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1 LA DEMOCRATIE, TENTATIVE DE CONCILIER LIBERTE INDIVIDUELLE ET ACTION DU GROUPE « La puissance de cette communauté s’oppose maintenant en tant que « droit » à la puissance de l’individu, qui est condamnée en tant que « violence brute ». Ce remplacement de la puissance de l’individu par celle de la communauté est le pas culturel décisif. Son essence consiste en ce que les membres de la communauté se limitent dans leurs possibilités de satisfaction, alors que l’individu isolé ne connaissait pas de limite de ce genre (…) Une bonne part de la lutte de l’humanité se concentre sur une seule tâche : trouver un équilibre approprié, c’est-à-dire porteur de bonheur, entre ces revendications individuelles et les revendications culturelles de la masse. » (Freud, « Le malaise dans la civilisation »,1930) De la souveraineté du peuple au mandat représentatif "Des rôles prescrits et des fonctions surgissent du fait même de l'organisation. Le comportement de rôle ne peut plus être la contingence des désirs et pulsions individualistes (…) dès que s'engage le processus de structuration spontanée d'un groupe, apparaît une fonction collective qui est un pouvoir de régulation et de contrôle des conduites (…) l'organisation du groupe fait surgir le groupe comme être-supérieur-à- ses-membres et imposant des devoirs spécifiques entre les membres (…) une autorité naît dont le premier effet est que les membres ont cessé d'être des "particuliers" libres chacun de faire ce qui lui plaît, et se sont transformés en exécutants disciplinés, c'est-à-dire obéissants." (Roger Mucchielli) Le concept de souveraineté (du latin "superus"=supérieur ) découle du questionnement de la hiérarchie : qui détient le pouvoir suprême ? Historiquement, la remise en cause du pouvoir d'origine divine, la "querelle des investitures" au Moyen âge et les diverses théories du rapport entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel 1 aboutissent au renversement démocratique : on passe de la souveraineté du Roy à la souveraineté du peuple. Le concept clé est apparemment l’égalité : théoriquement, chacun a le même pouvoir que son voisin. Chez les Grecs, l’isonomie désignait l'égalité dans la participation au pouvoir et l'égalité devant la loi. L’isonomie était réalisée lorsqu’avec l'alternance des magistratures s'opérait l'alternance des gouvernants et des gouvernés. Celui qui était destiné à commander devait au préalable savoir obéir. Est-ce possible pratiquement ? La démocratie, c'est la parole libre, le débat. Jurgen Habermas insiste sur l'acte de communication : quand on parle, on s'expose à une égalité, celle de la réponse d'autrui. La démocratie directe ? Il faudrait que les gens puissent consacrer du temps à la vie de la cité, qu'ils aient les compétences et les informations nécessaires. 1 Au XIIIè siècle en France on réfléchit sur l'autonomie du royaume par rapport à l'Empire ; un siècle plus tard, les légistes de Philippe le Bel frappe la formule : "Le roi est empereur en son royaume".

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LA DEMOCRATIE, TENTATIVE DE CONCILIER LIBERTE INDIVIDUELLE ET ACTION DU GROUPE

« La puissance de cette communauté s’oppose maintenant en tant que « droit » à la puissance de l’individu, qui est condamnée en tant que « violence brute ». Ce remplacement de la puissance de l’individu par celle de la communauté est le pas culturel décisif. Son essence consiste en ce que les membres de la communauté se limitent dans leurs possibilités de satisfaction, alors que l’individu isolé ne connaissait pas de limite de ce genre (…) Une bonne part de la lutte de l’humanité se concentre sur une seule tâche : trouver un équilibre approprié, c’est-à-dire porteur de bonheur, entre ces revendications individuelles et les revendications culturelles de la masse. »

