaise Maria Jarosz 9 appela
les « privatisations directes », sans capital ?Il s'agit alors d'un changement juridique de propriété visant à rendre possible
un changement de logique socio-économique et de statut des travailleurs. Mais cet
objectif ne pouvait être explicité, tant il était nécessaire dans les premières années
de la « transition » de légitimer le processus comme « démocratique » aux yeux des
populations concernées - et du reste du monde.
C'est pourquoi lesprivations directes ont reflété en partie lavolonté initialede préserver
un caractère «national » (et si possible populaire) aux «privatisations »- notamment en
Pologne, ou en Slovénie.
Tout s'est passé comme si cette exigence de légitimation avait transformé en
avantage immédiat le manque de capital national ou étranger disposé à racheter les
entreprises offertes, même si à terme les « privatisations » juridiquessans apport de
capital ont posé un problème majeur pour les restructurations recherchées.
Il y eut, pour l'essentiel et de façon opaque, deux grandes variantes de
« privatisations directes », souvent laissées au choix des travailleurs dans la plupart
des pays concernés au début de la transition : des privatisations. en faveur de l Etat
et des « privatisations de masse » quasi gratuites, en faveur des insiders (employés et
managers de l'entreprise).Ce sont les deux sources essentielles d'opacité de la restauration capitaliste.
La notion paradoxale de «privatisations » directes en faveur de l État révèle en
réalité le changement de logique socio-économique des nouveaux gouvernants de
l'État. Le parti/État régnait « au nom des travailleurs » (sur leur dos), sans attribut
d'un « vrai » propriétaire. On a appelé « privatisation » (dans les langues des pays
9. MariaJarosz, 2000.
Les voies opaques de la transformation capitaliste à l'Est.
72
concernés et dans les statistiques) tout ce qui remettait en cause la logique de propriétésociale antérieure, même sous ses formes les plus bâtardes et hybrides, étatistes.
Dans l'ancien système, l'État, quoi qu'en aient dit plusieurs approches théoriques,n'était pas un « vrai propriétaire » : les dirigeants de l'État-parti n'étaient pasactionnaires et ne pouvaient rien transmettre comme propriété en héritage. Ils ne
pouvaient pas non plus librement acheter ou vendre les entreprises qu'ils géraient.Et les procédures de mise en faillite des entreprises ou de licenciement demeuraient
exclues sans reclassement préalable. Le « propriétaire réel » théorique au nom duquels'effectuait cette gestion, était « le peuple » ou les travailleurs. Ceux-ci n'avaient pasla démocratie économique leur permettant de contrôler et décider réellement - en
dehors des marges de responsabilité locale accordées aux conseils ouvriers ou à
l'autogestion ; mais le moindre mouvement de contestation pouvait coûter aux
managers et autres bureaucrates en place leur statut politico-social. La stabilisation
des gestionnaires des entreprises et de l'économie avait été de ce fait étroitement
corrélée avec la sécurité sociale et les acquis sociaux offerts aux travailleurs dans les
grandes entreprises, ou à l'université (avec les quotas à la fois sociaux, de genre, et
politiques).C'est bien cette réalité que l'intelligentsia et les courants libéraux se sont mis à
mépriser et à vouloir remettre en cause en dénonçant dans les années 1990
« l'égalitarisme » et la « mentalité d'assisté » des travailleurs ; ou encore leur
« conservatisme » rétrograde.Par les privatisations directes, il s'agissait désormais au contraire de faire émerger
(même sans apport d'argent) un changement radical de logique de l'État. Une vraie
propriété permettant à la fois un changement du statut des travailleurs et, selon les
besoins, la vente des entreprises.On a là une première source d'ambiguïté de ces « réfolutions » - à la fois
« réformes » et changement radical de système, donc révolutions) : la radicalité du
changement introduit par l'État n'a sans doute pas été initialement perçue par les
populations concernées. Elles escomptaient sans doute une continuité avec l'État/
parti de l'ancien régime, certes dictateur mais aussi protecteur socialement. Cette
illusion de continuité protectrice fut renforcée par les victoires électorales des ex-
communistes sous nouvelle étiquette socialiste ou social-démocrate dès les premièresannées de la transition. Ce fut notamment le cas en Pologne, après moins de trois
ans de thérapie de choc libérale. Sauf que les ex-communistes social-démocratisés
dont la population espérait qu'ils seraient socialement plus protecteurs, une fois de
retour au pouvoir par les urnes en Pologne, vont faire le choix d'être les relais zélés
de l'OTAN et des transformations ultra-libérales, non sans corruption. Ils le paient
aujourd'hui par le fait que c'est la droite nationaliste et xénophobe qui a porté,contre la « gauche » le discours contre la fracture sociale et vient de se faire élire en
Pologne.La deuxième source d'ambiguïté résida dans les «privatisations de masse »,
formes diverses d'actionnariat populaire sur des bases quasi gratuites. Elles exprimaient
explicitement la reconnaissance du fait que l'ancienne propriété « collective » revenait« de droit » (donc prioritairement et gratuitement), à une échelle massive, aux
travailleurs et populations. En Russie, notamment, la présentation médiatique du
programme « en cinq cents jours » de privatisation élaboré par l'académicien
S. Chataline au début de la décennie 1990 insistait sur la « restitution » au peupled'une propriété usurpée et le moyen de mettre fin à la criminalité souterraine (analysée
Catherine Samary
73-
par Favarel-Garrigues, 2003). Ces «privatisations de masse » en faveur des insiders(travailleurs et directeurs des entreprises) ont été mises en œuvre dans la plupart des
pays (de la Russie à la République tchèque en passant par les pays balkaniques) audébut de la transition selon différents scénarios. Ils revenaient à distribuer auxpopulations et travailleurs un « pouvoir d'achat » de parts d'entreprises : « coupons »- vouchers en Russie -
permettant d'acheter des actions, distribution gratuite ouquasi gratuite d'actions, droits prioritaires et tarifs privilégiés dans l'acquisition departs de leurs entreprises. Les formes de ces privatisations varièrent, du recours àdivers types de fonds d'investissements aux procédures d'enchères directes.
En substance, les deux formes de privatisations directe sans capital (par l'Étatou les privatisations de masse) ont contribué à supprimer toute forme de droits de
gestionet d'organes d'autogestion associés à un statut d'ensemble des travailleurs
issu de la « propriété sociale ».Il s'agissait de faire émerger de façon non frontale un vrai statut de salariés
soumis à des contraintes marchandes. La « flexibilité » de la force de travail soumiseau marché ne fut introduite dans les codes du travail qu'à la fin de la décennie 1990- voire très récemment au cours des années 2000. Dans la première phase des« réfolutions », les « privatisations directes » ont pu au contraire apparaître comme
protectrices aux yeux des travailleurs alors qu'elles remettaient en cause tout droit de
gestion d'une propriété « sociale ».En Pologne, par exemple, par la « commercialisation » l'État des premières
années de la transition devenait le véritable propriétaire « privé » en place et lieu destravailleurs : la logique de rentabilité impliquait d'abord la suppression des conseilsouvriers dans ces entreprises. Celle-ci conditionnait la possibilité de mise en
liquidation des entreprises sur la base de critères marchands, de même que leurvente
ultérieureà un vrai
propriétaire privé, alors même que les travailleurs avaientcru voir dans la propriété d'Etat une certaine protection.
Cette superposition de logiques contradictoires se retrouve dans les« privatisations de masse » : du point de vue des employés: le choix pragmatique decette forme de privatisation visait au moins à protéger des droits sociaux, notammentà 1 emploi, contre des restructurations qu'auraient imposées des outsiders privés(1 Etat étant perçu comme moins dangereux). Alors que du point de vue des nouveaux
pouvoirs en place et des réformateurs, il s'agissait d'abord de légitimer les
privatisations aux yeux des populations ; simultanément, cela permettait de« prouver » aux institutions mondiales qu'il y avait « privatisation » donc ruptureavec l'ancien système, ce qui conditionnait des crédits ou le rapprochement avecl'Union européenne (UE).
Ce faisant, un processus réel de polarisations sociales nouvelles et de
concentration de la propriété s'engageait, notamment en faveur des anciens directeurs
d'entreprise ou de branche, derrière la dispersion d'un actionnariat populaire sans
argent et sans pouvoir, sauf celui de ralentir les restructurations. LÉtat « privatisé »,
développait des logiques clientélistes dans la gestion de ses nouveaux droits de
propriété ou cédait ses parts à de «vrais » investisseurs privés nationaux ou étrangers.Nous n'entrerons pas ici dans l'analyse des montages financiers et guerres d'oligarquesque tout cela à recouvert.
Le point important qu'il s'agit de souligner est le fait que les « privatisationsdirectes » ont fait passer la pilule des privatisations, tout court.
Mais elles n'ont pas créé un capitalisme « efficace » et stable (enraciné dans une
forte classe moyenne et dans une capacité à élever le niveau de vie) ; elles n'ont pas
Les voies opaques de la transformation capitaliste à l'Est.
.74
résolu notamment les questions de la restructuration des grandes entreprises et de
l'étape nécessaire sur ce plan : le passage à une vraie gestion capitaliste, permettant
par un apport de capital une modernisation concurrentielle - et non pas seulement
la destruction de l'ancien système.Derrière les privatisations de masse, on assista à un vidage de la substance
productive des grandes entreprises. mais les contournant, c'est-à-dire contournant
l'attaque frontale des travailleurs. La chute des crédits en direction de ces entrepriseset au bénéfice au contraire du secteur réellement « privé », le non-paiement des
salaires accompagner un temps plus ou moins long la non-fermeture d'entreprisesen faillite. En Russie les relations de troc dominantes jusqu'à la crise financière de
1998 10 ont illustré la survivance d'éléments de l'ancien système dans cette phase
particulière. La production et la distribution en nature par les grandes entreprisesde biens et services, notamment gérés par les syndicats (logements, crèches, hôpitaux,
produits fournis dans les « magasins » des entreprises.) jouaient dans le passé un
rôle essentiel de « socialisation » et stabilisation des travailleurs dans l'entreprise.Elles ont, sous des formes totalement détériorées, servi d'amortisseur pendant un
temps. Aujourd'hui Poutine est passé à la phase d'une transformation des anciens
avantages en nature à des formes monétaires. Dans un contexte d'appauvrissement
général, c'est la source de mouvements sociaux de protestation nouveaux.
La perte d'emploi implique la perte de tous ces avantagesdifficiles à
« externaliser » quand les budgets sociaux des municipalités et de l'Etat se réduisent
sous pression libérale, et quand les salaires deviennent trop faibles pour acheter les
biens et services privatisés d'aujourd'hui. Lhéritage dégradé de la gestion des
anciennes entreprises, associé aux lopins de terre, a évité des explosions sociales
dans des conditions de non-paiement des salaires, mais conservation de l'emploi
(donc des logements et autres protections en nature). Il a ralenti la montée du chômage
apparent mais rend absurdes les notions de « rentabilité » utilisées généralement
pour décrire la « mauvaise gestion » de ces entreprises, ne prenant pas en compte la
cohérence des anciens critères de coûts « socialisés » (bien ou mal, là n'est pas la
question).
CONCLUSION : UN BILAN DÉSASTREUX
Sur le plan de la situation économique d'ensemble l'effondrement subi dans la
première moitié des années 1990 est souvent comparé dans son ampleur à la crise de
1929 (en dépit des différences de cadre).
Entre 1989 et 1992, la chute de croissance a été générale pour tous les paysconcernés : près de 40 en Russie, mais aussi 20 en Hongrie, de 30 en
République Tchèque, de 50 en Pologne (dont la situation est la meilleure). au
moins aussi grave, et souvent plus, dans les nouveaux pays indépendants issus de la
décomposition de l'URSS.
Après 1993, la croissance a repris en Pologne (grâce à l'annulation de la dette
extérieure par les États-Unis - ce qu'on omet généralement de dire.) ; puis elle
gagne d'autres PECO -pays d'Europe centrale et orientale.
Dix ans après la chute du Mur, en 1999, le PIB des trois pays baltes était
inférieur de 20 à 40 de son niveau en 1989 ; la République tchèque, la Hongrie, la
10.Sapir, 1998; Zlotowski,1998.
Catherine Samary
75
Slovaquie et la Slovénie avaient juste retrouvé ou légèrement dépassé le niveau du
PIB de 1989 ; seule la Pologne avait connu une progression de 20 de son PIB par
rapport à 1989 - notamment grâce à une annulation de sa dette externe au début de
la décennie, rarement mentionnée. Avec le nouveau millénaire, la croissance
s'accompagne du creusement du chômage et des inégalités-
parce que la
restructuration des grandes entreprises et de l'agriculture est à peine entamée et que
les financements se concentrent sur les secteurs les plus riches.
Le volume d'emploi était en 1999 de 73 (Hongrie, Estonie) à 90 (Pologne)son niveau de 1989. Le développement du chômage se poursuit avec la « croissance »
-près de 20 en Pologne au moment de l'adhésion à l'UE en mai 2004. Et il est en
partie camouflé par la baisse de la « population active », avec le repli sur les lopinsde terre, le travail au noir ou la montée de la prostitution.
La privatisation des services de santé et de crèche, la chute des budgets
d'éducation en partie décentralisés vers des collectivités locales sans ressources
accompagnent une montée générale de la pauvreté et du creusement des écarts sociaux
et régionaux. Les systèmes de protection sociale ont été réformés, notamment les
retraites, dans le sens des modèles néo-libéraux promus par la Banque mondiale et
l'OCDE dont les experts, notamment en Pologne et en Hongrie, ont directement
participé à l'élaboration des réformes.
La décentralisation régionale, présentée comme démocratisation et destruction
des anciens mécanismes centralisateurs, est supposée aussi donner aux collectivités
locales les moyens d'assurer les dépenses de formation et de sécurité sociale. Mais
faute de ressources fiscales, des écoles et autres services publics ferment (notamment
en Pologne) alors que les anciennes grandes entreprises, lieu privilégié des protections
sociales associées à l'emploi (on y trouvait des logements, des crèches, des restaurants,
parfois des services hospitaliers, centres de loisirs, etc.), se trouvent démantelées ou
asphyxiées faute de crédit.
En dix ans ( 1989-2001), l'emploi agricole est tombé de 18 à 6,5 en Hongrie,
de 9,4 à 4,5 en République Tchèque, de 12,6 à 6,7 en Slovaquie. Dans le
même temps, l'agriculture polonaise n'enregistrait qu'une faible diminution, en dépit
des licenciements massifs dans le secteur des fermes d'État. Ce déclin de l'emploi
agricole est appelé à se poursuivre et à s'accélérer dans des pays comme la Pologne
ou la Lituanie qui ont respectivement conservé 18,8 et 17,8 d'actifs agricoles.
Mais cela signifie le gonflement du chômage rural et la progression corrélative
de la pauvreté. A l'exception des territoires ruraux tchèques, le chômage rural atteint
dans tous ces pays des niveaux très supérieurs à ceux enregistrés dans les centres
urbains. Il concerne les anciens salariés des exploitations collectives comme les
ouvriers-paysans victimes des licenciements industriels, les jeunes comme les adultes.
Au chômage officiel, il faut ajouter le chômage caché qui touche une partie de
la population vivant sur les petites exploitations individuelles. En Pologne, le nombre
de personnes concernées par ce phénomène s'élèverait à 1-1,5 million de personnes
(soit 15 à 30 de la main-d'œuvre rurale). Une proportion importante de ruraux est
restée piégée dans l'agriculture de subsistance qui leur assure de médiocres revenus
mais aussi un statut social (particulièrement en Pologne où le fait de détenir une
exploitation de plus de 2 ha interdit à l'agriculteur de se déclarer chômeur, il en est
de même en Lituanie où le fait d'exploiter une terre, même sans en tirer un revenu
marchand, empêche de prétendre au chômage).On distingue, en gros, deux ensembles agricoles :
Les voies opaques de la transformation capitaliste à l'Est.
76
Le chômage rural en 2000
Pays Taux de chômage rural en
Slovaquie 21,2
Pologne 18,0
Lituanie 17,6
Lettonie 14,9
Estonie 13,9
Hongrie 9,2
Rép. Tchèque 8,7
Source: Transition Report, 2002,
European Bank for Reconstruction and Development
La pauvreté en milieu rural (en %)
Pays Part de la population rurale en situation de pauvreté
Lettonie 51
Pologne 33
Estonie 31
Hongrie 24
Slovaquie 10
1 Rép. Tchèque 1 1 1
Source: World Bank and EBRD,in Transition Report, 2002,
European Bank for Reconstruction and Development
- le premier est à dominante de grandes exploitations (> 100 ha), avec un
emploi agricole en diminution sensible « 10%), après les restructurations. Cette
situation concerne en tout premier lieu la République tchèque, mais également la
Slovaquie, la Hongrie (avec pour résultante, dans ces deux derniers pays, un chômagerural élevé).
- l'autre à structures faiblement concentrées comporte de nombreux actifs
agricoles à charge, comme en Pologne où domine une agriculture familiale de type
paysan supportant une nombreuse population à charge (chômage caché), ou en
Lituanie où une agriculture familiale s'est reconstituée au cours de la décennie 90.
Au sein de ces agricultures familiales, deux secteurs d'importance inégale coexistent :
une petite agriculture de subsistance sans avenir, une agriculture marchande en voie
de consolidation.
« Filet de sûreté », l'agriculture à fonction sociale est désignée en même temps
par la Commission européenne comme l'obstacle à la restructuration de l'ensemble
du secteur. Le Fonds de sécurité sociale agricole qui absorbe le gros des ressources
budgétaires sera-t-il réduit au bénéfice d'une logique productive favorable au secteur
marchand compétitif? La voie de la modernisation souhaitée par une couche
d'agriculteurs marchands est conflictuelle avec la situation d'une masse de petites
exploitations qui n'ont guère d'avenir économique- sauf à être réinsérés dans une
Catherine Samary
77
politique rurale ambitieuse et créatrice de solidarités, de développement régional et
d'emplois. Ce qui n'est pas véritablement à l'ordre du jour des négociations agricolesmondiales et soulève toute l'incertitude des réformes de la PAC.
Au total, les points de départ comme les trajectoires ont été différenciés. Toutefois,derrière ces différences, un même bilan pour l'ensemble de l'Europe de l'Est et l'ex-URSS peut être dressé, même par la Banque mondiale 11: « La pauvreté est devenuebien plus répandue et a augmenté à un rythme plus rapide que nulle part ailleursdans le monde. » De plus, elle souligne que « l'inégalité s'est accrue dans toutes leséconomies en transition et de façon dramatique dans certaines d'entre elles », et ce,« bien que les pays de cette région aient commencé la transition avec des niveaux
d'inégalités parmi les plus faibles du monde ».
La construction européenne - un projet sans cohésion
Le capital n'avait pas réellement besoin de l'élargissement de l'UE pour s'investiren Europe de l'Est, pour y trouver des ressources et une force de travail non protégée,qualifiée et bon marché, ou pour y rechercher quelque clientèle nouvelle. Au contraire,les investisseurs étrangers étaient ravis de ne pas avoir à s'embarrasser des contraintes
réglementaires européennes, tant sur le plan social qu'écologique. La transformationde l'Europe de l'Est en marché périphérique est une réalité avant l'intégration à l'UE.
Les dirigeants de l'UE voyaient par ailleurs d'un œil sombre la montée de la
pauvreté et du chômage et les lenteurs des restructurations industrielles et agricolesdans les PECO : autant de critères faisant de ces pays des bénéficiaires potentiels desfonds structurels comptant pour la moitié environ du budget européen. Si l'on
appliquait aux candidats les critères existants d'éligibilité à ces fonds et à la politiqueagricole commune (PAC), il faudrait pour le moins doubler le budget. Ce qui n'est
pas énorme en soi (puisqu'il est inférieur à 1,2 du PIB de l'Union - contre
quelque 20 aux EU, par exemple). Mais ce qui entrait en contradiction frontaleavec le refus des pays et régions les plus riches d'assurer un transfert vers les autres -le projet de Traité constitutionnel a explicitement enregistré comme « exceptionallemande » (dans une Constitution européenne !) les transferts massifs réalisés en
faveurs des Lânder de l'Est.
En pratique, l'UE a avancé à reculons. Même si des « critères » ont été établis à
Copenhague (1993) 12 pour déterminer qui pouvait être candidat, les négociationsne commencèrent qu'en 1998, avec 5 candidats réputés plus « avancés » (Hongrie,
Pologne, République tchèque, Slovénie et Estonie - 5 autres pays étant repousséspour une « deuxième vague »). En réalité les pressions pour l'adhésion venaient
d'Europe de l'Est. Et cet arrangement initial suscita la colère des 5 repoussés craignantque ce traitement différenciés ne creuse encore plus les écarts et les laisse durablementen marge. Le mythe des « critères » demeure. Mais en pratique ce sont des
considérations géo-politiques qui guident le jugement sur qui est « candidat » possibleou non et sur l'ouverture ou pas de négociations.
11.Cf. Banque mondiale, Regional Overview.Challenges,http://Inwebl8.worldbank.org et rap-port Transition thefirst ten years.12.Les trois critères officiels,sont un État de droit - pluralisme politique et protection des mino-rités ; une économie «de marché» capable de fonctionner et de supporter la concurrence; l'incor-poration de «l'acquis communautaire ».
Les voies opaques de la transformation capitaliste à l'Est.
78
Le big-bang de 1999 fut ainsi politique : le sommet de l'Union inscrivit comme
« irréversible » la promesse d'intégration des dix PECO candidats - et l'élargit aux
Balkans de l'Ouest, avec l'introduction d'un Pacte de stabilité de l'Europe du Sud-
Est, un jour après la fin de la guerre de l'OTAN au Kosovo : le sommet de
Thessalonique en juin 2003 leur confirma (sans le dater) le projet d'ouverture de
l'Union, à la condition qu'ils s'entendent préalablement entre eux et respectent les« critères de Copenhague ».
Les pseudos « critères » sont d'une part susceptibles de fortes marges
d'interprétation-
que signifie le respect des minorités dans une construction
européenne qui intègre aussi bien le « modèle » allemand que français, ou espagnol ?
Que signifie être devenu une « économie de marché capable d'affronter la
concurrence » - alors que tous les pays concernés ont tous un chômage et des déficits
commerciaux croissants ? Quant à « l'acquis communautaire », il est évolutif et
indéterminé sur la PAC et les fonds structurels.
La construction européenne va « de l'avant » pour des raisons politiques : ce
sont les échecs et incertitudes de la « transition » dans la paix comme dans les
guerres qui menacent le continent. Ce sont en réalité les risques d'instabilité de
toute la région avec la montée des abstentions et des votes d'extrême droite anti-
européens dans les élections pluralistes qui sont une des motivations principales de
l'élargissement - avec l'hypothèse (malheureusement douteuse) que celui-ci permettrade modérer les risques d'affrontements.
C'est en fait la destruction des fonctions sociales des États et de leurs budgets,sans développement prioritaire des objectifs sociaux de la construction européenne
qui conduit à une spirale désastreuse source d'explosions. Et les populations de la« Nouvelle Europe » partagent les préoccupations de celles de la vieille Europe sur
la montée d'un monde unipolaire et de guerre, sur le chômage et les inégalitéssociales, avec l'espoir de recevoir des aides pour les restructurations et contre le
chômage (accès aux fonds structurels du budget), et pour les jeunes notamment,
d'une Europe sans frontières. Mais la libre circulation n'est vraie que pour le capital ;
pour les êtres humains, elle se heurte aux nouveaux murs de pauvreté, ou bien aux
dangers croissants d'être mal accueillis. Quant aux aides, elles ont fondu avec les
politiques d'austérité budgétaire qu'impose l'Union.
Le fossé entre les populations et leurs « représentants » se retrouve(ra) de plusen plus sur le terrain de la construction européenne, parce qu'il touche aux questionscentrales des conditions de vie et de travail.
Le danger principal est aujourd'hui visible en Pologne : c'est que la désillusion
sur le contenu de la construction européenne serve des partis nationalistes et
xénophobes. La mise en compétition des travailleurs, le dumping social et fiscal
qui vise à attirer les capitaux privés- à défaut de financements publics
- conduisent
au désastre.
On voit émerger, en Europe de l'Est comme au sein de l'UE15, l'idée qu'il serait
possible d'avoir d'autres critères de « convergence » que ceux de la Banque centrale
européenne, d'autres valeurs que celles de la Bourse pour définir le projet européen ;l'idée aussi que les choix économiques sont des choix de société qui devraient relever
de procédures démocratiques et non de la compétition marchande, avec des minima
sociaux et des objectifs de développement, de plein emploi, de sécurité sociale
assortis de salaires dignes.Mais c'est d'une « Autre Europe » dans un tout autre monde qu'il s'agit. Ne faut-
il pas radicalement y œuvrer, sur la base du bilan critique de toutes les expériences
Catherine Samary
79
passées, une « utopie concrète » qui se forge à partir des rejets croissants du capitalismeréellement existant ?
RÉFÉRENCES CITEES
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politiques.
la pensée347 81
LA FICTION
LITTERAIRE AU DÉFI
DE L'EXPANSION
FINANCIERE
VUES CAVALIÈRES SUR LE XIXe SIÈCLE
FRANÇAIS
Claude
Simon
A partir des années 1820, l'ambition « réaliste » de rendre
compte de la société nouvelle, des nouveaux rapports de classes s'installe durablement
dans le roman au moins jusqu'aux derniers pans du cycle des Rougon-Macquartdans les années 1890. Les œuvres de Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Maupassant ',
dont on traitera principalement ici, s'attachent évidemment à cerner le rôle nouveau
de la banque après la Révolution et l'Empire, et cela sous des formes, des orientations
et des fortunes si diverses que dans la tradition critique on a pu faire de leur étude
comparée un point de débat académique. Les traditions issues de Marx, lui-même
admirateur de Balzac, ont ainsi pendant plus d'un siècle pesé à l'infini les nuances
ou contrastes violents qui ont marqué le roman attaché à définir la bourgeoisie
française triomphante. On prend ici le parti naïf de considérer cet ensemble d'œuvres
comme un même univers appliqué à réagir à l'expansion de la finance dans la
France du xixe siècle.
La réussite de ces entreprises gigantesques que furent la Comédie humaine,
les Rougon-Macquart, ou des œuvres moins monumentales (Flaubert, Maupassant)
ou moins achevées (Stendhal), nous la mesurons entre autres au fait qu'aujourd'hui,
la notoriété des banquiers les plus célèbres du siècle, Fould, Pereire, Laffite, Bontoux
(Rotschild faisant sans doute exception) est souvent éclipsée par celle des personnages
de fiction Leuwen, Nucingen, Saccard et Dambreuse. La fiction littéraire a donc
bien enregistré l'importance croissante de cette activité : certes, le besoin d'argent a
1.Le corpus (ouvert) ici convoqué est si banal qu'on a évité de multiplier les notes de renvoi à des
textes rendus particulièrement accessiblespar les éditeurs.
La fiction littéraire au défi de l'expansion financière
-82
toujours été un moteur efficace de l'action théâtrale ou de l'intérêt romanesque, mais
le financier n'est évidemment pas l'avare, ni le joueur, ni même l'usurier - même
quand il garde quelque trait de ces figures que les xvncet xvnf siècle avaient identifiées.
La nouveauté, serait-ce que désormais tout le monde a besoin de crédit, et plusseulement les fils de comédie qui attendent la mort ou la générosité de leurs vieux
pères, ou que les entreprises amoureuses, souvent coûteuses, parfois profitables, cèdent
leur place romanesque aux entreprises économiques ? Les héros des romans
d'apprentissage du xixe sont souvent orphelins de père, ou de parents peu fortunés,
et ne comptent guère sur leurs familles. La finance est donc tout à la fois un horizon
pour leur carrière (Rastignac, F. Moreau) et une ressource nécessaire pour leurs
besoins présents dans un univers où tout le monde peut à un moment pratiquer le
commerce de l'argent : commerçants enrichis qui se risquent à prêter, puis à acheter
des actions, industriels, notaires, banquiers de province, sans compter la « grande
banque » à échelle nationale ou internationale (Leuwen). Tous créditeurs ou débiteurs
potentiels, les personnages romanesques figurent en somme à eux seuls un marché
en voie de constitution, où la fortune va souvent de pair avec les bonnes fortunes, où
la puissance des grands financiers se mesure à leur clairvoyance face aux intriguesdes autres.
UNE « MATIÈRE RÉFRACTAIRE »
On attend donc que le financier soit au cœur de l'imaginaire de l'époque.Présent dans l'ombre, influençant bien des destins (César Birotteau), le financier
n'est pourtant, sauf exception (l'Argent), qu'un personnage secondaire. Dans la
Comédie humaine Nucingen est partout (du moins est-il celui qui revient dans le
plus grand nombre des éléments de la somme), et pourtant, il n'est nulle part pour
lui-même, si ce n'est dans les quatre-vingts pages de La Maison Nucingen. M. Leuwen
père, dont l'activité débordante dans la 2e partie du roman semble éclipser la figurede « notre héros », disparaît d'un coup (il meurt), nous laisse là avec son fils ruiné
par une soudaine banqueroute posthume, et nous rappelle que la vraie vie de Lucien
est ailleurs. De même la mort de M. Dambreuse, possible protecteur d'un Frédéric
Moreau choisissant les affaires, n'est pas la fin de son éducation sentimentale, mais
plutôt une nouvelle chance peu à peu gâchée de parvenir-
par les projets immédiats
de remariage de sa veuve. Tel serait donc le paradoxe : annoncé par le discours de la
fiction comme le personnage montant de la société réelle, le financier n'atteindrait
pas tout à fait ce statut dans la structure des œuvres. La plupart du temps, les financiers
sont donc des silhouettes énigmatiques de second plan (Nucingen dans le Père
Goriot), ou qui nous demeurent peu compréhensibles quand nous les voyons agir de
plus près (Walter dans Bel-Ami). Leuwen père lui-même, préoccupé de son influence
sur la politique de la Monarchie de Juillet, attaché à ses danseuses d'Opéra, attentif
pourtant à l'avenir de son fils auquel il ne lèguera quasi rien, apparaît rétrospectivementcomme plus fantasque et capricieux que lui.
Et d'ailleurs, tous ces personnages qu'on retrouve systématiquement occupésà faire vivre le salon de leurs femmes, à entretenir leurs relations avec le pouvoir sans
s'y asservir, à soigner le train et la façade de leur « maison », nous les voyons fort
peu. à l'oeuvre. Le « comptoir » auquel Leuwen père propose à son fils de consacrer
une journée par semaine, Stendhal ne nous l'y montre lui-même jamais. Les affaires
de Dambreuse se traitent dans son cabinet, voire dans son salon. Et quand Zola,
Claude Simon
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raconte comment Saccard, après l'échec retentissant de sa spéculation immobilièredans le Paris haussmanien de la Curée cherche à «se refaire »dans la banque d'affaires,il donne certes force détails sur l'installation des comptoirs, sur les calculs qui présidentà la création et au développement de sa « Banque universelle », il montre commentle réseau de relations, les effets en chaîne peuvent accélérer aussi bien l'ascension
que la chute brutale du spéculateur ; mais il montre surtout que le vrai métier de la
banque, c'est un autre, Gundermann, qui l'exerce vraiment.De tout autre personnage Balzac ou Zola brosserait le portrait au travail. Quand
il s'agit de financiers, la tâche semble ardue. « Rien selon moi, n'est plus réfractaireà l'art que les questions d'argent, que cette matière financière » écrit Zola (lettre à
Jacques Van Santen Kolff du 12 septembre 18902) qui enquête systématiquement, àson habitude, sur les lieux et milieux dont il va traiter. Il se rend à la Bourse,observe. Mais ses comptes rendus et a fortiori leur exploitation dans le roman ne
produisent pas les mêmes descriptions techniques, les mêmes ivresses lexicographiquesque ce qu'on rencontre dans tout autre lieu de marché : qu'on compare la vision desétals de tissus du Bonheur des Dames, celle des Halles du Ventre de Paris, et mêmecelle du Paris en travaux contemplé depuis Montmartre par Saccard dans la Curée.Certes la Bourse est vue comme le temple de l'or, mais le dieu pour le service duqueltout s'agite est caché ; ou comme le dit Pierre Citron dans sa présentation de laMaison Nucingen 3: Nucingen « ne manie que des signes, dont la valeur est
conventionnelle et parfois fictive. Richesse palpable et richesse algébrique, tels sontles deux pôles que représentent Gobseck et Nucingen ». Pour le romancier, la banquehérite, de toute autre forme de commerce, la figure du comptoir, mais il semble nerien y avoir sur celui-ci. Et pour Lucien Leuwen, qui aime tant les jolies bottes, les
beaux chevaux et une belle femme, la sensualité n'est guère fêtée à la banque, il faut
y développer un esprit autrement abstrait.
Le lieu bancaire lui-même est un non-lieu ou un trompe-l'oeil : ce n'est pas là
que se décide l'essentiel, mais dans des conversations, des circulations d'informations
dont Zola, Maupassant, Balzac se plaisent à montrer qu'elles se glanent dans tous les
étages de la société, tous les aspects de la vie - et singulièrement sur les oreillers,dans les salons, ou sur les trottoirs. Il semble qu'aucun geste, moment ni lieu ne
puisse être décrit comme spécifique du métier de banquier. Et même si nous suivons
systématiquement Saccard, d'alcôve en réception, de rencontres secrètes en séances
à la Bourse, l'issue du roman ne nous dit-elle pas que justement cette agitationfébrile de notre héros est ce qui le perd, au contraire de Gundermann, qui travaille
toute la journée avec ses fils. travail dont nous ne connaissons pas la teneur, tant
du moins qu'il ne s'agira pas d'abattre la puissance menaçante, déraisonnable, de
Saccard.
Mais cet aventurier est-il un vrai financier ? On peut certes penser que les
banquiers qui réussissent gèrent seulement mieux leurs affaires que ceux qui échouent :
Flaubert nous montre un Dambreuse toujours préoccupé de placer ses pions, dechoisir ses hommes et de cacher ses plans et ses sentiments. Recevant hommes,
messages et gages, il est partout au travail, pour monter sa fameuse réunion des
Sociétés houillères du Nord, en quoi il s'oppose au mauvais homme d'affaires Arnoux
qui disperse ses plans et ses forces. On découvre aussi à la fin de Bel-Ami que le
2. p. 1492-1493 de l'édition Laffont «Bouquins» (tome V) des Rougon-Macquart,par C. Becker.3. Édition Pléiade, tome VI, p. 324.
La fiction littéraire au défi de l'expansion financière
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patron de presse Walter est avant tout un financier qui sait suivre au fil des années la
même piste des mines du Maroc, dont la protection dépend de la décision
d'intervention coloniale. pour laquelle cette même presse a savamment manoeuvré
le gouvernement. De même l'essentiel de l'action « présente » de M. Leuwen pèreconsiste à entretenir de prudentes mais attentives relations avec le ministre DeVaize
auprès duquel il place son fils. On perçoit évidemment à cet égard à quel point les
analyses de P. Bourdieu sur la complémentarité du capital financier et du capital
symbolique coïncident avec le monde romanesque, notamment avec celui de Flaubert
qu'il analyse dans les Règles de l'art 4: le jeu des relations, des informations, des
chausse-trapes, du dit et du non-dit, les effets de distinction sociale dont est fait
l'univers du roman réaliste semblent mieux dire le pouvoir de la finance que certaines
accumulations de chiffres et de techniques (à quoi Zola et Balzac se livrent parfoisavec d'apparentes délices).
A quoi sinon se résumerait une intrigue boursière ? La composition de l'Argentest à cet égard éclairante : sur les douze chapitres qui constituent le roman il en faut
huit pour que soit définitivement créée la Banque universelle, un pour voir ses actions
monter à un taux que la raisonnable Madame Caroline juge raisonnable, un pourlaisser Saccard continuer sa spéculation jusqu'à l'effondrement, et il en reste deux
pour faire le bilan financier et affectif du désastre. Ainsi l'activité boursière proprementdite occupe en partie deux chapitres, et l'intérêt qui réside alors dans l'évolution du
cours de l'action semble bien difficile à maintenir. C'est d'ailleurs grâce à
l'enchevêtrement des circonstances, les plus imprévues ou les plus futiles, à l'écart
même entre la minceur de la cause (le dépit d'une femme abandonnée, qui se vengede Saccard en révélant la fragilité de ses actifs) et l'effet (la décision victorieuse de
Gundermann de contre-attaquer alors que son attitude baissière était au bord de la
rupture) que Zola peut maintenir l'intérêt du lecteur. Certes, tout le mécanisme quiavait vu entre 1878 et 1882 l'Union générale monter au zénith des valeurs boursières
et en retomber brutalement est auparavant analysé, de sorte que le roman semble un
drame inévitable où la folie d'un homme se mesure en vain à un monde complexeoù son passé se ligue contre lui. Mais ce que l'intrigue gagne en effet dramatique
(d'autant qu'elle est, conformément au projet des Rougon-Macquart, replacée à la
fin de l'histoire du Second Empire, et juste avant la Débâcle qu'elle préfigure) se
perd en intelligibilité, et le commentaire en est alors réduit à procéder par analogiesou métaphores simples (Austerlitz devenant Waterloo, la vie débouchant sur la
mort.).La nécessité de maintenir, à travers l'intérêt de la fiction, le capital symbolique
qu'est leur signature, Zola et Balzac l'affrontent en dispersant le destin des financiers
dans plusieurs pans de leurs cycles : on l'a vu avec Nucingen, mais c'est aussi le cas
de Saccard, qui, en 1890, dans L'Argent, revient du lointain 2e volume, publié en
1871 mais préparé avant même la chute de l'Empire. Ce « retour » des personnages,
que le puzzle inachevé de Balzac rend si troublant de réalisme, Zola lui donne ici un
sens clair : de même que Saccard se « refait »après La Curée, il survit à sa banqueroutedans EArgent, se reconvertit selon Le Docteur Pascal, après Sedan, et ne figure pas,contrairement à son fils Maxime, parmi les dernières victimes de la malédiction
socio-héréditaire. Mais ce procédé selon lequel ces personnages survivent d'un roman
à l'autre suffit-il à mieux éclairer leur action ?
4. P. Bourdieu, LesRèglesde l'art, Seuil 1992, notamment pp. 21-160.
Claude Simon
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LA TENTATION DE RENONCER ?
