‘la limite passe dans mon jardin’

31

Upload: awp-architecture

Post on 09-Mar-2016

222 views

Category:

Documents


1 download

DESCRIPTION

Authors Marc Armengaud and Matthias Armengaud, in Le Visiteur #6, Les Editions de l’Imprimeur, Paris, 2000

TRANSCRIPT

Page 1: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’
Page 2: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

La limite passe dans mon jard i nÉloge mélangé de la schizophrénie fonctionnelle en milieu indécis

M a rc B. A rm e n g a u d

Où se tient ce jard i n ? À l’accueil des visiteurs qui s’interrogeaient sur ledébut de l’Auvergne, mon grand-père le disait, mon père aussi, je peux

bien le répéter à mon tour : c’est ici! La limite entre le Bourbonnais et l’Auverg n epasse par là. Et c’est ainsi, perché sur une butte qui domine un rapiécé de champsjusqu’à l’horizon des volcans, on peut voir l’Auvergne s’élancer à partir dechez nous. Voilà le fait perceptif absolu. Légitimement, on peut s’interro g e rsur le statut de cette position fro n t a l i è re : sommes-nous les derniers desBourbonnais ou des bougnats débutants ? ! La vue sur l’autre côté vaut-ellecomme appartenance ou comme distance infranchissable (ce qui n’est que vun’est pas touché) ? À quel fil se rattacher ? Entre l’Ardèche et le Gard parexemple, c’est la ligne du gel des oliviers qui conduit le partage des lieux. Ici,la pente du terrain, double inclinaison, accueille des noyers et des chênes. Cesd e rniers ont tous le tronc bifide, la tête plantée en bas, pour écarter des jambesqui filent au ciel redoubler la question : est-ce la nature du terrain qui pousseà cette double parturition systématique, est-ce simplement la faute à quelquegland foireux qui voyait double aux origines ? Quelle hésitation, nouée dansle grain de la terre elle-même…

Marc B. Armengaud, philosophe et musicien, prépare actuellement un livre sur l’œuvre de Merleau-Ponty. Cet articlea été conçu en collaboration avec Aurélien Masurel et Matthias Armengaud pour l’analyse et l’iconographie.Ensemble, ils sont membres du collectif Wunderschön Peplum qui propose des narrations urbaines à la rencontre dutexte, de l’image et du son.

Page 3: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

Au-delà de la limite de mon jardin.

À LA LIMITE (PEUT-ÊTRE MÊME QUE)…

Mais le paysage a un dos, et si on se tourne à l’envers de la mer d’Auverg n e ,l’horizon se renverse sur un spectacle étrange : des pavillons blêmes, centrés àl’équidistance parfaite des haies, sous des toits à quatre pentes surm o n t é sd’antennes paraboliques. D’un côté, le premier pan d’un manteau sans tisse-rand, mais derrière lui un village qui a tout de la banlieue, de la jachère périur-baine. Il y aurait donc une autre limite qui passerait dans ce jardin, entre la villeet la campagne. La vieille maison s’interpose entre nos re g a rds retranchés dansl’admiration votive des volcans, et le tout-à-l’égout, les trottoirs en asphalte lie-de-vin, le mobilier pseudo design, les déchetteries dernier cri fleuries de géra-niums transgéniques, et les places de parkings en épi marquées au sol avec desrevêtements pour tarmac de station orbitale. La maison des vacances met sesmurs de forteresse en opposition pour dissimuler la terrible nouvelle : la villeest arrivée jusqu’ici, dans notre dos, sans un bruit.

Le village de Vendat n’est qu’à 10 km de Vichy, l’attraction urbaine l’a satelliséet domestiqué, et ce n’est plus un village que pour celui qui se croit en Auverg n e ,celui qui y croit. Les statistiques battent le paysage en brèche, au passage des2 000 habitants cette commune est devenue une ville. Mais sans être en ville !Toute la ville est ailleurs, en bas dans la plaine de l’Allier, dans une enceinte quic o n c e n t re tous les bienfaits. Et le village s’est vidé, pas de ses habitants, maisdes organes qui faisaient sa suff i s a n c e : plus de boucher, plus de boulanger, plusde brocanteur ni de médecin, plus de mercerie, de restaurant, ni de station-essence. Plus qu’une supérette et un dépôt de pain. Il y a de plus en plus de gens,mais plus de gens du coin, ce sont des résidents, plus des villageois.

Ce village est si bien relié à la ville, ses valeurs et ses contraintes qu’il n’estplus à la campagne, sinon parce qu’il en est entouré, que les lotissements ont la

La limite passe dans mon jard i n 3 7

Page 4: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

Stratégie. Assujettir un territoire.Carte de Gannat par le service géogra-phique de l’armée : le sujet sur l’objet.Une lecture militaire de la carte :aire d’influence de Vendat.Faire la carte d’état-major.Description d’un morceau deterritoire : toponymie, réseaux, éléments naturels, modelé topographique.

vue sur l’Auvergne, à défaut d’y avoir les deux pieds. Mais réellement, cettelimite ville-campagne, que veut-on lui faire dire ? Est-ce qu’on n’est pas part o u tà la ville, même dans l’illusion d’un horizon champêtre ? Encore faudrait-il êtresûr de ce qu’on appelle la campagne, ce qu’on re g rette là où elle disparaît. Lalimite qu’on recoupe ici confronte des fonctionnalités rivales et comme aveugles,là même où elles s’imbriquent jusqu’à se confondre.

En descendant à la ville, à Vi c h y, tout s’inverse : ville d’eau balnéaire enpleine terre, ville coloniale sans coloniaux ni rois nègres, c’est une ruine debout,une ville en réserve, lardée de friches qui marquent les chantiers en cours, làoù la ville essaie de se réinventer un destin, au-delà du naufrage de l’Histoireet du thermal. Des eff o rts vains d’ailleurs : plus la ville se modernise, plus elle

met en valeur son cachet désuet, décalage ironique à son corpsdéfendant. Ville de vieux sans presque plus de vieux (à force ilsont fini d’être vieux, et la géria-relève n’est pas venue), elle sed é c o u v re – sans oser l’avouer – un bel âge tragique. Le charm er é t ro d’un désastre praticable.Et l’évidence absurde frappe, cette ville est un milieu clos qui fonc-tionne comme une nature fabriquée de main d’homme : à la foispar l’entrelacs des typiques architecturales naturalistes, belleépoque, balnéo-art nouveau, villas microfuturistes, mais aussi àcause du temps qui a passé et re s s e rt un vieux plat, par-dessus l’in-t e rmède monstrueux, résurgence douce-amère de la fête galantedébut de siècle; se perdre en empruntant les passages enstuqués,

traverser d’improbables patios tropicaux, et les promenades couvertes d’ara-besques Napoléon III. Une culture exotique, un lieu authentique/original etradicalement diff é rent, rythmé par les saisons (de ses visiteurs). Assis le longdes promenades romantiques, quelques vieux autochtones aux yeux humidesdécomptent le temps avec leurs os, et la prise des eaux : vie saisonnière, déser-tification, références naturalistes omniprésentes, bref le bréviaire des caracté-ristiques typiques de la campagne!!! À commencer par son décalage pro v i n c i a l …

Comme contestation de la modernité mécanique et virtualisante, cette villep ropose le spectacle incongru des valeurs du passé laissées à l’abandon, leurquiétude rassurante, cette ringardise stylée et persistante. Alors que dans tousles jardins de Vendat on a planté des espèces qui imitent le plastique, achetéeschez Jardiland, en ville, les vieux jardinets étriqués des mémés et les petitsmassifs des pensions exhibent des variétés et des essences typiques de la région,des plantes maladroites, passées comme un vieux rose, mais résistantes au gel.Vichy comme conserv a t o i re de la campagne, c’est aussi le marché du samedioù descendent les paysans, ceux que justement je ne vois plus jamais dans lesrues de Ve n d a t …

le visiteur3 8

Page 5: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

Carte IGN 2629 O, 1988.Autour du village, il y a des gens quel’on ne voit pas.

On voit donc l’étrange sentiment qui habite l’observateur de ces mutations : àla limite, Vendat serait le prototype de la nouvelle urbanité, et Vi c h y, la dern i è recampagne dont on puisse faire l’expérience, comme un parc du jurassique…

LA ROUTE DE LA RETRAITE

Lorsque venait le temps de la retraite, où pouvaient aller les officiers de la colo-n i a l e? Après des décennies passées outre - m e r, de la mère patrie, ils ne connais-saient guère que le port d’embarquement de Rochefort, et Vi c h y, où ils allaientp re n d re les eaux pour soigner leurs affections tropicales. Rochefort, c’est là quese maria une seconde fois mon arr i è re grand-père, le colonel de lacoloniale, et c’est à Vichy que le susdit aïeul vint s’établir avec labelle Camille, à la quille. Ils avaient pris un compas avec le gendrequi serait associé à l’aff a i re, et traçant des cercles autour de la garede Vi c h y, sur des cartes d’état-major, ils avaient déterminé scien-tifiquement les périmètres immobiliers dans la campagne envi-ronnante avec deux impératifs stratégiques : ne pas être trop éloignésd ’ a u t res retraités de la coloniale – nombreux dans la région –, etne pas être trop près de la famille du gendre côté monts du Fore z;si bien que les cercles n’étaient que des demi-lunes vers l’ouest, etles bivouacs possibles des villages situés sur des éminences, à causedu vent. Pas pour pre n d re la mer, mais pour éviter le coup de chaud(on avait assez sué là-bas pour toute une vie…).