(Freud, « Le malaise dans la civilisation »,1930) • De la souveraineté du peuple au mandat représentatif "Des rôles prescrits et des fonctions surgissent du fait même de l'organisation. Le comportement de rôle ne peut plus être la contingence des désirs et pulsions individualistes (…) dès que s'engage le processus de structuration spontanée d'un groupe, apparaît une fonction collective qui est un pouvoir de régulation et de contrôle des conduites (…) l'organisation du groupe fait surgir le groupe comme être-supérieur-à-ses-membres et imposant des devoirs spécifiques entre les membres (…) une autorité naît dont le premier effet est que les membres ont cessé d'être des "particuliers" libres chacun de faire ce qui lui plaît, et se sont transformés en exécutants disciplinés, c'est-à-dire obéissants."

(Roger Mucchielli) Le concept de souveraineté (du latin "superus"=supérieur) découle du questionnement de la hiérarchie : qui détient le pouvoir suprême ? Historiquement, la remise en cause du pouvoir d'origine divine, la "querelle des investitures" au Moyen âge et les diverses théories du rapport entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel1 aboutissent au renversement démocratique : on passe de la souveraineté du Roy à la souveraineté du peuple. Le concept clé est apparemment l’égalité : théoriquement, chacun a le même pouvoir que son voisin. Chez les Grecs, l’isonomie désignait l'égalité dans la participation au pouvoir et l'égalité devant la loi. L’isonomie était réalisée lorsqu’avec l'alternance des magistratures s'opérait l'alternance des gouvernants et des gouvernés. Celui qui était destiné à commander devait au préalable savoir obéir. Est-ce possible pratiquement ? La démocratie, c'est la parole libre, le débat. Jurgen Habermas insiste sur l'acte de communication : quand on parle, on s'expose à une égalité, celle de la réponse d'autrui. La démocratie directe ? Il faudrait que les gens puissent consacrer du temps à la vie de la cité, qu'ils aient les compétences et les informations nécessaires.

1 Au XIIIè siècle en France on réfléchit sur l'autonomie du royaume par rapport à l'Empire ; un siècle plus tard, les légistes de Philippe le Bel frappe la formule : "Le roi est empereur en son royaume".

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Lorsqu'en 507 avant J-C, la démocratie directe est mise en place à Athènes après une révolution, la ville compte entre 20 000 et 30 000 personnes… 500 hommes tirés au sort préparent les ordres du jour des 40 assemblées annuelles, durant lesquelles celui qui veut s'exprimer n'a qu'à se lever. Les Communautés de l'Arche créées par Lanza del Vasto prennent les décisions à l'unanimité (du latin "una anima" = une seule âme). Jean Toulat décrit le processus : « Quand survient un problème, le responsable l'expose une semaine à l'avance. Huit jours après, chacun parle à son tour, dit franchement ce qu'il pense. Personne ne doit l'interrompre (…) Nous procédons ensuite à un second tour, très différent du premier, car chacun, désormais, connaît tous les points de vue (…) très souvent, dès le second tour, il y a unanimité. Parfois, cependant, elle ne se réalise pas (…) le responsable, en ce cas, remet la décision à huitaine. Il peut suggérer des échanges : "Parlez-en entre vous". Lui-même va trouver l'un ou l'autre. Si les clivages persistent, il demande : "Priez ou jeûnez, mais n'en parlez plus" (…) La règle prévoit le cas d'un échec final. On s'en remettrait alors à la décision d'un seul : non pas forcément le responsable, mais, par exemple, le plus jeune, ou à la limite, quelqu'un de l'extérieur ; l'Esprit peut passer par n'importe qui. Temps perdu, cette longue procédure ? Non, car elle aboutit à (…) l'unité, c'est capital dans une communauté. Par ailleurs une fois la décision prise, tous se sentent responsables. La mise en œuvre unanime, sans freinage, rattrape le temps perdu. » Evidemment, l'unanimité n’est pas une règle applicable à large échelle. Alors Spinoza écrit : "Puisque le libre jugement des hommes est extrêmement divers, que chacun pense être seul à tout savoir et qu'il est impossible que tous opinent pareillement et parlent d'une seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l'individu n'avait renoncé à son droit d'agir suivant le seul décret de sa pensée. C'est donc seulement au droit d'agir par son propre décret qu'il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger" 2. Pour être efficace, en adoptant les mécanismes d’élection et de représentation, le système démocratique fondé sur l’égalité requiert une limitation volontaire du pouvoir individuel. C’est le peuple qui est souverain, pas l’individu : premier degré de « démission ». Deuxième degré : l’individu choisit ceux à qui il délègue le pouvoir législatif. Enfin, le peuple est souverain mais il ne gouverne pas (troisième niveau de « démission »). Certes la distinction entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif permet au peuple de contrôler le gouvernement : dans le régime parlementaire, les élus du parlement donnent leur accord sur la formation du gouvernement ; et le gouvernement est responsable devant l’assemblée parlementaire : s’il perd sa confiance, elle peut prendre l'initiative de le renverser. Mais par ailleurs, le gouvernement participe à l'élaboration des lois3.