De Balzac à Zola, le projet du roman réaliste progresse aussi parce que le mondede la finance évolue. Mais dans la fiction, cette évolution se fait par intégrationd'étapes présentées comme antérieures : chez Balzac, la grande banque soumet les
établissements de moindre envergure des Keller et de du Tillet, qui dépassent lesmœurs et méthodes des Gobseck. Mais chez Zola, si elle résiste victorieusement,sous le nom de Gundermann, aux assauts de la banque d'investissement colonial de
Saccard, elle sait aussi tirer profit et enseignement des strates successives par lesquellesl'argent est peu à peu accumulé, depuis les sinistres commerces de la Méchain et deBusch. Et ce qui triomphe dans la banque de Walter dans Bel-Ami, n'est-ce pasjustement ce qui avait échoué dans l'entreprise (prématurée ?)de Saccard ?Le mondede la banque semble donc gagner en envergure, en ambition, mais surtout en
complexité, de l'usure traditionnelle à la méthode crapuleuse selon laquelle l'ancien
commis du Tillet provoque la banqueroute de Birotteau ; et si chez le Leuwen de
Stendhal et le Dambreuse de Flaubert la mort semble venir interrompre le cours
montant de la complexité, où notamment le politique est de plus en plus impliqué,on voit que Zola est si sensible à ces imbrications, ou à cet échafaudage du monde de
la finance, qu'il tente d'en multiplier les aperçus, jusqu'à en brouiller les lignes de
forces : devant la multiplicité des causes qui interviennent pour entraîner la chute
de la maison Saccard, on dirait qu'il n'y en a plus de principale, et que les
innombrables petits gestes qui y contribuent n'ont pas moins d'importance que la
fausseté des calculs de Saccard, ou ses fraudes, et ceux-ci encore moins qu'une crise
économique (même si Zola, on l'a vu, « déplace » le krach de l'Union générale de
1881-82 à 1867. date de parution du Capital !).De cet embarras devant un monde à la fois secret et exubérant, la diversité
même des figures personnelles des banquiers évoqués est un signe : du jeune loupsans scrupules (Du Tillet) à l'homme mûr (Saccard) pas nécessairement plus honnête,
jusqu'au vieillard austère (Gundermann) ou soudain rajeuni par l'amour (Nucingendans Splendeurs et misèresdes courtisanes) en passant par le père de famille voltairien
(Leuwen) ou l'aristocrate maquillé (Dambreuse) ou créé de toutes pièces (Du Roy de
Cantel), sans compter tous les métiers subalternes rassemblés systématiquement par
Zola, il n'y a pas de traits de caractère fixes, au-delà de quelques images reçues
(Nucingen est-il ou non un « Turcaret » ? se demande Esther dans Splendeurs et
misères). Ainsi la banque ne s'explique pas dans le roman par la psychologie des
personnages qui l'illustrent, signe de la contradiction où se trouve alors la forme
romanesque. Autant le Nucingen de Splendeurs et misères,tombé follement amoureux
à 60 ans passés, adopte les comportements habituels du vieillard amoureux (auxquelsson immense fortune confère des effets disproportionnés, exploitables par l'escroc
de haute volée Collin-Herrera-Vautrin), autant le Nucingen « loup-cervier » à l'horizon
de César Birotteau ou au centre de La Maison Nucingen obéit quasi exclusivement à
l'intelligence des affaires, comme la psychologie d'un Dambreuse à ses intérêts (ou
ceux de sa fille naturelle.) bien compris. C'est à l'inverse le sens des affaires qui fait
de ces « grands financiers » de grands psychologues, capables d'anticiper sur les
réactions de leurs concurrents, de leurs amis ou de leurs dupes, d'utiliser les effets
de l'amour et le rôle des femmes. A une exception près, peut-être : l'énigmatique fin
(provisoire ?) de Lucien Leuwen, qui juxtapose en une page sans leur donner de
logique la fuite de Lucien (décidément rebelle au plan de carrière que son père trace
La fiction littéraire au défi de l'expansion financière
86
pour lui en le poussant dans les bras de Mme Grandet, femme du financier qu'il veut
porter au ministère), puis la mort et la faillite annoncée du père. Cette fin précipitéedu roman tel qu'il nous est parvenu inachevé pourrait être interprétée comme le
signe d'une défaite totale de ce banquier qui finalement n'aura rien compris à son
fils, aura été joué par ses revirements intempestifs, et qui voit son chateau de cartes
s'effondrer. La décision de son fils de payer intégralement tous les créanciers de son
père, une page plus loin, vaut une confirmation du refus (de Stendhal ?) des valeurs
uniquement liées à la préservation de l'intérêt matériel, mais semble aboutir aussi à
une impasse fictionnelle.
Il faudrait s'attarder plus précisément sur la spécificité de l'univers imaginaireet idéologique de chaque écrivain. Là où Balzac démonte patiemment les rouages du
monde de la finance, en proposant presque à son corps défendant une analyse
critique quasi cynique du capitalisme en pleine expansion, Zola exalte « la vie malgrétout » qui s'exprime et resurgit à chaque occasion, la critique du capitalisme étant,
comme Lafargue le lui reprochait dès 1891-1892 5, confiée à un disciple certes exalté
de Marx, mais confiné par la maladie dans une chambre miteuse, et surtout de fait
plus proudhonien que marxiste. Si Balzac montre, dans la toile d'araignée de La
Comédie humaine, les imbrications du milieu parisien et des réseaux plus ou moins
serrés et concurrents de circulation d'argent en province et à l'étranger, Zola rassemble
en une gigantesque pyramide les fondements de la Bourse où en une seule journée,une seule scène, va se jouer le destin de la banque qu'il a construite, dans l'imaginaire,sous nos yeux. Entre ces deux monuments, le génie d'un Flaubert consiste à montrer
l'inanité de tous ces échafaudages financiers au regard d'une vie d'homme (celle de
Frédéric Moreau, mais aussi celle de Dambreuse.) pourtant elle-même finalement
décevante, abandonnant au lecteur le soin de chercher ailleurs (chez ses confrères ?)les explications techniques des manoeuvres financières, et préférant le détail de
leurs réactions psychologiques. Le Maupassant de Bel-Ami décale l'angle de vue, en
doublant l'éducation sentimentale de son héros d'une initiation au monde de la
finance via le journalisme, de sa conversion à son triomphe en forme de défi à
l'égard de son maître et désormais beau-père-malgré-lui. Quant à Stendhal, on le
voit a priori assez réfractaire à ce monde des affaires. Les 600 pages de Lucien
Leuwen ne laissent finalement que bien peu de place aux intrigues proprement
financières, un peu plus aux discours sur l'esprit financier, mais surtout lorsquecelui-ci influence la vie politique. C'est peu dire que les héros stendhaliens sont peusensibles à la passion de l'argent, qui peut certes conforter leur puissance (Moscadans La Chartreuse de Parme) mais risque de salir la gloire qu'ils recherchent. Et
pourtant, à parcourir les ébauches rassemblées par M. Crouzet sous le titre Romans
abandonnés6, on voit que Stendhal, conscient que « les banquiers sont au cœur de
l'État [.] la noblesse de la classe bourgeoise », a bien essayé de décrire le monde du
commerce et de la banque, mais avec une étonnante maladresse. Ces pistes échouent
ou sont reprises ailleurs, mais l'impression demeure que tout cela devient vite
profondément ennuyeux pour son auteur, qui se désole que la démocratie ait partieliée avec le culte de l'argent. Devoir « courtiser son bottier », voilà le cauchemar
commun de la Sanseverina qui envisage de suivre son neveu proscrit en Amérique,et, dans la « quatrième préface » de Lucien Leuwen, de Stendhal qui conclut qu' « il
5. Articlede NeueZeit, 1891-92,disponible sur www.marxists.ore/francais/lafareue6. Stendhal, Romansabandonnés,présentés et annotés par M. Crouzet, UCG, 1968.
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aime mieux faire la cour à M. Guizot qu'à son bottier. Au xixe siècle la démocratie
amène nécessairement dans la littérature le règne des gens médiocres, raisonnables,bornés et plats ».On retrouve ici une analyse assez proche de celle quasi contemporainede la fin de La Maison Nucingen, où par la voix de Blondet, Balzac regrette le
« gouvernement absolu, le seul où les entreprises de l'esprit contre la Loi puissentêtre réprimées [.]. La Légalité tue la société moderne ». A quoi Bixiou répond :« Fais comprendre cela aux électeurs. » DeBalzac à Stendhal, y a-t-il la différence
entre celui qui tente toujours de comprendre et celui qui y renonce ?
On retrouve ce risque dans les deux articles que Maupassant consacre, avant
même la rédaction de Bel-Ami, à l'effondrement de l'Union générale et .auxliens
entre milieux financiers et politiques 7: au-delà en effet de l'indignation morale,c'est l'incompréhension qui domine : « J'avoue qu'il y a dans ces deux mots « "affaires
de Bourse, spéculations" un mystère impénétrable à mon esprit. » C'est aussi ce
qu'exprime l'incompréhension réprobatrice de Madame Caroline dans EArgent,
quand Saccard continue de compter sur sa bonne étoile haussière,. et réussit à faire
gagner encore 50 au titre de sa Banque universelle. Ce qui est expliqué en détail
chez Balzac dans la configuration du capitalisme de la Restauration et de Juillet est-
il devenu insuffisant pour comprendre l'expansion du capitalisme après 1850 ? On
ne juge pas ici la question historique, mais les enjeux littéraires essentiels : en effet,
en renonçant à expliquer le monde dans lequel il sedéveloppe lui-même, le roman
ne renonce-t-il pas à sa mission, que Flaubert traite par l'ironie : dans Bouvard et
Pécuchet, trois lignes seulement évoquent les efforts consacrés par les deux
encyclopédistes de canton à l' « économie politique ». Hésitant à interpréter le krach
boursier comme effet systémique ou comme monstruosité, Zola recourt aux métaphores,comme pour cacher son désarroi devant l'énormité de la tâche qui consisterait à
mettre en fiction didactique le monde qui évolue sous ses yeux. En célébrant « la
vie »qui continue sous d'autres formes, il cède devant une sorte d'irrationalité, comme
si l'écrivain reconnaissait sa défaite devant un autre être social capable, lui, d'anticipersur le monde à venir : le spéculateur, qu'il se réalise momentanément dans le
personnage de Saccard ou plus durablement dans celui de Gundermann. En ce sens
l'admiration de Balzac pour les modèles de son Nucingen, pour Rothschild qu'il
feint de lui opposer, est du même effet : l'écrivain perd la maîtrise rationnelle du
monde. Ainsi, dans La Maison Nucingen, où la question de la moralité de la
banqueroute frauduleuse est balayée au nom de l'éclatante efficacité économique,
quand Finot demande «Si tout le monde gagne, qui donc a perdu ? » la réponse de
Balzac par la voix de Bixiou (deux ou trois actionnaires trop prudents ou défiants
ruinés par l'affaire) apparaît bien courte.
Faut-il expliquer cette démission progressive comme une alliance de classe8 des
romanciers avec cette bourgeoisie d'affaires qu'ils fréquentent ? On se contentera ici
d'une hypothèse plus technique, telle qu'elle apparaît dans les fictions elles-mêmes.
Il y a, comme le dit Mme Caroline à Saccard, et comme l'avait dit Maupassant dans
Le Gaulois, une fascination pour ce royaume du fictif que crée à sa manière le banquier
avec sa propre aventure : Saccard et Nucingen sont des scénaristes d'exception,
dont les fictions ont prise sur le réel, alors que le roman ne crée chez ceux qui y
7. LeGauloisdes 25janvier et 14février 1882. - -8. Dans son récent Bréviairede littérature(Bréal 2004), Pierre Bergouniouxrappelle que Balzac«est de plain-pied avecles valeursdéclaréesdu capitalisme» (p. 210).
La fiction littéraire au défi de Vexpansion financière
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croient que du bovarysme. Comme les dîneurs de La Maison Nucingen, les romanciers
reconnaissent en somme les financiers comme des maîtres, qui ne leur rendent
guère la pareille : ces banquiers ne lisent guère, et semblent préférer la peinture,
qu'ils collectionnent (Walter, Féder) comme une forme artistique plus apte à créer un
marché.
Il y a cependant un terrain où littérature et finance se côtoient jusqu'à se
mêler intimement - la presse- en raison de pratiques convergentes de maîtrise de
l'information, tout aussi essentielles à qui veut conduire une intrigue romanesque où
se laisse prendre le lecteur, et à qui entreprend une opération politico-ifnancière qui
puisse tenter l'électeur petit porteur. Si, par expériences personnelles, Balzac et
Maupassant sont plus précis, Zola limite l'image de la presse (la période de référence,
le Second Empire, suffit-elle à l'expliquer ?) à un outil dont la concentration
progressive dans les mains des banquiers est cependant visible : Saccard s'assure
pour les besoins de sa campagne publicitaire le contrôle d'une « feuille fondée [.]
par un petit groupe de personnalités catholiques ». Cette identique facilité à distiller
ou diffuser de l'information de manière à susciter l'intérêt, le désir d'en savoir
davantage explique que les cours de bourse voisinent presque naturellement avec
cette forme littéraire typique de l'époque : le feuilleton. En ce sens, la stratégie littéraire
d'un Stendhal est évidemment moins rentable que celle des feuilletonnistes Zola et
Balzac, qui ne visaient pas un public de happy few. Dans ce paysage romanesque, la
problématique de l'achèvement et de l'inachèvement tient sans doute en partie à ce
lien à la presse, fort différent d'un auteur à l'autre. On croit un temps assister dans
Bel-Amià la fabrication d'un journaliste puis d'un écrivain ; on obtiendra finalement
un homme d'affaires sans scrupules.
PROFONDEUR HISTORIQUE ET SPECTACLE DE LA VALEUR
Les exigences du feuilleton peuvent certes donner au roman l'ampleur nécessaire
pour brasser l'histoire convulsive de la France du xixe siècle. Mais si le roman fleuve
n'est pas plus tranquille que la vie, parvient-il pour autant à donner le sens de la
profondeur historique ? Balzac et Zola, et Stendhal à sa façon s'attachent à enraciner
leurs personnages dans le mouvement issu de la Révolution française : la fortune de
Nucingen vient de sa liquidation au moment de Waterloo, celle des Rougon de leur
soutien au coup d'État de 1851, et Saccard est né en 1815 d'une femme qui épouse
Rougon en 1786 et rencontre Macquart en. 1789. Les répliques révolutionnaires
sont certes analysées comme des occasions de changer la donne sur le marché
financier, et dans ses liens avec le monde politique. Mais en tant qu'acteurs historiques,les financiers de roman paraissent souvent timides : le ministère De Vaize survit à
Leuwen qui, élu député, se révélait un tacticien sans envergure ; Nucingen, dont la
fortune est bien moindre et plus fragile que celle de son modèle Rothschild trouve
ses limites dans un amour de sexagénaire ; Gundermann que Zola copie sur Jamesde Rothschild apparaît quand même bien discret et peu politique ; Saccard est voué
par son frère ministre à un second échec, et Walter, trahi par sa propre fille, est
obligé d'admettre Du Roy comme son gendre et associé.
Lincapacité de ces banquiers de roman à éviter la chute n'est peut-être quel'autre face de l'impuissance du roman à rendre compte du mouvement même du
capital à échelle historique. Symboliquement, bien peu sont en mesure de fonder
une véritable dynastie : pères qui laissent en mourant leurs enfants dans la faillite
Claude Simon
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(Aldrigger, Leuwen) pères de filles difficiles à marier (Walter), de fils légitimes indolents
(Leuwen, Saccard), de fils naturels ensauvagés (Saccard), de filles naturelles encore
plus difficiles à marier (Dambreuse) ; jeunes hommes trop occupés à spéculer et
intriguer (Du Tillet, Rastignac) pour fonder une famille, tous, à cet égard aussi
peuvent envier la dynastie des Gundermann chez qui les relations familiales sontaussi des associations d'affaires. Mais si loin qu'ils aillent chercher les racines deleurs dynasties, et Balzac et Zola ont plus tendance à nous montrer l'ascension de
commerçants enrichis ou de jeunes gens sans scrupules que la durable mainmise decette nouvelle noblesse dont parlait Stendhal. Leuwen père déclare qu'« un fils estun créancier donné par la nature » : le financier de roman vit peut-être d'une vie
trop individuelle pour incarner le temps historique de la finance.
Peut-être est-il aussi trop en prise sur l'actualité et l'opinion : mêlé par fonctionet intérêt à la vie politique, mais toujours dans l'ombre des cabinets ministériels, il
sait influer sur les grandes décisions et en tirer parti notamment par l'ouverture,manu militari, de nouveaux marchés - et toute la colonisation se rejoue en filigranedans les salons très parisiens qu'il fréquente. Il sait tourner à son avantage les lois
nouvellement votées, comme celle sur le divorce qui en 1882 permet à Du Roy de se
relancer à grands éclats de presse. Il sait être «juste milieu » dans les années 1830,
républicain en 1848 et du parti de l'ordre très vite après. Il sait être Napoléon, il sait
n'être rien quand il le faut. Il peut être aussi révélateur du malaise antisémite quisaisit progressivement la société française au fil du siècle : caricaturé par son seul
accent, Nucingen est un représentant assez isolé de la banque juive alsacienne à
Paris ; mais dans la seconde moitié du siècle Walter et surtout Gundermann sont
désignés comme des symboles, et Zola fait échafauder à Saccard tout un délire
antisémite qui prétend fonder son action comme celle de la nouvelle banque
catholique partant en croisade pour « libérer » Rome et Jérusalem, discours dont la
violence est à la fois troublante chez un Zola et révélatrice d'une opinion à la dérive.
Mais c'est ainsi le mouvement même du capital, ses capacités d'intervention
politique, ses effets sociaux au-delà des victimes de l'agiotage, sa capacité à structurer
durablement les rapports sociaux que le roman a du mal à repérer, sauf à recourir au
vaste réseau ouvert dont La Comédiehumaine reste le modèle inégalé. L'effet (pervers)de sens, dont notre imaginaire reste imprégné, c'est que la vérité de la banque est
dans l'implicite, l'ellipse, le sous-entendu, le non encore dit. Largent, dont on croit
qu'il dort dans les banques, en fait travaillerait, mais il n'y aurait rien à dire de ce
travail-là. C'est seulement dans les moments de crise, d'illusion ou de douleur, que
l'argent agit au grand jour, devient spectacle brisant ou exaltant des vies : le grand
jour de Birotteau, c'est celui de sa réhabilitation et de sa mort. Saccard croit multiplierles « grands jours » où son action se surpasse, jusqu'au moment attendu où
Gundermann le renverse, dans un effet des plus dramatiques, sommet de la fiction.
Le désastre d'une maison bancaire ou d'une place boursière a, en effet, lui aussi
acquis sa place dans notre imaginaire. On ne s'étonne donc pas de voir fleurir au
milieu du xixe siècle un théâtre bourgeois aujourd'hui oublié, consacré à ces « coupsde bourse »9 qui sont autant de coups de théâtre, où une dramaturgie mécanique se
calque sur la mécanique du marché financier.
Si le théâtre littéraire peut paraître distancé en ce domaine dès l'époque
romantique, écrasé par le puissant modèle shakespearien du Marchand de Venise,
9. C'est, en 1868,le titre d'une pièce d'Ernest Feydeau,ami de Flaubertet anciencoulissier.
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on soulignera cependant à titre de contrepoint qu'à la fin du siècle deux tentatives
formellement novatrices éclairent aussi d'un jour neuf la question de l'argent.Il convient ainsi de rappeler que les morceaux de littérature française où le
mot même de finance est le plus fréquent, sous deux orthographes concurrentes il
est vrai, sont sans aucun doute tel ou tel passage d'Ubu Roi ou d'Ubu Cocu.
Évidemment, quand il s'agit de « croc à phynance », de « cheval de finance »., on
est bien loin des ambitions didactiques du roman. Ubu n'est ni banquier ni homme
d'affaires, ni petit porteur, ni politicien acheté, ni agent de change : il réduit en
bouillie cette répartition des rôles, les assume en somme tous à sa façon. Il dit à la
fois la puissance de l'argent sur les esprits, son lien à toutes les formes de pouvoirs et
son inanité grotesque. Tout se réduit à un appétit irraisonné, bestial et inextinguiblede cette étrange nourriture, dont seule la peur nous purge. Il reste d'ailleurs chez
Ubu de ce Panurge qui dans le Tiers Livre de Rabelais faisait, face à Pantagruel,
l'éloge des créditeurs et débiteurs comme des principes mêmes d'un immense
métabolisme social. Chez Ubu, l'image organique demeure, mais le métabolisme ne
fonctionne plus, la société, bloquée, explose.Il y a paradoxalement encore du Ubu (et d'abord dans son nom) dans le
Turelure que Claudel met au centre de EOtage ( 1910)et à l'origine de sa trilogie quise poursuit avec Le Pain dur (1914) et Le Père Humilié (1916) : un fils de paysandevenu chef révolutionnaire local, enrichi par l'acquisition de biens nationaux,
nommé préfet, saisit l'occasion de l'évasion du Pape Pie VII dont il a vent pourmarchander son mariage avec l'héritière « légitime »de son domaine, qui lui apporteson nom. En 1814, la fortune du baron Turelure est consolidée par son opportunevolte-face qui l'allie avec l'occupant. Le sort de cette fortune se joue ensuite, dans Le
Pain dur, entre l'hypothétique soutien de Turelure à la cause polonaise, l'improbablemise en valeur par son fils de la Mitidja récemment conquise, et le mariage de ce fils
avec la fille d'un banquier juif. Le troisième volet de ce condensé d'histoire d'une
France en proie à des forces centrifuges voit l'héritier Turelure, qui avait à la fois raté
et tué son père, devenu ambassadeur de France à Rome au temps de l'unité italienne.
Au milieu de conflits personnels et mystiques, de tableaux lyriques, c'est l'histoire,
construite sur de fortes ellipses, d'une transformation et d'une mise en valeur du
capital accumulé par le fermier enrichi qui hisse son fils vers les sommets du pouvoiret amorce une dynastie de roturiers annoblis.
Le théâtre de Claudel n'a pas seulement exploré les spécificités du capital
français dans sa profondeur historique. Il montre la puissance d'action instantanée
de l'homme d'affaires, son implication dans la réalité de marchés qui se développent,
esquisse sa complexité anthropologique. Les personnages de Thomas Pollock Nageoiredans EÉchange, de Amalric, Mésa et De Ciz dans Partage de Midi sont en ce sens
des études de cet homme nouveau que forge le capitalisme en expansion : le capitalisteaméricain (« Glorifié soit le Seigneur qui a donné le dollar à l'homme »), parti de
rien, capable de retourner à rien, puisque son capital part littéralement en fumée,mais aussi de saisir au vol la richesse spirituelle d'une jeune Française partie en
Amérique pour y suivre un jeune métis volage ; les trois aventuriers attirés parl'ouverture de concessions en Chine, et qui se disputent la même femme. Tous sont
en quête du sens incertain de leurs actes, et parce que le théâtre n'est fait que de leurs
mots et de leurs silences, de leur présence ou de leur absence, tous disent la nouvelle
contradiction entre le refus de réduire l'homme à sa valeur marchande (« Des femmes
qui valaient cent mille dollars »), et le constat que cette logique se redessine pourtant
Claude Simon
91
sous une forme sans cesse plus affirmée, plus dangereuse. Ce théâtre propose donc
une véritable vision critique de l'expansion financière, qui n'absout ni ne condamne
aucun personnage, mais somme à travers lui chaque lecteur de juger en permanencedes variations des valeurs mises en scène par un auteur qui se met lui-même enjeu.
Un plateau de théâtre n'est pourtant pas un comptoir où on estime la valeur
des choses. Le contact direct avec le public préserve un peu de l'effet de
marchandisation que subit le livre et que les romanciers les plus « modernes » de la
fin du xixe et du début du Xxesiècle ont cherché à déjouer par le refus de tout
processus de valorisation de leur œuvre (Flaubert) ou par l'accent mis sur le bonheur
du temps perdu (Proust). Mais le roman a ainsi renoncé à être la forme d'intervention
et de révélation sociale qu'il prétendait être au xixe siècle. Le monde de la finance
serait-il d'une autre trempe ?
la pensée 347 - 93-
MARCHANDISE ET
FINANCE DANS LA
LITTERATURE DU
PREMIER XIXe SIECLE
Laure
Lévêque
*
A ristocratie chrysogène » 1,« comme toujours la victoire aux
écus »2, « maintenant, le règne des banquiers va commencer» 3, autant de formules
qui affichent la dynamique des mutations en cours dans ce premier xixe siècle. Et
c'est bien la nature des enjeux qui rythment les conflits et les rapports sociaux
qu'enregistrent, de Chateaubriand à Stendhal et à Balzac, au-delà des différences de
traitement générique, au-delà aussi des clivages idéologiques, tous les textes, romans,
écrits et discours politiques, journaux, mémoires. Dans la galerie de portraits où
s'incarne la violence des antagonismes, les scènes d'ouverture balzaciennes rendent
particulièrement lisible l'exposition de ces affrontements. Elles campent, à Paris et,
plus ostensiblement encore, en province, une dualité à la fois sociologique, politique
et idéologique qui s'investit dans une sociabilité qui divise deux salons : l'un ultra,
abonné à La Quotidienne, quand l'autre, libéral, lit Les Débats.
L'ASSOMPTION DU PERSONNAGE DU BANQUIER
On voit fonctionner ce schéma dans Béatrix, Le Cabinet des antiques, La Femme
abandonnée, La Vieille Fille, Pierrette, Le Curé de Tours, Le Député d'Arcis. Le
Cabinet des antiques (1837) oppose ainsi, dans une intrigue située en 1822, une
société menée par du Croisier à l'antique salon où règnent les d Esgrignon4. Un
*Maître de conférences en Littérature française, Université de Franche-Comté- ---
1.Chateaubriand, Mémoiresd'outre-tombe,I, Pierre Clarac éd., Paris, Le Livre de poche, 1978,
pp. 329-330.
2. Balzac, Les Employés,in L'Œuvrede Balzac (désormais O.C.),V, Paris, Club français du Livre,
1961-1965, p. 1189.3. Ce mot du banquier Laffitte, qui ne figure pas dans sesMémoires,est cité par K. Marx, LesLuttes
de classesen France, Paris, Éditions Sociales, 1948, p. 39.
4. Balzac, Le Cabinetdes antiques, in O.C., II, pp. 1068-1069.
Marchandise et finances dans la littératue du premier XIXe siècle
94
homme fait le lien, pour assurer une communication, au moins au niveau de l'écriture,
entre ces deux pôles-
emblématiques des deux France -figés dans leur « esprit de
parti »5et leur stérile opposition, pour retrouver la fusion qu'avait su créer l'Empire6 et
débloquer ainsi les freins qui paralysent alors toute possibilité de réelle modernisation.
Cet homme c'est l'intendant qui, par son idéologie, appartient à l'ancienne France,
tout inféodé qu'il est à la maison d'Esgrignons, mais, par son origine sociale comme
par ses capacités de compréhension et d'appréhension du réel, participe de la
nouvelle :
« parmi tout ce monde [les habitués du salon d'Esgrignons] une seule personnene partageait pas ses illusions. N'est-ce pas nommer le vieux notaire Chesnel ?
Quoique son dévouement, assez prouvé par cette histoire, fût absolu envers
cette grande famille [.], quoiqu'il acceptât toutes ces idées et les trouvât de bon
aloi, il avait trop de sens et pesait trop bien les affaires de la plupart des familles
du département pour ne pas suivre l'immense mouvement des esprits, pour ne
pas reconnaître le grand changement produit par l'Industrie et par les mœurs
modernes. Lancien intendant voyait la Révolution passer de l'action dévorante
de 1793 qui avait armé les hommes, les femmes, les enfants, dressé des échafauds,
coupé des têtes et gagné des batailles européennes, à l'action tranquille des
idées qui consacrait les événements. Après le défrichement et les semailles,
venait la récolte. Pour lui, la Révolution avait composé l'esprit de la génération
nouvelle, il en touchait les faits au fond de mille plaies, il les trouvait
irrévocablement accomplis. Cette tête de roi coupée, cette reine suppliciée, ce
partage des biens nobles constituaient à ses yeux des engagements qui liaient
trop d'intérêts pour que les intéressés en laissassent attaquer les résultats ».
Et, pour plus de clarté, Balzac ajoute : « Chesnel voyait clair» 7 dans un souci
d'élucidation qui caractérise l'exposition des intrigues balzaciennes et s'investit sous
la forme très caractéristique de l'énoncé auctorial. Ainsi, plus haut, lit-on : « il manquaitaux d'Esgrignons le fond de la langue politique actuelle, l'argent, ce grand relief de
l'aristocratie moderne »8.
Largent dont on dit plus loin que c'est « la seule puissance de ce temps », face à
laquelle peuvent peu « les armes [.] que le siècle laissait à la noblesse » 9.Le constat
est clair et la mutation des rapports sociaux se mesure non seulement à l'ampleur de
la fortune mais aux capacités à manier le capital financier. Le personnage du notaire
est d'ailleurs d'autant plus intéressant que, si la tradition a consacré la nécessité du
recours à ses services, les temps nouveaux réévaluent sa fonction, précisément au
moment où s'impose l'autre personnage qui a vocation à gérer les fortunes, le banquier.Balzac présente d'ailleurs une typologie très finement articulée de ce couple, éclatée
en une vaste galerie d'« individus typisés » qui inclut la figure traditionnelle de
l'usurier, encore très présente dans une Comédie humaine qui fait la part belle aux
5. Ibid., p. 1083 : «Le marquis appartenait nécessairement à cette fraction du parti royalistequi nevoulut aucune transaction avec ceux qu'il nommait, non pas les révolutionnaires, mais les révoltés,
plus parlementairement appelés Libéraux ou Constitutionnels».
6. Ibid., p. 1084; Las Cases, Le Mémorialde Sainte-Hélène,Paris, Seuil, 1968, pp. 176 et 390notamment.
7. Balzac, Le Cabinetdes antiques, in O.C., II, pp. 1089-90.
8. Ibid., p. 1089.
9. Ibid., pp. 1119-1120.
Laure Lévêque
95
Gobseck, Palma, Webrust, Gigonnet et consorts. Et si du Croisier, en affaire avec les
Keller, échoue d'abord, dans Le Cabinet des Antiques, face aux fidélités d'un autre
âge, au-delà de la péripétie s'imposent les structures qui contraignent finalement le
jeune d'Esgrignons à se mésallier avec la demoiselle Duval et ses 100 000 écus.
Quand s'ouvrent d'incomparables possibilités d'investissement, le père Grandet
incarne admirablement les nouveaux types d'investisseurs, dont la masse potentiellea littéralement explosé. Quand les transferts de propriété rythment les mutations
des fortunes, ce Nucingen de province sait en profiter au mieux, à la fois en achetant
des terres 10,selon la grande tradition, en même temps qu'il spécule, comme il
convient, sur les forêts et sollicite les formes nouvelles d'enrichissement en combinant
le loyer de l'argent, la bonne vieille usure et les rapports attractifs du capital financier.
Lui seul dans l'arrondissement peut « ne pas manquer une seule spéculation », lui
seul peut stocker sa production de tonneaux dans ses caves et attendre sans impatience« le moment de livrer son poinçon à deux cents francs quand les petits propriétairesdonnent le leur à cinq louis ». De la même manière, du Bousquier, ce « Laffitte au
petit pied », « soutenu par sa fortune », peut attendre et « se pos [er] comme
banquier » 11. Lhydre industrielle et libérale sert de tête de pont dans la lutte à mort
par lui engagée contre « les gens à châteaux » quand « du Bousquier industrialis [e]
le Département » 12,« modernise la région », l'accordant avant tout aux besoins du
temps. De fait, il implante des manufactures, étend le commerce des toiles, multipliele volume de la production sortie des ateliers de filature, trempe dans les assurances,
rajeunit la voirie et rénove les ponts, favorisant les échanges et intégrant le territoire à
l'économie nationale en amenant l'afflux des voitures publiques- Balzac ne le mentionne
pas dans ce roman, mais il a consacré l'ouverture d'Un début dans la vie à exposer les
retombées du développement des messageries pour les échanges et le commerce et, au
final, pour les mœurs, si bien que, dans l'implicite romanesque 13,rien n'interdit de
penser que notre industriel ne se réserve quelque juteuse prise de participation dans le
domaine des messageries. Jusqu'à son assomption finale, en 1830 14.
Les référents sont là qui balisent, à partir de ces multiples incarnations, la
prégnance du banquier dans la nouvelle taxinomie qu'impose la typification du
capitalisme naissant. Ce banquier qui emblématise la position du parti industriel et
qui, « dès que le 8 se présente, oublie bien vite la liberté »
10. Il se saisit très tôt des opportunités ouvertes par la vente des biens nationaux mais ne cessera
d'adapter sa soif de fortune aux transformations structurelles de l'économie et de la société, sans
que les options politiques interviennent vraiment.
11.Balzac,La Vieillefille, in O.C., VII, p. 127.
12.La symétrie est rigoureuse avec Le Cabinetdesantiquesoù du Croisier se porte, en 1822, «à la
tête de l'industrie du département », autant par soifde l'or que pour tirer vengeance du mépris de
classedes d'Esgrignon. Les deux notables sont en tous points superposables. Deux entrepreneurs.Deux fanatiques de la loi des apparentements entre constitutionnalisteset libéraux, deux capitalis-tes associésaux Keller.
13.On sait toute l'importance que Balzac accorde à l'évolution des moyens techniques et à son
retentissement sur les mœurs. En ce qui concerne les messageries,ses contributionsjournalistiquesen conservent la trace, toujours sur le mode de la physiologie,cf. « La Cour des messageries
royales», in O.C., XIV,pp. 439-443.14.Puisque Yexplicitdu roman porte : «La victoire de du Croisier fut alors complète », Le Cabinet
des antiques, in O.C., II, p. 1228.
15. Stendhal, D'un nouveau complotcontre les industriels, in P. Barbéris, Sur Stendhal, Paris,
Messidor/Éd. Sociales, 1982, p. 74.
Marchandise et finances dans la littératue du premier XIXesiècle
96-
QUAND LE CAPITAL FINANCIER CONTRÔLE INVESTISSEMENTS
INDUSTRIELS ET MARCHÉS TRIOMPHE LA « MORALE DES INTÉRÊTS »
Si l'Empire a permis à de grandes banques de se constituer et de prospérer-
Récamier, Ouvrard, Laffitte et Perrégaux en témoignent comme, dans une moindre
mesure, les maisons Mallet, Seillière ou Davillier -, la fourniture aux armées
constituant l'un des champs privilégiés de manœuvre 16,on sait la méfiance de
Napoléon à l'égard des milieux financiers, des puissants réseaux de négociants-
banquiers qui se sont joués, à partir de 1806, du Blocus. Le contrôle qu'il a tenté
d'exercer sur les firmes commerciales, en France et dans le Nord du grand Empire,notamment après l'assouplissement du Blocus, s'est révélé éminemment illusoire,
malgré les interventions dans les entrepôts, qui n'ont pas empêché les trafics lucratifs
sur les produits anglais et les marchandises coloniales, ni la spéculation sur les
monnaies et les transfertsjuteux 17.Destructions de stocks et interpellations policièresn'ont rien pu y changer
- en quatre ans, de 1807 à 1811, les Rothschild sont ainsi
contrôlés cinq fois -, soulignant déjà par leur inefficacité la force montante du
capital, marchand et bancaire, dont certains de ces « escompteurs du commerce
anglais» 111,et non des moindres, ne vont pas hésiter àjouer contre l'Empire, avant
même Waterloo. C'est d'eux que tient Nucingen, baron d'Empire depuis 1808, qui a
épousé l'une des filles de Goriot, et réunit ses capitaux avant Waterloo où il fait,
avant tous les autres, la découverte que « l'argent ne vaut qu'en quantités
disproportionnées » 19.La paix est désormais nécessaire parce que plus profitableaux affaires, à la liberté des échanges internationaux d'abord 2°,et les Rothschild -
James s'installe à Paris en 1811 - ne sont pas les seuls à intervenir pour l'imposer.
L'impuissance du pouvoir impérial, largement orchestrée par les actions montantes
du multinationalisme de la maison Rothschild, dit bien que les rapports de force
entre politique et capital ont changé de nature sans que la littérature semble avoir
pris acte de cette mutation qui paraît, au vrai, repoussée dans le temps jusqu'à 1830.
Comment comprendre, en effet la différence de statut dont témoigne la littérature
entre la Restauration et une Monarchie de Juillet qui voit l'assomption du banquieret de l'affairiste ? De fait, dans le réel, c'est pourtant bien à compter de 1815 quel'État se rapproche du grand capital et que la Bourse investit la société, ce queChateaubriand, avec une grande acuité d'analyse, dénonce très tôt21 :
«Aujourd'hui la France entière est appelée à la Bourse ; tous les genres de
propriété sont obligés de venir s'y perdre. Ceux qui voudraient éviter de jouer,la loi les y contraint par corps, les uns cédant aux tentations, les autres aux
menaces. Toutes les classes de la société ont appris le bas langage de l'agiotage ;
16.Balzac,qui peint en du Bousquier les chances et les riches perspectivesqu'offre ce type demarché, les mesure au reste intimement, son père ayant lui-même bâti sa fortune commemunitionnaire aux armées.
17.VoirJean Bouvier,LesRothschild,Paris, Le Club françaisdu livre, 1967,pp. 26-46.
18.Telleest l'expressionde Napoléon.19.Balzac,La MaisonNucingen,in O.C.,VI, p. 396.
20.Ce qui demeure du colbertismequi fait que le commercese développedans des formes tradi-tionnellessi bien que l'une des cristallisations,l'un des freinsest le protectionnisme.21.Dans son discours à la Chambre des Pairs, «Opinion sur le projet de Loi relatif à la dette
publique et l'amortissement», Opinionset discours,in ŒuvresComplètes,X, Paris, Penaud frères,1849, p. 262.
Laure Lévêque
97
une inquiétude générale s'est emparée des esprits. On entend répéter de toutes
parts cette question alarmante : "Où allons-nous ? que devenons-nous ?" On ne
sait comment disposer de ce qu'on possède : se retirera-t-on d'une rente
continuellement menacée ? placera-t-on son argent en fonds de terre ? l'ensevelira-
t-on dans ses coffres, en attendant de meilleurs jours ? La perplexité des
propriétaires les précipite dans une multitude de spéculations hasardeuses, pouréviter une catastrophe que chacun pressent, et contre laquelle chacun veut se
prémunir [.].Au commencement d'un règne nouveau, à la première session de ce règne,était-ce bien le moment d'embrasser des mesures qui ébranlent le crédit, détruisent
la confiance, alarment et divisent les citoyens ? »
Et, d'avance, il avait conclu : « Si le projet de loi est adopté, l'affaire est bonne
pour les capitalistes, mais la loi est mauvaise pour la France [.] les fonds monteront
pendant quelque temps, les capitalistes profiteront d'abord du jeu, se retireront
ensuite, et il y aura ruine prolongée pour notre malheureux pays. »22Chateaubriand
pose là le problème moteur d'une société au moment où changent modalités et
champs d'investissement.