Le colonel et Camille achetèrent la vieille maison à un boucher,puisqu’elle était située dans un périmètre stratégique idéal, c’est-à-dire à Ve n d a t ,en pleine campagne mais avec le train de Paris passant en contrebas dans la valléedu Béron sur la ligne de Clermont-Ferrand; le jardinier monterait les bagagesdu gendre et Marguerite dans une brouette. Si Vichy était le Saint-Trop d’avantg u e rre, alors Vendat serait son Ramatuelle, avec vue sur l’Auvergne volcanique.De retour du Tonkin, ils ne voulaient pas de la vie en ville, ils voulaient re t ro u v e rla vraie France en son épicentre, la terre, la campagne au cœur.

Mais le cœur se tenait pourtant ailleurs : au beau milieu de la maison,c o n t o u rnée par le couloir d’une improbable galerie de portraits, photos etd a g u e rréotypes, il y avait une pièce sombre aux volets fermés – le salon chinois.Pour faire visiter ce lieu secret, le colonel mettait une casquette de gardien duL o u v re et racontait cette collection de choses et de meubles qui était tout ce quirestait pour mesurer sa traversée des continents. Syrie, Congo, Cochinchine,les Dardanelles… Certains soirs, il s’enfermait au salon, prenait le plateaud’acajou avec la pipe à opium et son service assombri par des années de mani-pulation. Ces mêmes soirs, il ignorait sans doute que Camille réenfilait diffici-lement les robes en lamé de perles et sifflotait en enroulant et déroulant sur sa

La limite passe dans mon jard i n 3 9

Page 6: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

nuque frissonnante des boas cacochymes. Les airs du bal de Lattaquié en 1911,ou de celui de Vientiane en 1929, lui revenaient comme si c’était le jour d’avant…

À l’étage, qui n’était habité que par des malles pleines d’uniformes, de vête-ments sahariens hors de propos et de bibelots jugés indignes de figurer au pan-théon du salon chinois, il y avait une autre pièce où personne n’allait. La chambregrise recueillait pourtant le prodige d’un monde plié; dans chacune des mallesdes pâtisseries à caractères géographiques étaient empilées : des mille-feuillesde cartes mises au secret, des continents mis à plat, vus d’état-major. Mille pla-teaux, déserts, vallées, des confins et des cas particuliers, des pays et des léga-tions, des routes d’approvisionnement et des fleuves frontaliers…

C’était donc une maison pleine de limites, de fro n t i è res, et de cœurs obscurs…

LES HABITANTS DE LA FRONTIÈRE. L’ O C C U PAT I O N

L’ h i s t o i re en miroir de Vendat et Vichy remonterait au moins aux années tre n t e ,lorsque les compas servaient déjà à décrire la campagne potentiellement habi-table par des rurbains (même si le repère-origine n’était pas une sortie d’auto-ro u t e ) ; mais cette pre m i è re vague d’arrivants exotiques et fatigués n’avait pas

le visiteur4 0

La structure bocagère comme enpalimpseste.Des limites naissantes gagnent surles raisons d’un territoire rural.Pointer la réserve ornithologique.

Page 7: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

modifié le caractère rural du village. C’était justement ce qu’ils cherchaient, sef o n d re dans le pays. Ici comme ailleurs, ce sont les gens qui font les lieux, etleurs pratiques qui les qualifient. Insensiblement, d’un été à l’autre, tout a changé.D’où vient désormais que les rues du village résonnent de plus en plus de l’ano-nymat urbain, au point qu’on ne peut plus dire qui sont les gens? Où sont lesg e n s ? Inventorier leurs lieux permettrait peut-être de leur donner un visage,ou au moins un corps.

Réunion de hameaux distants de quelques kilomètres pour les plus excen-trés, Vendat est depuis la Gaule arv e rne une suite de re g roupements de famillesd’agriculteurs et de potiers, autour des puits et des filons d’argile. Entre ceshameaux sur le plateau, des exploitations, pâturages et semis. Il n’y avait pas decentre à ces voisinages, il n’y en a toujours pas. La départementale qui traversele village sépare des rives artificielles qu’aucune activité ne joignait. Des ru e sp a rtent en épi, les maisons viennent s’y coller, le nez sur la rue, dos à des champsqui deviennent des friches à mesure que les constructions sont plus nombre u s e s .Dans les années cinquante, des pavillons poussèrent dans une fièvre inattendue,pour accueillir des retraités qui revenaient de vies de néo-urbains, pressés de

La limite passe dans mon jard i n 4 1

Le territoire urbain du village.Une dentelle de maisons individuellessur des terrains agricoles redécoupés.Une structure qui démultipliele contact avec la nature : on retrouveune fractale de l’écartement.

Page 8: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

Planche d’analyse pour le Club de lacampagne : les lignes de force du pay-sage de Vendat.Le plateau haut et la structure bocagè-re, l’altimétrie, la voirie principale etle chemin de fer.Quelques curiosités du village.

retrouver une campagne dont ils avaient tout oublié, et qu’ils nepratiqueraient pas.L’inouï Guido Marc c h u retto fils, fut le mage-architecte de cettep re m i è re Californie pavillonnaire. Ce maçon transalpin ru b i c o n dqui chantait fort et faux à la messe, avait gagné ses galons de citoyenémérite en construisant à tour de bras, et à tort et à travers, deschoses indescriptibles : sa vision du style balnéo-riviera proléta-risé culmine dans son chantier le plus célèbre, l’église. Après avoirabattu une chapelle romane du X Ie siècle (il la jugeait humide etdonc impro p re à l’exercice du chant), il édifia, pour la plus grandegloire du seigneur, un silo pisseux. Une hantise pour tous.Coïncidant avec la retraite du plus bel organe pieux du village,une nouvelle vague de lotissements intervint au début des annéesquatre-vingt, pour coloniser les vides évidents du cadastre, maissans épuiser la réserve. Au contraire, en disloquant le paysage deschamps qui interrompait les hameaux, le lotissement principal agénéré des coins, des résidus, de la place perdue qui ne l’était pasavant, au même endroit. Ces ensembles pauvrement construits, à

p a rtir de plans dessinés par des super-Guido invisibles, s’enro u l è rent sur desrues intérieures se commandant les unes les autres, avec un seul accès au village,en guise d’entrée-sort i e : directement branchée sur la départementale, qui esten fait une extension directe du réseau viaire de Vichy.

Qui sont ces gens ? Personne du village ne le sait. Ils travaillent à la ville,s’habillent et se nourrissent dans les superm a rchés qui ont conquis la campagnerésiduelle, entre la cité-matrice et le village-croupion. Les enfants portent dess u rvêtements et font du vélo-cross au début, du scooter ensuite, à l’intérieurdu périmètre ondulatoire des lotissements : comme des immeubles éclatés parterre avec des cours privatives…

Quand nous étions petits, le jard i n i e r, qui avait fait deux ans de camps pendantla guerre, appelait ce lotissement le Stalag. C’était drôle à cause de lui, qui set rouvait tellement drôle de rire de ça. Mais les habitants du Stalag n’avaient,eux, jamais entendu parler du jard i n i e r : c’était un villageois, ils étaient des rési-dents, deux mondes sans expérience l’un de l’autre. Pourtant dans le village, ilétait connu de tous et de toutes, c’était un ancien gendarme qui chantait (déci-dément!) des airs d’opérette avec des accents roucoulants, il plaisait beaucoupaux femmes, avec ses muscles rougis par le jardinage et la petite prune.

A u j o u rd’hui, tout est beaucoup plus simple, puisque personne ne connaîtpersonne. Enfin si, tout le monde (= la somme des personnes) connaît le bura-liste, qui s’appelle Sophie, les employées boutonneuses et dépressives de la supé-rette, et les zombis du dépôt de pain. Et puis même le jardinier on ne le connaît

le visiteur4 2

Page 9: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

plus, il est parti en maison de retraite. Pas celle de Vendat – La Providence –,c’était trop cher, et puis pas assez loin de ceux qui le connaissaient encore, il apréféré aller décliner ailleurs. La Providence, c’est la seule carte postale deVendat… Mais on ne connaît personne là-bas, ils ne sortent jamais. Tout ce quinous parvient d’eux, c’est le fumet de l’incinérateur de couches et de déchetshospitaliers. Ah, le fumet de la campagne, disent les Parisiens en visite, on neles détrompe pas…

Alors on ne voit jamais personne à Ve n d a t ? Où sont les gens ? Mais c’estévident, il suffit d’aller à la salle polyvalente, aux terrains de sport, juste der-r i è re La Pro v i d e n c e : un espace neutralisé, avec tous les caractères de la ban-lieue européenne, censé réunir les générations en juxtaposant le foot, la pétanque,le yoga, le conseil municipal et la grande braderie. En fait, je suis rattrapé àchaque fois par des rémanences d’adolescence ingrate : cauchemar de Ruhr pro-p rette et neurasthénique contracté pendant des voyages linguistiques. (Manquaitplus que ça, l’Allemagne à 10 minutes de Vichy…). Des jeunes bien nourris ytraînent souvent, ils goûtent sur des tables solidaires de leurs bancs (les mêmesqu’au camping), le téléphone portable à l’oreille, ils hurlent à moins de 30 cmdes autres qui hurlent, ils portent des survêts peau-d’pêch’ mais ne font pre s q u epas de sport, ça empêche de téléphoner. Ils s’ennuient un peu tout le temps,comme des petits vieux.