2 « Traité théologico-politique ». Cette l’idée du renoncement à la liberté individuelle d’action, cette distinction entre la conscience individuelle et la vie sociale rappelle la distinction précédemment analysée entre autorité/pouvoir, ou Jésus/César. 3 Dans le régime présidentiel (aux Etats-Unis), les pouvoirs exécutifs et législatifs sont plus autonomes et égaux. Les Conventions constitutionnelles américaines constituent des entités à part du gouvernement qu'elles doivent circonscrire (alors que la Constitution anglaise fonde le gouvernement).

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• Les limites et les effets pervers du concept d’égalité La mise en œuvre de l’idéal d’égalité a évolué de la théorie unanimiste à la pratique universaliste. Aujourd’hui, le suffrage universel est LE critère symbolique de la démocratie. Pourtant l’universalisme n’est pas allé de soi, parce qu’en réalité les révolutions sont avant tout libérales : les domestiques (les esclaves) et les femmes ont longtemps été privés du droit de suffrage ; et aux Etats-Unis, il a fallu attendre 1964 (l'élection de Lyndon Johnson) pour que le droit d'élire ne soit pas soumis à une taxation préalable… Pour Paul Bouchet4, « La conception des droits de l’homme de 1948 a donné enfin une finalité à la loi : Libérer les individus et les peuples de la terreur et de la misère (…) René Cassin s’est battu pour préciser en tête de la Déclaration que les hommes étaient égaux non seulement en droit mais d’abord en dignité. En 1789, au nom d’une égalité abstraite, on a sacralisé le seul droit économique de propriété. Et la déclaration française était restrictive. Le droit de vote excluait les plus pauvres, qui étaient, comme les femmes, des citoyens passifs (…) « La Vie »5 : - Le droit à une égale dignité, qui figure dans la loi française de 1998 contre l’exclusion est donc un concept révolutionnaire ? - Oui. C’est l’aboutissement d’un long cheminement depuis 1948. La misère est mise hors la loi, alors que jusqu’en 1994 dans le code pénal français, c’étaient les SDF, les vagabonds qui l’étaient (…) Je ne récuse pas le droit à la différence. Il est pour moi second. Tout être humain est d’abord mon semblable avant que je reconnaisse ses différences. » Au XIXème siècle, en France, en Italie, en Suisse, démocratie et nation sont liées, le peuple et la nation se confondent, l'unité nationale chapeaute les différences… De nos jours -et c'est une des raisons qui remettent la Déclaration des Droits de l'Homme au centre des théories politiques-, l'universalisme se veut mondial. Cet universalisme purement « horizontal » présente le danger d’engendrer une tyrannie sociale institutionnalisée, fondée sur des droits de l'homme pseudo-collectifs, comme le souligne Fernando Savater, professeur de philosophie à Madrid : "Je considère que les sujets collectifs ne peuvent pas en appeler aux droits "de l'homme" pour la simple raison qu'il n'existe pas d'êtres humains collectifs. C'est précisément ce que ces droits entendaient mettre en évidence lorsqu'ils ont été définis pour la première fois aux Etats-Unis et en France : ils défendaient l'individu contre l'absolutisme tribal, ils marquaient les limites infranchissables entre le pouvoir d'Etat et le citoyen (…) ils visaient à mettre la société au service des aspirations de l'individu, en le préservant d'un sacrifice illimité en faveur des coutumes et des aspirations du groupe." 6