Ainsi, ce que Chateaubriand, dans un article fameux du Conservateur de 1818,
stigmatise comme la « morale des intérêts » triomphe dans la clarté et le Melmoth
réconcilié de Balzac flétrit cette « civilisation qui, depuis 1815, a remplacé le principeHonneur par le principe Argent » 23.
Pourtant, ce qui va freiner cette reconnaissance, pendant encore quelques
décennies, c'est le retour des Lys, la Charte octroyée par Louis XVIII réinstallé sur le
trône de ses pères et datée de la 19e année de son règne. Le « coup de baguette de la
Restauration »24, en niant ainsi la « parenthèse » révolutionnaire, occultait toutes les
mutations et tout ce qui aurait pu apparaître comme des compromissions et des
collusions inacceptables avec la bourgeoisie. Et pourtant, c'est dès l'origine que le
pouvoir restauré doit faire appel à la haute banque pour satisfaire aux contributions
exigées par les alliés. Mais, au-delà des « services rendus » par les banquiers, le
poids des hommes d'affaires dans l'État est d'autant moins visible que le marché
national reste à la fois encore étroit et segmenté, que les transports sont insuffisants,
que les capitaux investis dans le commerce et l'industrie ne connaissent pas encore
une grande mobilité et que les structures juridiques des sociétés sont elles-mêmes
restrictives (beaucoup sont en nom collectif et peu sont anonymes). A quoi s'ajoutent
une réelle pénurie monétaire, une faiblesse tout aussi réelle du crédit, et des pratiques
qui restent encore archaïques, si les taux sont usuraires.
Il y avait, certes, avant 1815 des créations de maisons bancaires, mais c'est bien
de la Restauration que se structure véritablement la « haute banque », l'expression,
du reste, date de là. C'est ainsi qu'en 1818 le ministère Decazes intègre trois banquiers
élus - Laffitte, Périer et Délessert -, tous trois liés à l'industrie. Laffitte apparaît
comme le symbole de cette mutation et c'est, au reste, ainsi qu'il se présente dans ses
Mémoires 25où il proclame, après son discours improvisé à la Chambre du 10 février 1817 :
22. Ibid., p. 259.
23. Balzac, Melmothréconcilié,in O.C., XIV, p. 3.
24. Balzac, Le Lysdans la vallée,in O.C., VII, p. 83.
25. Mémoiresde Laffitte.1767-1844, publiés par Paul Duchon, Paris, Firmin-Didot, 1932.
Marchandise et finances dans la littératue du premier XIXesiècle
-98
« Je suis le premier auteur de notre système de finances et de crédit et je l'ai seul
fait triompher. Le système est préférable à tout autre, soit pour entreprendre de
grands travaux en temps de paix, soit pour soutenir les dépenses extraordinaires
en temps de guerre. Le gouvernement qui aura pu fonder sa puissance sur le
crédit public finira par triompher de celui qui ne fera usage que des impôts
[.]. J'ai donc rendu service à la France. »26
Et il ajoute : « J'en ai été cependant fort mal récompensé. Nous vivons dans un
pays où il n'est pas aisé de faire les affaires publiques et, en même temps, de plaireaux puissants. »Et, dans cet argumentaire, il oppose la voie moderne du crédit, « ces
capitaux que vous n'arrachez point par la violence »,venus s'« offrir librement pourservir l'intérêt particulier comme l'intérêt général », à « l'impôt [qui] est aveugle » et
surtout qui, comme le dit son nom, est imposé, alors que l'emprunt absorbe « des
capitaux oisifs et crée enfin un revenu qui n'existait pas et qui devient une double
ressource pour les particuliers et pour l'État en augmentant les capitaux en circulation
et le travail général » Il.Balzac enregistre en quasi-synchronie
- même s'il faut évidemment prendre en
compte le décalage entre l'époque où il situe la fiction et une date d'écriture forcément
plus tardive - cette inflexion décisive et, parmi les maisons bancaires balzaciennes,
les Keller 28- qu'on voit agir en 1819 comme liquidateurs de la faillite de Guillaume
Grandet de même qu'ils interviennent, en 1819 toujours, dans celle de César Birotteau-
appartiennent à « la première couche de la finance parisienne », de même que
Nucingen et du Tillet. Il n'est jusqu'à cette tirade de Claparon, véritable pétition de
principe du manieur d'argent en grand, qui ne semble directement inspirée des
principes novateurs d'un Laffitte, lui qui explique, pour César comme pour le lecteur :
« - La Spéculation ? dit le parfumeur, quel est ce commerce ?- C'est le commerce abstrait [.] un commerce qui restera secret pendant une
dizaine d'années encore, au dire du grand Nucingen, le Napoléon de la finance, et
par lequel un homme embrasse les totalités des chiffres, écrème les revenus avant
qu'ils n'existent, une conception gigantesque, une façon de mettre l'espérance en
coupes réglées, enfin une nouvelle Kabbale ! Nous ne sommes encore que dix ou
douze têtes fortes initiées aux secrets cabalistiques de ces magnifiquescombinaisons» 29.
Nucingen fait évidemment référence, qui utilise des hommes de paille- tel
Claparon, tel Cérizet, protagoniste d'Un homme d'affaires dédié, en 1846, parBalzac à quelqu'un qui s'y connaît, « A Monsieur le Baron James Rothschild, Consul
Général d'Autriche à Paris, Banquier »30-, et propose, avant 1823 - avec Keller - un
changement dans la contribution foncière parallèle à la consommation, n'hésitant
pas devant une troisième liquidation fictive qui lui permet d'acheter un domaine de
2 millions, ni à vendre ses fonds en 1830 pour les replacer dans la rente à 3
C'est prendre acte du poids nouveau des rentes et, surtout, de la spéculation sur la
rente qui devance, au reste, encore une fois, largement 1830 et intervient dès les
26. Ibid., pp. 103-104.
27.Ibid., p. 102.
28.Quandbien même«lesKellerne sontquedes Pygmées» devantle grand Nucingen,«Princedela haute banque», Balzac,CésarBirotteau,in O.C., II, p. 253.29. Cette initiation intervient lors des débuts de la spéculationimmobilièresur les terrains de laMadeleine,ibid., p. 222.30. Le rôle de Claparon est au reste rappelé dans Un hommed'affaires,in O.C.,VIII, p. 211.
Laure Lévêque
99
débuts de la Restauration dans un affrontement où les maisons françaises ont du mal
à s'imposer face aux banques étrangères, anglaises surtout, telles Baring et Hope. La
crise financière de 1818 en témoigne 31.
Autant Keller -François du moins (ils sont trois frères) -
que les données
biographiques fournies par Balzac, qui en fait un grand orateur de la gauche, se
rapproche de Laffitte, autant la caractérisation de Nucingen fait éclater la subtilité
des référents qui informent les banquiers balzaciens, presque palpable. Quand un
Keller/Laffitte se démarque des pratiques qui sont celles du grand capital financier,
un Nucingen les épouse et les anticipe. On trouve dans les Mémoires de Laffitte un
portrait où l'on peut d'autant mieux reconnaître Nucingen que sa traditionnelle
prédication de loup-cervier est mise en exergue. Laffitte y flétrit la sauvagerieinhumaine du prédateur qui se constitue en tant que groupe dans « ceux parmi des
banquiers qu'on appelle des loups-cerviers, gens qui ont pour principes de n'en pas
avoir, qui sont le mobilier usuel de tous les gouvernements » 32. Ce que confirme
pleinement la trajectoire opportuniste d'un Nucingen, mais non d'un Keller de
fiction ni d'un Laffitte, bien réel, lui.
Fort de ses capacités à spéculer, ce « Napoléon de la finance » qu'est Nucingen,si souvent identifié à Law par Balzac 33,ce grand liquidateur de sociétés qui étreint
dans sa serre un portefeuille gonflé de tous les brevets de propriété imaginables, a
compris avant tout le monde « que l'argent n'est une puissance que quand il est en
quantités disproportionnées » 34.Rien de moins étonnant alors que de le voir, en 1845, soumissionner avec du
Tillet des actions de chemin de fer dans Les Comédiens sans le savoir où le journalisteBixiou mystifie Vauvinet en promettant de l'introduire auprès de du Tillet et de
« bien des gens qui veulent faire leur chemin. de fer » alors qu'il sait pertinemment
que « Ladjudication du Chemin sera positivement ajournée à la Chambre ». « Nous
le savons d'hier »35, dit-il, insistant par là même sur la collusion qui nourrit des
délits d'initié, lesquels n'épargnent pas les plus hautes sphères de la société et de
l'État. C'est le sujet même du Lucien Leuwen de Stendhal où le père du héros, le
banquier Leuwen, donne la primeur des cours attendus à la Bourse, informations
qu'il reçoit le premier grâce à son réseau télégraphique, au « plus fripons des kings »,
Louis-Philippe, « barême couronné » qui peut ainsi spéculer à coup sûr 36.
Mais, avant même le plein développement de ces infrastructures et de ces progrès
techniques, la force des banquiers de la Restauration s'enracine, à ces débuts de
l'industrialisation - la France s'industrialise tard et lentement Il-, dans la pénurie
31. Voir les Mémoiresde Laffitte., op. cit., notamment pp. 114-124.
32. Ibid., p. 124.
33. Ainsinotre banquier alsacien est-il «Lawreparaissant en Nucingen», Balzac,CésarBirotteau,in
O.C., II, p. 253.34. Sur ces questions, voir Laure Lévêque, Le Romande l'histoire.1780-1850, Paris, LHarmattan,
2001, pp. 125-184.
35. Balzac, Les Comédienssans le savoir, in O.C., X, pp. 898-899.36. LucienLeuwen,in Stendhal, Romanset nouvelles,I, éd. Henri Martineau, Gallimard, « Biblio-
thèque de la Pléiade », 1952, pp. 1304-1307.Sur ce point voir Xavier Bourdenet, « LucienLeuwen
ou l'État télégraphe », in Actesdu colloqueStendhal et l'État (17-18 nov 2000), BibliotecaStendhal,
Studi 5, Collection « StendhalClub», C.I.R.V.I.,Moncalieri, 2002.
37. Même si des entrepreneurs d'industrie, comme Richard Lenoir ou Dollfuss-Mieg,ont tenté de
regrouper des entreprises dès les années 1800, au moment du Blocus.
Marchandise et finances dans la littératue du premier XIXesiècle
-100-
de capitaux disponibles, même si les besoins ne sont pas énormes, à un moment où
les investissements se font aussi dans les grands équipements collectifs
MUTATIONS ET DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE :DES OUTILS THÉORIQUES POUR PENSER LES PRATIQUES
On comprend qu'au tournant des années 1810 paraissent des traités sur les
outils du développement économique (Sismondi, Nouveaux principes d'économie,1819 ; Chaptal, qui institue les Chambres de Commerce, De l'industrie française,
1819) dans le cadre d'une réflexion comparative sur la place de la productionindustrielle liée au référent anglais39.
De très gros emprunts sont réalisés, y compris par l'État, ce qui favorise une très
grande spéculation et de très substantiels bénéfices. Les groupes financiers -français
et étrangers- s'investissent puissamment dans ces opérations
40- tel Laffitte quidomine la société des quatre canaux - comme dans les compagnies d'assurance
créées au même moment.
La mise en place des outils financiers s'inaugure dans les années 1820 avec les
premières concessions de chemins de fer, appuyées par des capitalistes parisiens 41.Laffitte, un des plus ouverts, avance, on l'a vu, dès 1824, dans ses Réflexions sur la
réduction de la rente et de l'état du crédit, l'idée que pour dynamiser l'économie
française il faut développer le crédit. Théoricien et praticien, car sa carrière l'a mis
à même d'observer tous les fonctionnements, il n'est pas suivi car, là comme en
politique, la monarchie n'a pas pris la mesure du développement et de ses enjeux. Il
en va de même quand il suggère, l'année suivante, de fonder une « société
commanditaire de l'industrie » qui achoppe sur la crise économique et financière -
émeutes de subsistances, faillites bancaires, stagnation- et sur la conjoncture politique.
La Maison Nucingen, dont Balzac situe l'action en 1826 (l'écriture est, elle, de
1837) donne une mesure concrète du jeu des spéculateurs quand les actions Nucingenchutent artificiellement en 1827 pour remonter opportunément en 1832. Or, on sait
que face à la crise, le pouvoir répond par le recours au parti noble et au parti prêtreaux dépens du développement prôné par le parti industriel même si, en 1826, sont
créées dans la foulée la Compagnie de chemins de fer, la Compagnie des messageries
générales de France, et percés les premiers tunnels ferroviaires.
La fin de la Restauration est marquée par une réflexion croissante sur les
événements, sur les mutations en cours. Aux côtés d'économistes libéraux, de penseurs
38.Auguste-SimonBérard, qui fonde la première compagnied'éclairageau gaz,dirige les travauxdu canal Saint-Martinet les fonderieset forgesd'Alais.
39.A la fin des années 1810,la productionindustrielleest évaluableà la moitié de la productionagricole(dont la moitiétextile),cequi indiquel'archaïsmedes structureséconomiquesde la France.40. En 1819,la premièreligneàvapeurest ouvertesur la Seine,puis surla Saône,puis surle Rhôneet, en 1820,est créé le Servicedes Pontset Chaussées.41. En 1823,c'estun cheminde fer industrielqui est ouvertpour acheminerle charbon du bassinde Saint-Étienne.Uincipitd'Un débutdans la vie, dont l'action est située en 1822,prend pleine-ment la mesure de ces mutations: « Leschemins de fer, dans un avenir aujourd'huipeu éloigné,doivent faire disparaître certaines industries, en modifier quelques autres, et surtout celles quiconcernentles différentsmodesde transport en usagedans les environsde Paris.Aussi,bientôt les
personneset leschosesqui sontlesélémentsde cetteScènelui donneront-elleslemérite d'un travail
archéologique», Balzac,Un débutdans la vie, in O.C.,III, p. 377.
Laure Lévêque
101
de la société comme Saint-Simon 42, J.-B. Say 43,Destutt de Tracy44, dont Stendhal
rappelle qu'il est monté sur les barricades en juillet 1830, de Fourier 45et Lamennais,
Stendhal intervient dans le débat avec son D'un nouveau complot contre les industriels
(1825).Il y affiche d'emblée son protocole de lecture sur la nouvelle société où « la
classe pensante », placée entre la bourgeoisie marchande et industrielle et la race des
seigneurs, « entre l'aristocratie, qui veut envahir toutes les places et l'industrialisme,
qui veut envahir toute l'estime », exerce son doute critique 46. L'industrialisme bourgeois
y est disqualifié de toujours faire primer son intérêt particulier de classe sur l'intérêt
national :
«Je veux croire que mille industriels qui, sans manquer à la probité, gagnentcent mille écus chacun, augmentent la force de la France ; mais ces messieurs
ont fait le bien public à la suite de leur bien particulier. [.] Mais je cherche en
vain l'admirable dans leur conduite. »47
Dès lors, quand le mur d'incompréhension s'accroît avec le ministère « Coblentz-
Waterloo-1815 », le milieu bancaire et financier s'organise : c'est le lancement du
National enjanvier 1830, c'est le mouvement (Thiers, Mignet, Carrel), et Laffitte en
est bailleur de fonds. Et Stendhal de constater que « depuis Juillet la banque est à la
tête de l'État. La bourgeoisie a remplacé le faubourg Saint-Germain, et la banque est
la noblesse de la classe bourgeoise »48
quand le 31 juillet 1830, le nouveau
gouvernement comprend les banquiers Périer et Laffitte et que toutes les maisons
bancaires se rallient, dont James de Rothschild, qui soutient l'avènement du « régime
pansu », avant d'en devenir le banquier officiel. D'autant que, de fait, si certaines
banques, dont Délessert, sont, dès la Restauration, structurellement liées à l'industrie,
c'est essentiellement à partir de 1835 que les capitaux d'investissement vont
véritablement gonfler. Et si Marx prophétise à juste titre « maintenant le règne des
banquiers va commencer », le grand changement qui s'engage dépasse la seule banqueet repose aussi sur les grands entrepreneurs chevaliers d'industrie, comme l'a bien
souligné Jean Bruhat 49. Ce n'est pas un hasard si Couture rappelle que, chez
Nucingen, « la banque est un très petit département » 50. C'est très net à partir de
42. C'est dès 1821 que Saint-Simon tente de dépasser les freins du monde hérité de la Révolution
pour intégrer les perspectives de transformations économiques et socialesdans ses deux traités, Le
Catéchismedes industrielset Le Systèmeindustriel.Voir,sur Saint-Simon, Olivier Pétré-Grenouilleau,
Saint-Simon,Paris, Payot, « Biographies», 2001 et, sur son influence en littérature, Fernand Rude,
Stendhalet la penséesocialede son temps,Gérard Montfort, 1983. Exaltant l'industrialisme, il est
le véritable «porte-parole de la grande bourgeoisie,de la fabrique, du négoceet de labanque »selon
J. Bruhat, in Histoirede la Francecontemporaine,II, Paris, Éditions Socialeset Livre Club Diderot,
1979, p. 265.43. J.-B. Say, Cours completd'économiepolitique, 1828-30.
44. Destutt de Tracy, Traité d'économiepolitique, 1829.
45. Ch. Fourier, Le nouveau mondeindustriel et sociétaire, 1829.
46. Stendhal, D'un nouveau complotcontre les industriels, op. cit., p. 75.
47. Ibid., p. 72.48. Stendhal, LucienLeuwen,op. cit., p. 1333.
49. Dans Histoire de la France contemporaine,II, op. cit, p. 333.
50. «Chez lui, la Banque est un très petit département : il y a les fournitures du gouvernement, les
vins, les laines, les indigos, enfin tout ce qui donne matière à un gain quelconque. Son génie
embrasse tout [.]. La Banque envisagée ainsi devient toute une politique, elle exige une tête
puissante, et porte alors un homme bien trempé à se mettre au-dessus des lois de la probité dans
lesquelles il se trouve à l'étroit », Balzac, La MaisonNucingen,in O.C.,VI, p. 360.
Marchandise et finances dans la littératue du premier XIXe siècle
102
1835-40 avec le développement des Caisses - nouveau type de banque destiné à
drainer les fonds pour stimuler l'industrie - dont, au premier chef, la Caissegénéraledu Commerce et de l'Industrie en 1837, ouverte par Laffitte et le propriétaire de
raffinerie de sucre Lebaudy ou, en 1846, la Caisse centrale du Commerce et des
Chemins de fer, soutenue par les Rothschild, qui jouent pourtant la prudence au
moment même où s'annonce une crise industrielle -provisoire
-qu'affrontent les
groupes financiers récemment constitués 51.Et Stendhal de noter pour lui-même
d'avoir à insérer dans la Vie de Henry Brulard :
« À placer. Secret de la fortune de MM. Rothschild vu par Dominique 52 le23 décembre 1835.
Ils vendent ce dont tout le monde a envie, des rentes, et de plus s'en sont faits
fabricants (id est en prenant les emprunts). ))53
Au reste, plus loin dans Henry Brulard, il dessine un croquis des routes quis'offrent devant chacun, synthèse des virtualités de l'époque, ouvrant autant de choix
de vie ou, du moins, de possibles, véritable carrefour d'où, à partir du point origine- A, moment de la naissance -, divergent la route de la folie (F), la route de l'art de
se faire lire (L)54, la route de la considération publique (C), la route des bons préfetset conseillers d'État (P) 55et la route de l'argent (R), qui se confond avec Rothschild,nommément sollicité comme référent, symbole absolu de la réussite financière 56
dont,à compter de 1830, le nom revient comme un leitmotiv sous la plume stendhalienne.
Ces routes que fréquentaient, plus efficacement que les liaisons officielles, les
fameux « Courriers Rothschild » qu'utilisent gouvernements, banquiers, hommes
d'affaires et Balzac lui-même, pour acheminer ses épreuves, lui57. Au reste, chez lui,la transcription des mécanismes à l'œuvre dans la société s'intrique naturellement
dans les détours de la trame romanesque, avec toute leur complexité financière et
industrielle.
Ces bouleversements dépassent de loin le seul plan des infrastructures pourretentir sur les superstructures de la société, dénonçant comme obsolète l'opposition
noblesse/bourgeoisie. Quand le temps est venu de payer l'addition pour le ban et
l'arrière-ban des « salons d'or moulu où riait la bonne compagnie du faubourg Saint-
Germain, sans prévoir qu'un jour la Banque envahirait le Luxembourg et s'assiérait
sur le trône »58,quand éclate l'inversion advenue des hiérarchies sociales :
« Il n'y a que la banque, l'industrie ou la spéculation qui puissent être bien
accueillies partout. ))59
51.Laquelle touche aussi des chemins de fer qui viennent de connaître un boom.
52. Soit Stendhal lui-même, c'est l'un des pseudonymesauquel il recourt le plus.53. Stendhal, La Viede Henry Brulard, in Œuvres intimes,II, V.del Litto éd., Paris, Gallimard,«Bibliothèquede la Pléiade», p. 590. Ce sont d'ailleurs ces mêmes processusque Balzacmontre àl'œuvre dans CésarBirotteau où le commerçant ne fait pas que répondre à la demande mais
parvient - et c'est ce qui fait sa fortune- à la créer. «Pourvendre, il faut allumer le chaland »,Balzac,La MaisonNucingen,in O.C., VI, p. 404.
54. Avecpour référents «Le Tasse,J.-J. RousseauMozart».
55. Comme « MM.Daru, Rœderer, Français, Beugnot».
56. Stendhal, La Viede Henry Brulard, op. cit., p. 813.
57. Balzacdont on sait qu'il a fait la connaissancedeJames de Rothschilden 1832,aux eaux d'Aix,et qui ne cessera par la suite d'avoir recours aux servicesdu baron, comme l'indique la lettre queJames adresse à Balzac le 21janvier 1833, cf. Balzac,Correspondance,II, Roger Pierrot éd., Paris,Garnier, 1962, pp. 227-228.
58. Balzac,Ferragus,in O.C., IX, p. 18.
59. Balzac, Le Députéd'Arcis,in O.C., VIII, p. 84.
Laure Lévêque
103
Quand bien même la littérature se tait, au moins jusqu'en 1848 60, à l'exceptionnotable de Lucien Leuwen (dont l'écriture date de 1834, mais qui reste inédit) sur la
forme nouvelle des antagonismes et les violences qu'ils suscitent, elle n'en prend pasmoins acte des affrontements de classes que l'industrialisation produit. Le constat
est identique pour Stendhal aussi bien quand Octave de Malivert (Armance, 1827)dénonce les basses compromissions de la noblesse ou quand Lucien Leuwen, face à
l'aristocratie qu'il s'impose de fréquenter, s'indigne de l'abaissement dont témoignentles salons de la meilleure société nancéenne :
« Grand Dieu ! Dans quelle plate compagnie le hasard m'a-t-il jeté ! Comment
faire pour être plus sot et plus mesquinement bourgeois ? Quel attachement
farouche au plus petit intérêt d'argent ! Et ce sont là les descendants des
vainqueurs de Charles le Téméraire ! »61
Au reste, Stendhal, journaliste d'occasion pour desjournaux anglais, avait, dès
1825, briefé ses lecteurs :
« La noblesse décline rapidement devant les progrès croissants des affaires et
du commerce ; comme, heureusement, nous n'avons pas de majorat, tous nos jeunes
gens nobles et riches se font industriels. A la tête de nos maîtres de forge, nous
trouvons le prince de Broglie et le marquis de Louvois. »62
Dès lors triomphe cette « morale des intérêts » qui permet de gagner à la Bourse
à coup sûr et que Stendhal dénonce, lui aussi, dans Armance 63.Dès lors, les friPonsbalzaciens élèvent les intérêts égoïstes au dernier degré de la consécration et c'est ce
que découvre Fabrice - et, significativement, à Waterloo, c'est-à-dire, encore, en
1815 -comprenant que les individus se gouvernent désormais selon le Code des
gens malhonnêtes.
LIBERTÉ D'ENTREPRENDRE ET EFFETS DU COMMERCE QUAND« LE RÈGNE DES BANQUIERS COMMENCE »
Dans l'insistance de Balzac, comme de Stendhal, sur le poids de la marchandise,
des échanges, du commerce, dans la naissance, la construction et le devenir des
fortunes, on lit la réalité même du fonctionnement économique dans cette phase
primitive, protohistorique, du capitalisme industriel et financier. Et, si la banque, et
surtout la haute banque, apparaissent peu, si seuls les grands, les plus visibles, sont
présents, la genèse besogneuse des fortunes, plus ou moins grandes, provincialessurtout avant les consécrations parisiennes, s'impose dans la gamme de ses variations,
du tonnelier au parfumeur ou au « Napoléon du bonnet de coton ». S'il y a des
échecs, ce qui frappe c'est le nombre des réussites, fussent-elles provisoires et
fragiles M,qui transcendent la mesquinerie des comportements et l'étroitesse du champ
60. Voir Dolf Œhler, Le Spleen contre l'oubli. juin 1848. Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen,Paris, Payot, 1996.
61. Stendhal, LucienLeuwen,op. cit., p. 1019.
62. Stendhal, Paris-Londres,chroniques, Renée Dénier éd., Paris, Stock, 1997, p. 589.
63. En la personne du commandeur de Soubirane, « Cette âme vulgaire qui, avant ou après la
naissance, ne voyait au monde que l'argent [.] il connaissait madame la comtesse de ***, et l'on
pourrait jouer sur la rente à coupsûr. Ce mot à coupsûr fit faire un haut-le-cœur à Octave »,Stendhal, Armance,A. Hoog éd., Paris, Gallimard, «Folio», 1975, pp. 72-73.
64. Encore leur fragilité est-elle aussi un signe de dynamisme entrepreunarial, se relever d'unefailliteet «se refaire » relevant, finalement, de la sélectionnaturelle de la société capitaliste.
Marchandise et finances dans la littératue du premier XIXe siècle
104
d action. Ces réussites que rythment les capacités de thésaurisation et la recherche
des bons placements, comme le note parfaitement Pierre Barbéris 65. Mais la statistiquen'est pas trompeuse, qui compte, dans la Comédie humaine comme dans le tissu
social, peu de Nucingen ou de Keller face à la prolifération, même si elle reste
relative, des Birotteau, des Camusot et des du Bousquier., tous partie prenante, à
leur niveau, des changements engagés malgré les pesanteurs, y compris mentales, et
les peurs, les frilosités qui freinent les investissements nouveaux et les limitent au
groupe des entrepreneurs résolument engagés dans la prise de risque calculée.
Au reste, la structure même des maisons, de commerce ou de banque, associative
et souvent familiale, qu'incarnent chez Balzac les Keller, en répartissant les tâches,
tient à la fois des formes héritées et des voies de progrès, en une articulation que
pratiquent les Laffitte et, excellemment, surtout les Rothschild, pour leur plus grand
profit. « La bourgeoisie qu'a vue Balzac », pour reprendre l'expression de Pierre
Barbéris, est bien conforme à ce que voient, ou plutôt à ce que vivent, quotidiennementses lecteurs et à la dynamique de l'Histoire, qui a tendance alors à se confondre avec
celle des capitaux, des possibilités nouvelles d'investissement. Possibilités qui
supposent une disponibilité et une mobilité des capitaux, restées longtempsinsuffisantes dans la France du premier xixe siècle. Plusieurs romans de Balzac -
comme Le Contrat de mariage- ou de Stendhal - Lucien Leuwen singulièrement -
le montrent, donnant la mesure et les calculs du rapport comparé de la terre, des
revenus de l'argent et même des placements en bijoux.De fait, l'investissement en terres, s'il rapporte moins à la longue, n'en est pas
moins socialement, et même économiquement, rentable 66.C'est la réussite ultime à
laquelle aspire Birotteau que d'acheter le domaine des Trésorières.Et, comme d'autres
héros balzaciens, le Père Grandet -type même de l'acheteur de biens nationaux -
en apporte une preuve tangible en s'assurant à très bas prix « les plus beaux vignoblesde l'arrondissement », puis de « superbes prairies » pour prix de son vin, fourni aux
armées, et enfin, en 1818, la terre du marquis de Froidfond avec ses fermes et ses
forêts, objets, on le sait, de grosses spéculations. Ce qui ne l'empêche évidemment
pas de spéculer sur les rentes d'État.
Le dynamisme de ces investisseurs fonciers n'est donc pas discutable, que
complète rapidement- dès les années 1810 - la spéculation urbaine, sur les terrains
à bâtir. Nucingen encore en incarne l'avers, la pleine réussite, accomplie sur le dos
des entrepreneurs acculés à la faillite et Birotteau le revers, l'effondrement du miroir
aux alouettes. Car ne gagne pas à spéculer qui veut, les naïfs et les petits se brûlent
vite à vouloir s'égaler aux Nucingen ou aux du Tillet, comme le rappelle La Peyradedans Les Petits bourgeois, ou comme l'illustre du Bousquier dans La Vieille Fille, lui
qui fait sa pelote en plaçant la fortune de sa femme au Grand Livre. Surtout, comme
le théorisent cruellement les convives de La Maison Nucingen.Dès lors, les formes d'investissement et les types d'investisseurs énoncent
clairement les enjeux.
Certes, la thésaurisation et l'accumulation à l'ancienne - en or sonnant et
trébuchant - dominent les pratiques romanesques qui donnent, sans coup férir, « la
65. Pierre Barbéris, LeMondede Balzac,Paris, Kimé, 2000, notamment pp. 221-324.
66.Ces nouveauxpropriétaires fonciers, dont les terres constituent la réserve solide de leurs affai-
res, thésaurisent en numéraire et spéculent sur les rentes d'État. Aureste, la nouvelledynamiquedes
campagnesest inséparable du développement capitalisteà ses débuts, ce dont Balzacrend compteaussi bien dans LesPaysans,EugénieGrandetque dans La VieilleFille,par exemple.
Laure Lévêque
105
victoire aux écus ». Mais celle qui s'annonce pour un petit nombre d'initiés est,
évidemment, infiniment plus rentable comme le sait Gobseck qui cite les trois piliersde la sagesse financière - le crédit public, la Banque, le Commerce - savamment
maniés par ces nouveaux « rois silencieux et inconnus, les arbitres de [nos] destinées »
qui connaissent et jugent de tout, « devin [ant] toujours vrai ». Il est vrai que leurs
accointances avec les plus hautes autorités de l'Etat favorisent puissamment cette
« clairvoyance ». Dès l'Empire, la Banque de France - créée en 1800 - et la Bourse -
en 1808 - devaient répondre aux intérêts nouveaux de l'État et des gens de finances,
avant qu'une proto-Bourse aux valeurs soit ouverte par les Rothschild et autres
« capitalistes », pariant sur l'avenir. Cette Bourse où peut se noyer l'homme d'affaires 67.
Cette Bourse dont Claparon dit à César qu'elle « va s'achever », près des Champs-
Élysées, dans une ambiance de spéculation immobilière effrénée, celle des terrains
de la Madeleine qui emportera César en 1819, faute d'avoir pu honorer les effets
souscrits ni trouver la somme nécessaire car « l'argent ne connaît personne ; il n'a
pas d'oreille l'argent, il n'a pas de cœur, l'argent » 68.Cette même spéculation- sur
les mêmes terrains -qui resurgit, décuplée dans Les Petits bourgeois en 1839-40,
avant d'atteindre son apogée dans le Paris haussmannien de Saccard.
Le saut qualitatif qui s'opère entre la Restauration et la monarchie de Juillets'inscrit dans la trame des intrigues et des manipulations qui ne portent pas seulement
sur les affaires, sur l'argent, mais qui affectent fondamentalement les hommes et
leurs comportements quand le petit usurier, artisan étrangleur et souvent notaire,
cède la place au banquier d'affaires et à ses prête-noms que rien n'arrête, armés qu'ilssont de la puissance du capital, à même désormais de faire des rois et d'écraser des
peuples.Les rapports entre politique et capital sont plus inextricablement liés que jamais,
et mieux vaudrait d'ailleurs dire la domination du politique par le capital - l'habile
Nucingen, prototype du banquier 69 l'incarne au mieux pendant trois décennies,
avec ses trois liquidations programmées et c'est l'étude de son cas qui permet à
Blondet de tirer une loi générale sur les banquiers : « La plupart de ces hommes sont
si contigus à la Politique qu'ils finissent par s'en mêler »70 - au moment où l'argentlui-même se fait marchandise 71et où la circulation des capitaux nourrit la spéculation
qu'engendrent les besoins nouveaux au démarrage de l'industrialisation et des
infrastructures en moyens de transport qu'elle impose. Les réseaux matériels - routiers,
fluviaux et, vite, ferroviaires -, les réseaux techniques, bancaires notamment, et humains
sont la condition nécessaire de la rapidité des échanges et de la réussite qu'incarnent,
67.Voir Chateaubriand, « Dela mission de M.de Mackau», 14août 1825, Polémique,in Œuvres
complètes,Paris, Garnier, 1861, VIII, p. 419.
68. Balzac, CésarBirotteau,in O.C., II, pp. 277 et 282.
69.Voir,sur ce point l'étude de Jean-Hervé Donnard, «Qui est Nucingen ?», EAnnéebalzacienne,1960.Au-delàdes «personnalités»,au reste, c'est le type même du banquier qui intéresseBalzac,quilui consacreun portrait incisif («Le banquier») dans le style de ses physiologiesoù c'est encore le
jeune Rothschild qui sert de réfèrent, in O.C.,XIV,pp. 453-455.
70. Balzac, La MaisonNucingen,in O.C., VI, p. 13.
71. Grandet ne l'ignore évidemment pas, quand bien même il fait la bête devant le présidentCruchot. Il n'a pas même besoin, lui, de la caution des économistesanglais qu'il n'a probablementpas lus, c'est intimement qu'il le sait: «en principe, selon Bentham, l'argent est une marchandiseet [.] ce que représente l'argent devient également marchandise", Balzac, EugénieGrandet, inO.C., V, p. 840.
Marchandise et finances dans la littératue du premier xix6 siècle
106
à leur échelle, l'entreprenant Popinot, propulsé jusqu'au ministère du Commerce,ou l'illustre baron Nucingen, Pair de France qui, fort de son intuition bien renseignée- il se dit, avant l'heure, « sûr des Ordonnances de Juillet » -, a construit, en jouantsur les tendances, haussières ou baissières, qu'il oriente parfois savamment, une
situation de monopole, ces monopoles dont Balzac donne plusieurs exemples n.
Elle lui a assuré, grâce à la pluralité de ses investissements et placements, le contrôle
de banques, d'entreprises (de fourniture à l'État notamment), de mines, de canaux et
le rendement maximal de ses capitaux. Et si le systèmeNucingen fait figure d'exemple
exceptionnel dans La Comédie humaine par son degré de perfectionnement, sa
capacité à se transmettre73, qui s'incarne dans son gendre Rastignac, témoigne d'une
véritable réflexion sur la collusion consolidée capital/appareil d'État. Témoin, cette
caractérisation de Rastignac par Bixiou, où la parataxe dit bien quels sont les vrais
moteurs de la vie de la nation, où les anciennes féodalités sont désormais relayées
par les nouvelles dynasties :
«[.] c'est un vieil ami à nous. Il a trois cent mille livres de rente, il est Pair de
France, le Roi l'a fait comte, c'est le gendre de Nucingen, et c'est un des deux
ou trois hommes d'État enfantés par la Révolution de Juillet. »74
Tel est bien l'horizon qui s'annonce au grand capital financier, à la haute banque.La dynamique mise en route n'a plus rien de commun avec le dynamisme des
négociants-manufacturiers de la génération précédente qui croise, épouvantée, tel
Birotteau chez les Keller, ces nouveaux loups-cerviers qui la font plonger, devant les
abîmes ouverts pour l'avenir :
« il entendait discuter à sa droite la question de l'emprunt pour l'achèvement
des principales lignes de canaux proposé par la direction des Ponts et Chaussées
et il s'agissait de millions ! »
Ainsi, si l'échange domine assurément chez Balzac, plus que la production75, si
les industriels, présents dans les brochures, n'apparaissent guère dans les romans,s'il «désindustrialise » la bourgeoisie d'Alençon, il n'en pointe pas moins l'essentiel,et pas seulement à titre d'effets secondaires : la dynamique transformatrice du négoceet de la fabrique. Bien sûr, il s'agit surtout de l'industrie textile, archaïsante certes,mais qui n'en est pas moins porteuse de développement, grâce au commerce en grosdes toiles (La Vieillefille), comme des calicots : lin, drap, soie, coton et matières
tinctoriales dont, au premier chef, l'indigo dont on connaît les énormes profitsinduits, que les Rothschild eux-mêmes n'ont pas négligés 76.
72. «Il a conquis,reprit Bixiou,le monopolede la vente descheveuxen gros,commetel marchandde comestiblequiva nousvendre une terrine d'un écu s'estattribué celuide la vente des truffes; il
escomptele papier de soncommerce,il prête sur gagesà sesclientesdans l'embarras,il fait la rente
viagère,iljoue à la Bourse,il est actionnairedans tous lesjournaux de Modes; enfin il vend souslenom d'un pharmacien,une infâmedrogue qui,pour sa part, lui donne trente millefrancsde renteet qui coûte cent mille francs d'annoncespar an », Balzac,LesComédienssansle savoir,in O.C.,X,p. 905. De même César Birotteau est-il contraint d'en passer par Mme Angélique Madou, quidétient le monopolede la noisette,lorsqu'ilveut imposersonpropre monopolede l'Huile Cépha-lique, qui en contient, recourant, comme d'autres précurseurs - Gaudissart évidemment - à la
publicitéet aux argumentspseudo scientifiquespour vanter les méritesde ses produits.73.De même que les lignéesboutiquièress'assurentla durée, des Birotteauaux Popinot.74.Les Comédienssans le savoir, in O.C.,X, p. 920.75.Commele montre bien Pierre Barbéris.76.Pas plus que Nucingen lui-même,voir supra.
