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La critique littéraire - Grande Encyclopédie Larousse
La critique littéraire est essentiellement « littéraire ». Elle l’est au sens plein du terme : elle
est littéraire parce que son objet est l’étude de la littérature ; elle est littéraire, parce que ses
propres discours font eux-mêmes partie de la littérature. Ambiguïté fondamentale : le sujet et
l’objet sont confondus ; la littérature se regarde elle-même dans sa critique, sans parvenir pour
cela à se mieux découvrir. Pourtant, le critique ne doute guère de son pouvoir. Il croit à
l’objectivité du regard qu’il pose sur les œuvres : à distance, il les juge et décèle leurs
défauts ; ou bien il reconnaît en elles de belles formes qu’il analyse, désigne et regroupe par
espèces et par genres ; ou bien encore il les parcourt et les traverse comme des signes d’une
présence à retrouver, présence d’un autre, qui est l’auteur avec ses mystères et ses secrets, qui
peut être aussi toute une société dans un moment de son devenir. Telles sont les démarches
possibles de toute critique : apprécier l’œuvre en la comparant à un modèle idéal, observer ses
formes ou dévoiler son contenu. Selon les siècles, l’une ou l’autre de ces attitudes devient
prédominante, et le critique se conduit tour à tour en juge, en professeur d’esthétique, en
nomenclateur, en psychologue, en historien... Ainsi, non seulement la critique risque d’être
inopérante, parce qu’elle est elle-même littérature, mais encore elle s’éparpille en de multiples
techniques : contrairement à ce que croyait pouvoir affirmer Albert Thibaudet (1874-1936), il
n’y a pas « la critique », il n’y a toujours que « des critiques ».
Pendant les siècles où se sont imposés les canons de l’esthétique classique, les critiques ont
inlassablement répété que l’œuvre appartient au public : le public peut en juger à sa guise,
quelles que soient les récriminations des auteurs contre l’incompréhension et la sottise. Qu’il
s’appelle Horace ou Boileau, le critique exerce les droits de ce public-là et rend ses arrêts au
nom du bon sens et du bon goût. Sa tâche consiste à décider si l’œuvre examinée mérite de
prendre place au rang des belles œuvres qui sont proposées à l’admiration du lecteur et
offertes à son plaisir. Elle consiste aussi à classer l’œuvre auprès de ses pareilles en
reconnaissant qu’elle répond bien aux lois de tel ou tel genre consacré et n’est point indigne
des modèles du genre. Une telle critique est surtout soucieuse de saluer les chefs-d’œuvre
autour desquels s’organisent des écoles ou des chapelles littéraires. Elle ne se pique d’aucune
prétention scientifique. Aisément portée à la polémique et à la satire, elle apparaît souvent
comme une critique d’humeur et, en ce sens, elle a fort bien survécu à la mise en question de
l’esthétique classique elle-même. Quand il n’y a plus de code universel à faire respecter, le
critique peut s’arroger le droit de légiférer selon son propre code. Sans doute n’est-il plus
alors l’interprète d’un public d’« honnêtes gens » habitué à recevoir comme belles les œuvres
conformes à certains usages. Mais il s’efforce de faire partager à son public le plaisir qu’a pu
lui procurer telle ou telle lecture. Ne disons pas trop vite qu’une telle critique a fait long feu.
Beaucoup d’auteurs s’intitulent critiques (et sont tenus pour tels), qui s’interdisent la
démarche principale de la critique traditionnelle : le jugement de valeur. Mais il en est encore
qui, sans tenir constamment ni bruyamment l’estrade, continuent de veiller, selon leur
humeur, leur goût, leur morale, leur religion ou leur politique, à ce qu’ils considèrent comme
la bonne hygiène des lettres. Apparaissent, à des titres divers, comme les mainteneurs de cette
tradition critique Roger Nimier dans ses Journées de lecture (publié en 1965), Paul Morand
dans Mon plaisir... en littérature (1967), Claude Roy, Étiemble et les chroniqueurs des
quelques grands journaux qui font encore une place à la vie littéraire (Pierre-Henri Simon,
André Wurmser, etc.).
