la pancréatite chronique tropicale: une entité rare, à propos d’un cas et revue de la...

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ARTICLE ORIGINAL / ORIGINAL ARTICLE La pancréatite chronique tropicale : une entité rare, à propos dun cas et revue de la littérature Tropical chronic pancreatitis: a rare entity, a case study and literature revue S.A. Eloumou Bagnaka · H. Luma Namme · D. Noah Noah · C. Assi · C. Tzeuton © Springer-Verlag France 2013 Résumé La pancréatite chronique tropicale (PCT) est une forme juvénile de la pancréatite chronique non alcoolique. Elle est retrouvée dans les pays en voie de développement, rarement en Afrique et plus fréquemment en Inde avec une prévalence estimée à 0,02% dans la population générale. Nous rapportons lobservation dune pancréatite chronique tropicale chez une patiente de 11 ans. Les facteurs étiopatho- géniques sont essentiellement la malnutrition et les prédis- positions génétiques avec la mutation N34S du gène de la serine protéase (SPINK1) à létat homo- ou hétérozygote. La douleur abdominale est le principal symptôme. Les calcifi- cations du pancréas sont toujours présentes sur le plan mor- phologique. La complication la plus redoutée est la survenue dun cancer du pancréas. Le traitement consiste en la gestion de la douleur et des complications. Mots clés Pancréatite chronique tropicale · Enfant · Cameroun Abstract Tropical chronic pancreatitis (TCP) is a juvenile type of non alcoholic chronic pancreatitis. It is found mostly in developing countries, predominantly in India with a pre- valence estimated at 0.02% of the general population but rarely in Africa. We are hereby reporting a case of tropical chronic pancreatitis in an 11 year old girl. The etiopathoge- nic factors are essentially malnutrition and genetic predispo- sitions with the mutation of the N34S gene encoding for serine protease (SPINK1) in the homozygote or heterozy- gote state. Abdominal pain is the main symptom. Pancreatic calcifications are the constant morphological findings. The most feared complication is the occurrence of pancreatic cancer. Treatment consists of management of pain and even- tual complications. Keywords Tropical chronic pancreatitis · Infant · Cameroon Introduction La pancréatite chronique tropicale (PCT) est une forme juvé- nile de pancréatite chronique non alcoolique, retrouvée régu- lièrement dans les pays en voie de développement sous les tropiques [1]. La première description était faite par Zuidima en Indonésie puis, plus tard, en 1960 dans létat de Kerala dans le sud ouest de lInde [2-4]. En Afrique Noire plusieurs cas étaient signalés, beaucoup plus dans les pays anglopho- nes [5]. Elle était généralement liée à la pauvreté et à la mal- nutrition proteino-énergétique [2]. Observation Une fille de 11 ans était venue consulter en octobre 2011 pour douleurs abdominales évoluant depuis une période de 5 ans. Cette symptomatologie évoluait de façon périodique tous les 2 à 3 mois avec un amaigrissement pendant les épi- sodes douloureux, associé à une constipation chronique sans S.A. Eloumou Bagnaka (*) · D. Noah Noah · C. Tzeuton Faculté de médecine et des sciences pharmaceutiques de Douala, Cameroun e-mail : [email protected] H. Luma Namme Faculté de médecine et des sciences biomédicales de Yaoundé, Cameroun S.A. Eloumou Bagnaka · H. Luma Namme Service de médecine interne, Hôpital Général de Douala, Cameroun D. Noah Noah Service de gastro-entérologie, Hôpital Central de Yaoundé, Cameroun C. Assi Service de gastro-entérologie CHU-Cocody, UFR des Sciences médicales de Cocody-Abidjan, Côte dIvoire C. Tzeuton Centre médical Les Capucines de Douala, Cameroun J. Afr. Hépatol. Gastroentérol. (2013) 7:180-183 DOI 10.1007/s12157-013-0484-x

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Page 1: La pancréatite chronique tropicale: une entité rare, à propos d’un cas et revue de la littérature; Tropical chronic pancreatitis: a rare entity, a case study and literature revue;

ARTICLE ORIGINAL / ORIGINAL ARTICLE

La pancréatite chronique tropicale : une entité rare, à propos d’un caset revue de la littérature