Laure Lévêque
107
Lintime compréhension des mécanismes transformateurs de la société et de ce
qu'ils induisent dans la vie des hommes, leurs comportements et leurs intérêts procèdedirectement des illusions, des espoirs et des expériences de Balzac. D'un Balzac
dont la vie même a été une entreprise- n'est-ce pas, au reste, très exactement ce que
dit Grandet à sa fille : « La vie est une affaire »77? Et pas seulement d'écriture puisqu'ila pensé d'abord faire fortune dans les affaires, montant des maisons d'édition,
d'agriculture spéculative, de construction de canaux, de chemins de fer. 78. Pour
tenir de l'échec, sa trajectoire n'anticipe et ne nourrit pas moins celle d'un César
Birotteau qui a l'intuition de la nécessité de la concentration verticale : les profitsviendront d'autant mieux qu'il contrôlera les matières premières qui entrent dans la
production de ses huiles et de ses parfums. Avant lui, Balzac, financièrement mis à
mal par ses entreprises éditoriales, avait conclu à la nécessité de contrôler toute la
chaîne de la production, jusqu'à l'imprimerie inclusivement. De là des investissements
colossaux qu'il consent avec des capitaux qui ne lui sont pas propres- comme
Birotteau -, des capitaux que, qui plus est, il ne possède pas non plus « en quantités
disproportionnées ». C'est l'échec assuré et il y a une Grandeur et décadence de la
maison Balzac comme de la maison Birotteau. Commercialement, Balzac est alors
une valeur morte, quelle chance pour la littérature, valeur-refuge qui lui assure une
reconversion, certes réussie, mais à quel prix ? Celui de l'aliénation puisque, entrant
dans la carrière, à son début dans la vie, il abdique toute possibilité d'indépendancefinancière -
plus jamais il ne sera à son compte-
pour ne plus jouir que de sa liberté
de création, laquelle ne vaut qu'autant qu'elle est vendable. Au final, Balzac aura
hypothéqué sa vie, finissant, comme Birotteau encore, épuisé d'avoir couru après la
réussite et la reconnaissance sociales. Sa production littéraire, bien conçue comme
un produit79, demeure la plus solide garantie de ses dettes et l'imagination littéraire,
organiquement intégrée à l'imaginaire capitaliste, ne lui vaut que post mortem -
dans le renversement paradoxal d'une production qui se voulait de masse et quidevait toucher un public de happy few
- un retour sur investissement tant attendu.
C'est la seule affaire balzacienne qui aura réussi.
77. Balzac, EugénieGrandet, in O.C., V, p. 913.
78.La correspondance, notamment avec Madame Hanska, est éloquente à ce sujet.79.Ce n'est nulle part théorisé avec plus de force que dans les Illusionsperduesde Balzac,dans ladualité des voies et des destins tracés par d'Arthez et par Lousteau pour Lucien alors Chardon etbientôt de Rubempré.
la pensée347 109
POUR UNE
REFONDATION
CRITIQUE
DE LA NOTION
DE PATRIMOINE
Denis Barthélémy*
Martino Nieddu**
Franck-Dominique Vivien**
E tymologiquement, le patrimoine désigne un groupe de biens
pris dans une relation de transmission. Il est ce qui vient des pères, et porte
implicitement l'obligation de transmettre aux enfants. Cette notion désigne donc le
fait qu'un ensemble d'objets est associé au maintien d'un groupe déterminé. Avec la
Révolution française, ces domaines de l'existence seront l'objet de fortes et complexestransformations. Il en va ainsi des modifications du droit de tester dans un sens plus
égalitaire. Dans ce cadre, d'un côté le patrimoine devient l'ensemble des avoirs qui
permettent à un individu d'exercer sa capacité juridique ; les biens qui ne peuventavoir de valeur monétaire sont de fait exclus, et qualifiés de « droits extra-
patrimoniaux ». Simultanément, et Chastel le montre bien dans Les lieux de mémoires
(1986, Gallimard), avec la formation du patrimoine artistique et architectural de la
nation émerge une législation selon laquelle certaines réalités font partie d'un
patrimoine commun. De façon anthropologique plus ample encore (et en liaison
avec les caractères d'originalité majeure de la vie française de passage des sociétés
d'Ancien Régime aux sociétés à dominance capitaliste) seront alors énoncés des
orientations et des principes qui vont dans le sens de l'affirmation de l'accès égal et
gratuit de tous des droits constitutifs du « bonheur commun ». Dès lors, le terme de
patrimoine ne va cesser de renvoyer à l'expression de deux logiques radicalement
opposées : celle d'intérêts individuels marchands et celle de collectifs qui cherchent
à se définir à travers un patrimoine commun.
* INRA-MONA,Ivry**Université de Reims
Pour une refondation critique de la notion de patrimoine
-110-
Cette pluralité de sens invite à explorer plus avant une notion qui apparaît à la
fois au fondement des sociétés marchandes et de leurs limites. Car la construction
juridique moderne, destinée à briser les communautés d'Ancien Régime et à produirel'individualisme marchand des sociétés capitalistes contemporaines, s'avérera
incapable de réussir à accomplir totalement son idéal théorique. De même, on a pu
pointer dans un ouvrage récent la grande faiblesse de la catégorie de patrimoinedans l'analyse économique, en rapprochant celle-ci des questions que se posent à
son propos les praticiens de la culture, les juristes, les sociologues Cette faiblesse
dans le champ théorique peut être mise en parallèle avec la montée des contradictions
entre patrimoines individuels privés et collectifs (opposition entre appropriation
privée et préservation des ressources, mise en vente d'éléments du patrimoine culturel,
crise des patrimoines nationaux, etc.). Ceci conduit un certain nombre d'économistes
à s'interroger sur les rapports entre patrimoines, ordres sociaux et dynamique du
capitalisme, et sur la nécessité d'un renouvellement de l'analyse en termes de
patrimoine économique 2.
Ses limites sont particulièrement observables dans la façon dont le courant
dominant en économie cherche à faire rentrer la réalité dans un fonctionnement de
marché. Ces économistes ne laissent alors aux politiques publiques aucune fonction,
si ce n'est celle de « réparer » les situations qui ne peuvent vraiment pas s'adapter à
un fonctionnement de marché. Cette démarche dite « d'internalisation des
externalités »fait du marché l'institution centrale de la société. Il nous semble qu'ondoit lui opposer une reconnaissance de la manifestation du patrimoine collectif
dans sa réalité première, et non comme une « gêne » au fonctionnement d'un marché
omnipotent.
LA CONFUSION DU PATRIMOINE ET DU CAPITAL
Si les économistes ont un problème avec le patrimoine, c'est qu'ils ont très tôt
retenu la définition juridique en termes de droits de propriétés individuels marchands :
est patrimoine uniquement ce qui peut être inscrit dans des bilans monétaires où les
avoirs répondent des engagements. Or nous sommes confrontés à des formes de
patrimoines où les droits de propriété individuelle n'ont pas de sens ou pour lesquelsil est techniquement difficile d'identifier celui qui a droit à la propriété. Ainsi, la
période de forte croissance des Trente Glorieuses a été une période d'accumulation
de capital, qui est venue gonfler les comptes de patrimoine des entreprises. Mais
c'est aussi, et on l'oublie trop souvent une période d'activation de patrimoinescommuns avec entre autres la Nation comme espace nécessaire à la régulation, et
des identités qui délimitaient des appartenances collectives (branches professionnelles,secteurs sociaux).
Dès qu'ils sortent d'une représentation de la société comme économie de marché,
et notamment lorsqu'ils s'intéressent à la production ou à la répartition de la richesse,
les économistes sont obligés de constater que les « marchandises ne sont pas seulement
produites avec des marchandises » : à côté des ressources privées qu'on peut acheter,
sont mises en œuvre les ressources collectives qui renvoient au second sens donné au
1.Barrère et alii, Réinventer le patrimoine, De la culture à l'économie,une nouvelle pensée du
patrimoine?, L'Harmattan, 2005.
2. Voir le n° spécial de Géographie,Économie,Sociétés,n° 3/2004, vol. 6.
Denis Barthélémy; Martino Nieddu, Franck-Dominique Vivien
111
terme de patrimoine. Ces ressources sont difficiles à décrire à l'aide des outils de
base des économistes que sont les comptabilités d'entreprise ou nationale, mais cette
difficulté est aggravée par la confusion organisée de façon systématique entre capitalet patrimoine.
D'où de redoutables problèmes en matière d'évaluation de la valeur d'une
entreprise, en raison de la possibilité de retenir trois valeurs souvent divergentes : la
valeur dite patrimoniale par les notaires, valeur vénale qu'a un actif sur le marché
(bien connue du créateur d'entreprise qui se voit refuser par le banquier des prêts
portant sur des biens indispensables à la production, mais considérés comme trop
spécifiques pour être revendus par ce banquier en cas de faillite) ; la valeur économique,définie comme la somme des espérances de gains futurs, liée à une convention sur
l'horizon de temps qu'on se donne pour le retour sur investissement ; la valeur de
remplacement, qui mesure les actifs à leur coût de production. Cette dernière révèle
paradoxalement des « inputs » sociaux ou naturels nécessaires à la production, mais
que l'entreprise ne peut ni produire seule ni acquérir en toute propriété. C'est un
problème bien connu depuis le début du siècle dernier, avec les travaux de Veblen.
Le capital individuel lui-même ne peut exister sans ce qu'il appelle les actifs intangiblesc'est-à-dire le grand corps de connaissances communes utilisé dans une industrie,
qui est le produit et le patrimoine de la coopération industrielle. Or, ces actifs ne
sont intéressants que s'ils circulent et ne peuvent être attribués spécifiquement à des
personnes privées. Résultats immatériels de l'activité passée et présente de la
communauté industrielle (qui prend la forme d'une branche, d'un secteur ou d'un
réseau dans l'activité moderne), ils n'ont pas de sens hors de la vie de cette
communauté dans son ensemble.
On peut alors constater une course permanente à l'élargissement de ce qui sera
considéré comme actifs (comme capital disponible si l'on préfère) dans les comptesnationaux : le culturel, le naturel, le relationnel, le politique, le social, doivent en
faire partie puisqu'ils constituent indéniablement des ressources. Cette volonté
d'étendre la sphère du patrimoine- dans sa définition de patrimoine privé
-
s'applique à des domaines très divers. Ainsi les droits à retraite par répartition sont
représentés dans le langage d'équivalents patrimoniaux comme un « droit à flux de
revenus calculables moyennant une convention sur l'espérance de vie ». Or, il n'est
pas possible de transmettre des droits à la retraite hors du couple, même si l'on peutfaire du calcul actuariel pour donner l'apparence d'un patrimoine individuel à un
droit social. De plus, la définition comptable du patrimoine exige du point de vue
méthodologique l'unité de ses propriétés. Lorsque les actifs sont représentés comme
du capital financier, ils doivent à la fois être divisibles, valorisables monétairement,
et pouvoir donner lieu à une cession de droits de propriété (être cédés sur le marché
et/ou être transmis par héritage). Autant dire que tout patrimoine n'entre pas dans
cette catégorie de capital disponible, loin s'en faut.
QUELLE RECONSTRUCTION ANALYTIQUE DU CONCEPT DE
PATRIMOINE ?
Une reconstruction est donc rendue nécessaire à la fois par le caractère central
du concept de patrimoine économique et sa fragilité. Ceci invite à prendre en compteles critiques issues des différentes disciplines (telles qu'on les trouve dans les diverses
interventions de l'ouvrage pluridisciplinaire « Réinventer le patrimoine » cité plus
Pour une refondation critique de la notion de patrimoine
112
haut) : celle du juriste qui sait que le droit de la propriété privé est inapplicable en
l'état et qui passe son temps à inventer des dispositifs permettant à la société d'aller
au-delà du patrimoine marchand et du patrimoine individuel (dans des domaines
aussi divers que le droit de l'urbanisme, de l'environnement, des brevets, etc.) ; celle
des sociologues, lesquels pointent la nécessité de reconnaître le caractère
incontournable d'un travail des personnes et des groupes sur leur identité, qui n'est
autre que le travail de patrimonialisation ; celle des praticiens aussi, pour qui le
patrimoine n'existe pas en soi : il faut allouer des ressources à sa qualification et à
l'identification de valeurs patrimoniales. Il est alors possible de dessiner deux voies de
reconstruction.
La première consiste à considérer que le patrimoine, tel qu'il est appréhendé
par les économistes, repère quelque chose de consistant (des ressources léguées parle passé et disponibles pour l'avenir, formant des actifs nets à mettre en face de
passifs) tout en étant très incomplet dans sa caractérisation. Cette vision débouche
sur diverses tentatives de (re) définition en extension du patrimoine, telle que celle
proposée par J.-L. Weber, qui fait de celui-ci l'« ensemble des actifs matériels et
immatériels, produits ou offerts par la nature, qui permettent notre vie » 3.
Les élargissements se font alors dans cinq directions : 1. le passage de biens
matériels à des biens immatériels, mais susceptibles d'être le support de droits de
propriété (un brevet, une franchise, une marque), 2. le passage de biens à des « non-
biens », choses non marchandes pouvant toujours être rattachées à un individu (actifs
non financiers et non marchands, tels que les relations de l'individu), 3. une extension
au domaine public, portant reconnaissance d'objets par nature collectifs, non
divisibles, fondant un patrimoine public non marchand (un monument, un savoir-
faire collectif), 4. l'extension à une gestion non marchande de ces éléments
(l'incapacité à les faire entrer dans des comptes de capital amène à diverses
propositions pour en rendre compte : comptabilité en quantité physique, description
par inventaire, etc.), 5. l'intégration des institutions historiquement construites et
transmises, comme ressources nécessaires pour le fonctionnement économique.La seconde voie de reconstruction du concept consiste à changer de point de
vue. Lesjuristes considèrent que l'essentiel dans le patrimoine, d'un point de vue
conceptuel est de permettre l'existencejuridique du titulaire des biens. Dit autrement,
le patrimoine a plus à faire avec « être quelqu'un » qu'avec « avoir des choses ». Ceci
marque la limite de la stratégie d'élargissement du patrimoine économique, car est
introduite à cet endroit une rupture fondamentale en termes de fonctions entre la
notion de capital et celle de patrimoine. Pour bien le comprendre, il faut se demander
dans quel rapport les objets, qu'ils soient ou non matériels, sont engagés. Penser en
termes de patrimoine engage dans un rapport social autre que celui de capital quiest fondé sur la volonté de s'approprier les choses pour la satisfaction de besoins
individuels. En tant que rapport social, le patrimoine concerne une gestion des
choses telle que le groupe soit assuré de sa perpétuation, ce qui intègre une solidarité
entre les membres de ce groupe d'un point de vue intergénérationnel et
intragénérationnel. Le même objet (l'eau, par exemple) peut être pris dans une
relation marchande (comme ressource privativement appropriable), tout en étant
engagé dans un rapport patrimonial (comme bien commun d'une communauté, à
3. WeberJ.-L. (1993) «Présentation de la comptabilité du patrimoine naturel», EnvironnementetÉconomie,Paris, Insee Méthodes, n° 39-40, p. 97.
Denis Barthélémy, Martino Nieddu, Franck-Dominique Vivien
113
préserver en termes de qualité ou de sécurité pour cette communauté) : c'est
l'application d'une logique de patrimoine, laquelle exclut la marchandisation de la
sécurité et de la qualité.Le rapport marchand a ceci de particulier, disent des sociologues tels que
Chantelat4, qu'il vise à « désencastrer » les personnes d'autres types de liens sociaux.
Les personnes se trouvent alors prises dans un lien particulier destiné à faire en
sorte qu'elles se considèrent uniquement comme « vendeur » ou « acheteur » à
l'exclusion de tout autre élément d'identité sociale (riche, pauvre, homme, femme,
etc.). Elles sont libérées de toute obligation relationnelle à la fin de l'acte d'échange.Ces conditions nécessaires pour que la relation marchande puisse fonctionner en
font un rapport social structurellement incomplet au sens où, même s'il joueun rôle
considérable dans les sociétés modernes, il est destructeur de toute insertion, et de
toute identité 5. Il ne peut dès lors suffire à faire exister à lui seul l'ensemble de la
société. Celle-ci ne peut être conçue comme un pur nœud de relations de marché
(« Le monde n'est pas une marchandise », comme disent aujourd'hui les opposantsà la mondialisation libérale). Il faut alors reconnaître, d'un point de vue analytique,l'existence dans les sociétés marchandes elles-mêmes d'un rapport économique
spécifique, qui existe d'ailleurs au sein de tout groupe. Nous avons choisi de qualifiercelui-ci de rapport social patrimonial car il est dédié au maintien de la continuité
sociale des groupes. Cette dernière est soumise à des remaniements d'identité (dansle sens d'une conservation adaptative). Ceci nécessite l'utilisation de moyens selon
des règles qui, nécessairement, sont extérieures à la logique marchande, et dont le
chercheur doit faire l'analyse économique.Le fait de qualifier ce rapport de patrimonial ne signifie pas qu'on oublie
l'importance des patrimoines marchands (au sens individualiste issu de la Révolution
française, que l'individu en question soit personne physique ou morale), mais qu'ons'intéresse aux objets et aux relations en ce qu'ils participent à l'existence et à la
continuité des groupes sociaux. On utilise donc un concept qui se rattache au sens
étymologique du terme patrimoine, mais aussi au sens des valeurs collectives que la
Révolution française portait simultanément à la construction individualiste. Par
ailleurs, ceci ne nous conduit pas à accorder une valeur morale particulière à la
persistance d'un groupe social. Celle-ci (cas des groupes mafieux) peut être, dans
certaines situations, régressive ; les relations marchande et patrimoniale peuventdonc être tour à tour, selon les circonstances, libératrices ou opprimantes. Mais,
lorsque les économistes omettent de prendre en compte la relation patrimoniale, ils
tendent à dissimuler un enjeu essentiel des actions et politiques qu'ils préconisent :les effets sur les groupes sociaux, et les remaniements au plan des identités de ces
groupes, que leurs préconisations rendent pourtant nécessaires.
4. Pour une présentation, voir Barthélemy D., Nieddu M., Vivien F.-D. (2005) «Encastrement,valeurs d'abstraction du marché et valeurs de socialité», in Sabourin E., Antona M., (dir.) Lestensionsentre lien social et intérêts matérielsdans les processusd'action collective,Paris, La petitebibliothèque du MAUSS,p. 83-97.
5. Cette analyseest parfois contestée au motif qu'il existerait une «identité marchande ».En réalitéon cherche plutôt à désigner par là l'identité du commerçant, qui a pour activitéprofessionnellede
pratiquer constamment l'achat et la vente, ou alors l'identité d'un marché spécifique (celui desbiens d'appellation contrôlée, ou des biens de mode). Danschacun de cescas,ce qui forme l'identitén'est pas la relation marchande, mais ce qui permet de différencier la personne au regard de
l'anonymat des acheteurs et vendeurs ou le produit de la banalisation générique. Lidentité n'est pastirée du marché, mais de ce qui permet de se différencieret par là même de réduire la concurrence.
Pour une refondation critique de la notion de patrimoine
114
REQUALIFIER LE « NON-MARCHAND »
Le rapport patrimonial induit une logique d'allocation des ressources qui n'est
ni résiduelle ni subordonnée à la relation de marché. Cette autre logique d'affectation
de moyens doit être d'abord posée en tant que telle, avant d'être envisagée dans son
rapport avec la logique marchande. Pour la saisir, on partira d'une critique de la
démarche dominante en science économique qui consiste, soit à voir dans les relations
de marché l'exclusivité des relations économiques d'une société, soit à considérer
que la rationalité des relations de marché s'impose comme rationalité ultime,
structurant l'ensemble des relations concernant l'allocation des ressources, la
production, et la répartition des biens dans une société. Les économistes qui mènent
ces analyses tentent dès lors de réduire les politiques publiques et les comportements
correspondants à des sortes de mauvais choix, qu'on nomme en économie « solutions
de second best » qui sont des arrangements nécessaires mais insatisfaisants au regardde la norme du marché.
Pour l'essentiel, on peut noter chez ces économistes l'utilisation de trois outils
en vue de cette réduction : la notion de capital, celle d'externalité, ainsi qu'uneméthode qu'on qualifiera de démembrement des valeurs. La première opération, on
l'a vu, consiste à requalifier comme capital tout ce qui, à un moment donné, peut
apparaître comme une ressource. Cette extension du domaine du capital a un objectif :introduire l'idée que les différents types de capitaux sont substituables, et que par
exemple, si on détruit du « capital naturel » (des ressources naturelles) ou « social »
(des relations sociales), on pourra toujours les remplacer par d'autres types de capital6.Le deuxième type d'opération renvoie au fait que, même spécialisées, les activités
sociales restent multifonctionnelles. Par exemple, lorsque je produis un objet, je
produis en même temps, sans le vouloir, des « externalités » dont certaines ont des
effets bénéfiques sur la société : de la compétence, un certain type de paysageindustriel, un certain niveau de relations sociales, etc. Dans un tel contexte, la
réponse généralement avancée par les économistes vise à séparer institutionnellement
les fonctions pour pouvoir associer un marché à chacune des fonctions priseindividuellement. Il s'agit d'être en position de créer les marchés qui pourraient« réinternaliser » ce qui n'entre pas (du moins pas encore, selon le point de vue des
économistes de marché) dans une relation marchande spécifique. Pour ce faire, ces
mêmes économistes chercheront, par un troisième type d'opération, à séparer, pourun même objet, ses différentes valeurs (ils repèrent différentes valeurs telles que, par
exemple, valeur d'usage, valeur de non-usage, valeur d'option, valeur de quasi-option)de telle façon qu'on réussisse à trouver un aspect sur lequel l'on puisse passer de la
catégorie de bien « pas encore marchand » à celle de bien marchand.
Ces trois outils contribuent à élargir démesurément l'espace du marchand, en
cherchant à isoler dans ce « fait social total » qu'est une relation ce qui ressort du
marché, tout en niant ses autres aspects. Dans la réalité du monde, il restera tout de
même des biens publics, mais au regard de cette démarche ceux-ci ne sont que les
biens sur lesquels il aura été impossible de réaliser toutes les opérations décrites plushaut et destinées à les transformer en marchandises. Le bien public n'existerait
6. Il s'agit là de l'élément central de la proposition néoclassique en matière de développementdurable, selon un scénario qualifié de soutenabilité faible. Voir Vivien F.-D. (2005) Le développe-mentsoutenable,Paris, La Découverte, p. 31.
Denis Barthélemy, Martino Nieddu, Franck-Dominique Vivien
115
jamais pour lui-même, mais par défaut : il est un bien « non marchand » du fait de sa
« mauvaise qualité marchande ».
Pour nous, il paraît donc indispensable de requalifier ce « non-marchand »,
arbitrairement rejeté aux confins de la sphère marchande. Tel que nous l'avons
étudié dans le cas des « considérations non commerciales » discutées à l'OrganisationMondiale du Commerce, de la multifonctionnalité agricole, ou du patrimoine
professionnel7, il ne renvoie pas à des biens, au sens où les entendent l'économie et
le droit, mais à des « états » que la société ou un groupe social souhaite produire ou
reproduire : un certain état de la santé publique, un certain niveau de sécurité
alimentaire, un certain état de l'organisation professionnelle, un certain niveau de la
qualité d'un service, etc.
On a dit plus haut que, si on la considère dans sa radicalité, la relation marchande
suppose que le lien social n'existe qu'à travers la liberté des personnes à réaliser ou
refuser la transaction de marché, autrement dit que ces personnes sont considérées
égales et interchangeables au sens où leur identité propre ne compte pas dans cette
transaction. Notre hypothèse quant au rapport social patrimonial est qu'il est
consubstantiel au fait que les hommes sont toujours insérés dans des groupes sociaux ;
la relation marchande ne fait pas disparaître cette insertion, même si les circonstances
de son exercice peuvent mettre sous tension ces groupes, ce qui impose, du point de
vue de la relation patrimoniale, de redire leur existence et/ou d'opérer les
remaniements d'identités rendus nécessaires par la coexistence des deux relations.
REPÉRER LES RAPPORTS SOCIAUX PATRIMONIAUX DANS L'ÉCONOMIE
Si ce que nous défendons est exact, on doit retrouver dans tout le fonctionnement
économique les effets du rapport social patrimonial. Prenons deux exemples tirés
de travaux portant sur la formation des moyens de production, en agriculture et
dans l'industrie.
Pour ce qui est de l'agriculture française, celle-ci a connu une modernisation
extrêmement rapide durant les Trente Glorieuses, en réalisant ce que le Traité de
Rome prévoyait pour elle en 1957, à savoir son insertion dans un grand marché
unique. Or, force est de constater que cette mutation s'est opérée à travers un ensemble
de dispositifs qui, paradoxalement, écartaient les mécanismes marchands d'allocation
des ressources, par exemple, en organisant la séparation entre le droit d'utilisation
de la terre et le droit de propriété. Ceci permet au producteur de conserver la maîtrise
du capital foncier y compris lorsque le jeu des héritages amène le fractionnement de
ce capital ou pour écarter des concentrations d'exploitations jugées excessives. Ce
dispositif, lorsqu'on l'analyse 8, donne à voir un travail de redéfinition de l'identité
économique des producteurs agricoles. D'une identité familiale on glisse vers une
identité d'agriculteur professionnel. Cette nouvelle identité a son importance. D'une
7.Voir respectivement: Nieddu M. (2003) «Les considérations non commerciales, une certaineforme d'économie socialedans la mondialisation libérale? », in Euzéby C., et al., Mondialisationet
régulationsociale,tome 2, Paris, LHarmattan, p. 623-639; Barthélemy D., Nieddu M. (2003)«Multifonctionnalitéagricole, biens marchands ou biens identitaires ?», Économierurale, n° 273-274, p. 103-120; Barthélemy D. (2005) «Linstitution d'un patrimoine professionnel en agricul-ture », in Barrère C., et al. (éds.), op. cit., p. 197-221.
8.Voir Barthélémy, D., 2002, «Économie patrimoniale et répartition des moyens de productiondans l'agriculture française», ÉconomieRurale, 268-269: 89-102.
Pour une refondation critique de la notion de patrimoine
116
part, elle exclut de la maîtrise du foncier ceux qui seront considérés comme non-
agriculteurs. D'autre part, le législateur introduit au sein de la communauté ainsi
redéfinie des règles de solidarité quant à la distribution de ce capital (aides à
l'installation des jeunes, répartition des terres libérées par des dispositifs collectifs
qui l'organisent entre les membres du groupe professionnel). Celle-ci comporte certes
des aspects discutables, et nous avons insisté sur le fait que la logique des rapports
patrimoniaux n'était pas nécessairement progressiste. Mais le fait de les repérer et
de penser leurs effets permet précisément de faire porter le débat sur la règle de
justice qui prévaudra au sein de la communauté. Cela a été également le cas pour les
quotas laitiers. Si l'on s'est refusé à laisser faire les mouvements de concentration
imposés par les marchés, c'est que l'on souhaitait que cette agriculture professionnellereste répartie sur l'ensemble du territoire national. La logique de la préservation
caractéristique du rapport patrimonial l'a donc (partiellement) emporté sur la logiquemarchande. Elle a imposé à cette logique une recomposition, notamment vers des
produits revendiquant une plus grande qualité (laits de montagne et autres).
Le cas de l'agriculture pourrait être considéré comme exceptionnel. En réalité il
attire l'attention sur des situations plus complexes à décrypter, mais dans lesquellesles effets de rapports patrimoniaux sont tout aussi consistants. Ces rapportsintroduisent à la fois un principe d'identité (le patrimoine ne peut exister sans un
groupe qui le porte, raison pour laquelle on parle de patrimoine de la nation, ou de
l'humanité) et des règles de justice redistributive au sein du groupe, qui s'opposentà la règle de la. justicecommutative marchande (je reçois uniquement l'équivalent de
ce queje paie). Lun des ouvrages d'économie industrielle les plus intéressants de la
décennie 1990 (paradoxalement et il s'en écrit peu car les économistes pensent
pouvoir s'en passer puisqu'ils étudient des marchés) rédigé à quatre mains par un
Américain, M. Storper, et un Français, R. Salais, et publié aux éditions de l'EHESS,Les mondes de production, porte précisément en sous-titre : « Enquête sur l'identité
économique de la France ». Les deux auteurs montrent que selon l'identité attribuée
au produit que l'on souhaite réaliser, l'entreprise ne mettra pas en place les mêmes
stratégies de recherche de gains de productivité. La préservation de l'identité de ce
produit - logique patrimoniale s'il en est - oriente donc fortement les mécanismes
d'allocation de ressources. De la même façon, dans le prolongement de travaux en
économie régionale, on peut repérer la formation d'espaces professionnels, qui sont
structurés en secteurs, ou en territoires autour de ressources libres d'accès pour tous les
membres du groupe. C'est le fondement théorique des pôles de compétitivité- dont un
aspect positif est qu'ils renouent avec une logique de politique industrielle - au sein
desquels doivent en principe dominer des règles de coopération et de partaged'information 9.
La question de l'identité économique, et la mobilisation de patrimoines qu'elle
induit, est particulièrement visible pour les biens culturels, les produits d'originecontrôlée ou des biens dit créatifs comme ceux de la mode ; dans ces cas, on perçoitbien que s'ils sont fortement reliés à l'activité marchande, il reste qu'ils ne peuventexister sans mise en œuvre d'une logique patrimoniale. L'activité peut être
9. Lesdispositifsfiscauxdu type «zone franche» qui accompagnent cespôles n'entrent pas dans ceschéma. Ils relèvent d'une concessionà l'esprit néolibéral dominant. Ils ne créeront que des effetsd'aubaine et n'apporteront rien aux pôles, qui ont au contraire besoin que l'État se dote des moyensde financement public.
Denis Barthélémy, Martino Nieddu, Franck-Dominique Vivien
117
exclusivement marchande, mais son substrat est une activité de formation d'identité,
puis la préservation dans un certain état patrimonial de cette identité. Ce substrat a
une existence propre, et il est par nature exclu de la relation marchande. Il nécessite
un travail de production ou de reconnaissance auquel il faut allouer des ressources.
QUELS ENJEUX POUR L'ANALYSE DES SITUATIONS
CONTEMPORAINES ?
Faute d'attention portée à l'existence de la relation patrimoniale et des activités
d'allocation de ressources qu'elle induit, les institutions ne sont envisagées que du
point de vue des distorsions de marché qu'elles entraînent. Pour revenir sur un seul
exemple, la mise en place des quotas laitiers en 1984 a été très souvent analysée de
ce seul point de vue, ce qui n'est pas tout à fait faux, puisqu'il y a bien entrave au
marché. Mais cela laisse de côté l'interrogation sur la nécessité et les fondements
économiques de l'instauration de tels moyens de régulation, qui n'auraient
apparemment, si l'on suit nombre d'économistes, été élaborés qu'à partir de pures
contingences politiques. Or, si l'on adopte le point de vue de l'économie patrimoniale,on peut mettre en évidence que l'instauration des quotas a été le moyen de préserverla continuité dans le temps des exploitations laitières et leur répartition territoriale
à travers un système d'allocation de quotas en dehors du marché, répartis entre
producteurs selon des règles de solidarités intergénérationnelles et
intragénérationnelles, et selon une logique d'identité se traduisant par le maintien
d'agriculteurs dans certaines zones (zones de production, zones fragiles, zones de
montagnes etc.)10.
Ainsi, les politiques publiques ne sont pas des compositions entre un idéal de
marché et des arrangements qui dégradent cet idéal mais que le pragmatisme rendrait
nécessaire. Lorsqu'on y est attentif, l'expérience montre qu'elles sont le produit
composite des tensions issues de ces deux rapports : la relation marchande et les
dynamiques qu'elle induit, mais aussi le travail de maintien ou de remaniement
d'identités que tend à structurer en permanence le rapport social patrimonial.Ceci dessine des directions de recherche nouvelles pour les chercheurs en
sciences sociales - les économistes ayant une responsabilité particulière -, notamment
parce qu'il leur appartient de rendre visible le rapport patrimonial et de produireune analyse de ses effets. Car ces chercheurs participent aux choix collectifs, en
mettant au point des technologies de l'action sociale.
Trois tâches, qui relèvent de telles technologies, destinées à créer ou révéler les
valeurs patrimoniales, leur incombent.
D'abord, identifier les valeurs patrimoniales à l'œuvre dans des situations
concrètes : que cherche-t-on à préserver et pourquoi ?
Ensuite, mettre au point les outils d'observation et de mesure de ces valeurs. De
la même façon que la mise en place d'une comptabilité nationale a été une condition
de la mise en œuvre de politiques keynésiennes, la mise en place d'indicateurs de
mesure et de repérage d'équivalents patrimoniaux est nécessaire au développementde politiques publiques reconnaissant le fait patrimonial. Cet effort est d'ailleurs
10.Barthélemy D., BoinonJ.-P., Wavreski P. (2001) «The Effects of Milk Quotes National
Implementation on Dairy Farm Structures», in Barthélemy D., DavidJ. (éds) ProductionRightsin EuropeanAgriculture,Paris, INRA-Editions & Elsevier,Amsterdam, p. 83-103.
Pour une refondation critique de la notion de patrimoine
118
largement amorcé, avec l'émergence de comptabilités d'allocation non marchande
de droits de production en agriculture, de comptabilités environnementales,
d'indicateurs de changement climatique ou d'indicateurs comme le BIP 40 visant à
mesurer un certain état de la situation sociale. Il doit être d'autant plus soutenu parla demande sociale que celle-ci doit légitimer les démarches retenues. En effet, il
s'agit de mesures largement autoréférentielles, car elles doivent se référer à
l'importance qu'une communauté accorde à tel ou tel état qu'elle souhaite promouvoir.
Enfin, repérer et observer les lieux d'expression et de débats de ces valeurs
patrimoniales, car si l'on en croit l'expérience des quelques secteurs étudiés, ces
lieux d'expression prennent la forme d'institutions dédiées (telles que les Commissions
Départementales d'Orientation Agricole, des Agences de l'eau, des institutions de
pilotage sectoriel, ou celles cherchant à définir les droits de propriété intellectuelle).Il reste alors à préciser les effets de composition entre rapport social patrimonial
et rapport marchand dans des sociétés marquées par la généralisation de ce dernier,
mais qu'on ne peut en aucun cas définir comme de purs nœuds de contrats marchands.
Car de tels effets de composition sont permanents, même si leur forme et le typed'acteurs qui les portent ne sont pas déterminés a priori. Dans les politiques françaisesde gestion de l'eau, qui sont ici emblématiques, on a pu voir que la solution, légitimeet théoriquement correcte, du principe du pollueur-payeur
- sous la forme d'un
montant à verser équivalent au dommage provoqué -, a été pratiquement toujoursété mise en échec. Le processus de renégociation mis au point par les Agences de
l'eau a largement repris les principes d'application de la gestion d'un bien en commun.
En composant avec les industriels, elles ont contribué à constituer des communautés
travaillant à débattre et à s'accorder sur l'insertion de l'eau dans la vie collective.
Lexistence d'institutions dédiées, de modes de gestion « non marchande » qu'ilfaut bien cesser de qualifier en négatif, la formation de communautés de traitement
de problèmes ne sont pas, loin s'en faut, des produits d'archaïsmes dans les sociétés
modernes. Elles traduisent au contraire la permanence de relations patrimoniales,
qui, dans un rapport complémentaire et conflictuel aux relations marchandes, visent
à la préservation ou à la reconstitution des situations sociales, environnementales et
culturelles, assurant ainsi la continuité de la société.
fcofii mu il 1- IHII i
la pensée347121
LE MARCHÉ
CHEZ POLANYI
Quynh
Delaunay
*
A vec l'émergence de la question de la mondialisation dans le
débat politique, il n'est pas étonnant de voir les débats théoriques se concentrer sur
les thèmes du marché.
L'ACTUALITÉ DE POLANYI : LES THÈMES DU MARCHÉ ET LEUR USAGE
La nature sociale et historique du marché, énoncée par Karl Polanyi, dans son
ouvrage La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre
temps (1983), devait constituer un démenti cinglant au marché abstrait de la théorie
néo-classique, qui voit le marché comme l'équilibre d'un système offre-demande-
prix dans un espace où les agents, anonymes et atomistiques, agiraient selon la
rationalité économique de l'optimisation de l'allocation des ressources. « La grandetransformation », c'était, pour Polanyi, avec la grande crise des années 1930 et
l'intervention des États, la mort du libéralisme économique, instauré, dans la pratiqueet dans la théorie, au xix" siècle, à travers le marché autorégulateur.
La grande transformation est le livre le plus connu de Polanyi. Il possède une
portée politique et idéologique qui explique son succès au détriment d'un autre
livre, tout aussi important, sinon plus, au point de vue scientifique, Les systèmes
économiques dans l'histoire et dans la théorie. C'est un ouvrage publié en anglais,en 1957, avec Karl Arensberg, à partir de travaux réunissant des historiens de
l'Antiquité et des anthropologues. Dans cet ouvrage, les auteurs s'efforçaient de
réfléchir aux principes d'organisation, dans les sociétés primitives et archaïques. Ils
montraient l'existence des modes d'organisation centrés, non sur des mobiles de
gain et de profit, mais sur des relations sociales dans lesquelles l'économie, au sens
des sociétés occidentales, était absente, absorbée dans d'autres types de relations,
notamment la réciprocité et la redistribution, le sacré.
* Sociologue
Le marché chez Polanyi
122
Le thème du marché comme construction sociale et historique, se détachant
progressivement de la société et aboutissant, de ce fait, à des crises majeures dont
témoigne celle des années 1930, est au cœur du succès actuel de la construction
d'autres théories du social de l'économie. Ces théories se veulent critiques de l'homo
œconomicus des économistes néo-classiques du champ académique. Polanyi avait
émis l'idée que le penchant au troc qui fut au fondement de la théorie économiqued'Adam Smith était en réalité un penchant fort peu fréquent [Polanyi (1983), p. 321].Des motivations, autres qu'économiques, seraient à l'origine des comportementshumains. Lexemple en était donné par les deux principes fondamentaux existant
dans les sociétés primitives et archaïques : la réciprocité et la redistribution [Polanyi,
id., p. 75-76]. En s'appuyant sur ces thèmes, les théories du social aujourd'hui se
donnent pour objectif de construire une autre économie plus ancrée dans le social.
Ces théories sont au fondement de l'économie plurielle, l'économie du don ou de
l'économie solidaire, celle du marché équitable. Elles se veulent ainsi légitimation
scientifique de solutions politiques d'un autre ordre social.