En partant d’une même conception de l’œuvre comme d’un objet de consommation
proposé au public et dont il s’agit de dire s’il est assimilable ou non, d’autres critiques
se soucient moins de respecter le régime d’estomacs délicats que d’exciter leur
appétit pour des mets insolites et plus relevés. Ils décident non plus au nom d’une
littérature passée et fixée, à laquelle il suffirait d’annexer les œuvres qui lui
ressemblent, mais au nom d’une littérature nouvelle, à faire, à précipiter sans cesse
vers de nouvelles conquêtes. Critique « avant-courrière », comme le disait Sainte-
Beuve à l’époque des grandes batailles romantiques ; critique de « gaillard d’avant »,
comme la définit aujourd’hui Julien Gracq : elle a l’enthousiasme de l’aventure et
s’expose à toutes les déconvenues des découvreurs de faux Eldorados. Il lui faut, en
effet, au lieu de couronner les émules de maîtres consacrés, saluer les maîtres
futurs, et, tout comme Sainte-Beuve regrettait d’avoir pris la brutalité d’un
« gladiateur » (Hugo) pour la supériorité du génie, Julien Gracq s’inquiète que le
« radar du critique » puisse confondre une « île au trésor » et un « iceberg ». Le
critique hésite d’autant plus à affronter les hasards d’une critique prospective que
l’écrivain d’aujourd’hui se passe volontiers de ses services et réfléchit lui-même sur
les conditions de son art, définit ses objectifs, précise ses pouvoirs : on ne saurait
être romancier sans avoir élaboré une théorie du roman. Quand la création littéraire
devient opération de laboratoire, le simple technicien qu’est le critique n’est plus
admis parmi de savants chercheurs.
À moins qu’il ne renonce à pratiquer une « critique de lancée » pour se consacrer à
une « critique de structure » (R. Barthes). Telle est bien la conception qui l’emporte
aujourd’hui : la critique n’apparaît plus guère comme un art du discernement ; elle se
présente volontiers comme une science de la littérature. Fort des secours que lui
apportent les diverses sciences de l’homme (histoire, psychologie, psychanalyse,
sociologie, linguistique...), le critique ne se contente plus de déguster les œuvres et
d’initier ses lecteurs à une exquise gastronomie ; il les soumet à une étude
minutieuse et à des enquêtes de toutes sortes, plus à l’aise, pour ce travail d’analyse
et de décrypteur, avec les œuvres du passé qu’avec celles de la littérature vivante.
À dire vrai, cette révolution dans la critique ne date pas d’hier. Elle s’est esquissée
avec les premiers progrès de la pensée historique au cours duXVIIIe s., pour s’affirmer
dans la première moitié duXIXe s. L’œuvre, dès lors, est considérée non plus comme
une sorte d’objet « naturel » parmi d’autres, dont elle se distinguerait seulement par
certains caractères esthétiques universellement observables, mais comme le résultat
de l’activité d’un esprit. Elle n’est plus traitée comme un ensemble de signes destinés
à un public qu’il s’agit de séduire ou de convaincre en observant certaines règles ou
certains usages, mais comme un ensemble de signes par lesquels un homme s’est
exprimé. Modification capitale de l’attitude critique : on ne s’intéresse plus à l’œuvre
seule pour la juger, la nommer et la classer ; on s’attache à décrire le passage de
l’auteur à l’œuvre, à découvrir l’homme dans l’œuvre. L’examen des circonstances
de la création littéraire s’est ainsi substitué aux jugements de valeur de la critique
classificatrice. Au lieu de dresser une sorte de catalogue des genres en fonction de
modèles propres à chaque genre (comme le faisaient encore C. Batteux en 1746
dans son Traité des beaux-arts ou même N. Lemercier en 1817 dans son Cours
analytique de littérature), de nouveaux critiques se sont appliqués à peindre les
écrivains eux-mêmes et ont proposé à leurs lecteurs biographies et portraits. Les
Anglais ont été les premiers à s’engager résolument dans cette voie :
Samuel Johnson* publie en 1781 sesVies des poètes anglais les plus célèbres pour servir
de notices à une grande édition des œuvres de ces poètes. En effet, les progrès du
journalisme et de la librairie favorisent cette évolution de la critique. Le
développement, plus lent, de la presse et de l’édition française a permis, quelques
