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12 La vulgarisation Sous la direction de François Dagognet SOMMAIRE

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Page 1: l Sfez Dictionnaire Critique de La Communication

12

La vulgarisationSous la direction de François Dagognet

SOMMAIRE

A. C.AUQUEUK, F. DAGOGWET F. G U E r Y C. J.AG03R A. MASSE-STAMBERGER, D. PARRIJ-

CHIA, J. POrvIÎAN, J POMONT: B. RENOUVIN, A.-M. PIEU, L. SFEE, J -?. SYLVESTRE, C TAPIA

A / introduction

Page 2: l Sfez Dictionnaire Critique de La Communication

Histoire et principes de la vulgarisation [163]

L'Ecole oe Francfort et ia problématiquede la vulgarisation scientifique '7 64,

B / Thèmes

Audiovisuel H 65}Banques de données ! i es;Colloques et tables rondes H67:Discours de vulgarisation [168!

Documentation automatique [169]

Document de vulgarisation et figurabilité [170]

Ecritures signifiées [1711

Edition (Politique de l'i [172]

Encyclopédie [1731

Fichiers [174]

Formation professionnelle [1751

Franglais [176]

Guides 1177}

Hypertexte 11781

Logiciels [1791

Musée [1801

Vérité et vulgarisation [181!

C / Concîusion

Hermès diffuseur: le démocrate,le décioeur, l'interprète [182]

Page 3: l Sfez Dictionnaire Critique de La Communication

A / INTRODUCTION

[163] I — Histoire et principes de la vulgarisation

par François Dagognet

*■ Application - Carte - Chiffre - Communication - Diffusion - Ecriture - Fable - Figure - Instrument - Intermédiaire — Mythe - Néologisme — phénoménotechnie - Popularisation — Représentation — Schéma — Scripto-visuel — Simplification — Traduction.

L'enjeu fondamental en matière de savoir scientifique et technologique sera, dans les vingt prochaines années, moins dans sa production que dans sa collection et sa diffusion. (Rapport introductif au colloque national de la recherche et de la technologie, 1982, p. 130.)

Il ous traitons moins de la communication que de l'une de ses modalités — la plus contes table et sans doute la plus dépréciée —, celle qui transmet non pas des informations, non pas un savoir, mais une présentation simplifiée et facilitée de celui-ci.

Dans un échange, les deux partenaires à égalité éprouvent leurs thèses : en la circonstance — nouvel avatar —, ce « faux dialogue » met en présence celui qui sait et un ignorant qu'il s'agit précisément d'éclairer (moins encore qu'une didactique — la vulgarisation, le moment sans doute le plus bas, le plus dénivelant !).

De plus, le savoir s'intègre à un ensemble ; comptent moins les éléments ou les données que les liens entre ces constituants. Il tend donc à échapper à ces fragments qu'il dépasse, afin de constituer un « système » ou un « abstrait » (une idée relationnelle et seulement pensée). Il ne peut pas se traduire en une représentation facile ni en une série d'énoncés. L'image'ou l'exposé dans lequel il risque de tomber ne peut que susciter la crainte, du fait de l'abaissement, sinon de la déformation !

Et le mot de « vulgarisation » exprime sans doute cette déchéance, que nous venons rapidement d'expliquer.

Jadis, l'emportait un terme voisin, moins dévalorisant : on s'entretenait de la « science populaire » et de la « popularisation ». Le verbe « régulariser » date de 1826 et son substantif n'apparaîtrait que vers l'année 1850, alors que l'ancienne expression « science populaire » (et « populariser »), voire encore « rendre la science familière », remonte au xvn= siècle (on parle toujours de « culture populaire »).

Les deux synonymes — populaire et vulgaire —, un certain temps, vivent côte à côte. La preuve? Ont été créées deux revues : Le vulgarisateur universel en 1874 et en 1882 Le vulga-risateur des sciences, tandis que l'hebdomadaire La science populaire date de 1880 et le mensuel Les sciences populaires de 1887. Ainsi les deux termes semblent bien coexister1.

Généralement, la tendance lexicographique, en présence de deux équivalents, est d'écarter le plus déprécié et donc d'avantager le plus ennoblissant. En l'occurrence, on assiste au contraire: la « vulgarisation » prend le pas sur la « popularisation ».

N'est-ce pas là, au bout du compte, la marque d'une profonde défaveur pour ce genre d'activité communicationnelle ? Plus la science se développe (vers 1860) et se complexifie, plus elle semble se séparer de ce qui la traduit dans le langage ordinaire. Le progrès dans l'abstraction et la formalisation va de pair avec le rejet d'une diffusion sans doute déformante et dénaturante.

Ainsi un bref examen sémantique confirme bien le discrédit qui entoure cette propagation dans le public. -

1. Nous suivons ici les indications fournies par B. Bensaudè-Vincent, La science populaire, ancêtre ou rivale de la vul-garisation.

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1, La condamnation

Depuis longtemps, les philosophes s'étaient chargés de mettre en garde contre ce dangereux exercice qui consiste à inscrire l'intelligible dans le sensible, afin d'en faciliter la compréhension. Loin de diffuser la connaissance, on la dégrade.

Les Grecs, Platon en tête, ont condamné cette prétendue instruction, la vulgarisation, c'est-à-dire la socialisation ou le partage du savoir. « Le moyen le plus sûr, le seul, pour approcher de la connaissance des êtres, ne serait-il pas d'aborder chaque chose, autant que possible, avec la pensée seule, sans admettre, dans sa réflexion, ni la vue ni quelque autre sens >>, tel esi ie leitmotiv de la pédagogie platonicienne.

Platon n'a cesse de lutter contre les rhéteurs, ceux qui, moyennant salaire, enseignent les plus doués ; ils leur transmettent alors un savoir formel, voire un ensemble de règles et de préceptes de gestion, en vue de l'administration publique.

Conjointement, ils usent déjà habilement de moyens qui évoquent mutalis mutandis, voire « audio-visuel ». c'est-à-dire schémas et représentations; ils simplifient et banalisent. Ils s'imaginent, entre autres, que le mathématicien s'appuie sur des figures en vue de sa démonstration (la confusion entre la monstration et la démonstration).

Or, note La République, ils se servent de figures visibles et raisonnent sur elles en pensant, non pas à ces figures mêmes, mais aux originaux qu'elles reproduisent ; leurs raisonnements portent sur le e carré de soi » et la <^ diagonale en soi », non sur la diagonale qu'ils tracent et ainsi du reste ; des choses qu'ils modèlent ou dessinent et qui ont leurs ombres et leurs reflets dans les eaux, ils se servent comme autant d'images pour chercher à voir « ces choses en soi » et qu'on ne voit autrement que par la pensée » (Livre VI, 510 e). Inlassablement Platon blâme ces supercheries dans la mesure où le vrai (la science) ne se découvre qu'en nous-même et par nous-même, ce qui suppose la réminiscence (le savoir déjà en nous). On se méfiera donc de ceux qui se substitueraient à nous, ou qui, par divers moyens extérieurs, voudraient nous faciliter cette tâche. On écartera donc les pédagogues ou les virtuoses du simulacre, qui justement se servent des apparences (le trompe-l'œil).

Entre autres remarques piquantes et acides, Platon a particulièrement pris à partie ceux qui transcrivent ou dessinent aussi bien les résultats d'une analyse que le réel lui-même, en vue de les restituer ou de les exporter (notamment dans le livre ou l'encyclopédie).

Chacun sait que la parole — à la rigueur, légère, aérienne, liée au souffle, donc à l'âme — peut évoquer l'être, mais l'écriture le fige et l'altère. Plus encore qu'elle, le croquis ou l'image sensible le chosifie et l'emprisonne.

L'objet lui-même doit déjà être tenu <:< pour une image » : le lit, par exemple, découle de l'essence qu'il concrétise ou réalise; alors, évitons évidemment « l'image d'une image » !

Dès son commencement, la pensée a donc mis en garde contre les techniques de la diffu sion et de la représentation. Platon les tient pour les armes de la sophistique ou de la tromperie. On conçoit qu'il chasse de sa République non seulement les poètes, mais les artistes en général et surtout les spécialistes du fac-similé.

« Lorsque quelqu'un vient nous annoncer qu'il a trouvé un homme instruit de tous les métiers, qui connaît tout ce que chacun connaît dans sa partie et avec plus de précision que quiconque, il faut lui répondre qu'il est un naïf et qu'apparemment il a rencontré un charlatan et un imitateur (celui qui croit pouvoir montrer tout ce qui se fabrique) » {La République, livre X, 598 d).

Nous n'allons pas passer en revue tous les systèmes, mais on doit noter que tous travail lent, comme Platon, à cette même campagne ou condamnation.

Descartes n'échappe pas a cette règle: la vérité ne résulte pas pour lui d'un accord avec le réel qui viendrait la confirmer, mais elle naît de la seule rigueur avec laquelle la pensée l'a déduite (l'ordre). La métaphysique même n'avance qu'à travers la contemplation ou l'analyse de l'entendement, par et en lui seul. Ex sui ipsius contemplatione reflexa : de la contemplation réflexive de lui-même. Cette expérience intérieure s'inspirera de l'algèbre et de la géométrie, qui, elles aussi, sans référence au sensible, tirent leurs propriétés à partir de « natures

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O. COMM. - 46

Où le chercheur reproduit l'image du savant.

simples » données dans une intuition indubitable et à l'aide de principes premiers innés (ainsi, qui contesterait que l'être ne l'emporte sur le néant?).

Dans la mathesis universalis culmine cette méthode qui transcende même la géométrie et l'algèbre, parce que l'une et l'autre la mettent seulement en œuvre : elle sera alors définie « une science générale qui explique tout ce qu'il est possible de rechercher touchant l'ordre et la mesure, sans assignation à quelque matière particulière que ce soit » {Regulae, IV).

D'ailleurs, quelques lignes plus haut, Descartes remarquait: « Rien de plus vide que de s'occuper des nombres stériles et de figures imaginaires, au point de paraître vouloir se renfermer dans la connaissance de pareilles bagatelles » {Regulae, IV).

2. Revirement ou palinodie

L'affaire est entendue : on évitera tous ces moyens transmissifs qui nécessairement abaissent et, sous couleur d'aider, transforment l'idée en spectacle c'est-à-dire en représentation (le visible et le lisible). Et vulgariser revient moins à « populariser » qu'à dégrader.

Nous adopterions cette solution si les philosophes les plus iconoclastes avaient maintenu leur thèse, mais peut-elle être conservée jusqu'au bout ? Ceux qui blâment les techniques didactiques ou les illustrations sensibles n'ont pas manqué d'y recourir eux-mêmes. Nous tenons a

53emettre en évidence, même sommairement, tant la démarche vulgarisatrice en prendra de l'importance et "retrouvera une part de légitimité.