4 Président d’ATD-Quart monde 5 12/10/00 6 « El Païs », décembre 1998.

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• Les dangers de la représentation : le peuple n’use pas de son pouvoir, les élus en abusent "L'instabilité de la société de masse résulte, on le suppose, de l'exigence incontournable d'égalité, et d'un mauvais usage de la liberté. Deux voies sont possibles pour y remédier. La première consiste à remettre le pouvoir aux mains d'un seul, la seconde à ne le remettre aux mains de personne en le confiant à une sorte de directoire anonyme, comme s'il n’était qu'une simple affaire de technique ou d'économie. On obtient alors le même renoncement à la liberté, par manque d'argent, limitation de ressources ou par pauvreté, que le meneur obtient par la persuasion et la coercition."

(Serge Moscovici) Nous avons vu que la démocratie limite et divise le pouvoir, et ce pour garantir la pérennité de l’idéal de liberté qui la fonde. Quelle liberté ? Pour les Anciens, c'est la liberté de participer au pouvoir, à l'élaboration des lois (l'"imperium"). Pour les Modernes, la liberté est conçue négativement, comme protection contre l'arbitraire : c'est la protection des "droits de l'homme" que l'individu peut opposer au pouvoir, et qui est garantie par l'indépendance des pouvoirs judiciaires. Or tout se passe comme si les théories du contrat, échafaudées à partir de l'anti-modèle tyrannique, correspondaient à un remise en question "adolescente" du pouvoir (déresponsabilisation). La masse règne mais ne gouverne pas. De là à ce qu’elle attende tout de l'Etat Providence, le pas est vite franchi. "Ce qui semblait n'être, au début, qu'une concession de circonstance, se termine par une démission permanente".7 En 1840, C-A-C de Tocqueville écrit à propos "De la démocratie en Amérique" : « Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d'être conduits et l'envie de rester libres (…) Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple (…) Cela ne me suffit point. La nature du maître m'importe moins que l'obéissance ». Il faut dire que l’Amérique que découvre Tocqueville était loin d'être… démocratique (les élections sénatoriales et présidentielles se faisaient par suffrage indirect). Tocqueville voit un danger dans la mainmise de l'Etat sur les anciennes attributions dévolues aux pouvoirs intermédiaires : l’administration de la justice, la régie des impôts, la levée des armées… Et pour lui, l'extension du domaine d'emprise de l’Etat à la charité, la santé, l'éducation ou l'industrie, en font un précepteur et un guide autant qu'un gérant de la fortune publique. L’Etat édicte des règles tentaculaires qui empêchent l'action, freine l'initiative : « il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ». Quoi qu’on puisse critiquer ce point de vue, il reste que le citoyen démocrate s’est révolté contre la soutane et la pourpre royale pour se jeter dans les jupes de la nation. Or l’habit démocratique ne garantit rien. On sait qu’il peut légitimer l’autorité la plus contraignante. Une masse d’individus qui renoncent à leur autorité propre forme un troupeau facilement manipulable. Foucault appelle "pastorat" (en le faisant dériver des institutions chrétiennes) le pouvoir de l'Etat sur l'individu à travers l'inquisition administrative et scientifique. Un pouvoir contraignant, dans la mesure où le savoir qu'il détient lui permet de classer les individus en fonction d'une norme et de contrôler jusqu'à ses gestes, son corps (la conduite des conduites). 7 Moscovici.