Mais où sont ceux d’avant, les villageois? Même si le recoupement de la pyra-mide des âges et de la mondialisation leur passe le lacet au cou depuis plusieursdécennies, ils n’ont pas encore tous disparu. Ils sont simplement devenus i n v i-sibles. Les lieux que traversait leur quotidien n’existent plus : la station-e s s e n c e / g a r a g e / b i s t rot vient de fermer (un même chiffon pour les trois activités),le boucher- c h a rcutier brutalement décédé, suivi par ses deux obèses de fils, dans

La limite passe dans mon jard i n 4 3

Page 10: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

le même hiver, frappés par une épidémie de cholestérol foudroyante ou encorel’insondable mélancolie du fils du boulanger qui ne cuit plus son pain, ont étéles stations du chemin de croix qui a entraîné la mutation de leurs pratiques.C’est là que le lieu se défait : sans villageois plus de village, juste des maisonsposées sur la campagne.

Les fermes des paysans sont le plus souvent dressées dans les hameaux péri-phériques et ils ne passent plus à Vendat qu’en suivant les rails aimantés de lad é p a rtementale qui mène aux centres commerciaux des portes de la ville. Onne les voit plus, cachés dans leurs champs, terrés dans leurs fermes, noyés dansla foule des supermarchés.

Le seul événement qui les fait sort i r, les vrais du coin, c’est la mort .16 novembre 1993 : la petite place en pull V devant l’église est silencieusementprise d’assaut par des silhouettes que la plupart des résidents n’avaient jamaisdû aperc e v o i r. Une semaine plus tôt, un samedi matin, dans la neige fraîche-ment tombée, un homme jeune habillé en vert avait été criblé de trois types dep rojectiles, c’était le garde-chasse, l’aîné d’une des plus anciennes familles def e rmiers du pays. Le jour de l’enterrement, ils étaient tous venus, ceux qu’onne voit jamais, ceux qui se terrent à l’année, colonie surgie d’une autre époque :pas de costume ni de chaussures de cuir, mais l’envers déjeté des codes vesti-m e n t a i res des résidents : des K-Way crevés et des survêts mal ajustés, des fichusen plastique, des baskets noires craquelées, des boots… Des villageois inca-pables de p o rter le deuil d’un des leurs, déguisés, à contre-emploi, méfiantscomme des taupes, aveuglés par la clarté de ce jour mort u a i re : étrange lumi-nosité qui se portait sur les dos, les épaules de cette colonne détrempée. Lesseuls qui portaient des vêtements de ville étaient trois flics en civil, le notaire,un membre éminent de la société de chasse et mes parents.

La plupart des gens re s t è rent dehors, sur le parvis imaginaire restauré parleur présence groupée au déni de la route et du parking, ils ne disaient presquerien, parce qu’on ne savait pas qui avait tué. Ils ne savaient pas et se re g a rd a i e n ttous en coin, le salaud était forcément parmi eux, cette famille cruellement ras-semblée peut-être pour la dern i è re fois. Ils ne savaient plus qui ils étaient, sinonce corps anxieux, ce rassemblement électrique où l’absence aurait trahi l’aveu.Ils ne savaient pas non plus que les gendarmes de la ville allaient conclure ausuicide six mois plus tard… Après la mise en terre, ils se sont lentement dis-persés, une fois aff rontés les re g a rds de la famille déchirant la foule de leursaccusations muettes. Un début d’échauffourée, le frère du défunt veut réglerl’affaire tout de suite, les trois limaces en civil se frottent les mains et s’appro-chent pour voir qui on pointe du doigt… Et puis ça se tasse, on réglera ça pendantl’hiver… Et on ne les a plus vus. Ils sont toujours là, mais puisque le village estoccupé par des résidents, ils n’iront plus s’y montrer.

le visiteur4 4

Page 11: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

THÉORIE DE LA LIMITE

À cheval sur la bascule géomorphique de mon jardin, je guette à l’horizon lecorps étendu des volcans, figure de déesse mère aux mamelles assagies. Si ondistingue la chaîne des Puys trop précisément, cette clarté porte le présageimmanquable d’un désastre prochain : c’est que demain il pleuvra. La transpa-rence conduit au chaos météorologique qui précipite l’absence des volcans :quand il pleut on n’y voit goutte. Les deviner seulement, pris dans la continuitéelliptique d’un unique relief en suspens, c’est éprouver leur véritable puissance(bouches à feu éteintes/matrices en retraite), celle d’une présence qui transperc ela visibilité. D’un point de vue perceptif, ma perspective sur les volcans re s p e c t eleur vérité profonde, partage dans la distance un pacte secret, celui de leur intan-gibilité malgré le visible, de leur effacement constant dans la prégnance d’unef o rme, immédiatement reconnaissable. On peut dire sans se vanter quel ’ A u v e rgne est mieux comprise de loin et encore plus de Vendat que sousl’aplomb publicitaire des cratères en chair et en pierre (de lave) : espace fantaisietouristique surréel pour nains de jardin en goguette.

Quelle est la limite d’un re g a rd vers l’incert a i n? Que délimite le re g a rd? Oùse dessine l’horizon, dans l’envers des creux de la terre évidée ou dans les pleinsde ses surrections préhistoriques ? Voir comme pour caresser à distance unetexture dont on ne sait si elle tient à ce qui l’entoure ou à ce qui la parcourt ?

Ces ambiguïtés perceptives nous ramènent au port colonial de Rochefort. Y naquit ma grand-mère Marguerite, plus tard citoyenne saisonnière de Ve n d a t ,

La limite passe dans mon jard i n 4 5

L’étendue.Sont représentés en plan les espacesperçus depuis les routes principales.On notera que les effets de seuil sontfortement marqués aux extrémités duvillage, même si en son centre une dis-continuité de la vision rythme l’absen-ce de densité.

Page 12: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

À Vichy, suite de petits hôtels ou d’immeubles locatifs pour les cures,on parle d’un Musée national descolonies.

mais également Maurice Merleau-Ponty, fils d’officier colonial qui plus tard ,pour sa part, fut le professeur de morale et métaphysique de mon autre grand-mère, l’année même où le colonel, Camille, le gendre et Marguerite achetèrentla vieille maison au boucher de Vendat : 1938. C’était également l’année où lephilosophe écrivait La Stru c t u re du comport e m e n t, étape fondatrice de soni n t e rrogation sur la perception qui s’interromprait inopinément en 1961, pendantla rédaction du Visible et l’Invisible. Son œuvre a toujours influencé des disci-plines non philosophiques et pourrait proposer une ligne de conduite pour laredescription de l’espace vécu, habité, à partir du tissu des relations.

Convaincu que les développements contemporains de la psychologie de laf o rme, de la psychanalyse, mais aussi de la théorie du chaos ou du mouvements u rréaliste, mettent la métaphysique classique en situation de crise insurm o n-table, Merleau-Ponty s’attacha à effectuer le retour aux choses vécues de laméthode phénoménologique en s’intéressant à des contenus non philoso-phiques. C’est le sens même de l’expérience de la réalité qu’il fallait re d é c r i re .Comme un paysage devenu si familier qu’on ne le verrait plus : réveiller lecontact avec le monde.

Ce qu’il mettait en cause était une conception des rapports sujet-objet comme collision frontale, où le sujet serait un centre et l’objetune construction matérielle périphérique. La métaphysique clas-sique est donc une théorie de la centralité et Merleau-Ponty luisubstitue une expérience des limites : c’est là où le sens est en crisequ’on peut distinguer ce qui le motive. Ainsi les théories physica-listes du langage sont réfutées par l’observation rigoureuse del ’ a p h a s i e : ce qui fait défaut à l’aphasique, ce n’est pas un stock demots, un fichier de mémoire, mais une disposition comport e m e n t a l equi recoupe l’organisation du schéma corpore l . Ceux qui sont inca-pables de manier les symboles sont d’abord incapables de s’orienter.

Les dysfonctions du sens de l’orientation font donc re c o n n a î t re que tout sensest orienté. Mais le discours de la méthode merleau-pontyen ne s’appuie pas quesur le pathologique. Ce sont toutes les activités et périodes non rationnelles quiremettent en cause le privilège de la raison comme point central du sujet : sexua-lité, expression, création, aucune situation vécue n’appelle une réponse préen-registrée, estampillée du cachet ratio, mais nécessite un acte d’adaptation, unengagement où tout ne peut être clair, une sortie hors de soi, hors du f o rt i n t é-r i e u r. Mais qu’est-ce qui tiendra lieu de soi, de point d’appui, si ce n’est plus laraison claire et distincte? C’est le corps, montre Merleau-Ponty, c’est lui qui setient à la fois de notre côté et dans le monde dont il partage la chair. C’est lui quip o rte dans la diversité de ses gestes l’univers des significations qui font que lal e c t u re du monde est possible, que toute re n c o n t re est une aventure vivable.

le visiteur4 6

Page 13: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

La vie moderne.Depuis quinze ans, le nouveau lotisse-ment a relancé le village en attirantdes travailleurs vichyssois. Au cœurdu triangle routier, une poche s’estorganisée de façon autonome pourréussir à servir de décors banlieusardsangoissants à un téléfilm deC. Chabrol.