Qui niera la part du mythe dans le dialogue platonicien ? A Glaucon, incapable de concevoir le bien, Platon suggère (le passage par l'analogie concrète) de le comparer au soleil. N'est-

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ce pas abandonner la dialectique ? Le paradigme descriptif ne nous ramène-t-il pas dans la caverne ?

Le monde même, le cosmos, selon Le Timée, ne se réduit-i! pas à des agencements de figures et de volumes que le philosophe se plaît à déployer sous nos yeux — une sorte de géométrie et de morpho-mécanique concrètes? Le démiurge travaille devant nous ; il semble bien qu'il faille alors admettre plusieurs types d'images : la servile qui trompe par un abus de pseudosimilitude et celle qui met en évidence les rapports entre les éléments, leur combinaison, sans être astreinte à la ressemblance.

Déjà en ce qui concerne la peinture, Platon oppose à la mimétique l'égyptienne qui ne donne pas l'illusion (elle lui préfère le stéréotype, une figure vue de profil, etc.). Dans Les Lois, Platon célèbre de manière encore plus radicale « la méthode dite égyptienne » : « Voici quelle mesure de science en chacune de ces disciplines il nous faut imposer aux hommes libres : autant qu'en apprennent, en même temps que leurs lettres, le peuple immense des petits garçons d'Egypte. D'abord, en calcul, encore tout enfant, on a inventé des méthodes pour leur faire apprendre, en se jouant et avec plaisir, soit à partager des fruits ou des couronnes de façon qu'un même nombre total se distribue tour à tour entre un plus grand et un plus petit groupe... De même, en jouant encore, les maîtres assemblent des fioles en or, en bronze, en argent et autres matières, et d'autres, comme je l'ai déjà dit, les distribuent en séries d'une même matière; ils habillent ainsi en jeu les applications de l'arithmétique élémentaire pour rendre plus aptes leurs élèves à ranger et à conduire des armées et commander des expéditions, administrer une maison » (Les Lois, VII, 819 b).

Dans La République elle-même, Platon reconnaît bien le rôle indispensable des tracés : il ne demande au géomètre que de raisonner non pas sur le sensible, mais sur l'intelligible qu'il véhicule : « Ils se servent de figures visibles et raisonnent sur elles en pensant non pas à ces figures mêmes, mais aux originaux qu'elles reproduisent... Des choses qu'ils modèlent et dessinent et qui ont leurs ombres et leurs reflets dans les eaux, ils se servent comme autant d'images pour chercher à voir ces choses en soi, qu'on ne voit autrement que par la pensée » (Livre VI, 510 e).

Nul finalement n'a autant salué le pouvoir des intermédiaires (l'opinion, l'apparence, la projection, la métaphore, le paradigme, le symbole, le récit mythique, etc.). La condamnation de la « vulgarisation » ne fonctionne que dans un premier temps, celui de la mise en garde, mais suit le second, celui qui accorde importance à la fonction éducative et à une nécessaire pédagogie d'initiation. Tous ceux qui ont vitupéré contre l'apprentissage ou la communication facilitée devaient y avoir recours.

Tournons-nous encore vers Descartes : nous l'avons déjà mentionné, le philosophe entend bien renoncer au sensible. Il nous décrit tous les malheurs liés « à la prévention et à la préci pitation » mais surtout ceux par lesquels le monde nous a infectés. Nous ne sommes que trop imprégnés par les reflets, les images et les données.

Descartes va jusqu'à vouloir désembourber la mathématique elle-même de ses liens avec la pratique, voire les nombres et les figures. Il ne faut prendre en compte que les équations, la pure déduction, l'ordre même. « L'âme humaine a je ne sais quoi de divin où les premières semences des pensées utiles ont été déposées... »

C'est en nous que se trouve le vrai, non ailleurs ; alors quelle guerre menée aux jugements traditionnels, aux croyances et même aux enseignements reçus ! Seul le doute méthodique chassera tout ce fatras — seule réplique pour qu'on puisse se débarrasser de cette pesanteur.

v. L'intelligence seule peut percevoir la vérité » (Regulae, XII). Et le penseur en profite pour condamner « c'eux qui étudient avec le plus grand soin les propriétés des plantes, les trans-mutations des métaux et autres matières semblables, tandis qu'un petit nombre à peine s'occupe de l'intelligence et de cette science universelle dont nous parlons ».

Nous simplifions assurément, mais Descanes n'en a pas moins écrit des remarques déroutantes et peu compatibles avec son projet.

Dans un célèbre tableau de VVeenix, le philosophe est représenté tenant un livre sur lequel on lit Mundus es; fabula: en effet, à la fin du chapitre VII du Monde, Descartes précise qu'il

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entend seulement ouvrir le chemin par lequel on trouvera, mais qu'il ne donnera pas les démonstrations exactes. « La plupart des esprits se dégoûtent lorsqu'on leur rend les choses trop faciles. Et, pour faire ici un tableau qui vous agrée, il est besoin que j'y emploie aussi bien de l'ombre que des couleurs claires si bien que je me contenterai de poursuivre là description que j'ai commencée comme n'ayant autre dessein que de vous raconter une fable » (AT, XI, p. 48).

Ainsi le philosophe donne délibérément dans le fictif, l'obscur (l'ombre), l'imaginaire, l'agré-ment, la comparaison. Il n'hésite d'ailleurs pas à s'inspirer de l'ordinaire et du quotidien : la mécanique s'aligne sur le jeu de paume. « D'où il suit — selon son Traité de la lumière — que, comme une balle se réfléchit quand elle donne contre la muraille d'un jeu de paume, et qu'elle souffre réfraction quand elle entre obliquement dans l'eau ou qu'elle en sort, de même aussi, quand les rayons de la lumière rencontrent un corps qui ne leur permet pas de passer outre... » (AT, XI, p. 102).

On retiendra plus particulièrement :a) d'abord que le fameux Discours de la Méthode (1637) fut écrit en français (il sera traduit en latin en 1644 par Etienne de Courcelles). Et le philosophe s'en justifie : « Si j'écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu'en latin qui est celle de mes prédécesseurs, c'est à cause que j'espère que ceux qui se servent de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu'aux livres anciens. » Il s'adresse donc directement aux « honnêtes gens », aux artisans, aux bourgeois, à un large public avide de lumière.Le Discours est l'un des premiers écrits à user d'un langage vernaculaire et familier.

Dans une lettre à Mersenne (mars 1636), Descartes l'avertit de ses travaux « tous français » ; il informe son correspondant du titre qu'il a prévu : « Le projet d'une science universelle, qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection. Plus, la dioptrique, les météores et la géométrie où les plus curieuses matières que l'auteur ait pu choisir, pour rendre preuve de la science universelle qu'il propose, sont expliquées, en telle sorte que ceux-mêmes qui n'ont point étudié les peuvent entendre. »

Mais le coup d'éclat vient surtout du recours à la langue des non-spécialistes, afin d'expliquer sa méthode et son cheminement. Incontestablement, Descartes entend bien passer pardessus les clercs et les adeptes de l'Ecole, afin de fonder une nouvelle communauté scientifique ou technique, qu'il informera par une exposition claire (la popularisation inchoative). Il va de soi que les savants et les penseurs de son temps réagiront négativement, en ce sens que tous se référeront obstinément à la traduction latine de 1644; on s'emploiera à ne lire Descartes que dans la langue de la tradition.b) Sans relâche, notamment dans les Regulae, Descartes donne alors au mot de simplicité un sens légèrement différent de celui qu'il avait retenu : au départ, il signifie le fondamental, ce au-delà duquel on ne remonte pas et qui supporte le reste (les natures simples) ; puis, il renvoie davantage, par quelque côté, à l'évident, au sensible même, au visible, à ce que chacun peut effectivement et indéniablement noter (on s'initiera en conséquence à la méthode auprès des tisserands et autres artisans) : « Il faut commencer par l'examen des arts les moins importants et les plus simples, ceux principalement où l'ordre règne davantage, comme sont les métiers d'un tisserand, d'un tapissier et des femmes qui brodent ou font de la dentelle, comme sont encore toutes les combinaisons des nombres... La méthode, pour ces arts de peu d'importance, n'est rien autre chose que l'observation constante de l'ordre, qui existe dans la chose elle-même » (Regulae, X).c) A mieux lire Le Discours, on s'aperçoit d'ailleurs que Descartes, étrangement, n'y développe pas la science universelle qu'il annonçait. Le texte le souligne : « Ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous l'aimez mieux, que comme une fable en laquelle, parmi quelques exemples qu'on peut imiter, on en trouvera peut-être aussi plusieurs autres qu'on aura raison de ne,pas suivre, j'espère qu'il sera utile à quelques-uns, sans être nuisible à personne et que tous sauront gré de ma franchise » (première partie).

On revient donc à la fable (entend-on le récit), à l'autobiographie (la subjectivité l'emporte et le monde en devient ce que j'imagine) et à l'exposé sincère, utile, facile.

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Plus que Platon ou Aristote, c'est donc Descartes qui a le mieux fondé la rhétorique de la diffusion et de la communication, qui permet au non-informé d'entrer dans le sanctuaire du vrai.

Nous avons insisté sur lui parce que, dans sa philosophie, se croisent le goût pour la théorie et la nouveauté, mais, plus fortement encore, le souci de recourir à des procédures théâ tralisées, voire personnalisées (il raconte son cheminement, il instruit par l'exemple). Il transmet moins des vérités qu'il ne montre comment il est parvenu à secouer le savoir. Il parvient à convertir à sa cause révolutionnaire. Il entend, comme il l 'écrit, « rendre compte au public de ses actions et dessins >. Mieux, dans le même Discours, il appelle de ses lecteurs des objections ou des réactions, renversant l'axe ordinaire de la vulgarisation trop dénivelé, puisque le connaisseur s'adresse à l'ignorant : ici — ruse ou habileté —, on demande à celui qui vous suit d'entrer dans le jeu des questions et de l'interactivité. Et le philosophe promet qu'il répondra à toute demande d'explication : « Je supplie tous ceux qui auront quelques objections à y faire de prendre la peine de les envoyer à mon libraire par lequel, en étant averti, je tâcherai d'y joindre ma réponse en même temps ; et, par ce moyen, les lecteurs, voyant ensemble l'un et l'autre, jugeront d'autant plus aisément de la vérité » (sixième partie).

il est vrai que Descartes avait remarqué : « L'expérience que j'ai des objections qu'on peut me faire m'empêche d'en espérer aucun profit... » (sixième partie).