Tropical chronic pancreatitis: a rare entity, a case study and literature revue

S.A. Eloumou Bagnaka · H. Luma Namme · D. Noah Noah · C. Assi · C. Tzeuton

© Springer-Verlag France 2013

Résumé La pancréatite chronique tropicale (PCT) est uneforme juvénile de la pancréatite chronique non alcoolique.Elle est retrouvée dans les pays en voie de développement,rarement en Afrique et plus fréquemment en Inde avec uneprévalence estimée à 0,02% dans la population générale.Nous rapportons l’observation d’une pancréatite chroniquetropicale chez une patiente de 11 ans. Les facteurs étiopatho-géniques sont essentiellement la malnutrition et les prédis-positions génétiques avec la mutation N34S du gène de laserine protéase (SPINK1) à l’état homo- ou hétérozygote. Ladouleur abdominale est le principal symptôme. Les calcifi-cations du pancréas sont toujours présentes sur le plan mor-phologique. La complication la plus redoutée est la survenued’un cancer du pancréas. Le traitement consiste en la gestionde la douleur et des complications.

Mots clés Pancréatite chronique tropicale · Enfant ·Cameroun

Abstract Tropical chronic pancreatitis (TCP) is a juveniletype of non alcoholic chronic pancreatitis. It is found mostlyin developing countries, predominantly in India with a pre-valence estimated at 0.02% of the general population butrarely in Africa. We are hereby reporting a case of tropicalchronic pancreatitis in an 11 year old girl. The etiopathoge-nic factors are essentially malnutrition and genetic predispo-sitions with the mutation of the N34S gene encoding forserine protease (SPINK1) in the homozygote or heterozy-gote state. Abdominal pain is the main symptom. Pancreaticcalcifications are the constant morphological findings. Themost feared complication is the occurrence of pancreaticcancer. Treatment consists of management of pain and even-tual complications.

Keywords Tropical chronic pancreatitis · Infant ·Cameroon

Introduction

La pancréatite chronique tropicale (PCT) est une forme juvé-nile de pancréatite chronique non alcoolique, retrouvée régu-lièrement dans les pays en voie de développement sous lestropiques [1]. La première description était faite par Zuidimaen Indonésie puis, plus tard, en 1960 dans l’état de Keraladans le sud ouest de l’Inde [2-4]. En Afrique Noire plusieurscas étaient signalés, beaucoup plus dans les pays anglopho-nes [5]. Elle était généralement liée à la pauvreté et à la mal-nutrition proteino-énergétique [2].

Observation

Une fille de 11 ans était venue consulter en octobre 2011pour douleurs abdominales évoluant depuis une période de5 ans. Cette symptomatologie évoluait de façon périodiquetous les 2 à 3 mois avec un amaigrissement pendant les épi-sodes douloureux, associé à une constipation chronique sans

S.A. Eloumou Bagnaka (*) · D. Noah Noah · C. TzeutonFaculté de médecine et des sciences pharmaceutiques de Douala,Cameroune-mail : [email protected]

H. Luma NammeFaculté de médecine et des sciences biomédicales de Yaoundé,Cameroun

S.A. Eloumou Bagnaka · H. Luma NammeService de médecine interne, Hôpital Général de Douala,Cameroun

D. Noah NoahService de gastro-entérologie, Hôpital Central de Yaoundé,Cameroun

C. AssiService de gastro-entérologie CHU-Cocody,UFR des Sciences médicales de Cocody-Abidjan, Côte d’Ivoire

C. TzeutonCentre médical Les Capucines de Douala, Cameroun

J. Afr. Hépatol. Gastroentérol. (2013) 7:180-183DOI 10.1007/s12157-013-0484-x

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fièvre, sans vomissements ni signes fonctionnels respiratoi-res. L’enfant vivait dans une localité de la région de l’ouestdu Cameroun avec ses grands-parents et son alimentationétait essentiellement faite de « tapioca » qui est une formede farine de manioc.

A l’examen physique la patiente pesait 28 kg le poids idéalpour son âge étant de 35 kg au 50e percentile selon l’Organi-sation Mondiale de la Santé (OMS), une taille de 1,37 m, latempérature était à 37°C, une pression artérielle mesurée avecun tensiomètre pédiatrique à 110/60mmHg, un pouls à 60 bat-tements/minute. Il n’y avait pas d’amyotrophie, ni d’ictère oud’adénopathie périphérique. L’abdomen n’était pas distendu,il ne présentait pas de voussure, ni de scarification. Il n’y avaitpas de douleur à la palpation, pas d’hépatomégalie (flèchehépatique mesurée à 8 cm sur la ligne médio-claviculaire),pas de splénomégalie, pas de défense et pas de masse abdo-minale. Le reste de l’examen était sans particularité.