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Lorsque les hommes renoncent au seul Berger, ils deviennent des moutons de Panurge. La démagogie est le symptôme d'une démocratie malade où les citoyens sont émasculés de leur "virtu", l'exercice de la force virile au service d'une cause publique. Tocqueville regrette l’infantilisation des citoyens des démocraties modernes : "Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer dans l'enfance (…) que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?" Dans toute société démocratique, le groupe prévaut sur l'individu, l'intérêt général sur l'intérêt particulier, le chef (le représentant du peuple) étant celui qui pense et décide au niveau de l'intérêt général, et qui incarne la transcendance des valeurs groupales. Pour Hegel, la liberté est justement l'intégration de l'individu au groupe, la conscience d'être citoyen-responsable. Selon lui, s’il y a décadence, elle est due au christianisme qui a cassé la relation entre l'individu et sa société temporelle d'appartenance dans laquelle il doit lutter pour se réaliser en tant qu'humain. J’approuve la critique d’Engels de l'idolâtrie hégélienne de l'Etat, présence de l'Esprit (du Divin) sur la terre. Et je suis d'accord avec les marxistes lorsqu'ils critiquent l'Etat bourgeois, la république qui garantit des libertés formelles sans tenir compte des libertés réelles (distinction entre pouvoir formel et pouvoir de faire). "Et l'on croit déjà avoir fait un progrès tout à fait hardi si l'on s'est affranchi de la croyance en la monarchie héréditaire pour jurer en la république démocratique. Mais en réalité l'Etat n'est pas autre chose qu'une machine d'oppression d'une classe par une autre et cela tout autant dans une république démocratique que dans une monarchie » 8. Mais les marxistes vont instituer un autre système supposé œuvrer pour une future égalité réelle de tous9. Ainsi, lorsque l’autorité, devenu totalitaire, étouffe les particularismes sous les bottes de la majorité, l’égalitarisme dérive en uniformisation. Historiquement, la démission du peuple a facilité la confiscation du pouvoir par les élus. Montesquieu a conscience du risque que les élus forment une sorte d’élite "aristocratique" qui n'écoute plus les citoyens. Et Rousseau craint les conséquences de la fracture sociale, la dérive populiste de la réaction contre cette confiscation du pouvoir, la révolte violente du peuple contre un nouveau féodalisme. Leurs craintes sont justifiées. Comme toute culture ophio-humaine, la culture démocratique fondée sur la violence engendre la violence. La confiscation du pouvoir n’est qu’un engagement violé.

8 Engels, préface à "Guerre civile" de Marx, 1891. 9 Marx réduit l’être humain au social. Il a montré comment toute société tend à se cacher à elle-même ses contradictions, ses violences et ses misères. Il n’a pas trente ans quand il rédige avec Engels le « Manifeste du parti communiste » en 1848. Ce sera le livre le plus édité dans le monde après la Bible. Son préambule affirme : « Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme. »