Du point de vue théorique, peu de critiques ont été portées au travail de Polanyi.Comme le constate Louis Dumont, dans sa préface à son ouvrage, « si le livre est très
largement l'objet de respect, des spécialistes de l'histoire moderne le mentionnent
élogieusement plus souvent qu'ils ne le considèrent de près » [Dumont, in Polanyi
(1983), p. III]. De fait, un grand spécialiste, F. Braudel, en avait donné une critiquedans un jugement pertinent. Une faiblesse de fond affecte cet ouvrage. Il s'agit plusd' « une création de l'esprit» [Braudel (1979), p. 261] que d'une construction
scientifique.Il apparaît nécessaire de soumettre à un examen plus attentif le fondement sur
lequel repose l'argumentation de Polanyi. Le rejet explicite du marxisme suffit
actuellement à asseoir sa renommée. Mais, s'il est la marque d'un choix idéologique,il est aussi l'expression d'un vide laissé par l'abandon d'une théorie scientifique
ayant marqué la construction des sciences sociales en France. L'intérêt d'une lecture
attentive de Polanyi s'impose, étant donné l'importance de ces théories dans le
débat politique actuel, au sein d'une partie de la gauche, auquel l'œuvre de Polanyidonne sa légitimité scientifique. Le propos de ce texte est de déconstruire, dans un
premier temps, l'architecture qui sous-tend la conception des marchés chez Polanyi ;
puis, dans un deuxième temps, par un rapprochement avec les analyses marxistes
des crises économiques, de montrer en quoi cette analyse ne repose pas sur un
fondement scientifique. Notre propos rejoint, pour une part, les critiques de Braudel.
On s'interrogera sur la domination des modes dans le milieu intellectuel et la perte
d'esprit critique, à travers l'abandon, à la suite de l'évacuation du marxisme des
débats, de l'exigence de rigueur.
POLANYI : L'ÉCHANGE ET LE MARCHÉ
Karl Polanyi avertit : il ne prétendait pas faire œuvre d'historien. Il avait choisi
seulement « des scènes du passé dans le seul but d'éclairer les problèmes du présent »
[Polanyi, op. cit., p. 23].Cette formulation situe les limites de sa démarche : sans avoir à analyser les
origines sociales du marché et ses formes historiques, au regard de l'histoire des
sociétés et de la genèse du capitalisme en Occident, il affirmait l'existence d'un
marché autorégulateur dont l'idée serait née en Europe occidentale, avec le
bouleversement social et technique du xixe siècle.
Quynh Delaunay
123
Ce marché autorégulateur, désocialisé, se détachant du contrôle de la société,
fonctionnant sous l'égide de l'étalon-or, aboutit à la crise terrible des années 1930.
Avec l'intervention des États se produisit la re-socialisation de l'économie, sous des
formes variées (État-providence, planification socialiste ou fascisme). Ce fut la grande
transformation, grâce à la suspension de l'étalon-or [id., p. 294-296]. Comme Polanyil'écrivait : « la faiblesse congénitale de la société du xixe siècle ne venait pas de ce
qu'elle était une société industrielle, mais de ce qu'elle était une société de marché »
(p. 322).
Les circonstances de la rédaction de l'ouvrage
Il importe, pour comprendre sa thèse ainsi que les idées qu'il développa plustard, dans les années 1950, aux côtés d'autres savants [Polanyi et Arensberg, op. cit.],de situer ses préoccupations, dans le contexte historique.
La grande transformation fut écrite en 1944, en pleine guerre mondiale. Elle
fut traduite en français en 1983. La crise économique de 1929, suivie du New Deal,
de la pensée keynésienne, et la pleine affirmation de l'Union soviétique, inspiraientses analyses. Il est d'autant plus intéressant de lire ce livre, non pas tant pour la
justesse de ses analyses que pour les interrogations qui portèrent l'auteur à s'interrogersur ce que nous appellerions aujourd'hui le « tout marché ». La façon dont il posaitla question du marché et des échanges, comme un moyen pour les États de réglerleurs différends non par les armes mais par le commerce, est à rapprocher de la
façon dont nos contemporains posent la question de l'Europe, comme marché et
lieu d'échanges permettant de gérer l'ordre du monde. Polanyi, comme les hommes
politiques actuels, analysait le marché comme un lieu d'échange entre des individus,
indépendamment des rapports sociaux capitalistes et des contradictions entre les
pays. Pour lui, un marché autorégulateur était un marché qui fonctionnait seulement
sur la rencontre de l'offre et la demande, avec pour principe la monnaie. Ce marché
aboutit à un désordre profond et même à une crise sociale, entraînant l'instauration
du fascisme.
Polanyi voyait dans l'Union soviétique un pays qui proposait, à l'instar des
démocraties occidentales (les USA et la Grande-Bretagne, notamment), des solutions
de contrôle du marché, mais avec les moyens qui lui étaient propres, en fonction de
son état de développement social et économique. Il distinguait dans la Révolution
russe deux moments, un allant de 1917 à 1924, comme le dernier mouvement social
et politique du xixe siècle, et un venant après 1930, comme le premier des grands
changements sociaux qui avaient transformé le monde du xxe siècle. Par la mainmise
de la société sur l'économie, cette révolution aurait même fait « partie d'une
transformation universelle », résultat de « l'incapacité de l'économie de marché à
fournir un lien entre tous les pays». et conséquence de « la disparition de
l'internationalisme capitaliste » (p. 317-319).
Les échanges comme moyen de la pacification des relations entre les États
Malgré la difficulté à faire une présentation d'un ouvrage aussi dense, on ne
pense pas trahir sa logique profonde en la résumant ainsi :
Lhistoire de l'Europe, fondée sur le principe de l'équilibre des puissances, fut
jalonnée de guerres pour maintenir ce principe et l'indépendance des États (p. 26
Le marché chez Polanyi
124-
et ss.). Les gouvernements subordonnaient la paix à la sécurité et à la souveraineté,
employant pour cela des moyens extrêmes. Mais au xixc siècle apparut un parti de
la paix. Selon Polanyi, la civilisation du xix' siècle reposait sur quatre institutions :
l'équilibre des puissances, l'étalon-or international, symbole d'une organisation de
l'économie mondiale, le marché autorégulateur, l'État libéral. Car, au lendemain de
1815, « les remous de la Révolution française renforcent la marée montante de la
révolution industrielle pour faire du commerce pacifique un intérêt universel ». La
matrice et la source du système devinrent le marché dit autorégulateur. « C'est dans
les lois qui gouvernent l'économie de marché que l'on trouve la clé du systèmeinstitutionnel du xixe siècle. »
Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, on se représentait les
phénomènes sociaux sous des configurations spécifiques : les phénomènes
économiques étaient perçus comme constituant un système séparé de la société et
devant soumettre l'ensemble du social. Le marché autorégulateur fut une invention
des politiques et des économistes permettant d'optimiser les échanges et d'éviter les
expéditions guerrières. Il naquit, dans la violence, par la volonté des États. Cet acte
désocialisa l'économie. Leffondrement du marché, dans les années 1930, dû à cette
séparation, rappela que l'économie était « encastrée » dans la société. Ce terme
(« embeddedness ») fut repris, avec succès, par Mark Granovetter, dans les années
1980, pour fonder sa théorie de l'économique et du social, présentée, actuellement,comme l'innovation majeure en sociologie.
Toutes les sociétés sont soumises à des facteurs économiques. Mais seule la
civilisation du xixe siècle fut économique dans un sens différent et distinct, car elle
choisit de se fonder sur un mobile, celui du gain, dont la validité n'est que rarement
reconnue dans l'histoire des sociétés humaines. Ce mobile n'avait jamais été,
auparavant, élevé au rang de justification et de comportement dans la vie quotidienne.Le système du marché autorégulateur dérivait de ce principe.
Polanyi analysait de façon juste la façon dont progressivement les différentes
protections sociales avaient été mises en pièces pour libérer la force de travail et
construire un marché du travail : suppression, en 1834, du Speenhamland Act quiétablissait une aide paternaliste aux miséreux - « une misère protégée »
- ouvrant la
voie à un statut de travailleur « sans abri dans la société » [Polanyi, op. cit., p. 120],et vote des lois sur les pauvres instituant le travail obligatoire pour ces derniers. De
la même façon, ses analyses du fonctionnement de l'étalon-or qui présidait au
fonctionnement des échanges internationaux reposaient sur des faits historiques,
renvoyant aux tribulations de ce système qu'étaient les différentes politiques monétaires
des pays européens. Mais Polanyi ne liait pas le marché à des configurations sociales
globales. Le marché était réduit à un système d'échanges entre une offre et une
demande, résultant en un système de prix, sous l'égide de l'étalon-or. La crise
économique était due à son dysfonctionnement (p. 36). Ce n'était pas une crise du
système capitaliste.Il écrivait : « Nous nous sommes trop accoutumés à penser l'existence du
capitalisme comme un processus rien moins que pacifique et à voir dans le capitalfinancier le seul instigateur d'innombrables crimes coloniaux. » Chaque guerre, ou
presque, était organisée par les financiers, mais ceux-ci organisaient aussi la paix.Cette constatation, à notre avis, peut n'être pas fausse dans certaines circonstances et
valable pour des individus, mais ne peut dispenser d'une analyse plus précise des
systèmes tout autant que des acteurs, comme groupes situés socialement, et de leurs
motivations.
Quynh Delaunay
125-
LES CRISES ÉCONOMIQUES : CRISE DES MARCHÉS OU CRISE DU
CAPITALISME ?
A première vue, l'ouvrage de Polanyi constituait bien une critique de l'économie
néo-classique. Cette dernière donne du marché une vision abstraite et formelle,faisant de la rationalité économique l'impératif dominant. La mobilisation d'écrits,de faits et de théories suscite l'intérêt du lecteur savant, l'aidant à structurer les
connaissances qu'il possède sur la période, dans une perspective différente de celle
qu'il a jusqu'alors. Au premier abord, l'adhésion peut être totale. Pourtant, il faut
confronter la thèse développée au déroulement réel de l'histoire.
Pour comprendre l'écart observé, il importe d'examiner le fondement de sa thèse.
Cet examen, analyse empirique des faits et démarche théorique, est une double nécessité :
rappeler que, d'une part, toute approche scientifique doit s'alimenter aux sources de
l'observation, et que, d'autre part, le rejet actuel du marxisme dans les sciences sociales
aboutit à des insuffisances de cohérence et de globalité qui ne peuvent être comblées
par le recours à une fausse interdisciplinarité, souvent davantage conçue comme une
juxtaposition d'éléments parcellaires sélectionnés dans d'autres disciplines qu'uneassimilation réelle du champ de ces dernières. Comme le rappelait Braudel, à proposdu livre de Polanyi : «Aucun effort n'est tenté en fait, pour aborder la réalité concrète et
diverse de l'histoire. Vingt lignes et la question du marché de l'époque dite
"mercantiliste" est réglée. Sociologues et économistes hier, anthropologues aujourd'hui,nous ont malheureusement habitués à leur méconnaissance presque parfaite de l'histoire.
Leur tâche est d'autant facilitée » [Braudel, op. cit., p. 260].
La méthodologie de Polanyi : la neutralisation des rapports sociaux
La thèse du marché autorégulateur et du libéralisme économique, qui lui est
attaché, doit être confrontée aux données de l'histoire. Selon Polanyi, le nazisme,en Allemagne, a été la solution « à l'impasse où s'était mis le libéralisme comme une
réforme de l'économie de marché réalisée au prix de l'extirpation de toutes les
institutions démocratiques, à la fois dans le domaine industriel et dans le domaine
politique » (p. 305). Cette thèse suppose l'extériorité du nazisme par rapport au
capitalisme. Cela est loin d'être démontré dans l'histoire, étant donné les liens
personnels étroits entre les milieux d'affaires et les milieux politiques allemands. Si
le fait primordial des nazis avait été de subordonner l'économie à la politique, leur
défaite aurait signifié la fin de l'intervention étatique et le triomphe du marché. Ce
ne fut pas le cas.
Au-delà de ce type de conclusion, il faut examiner le fondement conceptuel. Le
marché autorégulateur, dont parlait Polanyi, est l'institution centrale d'une doctrine
appelée le libéralisme économique. Dans son sens doctrinal, le libéralisme
économique prône la non-intervention de l'État dans l'économie : une conduite
contraire risquerait d'introduire des distorsions dans le libre jeu de l'économie.
Polanyi datait du New Deal et du Welfare State le début des pratiques politiquesresocialisant le marché et identifiant la pensée keynésienne à la rupture idéologiqueavec les idées des économistes du xixe siècle. Mais c'est sur sa conception du marché
qu'il faut revenir.
Le marché autorégulateur à l'épreuve de l'histoire
La question du marché faisait partie d'un projet scientifique plus vaste que
Polanyi reprit, dans les années 1950. A partir des travaux d'anthropologues et
Le marché chez Polanyi
126
d'historiens, il constatait que les principes de l'économie occidentale ne s'appliquaient
pas à toutes les sociétés humaines. Il chercha à en dégager les principes existants. Il
en décela trois au total, lui permettant d'effectuer une typologie des sociétés : la
réciprocité, la redistribution et l'échange. Polanyi en exprimait l'essence : « la
réciprocité prend (donc) comme arrière-plan des groupes symétriquement ordonnés ;
la redistribution repose sur la présence, à l'intérieur du groupe, d'une certaine forme
de centre ; pour que l'échange produise une intégration sociale, il faut qu'existe un
système de marchés créateurs de prix » [Polanyi et Arensberg, op. cit., p. 245]. Les
actes interindividuels ne sauraient relever de ces principes que s'il existait des
« organisations symétriques, des structures centralisées ou des systèmes de marché ».
Ainsi, « la conduite de réciprocité entre individus n'intègre l'économie que s'il existe
des structures symétriquement ordonnées, tel un système symétrique de groupe de
parenté ». La redistribution supposait une autorité centrale, rassemblant les biens en
un seul centre. De la tribu à la société de l'État-providence, on en trouvait toutes les
formes. Quant à l'échange, pour qu'il devienne une forme d'intégration sociale, il
fallait le support d'un système généralisé de marchés créateurs de prix. Celui-ci,
comme on l'a vu, ne sera réalisé que dans les sociétés occidentales, à partir du
xixe siècle.
Polanyi distinguait le marché de l'échange : l'échange et le commerce constituent
ce que les Anglo-saxons désignent par le terme de trade ; le marché ou market est le
lieu où se forment les prix. Le titre anglais de l'autre ouvrage de Polanyi [Polanyi et
Arensberg (1975)] sur les systèmes économiques est d'ailleurs « Trade and Market in
the Early Empires ». La traduction française a fait disparaître cette distinction, mais
a conservé l'esprit de l'ouvrage. C'est bien dans la distinction entre les différentes
formes de l'échange que Polanyi voulait marquer les différences entre les sociétés.
Toutefois, comme le rappelait Braudel, cette distinction entre l'échange et le marché
est quelque peu artificielle. Si on admet que le marché existe, imprimant son rythmeà l'économie des sociétés, dès lors qu'il permet l'expression de l'offre et de la demande,en résultant en un système des prix, on peut dater cette existence bien avant le
xixe siècle, et cela en dehors de l'Europe. En effet, dès l'Antiquité, et dès le XIIesiècle
en Europe, les marchés, peu importants dans les économies, étaient reliés entre eux
et subissaient des fluctuations des prix. Pour faire une étude historique des formes
des marchés, il aurait fallu en avoir une couverture plus longue dans le temps et plus
large, à travers différentes sociétés, de ce qu'ils furent à travers les époques. Il aurait
fallu aussi avoir recours à d'autres disciplines que l'économie. Si Polanyi en utilisa
certains de leur contenu, sa conception de la société ne lui permit pas d'en tirer les
conséquences nécessaires.
En choisissant la méthode qui exclut l'étude « d'une séquence convaincante
d'événements saillants », pour privilégier « une explication de leur tendance en
fonction de institutions humaines » [Polanyi, p. 23], Polanyi retenait une démarche a-
historique. Pour lui, le marché se serait créé de lui-même. Il serait doté d'une endogénéité
qui le pousserait à s'étendre et adopter des formes particulières, l'amenant du marché
régulé au marché autorégulé. C'est ainsi que, selon lui, « le vrai point de départ est le
commerce au long cours, résultat de la localisation géographique des biens, et de la
"division du travail" née de cette localisation » [Polanyi, op. cit., p. 90]. La ville serait
née à partir du développement des marchés, comme leur « rejeton » [id., p. 94]. Pour
Braudel, ce sont les villes qui ont installé les marchés, les Grecs, par exemple, sur
leur agora, avant d'être soumises à leurs lois [Braudel, op. cit., p. 262]. Le politique,dans l'Antiquité, déterminait l'organisation de la cité.
Quynh Delaunay
127
Pour Polanyi, les sociétés occidentales, issues de la Révolution industrielle,
résultaient « d'un unique changement fondamental, la création d'une économie de
marché ». Il dit : « on ne peut pleinement saisir la nature de cette institution si on ne
conçoit pas bien quel est l'effet de la machine sur une société commerciale. Une
fois que les machines avaient été utilisées en vue de la production, l'idée d'un marché
autorégulateur ne pouvait que prendre forme. » (p. 68). Il poursuivait : « le mobile
du gain doit se substituer à celui de la subsistance. Toutes les transactions deviennent
des transactions monétaires et celles-ci exigent à leur tour qu'un moyen d'échangesoit introduit à chaque articulation de la vie industrielle » (p. 69). La construction
d'un marché de type occidental aurait résulté d'un mécanisme trouvant sa source
dans le volume de la production obtenu grâce aux machines et à la démultiplicationdes échanges.
Les crises qui avaient ébranlé toute la fin du xixe siècle auraient leur originedans le dérèglement du marché. Cette façon de voir résultait de l'application de la
démarche formelle de l'économie à une situation socio-historique. Le marché de
Polanyi était une « une création de l'esprit» [Braudel, op. cit., p. 261], et, pour
paraphraser Louis Dumont [Dumontm Polanyi, op. cit., p. XVI], de « l'économiquecomme idée », n'ayant pas de rapport direct avec la réalité historique, et non de
« l'économique comme chose ». C'est sur le témoignage des théories économiques
que cet auteur avait déduit le comportement économique des sociétés occidentales
du xixe siècle. Il est vrai que les idées possèdent un pouvoir influent sur le
comportement des hommes, car les théories savantes contribuent à mettre de l'ordre
dans la confusion du réel, en produisant des schémas simplificateurs. Elles peuvent
aussi jouer un rôle de légitimation des pratiques. Mais elles ne tirent leur crédibilité
que si elles renvoient plus ou moins à une réalité qu'elles reconstruisent. En fait de
grande transformation dont parlait Polanyi, exprimant par là l'intervention de l'État
dans le fonctionnement économique des années 1930 face à la crise, il s'agissaitd'une première mise en forme centralisée des pratiques économiques pour aider à
l'installation de l'industrie française qui était alors peuplée de petites structures,
comme l'énonçait le rapport Clémentel, du nom du ministre du Commerce, de
l'Industrie, des Postes et Télégraphes, des Transports maritimes et de la Marine
marchande, devant l'Assemblée nationale, le 29 mars 1919.
Le marché du xixe siècle prit la suite de l'organisation très diversifiée des marchés
européens des xviie-xviiie siècles. Marx, lui-même, avait signalé l'existence des marchés
différents au xixe siècle. Il avait montré la différence entre les marchés des produitsdu système corporatif et le marché capitaliste. Cette différence n'est pas seulement
formelle. Elle repose sur la transformation de la force de travail en marchandise. Le
marché dit « auto-régulateur » de Polanyi, dans la réalité, a fonctionné dans une
société encore peu marquée par le marché : la société, au xixe siècle et au début du
xxe siècle, était fortement agricole et la France rurale encore autarcique [Noiriel (2002)].Les entreprises dominantes étaient organisées en trusts et en cartels. Elles ne
fonctionnaient pas selon les lois de la libre concurrence. Elles avaient des pratiques
monopolistiques.Le marché de Polanyi, assurant de lui-même l'équilibre des activités économiques,
est celui des enseignements académiques dominants. Contrairement à celui des
historiens, il n'est pas un complexe qui se comprend, replacé dans l'ensemble d'une
vie économique, et qui ne cesse d'évoluer et de se transformer [Braudel, id., p. 257].De fait, il fait partie d'une conception plus vaste de Polanyi sur les principes
Le marché chez Polanyi
128-
organisateurs des sociétés humaines. Il convient d'en examiner la cohérence
d'ensemble.
Les motifs non économiques : la réciprocité et la redistribution
En montrant le caractère historique du marché régulateur, Polanyi voulait
souligner l'existence d'autres principes d'organisation. Son apport (ainsi que celui
de Mauss) est aujourd'hui interprété comme la mise à disposition d'une grille
d'analyse [Laville (2003), p. 9] permettant d'appréhender le caractère pluriel de
l'économie réelle, avec la mise en évidence d'une diversité de principes économiquesde répartition et de production, des formes d'encadrement institutionnel du marché.
Ces principes sont repris, actuellement, par les théories du social de l'économie, au
titre des motifs non économiques dans les sociétés occidentales. Ils sont présentéscomme des principes altruistes, pouvant se substituer au calcul égoïste des sociétés
fondées sur la rationalité économique, les sociétés de marché.
Or, l'utilisation, par Polanyi, des principes organisateurs, la réciprocité, la
redistribution et l'échange, doit être soumise à l'examen des structures sociales quiles portent et qui sont portées par eux. On ne peut mettre, sur un pied d'égalité,l'économie solidaire et l'économie dite « marchande », pas plus qu'on ne peut englobersous le terme d'« économie plurielle » l'existence d'une multiplicité d'actes d'échangesde nature différente.
Il en est de même de la réciprocité dans les sociétés développées. Elle est perçuedans l'économie solidaire sous sa forme non marchande. Or, dit Jean Lojkine : « il
existe une réciprocité non marchande fondée [.] sur la dépendance personnelle de
ses acteurs à l'égard de la communauté d'appartenance » [Lojkine (1989), p. 151].La réciprocité occulte de nombreux liens de dépendance et de domination. La
réciprocité se constitue autant comme fétichisme que la marchandise.
En effet, le système du don que les anthropologues (Malinowski, Thurnwald et
Mauss, notamment) décrivaient comme étant à la base de l'échange réciproque dans
les sociétés du Pacifique, sur l'île de Trobriand, n'est en rien libérateur ou
émancipateur. S'il est porté par des individus - comme dans toute transaction - il ne
repose en rien sur des motivations individuelles et des choix spontanés. Il est
réglementé dans les temporalités accordées au contre-don et dans un contenu
fortement ordonné, selon la place de l'individu dans le système de parenté et
d'organisation sociale. Lanalyse d'un don [Godelier (2002), p. 23] exige toujoursde prendre en compte le rapport qui existe entre celui qui donne et celui qui reçoitavant que le premier ne donne au second, c'est-à-dire les rapports sociaux qui présidentà l'organisation sociale du don. La différence entre les sociétés dites primitives et les
sociétés industrielles réside dans le rôle du don au sein du fonctionnement social.
Là, il en constitue l'économie, car indispensable à la production et à la reproductiondu groupe, dans son principe vital, ici, il est marginal par rapport au cœur de
l'économie. Les sociétés modernes sont des sociétés différenciées et individualisées,
fonctionnant sur un relâchement des relations interindividuelles.
Léchange par le don existe partout. Mais comme mode d'organisation sociale,il n'existe que dans les sociétés où prédominent les rapports personnels en tant que
rapports structurants de l'organisation sociale. Ces rapports ne sont jamais dépourvusde pouvoir et de domination. Les modalités du don revêtent la forme de la fête, avec
des sens divers, des rites ou du marché (potlatch, kula, kitoum, moka). Le don n'agit
Quynh Delaunay
129
pas avec la force structurante de l'organisation sociale dans les sociétés modernes
contemporaines. Des perturbations étaient d'ailleurs déjà intervenues, à la suite du
contact avec les Occidentaux [Godelier (1971), p. 229 et Meillassoux (1980), p. 424
in Lojkine (1989)], dans le système du don de l'île de Trobriand, lorsque Mauss le
découvrit. Si le don se perpétue dans nos sociétés, il est second par rapport à d'autres
actes de la vie économique dont il est dépendant, par les revenus, la fiscalité, le
bénévolat. Comme acte de solidarité, il est dominant et dominé. Le don et les
différentes formes de l'échange ont des contenus historiques.Les différents échanges, dans nos sociétés, ne se situent pas sur la même échelle
de pouvoir. Ils ne se juxtaposent pas en s'additionnant, mais ils s'ordonnent au sein
d'une économie dominante, non pas « l'économie marchande » mais l'économie
capitaliste.
L'absence d'analyse historique de la structure sociale des sociétés et de leurs
rapports
Le marché est une institution universelle dans l'espace et dans le temps. Mais il
revêt des significations différentes, qui doivent être renvoyées, au préalable de l'acte
marchand, comme pour l'acte de donation, aux formes de la production et de la
reproduction des sociétés : le marché des cités du Moyen-Orient antique, important
[Warburton (2003)], mais second par rapport à la guerre, la théocratie et à l'esclavage,les marchés diversifiés des sociétés mondiales des xve-xvme siècles, décrits parF. Braudel. Ces rapports économiques sont codifiés selon les systèmes sociaux et
politiques (le clan, la tribu, la cité grecque, la féodalité, le système capitaliste), à
partir du système de représentations que les hommes se font de leur rapport les uns
aux autres, sur la base de la réalité de leur organisation sociale. Le matériel et l'idéal
s'imbriquent pour donner naissance à des rapports sociaux.
Selon la façon dont on aborde la question du marché - un schéma néo-classique
plaqué sur la réalité sociale ou l'expression concrète des formes de l'échange d'une
société réelle à partir de leurs deux pôles, la production et la consommation - on
n'aboutit pas aux mêmes conclusions. Pour les uns, il s'agirait de construire une
économie alternative au capitalisme en le contournant ; pour les autres, il s'agiraitde produire une analyse du capitalisme, de ses forces et ses faiblesses, incluant la
mise en perspective du développement des sciences et des techniques, de
l'organisation sociale et des rapports sociaux fondamentaux à l'échelle du monde,
et, au final, une certaine maîtrise de l'évolution du capitalisme, en son cœur et non
à sa périphérie. On voit ainsi l'intérêt d'une analyse scientifique des marchés.
Le marché dans l'enseignement de la science économique
Labsence d'analyse des facteurs de crise du capitalisme, notamment les
conditions de l'exploitation de la force de travail et de l'accumulation du capital,dont la crise des marchés ne serait que l'une des manifestations, caractérisait, pour
l'essentiel, la pensée de Polanyi. Pour ce dernier, la crise des marchés serait à l'originede la crise du capitalisme. Il partait des mécanismes automatiques de l'échange et de
la production industrielle, et non de l'histoire des sociétés organisant leurs relations,
micro-sociologiques avec des ressources et des pouvoirs, macro-sociologiques, comme
des entités sociohistoriques et des structures d'organisation de classes, de systèmes
Le marché chez Polanyi
130
de représentations. La soi-disant anthropologie masquait mal le caractère abstrait de
l'homme et l'absence de ses déterminations historiques et culturelles. Même si Polanyi
parlait des classes sociales, ces classes étaient plus des groupes sociaux que des
classes au sens de Marx (p. 209). Chaque classe avait, pour lui, une fonction techniquedistincte : une nouvelle classe d'entrepreneurs naissait des résidus des classes
anciennes, pour prendre en charge un développement en harmonie avec les intérêts
de l'ensemble de la collectivité ; l'essor des entrepreneurs, des industriels et des
capitalistes résultait de leur rôle directeur dans le mouvement expansionniste. Le lot
des capitalistes était de défendre les principes structurels du marché, les classes
terriennes allaient chercher la clé de tous les maux dans la conservation du passé,les ouvriers étaient dans une certaine mesure en position de transcender les limites
d'une société de marché et d'emprunter des voies d'avenir.
Si Polanyi renvoyait, en permanence, les manifestations des principes
organisateurs des sociétés primitives à leurs rapports de production et de reproduction,il considérait, en revanche, pour les sociétés industrielles avancées, que le marché et
les rapports marchands étaient l'exacte expression de leurs rapports sociaux. Il
considérait le marché comme la forme institutionnelle déterminante des sociétés
industrielles.
En faisant abstraction des rapports sociaux, c'est-à-dire en méconnaissant
l'essence du capitalisme, donc le caractère de classe des marchés (le caractère historiquedes marchés), Polanyi occultait les intérêts divergents des groupes sociaux qui agissaientderrière les marchés. Il neutralisait aussi le caractère de classe des États. Il euphorisaitleurs interventions, voyant en eux des institutions politiques neutres, humanisant en
quelque sorte le marché : ce fut la grande transformation de notre époque, ouvrant la
voie à la modernité et à une civilisation humaine de paix et de solidarité. Ces
conclusions étaient liées à la façon dont il construisait le marché. C'était un
économiste, qui connaissait Marx, mais, à notre avis, ne le comprenait pas bien, car
il était pétri de la conception de l'économie académique.Sa théorie rejoignait l'économie néo-classique des modèles de marchés et des
systèmes de prix. Elle reposait sur la substitution d'une critique du fonctionnement
dérégulé des marchés à une critique du capitalisme.
Le succès sélectif de Polanyi : combattre le libéralisme économique par le
contrôle des marchés
Polanyi et ses contemporains étaient confrontés au défi du nazisme. Ils se
sentaient poussés à en donner une lecture intelligible. C'est ainsi qu'ils avaient été
amenés à mettre en accusation les facteurs économiques les plus évidents du désordre
social et politique. Les souffrances entraînées par la révolution industrielle n'avaient
pas échappé à Polanyi. Pour lui, la gestion de cette dernière, par la création d'un
marché régulateur de l'offre et de la demande, par l'effet de son propre mécanisme,en fut la cause. Sa mise sous contrôle étatique devait en éliminer tous les maux. Il
dit : « Lhumanité est encore loin de s'être adaptée à l'utilisation des machines, et de
grands changements sont encore à venir. A l'intérieur des nations, nous assistons
à une évolution : le système économique cesse de déterminer la loi de la société et la
primauté de la société sur ce système est assuré (cela se fera différemment selon les
sociétés). Mais le résultat sera le même pour tous ; le système de marché ne sera
plus auto-régulateur, même en principe, puisqu'il ne comprendra ni le travail, ni la
terre, ni l'argent » [Polanyi (1983), p. 322].
Quynh Delaunay
131
Des valeurs libérales, selon lui, furent associées au libéralisme économique dont
certains maux, cependant, ne devraient pas être ignorés (chômage, profit spéculatif).Elles risqueraient de disparaître avec les systèmes d'intervention étatique. Il dit :
« Les libertés civiques, l'entreprise privée et le système salarial se sont fondus en un
modèle de vie qui a favorisé la liberté morale et l'indépendance d'esprit. Nous
devons essayer de conserver. ces hautes valeurs héritées de l'économie de marché
qui s'est effondrée » (op. cit., p. 327). Il y avait là une confusion classique entre le
libéralisme économique et le libéralisme comme système, dont les valeurs politiquesremontaient plus loin et dont les valeurs sociales s'affirmèrent plus tard dans les
luttes.
La disparition de l'étalon-or, comme moyen de régler les échanges entre les
États souverains et comme moyen d'étendre partout l'économie de marché, et avec
cette disparition, celle d'un commerce non réglementé, devait permettre le
développement de la coopération économique à l'échelle internationale, au gré d'une
liberté d'organiser la vie nationale pour le Nouveau monde : « la fin de l'économie
de marché pourrait bien signifier une réelle coopération combinée à la liberté
intérieure » (p. 326).A soixante ans de distance, cette grande pensée mérite d'être méditée. C'était
une vision optimiste des marchés, de la réalité des xixe-xxe siècles et des possibilités
d'apporter des remèdes techniques aux crises des sociétés capitalistes. Mais à la
place de l'or comme monnaie de réserve (système de l'étalon-or), le dollar, référé à
lui-même, sert actuellement aux transactions internationales. Pas plus que l'étalon-
or, le dollar ne saurait être considéré comme un moyen neutre de paiement. Le
premier exprimait la rivalité entre les puissances impérialistes, au centre desquellesse trouvait la Grande-Bretagne, avec la livre sterling, et la nature de l'impérialismede l'époque. Le second la domination d'une superpuissance, les Etats-Unis
d'Amérique au sein d'un monde globalisé inégalitaire.
Lanalyse de Polanyi permet toutes les illusions sur la nature du système capitaliste,réduit au fonctionnement des marchés. On en jugulerait la crise en contrôlant ces
derniers par des lois. Mais c'est bien ce que font les pays capitalistes et les
gouvernements mondiaux, par des institutions comme l'OMC ou l'Union européenne,au moyen des taux de change et d'intérêt, une organisation économique.
La lecture critique de cet auteur fait mieux ressortir l'impératif du moment.
Léconomie plurielle, qu'elle soit solidaire ou équitable, est un moyen de construire
des marchés à la périphérie du capitalisme. Elle laisse entière la question du dollar
qui, à l'heure actuelle, est l'expression d'un impérialisme n'ayant pas disparu avec
Lénine, malgré ses nouveaux oripeaux. Lissue à une crise économique majeure réside
dans une solution politique majeure, mais avec une compréhension de ce qu'estl'économie capitaliste aujourd'hui.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Problem of Embeddedness », AmericanJournal ofSociology, vol. 91, n° 3, novembre,
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Le marché chez Polanyi
132
- LAVILLE,J.L. [2003], « Économie plurielle : la définition d'un cadre d'analyse »,
16 p.- Séminaire franco-italien de sociologie économique [2003], Lencastrement des
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LOJKINE, J. [1989], « Mauss et "LEssai sur le don de Marcel Mauss", Portée
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1950).- MEILLASSOUX, C. [1980], « Potlatch », Encyclopaedia Universalis, Paris.- NOIRIEL, G. [2002], Les ouvriers dans la société française, Paris, Seuil (lre édition :
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économiques de notre temps, Paris, Gallimard. (lre édition: 1944).- POLANYI, K. et Arensberg C. (coord.) [1975], Les systèmes économiques dans
l'histoire et dans la théorie, Paris, Larousse, préface de M. Godelier, (Trade and
Market in the Early Empires, 1957).- VERNANT, J.-P. et Vidal-Naquet P. [1988], Travail et esclavage en Grèce ancienne,
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Orient ancien », p. 101-112, La Pensée, n° 336, octobre-décembre.
VIE DE LA
RECHERCHE
la pensée347 135
LES « PRINCIPES
DE LECONOMIE »
DE N.G. MANKIW
LES CONTRADICTIONS
DE LA SYNTHÈSE NÉOCLASSIQUE
David A.
Warburton
P armi les cercles politiques dirigeants occidentaux, il existe
aujourd'hui un consensus quasi complet. Il y a deux aspects : premier aspect on
devrait reconnaître les « lois de l'économie » ; deuxième aspect : il est nécessaire de
se comporter en accord avec ces lois. Elles ont certes des côtés désagréables, les
partisans de ce consensus estiment cependant que l'application de ces lois servira
finalement les intérêts de toute la communauté humaine. Cette vision telle qu'elleest exprimée dans ces cercles dominants est fondée sur deux suppositions : les lois
de l'économie sont bien définies ; la croissance économique est un phénomène
scientifiquement compris et le lien entre croissance et prospérité est égalementclairement démontré. Sur la base de ces suppositions, on affirme que l'obstacle
essentiel à la prospérité est constitué par l'opposition aux marchés libres. La seule
question pour bien des participants de ce consensus (qu'ils soient de la gauche ou
de la droite) serait simplement celle-ci : comment stimuler la croissance économique
(laquelle est en soi indiscutablement souhaitable) tandis qu'on essaie de diminuer
les effets parfois négatifs des marchés ?
Dans ce contexte, la question de la nature des lois ou principes de l'économie
mérite notre attention. En effet au départ, les principes sont aux fondements des
politiques économiques. C'est un type de conception de ces lois qui se trouve présentédans un livre publié aux États-Unis en 1998, réédité à trois reprises depuis, mais
dont la première édition a été traduite en français dès 1998, il s'agit du livre Les
principes de l'économie de N.G. Mankiw ', un ouvrage largement utilisé dans
l'enseignement de l'économie un peu partout. Lauteur est un économiste néo-
keynésien de l'Université Harvard (où il a été le plus jeune professeur jamais nommé).
1.Cf. in bibliographie MankiwN.G., 1998 & 2001a.
Les « principes de Véconomie » de N. G. Mankiw
136
Il fut un temps (2003-2004) à la tête de l'équipe des conseillers économiques de
G.W Bush à la Maison-Blanche. Ce livre représente ainsi la pensée et les conceptionsen matière des fondements de l'économie qui dominent au plus haut niveau politiqueet universitaire aux États-Unis.
Je voudrais examiner ici les « Principes » de ce livre, essentiellement du pointde vue de la logique interne de la synthèse néoclassique. Nous allons voir quellessont les nuances intéressantes, mais aussi les difficultés les plus importantes qui se
situent au niveau des conceptualisations théoriques. Une dimension majeure des
difficultés réside dans l'intégration de la Théorie Générale de Keynes à l'équilibre
général de Walras et à la croissance économique. Cette démarche indique que la
théorie économique contemporaine (présentée par Mankiw) est incapable de résoudre
les contradictions inhérentes à la synthèse néo-classique. Si les difficultés de ces lois
sont aussi profondes que nous le soupçonnons, les projets des hommes et des femmes
d'État -qui sont fondés sur ces principes
-risquent de se trouver sans fondement.
LES PRINCIPES DE MANKIW
Comment Mankiw comprend-il sa discipline, l'économie ? Il écrit : « Léconomie
combine des vertus de la politique et la science. C'est la société qui constitue son
objet, mais elle l'approche avec la distanciation qui est celle de la science. »2
Quels sont les principes de cette analyse :1. Les gens doivent faire des choix
2. Le coût d'un bien c'est ce à quoi l'on est prêt à renoncer pour l'obtenir
3. Les gens rationnels pensent en termes marginaux4. Les gens réagissent aux incitations
5. Léchange enrichit tout le monde
6. En général, les marchés constituent une façon efficace d'organiser l'activité
économique7. LÉtat peut parfois améliorer les résultats du marché
8. Le niveau de vie d'un pays dépend de sa capacité à produire des biens et des
services
9. Les prix montent quand l'État fait fonctionner la planche à billets
10. A court terme, la société doit choisir entre inflation et chômage 3.
Les principes qu'il expose ne sauraient, pour notre auteur, être considérés comme
les éléments divers d'une philosophie. Ils ont à ses yeux le statut d'outils conceptuelsde validité scientifique. « J'ai décidé, écrit-il, d'essayer de résumer toute l'étude de
l'économie en dix principes simples. La plupart des dix principes sont
microéconomiques et de nature quasi indiscutable. J'ai réservé les trois derniers
mois à la macroéconomie. (Le huitième) était à mes yeux la base fondatrice des
théories de croissance ; (le neuvième constituait l'essence de la théorie classiquemonétaire. (Le dixième) est inexorable car il est impossible de lui donner sens dans
les cycles des affaires. (et) il reste cependant mystérieux parce que les économistes
n'ont pas trouvé une théorie satisfaisante pour l'expliquer. »4
2. «Economicscombines the virtues of politics and science. Its subject matter is society. [b]ut it
approaches the subjectwith the dispassionof a science» (Mankiw2001a : vii).3. Notre traduction de l'anglais, mais sur la base de la traduction française (Mankiw1998).4. Ibidem,2001b, in EconomieJournal, 111, C45-C61.