décennies plus tard, une transformation analogue. À l’époque du grand débat
romantique, l’apparition de nouveaux journaux et périodiques littéraires permet aux
critiques de s’exprimer plus volontiers, autrement que par le truchement de
volumineux traités. Dans leurs chroniques de la Revue des Deux Mondes et de la Revue
de Paris, Sainte-Beuve* et Gustave Planche (1808-1857), mieux que tout autre,
inaugurent le genre du portrait littéraire. Ils pratiquent ainsi la critique comme un art,
en essayant de recréer l’image de l’auteur telle qu’ils la saisissent dans son œuvre,
en attrapant « le tic familier, le sourire révélateur, la gerçure indéfinissable » (Sainte-
Beuve, Portrait de Diderot, dans ses Portraits littéraires, 1832). Cette ambition de
restituer la vie n’exclut pas la prétention scientifique. Les sciences naturelles,
popularisées par le débat entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, proposent de
nouveaux modèles de description et de classification. Il ne s’agit plus d’étiqueter et
de classer des œuvres, mais, en traitant celles-ci comme les productions
caractéristiques de telle ou telle sorte d’esprit, de regrouper les esprits eux-mêmes
par « familles » afin de servir à l’édification d’une véritable science morale, d’une
science de l’homme. Cependant, les progrès des sciences de l’homme proprement
dites, et d’abord de la psychologie, devaient peu à peu révéler la vanité d’une telle
entreprise et démontrer qu’il n’est pas bon de traiter la littérature comme un simple
ensemble de documents. Les écrivains eux-mêmes protestent, tout au long du
siècle, contre cette prétention de saisir l’homme dans son œuvre.
Marcel Proust* résume leurs objections lorsqu’il entreprend, vers 1907, d’écrire
un Contre Sainte-Beuve et souligne avec force les différences qui séparent le « moi
créateur » et le « moi social ». Pourtant, Proust lui-même propose une méthode
critique qui vise encore à repérer, dans les œuvres d’un même auteur, des traits
caractéristiques non plus cette fois de sa personne, de son tempérament, de son
esprit, mais de son imagination créatrice, de son génie.
En invitant ainsi la critique à retrouver la « patrie intérieure » de chaque artiste,
Proust a ouvert la voie à tout un courant de la critique moderne, qui s’applique à
déceler les thèmes fondamentaux d’un ensemble d’œuvres pour recréer les
composantes d’une personnalité d’écrivain, pour dévoiler les ressorts secrets de la
création : critique thématique et critique existentielle, loin, désormais, de prétendre
contribuer à la fondation d’une science de l’homme encore à faire, s’appuient au
contraire sur les développements modernes de cette science, et en particulier sur la
psychanalyse, pour la faire servir à une meilleure compréhension de l’œuvre
littéraire. Rien d’étonnant, dès lors, si ce sont des philosophes qui ont le plus
contribué à orienter la critique contemporaine dans cette direction. Jean-
Paul Sartre* applique à la littérature les principes d’une « psychanalyse
existentielle » qu’il a définie dans les derniers chapitres de l’Être et le Néant(1943).
Dans une phrase qui, curieusement, rappelle Sainte-Beuve, il affirme qu’« il n’est pas
un goût, un tic, un acte humain qui ne soit révélateur ». Il traite donc les œuvres
comme révélatrices d’un projet, d’un « choix originel », en fonction duquel
s’ordonnent l’ensemble d’une existence et l’ensemble d’une création littéraire : celles
de Baudelaire, de Genet, de Flaubert. Dans une perspective différente,
Gaston Bachelard* emploie la psychanalyse à l’étude de l’imagination poétique, non
plus chez un artiste particulier, mais globalement, dans ses rapports avec l’univers
entier saisi dans ses différents éléments : le feu, l’eau, l’air et la terre (la Psychanalyse
du feu, 1938 ; l’Eau et les rêves, 1942 ; l’Air et les songes, 1943 ; la Terre et les rêveries de
la volonté et la Terre et les rêveries du repos, 1948). Il cherche comment l’imagination
« forme des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité ». L’image
poétique n’est ni un ornement, ni une copie. Il faut saisir en elle une transfiguration
du monde élémentaire.