L’hémogramme était normal avec des globules blancs à4400/mm3, l’hémoglobine à 12,5 g/dl, les plaquettes à327 000 /mm3 et il n’y avait pas de syndrome inflamma-toire biologique. La glycémie était à 1,01 g/l, la créatinine à9 mg/l, les ASAT à 23 UI/l, les ALAT à 22 UI/l et l’albumi-némie à 39,18 g/l. La lipasémie était à 215 UI/l (normale de13 à 60 UI/l) soit 3 fois la normale. Les clichés de l’abdomensans préparation ne montraient pas de niveaux hydro-aériques, par contre, on visualisait en regard de la 12e vertèbredorsale et la première vertebre lombaire des calcifications des-sinant la silhouette pancréatique (Fig. 1). Cet aspect étaitconfirmé à l’échographie par la présence des calcifications

sur le pancréas. La tomodensitométrie abdominale sans etavec injection de produit de contraste, montrait des calcifica-tions de la tête et de la queue du pancréas, avec une dilatationdu canal de Wirsung (Figs 2, 3). Il n’y avait pas de dilatationde la voie biliaire principale, ni des voies biliaires intrahépa-tiques. La glande pancréatique n’était pas augmentée de taille,il n’y avait pas d’épanchement intra-abdominal ni d’infiltra-tion de la graisse péri-pancréatique.

La recherche d’une étiologie motivait la réalisation d’unbilan biologique et immunologique précis en rapport avecles étiologies communes de pancréatite chronique. La calcé-mie était à 93 mg/l, le cholestérol total à 1,56 g/l, triglycéri-des à 0,57 g/l, HDL à 0,4 g/l et LDL à 1,05 g/l. Le profilélectrophorétique montrait une albuminémie à 39,18 g/l etdes gammaglobulines à 11,48 g/l. Le dosage des anticorpsantinucléaire (inferieur à 80), antimitochondrie (inferieur à40) et anti-LKM était négatif (inferieur à 40). Ce bilan bio-logique et immunologique était normal. L’enquête génétiqueà la recherche de certaines mutations notamment cellecodant pour le trypsinogène cationique PRSS1 et celle dugène de l’inhibiteur du trypsinogène SPINK 1 n’avait pasété faite. Le test à la sueur à la recherche d’une mucovisci-dose n’avait pas été réalisé.

Fig. 1 Calcifications pancréatiques sur le cliché de l’abdomen

sans préparation

Fig. 2 Aspect scannographique des calcifications de la tête

et de la queue du pancréas

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La recherche de stéatorhée pour le dépistage d’une insuf-fisance pancréatique exocrine après un régime riche engraisse pendant 3 jours (100 g/j) n’était pas retrouvée.

Le diagnostic de pancréatite chronique tropicale (PCT)avait été retenu sur la base de : la consommation de la farinede manioc, l’élévation de la lipasémie, la présence des calci-fications pancréatiques sur l’ASP, l’échographie et le scan-ner abdominal et l’absence d’une hypercalcémie, d’unehypertriglyceridémie et des différents anticorps. La patientedu fait de la dilatation du canal de Wirsung et des douleursabdominales, était mise sous antalgique du groupe 1, notam-ment du paracétamol à raison de 10 mg/kg de poids et desextraits pancréatiques à raison de 5000 UI/kg de poids defaçon progressivement croissante.

L’évolution était marquée par la disparition des douleurset la reprise du poids. La prise d’extrait pancréatique étaitarrêtée 2 mois plus tard. Depuis la patiente ne présentait plusaucune douleur. Le suivi comportait un examen clinique et ledosage de l’antigène carcino-embryonnaire (ACE) et la réa-lisation d’une échographie abdominale tous les 3 mois.

Discussion

Cette observation a été proposée pour deux raisons : la pre-mière était la rareté de cette pathologie chez l’enfant, la

seconde la fréquence des complications et la gestion decelles-ci.

La pancréatite chronique tropicale (PCT) est une formejuvénile de pancréatite chronique non alcoolique, retrouvéerégulièrement dans les pays en voie de développement sousles tropiques [1].

Cette entité est rare dans les pays d’Afrique Noire franco-phone contrairement au pays anglophones [5]. Plusieursobservations ont été publiées depuis 1980 dans l’ouest del’Afrique et en Afrique australe (Benin, Cameroun, Côted’Ivoire, Nigéria, Sénégal, Ouganda, Zaïre et Zimbabwe)[5]. Sa prévalence est estimée à 0,02% dans la populationgénérale et dans le sud de l’Inde de 0,09 à 0,12% au Kéraladans le district de Quilon en Inde [4].