O r, ce corps n’est certainement pas une stru c t u re centralisée : c’est un réseaude relations qui se combinent pour atteindre des équilibres fonctionnels, et lespathologies démontrent par les fonctions de vicariances la prédominance de lafin sur les moyens. Le rapport entre le tout et les parties ne peut plus être celuid’une hiérarchie causale, mais devient celui d’une circularité dialectique, d’im-plication mutuelle, d’entrelacs, d’enveloppement réciproque. Si bien qu’à la fin,non seulement c’est à la limite que se manifestent les raisons du sens, mais laraison n’est plus au centre, car de centre, il n’y en a plus. Ce n’était qu’unefiction rationnelle pour expliquer le sujet, le justifier par sa fonction de prédi-c a t e u r : l’acte de décision morale, le « je pense » du sujet autocentré, n’est qu’unaspect du « je peux » fondamental, dont le corps est le lieu et la machine, sanscentre ni hiérarchie close : à bas le fort intérieur !

L’unité du sujet est donc une synthèse jamais achevée, une convergence sin-g u l i è re, qui ne se joue pas autour d’un unique levier, mais dans le champ def o rce de plusieurs pivots qui travaillent dans des soutes plus ou moins éclairéespar la conscience. Ce renversement nous fait repenser la métaphysique et seso u t i l s : la tradition cartésienne voyait le monde par au-dessus, pensée cart o-graphique en surplomb qui, voulant recouper le point de vue divin,faisait en réalité du survol. Les limites s’éprouvent à même le solet celui-ci ne s’expérimente pas en deux mais en trois dimensions(qui ne forment pas une somme). Pour Merleau-Ponty, il fautpenser l’être dans la profondeur, il ne se devine que par esquisseet profil, il n’y a pas de méthode directe pour l’arr a i s o n n e r. Il fautdésormais décrire le monde en croisant les repères de la vertica-lité et de l’horizontalité pour en faire surgir le milieu où les chosesont un sens pour nous. Ce n’est que dans la relation, le fro t t e-ment, le conflit, la crise, bref à la limite, que naissent et se disentles choses et les lieux.

Si le sens se fait dans l’expérience de son corps, de son lieu, condition d’unecommunication, alors la seule pathologie de Vendat est là : cette inconsciencede son pro p re corps, l’absence de synergie entre ses membres. Symétriquement,la conception du centre comme fiction correspond étroitement à la nature tart eà la crème de Vi c h y : un décor, une concentration d’emblèmes urbains destinésà être consommés en masse par des touristes qui de plus en plus sont les rési-dents des communes environnantes, voire même des habitants d’autres villesvoisines qui ne sont pas des centres (Montluçon, Thiers, Gannat…). À Ve n d a t ,on pourrait dénoncer l’absence de centre, condition pour nouer les hameauxe n t re eux et inventer une communication. Mais ce serait revenir au type cen-tralisateur pour fabriquer un artifice qui n’a peut-être pas d’avenir ici : si Ve n d a tse construit vis-à-vis de Vi c h y, alors c’est cette dern i è re qui lui tient lieu de

La limite passe dans mon jard i n 4 7

Page 14: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

c e n t re, de lieu de re n c o n t re, d’intersection éco-soc-cul. On redécouvrirait alorscette congrégation de hameaux comme une structure fédérale informelle. Est-ce pour autant une organisation démocratique, sinon au sens du reflet de la librec i rculation et de l’établissement indiff é re n t ? ! En effet on observe surtout ledéveloppement d’une colonisation par ignorance réciproque, ce qui a pour eff e tde démultiplier les ruptures de sens, les limites comme frontières. Alors que lecitadin devine chaque rue de Vichy comme esquisse de son être total, le rési-dent vendatois borne son horizon à son grillage, la rangée de thuyas malodo-rants, et la niche du chien : les yeux de la petite propriété, le regard enclos.

Ce qui nous ramène à l’articulation de la perception et de l’appart e n a n c e :alors que je vois la limite entre le Bourbonnais et l’auvergnitude glisser entreles chênes redoublés, je suis obligé de re c o n n a î t re que nos voisins du villaged ’ à côté, sur le plateau, disent exactement la même chose, de la même limite,dans leur jardin à eux. Ils disent surtout le contraire, car pour eux la ligne ded é m a rcation imaginaire trace une diagonale qui recoupe la pente de leur jard i nà eux, selon un axe NE, SE, qu’ils regardent vers le NO, tandis que nous, touten étant plus au sud, re g a rdons passer vers le couchant une ligne fro n t a l i è re évi-dente à angle droit de la leur. Absurd e? ! Mais le pire, c’est que le père d’unejeune fille que j’aime bien, à 70 km de Vendat, croit lui aussi que la limite entrel’Allier et l’Auvergne honore son jardin, en pleines Combrailles. Lui aussi aune belle pente à contempler, mais selon une tout autre orientation que les deuxprécédentes, si bien que la pre m i è re fois qu’il m’avait fait cet aveu, je m’étaismême demandé s’il n’était pas un peu malade, le pauvre, de l’Auvergne. Maissi tant de gens sont fous de leur limite, c’est bien qu’il y a quelque chose dec rucial qui se joue dans la perception de l’horizon : chacun veut ramener le loin-tain de ce qu’il re g a rde au lieu d’où s’élance le point de vue, comme pour mettrela profondeur en pot, lui donner des racines, une origine. Là d’où je vois contientle secret de ce qui est vu, si loin soit-il : la limite me traverse, l’horizon est enmoi avant d’être aux confins de l’air. Et chaque matin, j’arrose le pot de monhorizon en pissant dans le jardin, sur la limite, le départ du territoire…

Je crois bien être un des derniers habitants de Vendat à pratiquer le culte dela limite. Les autres n’ont que faire de ce qu’ils ne pratiquent plus. Leurs jard i n sdescendent en pente douce jusqu’aux trottoirs, jointifs de la voirie, déguisés enespaces publics privatisés. La plupart des résidents ignorent ce qu’il y a derr i è rela prochaine haie, au bout du prochain chemin. Cette absence de pratique dupaysage participe d’un aveuglement schizophrénique, le déni de la campagne.Vendat est moins loti que labouré, et pourtant les résidents vivent en banlieue.Ils sont comme des obèses qui ne se voient pas diff o rmes malgré le miro i r, jesuis comme les mutilés qui ont mal à leur membre amputé. Des folies qui battentla campagne, sans se croiser. Pour le moment.

le visiteur4 8

Page 15: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

L’échelle du matériau.À Lourdy, lieu-dit du nord de la com-mune, l’origine du village transpiredes façades. Les potiers ont laissé desmurs de tuiles au milieu du très régio-nal pisé. Comme une installation,un habitant a soigneusement détouréune de ces traces : la patrimonialisa-tion du matériau se lit par une stratifi-cation dans les lieux denses.Alors que dans une rue quelconquedu plateau, le parpaing à nu apparaîtcomme l’attente du passage à la« vraie » ville. L’absence de vis-à-visinduit paradoxalement un caractèrede friche rurale.

LA NATURE DE LA CAMPA G N E

La campagne à Vi c h y, c’est comme la plage à Rochefort : il ne suffit pas deconnaître l’art de la natation pour nager, il faut aussi aimer l’eau. Et c’est toutle problème de Vendat, l’immersion. Ses habitants flottent à la surface de la cam-pagne, sans jamais en effleurer la profondeur. On est bien obligé de diagnosti-quer un blocage vis-à-vis du bocage, une absence de relation avec la nature. Àleur décharge, il faut bien re c o n n a î t re que les champs ont perdu toute valeurd’hospitalité musard i è re en rationalisant leurs principes d’exploitation. Les boissont fermés au public et, en plein champs, on n’est jamais à l’abri d’un tire u raviné. Mais au moins, font-ils leurs jard i n s? À peine. Il y a bien plus de piscinesque de potagers, et on n’a que deux mains… Ceux-là même qui en font leurmétier, du jardin, y viennent curieusement d’ailleurs.

H i s t o i res de pouces verts… La limite qui passe dans notre jardin ne s’est pasfaite en un jour et continue à mériter des égards qui supposent l’interv e n t i o nrégulière d’un Monsieur avec une casquette à carreaux qu’on appelle un jardi-n i e r. Du temps de mon arr i è re grand-père, c’était un véritable hominidus agra-r i u s, né à Vendat dans l’autre siècle, qui n’avait quitté qu’une fois ses sabots,pour aller dans les tranchées ; il appliquait avec passion le plan stratégique mûripar le gendre. On bouturait, on dépotait, on gre ffait, on accouplait des racespour les acclimater aux frimas auvergnats (le climat au moins est partagé, depart et d’autre de la limite).

Son successeur, le vieux perd reau a u v e rg n ’ l o v e r, n’était pas un homme de lacampagne, mais un policier colonial rentré du Congo, bien décidé à mettre del ’ o rd re dans toute cette verd u re (cauchemars de jungle?), mais heureusement tro pp a resseux pour faire mieux qu’encourager la prolifération indolente du chaos quiculminerait à la fin de son règne à 2,50 m de hauteurs de ronces dans la pente, en

La limite passe dans mon jard i n 4 9

Page 16: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

plein sur la limite (réalisation de ses pires angoisses)… Il ne savait donc rien del ’ a rt du jardin, sinon celui du potager où il excellait jusqu’à la surpro d u c t i o n ,objet de sa fierté masculine; évolution typique du premier âge pavillonnaire : ilaimait l’idée de l’autosuffisance, surtout qu’il avait connu la guerre, les ru t a b a g a s ,les patates douces. Et le pire en Afrique, c’est qu’ils mangent même des racines.