Ne tranchons pas ; ajoutons plutôt que les textes de Descartes sont semés de dessins et de schémas, comme si la compréhension de l'écrit impliquait cette claire iconographie; le penseur recourt à l'image comme à l'imagination pour faciliter la réception de son exposé ; il cesse donc de tenir l'une ou l'autre pour nocives.

3. Praticiens et fondateurs

Quittons l'ancêtre de la vulgarisation, pour aborder son véritable penseur: un théoricien, Auguste Comte, devait en effet lui accorder une place éminente et centrale. Nous nous demandons si tout ce qui se rattache à elle ne vient pas de lui. Il l 'a lancée dans la culture occidentale (le mot comme la chose).

Auguste Comte devait d'ailleurs mettre en pratique ses recommandations : il donne un cours qu'il professe chaque année (pendant quatorze ans déjà, de 1830 à 1844), à la mairie du III e

arrondissement de Paris, consacré à l'astronomie populaire. Il le publie justement en 1844 (Traitéphilosophique d'astronomie populaire ou exposition systématique de toutes les notions de philosophie astronomique soit scientifiques soit logiques qui doivent devenir universellement familières). Ce cours sera précédé (1844) par le célèbre Discours sur l'esprit positif.

Pour Auguste Comte, comme on le sait, les hommes ont été marqués par deux cultures per-nicieuses, celle des entités et celle des mots ; sur eux ont pesé le fictif (l'âge dit théologique) et l'abstrait (l'âge métaphysique). Mais pourquoi la vulgarisation (un mot qu'on lit fréquemment alors dans son texte) ? Pourquoi une croisade ? Qu'est-ce que préconise exactement le philosophe ?a) Il estime d'abord que le développement des sciences et des techniques s'accélère; il conduit naturellement à la multiplication et à.la séparation des disciplines.

« Le véritable moyen d'arrêter l'influence délétère dont l'avenir intellectuel semble menacé, par suite d'une trop grande spécialisation des recherches individuelles, ne saurait être évidemment de revenir à cette antique confusion des travaux... » (Cours, éd. Anthropos, t. I, p. 24).

Auguste Comte appelle, de ses vœux, la seule solution à ses yeux, la création ou l'essor d'une spécialité nouvelle, celle des généralités, qu'il confie à un groupe de savants : « Une classe distincte, incessamment contrôlée par toutes les autres, ayant pour fonction propre et permanente de lier chaque nouvelle découverte particulière au système général, on n'aura plus a craindre qu'une trop grande attention donnée aux détails empêche jamais d'apercevoir l'ensemble » (Ibid., p. 25).

Par là, on évitera autant le « sensationnisme » que les excessives particularités : l'étude nouvelle (celle de ce rassembleur) ne vise qu'à établir les liens ou l'universalité brisée, sinon méconnue. Elie impose parallèlement la notion de transversalité (entre les savoirs éclatés).

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On a pu critiquer ce type de travail (le spécialiste des généralités, une désignation apparemment contradictoire, puisque ce théoricien se spécialise dans la non-spécialisation !).

II ne se confond pas avec l'encyclopédiste de nos jours, qui tient moins à lutter contre la dispersion ou à nous instruire qu'à nous informer : iLrépand des indications sur tout. Il traite éventuellement dans son ouvrage, si possible par ordre alphabétique, des questions et des réponses. Ce fourre-tout utile ajoute à la dissémination. Le projet d'Auguste Comte va dans un autre sens : il entend surtout montrer les enchaînements et les progrès qui cimentent les sciences ; il poursuit une tâche moins mécanique (la couverture de tout) qu'organique (une systématisation, une synthèse, voire même « un esprit » ; d'ailleurs Auguste Comte n'a pas cessé de livrer la guerre aux « amateurs de détails », aux académies hostiles, selon lui, au régime synthétique qui devra, tôt au tard, prévaloir).

Le Cours de philosophie positive (6 volumes) donne un exemple incomparable de ce qui attend le vrai « vulgarisateur » : Auguste Comte y présente le tableau des diverses disciplines, de leur marche et de leur dépendance réciproque. Il ne sépare d'ailleurs pas leur progrès de leur ordre.b) Pour de nombreuses raisons, Comte devait encore subordonner la science à la morale(l'humanité).

L'homme, à proprement parler, n'existe pas, pour lui, mais seulement la société. Il faut donc refouler, comprimer les impulsions personnelles dissolvantes. La science joue là son rôle éducatif: « Raison de plus, ajoute Auguste Comte, pour produire l'entière vulgarisation des connaissances » {Discours sur l'esprit positif, p. 82).

Il ne faut surtout pas cultiver ou enseigner la science comme la technique pour elle-même(le vulgarisateur devra opérer ce redressement), encore moins favoriser son penchant formaliste : on créerait par là à la fois un nouveau terrorisme ainsi qu'une enclave, qui, à son tour, susciterait la séparation et l'anarchie. La vraie science réunit et éduque. Elle socialise. Elle débouche même sur des problèmes moraux.

C'est d'ailleurs pourquoi Auguste Comte entend s'adresser tout spécialement aux prolétaires(un mot qu'il popularisera à sa manière) : le peuple lui semble le mieux disposé à accueillir favorablement la nouvelle philosophie ainsi que la compréhension réelle des sciences. Il a été écarté de la culture scolastique dévastatrice ; il comprendra mieux les démonstrations, si elles lui sont clairement exposées, ainsi que les analyses les plus sûres.

« Ces derniers ("les travailleurs") sont seuls immédiatement aux prises avec la nature, tandis que les premiers (les entrepreneurs) ont surtout affaire à la société. Par une suite nécessaire de ces diversités fondamentales, l'efficacité spéculative que nous avons reconnue à la vie industrielle pour développer involontairement l'esprit positif doit ordinairement se faire mieux sentir chez les opérateurs que chez les entrepreneurs, car leurs travaux offrent un caractère plus simple, un but plus nettement déterminé, des résultats plus prochains et des conditions plus impérieuses. L'Ecole positive y devra donc trouver naturellement un accès plus facile pour son enseignement universel... » (Discours sur l'esprit positif, éd. Anthropos, p. 87).c) Autre et dernière raison qui justifie la « vulgarisation » et son nécessaire développement : toute théorie, toute idée, pour Auguste Comte, doit se concrétiser à un moment donné, sinon on reste enfermé dans les brumes et l'indétermination sophistique de la scolastique (l'âge métaphysique des entités sans forme ni lieu).

Aucune pensée n'en restera donc au stade de l'indéterminé ou même au stade purement spé-culatif : le rationnel se définit dans et par sa réalisation (« le rationalisme appliqué »).

Le positivisme l'exige ; d'ailleurs le mot de « positif » renvoie à quatre et même cinq oppo-sitions que Comte a commentées : a) le réel par opposition au chimérique ; b) l'utile par opposition à l'oiseux ; c) le certain par opposition à l'indécis ; d) le précis par opposition au vague ; e) enfin le positif même par opposition au négatif., L'ancienne manière de raisonner conduit à des opinions douteusesrdestructrices et inuti-

lement compliquées : elles se dérobent à la « monstration ». Elles s'entourent de mystères.L'instrument, selon une formule connue, purement relationnel, réalise toujours une théorie et

inversement on ne peut en trouver aucune qui ne se matérialise en conséquence et en

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La physique facile et amusante.

application. Dans ces conditions, ce qu'on appelle la « vulgarisation » — l'effectivité, la mise en évidence, la concrétisation — se situe bien au cœur des doctrines ou des conceptions. Guerre avec Auguste Comte, au lointain, à l'inaccessible et à l'irreprésentable !

Auguste Comte a donc fondé par là la « vulgarisation » ; il lui a donné ses titres de noblesse. Il a préconisé ouvertement « un spécialiste des généralités » (la diagonalisation et la systématisation, de telle façon que les connaissances ne soient plus membre disjectd), reconnu parallèlement l'importance des conséquences socio-éthiques de cette tâche nouvelle, plus décisive que la seule transmission du contenu de la science (l'information), et enfin défendu « une expression obligée », parce que le critère suprême du vrai réside dans ses effets certains et véri-fiables (sinon tangibles). La science doit pouvoir se dire, être rassemblée (focalisée même), et ouvrir des discussions touchant le sort de l'humanité.

Après les « fondateurs », intéressons-nous aux praticiens : en effet, le XIXe siècle finissant puis le XXe siècle verront s'intensifier la sociodiffusion et la communication médiatisée des savoirs et des techniques. N'exagérons pas cependant : il s'agit moins d'une rupture ou d'un changement que d'une argumentation, puisque, nous l'avons vu, Descartes lui-même avait déjà entamé la révolution et empêché la science de se clore sur elle (de là cette technique première des objections et réponses). De son côté, Diderot au xvni' siècle a animé et mené au bout sa vaste encyclopédie, la fresque des innovations ; il voulut informer les lecteurs des progrès et de l'état des sciences et des arts.

Son originalité vient d'abord de ce qu'il a ajouté à son texte (un collectif) des « planches » plus explicites que le discours ou l'écrit (la picturalité, le langage graphique). Par elles, il a mieux exprimé les opérations, alors qu'échouait en partie la description lente, lourde, dispersée. Il se méfiait de cette exposition didactique (le Ut pïciura poesis déjà : on ne communique et n'électrise que par le biais des images).

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De plus, en ce qui concerne le discours auquel il faut bien céder, Diderot s'est plu à le disloquer et à le varier : par le dialogue, la digression virevoltante, la scène (le théâtre), bref, il a trouvé les moyens de réveiller et de stimuler, en évitant le canal traditionnel de la présentation rituelle ou académique.

Dans sa Lettre sur les sourds à la destination de ceux qui entendent (le pendant de sa Lettre sur les aveugles), il évoque l'une de ses façons d'évaluer le jeu des acteurs au théâtre : elle consiste essentiellement à se boucher les oreilles au moment où ils déclament, mais afin de mieux remarquer les gestuels et leur signification plus directe. Il importe de s'ouvrir aux attitudes, aux mouvements (le visuel, mais, dans le visuel, non pas, non plus le langage qu'il faut dépasser et qui ne retient que trop — un autre chemin, plus expressif, le corps lui-même). Ses voisins, comme le rappelle Diderot, s'étonnaient de le voir s'extasier et même pleurer alors qu'il refusait d'entendre. C'est que, fermé aux mots, il accédait plus directement au drame !

De son côté, l'Ecole des idéologues, au moment de la Révolution, devait s'attacher à modifier l'enseignement: elle créa les « grandes institutions .scolaires », mais surtout chercha les moyens de « démocratiser » et de populariser les pratiques de communication.