Entre 1983 et 1988 près de 50 à 60 nouveaux cas par an dePCT étaient diagnostiqués [4]. Récemment la PCT a étédécrite comme « une maladie de la douleur dans l’enfance,du diabète à l’âge de la puberté et de la mort plus tard » [1].Cette pathologie se rencontre dans la jeune enfance, l’adoles-cence et parfois chez l’adulte [1]. La physiopathologie est malconnue mais les facteurs étiopathogéniques les plus incrimi-nés sont : la malnutrition et la pauvreté, le rôle toxique dumanioc « cassava toxicity » dont la farine a une très faiblequalité nutritionnelle, les prédispositions familiales représen-tent 8% des cas dans les études, les facteurs génétiques aux-quels elle est très souvent associée à savoir la mutation N34Sdu gène de la serine protéase (SPINK1) retrouvée chez 44%des patients à l’état homo- ou hétérozygote et enfin le stressoxydant par l’intermédiaire du cytochrome P450-1 [4-6].Notre patiente était jeune, une grande consommation de pou-dre de manioc était prouvée chez elle et elle vivait au Came-roun qui est un pays situé en zone tropicale. Les signes etsymptômes les plus retrouvés sont la douleur dans 84%, laprésence d’un ictère cholestatique dans 30 à 50% des cas,l’insuffisance pancréatique endocrine avec un diabète dans76% des cas et l’insuffisance pancréatique exocrine se mani-festant par une diarrhée chronique (72%) et des signes demalabsorption [2,7]. Chez notre patiente la douleur était aupremier plan accompagnée de l’amaigrissement qui seretrouve généralement dans le syndrome de malabsorption.

Le bilan biologique montre de façon inconstante une cyto-lyse et une hyperbilirubinémie [7]. Sur le plan radiologiqueles calcifications pancréatiques sont toujours présentes, unobstacle au niveau de la voie biliaire principale est vu au scan-ner dans 80% des cas et enfin une dilatation du canal de Wir-sung est rencontrée [5,7]. Notre observation avait mise enévidence des calcifications pancréatiques beaucoup plus auniveau de la tête et de la queue et une dilatation du canal deWirsung sans obstacle au niveau de la voie biliaire principale.Les complications sont généralement celles de toutes les pan-créatites chroniques. Elles sont : des abcès, des pseudos kys-tes, une ascite et une cholestase [6]. La PCT se compliqued’un cancer du pancréas dans environ 10 à 25% et ceci peut

Fig. 3 Aspect scannographique de la dilatation du canal de Wir-

sung et de la présence de quelques calcifications du corps

du pancréas

182 J. Afr. Hépatol. Gastroentérol. (2013) 7:180-183

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se voir après 5 ans d’évolution enmoyenne [4,6]. La survenuedes complications du diabète à type de microangiopathie(néphropathie 8,9%) ou demacroangiopathie sont rencontrées[7]. Le traitement de la PCT n’a aucune particularité, maisconsiste en la gestion de la douleur et des complications(diabète, stéatorhée, syndrome de malabsorption).

Conclusion

La PCT est l’unique forme de pancréatite chronique retrou-vée exclusivement en pays tropical et en voie de développe-ment. L’étiopathogénie est multifactorielle et le pronostic aété amélioré lors des trois dernières décades par la compré-hension de l’histoire naturelle. Le diagnostic et la prise encharge précoce avec des thérapeutiques nouvelles pourraientaméliorer la survie et le pronostic.

Références

1. Nageshwar Reddy D, Siva Prasad S (2011) Genetic basis of chro-nic pancreatitis in Asia Pacific region. J Gastroenterol Hepatol 26Suppl 2:2–5

2. Balakrishnan V, Prem Nair, Lakshmi Radhakrishnan, NarayananVA (2006). Tropical pancreatitis-a distinct entity, or merely typeof chronic pancreatitis? Ind J Gastroenterol 25:74–81

3. Balakrishnan V (2011) Tropical chronic pancreatitis: a historicalperspective. Gut 60:1441

4. Coton T, Carre D, Guisset M, et al D (2003) La pancréatite chro-nique tropicale: a propos d’un cas. Med Trop 63:188-90

5. Klotz F, Debonne JM, Aubry P (1992). Les pancreatites chroni-ques en Afrique Francophone de l’Ouest « de la Mauritanie aufleuve Zaïre ». Cah Santé 2:35–9

6. Barman KK, Premalatha G, Mohan V (2003). Tropical chronicpancreatitis. Postgrad Med J 79:606–15

7. Abdul Abdallah A, Jake Krige EJ, Philippus, Bornman C (2007).Biliary tract obstruction in chronic pancreatitis. HPB 9:421-8

J. Afr. Hépatol. Gastroentérol. (2013) 7:180-183 183