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En France, le gouvernement révolutionnaire des Jacobins qui réagit à l’esclavage ainsi qu’à la violence de l'Eglise contre les hérétiques, fonde la dictature de l'Assemblée. Puis la démocratie recule (l'Ancien Régime est rétabli en 1815), tente à deux reprises de se rétablir par la violence -l'insurrection de 1830, puis la révolution de 1848, qui instaure la IIème République- et s’accommode de l'autoritarisme des débuts du Second Empire (1852-1870). De nos jours, la démocratie française qui a commencé par la « Terreur », fonctionne grâce à l’appareil aristocratique qu’est l’ENA10. Ailleurs, la démocratie s’est adaptée au Reich de Bismarck et s’est s'intégrée à diverses monarchies constitutionnelles (Belgique, Pays-Bas, Grande-Bretagne, royaumes scandinaves…). Quant aux deux égrégors du XXème siècle, ce sont des déviances directes des idéaux démocratiques : le communisme fonde les "démocraties populaires" et les goulags ; le fascisme s’étaye sur les institutions démocratiques, Mussolini et Hitler accédant au pouvoir à l'issue d'élections régulières. Dans le mandat représentatif, on fait confiance aux élus pour découvrir la volonté populaire dans son ensemble. Dès lors, la participation du peuple, sa consultation permanente, est une donne vitale pour une démocratie représentative saine. Mais même dans le cas où les élus sont vraiment à l’écoute de l’opinion publique, il peut y avoir de multiples phénomènes de perversion du système de communication… Ne serait qu’à l’ère des masses, pour se faire entendre, il faut parler fort, autrement dit être nombreux… Le règne de la majorité en démocratie se fait au détriment de l’idéal affiché de solidarité. En 1999, l’abbé Pierre le constate dans un documentaire : « La démocratie porte en elle une maladie, écoutant le plus grand nombre de l’opinion publique. Ce plus grand nombre, qui est bourgeois (…), ne va pas dire à l’élu : « Nous exigeons que tu aies pour priorité de faire disparaître les bidonvilles. » (…) Un pays démocratique est un peu comme un champion, un athlète qui a un chancre à une jambe et qui ne s’en occupe pas parce que ça ne lui porte pas sur le bide, il reste beau (…) Tous les fascismes sont nés de l’indifférence montrée aux plus désespérés. » Ces dérives peuvent affecter toutes les institutions démocratiques qui obéissent aux principes d’élection et de représentation. Les partis par exemple, qui se distinguent des factions en ce que leurs chefs sont élus et qu'ils œuvrent pour l'intérêt général de la patrie11. En regroupant les intérêts des syndicats, ils ont une fonction éminemment unificatrice. Les pères fondateurs américains se méfiaient des partis. Mais pour Andrew Jackson (élu président des Etats-Unis en 1828), les partis permettent d ’éviter la formation d'oligarchie. Il crée le premier parti américain, le parti démocrate, et en 1840, apparaît un parti adverse, le Whig Party. Mais les élections deviennent vite l'objet de vastes joutes oratoires, « à l’américaine », dans une ambiance de fête. Les politiciens commencent à faire acte de séduction à grande échelle… comme ce candidat qui distribue de dizaines de milliers de cigares…

10 Le documentaire « L’ENA, miroir d’une nation », écrit par Pierre Legendre et Pierre-Olivier Bardet (2000), montre très bien comment cette école fonctionne comme un appareil de reproduction d’une élite. Dès son intégration, l’élu utilise son intelligence mimétique pour correspondre au moule : « Le candidat change de peau. Ayant franchi les obstacles, il se voit et voit le monde autrement. Il va travailler à ressembler. » 11 Leur vocation générale et nationale est justement ce qui les rend de nos jours peu crédibles et étouffants. Les citoyens se regroupent plus volontiers en associations thématiques et transnationales.