A u j o u rd’hui, le successeur du successeur jardine en bleu, dans ses habits d’ou-v r i e r, qui conviennent aux outils électriques et motorisés qu’il manie avec lemême souci qu’à l’usine face à une fraiseuse. Ce n’est pas de bon cœur qu’il estvenu au jardinage, il avait connu les joies de l’industrialisation qui lui perm e t-taient d’échapper à la ferme et aux luttes de pouvoir avec ses cousins pour lem a i g re partage des terres. Un paysan sauvé de la malédiction de la campagne!Mais il avait surtout connu la crise de l’emploi, jusqu’à pouvoir au moins sevanter d’avoir été le plus vieux chômeur de l’Allier. Malgré lui, il s’était doncmis au vert sur le tard, sans savoir re c o n n a î t re le pissenlit de l’oseille, ni les card e sdes fleurs de courgette. Dé-formé dans l’idéal de la production de masse, il n’avaitni le goût du potager, faute d’imaginer des débouchés justifiant l’investissement,et encore moins celui des arbres, puisque chaque tronc et son parapluie debranches est un cas part i c u l i e r, rebelle à toute démarche systématique. Pourt a n t ,son absence radicale de spécialisation le rendit sensible au dessein de la nouvellegénération – celle de la trouée –, et il fut le héros herculéen du défrichage de lacôte fro n t a l i è re, pour libérer les volcans, les re n d re à la vue. Comme, dans ceta rt, toute bonne plante est une plante arrachée, il y re t rouvait les caractéristiquessystématiques d’un usinage de la campagne, qui avait été celui de sa pro p re expé-rience de jeune ouvrier salarié, mais aussi le destin de ses cousins restés à la ferm e ,paysans industrialisant leurs méthodes agricoles jusqu’à ne plus pratiquer la cam-pagne autrement que par l’alliance du fer et de la chimie.

A u j o u rd’hui, il est le dernier jardinier du village à louer ses services. Et noussommes ses derniers clients depuis le départ en maison de retraite de son pré-décesseur, qui avait pris un malin plaisir à l’employer. De toute façon, pour lestâches spécifiques, comme la taille des arbres, c’est une entreprise horticole spé-cialisée qui vient le suppléer : un quarteron muet de jeunes urbains ultracom-pétents, déguisés en cosmonautes, qui machinent la campagne comme un outilde haute précision, avec masques, gants et poudre de perlimpinpin.

Lorsque notre conducteur d’engin d’espaces verts prendra vraiment sa re t r a i t e ,il n’aura pas de remplaçant, faute de candidat. Il y a bien le voisin d’en dessousqui se dit jard i n i e r. Il a même en commun avec un précédent G a rten Meisterd’avoir été membre des forces de l’ord re (que signifie cette répétition de flicsen herbe ?). Mais lui non plus ne connaît rien aux plantes ni aux arbres, il estemployé aux services municipaux de Vi c h y - Ville Fleurie, tout ce qu’il fait, c’estrempoter des parterres qui font mal aux yeux…

le visiteur5 0

Page 17: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

« Vendat… lism »Cette année, la mairie a organisé unconcours de tags pour décorer l’abri -bus. Mes grands-parents aussi ado-raient l’Almanach Vermot.

Mais d’où sourd cette absence de relations entre les gens et cette nature qui estp o u rtant omniprésente dans le délié même du parc e l l a i re ? Est-ce leur pro p ren a t u re qu’ils refusent d’explore r? Jusque dans leur conception de la campagne,ils sont urbains les résidents, elle est forcément à l’extérieur, il faut prendre lavoiture pour aller la trouver. Même si l’Auvergne était sous leurs yeux, ils n’ycroiraient pas! Il faut savoir où aller pour en trouver. Et si, vue des bas-côtés,elle ressemble à des usines en plein air, pourquoi en faire toute une mythologie?La ville conditionne la perception de la ruralité, et modifie profondément l’idéede la nature que nous portons en nous. S’il naquit à Rochefort et vécut briève-ment au Havre, Merleau-Ponty passa l’essentiel de sa jeunesse à Paris, et posecomme une évidence que les catégories d’appréhension de l’espace constituésont urbaines, naturellement. Voir les futaies comme des quartiers, les maïscomme des fabriques, les coquelicots comme une retouche au paint brush…

Chaque dimanche, à l’ombre gigantesque du château d’eau, des enfants deslotissements sont accompagnés par leurs parents pour venir observer le spec-tacle étrange de quelques bêtes qui paissent, des poneys, ou des ânes, quelquesmoutons : et ils crient, ils rient, comme au zoo. C’est fou l’effet que produit lanature sur les gens qui n’ont pas l’habitude !!!

Mais qu’est-ce qui nous porte à re c h e rcher la nature, alors ? Le désir de lad i ff é rence, et en même temps la mesure des choses re t rouvée dans une re d i s-tribution des rapports de force qui produisent l’ord re habituel des choses ; lacampagne off re le spectacle de la résistance du naturel aux outils, et la nécessité

La limite passe dans mon jard i n 5 1

Page 18: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

d’un pacte entre ce qui était déjà fait et ce qu’on a défait pour re f a i re autre m e n t .Les termes de l’arrangement naturel, que manifeste l’eff o rt agricole, nous déli-vrent de l’obsession de devoir tout porter et tout supporter du monde-ville : àla campagne, la nature prend sa part. Elle vit sa vie, sans nous. Elle nous re s i t u edans un rapport d’opacité bienheureux avec les choses et nous-même. Nous yé p rouvons cette antériorité du monde sur nos actes, sans pouvoir expliquercomment ces re t rouvailles sont possibles : arpenter la campagne, cette excita-tion qui s’apaise et se relance, de pouvoir se déplacer comme si de rien n’était,alors que tout est différent, l’équilibre constitué d’une autre nature.

À partir du moment où les emblèmes et le processus de l’urbanité sont pré-sents aux articulations visibles et symboliques du territoire, comme à Vendat,la campagne est déchue de son rang de nature, et rejetée dans l’interstice, le rési-duel, la friche et le dépotoir des choses défaites ; ni enserrée dans une logiquede production manifeste ni vivante de l’autre vie que nous désirons sans savoirla dire, cette campagne qui traverse Vendat, arm a t u re qui soutient le village,n’est qu’une succession de trous perceptifs. Les résidents portent des œillèresqui leur masquent ces lieux d’entre-deux que la rurbanisation sème autour desa prolifération. L’essentiel est comme gratté, esquivé.

Ces troubles perceptifs ont des conséquences morphologiques : si je ne voisplus le monde, je ne me vois plus non plus, ou en tout cas, je n’ai plus besoind ’ ê t re raccord avec lui. Coexister vaguement, c’est-à-dire avoir accès, est ample-ment suffisant. Ainsi, notre voisin d’en dessous est un extraterritorialisé mili-

le visiteur5 2

Drive-déchetterie.Sur la route, derrière une haie, unestation pour la livraison de déchetsspécifiques : station intermodale pourfluidifier le trafic? De cet espacepublic, privilège rare, on peut contem-pler la campagne.

Page 19: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

tant. Il s’est fait constru i re une villa de style néo-Lubéron, aux tuiles si caracté-ristiques, prenant bien soin de peindre la boîte aux lettres du même bleu médi-t e rranéen que les volets, et puis, comme s’il s’était subitement désintéressé desfaux-semblants, a omis de crépir les parpaings. S’il était un villageois à l’ancienne,il se débrouillerait toujours pour crépir, plutôt que de paraître pauvre aux yeuxdes autres (d’ailleurs ils l’aideraient sûre m e n t ) ; tandis que ce nouvel arrivant neconnaît personne, et le re g a rd de ses voisins glisse sur lui comme le vent. Il s’estcontenté de réaliser les signes suffisants de la matérialisation de son rêve, à sonseul usage, et cette fiction ne lui paraît pas incomplète, il ne voit que ce qui faitv i v re l’image de son mas provençal, qu’importe s’il ignore que l’Auvergne passeà deux pas de sa porte. Il n’est pas à ça près… Onanisme constru c t i f .

À l’inverse, à Lourdy, le seul hameau de Vendat qui présente une morpho-logie de type rural, au nord sur le plateau, toutes les maisons sont crépies dumême rose grumeleux, mais on y est mal reçu, ces quelques habitants commeil faut ont un souverain mépris pour les résidents qui n’ont pas le sens de lafaçade. Lourdy comme figure du ghetto ruralo-esthétique. Quelle horreur…

Comment sortir de l’indistinction de la périphérie, créer des re g ro u p e m e n t s ,relier par les passions, les intérêts communs, fédérer les énergies à petite échelle,réinventer une appartenance commune au lieu sans verser dans la clôture, unea u t re forme de narc i s s i s m e? Car il ne faut pas se contenter de prophétiser lam o rt de la campagne et l’universalisation de l’urbanité pour régler le pro b l è m e ,ce ne sont que des mots, quand il y a des vrais gens qui vivent dans un villagesans même s’en douter, au milieu de la campagne sans la voir, et encore moinsla toucher? Cette cécité risque d’être durable, étant donné la taille de la commune,et le rapport stru c t u rel plein/vide : la campagne est majoritaire, mais ne gou-verne rien, ne sert même pas de gouvernail.