L'Ecole prétendait surtout pouvoir et devoir tirer les idées à partir de principes élémentai res (l'idéologie ou la science des idées qu'on génère). On doit se soucier du problème du com-mencement ou de l'origine, afin qu'on soit à même de repérer « l'état zéro » dont on partira ; on s'élèvera ensuite peu à peu aux cas plus complexes (la méthode logique sérielle). Cette pédagogie de la composition et de l'association progressive devait d'ailleurs rayonner dans les domaines les plus divers — en physique, en chimie, en biologie, en technologie même, etc.

Si nous ne croyons pas apercevoir le mot de « vulgarisation » dans les textes programmatiques de l'époque, en revanche, on trouve son équivalent, celui de « populariser »: explicitement, on entend s'adresser à l'honnête homme, à l'artisan et à l'enfant. L'information a été confisquée et obscurcie par une classe de prédateurs et de profiteurs : il convient de la libérer !

Dans cette intention, l'Ecole devait donner de l'importance d'abord à la représentation simplifiée (des cartes, des tableaux, non pas dans le domaine de la géographie, mais pour toutes les disciplines : ie Tableau économique de Quesnay, en économie, a anticipé cette prévalence). Partout, on souhaite ranger et distribuer.

Le savoir a été trop essaimé et désorganisé : on compte trop sur la mémoire. Il importe de le recentrer (d'où les dispositions tabulaires ; on notera ici qu'il s'agit d'un recours au « visuel » mais non pas à celui qui fonctionne habituellement, c'est-à-dire au langage et au déchiffrement des signes ; dans ou avec les mots, on porte peu d'attention aux signifiants, puisqu'on passe directement aux signifiés. Mais, avec le tableau — ses lignes, ses colonnes, ses emplacements, ses proximités, ses distances, ses rangées —, on accède directement à un autre type d'information, une spatio-représentation d'ensemble à la fois directe et sensible).

Condorcet, dans son Esquisse d'un tableau (déjà ou encore) historique des progrès de l'esprit humain (1793), a mis en valeur et expliqué les mérites de cette technique qui perfectionne l'art d'instruire: « J'entends par méthodes techniques l'art de réunir un grand nombre d'objets sous une disposition systématique, qui permette d'en voir d'un coup d'œil les rapports, d'en saisir rapidement les combinaisons, d'en former plus facilement de nouvelles... offrant l'avantage de rassembler dans le petit espace d'un tableau ce qu'il serait souvent difficile de faire entendre aussi promptement, aussi bien, dans un livre très entendu. Nous exposerons comment, à l'aide d'un petit nombre de tableaux, dont il serait facile d'apprendre l'usage, les hommes qui n'ont pu s'élever assez au-dessus de l'instruction la plus élémentaire pour se rendre propres les connaissances... pourront les retrouver à volonté lorsqu'ils en éprouveront le besoin, comment enfin l'usage de ces mêmes méthodes peut faciliter l'instruction élémentaire dans tous les genres... » (Garnier-Flammarion, 1988, p. 291).

Autre bouleversement à,mettre, sur.; 1& même plan — la transformation du vocabulaire, l'invention d'une nomenclature méthodique qui définit, à sa manière, un autre système unificateur. Les substantifs les plus bizarres, les plus cabalistiques, se sont répandus, à tel point qu'on ne sait plus de quoi on parle (Babel). Les savants ne peuvent même plus échanger,

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comme le notait Lavoisier, du fait des appellations complètement dissemblables et arbitrai res. Il s'ensuit l'obligation de forger des « mots nouveaux », euphoniques si possible, avec des préfixes et des désinences soigneusement agencés, porteurs par là de l'organisation des substances (les mots enfin équivalant aux choses, structuralement parlant). Condorcet a tenu aussi à travailler à cette entreprise parce qu'elle conditionne, à ses yeux, la « popularisation » et l'instruction élémentaire.

Les idéologues ont remarqué que dix caractères devraient d'ailleurs suffire pour pouvoir rendre compte de l'immensité des corps, à la condition de jouer de toutes les occurrences, de toutes les connexions (le combinatoire), On amenuise, miniaturise, simplifie, organise.

En arithmétique, si on ne pouvait compter que sur un seul trait (une barre verticale), les nombres pourraient de moins en moins s'écrire (une suite sans fin). Si on recourt, comme les Latins, aux lettres de l'alphabet, on arrive à des regroupements volumineux et peu lisibles, non opérationnels, du fait de l'abondance des caractères (33 suppose déjà l'emploi de six signes, puisqu'il s'écrit XXXIII).

Ni trop peu ni trop. Pourquoi l'a emporté la numération arabe? Parce qu'elle ne demande que neuf chiffres (plus le zéro) : elle peut alors tout transcrire de façon ramassée et facile.

Qu'il en soit de même partout, en chimie, en minéralogie, en botanique î Le symbolisme conditionne l'accès à la science (quelques syllabes, des coefficients, des chiffres suffiront à mettre fin aux locutions encombrantes et obscures). Il faut peu de moyens, ce qui doit faciliter la compréhension.

Ainsi les idéologues, à l'aide de leurs deux principes révolutionnaires — des tableaux ainsi qu'une écriture rationnelle elliptique —, devaient réussir d'ailleurs ce qu'ils promettaient : la communication à une vaste échelle, l'initiation, la circulation générale des idées. Parallèlement, ils ont pu lancer un vaste programme pédagogique [l'ouverture des écoles publiques, ainsi Condorcet présentera-t-il à l'assemblée un « rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique » (1972)].

4. L'essor inévitable

Niais la vulgarisation scientifique et technique ne prend son véritable essor qu'avec le déve-loppement du monde usinier (et de l'industrie culturelle qui l'accompagne comme son ombre). Vient donc l'heure d'un enseignement dit de masse. Il use de nouveaux moyens, se propose d'autres buts et invente aussi des méthodes originales.

Il repond surtout à trois nécessités, toutes au nom desquelles le savoir ne peut pas ne pas s'exposer et pénétrer ainsi dans les couches de la population.a) D'abord le savoir moderne demande des investissements lourds en matériel, en mètres carrés, en crédits ; le laboratoire — celui de la cité scientifique actuelle — se rapproche de l'usine ; il ne peut pas fonctionner sans des concours matériels.

Or, c'est le pouvoir qui distribue les fonds, à moins que ce ne soit le ou les dirigeants d'une société privée. Ne faut-il pas justifier ces crédits, tôt ou tard? Ne faut-il pas les aérer? Ne faut-il pas des « bilans » que des non-spécialistes puissent, à un moment donné, évaluer et saisir?

La communauté entière peut souhaiter des « comptes » : le savant est devenu moins un cher-cheur qu'un fonctionnaire ou un agent inséré dans une équipe. Dans ces conditions, il doit informer les bailleurs, préciser ses succès (le rendement) ainsi que ses projets. Hier jouait moins l'aspect économique qui oblige à l'exposé, voire à l'analyse du rapport entre les moyens et les résultats.

Vulgariser devient une nécessité: il importe d'informer la société de l'importance ou de l'urgence d'un programme en cours, ainsi que des bénéfices déjà obtenus par cette approche. On ne peut plus séparer le savant (hier, enfermé dans sa tour d'ivoire) du milieu dans lequel ei pour lequel il travaille, auquel il réclame des « fonds » et qu'il doit donc renseigner (pour le convaincre de sa participation).

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Deux vedettes venues d'ailleurs : une rencontre du troisième type.

b) Une autre raison pousse à cette « publicisation » de la recherche : elle peut entraîner des questions qui dépassent le scientifique, par exemple, soulever des problèmes socio-éthiques qui concernent alors tous les citoyens, ainsi impliqués directement.

La physique (le thermonucléaire) et la biologie (la procréation, les greffes et les banques d'organes frais, etc.) ne peuvent pas éviter, en quelque sorte, le passage sur la scène médiatique, l'agora moderne. Si les citoyens ou hommes politiques sont appelés à trancher, directement ou indirectement, il faut qu'ils soient préalablement éclairés.

Lorsque la science analysait ou étudiait les phénomènes, elle pouvait se dispenser de cette tâche — la communication avec le public —, mais le prométhéisme change la question : le savant est amené à construire le réel (la phénoméno-technique, la biosphère), alors quel monde créer? quelle vie nouvelle accepter, sans devoir en subir les retours de flamme ou les méfaits?

La question morale concerne la cité : le savant, du même coup, ne peut plus demeurer dans l'isolement (la tour d'ivoire).c) Une dernière raison pousse le savant à devoir assumer cette sorte d'obligation : lui-même gagne à cet exercice de traduction, celui d'une théorie savante en une présentation usuelle.

Les plus grands y ont excellé : Pasteur, Claude Bernard, Henri Poincaré ; et même aucun savant de renom ne s'y est soustrait.

En dépit de la complication des problèmes et malgré l'éclatement des disciplines, sinon des méthodes Qa mécaruque,^ rélëctromqùïj'l^fôrïnàtique, la biologie moléculaire, etc.), le théoricien doit pouvoir s'extraire de son domaine et en donner une « vue » susceptible d'être entendue, c'est-à-dire comprise par le non-spécialiste. On ne comprend que ce qu'on traduit

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(traduire, en effet c'est comprendre et on ne comprend que ce qu'on parvient à traduire) et lorsqu'on change de registre.

Les prix Nobel aux Etats-Unis furent obligés ou ont été obligés, a un moment donné, de donner un enseignement élémentaire à ceux qui entraient à l'Université : heureuse disposition, car le plus élevé dans sa spécialité doit souhaiter revenir aux commencements et aux théorèmes de base, aux principes, tenter aussi de se situer dans l'histoire méthodologique de sa discipline.

Il le faut aussi, afin de susciter des vocations, parce que toute science doit attirer, mobili ser, sinon elle se perd.

Finalement des raisons économiques, politico-morales et aussi heuristiques conduisent les meilleurs à ne pas se cantonner dans des échanges avec les leurs (le cercle) et à travailler à une opération de socialisation (la publicisation) ; mais, d'ailleurs, le passage du privé au public n'est-il pas une loi qui touche tous les biens, notamment le savoir?

5. Nécessité mais difficultés

Finalement, la vulgarisation scientifique correspond à une obligation actuelle : elle est devenue, malgré les critiques qui continuent à s'abattre facilement sur elle (déformation, simplification, profanation, intoxication, etc.) un « fait de société ».

D'ailleurs — ouvrons les yeux —, qui douterait qu'aujourd'hui:a) fleurit une importante littérature technico-scientifique (revues, livres, collections, rubriques essaimées dans tous les quotidiens) ? Nous lui réservons d'ailleurs une étude à part qui en montre l'extension ;b) se multiplient vertigineusement les musées d'information technique ou scientifique (le Palais de la Découverte, d'abord, le Parc de la Villette, etc.)? Technopoles, écomusées, centres de l'industrie, etc., se répandent; ici encore, un chapitre analyse cette irradiation;cl ne cessent de s'organiser partout les colloques, les tables rondes, les journées, les congrès ? Nous ne manquons pas de prendre acte, ultérieurement, de cette « multiplication ».