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Ces grands rassemblements partisans ne sont que les balbutiements de l’actuelle politique-spectacle qui règne aux Etats-Unis. Or le spectacle de masse coûte cher. Ainsi les mécanismes d’élection et de représentation ont provoqué l’effet inverse de celui recherché par Jackson : ils ont constitué une démocratie où seuls les riches peuvent être élus. Ceux qui ont finalement triomphé sont les héritiers de John Jay, homme politique qui fut nommé juriste en chef de la Cour Suprême au début du XIXè siècle. Il disait : “The people who own the country ought to govern it”. Aujourd’hui un siège à la Chambre des Représentants « coûte » 1 million de dollars. En Alabama, le coût d’une campagne électorale pour devenir juge à la Cour suprême de l’Etat a été multiplié par 9 en dix ans (1986-1996). Pour se payer spots télévisés, consultants et autres sondages d’opinions, les magistrats font appel à de généreux donateurs… qui ne manqueront pas d’évoquer, en cas de litige, le souvenir de leur bourse sur la balance de la justice. En 1999, George W. Bush a mobilisé près de 500 millions de francs pour sa campagne12… Afin de contourner la loi qui limite la contribution individuelle à 1000 dollars, cet âne (qui préside le parti symbolisé par un éléphant ) a fait appel aux moyens logistiques fournis par les argentiers du pays le plus puissant du monde : publicité, lobbying, système de collecte par recrutement pyramidal (150 « pionniers » ont recruté dix amis prêts à faire le chèque de 1000 $ et à trouver dix autres relations etc…). Fin octobre 2000, Andrew Sullivan fait une remarque simple : « A votre avis, dans un pays de 272 millions d’habitants, quelles sont les chances pour qu’un président soit rattaché par des liens familiaux à un autre président encore en vie ? (…) Je vois deux coupables majeurs : l’argent et la célébrité. Le cirque électoral moderne a de telles exigences en terme de financement qu’il est plus qu’utile de disposer dès le début d’un carnet d’adresses et d’un réseau de bailleurs de fonds dont papa, maman et encore monsieur ou madame s’est servi auparavant. Quant à la célébrité, elle exerce de nos jours une telle puissance et l’univers des médias est si surpeuplé qu’un nom connu et l’appartenance à une famille célèbre sont des atouts qui n’ont plus de prix. »13 Pour se faire élire maire de New York le 6 novembre 2001, le républicain Michael Bloomberg a dépensé 69 millions de dollars, soit 92,60 $ pour chacun des suffrages qu’il a remporté. C’est seulement deux millions de dollars de moins que les fonds personnels engagés par Ross Perot dans sa campagne présidentielle de 1992. Pour Peter Glotz, professeur à Saint Gall en Suisse « La présence médiatique ou la capacité de communication est pour moi une condition sine qua non de la réussite en politique (…) Il ne s’agit pas seulement d’expliquer, il faut aussi vendre son message. L’incarner, c’est-à-dire lui donner un corps. En démocratie, l’espace du pouvoir est un espace vide, contrairement aux anciennes monarchies où le pouvoir s’identifiait à un être de chair. Le peuple souverain n’a pas d’incarnation. Il n’a que des substituts, institutions, procédures, c’est-à-dire des images floues et abstraites. C’est ce vide que le bon politique doit combler, vide qui est insupportable à une société de l’image14. » Résultat : aux Etats-Unis, on en arrive au point où les chaînes considèrent la politique comme un fardeau, une corvée. La couverture de la campagne présidentielle 2000 par les journaux télévisés du soir a baissé de 65% par rapport à celle de 1992. Sur les chaînes locales, c’est maintenant le directeur de la publicité, et non celui de l’information, qui gère l’unique bureau politique. Selon les analystes du marché de la publicité, les candidats aux élections de novembre 2000 dépenseront 600 millions de dollars en spots télévisés, soit six fois plus qu’en 1972. La majorité de cet argent tombera dans l’escarcelle des chaînes locales. ABC explique : Les chaînes

12 Trésor de guerre de G.W. Bush : 1,4 milliards de FF (y compris les 500 millions de FF de subvention fédérale). Trésor de guerre d’AL Gore : 1 milliard de FF. 13 In « The New York Times Magazine » 14 In « L’Hebdo », 10/08/00

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câblées sont maintenant omniprésentes, alors, pour nos patrons, cela n’a pas grand sens de diffuser des émissions aux heures de grande écoute dans le seul but de rendre un service public. Comme le constate Paul Taylor, dans tous les pays, ou presque, les chaînes de télévision sont tenues de mettre à la disposition des candidats un temps d’antenne gratuit pour leur permettre de s’adresser directement aux électeurs. Mais, chez nous, le puissant lobby de la télévision a fait échouer tous les projets allant dans ce sens depuis 70 ans.15