LE BLITZ DANS LA VA L L É E

— Le monsieur de Paris a quelque chose à dire.La prise de conscience de la valeur de l’interaction avec le milieu, quel qu’il

soit, c’est finalement l’enjeu de la crise vendatoise, telle que je suis seul à lac o n c e v o i r. Ce qu’il faudrait, c’est un électrochoc, une collision salutaire, quitteà ce que ça saigne un peu, pour que les gens se réveillent et se mettent à habitercette campagne.

M a r s 1997, c’est la découverte par des chasseurs des travaux de piquetagequi a tout déclenché. Des piquets dans la vallée ! La rumeur enfla soigneuse-ment entre ceux qui voulaient se faire peur : oranges les piquets je vous dis! Àla DDE, dans les antichambres du préfet, et même sur le bureau du ministre ,l’enquête remontait le courant. Monsieur le maire répondit lorsqu’on s’avisade lui demander enfin :

La limite passe dans mon jard i n 5 3

Page 20: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

— Mais c’est un formidable projet de rocade qui raccorderait la N7 et l’A71!Une 4 voies, les piquets oranges en plein milieu de la vue sur l’Auvergne, la

limite en dur noirci qui fendrait le jardin en deux, lui arracherait les yeux desvolcans, emprisonnerait son corps dans le Bourbonnais, la fin d’un monde quise prenait pour les portes d’Hercule, un pro m o n t o i re juste avant le bout dubout. Au lieu de ça, vue raccourcie sur un détroit de feu et de fer.

Une association fut prestement constituée pour la défense du Va l - d u - B é ro n ,dont le président, prêt à mourir les armes à la main, était l’informé PDG d’unee n t reprise fabriquant des murs antibruit pour autoroutes. Les adhérents étaientmajoritairement des habitants du bord de Vendat, les plus exposés.— Le monsieur de Paris a quelque chose à dire.

Silence lourd comme le bitume redouté. Prestige géopolitique de la voix quiva s’élever (la mienne), et chaque mot choisi qui martèle la diff é rence des mondes :le monsieur de Paris sait parler et on l’écoute. Les résidents s’étonnent, le mon-sieur de Paris a l’air d’être d’ici aussi. Il ne vient que pour les vacances, c’est luiqui le dit, mais depuis toujours, tandis que ceux qui l’écoutent réalisent qu’ilsne sont là que depuis dix, vingt, même pas trente ans. Le Colonel et Camillefont déjà figure de grands ancêtres gaulois. Le monsieur de Paris leur parle duvillage d’avant, d’un patrimoine exceptionnel, la notion de paysage au niveaujuridique, et il finit en prenant le maire à partie : je brossais rapidement le por-trait de la familiarité du maire avec les élus de Vi c h y, et l’étrange coïncidencequi plaçait ses terres sur le tracé de la rocade…

Mais ces révélations brûlantes furent interrompues par un témoignage inat-t e n d u : un écologiste se mit à expliquer sa modeste contribution décisive aup rogramme de repeuplement d’espèces, l’écrevisse et la cigogne, ainsi que deuxg renouilles gluantes, réintroduites dans la vallée du Béron. Il brandissait unfagot de directives européennes, comme une nouvelle table des lois qu’on allaitenfin pouvoir utiliser contre les législateurs. Personne n’avait re m a rqué le couplede cigognes asthmatiques, puisque personne n’emprunte jamais la petite routequi suit le Béron parce qu’elle ne relie que des bouts de campagne, mais qu’im-p o rte chacun pouvait apprécier l’avantage conféré par les volatiles. On votadonc immédiatement la reconduction et le doublement de la cotisation, histoirede financer l’apéro dînatoire et l’achat d’un supplément de bestiaux protégés àréintroduire aussi subrepticement que l’ennemi avait piqueté, pour définitive-ment faire du Béron une réserve ornitho-batracienne, véritable fort e resse impre-nable par les semi-re m o rques et les caravanes hollandaises : des mois d’angoisses,et une sortie de crise express.— Le monsieur de Paris a quelque chose à dire.

Que tout ça c’est bien, mais que cette aff a i re a mis en exergue l’absence dec o o rdination entre les hameaux, le déficit de transparence de l’exécutif, mais

le visiteur5 4

Page 21: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

s u rtout l’hypocrisie de la campagne, et que c’est un comble puisque l’élu estlui-même exploitant. Comme vous le savez, c’est une limite qui passe dans cettevallée, pas seulement celle de l’Auvergne, mais celle de la vraie campagne, etc’est cela que nous devons défendre, car c’est en réalité une limite qui passe danstous nos jardins, et…

Et tout le monde se leva. Il fallait le dire avant, le temps des palabres étaitconsommé, le type aux oiseaux avait tout réglé, et c’était l’heure de l’apéro. Dèsle deuxième verre, la vie re p renait son cours… Je me dirigeais vers la sortie, avectout mon beau discours en travers de l’œsophage, lorsque trois ombres me cou-p è rent la route de la retraite. Leurs mines étaient déconcertantes, à la fois graveset réjouies. Ils parlèrent les premiers :— Vos paroles ont touché au plus profond, mais par quoi pensez-vous qu’ilfaille commencer?

Dans cette pénombre anisée où les visages se lisaient plus vite que les motsn’en sortaient, je déclarais, sans en compre n d re la portée, mais avec l’assurancede celui qui toute sa vie a attendu cet instant :— Messieurs, nous allons fonder le Club de la campagne.

Ce jour-là, le monsieur de Paris avait dit quelque chose. Mais le ferait-il ?

LA TYRANNIE POTA G È R E

— Il faut bien considérer de quoi ça a l’air : les vieux, les paysans sont des Gre c santiques, les derniers des Hellènes esseulés au milieu des ruines du Parthénon

La limite passe dans mon jard i n 5 5

Le club de la campagne manifeste.• Contre la voiture (Ami 8) ?• Pour l’absence de haies séparatives

entre la rue et le gazon privatif?• Pour un COS de 7 qui permettrait

de se promener sur 98 %du territoire communal ?

Page 22: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

colonisé par des barbares au triomphe modeste, faute de réaliser que c’est Athènesqu’ils ont envahi. Et nous qui sommes les témoins de ce voisinage de sourds-muets, qui sommes-nous, sinon les derniers des Romains vaincus à leur tour? …— J’ajouterai, si vous le permettez, que les Grecs avaient une re p r é s e n t a-

tion totale du site, issue d’un rapport élémentaire à la nature, et le mode deleur inscription dans le paysage constitue encore aujourd’hui la référe n c e …c o n s t i t u a i t !— Ah, vous n’allez pas recommencer avec votre Feng Shui!…

Au début du Club de la campagne, on tenait donc des propos à caractèrethéorique pour diagnostiquer la nature du mal dont Vendat était touché, de cetétrange fléau dont le blessé ne se plaignait même pas. Les réunions avaient lieudans l’ancienne boutique qui faisait autrefois coiffeur et épicerie. Les statutsétaient simples, le Club n’était ni un parti politique ni une société secrète, etseuls les paysagistes et les naturistes en étaient exclus pour éviter les malen-tendus. La renaissance de la campagne à Vendat se ferait sans eux.

Rapidement le besoin de passer à l’action se fit pre s s a n t : notre cénacle devintligue de conjurés. Mais encore fallait-il s’entendre sur les modalités. Chacunrendait fiévreusement des motions pour remédier au manque de relation deshabitants avec la vie du terr i t o i re agraire. Certains voulaient opérer par deslâchers d’animaux de ferme en masse, pour obliger les gens à gérer l’irruptionsauvage de vaches, oies, cochons dans leur jardin et pourquoi pas leur salon.Mais le risque était que le préfet envoie l’armée et que l’effet soit inversé, lacampagne perçue comme une menace. La perspective d’interminables quere l l e sjuridiques nous fit également renoncer à l’arrachage systématique des essencesgénétiquement modifiées et non typiques dans les jardins et les plates-bandescommunales pour leur substituer des espèces plus locales, de nuit.

Nous envisagions alors plutôt des actions sur nos pro p res maisons pour pay-sager le voisinage selon notre pédagogie de la ruralité. On reconnaissait alorsun membre du Club de la campagne à ce qu’il avait cassé son pro p re crépi pourrévéler les murs de pisé, par une lucarne spéculative dans la paro i ; ou parc equ’au milieu de l’uniformité de son toit de tuiles mécaniques il avait installédeux mètres de tuiles à l’ancienne faites à la main ; ou encore parce qu’il décou-pait dans l’épaisseur de son talus une fenêtre sur la terre pour y mettre à nuracines, germes et radicelles. Soulever ses jupes…

D ’ a u t res parmi nous, dont les maisons étaient héritées des épopées pavillon-naires, voulurent resituer ces constructions par un discours sur l’éphémère oul’archaïque : celui-là entourait la moitié de son préfabriqué de pieux grossière-ment plantés dans le sol aux quatre angles, totems de l’enracinement reliés pardes branchages tressés. Un autre achetait des meules re c t a n g u l a i res pour re d o u-bler ses murs d’une enceinte végétale concassée. Un troisième plantait de l’herbe

le visiteur5 6

Page 23: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

sur son toit pour y installer une basse-cour qui se voyait de loin. Afficher lacampagne, porter haut ses couleurs…

Mais ces initiatives individuelles plaisantes ne rendaient pas compte de nosambitions conceptuelles. C’est au plan d’occupation des sols que certains rêvaientde s’attaquer. Un bref coup d’œil sur le cadastre suffisait à re n d re criant le déficitde recoupement des hameaux en un lieu qui ne soit pas simplement une passe-relle de transit, mais un forum de rencontre. Ce qui était à inventer, c’était uneplace centrale, une clé de voûte en plein air où pourraient avoir lieu des marc h é s ,des fêtes et pourquoi pas des manifestations… Parce que le centre doit à la foisp e rm e t t re de se réunir et de s’échapper, de purger par l’excès partagé. Mais nonseulement le village semblait privé de ce génie du lieu qui suscite les regroupe-ments naturels et se prolonge dans l’esprit, mais il lui manquait aussi une acti-vité distinctive : qu’iraient vendre les paysans de Vendat sur la future place dumarché, des tourteaux de maïs, de l’huile de colza?