David A. Warburton
137
Les aspects microéconomiques sont en général les plus importants. Deux des
trois principes macroéconomiques ne concernent que l'inflation ; l'élément principalsera la croissance qui donne naissance à la prospérité. Nous essayerons de considérer
ces différents « principes » essentiellement dans leurs relations mutuelles ainsi quedans leurs rapports avec les courants de la pensée économique.
Premier principe : « Les gens doivent faire des choix »
Mankiw commence l'exposition de son premier principe avec la remarque « qu'il
n'y a pas de repas gratuit ». Dans les théories économiques, les choix et les questionsde ce type sont généralement décrits et situés à un autre niveau : celui de facteurs
décisifs pour les entrepreneurs et les États. Mankiw pour sa part les ramène au
niveau des individus isolés, et à ce niveau les situe dans la domaine de l'économie.
Il va de soi qu'il y a des choix, et que parmi les choix, il y a des choix spécifiquement
économiques, déterminés par les prix- mais les prix sont l'objet du deuxième
principe. De ce point de vue économique le principe n° 1 ne peut pas être séparédu n° 2, ou bien ce principe n'est pas une question spécifiquement économique.
« Le coût d'un bien c'est ce à quoi l'on est prêt à renoncer pour l'obtenir »
Avec ce « principe » Mankiw ne nous présente rien de plus que l'une des
observations sur le comportement des consommateurs faites par Adam Smith. Ce
« principe » ne correspondant que fort peu aux données et aux débats des théories
contemporaines où la question des prix est inséparable de la monnaie, de l'offre et
de la demande, des coûts, etc. Il ne correspond guère non plus aux analyses sur les
prix que l'on trouve chez Ricardo, Keynes ou Marx. Donc, ce principe n'est pas bien
ancré dans la pensée économique contemporaine.
« Les gens rationnels pensent en termes marginaux »
Il existe certes des gens qui prennent des décisions rationnelles de ce type, en
pesant tout. Les décisions rationnelles de ce genre sont basées cependant sur les
prix et les choix. Elles sont plutôt caractéristiques des démarches des entrepreneurstelles qu'elles sont présentées dans les textes de Menger, Walras, Jevons, Smith et
Marshall. Les comportements censés conduire à l'équilibre général y renvoient aux
comportements et structures des entrepreneurs maîtres des entreprises. non à un
sujet humain individuel et pris isolément des rapports sociaux et économiques.
« Les gens réagissent aux incitations »
Une affirmation aussi vague renvoie à tellement de processus d'ordre
radicalement différents (notamment dans l'ordre biologique) qu'elle n'a aucune
pertinence spécifique dans l'ordre historique, économique, social.
« L'échange enrichit tout le monde »
Avec ce « principe » (selon lequel le commerce enrichit tout le monde), Mankiw
reprend Ricardo, mais aussi un dogme de la synthèse néoclassique. Du point de vue
historique, l'origine de cette thèse se trouve chez Ricardo (avec sa loi de l'avantage
Les « principes de Véconomie » de N. G. Mankiw
138-
comparatif). Il l'a développé, ne l'oublions pas, dans un contexte historico-
anthropologique spécifique, celui de la révolution industrielle en Angleterre, et des
débats et combats sur les conditions d'échange des céréales dans leurs rapports avec
la politique législative de l'État.
La manière de penser inhérente à ce principe n° 5 est en cohérence avec le
principe n° 6 (les marchés seraient la meilleure forme d'organisation de la distribution
d'une certaine quantité de biens). Il se rattache aussi à l'idée que les marchés sont
capables de stimuler et d'obtenir la production de quantités plus importantes de
biens. Et aussi de parvenir à ce qu'il y ait partout plus de biens pour tout le monde.
Ce principe est également lié au n° 8, lequel énonce que la capacité de productiondétermine la qualité de la vie.
« En général, les marchés constituent une façon efficace d'organiserl'activité économique »
^implication de ce principe est forcément qu'il existe d'autres formes d'organisations
économiques, et que le marché est simplement « une façon efficace » parmi d'autres. Il
y a trois difficultés avec cette affirmation. La première, c'est que Mankiw a déjà identifié
les caractéristiques de l'échange du marché (les prix et les choix) comme des principesde l'économie, et donc qu'en principe le marché a déjà été identifié comme étant
l'économie. Deuxièmement, c'est que cette supposition est basée sur les pensées de
Jevons, Walras, et d'autres penseurs économiques, qui ont prédit des résultats de l'activité
du marché, et ces résultats diffèrent d'une façon importante des résultats visibles
aujourd'hui. En fait, la base empirique de ce principe pourrait être contestée (et c'est
exprimé comme une constatation empiriquement vérifiable).
« L'État peut parfois améliorer les résultats du marché »
Ce principe n° 7 paraît reconnaître une réalité qui invalide la pertinence des
principes nos5 et 6. Notre auteur reprend en effet ici à sa façon l'analyse fondamentale
exprimée par Keynes dans la Théorie Générale : il y a des moments où le marché
n'arrive pas tout seul à gérer la croissance économique. Pour Keynes, ces moments
ont condamné une société à vivre à un niveau de vie bien inférieur à ses capacités de
production.
« Le niveau de vie d'un pays dépend de sa capacité à produire des biens et des
services »
Le principe selon lequel la production est une des sources de la prospérité est
connu (sous des formes différentes) depuis Ricardo et Marx. Cette conceptualisationse retrouve (de manière différente) chez Bentham et Schumpeter. En fait, déjà dans
les années 1950, Solow a mis en évidence l'incapacité de la discipline économique à
définir d'une façon théorique et empirique la base économique de cette
conceptualisation de la croissance économique- et personne n'a réussi depuis. La
difficulté principale est donc qu'il n'y a pas d'appui théorique contemporain sur
lequel on peut l'affirmer, une réalité théorique que Mankiw cache.
« Les prix montent quand l'État fait fonctionner la planche à billets »
Tout d'abord Mankiw renvoie à David Hume et à Milton Friedman qui ont
prétendu que les augmentations des prix sont déterminées par les changements
David A. Warburton
139
dans la quantité de la monnaie. Ces changements de prix (selon eux) n'ont jamaisd'effets économiques à la longue. En même temps Mankiw écrit aussi : « La plupartdes économistes considèrent aujourd'hui qu'à court terme - sur des périodes d'un
an ou deux - les variations monétaires ont un impact sur les variables réelles. En
revanche, la théorie de Hume semble vérifiée à long terme. La neutralité monétaire
est donc une conclusion acceptable quand on raisonne à long terme. »5
Par ailleurs ce que l'auteur énonce comme « principe » ne relève en réalité dans
son texte que de l'invocation de données qui portent sur les liens (au demeurant
complexes et contradictoires et non réductibles à la linéarité « d'un principe ») entre
prix, monnaies et processus économiques d'ensemble.
« A court terme, la société doit choisir entre inflation et chômage »
La faible consistance des bases du « principe n° 9 » se répercute sur le principe
suivant, le « principe n° 10 » inventé par Mankiw. Il renvoie à la courbe de Phillipssur laquelle on peut suivre les aspects des rapports entre inflation et chômage. Une
s'agit là que de constats statistiques. Cela ne fonde en rien « un principe » ou une
« loi ». Ce qui est à la fois éclairant et important c'est de voir Mankiw ajouter lui-
même qu'il ne dispose d'aucune explication pour rendre compte et pour fonder la
liaison entre inflation et chômage. C'est ici une faiblesse majeure de la synthèse
néoclassique qui se manifeste.
QUESTIONS D'ENSEMBLE
La démarche de cet ouvrage me paraît appeler quatre observations générales.Première observation : Les règles de l'économie sont ici les règles du marché.
Elles sont en même temps fondées sur une assise qui mélange des processus
spécifiquement liés au marché (par exemple les prix) et par ailleurs des principes
qui renvoient à la nature des êtres vivants (par exemple les réponses aux stimulations).On trouve également des affirmations (par exemple les principes nOs1, 2,4, 8) quine reflètent pas les développements de la pensée économique contemporaine.
Autre aspect : les principes nos 6 et 7 affirment qu'il existe d'autres formes
d'organisation économique que le marché. En même temps, la formulation des
principes nos let2 donne l'impression que les prix et les choix existent
indépendamment du marché. Ce qui n'est guère possible, les choix exprimés par les
prix étant précisément les résultats du marché. Les « principes » admettent ainsi
explicitement qu'il existe d'autres formes d'organisation économique que celles du
« marché ». Cela tandis que ces mêmes principes indiquent que les principesfondamentaux de l'économie sont ceux « des marchés ». Le marché, ainsi substantifié,
est déclaré inévitable, mais en même temps, l'auteur aHirme aussi que le marché peutn'être pas globalement efficace.
Deuxième observation : Parmi les « principes » de Mankiw, on ne trouve, par
exemple, rien sur les rôles explicites (pourtant décisifs) du travail, de la rareté, de la
production, des politiques législatives des États. Ces principes ne concernent guèrenon plus les caractères de la monnaie. Mankiw écarte par principe, si l'on peut dire,
5. Mankiw 2001a, p. 635; Mankiw 1998, p. 766.
Les « principes de Véconomie » de N. G. Mankiw
-140
la place et l'importance de la monnaie et du travail ; la valeur est ainsi réduite aux
prix du marché.
Les origines, les racines, les dimensions des valeurs de la production et de la
croissance qui déterminent les transactions et la prospérité et ne sont ainsi passituées comme relevant des « principes ». Lauteur n'y voit que des symptômes (tels
par exemple les prix et échanges) qui résultent du marché. Léquilibre général n'est
pas non plus étudié. On a l'impression qu'il se réduit à n'être qu'un résultat de ces
principes.Troisième observation : Tous les comportements qui sont considérés comme
relevant des entrepreneurs et des entreprises dans les analyses économiques de
penseurs (comme Walras, Marshall, etc.) ne renvoient ici qu'aux actes de
consommateurs individuels. Donc, dans la forme d'expression des principes
(concernant des prix et des choix), les stratégies économiques qui sont celles des
firmes (liées avec la production et la distribution dans les analyses de Walras, Smith,
Marshall, etc.) se trouvent transmuées en comportements d'individus isolés, « les
consommateurs ».Avec cette opération de transmutation, le livre donne l'impression
que le problème du consommateur est de faire des « choix ». Ces décisions et ces
choix (des consommateurs) déterminant seuls fondamentalement le cours de
l'économie. Donc, l'économie serait une question de demande basée sur la
consommation.
Parmi les principes microéconomiques, c'est l'échange et la consommation qui
gouvernent. Mais avec le principe macroéconomique n° 8, c'est pourtant seulement
la production (et donc les entreprises) qui se voient attribuer le rôle central. Les
autres principes macroéconomiques ne touchent que l'inflation. Le lien entre la
production, le pouvoir d'achat et la consommation n'est pris en compte nulle part,si ce n'est au niveau des prix du marché. Mais les marchés ne sont pas aussi efficaces
globalement que si on n'avait pas besoin des interventions de l'État, dont le principen° 7 note pourtant la nécessité « parfois ».
Quatrième observation : Ce n'est pas explicite ici, mais il est évident que cette
approche de Mankiw partage la même pensée que beaucoup d'économistes, c'est-à-
dire que l'économie n'est pas un phénomène historique autant qu'une réalité éternelle
qui existe en dehors de l'humanité. C'est l'idée de base de la vision de l'équilibre
général. Nous y reviendrons.
L'INCOMPATIBILITÉ DE CONCEPTUALISATIONS DIFFÉRENTES
Il n'est pas question de discuter ici des théorisations (elles-mêmes comprises en
leurs contextes historiques) des penseurs que Mankiw reprend et assemble à sa manière
dans ses « principes ». Mankiw a évoqué (et trié) les idées de toute une série de
penseurs importants. Tels par exemple, Hume, Smith, Ricardo, Marx, Bentham,
Jevons, Walras, Menger, Wicksell, Keynes, Schumpeter, von Hayek et Friedman. Il
le fait sans d'ailleurs remarquer que les concepts de ces penseurs ne sont maintes fois
guère compatibles. Cette attitude se manifeste à deux niveaux : celui des processusconcrets et essentiels de l'économie et celui des conceptions d'ensemble.
Il en va ainsi au niveau des données essentielles et concrètes. Les prix, la valeur,
le travail, la production ont des contenus très différents dans les pensées de Smith,
de Ricardo, de Keynes, de Menger, de Bentham et de von Hayek. On retrouve le
même processus (et cela est plus grave) au niveau des différences fondamentales
David A. Warburton
141
entre les théories. On ne peut pas prendre la théorie de la neutralité de la monnaie
de Friedman (principe n° 9) et la loger dans un système qui incorpore des typesd'interventions sur les processus du marché comme ceux proposés par Keynes (principen° 7). Pour von Hayek et pour Friedman le marché est parfait et la monnaie sans
grande importance. Pour Keynes, c'était exactement le contraire. En outre le caractère
parfait du marché ne se présente pas de la même manière pour Jevons, Walras, von
Hayek et Friedman. Pour Jevons et Walras, les processus ont un caractère parfait car
ils sont à l'origine de la justice dans les prix et dans la distribution des biens.
Lorigine de l'idéologie selon laquelle le marché constitue la meilleure façon
d'organiser les choses remonte à Smith. Il était convaincu que le marché était un
moyen par lequel les intérêts de chacun comme ceux de toute la société étaient servis
en même temps. Walras estimait que l'équilibre général devrait conduire à un
nivellement des prix, selon lequel les entrepreneurs ne perdent, ni ne gagnent.Walras a vu les résultats de la concurrence sur le marché comme le moyen de parvenirà de justes prix et à de justes gains. Jevons a cru que le marché conduirait à l'harmonie
sociale et von Hayek pense que l'échange libre va marcher de pair avec le progrès.Par ailleurs, même si Jevons et Walras ont en partage une vision idéale des
résultats du marché, les images qu'ils s'en faisaient étaient bâties sur le comportementdes entreprises et des entrepreneurs et non sur celles des consommateurs individuels.
En tout cas, ils n'étaient pas des admirateurs des marchés en raison de leur passion
pour une totale liberté de concurrence comme Friedman et von Hayek, mais en
raison de l'efficacité qu'ils attribuaient aux marchés. Par ailleurs, Schumpeter (pour
lequel la production invoquée dans le « principe » n° 8 était l'aspect le plus important)a estimé que le système socialiste était une alternative viable au marché (et a donc nié
le « principe » n° 6). Cela tandis que des penseurs comme von Hayek et Friedman
s'intéressent fort peu à la production, mais avant tout à la liberté du marché en soi.
Les pères de l'équilibre général (Jevons et Walras) étaient convaincus que le
résultat des libres échanges sur le marché étaient la base et le moteur de la justicedans les prix et la distribution de la richesse. Cela alors que Mankiw dans son
principe n° 7 constate et affirme qu'il arrive que les résultats du marché dans la
distribution des biens ne soient pas justes ! Ce principe n° 7 met ainsi, de fait, tous
les autres principes et bien des penseurs en question.
Rappelons que pour Smith, Jevons, Walras et von Hayek, le marché et la
concurrence totalement libres sont la source de la prospérité.Ce principe n° 7 et les réalités qui s'y rattachent mettent ainsi en question le
principe même de l'équilibre général, sur lequel toute la pensée économique est
assise depuis Walras. Dans ce cadre, la solution pour la synthèse néoclassique a
consisté à tenter d'établir que la Théorie Générale de Keynes n'était qu'une théorie
du court terme, liée avec une situation exceptionnelle. Le fait que Keynes a écrit le
contraire est simplement « oublié », et nié. Cette manière d'intégration (déformante)de la démarche de Keynes a eu quatre effets différents. Le premier tient, on l'a dit, à
la réduction de la Théorie Générale à une théorie du court terme. Une réduction quifait aussi comme si les changements dans l'investissement n'étaient pas comprisdans la Théorie Générale. Lautre aspect est que le caractère unique et spécifique de
la monnaie est nié. Le troisième aspect consiste à nier et/ou « oublier » l'importancede l'emploi dans la Théorie Générale. Enfin, le dernier aspect ignore et refuse les
analyses de Keynes sur les marchés saturés. Par là même la Théorie Générale n'était
pas comprise comme une théorie générale du système (économique, social, politique)
Les « principes de l'économie » de N. G. Mankiw
142-
capitaliste mais comme l'examen et l'analyse d'une situation spéciale et exceptionnelle.Cela contre les intentions de Keynes, et au mépris des données et des élaborations
qu'il présente.
CROISSANCE ET ÉQUILIBRE GÉNÉRAL
Les principes microéconomiques de Mankiw ne font rien que de décrire les
interactions dans les marchés, c'est-à-dire les circonstances sous lesquelles une quantitélimitée des biens se fait concurrence dans un contexte de distribution. Dans ces
conditions, les prix déterminent les décisions suivies par les échanges. La rareté
permet à la fonction de production d'être éliminée, mais la production globale
réapparaît comme un phénomène macroéconomique, lié avec la prospérité et la
croissance.
La base de la synthèse néoclassique est la marginalisation (Screpanti& Zamagni)6où l'essence se trouve dans l'équilibre et où les valeurs n'ont pas de rôle. Mankiw ne
dit cependant pas explicitement que la synthèse néoclassique n'a pas intégré l'équilibreet la croissance. La base de l'équilibre général se trouve dans le marché, mais la
théorie de la croissance n'a jamais été mise en relation avec l'équilibre général et ce
dernier n'était pas lié au marché sous une forme empirique.Cette incohérence se manifeste sous la forme de plusieurs contradictions entre
les éléments macroéconomiques dans les principes de Mankiw : tous les trois sont
contestés par des penseurs importants. Buiter7 n'accepte pas cette théorie de l'inflation.
Bernanke et Gürkaymak Set Dowrick et Rogers 9 n'acceptent pas sa théorie de
croissance. Enfin Mankiw 10lui-même constate que les rapports entre l'inflation et le
chômage (trade-off) constituent un mystère.Il n'arrive ainsi pas à une formulation capable d'établir et de comprendre les
liens entre l'emploi, la monnaie, la croissance et les marchés.
PROCESSUS ET RÉALITÉS
Un des problèmes les plus graves chez Mankiw (mais c'est là une faiblesse qu'il
partage avec beaucoup d'autres économistes) tient, revenons-y, à une profondeinconscience en ce qui concerne les rapports entre la conceptualisation théorique et
le mouvement réel des processus dans l'histoire de l'humanité.
Évidemment, les représentations des aspects et qualités du marché sont à divers
égards inséparables des processus des XVIIIeet xixc siècles, du Temps des Lumières
et de l'époque du progrès dans le cadre des transformations révolutionnaires, des
transitions diverses et contradictoires de la domination du système seigneurial et
aristocratique (lequel a eu des apports marchands aux traits spécifiques) à celle du
capitalisme marchand, industriel et financier. Nous avons alors des penseurs de
l'économie qui sont ceux de l'époque de la Révolution industrielle, liée avec la
croissance économique, et à une distribution de richesse dans les pays d'Europe,
6. Screpanti & Zamagni, 1995, pp. 147-149.
7. Buiter, 2005, in EconomieJournal, 115, C1-C31.
8. Bernanke et Gurkaymak, 2001, in NBERIMacroeconomicsAnnual, 16, 11-57.
9. Dowrick et Rogers, 2002, in OxfordEconomiesPapers, 54, pp. 369-385.10. Mankiw,2001b, in EconomieJournal, 111, C45-C61.
David A. Warburton
143
d'Amérique, et plus tard du Japon. Bairoch a constaté que pendant la Révolution
industrielle, le niveau de vie ne s'est pas (ou bien à peine) amélioré dans les pays
qu'il appelle le «Tiers monde » tandis que les pays qu'il appelle les « Pays Développés »avaient une période de croissance énorme. Bairoch pense que les quantités des
biens exportés par les « pays développés » n'étaient en soi pas très importantes et
donc qu'il n'y avait pas d'inondation des marchés. Ces résultats sont très probablementen grande partie dus aux prix faibles des importations qui ont réduit les capacitésdes producteurs locaux à maintenir et à développer leurs capacités. Même si, dans
cette logique, il y a eu un niveau d'importations relativement faible, pour des raisons
économiques, ces importations ont eu des effets négatifs catastrophiques pour le
développement économique de ces pays. Ainsi du point de vue historique, le principe
que l'échange libre enrichit tout le monde est tout simplement faux. On pourrait le
montrer encore plus largement en rappelant la situation des ouvriers et des milieux
salariés, des couches populaires des pays capitalistes majeurs eux-mêmes.
Si on se place aux États-Unis contemporains (contexte par excellence de la
pensée libérale de Mankiw), il y a de massives réalités qui ne correspondent guèreaux « principes » de Mankiw. Lévidence empirique indique durant les derniers vingt-
cinq ans que le niveau moyen des salaires n'a pas cru au même niveau que la croissance
économique. Les salaires de la main-d'œuvre la moins qualifiée ont chuté. Plus
important encore, l'augmentation de la participation des femmes dans l'activité
économique sociale a connu une croissance de 30-50 entre 1960 et 2005 12.En
regard, on le sait, les salaires des femmes sont de 10-20 moins élevés que ceux des
hommes dans les mêmes professions 13.Mais il y a aussi un autre aspect qui est
crucial : la plupart des femmes se trouvent dans des emplois sans avenir (précaires,mal rémunérés, sans prestige). Ceux que précisément « l'économie contemporainedes services crée dans des proportions toujours croissantes » 14.Donc, il n'est pas
surprenant que, dans les 25 dernières années, la proportion des revenus quis'accroissent pour les 1 les plus riches de la population se soit élevée de 8 à
16 15 Évidemment la croissance économique n'a pas amélioré la qualité de vie
d'une façon compatible avec le principe n° 5. Ainsi, en fait, aujourd'hui le type
capitaliste de la croissance économique ne conduit pas- même aux États-Unis - à
une distribution plus équitable, ni à une croissance de prospérité pour toute la
société. Au niveau mondial à l'époque de la Révolution industrielle, les échangesn'ont guère enrichi « tout le monde » et « les marchés » contemporains aux États-
Unis eux-mêmes ont diminué la qualité de vie de millions d'êtres humains.
CONCLUSION
Les « principes » dont il est question dans ce livre ne constituent qu'un mélangede pensées économiques diverses et, pour la plupart incompatibles. Evidemment, il
y a là une confusion assez grande entre l'économie et le marché, et aussi sur les effets
et le rôle du marché. En outre, les affirmations identifiées comme « principes » ne
11. Bairoch, 1999, p. 134.
12. The Economist,15 avril 2006.
13. The Economist,13 février 2003.
14. The Economist,16 juillet 1998.
15. The Economist,10 juin 2006.
Les « principes de Véconomie » de N. G. Mankiw
144
sont pas les éléments fondamentaux ni de l'économie, ni du marché. Mais la difficulté
la plus importante, c'est l'hésitation à accepter les lacunes dans les théories de
l'équilibre général et la croissance économique. En effet, ces questions n'apparaissent
guère- mais elles remettent tous les principes en question, et exigent forcément un
traitement particulier parmi les principes de l'économie.
Ce qui est le plus significatif dans ce livre est le fait qu'il montre d'une façonindéniable que la synthèse néoclassique n'arrive pas à rendre compte du rôle de la
monnaie et du travail dans l'économie de marché. Évidemment, dans un monde
dominé par les industries financières, la monnaie devrait jouer un rôle important
parmi les principes de l'économie, ce qu'il ne fait pas ici. Un des moyens de tenter
de masquer cette impasse consiste à suggérer que la Théorie Générale de Keynesn'était qu'une théorie de court terme qui est opératoire lorsqu'il s'agit d'un cas spécial,ou alors de prétendre que la Théorie Générale ne constitue pas une théorie. Mais
cela ne résout pas le problème des liens entre la monnaie, l'emploi, les échanges, la
production et le marché : des problèmes qui sont soulevés par Mankiw même dans
les « principes » nos 7 et 10. Le principe n° 10 qui établit un lien entre deux choses
qui ne sont pas reconnues comme étant liées, est le symptôme de cette contradiction.
Ainsi, l'examen critique de cette liste des principes de l'économie donnée par Mankiw
nous amène à constater que la synthèse néoclassique semble avoir fait faillite.
Le résultat est une incapacité à comprendre aussi bien le rôle de la monnaie queles
originesdes valeurs. Cet élément est fondamental parce que la monnaie est gérée
par l'Etat, et la monnaie est l'élément décisif pour les salariés qui sont à la fois les
forces de production et de consommation - mais aussi les voix dans les élections.
Donc, si les hommes et femmes d'État nous expliquent qu'il faut respecter les lois du
marché, c'est à eux à identifier ces lois, leurs origines, et leurs résultats -précisément
parce que les économistes ne les connaissent pas.
BIBLIOGRAPHIE
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Journal of Economic Perspectives, 16: 115-136.- BERNANKE, B. S. & R. S. GURKAYMAK, 2001, « Is Growth Exogenous ? TakingMankiw, Romer and Weil Seriously », NBERlMacroeconomics Annual, 16 : 11-57.- BAIROCH, R, 1999, Mythes et paradoxes de l'histoire économique. Paris, La
Découverte.- BUITER, W H., 2005, « New Developments in Monetary Economics : Two Ghosts,
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C31.-
DELONG, J. B., 2002, « Productivity Growth in the 2000s »,NBER/Macreconomics
Annual, 17: 113-145.- DOWRICK, S. & M. ROGERS, 2002, « Classical and technological convergence :
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David A. Warburton
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Recherches et Publications, Civilisations du Proche-Orient Serie IV Histoire - Essais 2.
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la pensée 347147
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rf*HTiHTi'pr
QUELQUES
REPÈRES SUR UN
MONDE DE FLUX
Patrick
Ribau
Nous vivons actuellement dans un
monde de flux de marchandises, de
services, de capitaux, d'informations et
d'êtres humains sans cesse croissant
avec la mondialisation et l'expansion
rapide des échanges.Louverture croissante des écono-
mies nationales, le poids et l'essor des
firmes multinationales, le fractionne-
ment, l'émiettement de la fabrication
des produits en des lieux différents ont
entraîné une véritable explosion des
échanges mondiaux, celle-ci étant fa-
cilitée par les progrès des moyens de
transport et la libéralisation des échan-
ges.Ainsi on pourra distinguer :
A- Le commerce mondial des
marchandises
Il représente un peu plus de 6400
milliards de dollars aujourd'hui.
Documents
-148
Celui-ci s'organise actuellement en
quelques grands flux qui sont d'inéga-le importance. On relèvera principa-lement :-
Limportance des flux de produits
énergétiques (pétrole, gaz naturel,
charbon, électricité.) qui représentent14 des échanges mondiaux des mar-
chandises en valeur et qui résulte des
discordances entre régions productri-ces faiblement peuplées ou/et peu con-
sommatrices et régions consommatri-
ces peu productrices, industrialisées et
fortement peuplées.- Les échanges de denrées alimentaires
qui représentent 15 en valeur des
échanges mondiaux et qui ont été
multipliés par trois depuis 1960.- Les flux des produits manufacturés
qui progressent le plus, qui représen-tent les deux tiers des échanges mon-
diaux en valeur.
Près de 75 de tous ces flux sont
réalisés par voie maritime dont une
part non négligeable sous pavillon de
complaisance. En effet 60 de la flot-
te mondiale (qui appartient pour l'es-
sentiel aux pays développés industria-
lisés) navigue sous pavillon de complai-sance de micro-États représentant à
peine 0,4 de la population mondiale
parmi lesquels Panama, le Libéria,
Malte, les Bahamas se taillent la partdu lion. Les différents avantages obte-
nus ainsi par les grands armateurs sont
d'ordre fiscal (faibles impositions),d'ordre réglementaire (absence de con-
trôles techniques permettant à des na-
vires « poubelles » de naviguer et de
mettre en péril l'écosystème avec les
multiplications des marées noires),d'ordre social (politique de bas salai-
res, précarité des emplois). Le gain ain-
si obtenu pour le transport des mar-
chandises par rapport aux pavillonsnationaux varie de 50 à 75
Les trafics maritime et aérien ont
globalement augmenté de plus de
40 depuis 1990 et quinze États réa-
lisent 70 des transports mondiaux.
B- Les échanges de services dans le
monde
Ceux-ci ont pris un essor specta-culaire depuis trente ans, en relation
avec la tertiarisation des activités et
« l'internationalisation des entrepri-ses ». En valeur avec 1500 milliards de
dollars, ils correspondent au quart du
commerce des marchandises contre
14 en 1970. Ils sont appelés à se dé-
velopper au travers des stratégies me-
nées par les firmes multinationales.
Plus encore que les marchandises ils
sont l'apanage des « pays riches »
C- Le commerce international, agent
important de la mondialisation des
économies
Si trois pôles, Amérique du Nord,
Europe et Japon, réalisent plus des
deux tiers des échanges, l'intégration
régionale (ALENA, UE, etc.) reste la
forme dominante du commerce inter-
national.
On assiste aussi à l'apparition de
nouveaux pôles, signes d'une évolution
des échanges vers une pluri-pôlarité et
d'un rééquilibrage des flux au détri-
ment de l'Atlantique Nord et au profitdu Pacifique (APEC.) et de l'océan In-
dien.
Ces échanges traduisent les inter-
dépendances croissantes qui lient de
nos jours les économies des pays de la
planète.
D- Les circuits économiques parallèleset les nouvelles zones « grises »
Parmi les flux qui prennent de
l'ampleur et qu'il est plus difficile
d'évaluer, signalons les flux et réseaux
illicites comme les réseaux de contre-
façons, la drogue, la prostitution, les
Documents
149
mafias de l'immigration clandestine, le
trafic des armes.
E- Les flux des capitaux
L'expansion des firmes multinatio-
nales, les bouleversements monétaires
depuis les années 1970, l'afflux des
pétrodollars, la déréglementation et la
mise en place de réseaux planétairesde télécommunication ont contribué à
la création d'un espace financier plusou moins unifié. Ainsi chaque jour, plusde 1400 milliards de dollars changentde mains sur les marchés des changes,soit 50 fois la valeur du commerce
mondial des marchandises.
Tout comme les marchandises, les
capitaux circulent pour l'essentiel entre
les « pays riches » : Amérique du Nord,
Europe, Japon qui entretiennent des re-
lations « privilégiées », de domination
avec les pays de leur région. Plus récem-
ment, un petit nombre de « pays émer-
gents » attirent les capitaux privés parleur niveau de croissance élevé.
Les plus grandes places financiè-
res internationales comme New York,
Londres, Tokyo, Paris, Francfort. sont
les plaques tournantes interdépendan-tes d'une circulation mondiale de l'ar-
gent en réseau qui fonctionne 24 heu-
res sur 24. La libéralisation et l'ouver-
ture des économies ont accru la mobi-
lité des capitaux y compris de l'argent« sale » ; des mouvements spéculatifs se
développent de plus en plus et décon-
nectent la sphère financière de l'éco-
nomie réelle.
D- L'information : pouvoir et enjeu
économique
L'information est désormais un
facteur de « production ». Elle com-
mande aussi bien la stratégie des gou-
vernements, des états-majors militai-
res que des firmes multinationales in-
dustrielles et financières. A titre
d'exemple, forte de 362 000 terminaux
installés dans les banques, les FMN, les
bourses et les chancelleries, l'agenced'information financière Reuter dispo-se du deuxième réseau de satellites
après celui du Pentagone. Les choix quisont faits en matière d'investissement
et de délocalisation des activités éco-
nomiques et sociales dépendent de
plus en plus de la maîtrise des infor-
mations.
La chaîne informative (industriesde matériels de communication, pro-ducteurs d'informations, utilisateurs
des réseaux) est dominée par les États-
Unis. Cette domination s'appuie sur le
poids de son industrie informatique
(Microsoft, IBM, HP, Apple.), de ses
banques de données et des grandes
entreprises de cinéma, de télévision
(Time Warner, CNN, CBS.). On as-
siste à un véritable impérialisme amé-
ricain tant au niveau de l'information
que sur le plan « culturel » même si des
oligopoles d'entreprises japonaisesmais aussi européennes et australien-
nes (Sony, Matsushita, Toshiba, Philips,Bertelsmann, Murdoch.), par le jeud'alliances et de fusions, cherchent à
faire leur trou.
Les flux téléphoniques se sont ac-
crus de plus de 500 depuis 1990 !
E- Les flux humains
Ils sont sans cesse croissants et fa-
cilités par le développement des
moyens de transports, qu'il s'agisse de
flux « légaux » ou « clandestins », de
travailleurs, de touristes, de réfugiés.
Quoi qu'il en soit ces migrations reflè-
tent les inégalités rencontrées sur la
planète : les écarts de richesse, l'iné-
gal avancement dans la transition dé-
mographique, les tensions et l'instabi-
lité géopolitiques.Alimentés par des inégalités socio-
économiques croissantes, les flux inter-
Documents
-150
nationaux de travailleurs migrants « lé-
gaux » sont passés en cinquante ans de
45 millions à plus de 150 millions
auxquels il faut rajouter près de
40 millions « d'illégaux » qui sont sou-
vent la proie de réseaux mafieux. Pour
l'essentiel, ces flux humains partent des
pays les moins développés vers les paysindustrialisés qui restent des pôles d'at-
traction pour les populations des pays
pauvres, même si on ne peut négligerl'attrait de certains pays dits du « Sud »
sur les populations des PMA (pays les
moins avancés).
Les mouvements de réfugiés pren-nent également de l'importance et re-
présentent 20 millions d'hommes, de
femmes et d'enfants victimes des guer-res intra et inter-étatiques qui ont en-
gendré des déplacement autoritaires
ou des fuites de populations. Tout com-
me les travailleurs « clandestins », les
réfugiés se heurtent de plus en plus à
des législations d'accueil de plus en
plus restrictives des pays riches (Union
européenne, Australie, États-Unis).
Quant aux flux touristiques, ils
constituent un flot grandissant lié au
développement des loisirs dans les pays
développés et à l'abaissement des coûts
des transports aériens. En un demi-siè-
cle, le nombre de touristes est passéde 25 à 750 millions de personnes paran. Il faut toutefois relativiser ce chif-
fre qui ne représente que 8 de la
population mondiale.
Là encore, l'Europe, les États-Unis
et le Canada représentent l'essentiel de
la clientèle touristique et plus des deux
tiers des destinations.
DÉCLARATION
FINALE
DU IIIe SOMMET
DES PEUPLES
D'AMÉRIQUE*
Alors que se tenait à Mar del Pla-
ta en Argentine le IVe Sommet des
Amériques (4-5 novembre) regroupantl'ensemble des chefs d'État latino-amé-
ricains et caraïbéens à l'exception de
Cuba, se déroulait également le IIIe
Sommet des peuples d'Amérique (2-5 novembre). On lira ci-dessous la dé-
claration finale de ce dernier, datée du
samedi 5 novembre 2005, franche-ment opposée au premier, révélatrice
du fort courant d'opposition aux États-
Unis qui existe en Amérique latine.
Nous avions l'intention de publiersimultanément des extraits de la dé-
claration finale officielle du Sommet
des Amériques, mais l'ensemble du
texte est fait de propos si généraux de
la part des. cheft d'État qu'il ne consti-
tue pas un apport digne d'intérêt car
dépourvude tout engagement concret.
Étant général à souhait, il peut aussi
être généreux sans conséquences lors-
qu'il évoque la pauvreté qui pèse sur
le continent. Mais nous savons qu'aucu-ne déclaration générale de bonnes in-
tentions ne signifie un changement de
direction politique.Le sommet des chefs d'État s'est
également terminé sur un échec pourle président Bush et les nombreux
chefs d'État latino-américains qui, com-
me lui, souhaitaient que se poursuivent
*Diffusionde l'informationsur l'Amériquelatine
(DIAL),numéro D2839-Brl35,15-30 novembre2005.Site: http://www.dial.infbs.org.
Documents
151
les travaux en faveur de l'ALCA (Airede libre-échange des Amériques). Les
cinq États latino-américains qui résis-
tèrent jusqu'au bout. sont les quatremembres du Mercosur (Marché com-mun du Sud, composé de l'Argentine,
Brésil, Paraguay, Uruguay) et le Ve-
nezuela. Ces derniers pays exigentd'abord une avancée sur la question des
subventions agricoles- aussi bien de
la part des États-Unis que de l'Europe- avant de reprendre des négociations.Les subventions états-uniennes et euro-
péennes empêchent en effet les pro-duits agricoles latino-américains
d'avoir des prix compétitifs sur le mar-
ché par rapport aux produits en pro-venance des États-Unis et de l'Euro-
pe. Pour le président Chavez, du Ve-
nezuela, qui tente de promouvoir un
projet alternatif, l'ALBA (Alternativebolivienne pour les Amériqùes), l'AL-
CA est mort. La position des quatremembres du Mercosur paraît plusnuancée puisqu'elle n'exclut pas toute
repriseultérieure de négociations si les
États-Unis et l'Europe remettaient con-
crètement en cause leur politique des
subventions agricoles.
Nous, déléguées et délégués d'or-
ganisations sociales de toutes les ré-
gions du continent, du Canada à la
Patagonie, travailleurs et travailleuses,
paysans, autochtones, jeunes et vieux,
de toutes les races, femmes et hommes
de dignité, nous sommes donné ren-
dez-vous ici, à Mar del Palta, Argenti-
ne, pour faire entendre la voix de tous
les peuples de notre Amérique, exclue
par les puissants. Comme ce fut le cas
précédemment au Chili et au Québec,nous nous trouvons à nouveau face au
Sommet des Amériques qui réunit les
chefs d'État du continent, à l'exclusion
de Cuba, parce que même si les dis-
cours officiels continuent de lancer de
beaux mots sur la démocratie et la lut-
te contre la pauvreté, les peuples con-
tinuent d'être exclus de la prise de dé-
cisions sur nos destinées. De plus, nous
nous rencontrons ici, au sein du IIIe
Sommet des peuples, pour consolider
notre résistance face aux calamités or-
chestrées par l'empire du Nord et pour-suivre la construction d'alternatives.