En Italie, Berlusconi est le spécialiste de la politique spectacle. Pour les régionales d’avril 2000, il a dirigé (avec succès) sa campagne électorale comme une campagne de publicité. Aux candidats de son parti Forza Italia, le margoulin gominé a donné des instructions d’une clarté qui n’a rien à envier à sa dentition : « N’oubliez jamais le nom de votre interlocuteur, il sonne comme une musique divine à ses oreilles (…) Un seul compliment et il vous en sera reconnaissant à vie (…) Ne soyez pas trop près de vos interlocuteurs, surveillez votre haleine : ayez toujours dans votre poche des bonbons (…) Si l’on vous questionne sur l’avortement ou sur le divorce, faites la sourde oreille. 16» En France également, les médias sont devenus des annexes nécessaires du pouvoir. Dorénavant, plus besoin de compter jusqu’à 200 : à elles seules, une quinzaine de familles contrôlent environ 35% de la capitalisation de la Bourse de Paris. On ne sera pas surpris d’apprendre que certains des potentats des médias (Bouygues, Dassault, Arnault, Pinault, Bolloré) figurent dans la liste (…) En 2005, quand le magazine américain Fortune établit son classement annuel des individus les plus riches de la planète, il découvrit que plus de la moitié des dix premiers Français étaient investis dans le secteur de la communication : Bernard Arnault (17 milliards de dollars), Serge Dassault (7,8 milliard de dollars), François Pinault (5,9 milliards de dollars), Jean-Claude Decaux (5,4 milliards de dollars) , Martin Bouygues (2,4 milliards de dollars), Vincent Bolloré (2,2 milliards de dollars).17 Comme l’écrit Raoul Vaneigem « Les principes du marketing n’ont laissé à l’homme politique que l’ambition d’être acheté. La volonté de puissance qui lui prescrivait hier d’en imposer au peuple et de le gouverner s’est émoussée dans le ridicule de prestations publicitaires surtout destinées à prouver qu’il est consommable sans danger18. » Au fond, la technique est toujours la même : faire de nous des loques, économiques ou mentales, incapables de se révolter. Primo Lévi a été témoin de quelques insurrections dans les camps de concentration nazis. Il en retient cet enseignement : « Ces insurrections n’eurent pas une grande importance numérique : tout comme celle du ghetto de Varsovie, elles constituent plutôt d’extraordinaires exemples de force morale. Elles furent toutes organisées et dirigées par des prisonniers qui jouissaient d’une manière ou d’une autre d’un statut privilégié, et qui se trouvaient donc dans des meilleures conditions physiques et morales que les prisonniers ordinaires (…)En dehors même du Lager, on peut dire que les luttes sont rarement menées par le sous-prolétariat. Les « loques » ne se révoltent pas. »19 La démocratie n'est jamais acquise, établie, parfaite. Et elle se mérite. Contrairement à ce que veulent nous faire croire les fascistes américains au pouvoir, « on ne donne pas la liberté aux hommes, de l’extérieur, avec des facilités de vie ou des Constitutions : ils s’assoupissent dans leurs libertés, et se réveillent esclaves. Les libertés ne sont que des chances offertes à l’esprit de liberté.

15 In « Mother Jones », 08/00 16 In « La Repubblica », 04/00. 17 Serge Halimi, « Les nouveaux chiens de garde », 1997 et 2005 18 « Nous qui désirons sans fin » 19 « Si c’est un homme » 1958

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L’esprit de liberté est inlassable à dépister et à résorber mes aliénations, c’est-à-dire les situations où je me livre comme un objet à des forces impersonnelles. »20 Primo Levi nous rappelle une donnée pragmatique, qui permet de relativiser les déficiences de nos systèmes démocratiques : « Certes, il n’est pas facile d’échapper à tous les conditionnements, mais du moins peut-on choisir le conditionnement que l’on préfère».21

20 Emmanuel Mounier, « Le personnalisme », 1949 21 Ibid