Appuyée sur ce double enseignement de Sartre et de Bachelard — aux côtés
desquels il faudrait citer aussi Marcel Raymond (De Baudelaire au surréalisme, 1933)
et Albert Béguin (1901-1957) [l’Âme romantique et le rêve, 1937] —, toute une critique
s’est développée depuis une trentaine d’années, critique que l’on a bien tardivement
et bien abusivement qualifiée de « nouvelle ». Elle explore l’œuvre soit pour tenter de
découvrir l’intention cachée qui l’a fait naître (les travaux de Georges Blin sur
Baudelaire et sur Stendhal), soit pour atteindre, par sympathie et identification
profondes, l’aventure spirituelle qu’elle révèle et recouvre à la fois (les différents
essais de Georges Poulet), ou encore pour retrouver en elle le système de relations
immédiates qu’un écrivain entretient avec le monde (univers de sensations
inséparable d’univers imaginaires que Jean-Pierre Richard s’est appliqué à décrire
chez Mallarmé ainsi que chez d’autres poètes et romanciers modernes), ou bien
enfin pour faire servir les enseignements de la psychanalyse à une enquête
systématique qui fasse apparaître sa structure matérielle et concrète (les travaux de
Jean Starobinski sur Jean-Jacques Rousseau et ceux de Jean Rousset sur les
« structures littéraires »). La rigueur de cette « critique des profondeurs » est souvent
contestée, en raison surtout des interprétations et des applications caricaturales
qu’en proposent des essayistes maladroits. Soucieux d’utiliser plus sérieusement les
méthodes de la psychanalyse, Charles Mauron (1899-1966) se sépare à la fois de
ceux qui cherchent à « rattacher l’ensemble d’une œuvre à un accident biographique
plus ou moins futile » et de ceux qui « déracinent la vie imaginaire d’un écrivain »
pour « la réordonner en fonction d’une pensée consciente ». Dans ses travaux,
principalement consacrés à Racine, à Mallarmé et à Baudelaire, le fondateur de la
« psychocritique » s’est attaché à définir, en relevant les « métaphores
obsédantes », ce qu’il appelle le « mythe personnel » de ces poètes pour mettre en
lumière la part de l’inconscient dans la création littéraire.
Si Mauron souligne les insuffisances d’une critique existentielle et thématique pour
poursuivre avec plus de rigueur une exploration qui va dans le même sens, d’autres
ont, au contraire, voulu rompre avec une critique pour qui la littérature est
essentiellement une « forme de l’humain ». Car, paradoxalement, ces « nouveaux »
critiques, qui se sont opposés à une tradition trop soucieuse, à leurs yeux, d’étudier
l’homme et l’œuvre, s’exposent à leur tour à la même accusation. Ils se sont insurgés
(non sans exagérer jusqu’à la caricature les traits d’une critique dite « universitaire »)
contre la méthode lansonienne, qui s’emploie à remonter de l’homme à l’œuvre
comme d’une cause à un effet, biographie, lectures, sources, influences constituant
les différents éléments de cette cause. En face d’une critique explicative, héritière de
l’ambition de Taine*, qui prétendait trouver les causes de l’œuvre dans la race, le
moment et le milieu, ils ont voulu pratiquer une critiquecompréhensive : saisir
intérieurement les intentions d’une œuvre, en épouser la visée, la décrire en
profondeur et suivre les mouvements de l’imagination créatrice. Et voici de
« nouveaux nouveaux critiques » qui condamnent cette critique phénoménologique
comme entachée d’« humanisme » : elle ne s’intéresserait pas assez aux caractères
exclusivement littéraires des œuvres et, en un sens, tomberait sous le coup du
reproche, que le jeune Lanson faisait à Sainte-Beuve, d’avoir « employé les œuvres
à constituer des biographies ».
Tant il est vrai que l’exigence de pureté et de rigueur scientifique ne cesse de donner
mauvaise conscience à ces curieux savants dont l’objet d’étude est la littérature.