La proposition 116 prônait l’achat des terrains jouxtant la supérette et leurdonation à l’école pour en faire un gigantesque potager scolaire. Une contre -p roposition justifiait la nécessité d’ouvrir un géria-potager ouvert à tous lesretraités, même ceux de La Providence, spécialisé dans les légumes d’antan, cequi convergeait aussi avec l’idée de racheter les excédents de lait pour alimenterune petite fabrique de fromages artisanaux. On voulait revitaliser l’idée de lacampagne au travers d’une activité périurbaine ouverte à tous, une pratique dela nature comme loisir, économiquement viable. Les produits du potager seraients e rvis dans les cantines et vendus au marché du samedi, qui deviendrait un m u s t,y compris pour les Vichyssois.

La somme de ces interventions dans le parcellaire aboutissait à la constitu-tion d’un centre et à une requalification de tous les terrains agricoles plus oumoins en jachère, désormais raccordés à l’espace public par un réseau de sen-tiers-haies potagères.

Mais pour des raisons évidentes, personne ne voulait de ce projet épuisantet salissant autant qu’inutile, et surtout pas le maire. Pourtant nous avions prissoin d’infiltrer au conseil municipal un membre du Club, inéluctablementconduit à la démission par ses collègues édiles. Le maire avait eu ces mots :— On ne peut forcer aucun résident à avoir envie de quelque chose qui a disparu ,qui ne sert plus à rien. Mais nous ne tournerons pas le dos à votre Club, nousallons vous commander une étude qui répondrait à la question : Vendat 2000,vers la ville ou la campagne?

JACQUERIES, JOKARI ET JACQUES-A-DIT

— La nature est présente en nous comme un secret refoulé. Il nous faut re t ro u v e rsous la quotidienneté urbanomorphique cette strate originaire de notre re l a-

La limite passe dans mon jard i n 5 7

Page 24: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

tion à la physis. Mais comment faire remonter à la surface le secret de ces épou-sailles barbares? »

C’est sur ces mots que le président de séance ouvrit les Pre m i è res Rencontre si n t e rnationales du Club de la campagne à Vendat-Allier en novembre 1 9 9 9 .Ce fut une étrange suite de lectures d’un petit terr i t o i re peu habitué à être misen lumière .

La pre m i è re intervention était la mienne : je prenais le risque de constru c-tion de la rocade dans la vallée du Béron au pied de la lettre, pour dire que c’étaitbien fait pour nous, car la vue allait disparaître sans qu’on l’ait jamais vraimentre g a rdée jusque-là. Mais si les pelleteuses prenaient le mors aux dents, il y avaitbien une solution pour ne pas voir le cadavre panoramique : constru i re un murd’images entre la route et nous. Te n d re d’une extrémité à l’autre de la vallée desfilets recevant jour et nuit des projections d’hologrammes, informatiquementmodifiées heure par heure pour évoluer avec le fil des saisons. Car sauver, mêmepar l’illusion d’un drap tendu, la possibilité de se cro i re en Auvergne, était aussivital que se protéger du bruit. Quelques fois par an, pour l’entretien des filets,on éteindrait les projecteurs et la vue réelle surgirait sous la vraie vue commeun coup de poignard dans chaque pupille. On annonce que la rocade ne se ferap a s? Je disais qu’il fallait élever les murs panoramiques quand même, pour quechacun s’interroge sur la matérialité du paysage. À force de ne plus le re g a rd e r,existe-t-il encore ?

le visiteur5 8

Notre étude de terrain.Entre les champs des vaches et le jar-din de l’heureux propriétaire d’unemaison toute neuve en parpaingsbruts, il n’y a qu’un fil barbelé.Cette continuité momentanée(le temps qu’il peigne ses volets, plan-te la haie…) lui permet de livrer auxvaches une orgie d’herbe coupée parsa grosse tondeuse.

Page 25: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

En fait, ces enjeux de prise de conscience perceptive peuvent se manifester dedeux façons : à l’horizontale, comment sait-on où commence la campagne, oùest situé le village ? Ne faut-il pas multiplier les seuils, dresser des mure t saccueillants pour graduer le passage entre les zones commerciales de l’entredeux mondes et le continent rural : créer des rivages successifs pour amortir lahoule urbaine, briser le ressac industriel par des cultures en espalier, pourquoipas replanter des vignes de Saint-Pourçain, ponctuées de pêchers fins aux fru i t ssanguins, ou des re m p a rts de noyers avant la mer des étendues de blé ? Maisces seuils à même le sol ne sont qu’une dimension du territoire, il faudrait éga-lement, pour la verticale, installer un aérostat qui offre à tout habitant ou visi-teur de s’élever au-dessus de Vendat et de re c o n n a î t re sa stru c t u re originale :son éclatement dans la campagne, sa dissémination dans le tramé agraire .R e s t a u rer la fiction d’un centre qui n’a jamais existé serait une erre u r. Nousdevons travailler à révéler le lieu en sa limite, là où il se perd, entre en conflit,exhibe ses tendances schizophrènes.

Plus tard dans la matinée, un maçon présenta son projet de tour de pisé, à lafois phare, belvédère et château d’eau camouflé, comme alternative à l’aéro s t a t .Un Américain soumit un projet de colonisation de la campagne par m o b i l e -homes interposés. Pour inciter les habitants à investir de nouveaux espaces,tracer des sentiers, au hasard, il proposait d’ouvrir des pans entiers du village àl’installation de caravanes pour initier un processus d’habitation de la cam-p a g n e : vision idyllique de camping perpétuel, parties de jokari en maillot debain à pois et premiers baisers dans les fourrés. Mais ces installations de domi-ciles ne seraient que pro v i s o i res, on tirerait avantage de leur mobilité pourreloger ces résidents dans un nouvel angle mort du village et le revivifier, dansun système de Far-West tournant…

Enfin on entendit le photographe Jacques Lecrest, traceur professionnel desentiers. Sollicité par le Club de la campagne, il avait sillonné la commune avecpour mission d’y dessiner une boucle permettant en deux heures de marche dedécouvrir la campagne à Vendat. Des dizaines de photos étaient exposées dansle hall de la salle poly; la plupart des visiteurs ne reconnaissaient rien. Les paysansavaient refusé de faire passer le sentier sur leurs terres ou leurs chemins, lap l u p a rt des habitants avaient avoué n’avoir aucune envie de marcher ici (onpréfère aller là où c’est joli, les volcans par exemple) et la commune n’avait eude cesse de lui compliquer la tâche. Le tracé qui en résultait était totalementbyzantin et impraticable, mais cet insuccès même communiqua à l’assistanceentière une émotion partagée : la quête couronnée d’insuccès. Chacune de sesparoles était d’Évangile. Jacques-a-dit !

Mais la communication qui eut le plus d’impact fut l’œuvre d’un marc h a n dde cartes postales spécialisé dans les images exotiques et coloniales (il faisait

La limite passe dans mon jard i n 5 9

Page 26: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

f o rtune par Internet avec des clients des pays dont la France détenait juste-ment la mémoire photographique). Son analyse était tranchante. Vendat n’estpas le problème, c’est la faiblesse même de la ville qui a contaminé la cam-pagne. Rendre sa splendeur urbaine à Vichy est la seule voie pour sauverVendat de son indétermination régressive. Le titre de son interv e n t i o n :Colonialiser Vi c h y !

C’est parce que la ville n’a plus d’identité que sa périphérie tend à capter lesvaleurs de l’urbanité. Pourtant jusqu’en 1960, Vichy était la capitale intramé-t ropolitaine des colonies. Or, ce n’est pas tant son passé vichyste que la villedoit expier pour re n a î t re (sa capacité hôtelière en a fait une victime de l’his-t o i re), mais ce passé haut en couleurs. En n’assumant pas le projet de constru c-tion d’un musée des Colonies qui aurait à la fois présenté des collections d’artet d’artisanat, des films d’archives et des témoignages sur les abus de l’impé-rialisme républicain, la ville a laissé passer une chance unique de surmonter ledéclin du thermalisme. En se réconciliant avec son passé d’avant guerre, Vi c h ydevait pouvoir devenir un Las Vegas à la française, une sorte de croisière per-pétuelle à terre, romantique et surannée avec championnat du monde de billard ,bals charleston, festival de jazz mambo, robes cloches perlées, cigares opiacés,rayons des diadèmes verveine, escarpins en miroir, facilités de remariage, et lesspectacles de french-cancan subventionnés par le ministère… Colonialiser Vi c h y,disait cet homme, parce qu’aujourd’hui on consomme du paysage et que cetteville doit redevenir ce qu’elle était : un décor de rêve rétro. Voilà les grandeslignes du projet pour Vichy 2000.