A vrai dire, comme le remarque judicieusement un jeune philosophe, Jean-Paul Thomas, la vulgarisation s'est elle-même diversifiée; il faut en concevoir plusieurs types. Il en compte quatre.a) Premier réseau, le plus élevé, celui de la vulgarisation-enseignement, qui va d'un chercheur aux étudiants-chercheurs : la relation pédagogique se définit bien comme la transmission d'un savoir par un initié à ceux qui aspirent à la connaissance.

Elle ne manque pas de prévoir et d'admettre les deux circuits (la réciprocité) ou l'aller et retour : si le maître enseigne, !'élève-chercheur participe et est aussi amené à soulever des questions ; il se doit d'interroger son moniteur qui lui-même souhaite cet échange. Gaston Bachelard, dans son beau livre La Formation de l'espm scientifique, a écrit, sur ce thème, les remarques les plus pertinentes et les plus révolutionnaires.

« A l'école, note-t-il, le jeune milieu est plus formateur que le vieux, les camarades plus importants que les maîtres. Les maîtres, surtout dans la multiplicité incohérente de l'enseignement secondaire, donnent des connaissances éphémères et désordonnées, marquées du signe néfaste de l'autorité. Au contraire, les camarades enracinent des instincts indestructibles. Il faudrait donc pousser les élèves, pris en groupe, à la conscience d'une raison de groupe, autrement dit à l'instinct d'objectivité sociale — instinct qu'on méconnaît pour développer de préférence l'instinct contraire d'originalité, sans prendre garde au caractère truqué de cette originalité... » Et un peu plus loin, Bachelard énonce une règle fondamentale: « Qui est enseigné doit enseigner:. »

Pages quasi-prophétiques ! Nous en retenons que, même dans le milieu scolaire (la transmission du savoir), il faut préférer les circuits (ou canaux) horizontaux aux pyramidaux ou

G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique. Paris, Vrin, 1947, p. 244.

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aux verticaux (ceux qui vont de haut en bas). Gaston Bachelard, à vrai dire, en avantage deux : outre cet horizontal qui solidarise les membres du groupe, celui qui remonte des élèves vers le maître (l'interactif). Incontestablement, il ne privilégie pas celui qui suppose l'autorité excessive et contraignante du maître.b) La seconde forme de vulgarisation va d'un chercheur patenté à un public désireux d'être informé : malgré les différences, elle ressemble à la première des communications que nous venons de rappeler. Il s'agit seulement d'éclairer des adultes plus que des élèves. Nous accordons tout son prix — plusieurs chapitres s'y attardent et l'examinent — à cette sorte de FPA (formation professionnelle accélérée) qu'il convient plutôt d'appeller FCA (formation culturelle accélérée).

Si le savant s'adresse à son public par un relais télévisuel, l'auditeur ne peut plus questionner. On pallie cet inconvénient, en la circonstance, en invitant quelques représentants de cette com-munication virtuelle, qui seront alors à même de questionner, puisque l'auditeur ne le peut pas. On espère qu'ils demanderont ce dont tous les autres ont été empêchés. On a trouvé le moyen de supprimer l'inconvénient rédhibitoire d'un échange unilatéral.c) Une troisième modalité entend mettre plus spécialement en relation les experts et les repré-sentants des pouvoirs publics ou des administrations (les gestionnaires), afin que soient prises les décisions socio-économiques indispensables. Il est clair que, dans cette réunion, on insistera davantage sur les coûts ou les effets humains impliqués par les innovations ; on envisagera les conséquences économiques des découvertes qui auront été préalablement présentées et décortiquées.d) Enfin, la dernière — mais non la moindre car c'est celle qui se développe le plus —, rassemble les spécialistes d'une même discipline (les séminaires, les tables rondes et les colloques).

Par exemple, n'est-il pas évident que la pharmacodynamie évolue à grands pas et qu'en conséquence il faut « recycler » et donc réunir souvent les acteurs de la pratique (d'où une néo-pédagogie d'un genre spécial, l'arsenal d'une information rapide avec des films, des schémas, des présentations, des évaluations, voire des discussions)?

Cette vulgarisation technico-scientifique prend d'ailleurs des aspects inattendus : la visite des usines où tel produit est élaboré, l'examen sur le terrain des cas les plus éloquents (dans un service médical, au besoin). Le congrès peut même s'achever par un voyage touristique ou un banquet, au cours duquel les membres de la communauté — médecins ou ingénieurs — y resserrent leurs liens ; on est persuadé qu'ils continueront à échanger leurs réflexionsjst les résultats de leurs activités professionnelles. On tient ici à « sensibiliser », à tout mettre en œuvre à cet effet : non seulement pour que le praticien connaisse les dernières étapes de la discipline mais également pour qu'il se débarrasse de ses réflexes anciens et appris, de là une sorte de reconditionnement ainsi que cette fièvre des « entretiens » réguliers, qui n'hésite pas à en appeler à des moyens de persuasion assez violents. Il était alors inévitable qu'une étude soit réservée à cette pratique moderne, le colloque (la « réunionite », pour employer le langage critique des opposants).

« S'il fallait, écrit Jean-Paul Thomas, édifier une théorie générale de la vulgarisation, la nécessité d'une stratification par niveaux se ferait sans doute sentir, sous peine d'osciller ver-tigineusement de considérations d'ordre pédagogique fort pointues à l'extrême généralité d'un schéma habermassien des relations et du dialogue entre l'opinion publique, les experts et l'Etat3. »

Il importe, en effet, de bien différencier ces types d'échanges duels, qui usent chacun de moyens ou techniques appropriés.

Mais il reste indiscutable que le lisible (le texte, le journal, la revue), le visible (la maison, le musée, le parc) et l'auditif ou l'audiovisuel (la communication radiophonique ou télévisuelle) forment les canaux principaux par où passe la vulgarisation, dont le couronnement reste malgré tout la rencontre entre les praticiens et le spécialiste qui leur livre les dernières innovations et continue ainsi leur formation techmco-scientifiqtte.

• J.-P. Thomas, Misère de la bio-éthique, Paris, Albin Michei, 1990, p. 61.

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Le nucléaire saisi par l`état.

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Mais si la vulgarisation technico-scientifique a pris aujourd'hui l'essor que nous avons men-tionné et salué (elle passe par le lire ou l'écrit, l'entendre ou le colloque, à la fois le voir et même le toucher au musée opérationnel, parce que le visiteur est parfois invité au maniement d'un appareil ou d'un dispositif), si donc elle transite par les organes sensoriels et peut atteindre celui qu'elle veut éveiller et informer, il ne s'ensuit pas que tous les problèmes la concernant soient résolus. L'opération ne cesse de buter sur un même obstacle:a) L'image de la science ressemble-t-elle vraiment à la science ? Ne la défigure-t-elle pas.? Si cette science vit de relations et dans le système, elle échappe, en partie et par définition, à la « représentation ». Comment tourner la difficulté?b) Souvent la revue, de son côté, chargée de transcrire la nouveauté, ou bien recourt à un exposé ésotérique (peu intelligible pour le non-connaisseur) ou bien abaisse trop la théorie, sous prétexte de la diffuser, et elle en révèle mal l'architecture.

Deux des meilleurs spécialistes de ce problème l'abordent d'ailleurs : en fait, il s'agit du pro-blème de l'intermédiaire entre l'opinion vague et l'armature rationnelle.c) Quant au musée, il s'oriente parfois vers la mise « sous vitrine » ; il doit attirer les visiteurs et amplifie le « sensationnisme ». Une analyse lui est évidemment consacrée.

Nous suivons et accompagnons jusqu'au bout les auteurs de cet ensemble : la vulgarisation doit éviter de tomber dans le « vulgaire », au sens habituel du terme ; or, elle risque cette chute dans la mesure où elle substitue aux « effets » des « faits », néglige la « problématisation », cache les limites des solutions, privilégie l'application aux dépens de la méthode.

Plus nettement, il nous semble que la vulgarisation ne trouvera sa voie et ne remplira sa mission communicationnelle que si elle suit trois recommandations :a) Moins travailler à énoncer le récent, le complexe (le triomphalisme) sinon l'insolite, pour déterrer le basai, le fondamental, l'élémentaire, probablement l'ancien.

Est-ce que par là elle manque à ce qu'on nomme la «modernité»? Mais l'actuel n'accomplit-il pas le « passé » ?b) Effectivement, elle doit ou devait donner le plus d'importance à l'histoire de la science ou de la découverte: on ne saisit que ce qui se met en place et avance lentement, sans qu'on cher-che par là à abolir ou à réduire les « ruptures » à l'intérieur d'un développement.c) Il importe de donner ses titres de gloire à la « figurabilité » ou à une visibilité qui ressem-ble le moins possible à l'analogique et se tourne vers le « relationnel » (qui est aussi le ration-nel) — les schémas, les diagrammes, les tracés, les graphes.

Une carte n'est pas une photographie, elle est à la fois plus et mieux : un ensemble de signi-fications, qui donne non seulement un pays, une contrée entière, mais aussi tout ce qu'elle implique. On n'en finit pas de la lire et d'en tirer nombre d'indications : sans exclure, comme on le verra, les « poétiques ».

Mais, au lieu d'insister sur les difficultés et les risques de la vulgarisation (son dérapage possible), nous tenons à conclure sur son actuelle « indispensabilité » : le savant parfois y répu-gne et maintient ainsi une sorte de « cléricalisme » (le non-partage). Il se désintéresse de la diffusion et s'en dispense au nom d'une impossibilité-prétexte.

• L. BOLTANSKI et P. MALDIDIER, La vulgarisation scientifique et son public, une enquête sur Science et Vie. Z tomes. Pans, CSE-EHESS, 1977. — G. CA.NGUILHEM, « Nécessité de la diffusion scientifique •>, in L'enseignement supérieur, S, 1961. — R. ETIEMBLE, Le jargon des sciences, Paris, Hermann, 1967. — P. FEYERABEND, Contre la méthode. Essai d'une théorie anarchiste de la connaissance, trad. Jurdant, Paris, Le Seuil, 1979. — D. JACOBI, Recherches sociolinguistiques et interdiscursives sur la diffusion et la vulgarisation des connaissances scientifiques, thèse, Besançon, 1984. — D. JACOBI et B. SCHIELE, Vulgariser la science, Bruxelles, Champ Vallon, 1988. — B. JURDANT, Les problèmes théoriques de ia vulgarisation, thèse, Strasbourg, 1973 ; « La vulgarisation scientifique », in La recherche, 53, 1975. — T. KUHN, Struc-ture des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1962. — P. MALDIDIER et L. BOLTANSKI, La vulgarisation scien-tifique et ses agents, Paris, CSE, 1969. — G. MOUNIN, Une sémiologie du système des signes de la chimie, Diogène, 1981. — P. ROQUEPLO, Le partage du savoir, Paris, Le Seuil, 1974.