Voici soixante ans, les méthodes de l’histoire, telles que les avaient définies Charles
Langlois et Charles Seignobos, semblaient pouvoir fournir l’instrument dont rêvaient
les spécialistes des études littéraires pour échapper à la fois au dogmatisme et à
l’impressionnisme. Gustave Lanson (1857-1934) publiait en 1911, dans le recueil
d’Émile Borel De la méthode dans les sciences, une définition de la Méthode de l’histoire
littéraire. Il y résumait son activité de chercheur en des termes qu’il croyait
rigoureusement scientifiques : « Nos opérationsprincipales consistent à connaître les
textes littéraires, à les comparer pour distinguer l’individuel du collectif et l’original du
traditionnel, à les grouper par genres, écoles et mouvements. » Aujourd’hui, une
autre science humaine, la linguistique, occupe le devant de la scène. C’est en
s’inspirant de ses méthodes que de nouveaux savants en littérature essayent de
fonder une critique présentée comme plus rigoureuse et plus « pure ». Mais, alors
que Lanson considérait sa tâche d’historien comme distincte de celle du critique et
destinée à préparer une meilleure critique, les adeptes d’une moderne « science de
la littérature » considèrent volontiers que leur champ d’enquête recouvre toute la
critique possible et que tout le reste n’est que littérature.
La critique formaliste a pris au sérieux le mot fameux de Mallarmé : « La poésie n’est
pas écrite avec des idées mais avec des mots. » Il est paradoxal qu’une telle attitude
paraisse nouvelle en France, dans les années 60, alors que les réflexions de
nombreux poètes français avaient, depuis près d’un siècle, ouvert la voie à de telles
recherches. Pour revenir à Mallarmé, il a fallu découvrir les travaux des formalistes
russes, qui, soucieux de définir la spécificité de l’art littéraire, s’attachaient à l’étude
du langage poétique et à celle de la construction du récit dans le conte, le roman ou
la nouvelle. Des essais de Viktor B. Chklovski, de Vladimir Propp, de Boris
M. Eikhenbaum, d’Iouri N. Tynianov, datant des années 20, ont été traduits et
présentés au public français en 1966 par T. Todorov. La critique anglo-saxonne
avait, elle aussi, devancé la critique française en mettant l’accent sur les caractères
particuliers du langage littéraire : depuis les années 30, les représentants du new
criticism américain (Cleanth Brooks, Allen Tate, Robert Penn Warren, John Crowe
Ransom) pratiquent une critique qui veut être explicitation plutôt qu’explication,
s’attachent à définir les structures « langagières » de l’objet poétique et dénoncent
l’hérésie de la paraphrase, du psychologisme, de la biographie, de la recherche de
l’intention créatrice. En Allemagne, enfin, de savants romanistes ont, très tôt, tenté
d’appliquer des concepts linguistiques à l’étude de la littérature. Ainsi, Leo Spitzer
(1887-1960), après avoir défini une première méthode d’interprétation du style, sous
l’influence de Freud (de l’observation d’un trait de style, il déduisait « la biographie
d’une âme »), s’est tourné vers une interprétation structurale des œuvres littéraires :
le style est considéré comme la surface qui, convenablement observée, conduit à
découvrir en profondeur un motif central, une manière de voir le monde qui n’est pas
nécessairement subconsciente ou personnelle. Quelques essais n’ont été traduits en
français qu’en 1970 sous le titre : Études de style.
C’est le développement d’une école formaliste française qui a permis enfin cette
ouverture de notre critique, si volontiers nationaliste. L’évolution de Roland Barthes
(né en 1915) est relativement analogue à celle de Spitzer. Barthes a commencé par
s’intéresser à l’étude du « style », défini comme un langage qui renvoie à la
« mythologie personnelle et secrète » de l’auteur. Ses essais sur Michelet (1954) et
sur Racine (1963) relèveraient plutôt de la critique existentielle. Mais il a bientôt
appliqué à l’analyse du langage littéraire les méthodes de la linguistique structurale,
telle que l’avait enseignée F. de Saussure au début du siècle. Il s’agit de traiter le
langage littéraire comme un ensemble de structures signifiantes. Une telle étude ne
constitue qu’une partie d’une science plus vaste dont l’objet serait l’étude des
significations : la sémiologie, ou science des signes.