La conclusion du courtier en image sépia était radicale :— Il faut raser ces parcs qui longent le bassin de l’Allier pour empêcher les vil-lageois des alentours de venir s’y promener et y perdre le sens de la nature, età l’inverse restaurer leur valeur de campagne à des villages comme Vendat, oùse rendraient les urbains pour échapper à la frénésie des fêtes galantes perpé-tuelles. Vendat deviendrait une typique de nature travaillée, de campagne habitée,une brousse civilisée, à dix minutes du centre-ville.

Cet homme était manifestement engagé sur une pente savonnée, mais sondiscours enflamma l’assistance, qu’il fallut ensuite tempérer avec des rafraî-chissements, d’hier et d’aujourd’hui.

B ATTERIES DE CAMPAGNE ET FEUX DE BROUSSE

Les derniers mois, la situation du Club s’était détériorée d’une façon inquié-tante. L’étrange fortune des théories post-colonialistes du représentant en imagesd’antan avait rapidement dégénéré. Nombre des membres du Club de la cam-pagne avaient découvert le véritable horizon de leur rapport à la campagne : lepasséisme, émotionnel ou re v a n c h a rd pour les pires, et leurs comport e m e n t s

le visiteur6 0

Page 27: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

d e v i n rent rapidement intolérables. Dans les rues de Vendat, il fallait soudains’habituer au port du casque colonial et au short kaki toute saison, avec chaus-settes à bandes molletières, stick sous le bras et bacchantes en pleine floraison.Ils organisaient des soirées costumées au cours desquelles certains jouaient auboy, où l’on discutait des cours du coton et de la cueillette du cacao, où l’on seracontait à la cuisine des histoires d’adultères indigènes… On ne lisait plus quePierre Loti, le Marcel Proust de Rochefort, réconfort de tous les coloniaux.

Cette dérive culmina lorsque le petit Cirque Wenzo s’arrêta à Vendat. Cert a i n sé n e rgumènes du Club, sérieusement absinthés, avaient décidé une descente noc-t u rne à la ménagerie pour libérer les animaux. Ils espéraient faire un carton surun fauve, mais ne réussirent qu’à casser le tibia d’un lama qui en mourut derage, tandis qu’on retira une autruche à mi-cuisson de l’incinérateur deLa Providence.

O fficiellement, en présence de journalistes de La Montagne et de FR3Auvergne, je dus dissoudre le Club de la Campagne le 21 mai 2000. Mais il n’yavait presque plus personne à re m e t t re dans la nature, puisque la plupart des« d i s s o l u s » avaient déjà fondé une organisation dissidente : le Club de laColoniale. Pour mes derniers amis et moi-même, l’heure de la clandestinité étaitvenue et il y eut bientôt un Rural Underground qui ne se réunissait que la nuitsous le château d’eau ou derr i è re le dépôt de pièces détachées du garage agri-cole. Nous pansions nos plaies : la difficulté de militer dans la finesse et surt o u td’exprimer un attachement au lieu qui ne soit ni réactionnaire, ni tyrannique.

En cherchant l’élan d’un nouveau départ, nous relisions plutôt Merleau-Ponty que Pierre Loti, et les rapports entre corps et esprit, centre et périphérienous apparaissaient redistribués sous un autre jour. C’est dans leur interaction,côte à côte, que s’élabore leur unité, et le théâtre de cette confrontation se faiten marge de la conscience objective. L’évolution de la métaphysique vers uneontologie de la chair du monde partagée par le sujet et l’objet supposait unea rr i è re-salle, un arr i è re-pays où les violons s’accord e n t : une soute psychana-lytique où s’éprouvent les rapports de force. Nous cherchions l’articulation duvisible et de l’invisible.

O r, si un centre faisait défaut à Vendat, c’est qu’on lui avait coupé la tête :en 1789, le château avait fait les frais du sentiment républicain ainsi que le prieuréoù se cachaient les prêtres réfractaires. On disait qu’un souterrain avait dû re l i e rles moines avec le châtelain. Finalement ce mythe d’un souterrain introuvableétait encore ce qu’il y avait de plus ancien à Vendat. Une route invisible, unecicatrice masquée là où la tête avait été coupée, où le centre avait été supprimé.Si nous re t rouvions ce souterrain, nous aurions la matière ironique d’un nouveaud é p a rt : ouvrir un site archéologique et faire emprunter ce tracé des pro f o n-deurs où chacun pourrait avoir la révélation de l’infrastru c t u re profonde qui

La limite passe dans mon jard i n 6 1

Double-page suivante : L’assemblée du Club de la campagnerend compte de l’exclusion de sa fran-ge écologiste.

Page 28: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’
Page 29: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’
Page 30: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

i rrigue le sol de Vendat. Des racines lointaines qui re n v e rraient l’image de cequi fait justement défaut aujourd ’ h u i : la connexion des lieux, en pro f o n d e u r.Pas un retour en arr i è re, mais un cheminement prospectif. Comme une ligneMaginot inversée, pas une ligne de défiance, mais un trajet d’initiation, quelquescentaines de mètres pour déboucher ailleurs. Car ce souterrain, c’est sûr, débou-cherait dans la campagne. Un mémorial des déboires du Club de la campagne…

Une nuit je fis ce rêve, et démissionnai le lendemain des instances du RuralU n d e rg ro u n d : nous l’avions re t ro u v é ! Le souterrain. Face à la vue, dans l’élandes volcans, dans les fourrés, sous l’à-pic qui servait de position imprenable auchâteau, une étroite entrée à peine dissimulée. Une bouche noire dans la terre,une ouverture vers les profondeurs, vers le dernier refuge de l’esprit des lieux.Mais un autre nous avait précédés et il n’était pas question de le déranger. Àcause de sa mauvaise nature : c’était le tigre du cirque. Chaque jour nous avan-cions un peu plus loin dans cette pénombre suffocante pour appre n d re à coha-biter avec l’évadé carnivore sans l’embêter…

Mais nos anciens amis dissidents avaient de curieux projets de vengeance àn o t re endroit et firent irruption dans notre lieu de réunion souterrain pour viderla querelle. Tout à leur furie de ne pas nous y trouver ce soir-là, ils se faisaientbruyants.

« Pouah! Ça boucane vers le fond ! » s’exclama un gros en short à bretelles.On ne retrouva que ses boutons de manchettes.

PA RTI DE CAMPA G N E

Tout ceci était peut-être parti d’une erreur perc e p t i v e : je relayais la traditionfamiliale qui accouplait à tout prix l’Auvergne et le Bourbonnais dans notrev e rg e r, mais je me rends compte qu’il en va peut-être autrement. Regardez unecarte, nous sommes au cœur de la Limagne, cette plaine à blé encadrée par lesCombrailles et la montagne bourbonnaise. Cette chevelure couchée n’a pas dec e n t re, couturée de grandes étendues, retenue à des attaches ou des pincementsqui sont des hameaux ou des villages. Même pour Vendat, si près de Vi c h y,l’existence de ce réseau de communes est signifiant. Cette toile d’araignée dansla plaine ne se lit plus par rapport à la campagne mais par ses contenus : à tele n d roit ils font la moutarde, là ils pressent l’huile de noix… C’est peut-être versces communes que Vendat devrait aussi se tourner, au moins comme interface,plutôt que de se pre n d re pour une autre. Combien de temps avant qu’elle aitenvie de revenir à la campagne, de rentrer dans le rang de l’arrière-pays? C’estquand ça leur prendra, aux gens…

C’est un problème d’échelle, qui n’est ni esthétique ni nostalgique, ni mêmeé c o n o m i q u e : on parle de politique en fait. Quelle est l’échelle géographiquequi suscite le dynamisme, la capacité à se réinventer sans se défaire? La mémoire

le visiteur6 4

Page 31: ‘La Limite Passe dans Mon Jardin’

du lieu, même celle d’un vacancier saisonnier, ne sert qu’à cela, mesurer la vie,exiger qu’elle batte le plus fort possible.

Vision de mes arr i è re grands-parents chargeant le phono à pavillon qui seremontait à manivelle dans la vieille Citroën qu’il fallait parfois remonter àmanivelle, partant rendre visite à leurs amis dans le coin. Lenteur du trajet, ons ’ a rrête dans un champ, on descend le phono, un coup de manivelle et on re p a rten fredonnant… Chez des amis qui servent du vermouth, Camille racontera àdemi-mots la vie à Rochefort avec son premier mari, pendant que ces messieursp rendraient un fou rire au grenier en détaillant une photo de groupe dans undancing à Hué, ou le cliché d’une scène d’adieu sur une pirogue : le colonel l’as o rti de son portefeuille, il n’était que lieutenant et sa jambe est dans une attelle.Sur le perron de la case, deux femmes aux seins nus. Une pagaie à la main, ildevait descendre le fleuve pour aller se faire soigner au dispensaire avant d’attraperla gangrène. Il quitte le poste frontière en souriant, le cœur sur les lèvres.

M. B. A.

La limite passe dans mon jard i n 6 5