-- -* Communication dogmatique [2], Audiovisuel' [165], Discours de vulgarisation [168], Vérité et vulga-risation [Ï8T]/Hermès diffuseur [1821 Descartes [204].

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Le nucléaire saisi par i'Eiat.

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1445 L'ÉCOLE DE FRANCFORT [164]

L'idée même d'une nécessaire « vulgarisation », distincte de — et en bien des points incom-mensurable à — tout effort de pédagogie ou simplement de l'enseignement scientifique, repose sur une certitude à approfondir : la « science », bien précieux entre tous, demeure en soi inac -cessible au « vulgaire » posé comme destinataire de l'entreprise. C'est ce présupposé qu'Haber-mas s'emploie à relativiser.

Poser le « vulgaire » comme objet et même sujet d'un plan éducatif limité dans ses aspi rations nécessite qu'on définisse par excès et par défaut ce qui le sépare du sujet détenteur de la science, partenaire qui garde l'initiative de cette entreprise unilatérale. Déserté par l'esprit scientifique, incapable de mener une pratique de recherche ou même de reproduire à titre d'exercice celle qui a abouti aux résultats susceptibles de reconnaissance dans la cité savante, le vulgaire semble défini par privation. D'un autre côté, il dispose, en tant que sujet susceptible de vivre ou de mener des « expériences » d'homme, d'une conception du monde et d'une relation éducative à d'autres hommes, avec lesquels il entre en rivalité comme en relation sentimentale ou passionnelle. Entre la «science» comme telle et la « vie » comme telle, l'incompréhension et l'opacité prennent la forme d'une rupture de communication qui fait de la « vulgarisation » une impossible gageure. L'une et l'autre ne parlent pas le même langage, et l'existence d'un tiers langage apte à assurer la traduction et la communication unilatérale fait problème. C'est à ce problème de langage qu'Habermas consacre des réflexions historiques et critiques intéressantes.

B. Critique de !a littérature de vulgarisation

Une première conséquence de cette situation clivée est qu'un des biais les plus fréquemment utilisés pour faire « passer »!a connaissance scientifique dans le sens commun, la transformation en littérature, se trouve dénoncé radicalement.

Tout tient donc à la différence qu'entretiennent littérature et science dans la relation des hommes au monde, c'est sur ce point qu'Habermas occupe une position radicale.

Que la science ait été l'objet d'un traitement « littéraire » au sens large, cela va de soi : Lucrèce, après Démocrite et Epicure, écrit le poème de la nature.et la genèse des choses. Avant la « philosophie » au sens classique, les présocratiques poétisent toute chose et ne distinguent pas le cosmologique et l'humain. L'idée qu'il y a une écriture des choses dont tout procède, et que la nature, en se métamorphosant, « parle une langue » que les hommes doivent apprendre a déchiffrer constitue la plus classique des épistémoiogies. Aussi n'est-ce pas en ce sens qu'il faut entendre l'opposition du littéraire et du scientifique. L'idée d'un tiers langage, apte à rendre commensurables les résultats scientifiques et la conscience commune, est explicitement formulée par Aldous Huxley dans Literature and science, et c'est à lui qu'Habermas répond. Huxley établit une symétrie entre deux formes d'expression: les « mots troubles de la tradition » et les « mots trop précis des traités scientifiques ». Il propose de les « purifier poétiquement... Pour les rendre aptes à mettre en harmonie les expériences que nous vivons à titre privé, et qui sont incommunicables, avec les hypothèses scientifiques dans le cadre desquelles elles trouvent une explication » (Huxley, 1963). Daté, le texte d'Huxley n'en montre pas moins une vertu programmatique, tant est grande la tentation de jeter un pont sur l'abîme qui sépare les deux cultures, ainsi que les nomme C.P. Snow (1959). Non seulement la vulgarisation, mais même la communication au sein du public cultivé et informé, sinon la réflexion épistémologique et philosophique, rencontrent le problème de la langue dans laquelle écrire sur ce qui ne peut se formuler rigoureusement qu'en langage formalisé. D'Hubert Reeves à Michel Serres, de Prigogine-Stengers et Edgar Morin à Bachelard et sa descendance philosophique, un effort varié dans ses formules, un dans son intention, pour écrire sur la science se relance sans cesse et repose le problème de la troisième culture, l'intermédiaire, apte à réunifier la cité. Mais la réflexion d'Habermas ne porte pas sur une littérature de deuxième degré, soutenant l'échange de vues entre esprits formés aux disciplines de recherche et constituants

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historiques, bilans ou même prospectives à leur sujet. Le problème est bien de conférer un statut à la communication unilatérale, proprement vulgarisante, en direction de la conscience commune.

Une information sur les sciences n 'a pas en elle-même d'intérêt, dès lors qu'elle s'adresse à une conscience pour laquelle les valeurs et les fins de la connaissance théorique, fût-elle appliquée aux phénomènes empiriques, sont lettre morte. A. de l'intérêt, en revanche, au sens kantien du mot, ce qui concerne et éclaire la pratique, la conduite de la vie (handeln), soit la réflexion du sujet sur lui-même et sa place dans le monde humain ou social. Dès lors, aucun maquillage captieux ne peut conférer à des éléments d'information sur le monde non humain une valeur ou un intérêt vital, et l'intervention de la « littérature » ne serait qu'un mensonge transparent vite éventé : la cosmologie ne tient pas lieu de conception du monde. Est-ce contre-exemple ou confirmation si bien des publications scientifiques pour le grand public en sont réduites à jouer sur l'espoir et la crainte pour se rendre intéressantes : où va le monde ? quels sont l'origine et le sort de la vie? faut il craindre l'avenir? etc., sans parler des « sciences » psychologiques qui parlent d'eux-mêmes aux lecteurs censés recevoir une information objective à teneur conceptuelle.

C. La connaissance scientifique n'engendre aucune «< conception du monde »

li faut tout d'abord considérer pourquoi la cosmologie diffère selon l'auteur de toute welt-anschauung, ou en d'autres termes pourquoi la connaissance scientifique ne « constitue pas un monde » : quelle différence de nature pose-t-il entre nature et monde en général, « monde vécu social », en particulier ? Il conviendra ensuite d'apprécier la solution paradoxale apportée au problème, à rencontre des littérateurs-vulgarisateurs.

Si l'esprit n'est pas une substance en soi, distincte de la substance étendue ou nature, il faut étudier sa formation à partir des relations intermédiaires qui conditionnent l'humanité sans esprit. Habermas retrouve ainsi chez le jeune Hegel d'Iéna l'ébauche de trois dialectiques distinctes, aboutissant sans se confondre à la formation de la culture et lui conférant des traits hétérogènes : ce sont celles du travail, du langage et de la domination.

Sous la tripartition, c'est plutôt une dualité qu'il faut voir à l'œuvre : celle de la techne et de la praxis.

La praxis n'est pas tournée vers le monde non humain, elle est réflexion : il faut donc que l'homme pratique rencontre l'homme comme vis-à-vis pour se saisir vraiment dans sa dimension spirituelle ou tout au moins culturelle. De ce fait, toute transformation de la nature, même si elle modifie l'homme qui la produit et même l'humanise en retour, manque ce vis-à-vis qu'est l'autre homme comme sujet. Le travail a beau discipliner et conférer à l'homme naturel une transcendance en lui faisant appliquer des règles universelles à son œuvre concrète, la domination obtenue sur l'étendue n'est pas réflexion : elle n'aboutit qu'à rendre le monde disponible, elle opère sans rendre l'humain reconnaissable comme tel.

Le langage qui permet les transactions et les contrats engage davantage les hommes dans la reconnaissance mutuelle des volontés : Vinteraction naît par et dans les mots et les écrits. Mais la reconnaissance de l'esprit y demeure abstraite et marquée de la particularité des actes.

Sans le conflit tragique et sa résolution, aucune œuvre de l'esprit n'est la réflexion en soi des sujets vis-à-vis. C'est la lutte qui met en face de l'homme pratique un authentique Gegens-pieler et non le simple Gegenstand (l'objet).

D'où cette conséquence : la science ne constitue pas un monde, puisqu'elle tourne l'homme pratique vers une nature objective dont la domination d'essence instrumentale n'est pas la solution d'une lutte intersubjective pour la reconnaissance. Le véritable « monde » où l'esprit peut se réfléchir — se produire — est ce « monde vécu social », espace de conflits et d'inte raction, où se joue l'humanité de l'homme.

En opposant ces figures de la formation de l'esprit. Habermas fait une démonstration a fortiori. Si le philosophe de l'esprit objectif doit admettre que l'objectivité de la connaissance

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ne mène pas d'elle-même à la reconnaissance de la subjectivité, si la pratique doit s'écarter à ce point du savoir pour se réfléchir, c'est que la dimension pratique de l'esprit doit être posée hors de la techne, cette mise à disposition du monde apparent qui ne répond pas à la vocation humaine véritable.

Toute théorie du monde, toute cosmologie, est marquée de ce fait d'un trait fatal : elle illu-sionne l'homme théorique sur son œuvre véritable, qui trouve son lieu dans le politique comme espace où se joue la tragédie de la domination.

Cela ne signifie pas que la sphère politique soit ipso fado la terre natale de la vérité, ni que le caractère conflictuel des relations « interactives » aboutisse à la « solution » comme le fleuve à son embouchure.

C'est en effet à ce point que la question de la « vulgarisation scientifique » trouve son enjeu et le lieu de son drame.

D. La connaissance scientifique entre au service de la domination

On l'a vu, la possibilité même de la vulgarisation réside dans une performance paradoxale du langage : constituer un troisième terme entre le flou du langage « traditionnel » et la précision sans résonance du langage formalisé.

Il s'ajoute à cette condition restrictive, cette quasi-gageure, un élément essentiel qui aboutirait presque à condamner tout effort de vulgarisation au nom de la démocratie : le langage est pris dans le filet de la domination, il en dissimule et en singe l'essence inhumaine.

Le langage est le terrain où se noue le drame de la domination, c'est lui qui souffre directement du désaccord entre la maîtrise scientifique de la nature et le pouvoir pratique sur les hommes. «Naturel » ou traditionnel, le langage ne suit pas l'évolution des domaines de rationalité qui conditionnent le « progrès », sans pouvoir pour autant permettre d'orienter faction autrement que dans le sens des anciens systèmes de valeurs devenus obsolètes. Cette crise des notions, qui affecte la « conception que les groupes sociaux se font d'eux-mêmes », laisse la place au phénomène le plus ambigu des temps modernes, la technicisation des systèmes de représentation et de valeurs.