Dans cette perspective se développe un courant de critique volontiers dite « pure »,
qui cherche à mettre en relation, à travers l’œuvre, non pas un auteur et un lecteur,
mais l’écriture et la lecture. Le cordon ombilical est coupé, qui relie l’œuvre à son
auteur. L’œuvre est considérée comme un système symbolique strictement
autonome. Elle est libérée des « contraintes de l’intention », et l’on retrouve en elle le
« tremblement mythologique des sens » (Barthes). La littérature n’est plus perçue
comme l’expression d’une réalité humaine, mais comme l’organisation spécifique
d’un certain langage : la « forêt de relations et de correspondances » dont parlait
Valéry, mais non plus de ces correspondances baudelairiennes dont les adeptes de
la critique thématique recherchent les échos dans les profondeurs de l’existence
empirique d’un auteur. Ainsi, nous est proposée, en des termes souvent
inaccessibles à un public mal préparé, une nouvelle lecture des œuvres qui refuse
toute sympathie de conscience à conscience, comme s’il s’agissait là d’un obstacle à
une démarche véritablement scientifique. Dans ces conditions, le point de vue du
critique rejoint non seulement celui du linguiste, mais aussi celui de l’ethnologue.
L’œuvre de Baudelaire peut être abordée de la même façon que l’organisation d’une
société primitive. Ainsi, le linguiste R. Jakobson* et l’ethnologue C. Lévi-
Strauss* s’unissent pour proposer une analyse du sonnet « les Chats » (1962). À leur
exemple, des critiques différemment « nouveaux » (Roland Barthes, Claude
Bremond, Gérard Genette, Nicolas Ruwet...) traitent la littérature comme n’étant
« qu’un langage, c’est-à-dire qu’un système de signes » : « Son être n’est pas dans
son message, mais dans ce système » (Barthes).
Ces tentatives de formalisation de l’œuvre littéraire se poursuivent à un niveau
supérieur d’abstraction. De l’étude des procédés utilisés dans l’œuvre particulière, on
passe à l’examen et à la classification de tous les procédés possibles du langage
littéraire. Ainsi, la critique se transforme et se renouvelle encore par une
redécouverte de la rhétorique et de la poétique : on réédite le Traité des figures (1827)
de Pierre Fontanier, comme exemple caractéristique des ambitions de la rhétorique
classique ; on retrouve chez Aristote des définitions et des concepts utiles pour
mieux comprendre les différentes formes littéraires. La littérature tout entière est
assimilée à un jeu de procédés : c’est ainsi que Tzvetan Todorov s’applique à relever
en elle l’application des règles des genres, dépourvue de toute intentionnalité ; cela
permet le repérage et l’identification des « universaux de l’écriture ». « On étudie non
pas l’œuvre, mais les virtualités du discours littéraire » (Todorov).
Cette « science de la littérature » aura surtout, dans l’histoire de la critique littéraire
contemporaine, la valeur d’un avertissement salutaire. Comme le constate Gérard
Genette, « on avait assez longtemps regardé la littérature comme un message sans
code pour qu’il devînt nécessaire de la regarder un instant comme un code sans
message ». Mais est-il vraiment possible de la traiter uniquement ainsi ? De vives
réactions se dessinent contre les dangers d’arbitraire et d’artifice que comporte une
telle entreprise. En effet, l’inventaire et le classement méthodique des outils de
l’expression ne suffisent pas à définir la « littérarité », n’épuisent pas la spécificité de
la littérature, exagérément dépouillée de toute incidence de caractère idéologique,
psychologique ou historico-social. « Les mécanismes analysés par Jakobson en
« microscopie » ne sont, à eux seuls, qu’une forme vide, le coquillage sans la mer
disjoints qu’ils sont de l’intention de poésie qui est un rapport particulier du langage
au monde, en même temps que du langage au langage » (Henri Meschonnic, Pour la
poétique, 1970). En mettant l’accent sur l’étude des textes, des propriétés
spécifiquement littéraires de certaines œuvres, la critique formaliste représente une
tentative intéressante pour tirer la critique littéraire hors du cercle où elle se trouvait
enfermée depuis Sainte-Beuve, un cercle étroit où tournent en rond trois
personnages : l’auteur, qu’il s’agit de « retrouver », le lecteur et le critique, qui serait
mieux armé que le simple lecteur et qui prétend lui apprendre à lire. Mais n’y a-t-il
pas une autre voie ?