Jour après jour nous démontrons qu'ilest possible de changer le cours de l'his-
toire et nous nous engageons à avan-
cer plus loin dans cette direction.
En 2001, lors du sommet officiel
de Québec, alors que l'absolue majori-té des gouvernements s'inclinaient
encore aveuglément devant l'orthodo-
xie néolibérale et les diktats de
Washington, avec l'honorable excep-tion du Venezuela, les États-Unis ont
réussi à ce que soit fixée au leTjanvier2005 l'échéance ultime d'entrée en vi-
gueur de son nouveau projet de domi-
nation intitulé Zone de libre-échangedes Amériques (ALCA) et que le Qua-trième Sommet des Amériques vien-
drait sceller en Argentine les négocia-tions de ce projet pervers. Mais c'est
sans l'ALCA que nous avons franchi
l'année 2005 et le sommet officiel d'Ar-
gentine se réalise finalement avec la
paralysie des négociations sur l'ALCA.
Aujourd'hui nous sommes aussi ici
pour célébrer cette impasse !
Cependant,force est de constater
que les États-Unis poursuivent sans
relâche leur stratégie d'imposer leur
hégémonie sur le continent par l'en-
tremise de traités de libre-échange bi-
latéraux ou régionaux, comme le dé-
montrent l'approbation par quelquesvoix de l'accord avec l'Amérique cen-
trale, ou encore le traité qu'ils tentent
actuellement d'imposer aux pays an-
dins. De plus, Washington a entreprisrécemment de développer le Partena-
riat pour la sécurité et la prospérité de
l'Amérique du Nord (PSP). Malgrél'évidence incontestable des consé-
Documents
-152
quences désastreuses de l'applicationdurant plus de dix ans de l'ALENA, ce
projet d'intégration en profondeur
(ALENA plus) prétend imposer la po-
litique de « sécurité » des États-Unis à
toute la région.Le gouvernement des États-Unis
ne se contente toutefois pas d'avancer
ses pièces sur l'échiquier de son projetde domination du continent. Il persis-te à les insérer dans un cadre hégémo-
nique unique et n'a pas renoncé au
projet de l'ALCA. Aussi, aux côtés de
gouvernements qui lui sont incondi-
tionnels, il vient à Mar del Plata avec
la prétention de ressusciter le cadavre
de l'ALCA, alors que nos populationsont clairement exprimé le rejet d'une
telle intégration subordonnée aux
États-Unis.
Si sa stratégie en faveur des gran-des firmes nord-américaines s'est ac-
compagnée d'une militarisation expo-nentielle du continent et de l'implan-tation de bases militaires états-unien-
nes, le génocide George W. Bush
maintenant arrive au sommet de Mar
del Plata avec la prétention d'élever à
un niveau d'engagement continental
sa politique de sécurité au nom de la
lutte contre le terrorisme, alors que la
meilleure façon de l'éliminer serait de
renverser sa politique interventionnis-
te et colonialiste.
La déclaration officielle qui a été
soumise aux discussions des gouverne-ments révèle la menace réelle d'une
possible adoption des pires intentions
des États-Unis, même si elles arrivaient
à être nuancées. Cette déclaration re-
gorge de mots vides et de propositions
démagogiques pour combattre la pau-vreté et générer du travail décent. Les
offres qui sont lancées perpétuent un
modèle qui a fait de notre continent
l'un des plus misérables et injustes,avec une distribution de la richesse la
pire au monde.
Il s'agit d'un modèle qui bénéficie
à une minorité, qui dégrade les condi-
tions de travail, qui aggrave le mouve-
ment migratoire, la destruction des
communautés autochtones, la détério-
ration de l'environnement, la privati-sation de la sécurité sociale et de l'édu-
cation, l'application de normes qui
protègent les intérêts des grandes en-
treprises aux dépens des droits des ci-
toyens, comme c'est le cas dans le do-
maine de la propriété intellectuelle.
Au-delà de l'ALCA, on persiste à
aller de l'avant avec la Ronde de Doha
afin d'attribuer plus de pouvoirs à l'Or-
ganisation mondiale du commerce
(OMC) et imposer aux pays les moins
développés des règles économiques
inéquitables qui donnent préséance à
l'agenda des grandes entreprises. On
continue de favoriser le saccage de nos
biens naturels, de nos ressources éner-
gétiques ; on privatise la distribution
et on commercialise l'eau potable ; on
stimule l'appropriation et la privatisa-tion de nos réserves aquifères et hy-
drographiques, en convertissant le
droit humain d'un accès à l'eau en une
marchandise d'intérêt pour les trans-
nationales.
Pour imposer ces politiques, l'em-
pire et ses complices comptent sur le
chantage que permet la dette extérieu-
re, laquelle empêche le développementde nos peuples, violant tous nos droits
humains. La déclaration des présidentsn'offre aucune alternative concrète,
comme le seraient l'annulation et le
non-paiement de la dette illégitime, la
restitution de ce qui a été encaissé en
trop, et la réparation des dettes histo-
riques, sociales et écologiques à l'en-
droit des peuples de notre Amérique.
Nous, les délégué-e-s des divers
pays de l'Amérique, sommes venus ici
non seulement pour dénoncer mais
aussi pour démontrer que nous résis-
tons aux politiques de l'empire et ses
Documents
-153
alliés. Nous construisons des alterna-
tives populaires, forts de la solidarité
et de l'unité de nos peuples ; nous cons-
truisons un tissu social de bas en haut,
à partir de l'autonomie et la diversité
de nos mouvements, afin d'atteindre
une société d'inclusion, juste et digne.D'une seule voix, réunis au sein
du Ille Sommet des peuples de l'Amé-
rique, nous déclarons :
1. Les négociations visant la créa-
tion d'une Zone de libre-échange des
Amériques (ALCA) doivent être SUS-
PENDUES IMMEDIATEMENT ET
DEFINITIVEMENT, ainsi que tout
traité de libre-échange bilatéral ou ré-
gional. Nous endossons la résistance
des peuples andins et du Costa Rica
contre le Traité de libre-échange, celle
des peuples des Caraïbes pour que les
EPA (Economie Partnership Agrement)ne signifient pas une nouvelle ère de
colonialisme déguisé, ainsi que la lut-
te des peuples d'Amérique du Nord,
du Chili et d'Amérique centrale pourrenverser les accords de cette nature
qui les oppriment.2. Tout accord entre les nations
doit être fondé sur les principes du
respect des droits humains, la dimen-
sion sociale, le respect de la souverai-
neté, la complémentarité, la coopéra-
tion, la solidarité, la prise en comptedes asymétries économiques afin de
favoriser les pays moins développés.3. Nous nous engageons à favori-
ser et promouvoir des processus alter-
natifs d'intégration régionale, comme
peut l'être l'Alternative bolivarienne
des Amériques (ALBA).4. Nous assumons les conclusions
et actions issues des forums, ateliers et
rencontres qui se sont tenues pendantle Sommet et nous nous engageons à
continuer de consolider notre proces-sus de construction d'alternatives.
5. Il est incontournable d'annuler
la dette extérieure illégitime, injusteet impayable du Sud, de façon immé-
diate et sans condition. Nous nous as-
sumons comme créditeurs et exigeonsle paiement de la dette sociale, écolo-
gique et historique envers nos peuples.6. Nous assumons la lutte de nos
peuples pour la répartition équitablede la richesse, avec un travail digne et
la justice sociale, en vue de l'élimina-
tion de la pauvreté, du chômage et de
l'exclusion sociale.
7. Nous endossons la promotiond'une diversification de la production,la protection des semences originaires
que nous considérons comme patrimoi-ne des peuples au service de l'huma-
nité, la souveraineté alimentaire des
peuples, l'agriculture durable et une
réforme agraire intégrale.8. Nous rejetons de façon énergi-
que la militarisation du continent dont
l'empire du Nord fait la promotion.Nous dénonçons la doctrine de la sup-
posée coopération pour la sécurité hé-
misphérique que nous considérons
comme un mécanisme de répressiondes luttes populaires. Nous rejetons la
présence de troupes des États-Unis sur
notre continent, nous ne voulons ni
bases ni enclaves militaires. Nous con-
damnons le terrorisme mondial d'État
de l'Administration Bush, qui prétendmettre à sang la rébellion légitime de
nos peuples. Nous nous engageons à
défendre notre souveraineté dans la
région de la Triple Frontière, cœur des
ressources aquifères guaranis. En ce
sens, nous exigeons le retrait des trou-
pes états-uniennes de la République du
Paraguay.9. Nous condamnons l'immorali-
té du gouvernement des États-Unis
qui, pendant qu'il parle de combattre
le terrorisme, protège le terroriste Po-
sada Carriles [militant cubain anti-cas-
triste mis en cause dans l'attentat con-
tre un avion reliant Caracas à La Ha-
vane ayant fait 73 morts. Arrêté à Mia-
mi, le 17 mai 2005, le Venezuela de-
Documents
-154
mande en vain son extradition] et dé-
tient en prison cinq militants patriotescubains. Nous exigeons leur libération
immédiate !
10. Nous répudions la présence de
George W. Bush en ces dignes terres
latino-américaines, principal promo-teur de la guerre dans le monde et de
la doctrine néolibérale qui affecte
même les intérêts de son propre peu-
ple. D'ici nous transmettons un mes-
sage de solidarité aux femmes et aux
hommes états-uniens qui, dans leur
dignité, sentent de la honte à l'égardde leur gouvernement que condamne
l'humanité, et qui lui résistent contre
vents et marées.
Après Québec, nous avons cons-
truit une grande campagne et consul-
tation populaire continentales contre
l'ALCA, et nous avons réussi à l'arrê-
ter. Aujourd'hui, face aux prétentionsde ressusciter les négociations de l'AL-
CA et d'y ajouter les objectifs milita-
riste des États-Unis, au sein de ce Ille
Sommet des peuples des Amériquesnous assumons l'engagement de re-
doubler notre résistance, de consolider
notre unité dans la diversité, et de con-
voquer à une nouvelle mobilisation
continentale, plus importante encore,
pour enterrer l'ALCA à jamais. Forts
de cet effort, nous nous engageons à
construire simultanément notre alter-
native d'une Amérique juste, libre et
solidaire.
Traduction française,revue et corrigée :
http://
www.cumbredelospueblos.org/
la pensée 347155
LIVR 1---
SOMMAIRE
155 Le développement soutenable
Martino Nieddu
158 Faire de la politique autrement. Les
expériences inachevées
des années 1970
Patrick Coulon
159 Femmes philosophes,femmes d'action
Bénédicte de Maumigny-Garban
162 Parité !
Michel Cochet
164 Histoire de la Grande Kabylie,xixe-xxesiècles. Anthropologie
historique du lien social dans
les communautés villageoises
Jacques Couland
167 La foi des chrétiens racontée à mes
amis athées
Jean George
168 L'insulte (en) politique. Europe et
Amérique latine du xixe siècle à nos
joursJean Magniadas
Franck Dominique
Vivien, Le dévelop-
pement soutenable,
collection «Repères »,
Edition La Découverte,
Paris, 2005, 122 p.,
8,50 €.
Martino
Nieddu
L'ouvrage Le développement sou-
tenable arrive à point nommé pour tous
ceux qui s'intéressent à une notion en-
core souvent traitée avec mépris, car con-
sidérée comme un « concept mou », trop
polysémique pour être réellement prisau sérieux. Il méritait donc qu'on s'es-
saie à organiser un tableau raisonné des
différentes approches- encore fallait-il
oser s'attaquer au foisonnement et à la
diversité des travaux récents. Ce « Re-
père- La Découverte » atteint l'objectif
de la collection en réussissant une vaste
fresque, accompagnée de nombreux
encarts qui constituent en eux-mêmes
une petite encyclopédie portative autour
Livres
-156
de notions-clés (par exemple la distinc-
tion fondatrice entre conservation et pré-
servation, les définitions de
l'écoénergétique et de l'empreinte éco-
logique de l'activité humaine ou le rap-
pel de la nature normative de la notion
de développement, ainsi que ses carac-
téristiques de directionnalité, de
cumulativité et d'irréversibilité).
Néanmoins, cette synthèse donne
à voir plus que le format nécessairement
pédagogique laisse supposer. En effet,
dès le premier chapitre, on perçoit quela question centrale qui se pose à proposdu développement soutenable, c'est ce-
lui de la nature des acteurs en capacitéde doter d'un contenu concret cette no-
tion. Qui sont ceux qui sont les plus à
même de spécifier les formes concrètes
de soutenabilité, et donc de définir le
dosage réel entre les trois dimensions du
développement soutenable : économi-
que, sociale, ou environnementale, pourle traduire dans de nouvelles formes ins-
titutionnelles ? On comprend mieux
ainsi le choix du titre : Le Développe-ment soutenable reprend au plus prèsle terme anglais
- issu d'ailleurs du vieux
français comme en témoigne le plus an-
cien débat conscient sur la soutenabilité,
celui de la gestion bioéconomique de la
forêt française. Car il ne s'agit pas pourl'essentiel de « faire durer le développe-ment » ; il s'agit surtout de savoir si des
acteurs vont décider de le « soutenir »,
sous quelles formes et avec quels moyens
(y compris théoriques) pour guider leur
action.
Ainsi le premier chapitre retrace le
difficile accouchement de la notion de-
puis le rapport Meadows au club de
Rome en 1972, mais aussi, la même an-
née, l'émergence de l'idée d'une « seule
terre » à Stockholm ainsi que de la no-
tion d'écodéveloppement, axe privilégiédu Programme des Nations unies pour
l'Environnement, laquelle conduira à la
reconnaissance de patrimoines com-
muns qui pourraient être gérés directe-
ment au niveau mondial - dès le rap-
port dirigé par Tinbergen en 1976. On
notera que la succession durant les an-
nées 1990 et 2000 de « sommets » aux
avancées souvent trop modestes, con-
traste avec cette fermentation de la dé-
cennie 1970. Au-delà des déclarations
d'objectifs, on voit les experts à la recher-
che de stratégies d'action et de soutiens,
recherche qui aboutit dans l'organisationdu sommet de Johannesburg, à faire un
accueil particulier à 800 grandes multi-
nationales, avec l'espoir qu'elles seront
le moteur de l'ancrage définitif du dé-
veloppement soutenable dans une so-
ciété mondiale. Après ce chapitre des-
tiné à camper la trame historique de
l'émergence pour le moins hésitante de
la notion, les trois suivants ramènent le
foisonnement de la littérature à trois ty-
pes d'approches, dont chacun cherche à
ramener le problème du développementsoutenable sous la domination d'une des
dimensions contenues dans l'équilibreinstable de la notion. Les premières pen-sent pouvoir organiser la discussion sur
le développement soutenable à l'inté-
rieur des outils de la théorie économi-
que dominante (théorie de la croissance
endogène durable, théorie des exter-
nalités et régulation par le marché). Les
secondes considèrent nécessaire de re-
connaître la spécificité des soubasse-
ments biophysiques des systèmes
socioéconomiques et de les intégrer réel-
lement dans une gestion normative de
ces systèmes (l'économie écologique,
l'écoénergétique, les conventionnalistes
de l'environnement et l'écologie indus-
trielle). Les troisièmes mettent au cœur
de la problématique du développementdurable les inégalités et la transforma-
tion des rapports sociaux (l'écodéve-
loppement de Sachs, le courant de la
répartition environnementale, les parti-sans de la décroissance).
La robustesse de ce classement in-
cite à aller au-delà de l'opposition recon-
Livres
-157
nue par la littérature de l'OCDE (voir sa
publication de 2002, « Le développe-ment durable ») entre les tenants d'une
substantialité parfaite entre les capitauxen voie de disparition (capital naturel
mais aussi social) et un capital techni-
que supposé infini (soutenabilité forte)et les auteurs qui leur opposent, en s'ap-
puyant sur la critique que l'école de Cam-
bridge adresse aux néoclassiques, une
complémentarité entre différents typesde capitaux, et donc le fait que le capitalnaturel et le capital social seraient irré-
ductibles à du capital technique et de-
vraient donc être traités dans leur spéci-ficité (soutenabilité faible). Une lecture
attentive de la diversité interne à cha-
que chapitre incite à se demander si
Franck Dominique Vivien ne donne pasà voir aussi deux autres lignes de clivage.
D'abord, selon qu'elles considèrent
qu'il existe ou non une seule voie au
développement soutenable. Ainsi, les
tenants de la courbe de Kuznets
environnementale (en U inversé) consi-
dèrent que les pays « en voie de déve-
loppement » doivent passer par la phase« industrielle polluante » pour atteindre
le stade post-industriel moins consom-
mateur en matière et énergie ; la libéra-
lisation de l'économie et la relocalisation
des industries polluantes dans des pays« moins disant » environnemental et so-
cial seraient donc tout à fait progressis-tes. D'une autre façon, les tenants de
l'économie écologique oscillent entre
l'établissement de normes générales, is-
sues de contraintes biophysiques et le fait
que de telles contraintes, en différenciant
les territoires, imposent qu'on recon-
naisse la possibilité, et le droit à l'exis-
tence de zones à productivité différen-
tes.
Ensuite, les diverses approches se
distribuent selon la place qu'elles attri-
buent aux rôles respectifs des dispositifsindividuels ou collectifs. La partie de
l'analyse néoclassique la plus écoutée
consiste à considérer que les comporte-ments individuels suffisent à produire du
développement durable dès lors que le
système d'incitations est bien posé, à tra-
vers l'évolution des prix relatifs ou
l'internalisation des externalités. On peutse demander si le principe pollueur-
payeur ne permet pas d'occulter les res-
ponsabilités globales, et ne fait pas que
reporter, dans une société de division du
travail la responsabilité sur le méchant
industriel polluant tout en exonérant ses
donneurs d'ordre de leur responsabilitécollective. Or l'approche néoclassiquedélivre des résultats plus ambigus : ainsi
pour d'autres, l'intervention de l'État est
nécessaire, au nom de la règled'Hartwick : à savoir conduire le
réinvestissement de la rente liée à l'ex-
ploitation des ressources épuisables dans
le capital technique qui doit les substi-
tuer, via un système de taxation ou un
fonds d'investissement spécifique. On ne
peut dire plus clairement l'absence de
confiance de certains néoclassiques dans
les changements de prix relatifs produits
par les dommages écologiques ou l'épui-sement des ressources naturelles, sur la-
quelle les tenants de l'économie de mar-
ché comptent pour produire spontané-ment du développement soutenable.
On retrouve une tension de même
nature au sein des autres types d'appro-ches ; l'économie écologique peut être
opposée à l'écologie industrielle en ce
que la première compte sur l'introduc-
tion de normes socio-économiques et
environnementales, alors que la seconde
voit dans le monde de l'entreprise et les
libres réactions individuelles de ces en-
treprises au sein de « l'écosystème indus-
triel » les clés pour donner un caractère
opérationnel au développement soute-
nable. La place des individus est égale-ment centrale dans la théorie de la dé-
croissance qui pose que l'adoption de
comportements individuels « d'austérité
joyeuse » sera plus efficace que la mobi-
Livres
-158
lisation de forces sociales au service d'une
meilleure « répartition environ-
nementale ».
Cette double tension entre l'indivi-
duel et le collectif, entre l'unité recher-
chée sur un objectif de développementdurable et la nécessité de reconnaître une
diversité d'options sans la figer dans la
reconnaissance d'inégalités historiques,laisse bien penser comme le dit l'auteur
que le développement durable, plus
qu'une solution est devenu un problème.La reconnaissance de ce problème a été
un premier combat, celui des années
1970. On conçoit bien que la recherche
des outils d'action, des technologies de
l'action sociale à stabiliser est devenue
un enjeu de confrontation sociale, autour
duquel se réordonnent les grands affron-
tements politiques, qu'ils portent sur les
questions d'égalité sociale, de mondiali-
sation ou sur la survie des Etats-Nations.
Et l'on comprend mieux la polysémie du
terme, son caractère apparemment va-
gue et contradictoire. Lintérêt principalde la somme proposée par Franck Do-
minique Vivien est de ne pas avoir mas-
qué cette difficulté, tout en montrant la
consistance des productions théoriques,ce qui permet à chacun d'en resituer les
enjeux potentiels, s'il le souhaite.
Hélène Hatzfeld, Faire
de la politique autre-
ment. Les expériences
inachevées des années
1970, Presses Universi-
taires de Rennes, 2005,
328 p., 21 E
Patrick
Coulon
Hélène Hatzfeld est docteur d'État
en science politique et maître de confé-
rence à l'Institut d'études politiques de
Paris. Louvrage qu'elle a écrit nous en-
traîne dans la période charnière des « an-
nées 70 ». Plus précisément elle nous
invite à la relecture des évolutions des
conceptions de la démocratie et du poli-
tique dans les partis de gauche, associa-
tions et nouveaux mouvements sociaux.
D'une partie de la gauche devrait-on dire
puisque ses « objets d'études » sont le
Parti socialiste, le PSU, la CFDT, les clubs
et associations qui dans la recherche
d'« une autre façon de faire de la politi-
que » participeront de part leurs évolu-
tions, leurs tâtonnements et choix à se
faire phagocyter par le Parti Socialiste
alors particulièrement affaibli dans une
gauche où l'influence du PCF était dé-
terminante.
A cette période- on sort des événe-
ments de mai et juin 1968 - de multi-
ples questions agitent cette mouvance :
à quoi servent les partis, peut-on remet-
tre en cause la division des rôles entre
parti, syndicat et association ? Lexigencemonte de construire une autre forme
d'organisation, un parti ouvert, qui fe-
rait participer les citoyens à l'élaboration
Livres
159
d'un programme politique. Le Parti so-
cialiste sera particulièrement habile dans
la captation de cette recherche (voir
l'opération des Assises du Socialisme).Selon l'auteure les luttes ayant trait au
social et sociétal tendent à supplanter le
combat contre l'exploitation mené parle mouvement ouvrier. Surgissent les
thématiques portées par le mouvement
de libération des femmes, l'exigence de
nouveaux rapports entre sexes, entre les
hommes et la nature. tinterpellation du
politique à travers l'émergence du mou-
vement social, la demande de redéfini-
tion de la place respective de l'État et
des citoyens, le déplacement vers le lo-
cal, la participation vue comme remède
de la démocratie, le cheminement vers
la référence à l'autogestion traversent les
quelques 300 pages de l'ouvrage struc-
turé autour de 3 grands chapitres : Les
organisations en débat, Mouvement so-
cial : la quête d'une alternative, L'inter-
pellation du politique.On ne peut que conseiller la lecture
de cet ouvrage qui montre comment les
« années 70 » ont façonné de deux fa-
çons la situation à laquelle nous sommes
confrontés aujourd'hui : par la structu-
ration du champ politique qu'elles opè-
rent ; par les questions qu'elles ont po-sées et laissées en suspens. On regret-tera seulement que l'analyse ne prenne
pas en compte le lien entre le mouve-
ment du Capital, et la montée d'aspira-
tions, de défis et d'enjeux corollaires à
sa logique d'extension.
Michel Paraire. Femmes
philosophes, femmes
d'action, Editions Le
Temps des Cerises, 2004,
144 p., 10 €.
Bénédicte
de Maumigny-Garban
Michael Paraire cherche à réhabili-
ter huit femmes philosophes, grandesoubliées de l'histoire, et s'attache à nous
faire découvrir la richesse de leurs pen-sée et intuitions. Son étude s'étend de la
Révolution française au xxe siècle et, bien
loin des clichés traditionnels qui tendent
à enfermer les femmes dans un rôle
d'écrivain et de porte-parole du fémi-
nisme, se donne pour objectif de dévoi-
ler leurs théories.
Pour cela, l'auteur structure son ana-
lyse selon un plan défini : traits de vie
de chaque philosophe, examen de ses
idées et concepts, contribution, origina-lité et apport dans le domaine philoso-
phique, postérité sans jamais se dépar-tir pour autant d'un esprit critique.
Le trait d'union qui réunit ces fem-
mes s'incarne à travers une conceptionhumanitaire et progressiste de la société.
Ces philosophes veulent faire évoluer la
société dans le sens du bien commun et
d'un idéal de démocratie.
- Madame de Staël (1766-1817)n'est pas seulement l'auteur de Lettres
sur les ouvrages et le caractère de Jean-
Jacques Rousseau (1788), de romans tels
que Delphine, Corinne ou l'Italie, mais
aussi une philosophe préoccupée par les
mœurs et la vie politique de son temps.Dans De l'influence des passions sur
le bonheur des individus et des nations
Livres
160
(1796) et Des circonstances actuelles qui
peuvent terminer la Révolution et des
principes qui doivent fonder la Républi-
que de France (1798), elle propose une
nouvelle vision de la politique désormais
fondée sur la morale, à l'abri des pas-sions qui font s'entredéchirer les hom-
mes et s'appuyant sur le principe d'un
régime républicain.Avec De l'Allemagne (1813) elle of-
fre un tableau de l'histoire de la méta-
physique moderne qui fait d'elle la pre-mière historienne de la philosophie.
- Flora Tristan (1803-1844) élabore
ses conceptions philosophiques et socia-
les à la faveur des observations rappor-tées de ses voyages au Pérou et en An-
gleterre.
Pérégrinations d'une paria (1838)
dresse le tableau du peuple sud-améri-
cain exploité, maintenu dans l'ignoranceet la misère par le pouvoir politique et
l'Église.Promenades dans Londres (1840)
décrit la vie des ouvriers, parias de l'éco-
nomie libérale, conduits à se prostituer,victimes de la prison, au sein de la na-
tion la plus riche du monde.
EUnion ouvrière (1843) avec la-
quelle Flora Tristan rentre véritablement
dans la légende du mouvement social,
défend la création d'une institution
vouée à la défense des intérêts et droits
des ouvriers, assurant l'éducation des
enfants, les soins aux malades et person-nes âgées, fondée sur le principe d'une
égalité des sexes, condition de sa réali-
sation.- Louise Michel (1830-1905) décou-
vre le mouvement républicain en 1856
et opte rapidement pour un radicalisme
proche de l'anarchisme. En 1870, elle se
fait connaître en participant à la Com-
mune et entame alors un parcours de
militante, ponctué de nombreux séjoursen prison et d'une condamnation à la
déportation qui la conduit pour sept ans
en Nouvelle Calédonie (1871 à 1876).
Ses Mémoires (1886) projettent la
vision d'un avenir conditionné à l'avè-
nement de la Révolution, mêlant toutes
races et nations, avec des hommes et des
femmes égaux, bénéficiant de la même
éducation et des lumières de la science.
Elle considère que les principes peuventse conquérir par la force. Elle dénonce
l'éducation donnée aux filles, la servi-
tude des femmes.
Prise de possession (1888) appelleà l'établissement d'une République so-
ciale fondée sur le travail contre le capi-tal, dirigée par le peuple lui-même. A
travers ma vie (1894), poème, résonne
comme un hymne en faveur de la na-
ture, du progrès du communisme.
La Commune, histoire et souvenir
(1898) relate le premier grand soulève-
ment populaire dirigé par des prolétai-
res, annonciateur des révolutions du xxe
siècle. Le mouvement anarchiste a in-
contestablement puisé dans les théories
de Louis Michel.- Rosa Luxemburg (1870-1919) in-
tègre le mouvement ouvrier internatio-
nal avec son premier ouvrage Réformesociale et révolution (1898). Elle s'illus-
tre en participant au Congrès de la
Deuxième Internationale à Paris, à la
Révolution russe aux côtés de Lénine, à
la création du parti communiste alle-
mand et à l'insurrection spartakiste en
1919 (année au cours de laquelle elle est
assassinée par les Corps francs).
Dans Riforme sociale et révolution,
Rosa Luxemburg s'insurge contre l'op-
portunisme de la social-démocratie et
prend parti pour la révolution, seule al-
ternative possible pour le prolétariat.Dans Grève de masse, partis et syndi-cats (1906), elle soutient le principe de
la grève de masse, seule capable de créer
des institutions neuves.
Dans Révolution russe (1922) elle
critique sévèrement certains éléments de
la politique léniniste : l'absence de na-
tionalisation de l'agriculture, le droit des
Livres
-161.
nations à l'autodétermination, la concep-tion du pouvoir en terme de terreur, et
affirme que l'alternative entre « dictature
ou démocratie » doit être remplacée par« démocratie bourgeoise ou démocratie
sociale ». Le communisme progressiste
s'appuie sur les idées formulées par Rosa
Luxemburg.-Alexandra Kollontaï (1872-1952)
rentre au parti bolchevique en 1915 et
devient dès ce moment pionnière de l'or-
ganisation des femmes ouvrières en Rus-
sie.
Dans Bases de la question féminine
(1909) elle découvre les rôles joués parle capitalisme et la grande industrie dans
la misère des femmes et dévoile la socia-
lisation des moyens de productioncomme remède véritable face à la pau-vreté et à l'esclavage.
Dans La Nouvelle morale et la classe
ouvrière (1918) elle entrevoit avec la ve-
nue du socialisme la possibilité d'un nou-
vel état pour les femmes, délivrées de la
tyrannie du ménage, célibataires et uti-
les au plan collectif, et soumet l'idée
d'une union basée sur l'égalité et le res-
pect mutuel, théories plus particulière-ment développées dans Thèse sur la
morale communiste dans les sphères des
relations maritales (1921).Dans EOpposition ouvrière (1921),
qui lui vaut l'exclusion du parti, elle s'op-
pose aux idées des dirigeants sur la ques-tion du commandement unique pour
suggérer un collectif émanant directe-
ment des ouvriers, et stigmatise, enfin,
les effets pervers de la bureaucratisation.
Alexandra Kolontaï inspire tout le mou-
vement féministe du xxe siècle et notam-
ment Simone de Beauvoir.
Simone Weil (1909-1943) adhère à
la CGT puis à la CGTU à compter des
années 1930, après son agrégation de
philosophie, s'engage dans les brigades
rouges en 1936 et travaille quelque
temps comme ouvrière chez Alsthom et
Renault.
Elle s'appuie sur son expérience
lorsqu'elle rédige son premier ouvrageLa Condition ouvrière où elle juge
l'après 36 comme fédérateur de frater-
nité et d'espoir entre ouvriers et émet
l'idée d'une commission d'experts lors
de tout licenciement, pour plus d'équité.L'Enracinement (1938) reflète la
crise religieuse qui l'a conduite à réorien-
ter totalement sa vie et propose un en-
semble de mesures : une réelle diffusion
du savoir, une transformation des ma-
chines, l'organisation de corporations
pour chaque métier, la valorisation du
travail artisanal et l'appropriation indi-
viduelle des moyens de production.La Pesanteur et la grâce, son testa-
ment éthique, montre l'affrontement
entre deux forces, la lumière et la pe-santeur au sein de l'univers. Pour Simone
Weil le mal est constitutif du monde, la
contradiction habite l'homme. Cette
prise de conscience rapproche de la grâceet du cheminement qui y conduit.
- Hannah Arendt (1906-1975) re-
joint le mouvement sioniste en réaction
à la montée de l'antisémitisme, aprèsavoir fait des études de philologie, théo-
logie, philosophie (elle est l'élève de
Husserl et de Heidegger). Après avoir
échappé à la gestapo, elle gagne les
Etats-Unis où elle enseigne les sciences
politiques et la philosophie à partir de
1941.
Dans les Origines du totalitarisme
(1951) elle étudie le phénomène politi-
que qui a émergé dans les années 30, en
Allemagne et en Russie. Avec la Nature
du totalitarisme (1954) elle démontre
que celui-ci résulte de régimes fondés
sur la terreur et l'idéologie. Hannah
Arendt met en cause la responsabilité des
régimes politiques qui entretiennent
délibérément les individus dans un état
d'abandon et d'isolement pour mieux les
dominer.
Avec la Condition de l'homme mo-
derne (1958) elle montre que nous som-
Livres
162
mes passés désormais dans un cycle de
production, consommation, distribution
qui a détruit l'œuvre en elle-même et
condamné l'homme à l'état d'animal
laborans. Où trouver alors les conditions
de dignité de notre humanité ? Dans la
parole et l'action qui prennent sens au
sein d'une pluralité de l'être.
La pensée d'Hannah Arendt a ali-
menté toute la philosophie des années
70 et reste d'actualité à l'heure du mon-
dialisme.- Simone de Beauvoir (1908-1986).
Si elle se trouve reconnue comme auteur
d'une œuvre autobiographique impor-
tante, de romans, et compagne de Sar-
tre, elle demeure aussi une philosopheà part entière.
Pyrrhus et Cinéas (1944) aborde les
problèmes relatifs à l'éthique et la poli-
tique : pour la philosophe, l'homme est
projet, tension vers l'avenir auquel il doit
donner forme.
Pour une morale de l'ambiguïté
(1947) pose les principes de l'action et
montre que le seul moyen de surmonter
le doute qui l'accompagne réside dans
l'affrontement, mode d'action authenti-
que.Le Deuxième sexe dénonce l'op-
pression dont sont victimes les femmes
et s'élève contre la notion d' « idéal fé-
minin ». Il n'y a pas de nature féminine
à proprement parler mais une condition
féminine créée par le contexte sociocul-
turel. Simone de Beauvoir s'interroge sur
les espoirs qui demeurent, face à cette
situation, et entrevoit une triple solution :
l'union libre, la lutte pour obtenir l'éga-lité entre hommes et femmes, et une
véritable éducation pour celles-ci.- Gisèle Halimi, Elisabeth Badinter
s'inscrivent dans le prolongement de la
réflexion ouverte par Simone de Beau-
voir.
Ces huit philosophes ne se sont pascontentées d'exposer leurs idées, au nom
d'un idéal de partage et d'égalité, d'une
morale et d'une éthique de la politiqueet du social, elles ont eu le mérite de
proposer un ensemble de solutions pra-
tiques, de chercher une mise en œuvre
possible. C'est cet aspect qui contribue
aujourd'hui à l'intérêt de leur propos et
qui justifie une reconnaissance méritée
comme le souligne Michael Paraire.
Joan W. Scott, Parité !,
Éd. Albin Michel, Biblio-
thèque« Albin Michel
Idées », 254 p., 24 €.
Michel
Cochet
Joan Walllach Scott est une histo-
rienne américaine spécialisée dans l'his-
toire des femmes et du féminisme, spé-cialement en France 1. Dans Parité ! elle
propose de revenir sur l'émergence et le
développement d'un « Mouvement pourla parité » qui depuis les années 1990
tente d'imposer la présence d'un nom-
bre égal de femmes et d'hommes parmiles élus de la République. Elle traite ce
sujet en historienne, en philosophe, et
en féministe engagée dans l'action en
faveur de l'évolution de la situation des
femmes dans la société.
La question de la place des femmes
en politique n'est pas nouvelle ; pas plus
que celle de ce que serait une juste re-
présentation. Le premier mérite de cet
1.Elleenseignel'histoireà l'InstituteforAdvanced
Studyde Princeton.Ont été traduits en Français:Les Verriersde Carmaux: histoired'une verrerie,du compagnonnageau syndicalisme(Flammarion,1982), et La Citoyenneparadoxale, Lesféminis-tesfrançaiseset les droitsde l'homme(Albin Mi-
chel, 1998).
Livres
-163.
ouvrage est de rappeler les données es-
sentielles historiques et politiques de ce
problème. Lopposition entre deux con-
ceptions de la représentation depuis la
Révolution française et déjà à l'œuvre
lors même de la Révolution (Girondins
contre Jacobins, ou Condorcet contre
Robespierre) est exposée dans ses fon-
dements théoriques et dans son histoire
au cours des xixe et xxe siècles. Quel est
le rôle du représentant ? Et comment
doit-il être choisi ?
Le fond de la difficulté tient dans le
fondement même de l'idée républicaine,fondée sur deux principes : d'une part,la transcendance de la nation par rap-
port à la mosaïque des diversités collec-
tives et individuelles ; d'autre part la
position d'individus libres, indépendantsde leurs déterminations collectives et
individuelles, guidés par la raison, prin-
cipe universel qui les unit (sans doute
plus en droit qu'en fait). Il s'agit d'abs-
tractions, de pures idées. Comment dès
lors représenter ce qui n'existe qu'enidée ? Et que faire de la réalité empiri-
que, diverse et changeante ? Faut-il la
nier ou tenter d'en reproduire l'imagedans la représentation nationale ?
Mais l'auteur(e) souligne la diffé-
rence entre le combat pour la parité à la
fin du xxe siècle et celui, « classique »
pourrait-on dire, pour la représentationde divers groupes (qu'ils soient sociaux,
ethniques, ou même qu'il s'agisse des
femmes). C'est que des femmes deman-
daient dans le premier cas non pas à être
représentées 2 mais représentantes. Ce
pourquoi se battaient les partisan(e) s de
la parité, c'est le droit pour une femme
de représenter aussi bien des hommes
que des femmes, et non pas simplementdes femmes. Cela a donné à cette lutte
toute son originalité, puisqu'il ne s'agis-sait pas, nous dit J.W.Scott, d'exiger
qu'une « communauté » particulière,définie par le sexe, ait des représentants,mais que les représentants soient à éga-lité des hommes et des femmes.
Le clivage traditionnel entre répu-blicains et communautaristes (quelle quesoit la communauté à laquelle on songe)se trouvait ainsi dépassé, puisque ce quiétait revendiqué c'est le droit pour une
femme, en tant que femme, d'être cet
« individu abstrait », susceptible de repré-senter aussi bien des hommes que des
femmes, que doit être le représentantdans l'idée républicaine. C'est ce qui a
fait, par une conséquence nécessaire, que
beaucoup 3, aussi bien du côté des te-
nants d'un républicanisme universaliste
(niant la valeur politique de la différen-
ciation sexuelle, et opposés de manière
générale aux quotas) que de celui de fé-
ministes « traditionnelles » concevant la
différence des genres comme une diffé-
rence essentielle, ou de nature, ont soit
fortement lutté contre, soit détourné le
sens de ce combat.
La position n'était pas facile à te-
nir : lutter contre une discrimination sans
tomber dans un différencialisme
essentialiste, ou, en d'autres termes, con-
cilier une revendication paritariste sans
tomber dans un communautarisme.
Ainsi J.WScott définit-elle l'objectifdu mouvement pour la parité :
« La stratégie de la parité a consisté
à montrer du doigt l'hypocrisie d'un uni-
versalisme qui, historiquement, a
privilégié le sexe masculin en faisant des
hommes l'équivalent du général et de
l'abstrait (désigné par la raison), et des
femmes celui du particulier et du con-
cret (signalé par le sexe)4
[.]