On en arrive à ce paradoxe : l'idéologie scientifique est la chose la plus « vulgarisée » qui soit, elle est même diffusée industriellement dans le corps social dont elle anime les « conceptions du monde ». Habermas emploie plutôt le terme de « rationalité » que celui d'idéologie ; mais il est clair que l'authentique recherche, animée par l'esprit scientifique, appartient à des spécialistes de haut niveau qui sont à l'origine d'une telle diffusion, mais n'en sont nullement les destinataires : il est donc hors de question d'englober sous une seule catégorie, la « rationalité », des pratiques et des conceptions aussi hétérogènes.

Il se présente un autre paradoxe: si la « domination », qui concerne l'espace politique et donne à la démocratie le lieu à conquérir, passe par la « rationalité scientifique » pour se perpétuer, même sous la forme vulgarisée ou idéologisée qu'on vient de voir, l'opposition fondamentale du technique et du pratique, soit les deux formes de la raison, s'efface au profit d'une « technicisation de la politique » qui conditionne dès lors le combat et la solution démocratiques. Pour reprendre les termes du détour hégélien, la lutte pour la reconnaissance et sa solution passent bien par le pouvoir technoscientifique sur la nature, qui est la forme moderne de la domination.

Cette coïncidence de deux problématiques et de deux espaces clivés donne aux textes de l'Ecole de Francfort sur la collusion « science et technique » leur poids et leur enjeu. La vulgarisation n'est pas, il faut le préciser, la cause ou la source du « pouvoir de la technique », qui passe par les applications industrielles de la connaissance scientifique de la nature et la présence massive des artefacts technologiques dans l'environnement humain. D'autre part, te « pouvoir de la technique » n'est pas directement un pouvoir de certains hommes sur d'autres à travers l'alibi transparent d'une inégale maîtrise des processus technologiques. Mais la vulgarisation effective de la connaissance technoscientifique est décisive en ce qu'elle affecte

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en son cœur la raison pratique en envahissant ce langage « naturel » qui constituait le sup port de la référence aux traditions comme guides pour l'action.

Réflexion et connaissance, ces deux caractéristiques de l'esprit ou de la «maîtrise» qui supplante la domination, se nouent ensemble et donnent au dénouement sa forme nécessaire. Pour « se reconnaître ». l'homme et l'autre homme, séparés de mille manières, doivent « réfléchir » une relation qui se montre d'abord à eux sous une forme irréfléchie, spontanée et « naturelle » (naturwuchsig). C'est pour Habermas l'occasion de prendre une position divergente de celle de Marx, à qui il attribue une foi naïve dans le « contrôle des processus naturels ».

Cette relation qui se réfléchit implique nécessairement un clivage entre « groupes sociaux » inégalement impliqués dans le contrôle technique des processus naturels — ce que Marx appel-lerait des rapports de production. De ce fait, le « langage technique » ou techniciste, qui baigne l'ensemble des processus de communication médiatisée et encombre l'espace public, constitue bien un effort unilatéral pour diffuser ou « vulgariser » la rationalité dominante, mais l'essentiel est que cette domination médiatisée par un langage tiaduit un phénomène de pouvoir politique sans qu'il apparaisse comme tel.

Habermas admet donc bien que la « maîtrise » technoscientifique de la nature a un aspect politique et conditionne les relations de reconnaissance mutuelle — négativement, il est vrai — qui sont en jeu dans l'espace public. Mais il distingue les données du problème et les condi tions de la solution, en reportant sur les formes de conscience et les possibilités de réflexion le dénouement d'un rapport de force médiatisé par la puissance technique.

Si le « monde vécu social » est le lieu de destination des valeurs techniques mystifiées et incapables de servir de guides pour l'« action » mais seulement de règles pour disposer des objets, c'est qu'il est par vocation interactif: il concerne « la conception que les groupes sociaux ont d'eux-mêmes ». Mais quant à la relation que ces groupes sociaux entretiennent entre eux, relation de domination médiatisée par des objets et des processus rationnels, c'est bien elle qui est à « réfléchir », et la tradition ne le permet en rien : c'est ce dilemme qu' Habermas met en scène, en visant un dénouement qu'il appelle « politique » (la démocratie participative à base de délibération publique), en tout état de cause « interactif », où la relation unilatérale céderait le pas à un retour réflexif des rapports sociaux sur les groupes confrontés.

E. La crise du savoir: technique ou politique?

Pour faire le bilan des thèses, des solutions proposées et des difficultés subsistantes ou même introduites, il faut revenir sur la problématique de la vulgarisation scientifique.

La véritable opposition d'Habermas comme de toute l'Ecole de Francfort à la vulgarisation scientifique repose sur l'assimilation de la science à un savoir qui se donnerait trompeusement pour une orientation dans l'action. C'est un vieux contentieux entre l'hégélianisine comme doctrine du savoir et le kantisme comme philosophie de la raison pratique qui trouve ici une actualisation déplacée. C'est en ce sens qu'on peut lire la formule que le traducteur signale comme, intraduisible : «.. Wissenschafi' is±dabei im Sinne von Science eingeschrankt ».

A partir de là, tout positivisme philosophique ou scientiste, subit la critique, toujours la même, au nom de l'irréductibilité des idéaux de la raison à un « savoir » portant sur le cosmos ou le monde humain « réduit » à un domaine de connaissance quasi naturel.

De ce fait, l'effort même le mieux intentionné pour faire accéder le « vulgaire » à un savoir réservé, lié à un pouvoir, tout effort même simulé ou vain pour « partager le pouvoir » ou le diluer dans le corps social est assimilé à la négation de la « pratique », libre action guidée par des principes transcendant toute expérience et toute connaissance.

Mais il faut encore considérer l'extension que ce radicalisme permet d'effectuer quant à la définition et à l'enjeu du problème de la diffusion des résultats de la recherche. Si la vulgari sation, relation unilatérale de deux groupes divisés par l'exercice du pouvoir, est une « politique » qui ne s'avoue pas : une domination, il est permis d'étendre l'analyse des formes de domination au-delà de la simple communication en langue vulgaire d'une encyclopédie scien-

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tifique en fragments. Il est surtout permis de saisir non l'intention, mais la réalité effective de telles pratiques, à travers leurs effets ou résultats sur les formes de la conscience sociale et de l'exercice du contrôle sur la société globale. C'est alors toute la technocratie ou techni-cisation de la politique qui entre dans la « vulgarisation » de la connaissance et constitue la métamorphose moderne de la « théorie traditionnelle », soit le véritable objet d'une théorie critique.

Lorsqu' Habermas débat avec Freyer-Schelsky, tenant de l'hypothèse d'une « automaticité » du pouvoir social hérité de la maîtrise technique de la nature, il sauve sa propre hypothèse : la technoscience demeure une politique, non un exercice aveugle de la puissance. Il sauve de ce fait les chances de la démocratie dans le relais d'un tel pouvoir.

Ce faisant, il rencontre une difficulté interne : n'a-t-il pas lui-même posé que la « technici-sation » ou modernisation est un destin de la société non traditionnelle, irréversible comme l'est tout « progrès » au sens habituel du terme ? Quelle alternative poser au développement d'une puissance sur les choses qui tient notamment à une division du travail social effaçant tous les critères antérieurs de distinction, notamment les repères de la tradition ?

Si la « puissance » est une politique, elle peut se renverser en démocratie, annulation de la domination. Mais si elle est une politique, elle concerne une relation des hommes entre eux, non la seule puissance de la nature domestiquée dictant à ses domesticateurs les voies néces-saires du maintien de leur pouvoir. Il faut donc qu'Habermas reconnaisse à la technoscience la valeur d'une « action » impliquant même conflictuellement des hommes en lutte pour la reconnaissance de leur humanité. Hegel ne raisonnait pas autrement dans la célèbre « dia-lectique du maître et de l'esclave », supposant la nature travaillée comme médiation.

Une histoire de la politique technoscientifique unilatérale, complétant et donnant son enjeu philosophique à la phénoménologie de la cité savante où règne déjà la démocratie formelle (égalité en droit, réciprocité, reconnaissance mutuelle et étayage des efforts des uns sur les succès des autres), découlerait tout naturellement des orientations critiques d'Habermas ; en tout état de cause, il serait utile d'élargir la « critique de la politique » à une « critiq'ue de l'histoire », puisque c'est toute l'histoire des sociétés modernes comme telles qui inaugure l'espace ouvert à la critique de la technique.

3. Walter Benjamin : technique et allégorie de l'avenir

A. Art et technique

L'idée d'un « progrès » moral étant la bête noire d'une pensée qui sépare sans retour le devant être et l'étant, la négativité et la positivité, il faut aller jusqu'à une « critique de l'histoire » pour dégager le présent de ses déterminations les plus contraignantes. Ce que Walter Benja-min réalise dans son grand œuvre inachevé, c'est la critique du xixe siècle.

Benjamin n'est éloigné que par des choix méthodologiques de ses partenaires de Francfort, voire par sa personnalité même et par le fait que son œuvre ne procède pas d'une obédience doctrinale, mais du cours de ses pensées. II ne voit pas dans la « science », qu'il distingue du matérialisme historique et de la dialectique, autre chose qu'une puissance trompeuse : savoir est pouvoir. Sa position philosophique quant à l'histoire consiste à épouser le point de vue le plus muet et le plus impuissant : celui de ces « vaincus » du combat social à qui le privi-lège d'une « conception » de soi et du cours des choses n'est pas concédé : cette « conception que les groupes sociaux se font d'eux-mêmes », pour reprendre l'expression d'Habermas équivalente à celle de « monde vécu social », est si évanescente et quasi impalpable que tout son effort est d'y pallier en raffinant une lecture allégorique des formations les plus confu-^i-ses; celles de Vimagination ou du rêve, caractéristiques du XIXe,siècle. Au « drame » propre au xvii» succède cet âge du rêve et de la fantasmagorie qu'il faut faire accéder malgré lui, et à partir du présent, à l'expression. Le présent d'ailleurs le permet et même l'exige, selon une « philosophie dialectique » subtile : si le passé n'apparaissait pas comme tel, comment

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pourrait-on vivre vraiment au présent, et « reconnaître » qu'il est ce présent singulier ? D'autre part, chaque époque tend à se dépasser et « vibre » en appréhendant ce qui déjà en elle relève de la suivante : « La catastrophe, écrit-il, serait qu'une époque se perpétue simplement, et non qu'elle s'efface. » Benjamin cherche dans Y art ce moment pathétique et lumineux où l'avenir se présentifie en image dialectique, comme un cristal annonciateur.