Il conviendrait, en effet, de tenter de sortir de ce cercle où l’on ne rencontre jamais
que des individus, non pas seulement pour se consacrer à une rationalisation
abstraite des formes littéraires, mais pour essayer de saisir les œuvres littéraires non
plus comme le produit d’un acte individuel de création et de délectation, mais comme
un phénomène qui s’inscrit dans une histoire collective, dans l’histoire sociale. Si
imprégnée qu’elle ait été, depuis plus d’un siècle, des méthodes de l’histoire
littéraire, la critique est restée cependant tout à fait étrangère à l’histoire proprement
dite et ne s’est guère souciée d’examiner quelle place occupent la production et la
consommation des œuvres littéraires dans la vie des sociétés. Il reste encore à
étudier l’œuvre non plus dans sa genèse à partir du projet conscient ou subconscient
de son auteur, non plus dans ses procédés et dans le système formel qui la
constitue, mais dans les rapports complexes qu’elle entretient avec une société qui,
à partir d’une situation donnée, favorise son apparition, puis, au cours de l’histoire,
l’accepte dans le domaine de la littérature ou l’en écarte. Le champ est ainsi ouvert à
une double étude : celle des conditions historiques de la production des œuvres et
celle des conditions historiques de la reconnaissance des œuvres comme littéraires.
Une telle critique sociologique est encore embryonnaire. Tout se passe comme si
l’on avait longtemps redouté de reproduire le schéma d’interprétation que proposait
Taine et que chacun s’empresse de juger simpliste et dépassé : l’œuvre considérée
comme le produit d’un milieu, comme le reflet direct d’une réalité sociale. L’analyse
marxiste de l’histoire des sociétés et des rapports dialectiques entre infrastructures et
superstructures a pourtant permis d’affiner et de corriger le schématisme idéaliste et
positiviste de la méthode tainienne. Le philosophe hongrois György Lukács*— en
particulier dans ses études sur le Roman historique et sur Balzac et le réalisme français,
traduites en 1965 et 1967 — a défini et mis en œuvre le concept de « vision du
monde » comme essentiel à la compréhension historique d’une œuvre littéraire.
Lucien Goldmann (1913-1970) s’est inspiré de ses travaux pour découvrir chez
Pascal et chez Racine une même « vision tragique » du monde (le Dieu caché, 1956),
expression de la déception historique d’une classe transformée en peinture générale
et intemporelle de l’homme. Mais le risque est grand de sacrifier à la recherche
d’analogies de ce genre, entre la situation d’une classe sociale et les thèmes
essentiels de quelques grandes œuvres, les nuances particulières de la littérature
d’une époque donnée et les caractères formels irréductibles qui tiennent au choix de
tel ou tel genre, à la pratique de tel ou tel style. Beaucoup reste à faire dans cette
direction. S’y emploient ceux qui, autour de Robert Escarpit, mènent des enquêtes
prudentes et sérieuses dans le cadre de l’Institut de littérature et de techniques
artistiques de masse, et ceux qui, au plan théorique, s’inspirent des travaux de Louis
Althusser pour réfléchir aux conditions d’élaboration d’une analyse marxiste des
phénomènes littéraires.
Il est permis de rêver à une sorte de « critique totale » qui, combinant les diverses
méthodes pratiquées aujourd’hui, permettrait de parvenir à une meilleure
compréhension de la littérature. Il ne faudrait pourtant pas s’exagérer les pouvoirs de
la critique, ni se dissimuler les dangers d’un éclectisme qui, sous prétexte
d’emprunter ce qu’il y a de meilleur à chacune de ces pratiques, négligerait la visée
idéologique et doctrinale propre à chacune d’elles. Chaque école critique se fait une
certaine idée de la littérature, et ainsi coexistent, difficilement, diverses littératures,
réelles et possibles. Il n’en reste pas moins vrai que la critique est devenue une des
formes les plus importantes de l’activité littéraire contemporaine. On peut voir là le
signe d’une métamorphose de la littérature elle-même, plus soucieuse que jamais de
se mettre en question, de s’interroger sur son rôle, sur les modalités de son
existence, sur sa place au milieu des autres activités humaines.
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