2. Rappelonsque cedroit, celuid'être électeur,n'a été accordéaux femmesfrançaisesque très tardive-ment (1944).3. Sansparler des opposants traditionnels à la participation desfemmesà la viepolitique.4. Parité! p. 105.
Livres
-164
Et elle ajoute plus loin, évoquantune des promotrices du mouvement,
Claude Servan-Schreiber : « Le but
n'était pas de défendre un intérêt parti-culier des femmes ou d'apporter une
contribution spécifiquement féminine à
la fabrication des lois, a-t-elle précisé
(« Nous tombons là dans un discours
différencialiste que, pour ma part, je ne
partage pas du tout »). Il s'agissait de faire
des femmes des représentants crédibles
de la nation ».5
L'histoire du mouvement, les cir-
constances dans lesquelles il s'est déroulé
et, au moins provisoirement, achevé ont
d'ailleurs bien révélé cette difficulté.
Lauteur(e) rappelle ainsi que les débats
sur le PACS sont venus en quelque sorte
« parasiter » celui sur la parité. A cette
occasion, en effet, le problème de la dé-
finition du couple comme composé d'un
homme et d'une femme a ramené sur le
devant de la scène des conceptions
essentialistes, fondant en nature la dif-
férence des genres 6.
Finalement, on le sait, plus sans
doute sous la pression du poids électo-
ral des femmes que par conviction pro-
fonde, la loi sur la parité fut votée parles parlementaires. Même si cette loi fut
partielle (limitant les exigences paritai-res aux élections sur listes et à la propor-tionnelle, comme les européennes, ou
les municipales), si son application ne
s'est pas déroulée sans de multiples ré-
sistances, et si elles a donné lieu à des
détournements que rappelle J .WScott,elle a finalement été adoptée, introdui-
sant le principe de la parité dans la ré-
publique.La conclusion du livre ébauche quel-
ques réflexions sur l'avenir : la victoire,
même partielle, du mouvement pour la
parité produira-t-elle à terme des modi-
fications finalement profondes dans la
vie politique française ? Et ces modifica-
tions remettront-elles en cause ou non
l'idée républicaine fondée sur l'égalitéen droit des citoyens ? Issue républicaine,ou évolution vers une démocratie plusou moins communautariste ?
«. l'affaire de la parité se conclura
non pas dans les spéculations des philo-
sophes mais dans les contingences de
l'histoire. »7
Alain Mahé, Histoire de la
Grande Kabylie, xnf-xx6
siècles. Anthropologie
historique du lien social
dans les communautés vil-
lageoises, Paris, Bou-
chène, 2001, 650 p.,
41,16 €. Annexes, Biblio-
graphie.
Jacques
Couland
Cet ouvrage est tiré d'une thèse sou-
tenue en 1994, prolongée, dans son écri-
ture, jusqu'à la veille de la prise en main
par les « larch-s » kabyles d'un mouve-
ment « citoyen » algérien, dans la me-
sure où les revendications qui sont les
siennes ne se veulent pas limitées à sa
seule région d'origine. C'est dire la large
gamme d'intérêt qui pourrait être le sien.
5. Id., p. 106.
6. Ce fut le casnotamment de la philosophe S.Agacinski,abondamment citéepar J.W.Scottpour sesinterventionsdurant cettepériode.7. Id., p. 254
Livres
-165
Lauteur, dès l'introduction, pré-sente un plaidoyer pour réhabiliter
l'étude des institutions politiques loca-
les, les djemâa-s maghrébines, qui, dans
les régions rurales où elles se sont pé-
rennisées, auraient pu « constituer des
points d'ancrage à la construction du sys-tème démocratique, autogestionnaire et
socialiste que les leaders nationalistes
projetaient pour leur pays » (p. 7). On
remarquera que les qualifications de ce
« système » renvoient à l'Algérie, dans la
contemporanéité, au moment où la thèse
se prépare, de l'après printemps berbère
(1980), surtout concentré sur la Kabylie,
plus rarement ou pas du tout sur les
autres régions « berbères » (Aurès, Mzab,
Hoggar et autres).Dans la mesure où les djemâa-s
(berbérisées en tajmat-s) y sont toujours
attestées, il y a donc quelque cohérence
à faire porter l'analyse sur la qualité et
l'évolution du lien social dans les com-
munautés villageoises qui constituent le
cadre de vie des Kabyles, et plus parti-culièrement en Grande Kabylie, à l'iden-
tité la mieux marquée : un espace rural
d'une densité démographique quasi-ur-baine dans une région paysanne à la
vocation agricole contrariée.
Lauteur procède en deux temps :reconstituer une sorte d'épure de l'orga-nisation villageoise à la veille de la con-
quête française, puis dérouler le fil de
l'histoire et apprécier les changements
sociaux, résultant de la colonisation
comme de l'indépendance.
Lépure du lien social traditionnel
permet de dégager quatre systèmes sym-
boliques qui le sous-tendent : l'ethos de
l'honneur du système vindicatoire ; l'or-
dre islamique qui parcourt l'ensemble du
système social et dispose, avec les mara-
bouts, de ses propres desservants ; le sa-
cré magico-religieux qui imprègne l'ac-
tivité agricole, inspire les rituels domes-
tiques, les procédures judiciaires de rè-
glements des conflits ; l'esprit municipal
et le civisme, sanctionné par l'assemblée
villageoise pour garantir le respect de la
morale spécifique (herma) du village.La place manque pour rendre ici la
finesse des analyses des effets des évolu-
tions historiques contextuelles sur ces
systèmes symboliques. Des sept étapes
distinguées pour la période coloniale, on
se contentera de signaler le passage sur
le « mythe kabyle » (pp. 147-157), for-
malisé à partir des années 1860 et dé-
rivé, à partir de « bribes de connaissan-
ces » antérieures et nouvelles, d'un sys-tème d'oppositions binaires : Arabe/Ber-
bère, nomade/sédentaire, sémitisme/ori-
gine nordique, etc. Même en l'absence
de « politique kabyle » officielle, cela fa-
vorisera une sur-représentation kabyleen matière de scolarisation et d'accès à
la culture, d'immigration, de représen-tativité dans les instances élues, dans les
contingents accédant à la nationalité
française, plus largement aux valeurs
laïques. Il en résultait « une ambivalence
pernicieuse dans les représentations queles Kabyles entretenaient sur leur pro-
pre identité » (p. 281).Sous la colonisation, ce sont les trois
premiers niveaux qui seront les plus tou-
chés : la destruction des unités de pro-duction et de consommation gérées dans
l'indivision, l'imposition du régime pé-nal français, contribuent à privatiser le
sens de l'honneur ; l'accès à la culture
française (école, immigration, rationa-
lité économique), mais tout autant au
mouvement de renaissance culturelle
(nahda) et de réforme arabo-islamique,contribuent à la sécularisation des repré-sentations et à la décléricalisation des
communautés locales ; la dépaysan-nisation entraîne un reflux du sacré
magico-religieux. Mais il n'en est pas de
même de l'esprit municipal et du sens
civique : le « phénomène le plus inat-
tendu » de la recherche (p. 566) est de
révéler « la pérennité de la sacralité de
la herrna du village » ; « les tajmat de ces
Livres
-166
villages continuent de sanctionner avec
la plus grande rigueur les atteintes à la
herma du village, notamment au moyende l'antique ostracisme ».
Pour l'Algérie indépendante, trois
étapes sont distinguées, dont l'une
(1980-1988) permet de faire sa place au
moment tournant du printemps berbère
d'avril 1980. Pour cette période, le dé-
coupage est focalisé autour de la remise
en cause du monolithisme de l'État al-
gérien, de l'idéologie arabo-islamiste. Le
mouvement culturel du printemps ber-
bère d'avril 1980, est présenté comme
le premier mouvement social à créer un
brèche dans le monolithisme de la vie
politique algérienne. Ses revendications
ne remettent pas en cause l'intégrité de
l'Algérie, une formule de type autono-
miste n'est pas envisagée, mais un droit
d'expression en langue berbère et « en
arabe algérien » en opposition avec l'ara-
bisation du quotidien et de l'enseigne-ment qui déberbérise et défrancise.
Lauteur (qui rencontre la Kabylie à cette
époque) s'interroge sur l'articulation
entre berbérisme, revendication démo-
cratique et laïcisme (p. 472). Il avait rap-
pelé auparavant la participation des
Kabyles à la guerre de libération, tout
autant - à de rares exceptions dans les
deux cas -qu'à la résistance à la con-
quête coloniale :
Ce serait l'impuissance à constituer
un espace de liberté dans la sphère poli-
tique nationale qui aurait mis en de-
meure les militants à le réaliser chez eux :
à partir du printemps 1980, les jeunesdu MCB réinvestissent les affaires de
leurs villages, non sans conflit avec les
« anciens ». Le découpage communal de
1984 se veut une réponse de l'adminis-
tration à cette redynamisation : elle ré-
tablit la cohérence topographique et his-
torique, donc culturelle, de la région.Mais les conseils municipaux sont,
comme ailleurs en Algérie, sous le con-
trôle du FLN ; les villageois reportent
donc sur la tajmat, maintenue par eux
en parallèle, leur énergie et leurs espoirs.La vie municipale est toutefois affectée
par la lutte pour le contrôle du MCB,
exacerbée après la libéralisation du ré-
gime associatif et du système électoral,
amorcée quelques mois après la répres-sion des manifestations d'octobre 1988.
Elle se cristallise, à partir de 1989, entre
une opposition entre le Front des Forces
Socialistes (FFS) d'Aït Ahmed et le Ras-
semblement Culturel Démocratique
(RCD) de Saïd Sadi. Mais, quoi qu'il en
soit des structures administratives mo-
dernes résultant d'élections locales, ré-
gionales et nationales et de l'existence
de partis politiques, l'auteur conclut que« la démobilisation politique des mili-
tants consécutive à l'opposition FFS/
RCD, s'est accompagnée, comme par
contrecoup, du réinvestissement par les
militants du mouvement culturel berbère
de la vie municipale de leurs villages »
(p. 570). Il décompte déjà (donc fin
2000), au-delà des assemblées de villa-
ges, l'existence de plus de 400 associa-
tions culturelles, les seules semble-t-il
investies, contrairement aux assemblées
de village, par les jeunes filles (un tiers
des adhérents).La richesse des données de terrain
(appuyée par d'importantes annexes)contribuera sans doute à une féconde
relance des réflexions (et débats) sur ce
que j'appellerai les formes d'identifica-
tion et de solidarité dans leurs combina-
toires au regard de l'évolution histori-
que. La large extension, depuis la sortie
du livre, du mouvement des 'arch-s, dans
le grave enchaînement du cycle mani-
festation/répression, confirme l'essentiel
des conclusions de l'auteur. On pourra
regretter, toutefois, quand les toutes der-
nières années sont abordées, une ten-
dance à glisser de l'anthropologie histo-
rique à la politologie partisane : la partfaite au FFS devait-elle conduire à dé-
crier le RCD et les mouvements proches ?
Livres
167
D'autre part, pour autant que les jeunesmilitants des 'arch-s s'opposent à tout
processus électoral officiel, municipales
comprises, on eût aimé trouver plus quedes allusions sur la gestion comparée des
municipalités gérées par le Front islami-
que de salut (FIS), un temps, d'autres
temps par le FFS et le RCD.
Dominique Fontaine, La
foi des chrétiens racontée
à mes amis athées, Les
éditions de l'atelier, 2006,
143 p., 13 €.
Jean
George
Lauteur, prêtre de la Mission de
France, a passé quatorze ans à Ivry-sur-Seine où, peu de temps après son arri-
vée, il a rencontré Thierry, un militant
communiste avec qui il a participé à de
nombreuses actions de défense de l'em-
ploi, de soutien aux chômeurs. Ainsi est
née une solide amitié. Conscient que sa
vie « est fondée sur des valeurs qui sont
proches de celles des chrétiens » qu'il fré-
quente et poussé par sa femme, Thierrya demandé à Dominique Fontaine de lui
« parler de la foi chrétienne », cherchant
« seulement à comprendre. Peut-être
pour mieux [se] comprendre [lui]-même ». Toute la famille a participé à
ces « soirées mémorables ».
Ainsi est né ce livre d'amitié et de
dialogue écrit, précise le récitant,« d'abord pour Thierry et sa famille.
et grâce à eux. Grâce à eux et à d'autres
amis athées avec qui [il a] pu dialoguer ».
Au fil des échanges, en réponse aux in-
terrogations, parfois aux objections, le
prêtre évite le piège apologétique et li-
vre ce qu'il croit, de façon simple, riche
de sens et souvent prenante. Le Jésus
qu'il présente est « un homme étonnant »
qui « n'est pas venu fonder une nouvelle
religion » et qui a annoncé « une autre
manière de vivre en société, une autre
logique des relations humaines ». À la
lumière de la tradition évangélique Do-
minique Fontaine parvient à faire com-
prendre que pour lui, à travers Jésus,« Dieu n'est pas une idée mais une ex-
périence ». La foi, explique-t-il, naît
d'une « décision de croire ». Il ajoute quedans la personnalité de Jésus il y a son
message de fraternité et d'amour, le
drame de sa mort, mais aussi « cette re-
lation particulière à Dieu qu'il appelaitson père. Elle est incontournable. » Pour
autant, cette foi n'est pas présentéecomme La Vérité : « Ce temps trans-
cendé des moments de bonheur ou de
détresse peut être ressenti comme un
indice ou un signe de l'existence de
Dieu ; mais il peut être interprété diffé-
remment ».
La foi des chrétiens racontée à mes
amis athées. Le titre mérite réflexion.
Quels chrétiens et quels athées ? Thierryet Dominique ont en commun la foi en
l'homme et surtout la volonté de « par-ler ensemble de la mort et de la vie, de
ce monde qu' [ils continuent] humble-
ment mais résolument à transformer ».
Thierry est de ces athées pour qui, ex-
plique son ami, « le mot Dieu ne repré-sente rien dans leur univers culturel et
personnel. Mais il n'y a chez eux aucune
hostilité. Et pour eux, être sans « Dieu »
ne signifie pas être sans la question quecertains abordent en employant le mot
« Dieu ». Cette question qui nous con-
cerne tous peut se décliner ainsi : Ya-t-
il un absolu dans ce monde où tout est
relatif ? Y a-t-il une réalité (ou une per-
Livres
-168
sonne) à laquelle nous pourrions faire
confiance de façon absolue ? Y a-t-il un
amour plus grand que nos amours et quirende nos amours éternelles ? »
Sans la volonté commune de libé-
ration humaine le dialogue dont rend
compte Dominique Fontaine eût été
impossible. Thierry aurait-il pu discuter
de Jésus avec un prêtre partageant, par
exemple, les convictions théologiques et
surtout politiques de Michel Camdessus,
ancien directeur du FMI, responsable à
ce titre du désastre des plans d'ajuste-ment imposés aux pays pauvres, et ex-
pert patenté auprès du Vatican ? Il faut
d'ailleurs noter que sur l'Église le dialo-
gue entre Dominique Fontaine et ses
amis paraît beaucoup moins aisé que sur
Jésus. Volonté mutuelle de ne pas tropen dire ? A propos de la contraceptionet du préservatif, l'auteur se démarquehabilement de la « doctrine officielle »,
comme vient de le faire le cardinal Ma-
rini.
Il est des « athées », - et nous en
sommes -qui ne se présentent guère
sous cet angle parce que, partisans d'une
laïcité rattachée à l'égalité et aux droits
de toute personne humaine, ils ne sont
pas, comme Jaurès le disait de lui-même
en 1905 dans la discussion de la loi de
séparation des Églises et de l'État, « de
ceux que le mot Dieu effraie ». Si la ques-tion de Dieu ne se pose pas pour eux, ils
savent qu'elle se pose pour beaucoup.Ce qui leur importe c'est moins la ques-tion que la réponse. Celle-ci contribue-
t-elle ou non à la libération humaine ?
Ce livre attachant va dans ce sens et c'est
là l'essentiel.
T. Bouchet, M. Legett, J.
Vigreux et G. Verdo,
L'insulte (en) politique.
Europe et Amérique latine
du XIXe siècle à nos jours,
Editions Universitaires
de Dijon, 292 p., 22 E.
Jean
Magniadas
Le titre de cet ouvrage retiendra cer-
tainement l'attention.
Les éclats de langage, les assauts
verbaux forment le matériau d'un im-
pressionnant florilège qui, depuis le dé-
but du xixe siècle, traduit le foisonnement
de l'insulte dans les vies politiques de la
France, du Royaume-Uni, de l'Amériquelatine. Louvrage focalise l'attention sur
un certain nombre de lieux où l'insulte
politique est pratiquée, la traque des di-
verses formes qu'elle revêt, en relation
avec les contextes politiques et histori-
ques concrets.
Au Pérou, elle est analysée lors de
la mise en cause de la domination de la
monarchie espagnole et à Coro, (Ve-
nezuela), où elle est utilisée, à la fin du
xixe siècle, pour contrecarrer l'action des
Associations de femmes,
Autre lieu d'observation : le respec-table Parlement anglais, où l'insulte cô-
toie l'humour et le mot d'esprit.A la charnière du xxe siècle, les « ca-
melots » hommes de main de l'extrême
droite française, recourront systémati-
quement à l'invective qui atteindra le
paroxysme lors de l'affaire Dreyfus, la
portant au summum de la haine antisé-
Livres
169
mite. Inséparable d'affrontements phy-
siques, de la propagande du nationa-
lisme « intégral » elle s'inscrira durable-
ment dans le répertoire de l'extrême
droite.
Elle accompagne, aussi, les profon-des oppositions ethno-religieuses en Ir-
lande du Nord, Autre lieu d'observation
privilégié : Hyde Park, où tout citoyen.
britannique peut s' exprimer librement.
Harcèlement des spectateurs, injures,insultes et provocations n'en sont pasabsents.
Dans les polémiques autour de la
représentation nationale lors des vives
tensions qui accompagnent son installa-
tion à Bordeaux, après la capitulation,
l'injure, centrée sur le vote des « ruraux »,
sévit allègrement. Le discours parlemen-taire fournira encore le matériau d'étude
entre les deux grands moments qui vont
de la loi Falloux à la loi sur la laïcité.
Exposé à l'injure sous différents regis-
tres, Léon Blum se déclara, lui-même,
« l'homme le plus insulté de France.
Les affrontements langagiers
n'épargnent pas le village. A l'origine,on trouve les disputes locales de factions
rivales peu chargés d'idéologie, elles n'en
joueront par moins un rôle dans la pé-nétration de la politique moderne dans
les campagnes.La mémorisation et la remobilisa-
tion de l'insulte, ses procédés sont exa-
minés dans les insultes lancées à Napo-léon Bonaparte avec les caricatures an-
glaises. Elles retrouvent une tradition
britannique de l'injure antifrançaise.Les paroles injurieuses comme mo-
dalités de l'action politique sont étudiées
à travers les luttes politiques queconnaissent l'Espagne au début du XIXt
siècle, le Venezuela au milieu de ce siè-
cle.
Les trotskistes ont subi nombre d'in-
sultes. Celles-ci font aussi partie de leur
arsenal militant. Une typologie, une in-
terprétation en sont proposées. La presse
du PCF fournit un corpus pour l'étude
de l'insulte antiaméricaine au cours de
la guerre froide. Son utilisation est, aussi,
étudiée dans le mouvement communiste
jusqu'en 1940. Insulte, humour, satire
coexistent dans la crise majeure, que l'Ar-
gentine traverse fin de 2001.
Louvrage s'intéresse à la portée de
l'insulte, à sa puissance dévastatrice et à
son traitement par le droit. Sa conclu-
sion montre bien sa brutalité et rappelle
que la violence verbale a souvent pré-
paré la violence de fait.
La force de ce livre tient certaine-
ment à la pénétration et à la rigueur de
ses analyses sur un plan bien particulierde la politique.
170
RÉSUMÉS
Jacques Annequin, Sur l'économie grecque et
romaine : produire, échanger, gérer
L'organisation de l'échange, son fonctionne-
ment, le rôle du marché- et la notion même de
marché - sont au cœur des analyses les plusrécentes. Les relectures de M. Weber et
K. Polanyi ne permettent guère de dépasser la
focalisation sur la question du marché. Le re-
cours au concept marxiste de rapports sociaux
permet de dépasser cette difficulté.
Michèle Casanova, L'émergence du marché
au Proche-Orient ancien
Vestiges archéologiques et sources écrites at-
testent de l'existence d'échanges à moyenne et
longue distance entre les civilisations du Pro-
che-Orient ancien et de l'Egypte. Les textes
évoquant le commerce sont très rares au 3e
millénaire,mais plus nombreuxau 2emillénaire
notamment à Kanish (Turquie) et à Mari (Sy-rie). Un débat autour du rôle du marché à l'âgedu bronze se poursuit chez les assyriologueset
les égyptologues. Personne ne met en doute
l'existence du commerce, des prix et des mar-
chés, mais certains chercheurs estiment que le
marché n'aurait pas joué un rôle important ou
efficace.
Maurice Decaillot, Le marché, et après ?Alors que l'état du monde incite à reposer la
question de l'après-marché, l'article, aprèsavoir réexaminé la nature séculaire du marché
comme échange dissymétrique rompant la ré-
ciprocité locale, et refusant le dilemme: « le
marchéou l'Etat », esquisseun moded'échangenouveau comportant l'échange réciproque des
projets précédant celui des biens, la recherche
mutualisée de l'équivalence comme fondement
de l'équité, la présence d'un arbitrage tiers
comme garantie sociale de l'égalité des par-ties, et les procédures pouvant y conduire, en
liaison nécessaire avec les structures autoges-tionnaires d'un nouveau dynamismesocio-éco-
nomique.
Jean-Claude Delaunay, Les grandes catégo-ries de marchandises dans le capitalisme fi-
nancier mondialisé
Le stade actuel du capitalismeest ici étudié parl'intermédiaire des marchandises que l'on ytrouve. La caractéristique majeure de ce sys-tème serait que les titres de propriété et de
créance soient échangés sur des marchés spé-
ABSTRACTS
Jacques Annequin, About Greek and Roman
economy: to produce, to exchange, to manageThe organization of exchange, its working, the
part of the market - and the notion of market
in itself - are in the middle of the more recent
analysis. To reread M. Weber and K. Polanyidoesn't muchallow to pass beyondthe focusingon the market. To have recourse to the marxist
concept of social relationships allows to avoid
this difficulty.
Michele Casanova, The emergency of Ancient
Near East
Both archaeological and written sources testifyto medium and long distance trade between the
civilisations of the Ancient Near East and
Egypt. Texts directly relating to trade are veryrare in the third millennium,but become much
more common in the second millennium,
particularly at Kanish (Turkey) and Mari
(Syria). Both Egyptologists and Near Eastern
scholars recognize the existence of trade, mar-
ket-prices, and markets, a running debate con-
tinuesabout the role, importance,and efficiencyof the Bronze Age markets.
MauriceDecaillot,The market, what then ?As the state of the world induces lus to inquireonce again about the « post-market», this con-
tributionoffersa reviewof the longterm market
practice as imbalanced, reciprocity-disrupting
exchange ; denying the frequent dilemma:« Either Market or State », it sketches a new
mode of exchange, including the exchange of
projectsprevious to the exchange of goods, the
common search for equivalence as a basis of
equitableexchange, the involvementof a third-
party arbitratoras a socialguaranteeof an equalstatusof the partners,and the procedureswhich
could lead to the self-governingstructuresof a
new socio-economicdynamic.
Jean-Claude Delaunay, Great categories of
commodities in that globalised financial
capitalismThe presentcapitalist systemis analysed, in this
paper, through the commodities traded on its
different markets. The main feature of that
system would be that the different financial
bonds are bought and sold in large quantities
171
RÉSUMÉS
ciaux et que soit ainsi fixée la « vraie » valeur
du capital fixe productif. Cette forme d'éva-
luation capitaliste marchande de l'information
accompagneraitle mouvementcontemporainde
mondialisation.
Catherine Samary, Les voies opaques de la
transformation capitaliste à l'Est.
La chute du mur de Berlin et la dissolution de
l'URSS marquent le début d'un tournant histo-
rique vers une restauration capitaliste. Nous
proposerons une périodisation des étapes quipermettent de situer ce tournant dans l'histoirede ces sociétés. Nous examinerons ensuite,comment la « privatisation » des Etats et des
formes de propriété, sans véritable apport de« capital argent » a rendu opaque la restaura-tion capitaliste. L'adhésion à l'Union euro-
péenne a largement camouflé un bilan sociale-
ment désastreux. Mais elle soulève aussi, dans
les consciences et les luttes possibles, le débat
sur d'autres choix nécessaires.
Claude Simon, La fiction littéraire au défi
de l'expansion financière. Vues cavalières
sur le xixesiècle françaisLes grands univers romanesques du xix6siècle
français désignent les financiers comme des
figures sociales essentielles, mais peinent à
représenter les forces historiques qu'ils incar-
nent. La fascination embarrassée des roman-ciers réalistes pour le monde des affaires trouve
à la fin du siècleun contrepoint surprenant dans
quelques tentatives théâtrales.
Laure Levêque, Marchandise et finances dans
la littérature du premier xixe siècle
C'est durant le premier xix, siècle que s'affir-
ment la puissance et l'organisation des maisons
bancaires, qui s'imposent jusqu'à la tête del'État. Si la littérature française, Balzac et
Stendhal en tête, en prend acte, « inventant »
le personnage du banquier et de l'affairiste, del'industriel et du capitaine d'industrie, c'est à
partir de 1830 qu'elle les fait proliférer et tra-vailler l'ensemble du tissu social alors que cette
dynamique a orienté dès l'Empire, et, surtout,sous la Restauration les mutations qui affec-tent les conditions de vie, de travail et de pro-duction. Il y a dans ce décalageune marge d'an-
goisse mais aussi un espace de réflexion. « Où
allons-nous, que devenons-nous ? » interrogeChateaubriand quand « la France entière est à
la Bourse ».
ABSTRACTS
on specialmarkets. These marketshave to showthe true value of productive capital. This
specifically capitalist form of evaluation of in-formation is part of the contemporany tendeneyof globalisation.
Catherine Samary, The opacity of the
capitalist transformation in Eastern EuropeThe period 1989-1991- from the fall of the
Berlin Wall to the collapse of the Soviet Union- is an historical turn towards capitalism. Weshall analyse different phases in the history of
those societies, helping to understand the
capitalist turn. We shall then focus on the
opacity of the capitalist transformation linkedwith the forms and content taken by the « pri-vatisation » of the state and of ownershipwithout « capital ». The integration in the
European Union has broadly hidden the whole
social disastrousbalance sheet.But it also opensconditions for new questioning and strugglesfor other possible choices.
Claude Simon, Literary fiction challengingfinancial expansion. In the French 19th
centuryThe great 19thcentury French novels representfinanciers as key social figures, but find it
difficult to describe their activities and thehistorical forces they embody. At the end ofthe century surprisingly a few theatrical
attempts complement the embarrassed fascina-
tion of the realist novelists for the business
world.
Laure Leveque,Merchandiseand Finance in the
Beginningof the Nineteenth CenturyIt is the beginning of the nineteenth centurythat imposes the power and organisation of
banks, even to the level of the head of state. If
French fiction, Balzac and Stendhalmostly, ex-
pressan awarenessof this, inventingthe characterof the banker or the businessman,the higher oflower industrialist, it is from the year 1830onwardsthat thisfictionmultipliesthem,workingthem into the social fabric ; meanwhile this
dynamic character was influencing as far backas the Empireand, mostly,under the Restorationthe changes that affect living, working and pro-duction conditions. This difference in timinginvolves a fringe of anxiety, but it also providesroomfor thought. 'What areweheadingfor, what
are we turning into ?' inquires Chateaubriand
when 'the whole of France is at the Exchange'.
-172
RÉSUMÉS
Denis Barthélemy, Martino Nieddu, Franck-
Dominique Vivien,Pour une refondation cri-
tique de la notion de patrimoineLe mot patrimoine désigne en français à la fois
la propriété individuelle de biens marchands et
des objets qui définissent l'identité d'une com-
munauté et qui lui appartiennentde façon indi-
visible. Face à la relation marchande, il faut
reconnaître qu'un autre rapport structure tout
groupe social, que nous appelons rapport so-
cial patrimonial. Il est dédié à son fonctionne-
ment actuel et à sa perpétuation. Les écono-
mistes doivent le prendre en compte car il af-
fecte les politiques publiques et les choix d'al-
location de ressources.
Quynh Delaunay, Le marché chez PolanyiAvec la mondialisation, les débats se concen-
trent sur les thèmes du marché. L'actualité de
Polanyi est associée à sa critique du marché« autorégulateur», un marchéné à la fin du xix6
siècle, détaché de la société et aboutissant à la
grande crise des années 1930. L'intervention
de l'Etat, avec la pensée keynésienne et le so-
cialisme - le nazisme aussi -, aurait été à l'ori-
ginede la grandetransformationdenotre temps.La justesse de son analyse sur la dérive du
marché sansentraveva, cependant, de pair avec
une lecture neutralisée des rapports sociaux
relative à la nature de l'État et à la domination
impérialiste des grandes puissances de l'épo-
que. Elle incite à interroger notre époque et ses
théories du social (économie solidaire et éco-
nomie plurielle), au-delà de la question du
marché.
ABSTRACTS
Denis Barthelemy, Martino Nieddu, Franck-
Doiminique Vivien, Toward a critical new
understanding of heritage notion
'Patrimoine' (heritage) may refer to individual
property or to objects defining community
identity and constituting a joint possession.When faced with market relations we must
acknowledge other relationships structuringeach social group. We call it 'heritage social
relationships'. These reflect current group
functioningas well as perpetuation.Economistshave to take account of these specific
relationships for they affects public policy and
resource allocation choices.
Quynh Delaunay, Market in the works of
PolanyiWith globalisation,debates are centred on mar-
ket questions. Polanyi's topical problems are
associated with his critical analysis on « self-
regulating » market, born at the end of the 19th
century, detachedfromthe societyandresultingin the 1930's great crisis. The State's interven-
tion, withKeynes's thoughtand socialist system- and nazism too -, would have been at the start
of the great transformation of our time. The
-exactnessof his analysis about the uncontrolled
market drift goes, hand in hand, with a
neutralised and a-historical reading of social
relations as to the nature of the State and of the
great powers' imperialist domination of that
time. It encourages us to think over our time et
its social theories (non monetary and pluraleconomics), beyond the market question.
Cahiers d'
HISTOIRErevued'histoirecritique
ENPARTENARIATAVECESPACESMARX
n° 98 - Janvier-fevrier-mars 2006
LE LOGEMENT SOCIAL EN REGION PARISIENNE
AU XXe SIECLE
- Jacques Girault, Apergus sur le logement populaire en region parisiennexixe-xxesiècle. Introduction
- Pascal Guillot, Un maire de banlieue face a la question du logement entre
discours et pratique: le cas d'Andre Morizet (1919-1942)
- Catherine Dupuy, « Un logement pour vivre mieux»
Enjeux communistes du logement social dans une ville de la banlieue
parisienne, Gennevilliers (annees 50-annees 70)
- Fathia Lounici, Les foyers de travailleurs nord-africains en banlieue
parisienne: une politique de logement social d'exception (1945-1962)
-Aurelie Cardin, Les 4000 logements de La Courneuve. Réalités et
imaginaires cinematographiques. La representation des «4000» a travers
deux ou trois choses que je sais d'elle (1967) de Jean-Luc Godard
Metiers
- Eric Lafon et Gilbert Schoon, « Résidencité», un siècle de logementsocial en region parisienne. Penser le logement pour penser le social,
une nouveaute au musee de I'Histoire vivante
Chantiers- Jean-Christian Vinel, La naissance de la liberté syndicale aux États-Unis:
commonwealth c. Hunt (1842), les societes de compagnonnage et la
liberté d'association
Debats
- Jocelyne George, Sur les usages publics de I'histoire, polemiques,
commemorations, enjeux de memoire, transmission et enseignement
Le n°: 14 € - Abonnement (1 an-4 nos): 49 €
Cahiers d'Histoire, Revue d'histoire critique6, avenue Mathurin Moreau, 75167 Paris cedex 19
Tel.: 01 42 17 45 27 - Fax: 01 45 35 92 04
Site: http://www.espaces-marx.org - E-mail: [email protected]
Recherches
0
internationales
Recherches internationales n° 76
(2 - 2006)
Michel Rogalski, A qui appartiennent les nuages ? [Editorial]
Claude Cartigny, Doctrine nucleaire française: une evolution preoccupante
Eric Lahille, L'integration economique europeenne au choc du 29 mai 2005
DOSSIER
JAPON: FIN DE L'EXCEPTION?
Patrice Jorland, La trajectoire du Japon [Presentation]
Patrice Jorland, Le Japon, une puissance en voie de normalisation ?
Inoue Yasuo, Le modèle japonais et ses relations avec l'Asie orientale
McCormack Gavan et Wada Haruki, A reculons toujours - Histoire peu commune
de quinze annees de négociations entre le Japon et la Coree du Nord
Otomo Ryu, Religions et politique au Japon
TRACES
MASSACRES EXQUIS EN INDONESIE
Patrice Jorland, Massacres exquis ou comment l'lndonesie fit retour au monde libre
(1965-1966)
NOTES DE LECTURE
Le n° : 15 E - Abonnement (1 an-4 nos) : 50 E
Recherches intemationales
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LE TEMPS DES CERISES
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comptoirparisienpourleslibrairesetleurscaursiers:3, ruedePlaisance,75014Paris,métroPernety
~penseR
LouisAlthusserparJean-PierreJouffroy.
Louis ALTHUSSER
De1961a 1975, LouisAlthusseralivrédouzearticlesàla Pensee.Ill'adéclarélui-même,c'estapartirdecesarticles,cerits«parhasard»
c'est-a-dire«parnécessité»,qu'ilaentreprissareflexion,l'aappro-
fondie,l'arectifiee.LouisAlthusserfutunefiguredominantedelaseconde
moiticdu20èmesiècle,autantparlanouveautedesaphilosophiequeparles
effetsquesesthesesontproduitsurlapenséemarxiste,l'ideedumatfrialisme,deladialectique,delavérité,etfinalementdelapensee,dustatutdelaphilo-
sophie,durapportentrelathéorieetlapratique,maisaussidelapolitique,de
l'État,dupouvoir.Lirecestextes,dontcertainssontoubliesetd'autresn'ontjamaisété
rééditésdepuisleurparutiondansLaPensee,pourrasatisfaireceuxquiveulent
retoumerauxsourcesdesdebatsdesannees«68» pourenmesurerleurs
bomeshistoriquesetleurporteemodeme.
-Presentationdel'articledePierreMachereysurGeorgesCanguilhem(1964)-Surletravailthforique.Difficultésetressources(1974)-Aproposdel'articledeMichelVerretsur«Maiétudiant»(1969)
format:11,5x18cm -IdéologieetAppareilsIdeologiquesd'État(1970)200pages Justesseenphilosophie(1974)10E -Est-ilsimpled'etremarxisteenphilosophie?(1975)
(Chaquearticleestprécédéd'unebrevepresentationquienpreciselecontexte).
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règlementà retournerà l'éditeur 1
: LETEMPSDESCERISES :1 6,av*EdouardVaillant- 93500Pantin 11 11 1— — — J
En 1939 paraissaient les trois premiers numfros de La Pensee. Intellectuels, artisans de
la science, militants revolutionnaires, les fondateurs de la revue entendaient, a travers,
l'inspiration rationaliste du marxisme, mener le combat liberatcur pour la
science, le materialisme, la paix, la fin des exploitations. Prolonger et de-
velopper de façon creatrice cette demarche dans la France d'aujourd"hui,
c'est se mesurer a un champ totalement et massivement renouvele de po-
tentialites, d'exigences, de problemes. Crises, mutations, revo-lutions:
le monde se transforme a grande vitesse. Les rapports intemationaux,
les societes, les classes, les individus, les valeurs, les savoirs, tout est
bouscule. Les vieilles exploitations, les anciennes dominations
tentent de se renouveler, de se moderniser. En meme temps, des
voies nouvelles pour la liberation humaine s'esquissent, s'affir-
ment. Les desseins strategiques pour le 21e siecle s'affrontent.
Les pratiques scientifiques, politiques, socia-
les, culturelles, sont confrontees a ces realites
endeveloppement. C'est sur ces
questions et
sur ces enjeux
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penseefait la difference.
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Sciences, London, Institute for scientific Information, Inc., Philadelphie.
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LEGALES
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Dépôt légal 3etrimestre 2006
ISSN 003147.73
Directeur de la publication Joël Biard
@ la pensée
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reserves pour tous pays.
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Revue trimestrielle publiee en partenariat
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SOMMAIREMARCHE (S), SOCIETE (S), HISTOIRE
Marché (s), société (s), histoire et devenir de l'humanité. Présentation Antoine Casanova Sur l'économie grecque et romaine. Produire, gérer, échanger Jacques Annequin L'émergence du marché au Proche-Orient ancien Michèle Casanova Le marché, et après? MauriceDecaillot Les grandes catégories de marchandises dans le capitalisme financier mondialisé Jean-Claude Delaunay
LE COURS DES IDEES Les voies opaques de la transformation capitaliste à l'Est Catherine Samary La fiction littéraire au défi de l'expansion financière Claude Simon Marchandise et finances dans la littérature du premier XIXe siècle Laure Lévêque Pour une refondation critique de la notion de patrimoine Denis Barthélémy, Martino Nieddu, Franck-Dominique Vivien
CONFRONTATIONS Le marché chez Polanyi Quynh Delaunay
VIE DE LA RECHERCHE Les "principes de l'économie" de N.G. Mankiw David A. Warburton
DOCUMENTS Quelques repères sur un monde de flux Patrick Ribau Déclaration finale du IIIe sommet des peuples d'Amérique
LIVRES Comptes rendus par Martino Nieddu, Patrick Coulon, Béatrice de Maumigny-Garbon, Michel Cochet, Jacques Couland, Jean George, Jean Magniadas Résumés, abstracts
SOMMAIRE Le développement soutenable Martino Nieddu Faire de la politique autrement. Les expériences inachevées des années 1970 Patrick Coulon Femmes philosophes, femmes d'action Bénédicte de Maumigny-Garban Parité! Michel Cochet Histoire de la Grande Kabylie, XIXe-XXe siècles. Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises Jacques Couland La foi des chrétiens racontée à mes amis athées Jean George L'insulte (en) politique. Europe et Amérique latine du XIXe siècle à nos jours Jean Magniadas