Mais l'art n'est pas à prendre comme antithèse de la technique, science appliquée. En un sens, il est vrai, l'idéologie du « progrès » est ce qui bouche l'horizon du XIXe à ses propres yeux, et nécessite la « critique » révélatrice. En un autre, loin de faire corps avec une philosophie éternitaire qui range tout avenir dans le germe du présent, la technique donne à l'art son pouvoir dévoilant le plus précieux : plus généralement, c'est en dévastant la « tradition » que les techniques nouvelles confèrent à toute image sa puissance éclairante : citant C.G. Joch-mann, Über die Sprache (A propos de la langue), Benjamin fait état des vitesses incommensurables des modes de communication traditionnels et techniques, et remarque que « les univers familiers se désagrègent plus vite, l'élément mythique qu'ils contiennent se manifeste plus rapidement, plus brutalement... c'est ainsi que le rythme accéléré de la technique se présente du point de vue de la préhistoire actuelle-réveil » (Benjamin, 1989. p. 478).

B. L'économie comme puissance expressive

Considérée comme ce qui modifie la communication et la vie sociale en ce sens accélérateur et révélateur, la « technique » n'est pas directement l'effet ou l'émanation d'un « pouvoir » économique, et celui-ci n'est réciproquement pas l'origine des phénomènes vécus par le collectif. Benjamin distingue d'ailleurs la « cause » et l'« origine » en un sens neuf: si les « faits économiques » sont causes, ils ne sont pas originaires, mais le deviennent seulement lorsqu'ils ont « développé » ou déployé toute la série des formes techniques constatables dans l'époque.

Comme le fera Habermas, Benjamin assimile la théorie marxiste à une réduction économiste des formes historiques concrètes. Contre la théorie éculée du reflet de Y infrastructure matérielle dans les superstructures idéales (idéologiques), il opte pour une théorie de Y expression qui « sauve » l'imagination et conditionne le « réveil » historique, forme de messianisme sans transcendance. C'est d'ailleurs pour lui l'occasion d'une pique antiheideggérienne et anti-phénoménologique intéressante. En effet les « images » expressives sont de part en part historiques, non parce que leur « cause » apparaît et disparaît dans une « histoire » ou suite du temps, mais surtout parce que leur « lisibilité » est possible à une époque déterminée. C'est le principe du « maintenant de la connaissabilité » ou pour mieux traduire : reconnaissabilité (Erkennbarkeit). Il s'agit d'un phénomène de prise de conscience ou réveil, qui succède aux images du rêve prises fantasmagoriquement pour la réalité intemporelle, et permet de les « dater » en retrouvant du coup le présent. La « marque historique » est donc essentielle aux images, c'est ce qui les distingue des « essences de la phénoménologie » : et « Heidegger cherche en vain à sauver l'histoire pour la phénoménologie, abstraitement, avec la notion d'historialité » (ibid., p. 479).

La technique en acquiert une importance décisive. Elle échappe tout à fait au schéma d'Habermas, où son « progrès » cumulatif la met en contradiction avec une tradition langagière plus inerte. Les pages que Benjamin consacre à discuter la théorie du progrès propre au xix- siècle sont des plus éclairantes, et donnent leur importance aux images que fait naître dans le « collectif » l'innovation technologique de l'époque. Ce que Benjamin critique. c'est l'éternitarisme bourgeois, comme Marx s'en prenant aux robinsonades comme récit des origines de l'homme « naturel » économique. Paradoxalement, ce sont des « images » et non des concepts qui donnent son dynamisme à la réception sociale des techniques. Le clivage des élites formées à la pensée scientifique appliquée et des masses soumises à un mode de pensée verbal fini et impuissant cède la place à un corps homogène, le « collectif », divisé entre une conceptualisation qui rationalise faussement le « progrès » et une imagination « dialectique » chargée des potentialités de l'avenir. Benjamin s'intéresse non à la projection de la dialecti-

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que vers la négation et le dépassement, mais à son contraire, l'« arrêt » du mouvement, la cristallisation en une figure de l'incessante transformation du monde par les artifices industriels. Ce sont ces atomes, ces monades techniques, qui ouvrent le temps et préfigurent l'époque à venir en éciairs.

C. Avenir et architecture

Ainsi de l'architecture propre au xix= siècle dans ce qu'il a de révolutionnaire : élément par excellence de l'anachronisme et de la nostalgie, espace où les styles antique ou gothique sont l'objet d'incessantes reprises au gré des identifications rétrospectives des artistes, révélateurs de leur époque, elle subit un élan formidable au-dessus du temps en transférant à l'ingénieur une part capitale de son art. Les matériaux nouveaux, verre et fer, aciers spéciaux, fonte et bronze, affranchissent la construction des clivages antérieurs entre haut et bas, léger et pesant, intérieur ou même intime et extérieur naturel ou aménagé. Dans l'article fameux « L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique », Benjamin semblait mettre à part le cas de l'architecture et l'opposait aux techniques de reproduction (photo et cinéma) comme l'éternel s'oppose au fugace : le « livre des passages » jette une lumière nouvelle sur ce clivage apparent. Non seulement l'architecture « change », mais elle témoignerait presque à elle seule des capacités révolutionnaires de la technique industrielle appliquées à l'art et lui donnant sa puissance de rêve. Ainsi du « passage » même, qui donne plus que son titre à l'ouvrage, plutôt un chiffre, une condensation dialectique de l'océan des citations et des gloses. « Dans le rêve où chaque époque a sous les yeux en images l'époque suivante, celle-ci apparaît mêlée à des éléments de la préhistoire », écrit l'auteur au premier paragraphe de Paris, capitale du xix* siècle (1 : Fourier ou les passages, ibid., p. 36). C'est que les colonnades de fer qui soutiennent les coupoles de verre (rotonde de la Bibliothèque nationale, Palais de Cristal, halles de Baltard) ne peuvent s'empêcher d'emprunter aux architectures primitives des éléments "décoratifs végétaux, feuillages et tiges moulés en bas-reliefs sur le fût des colonnes, tout en annonçant aux yeux de l'époque un avenir où tout bâtiment d'usage intégrera les matériaux nouveaux dans ses paramètres : « Les conditions sociales requises pour qu'il soit employé à plus large échelle ne se réaliseront qu'un siècle plus tard » (ibid.).

D. Les médias

Vraie de l'architecture, symbole de pérennité, la thèse d'une expressivité des techniques indus-trielles l'est a fortiori lorsqu'elle concerne les innovations majeures du siècle passé. Plusieurs sciences sont nécessaires pour que photographie, chronophotographie et cinématographie puissent devenir « média », divertissements industriels de masse. Mais nulle trace des codes en vigueur dans la cité savante, nulle « rationalité », nulle religion de l'utile dans la puissance expressive que les images reproductibles déploient dans le rêve collectif de l'époque. Et de même que dans les arts de la construction, une même ambiguïté se manifeste dans la relation du temps présent au passé et à l'avenir : ce n'est pas sans le déguisement de la nostalgie que la modernité ouvre le ciel de l'avenir en éclats aveuglants. Meurtrière de l'art du portrait, la photographie de Nadar est l'hommage le plus insistant aux prestiges du visage singulier que la peinture s'efforçait de rendre unique. C'est la fameuse thèse de l'aura: la fin de l'unicité s'accompagne du flamboiement ultime de sa valeur irremplaçable, grâce aux moyens mêmes qui la mettent à mal. L'art en est affecté dans son concept: sa « valeur d'exposition » est démesurément augmentée par la reproduction mécanisée, et c'est à ce moment historique qu'il adopte en apparence le statut complémentaire et met en avant la « valeur culturelle » qui n'était la sienne qu'aux périodes ou il se confondait syncrétiquement avec le rite religieux (statues de saints, icônes protégées, lieux réservés au prêtre). S'il fallait mettre l'accent sur les différences d'approche du phénomène technoscientifique entre auteurs, il faudrait situer Benja-

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min à part de l'Ecole de Francfort en général, et même de la phénoménologie inspirée de Hei-degger, encore sans doute du « wébérisme » scolastique, sur ce point : ni la science, ni la technique industrielle ne sort prises dans le sens d'une « rationalité » dominatrice ou utilitariste. Comme chez les meilleurs auteurs, elles sont expression, force de l'imagination. On peut admettre que Benjamin pose comme terme du « XIXe siècle » le retour à une raison débarrassée de la fantasmagorie des images, selon un spinozisme dualiste qui n'est d'ailleurs pas la référence d'Habermas. Mais la dualité est déjà, on l 'a vu, dans cette fantasmagorie, animée d'un double mouvement passéiste et anticipateur. L'esprit critique même, le détachement lucide envers sa propre situation (monde vécu social) vont de pair avec la plus illusionniste des techniques reproductibles, celle des images mouvantes, comme déjà dans l'image photographique immobile, mais secrètement animée du pressentiment de la narration que le film accomplit (cf. op. cit. : « L'œuvre d'art... »). Les deux ont un ancêtre commun dans un divertissement de foire célèbre sous la Première Restauration : le diorama, que Louis Daguere met au point après une carrière de peintre de décors d'opéra hélas trop mal connue. Benjamin présente cette invention comme un modèle de passéisme et de naturalisme faux : le citadin y voit couler les cascades, frémir les feuillages et tomber la nuit par des artifices optiques (double éclairage, peinture à double face) dignes d'un cabinet de prestidigitation.

E. Le collectif et la vision de son unité dispersée

Plus encore, le « collectif » a des « raisons » de ne pouvoir saisir fidèlement sa propre place dans le monde, et, sans la fantasmagorie, elles demeureraient incontournables: l'appel à la « réflexion » d'un Habermas demanderait des artifices réfléchissants que la « technique » devrait bien fournir, malgré toute la bonne volonté de la démocratie pour opérer sans elle.

Benjamin se fait du « collectif » une idée qui requiert nécessairement les techniques de repro-duction pour aboutir à sa propre saisie.

C'est une théorie généralisée de la division du travail qui l'amène à cette conception. Quelle vision globale est permise à celui qui occupe dans cet ensemble une place définie comme exclusive de toute autre ? Le concept même d'une compétence technique comporte cette contradiction : commensurable à l'ensemble qui la requiert, elle ne l'est pas à celles dont elle est le complément. Toute tâche spécialisée vit cette tension qui la prive de perspective sur elle-même.

Convaincu que la théologie est la véritable clé de l'histoire profane, il trouve dans la tradition juive le mythe qui rend compte du statut de la créature. Bornée, figée en un geste répé titif qui la constitue dans son unicité, chacune témoigne par sa finitude, sa parcellarité, de la distance qui la sépare pour toujours du divin, et cette nostalgie devenue consciente alimente un messianisme : pouvoir un jour comparaître devant celui qui donne sens à l'insensé de la création, dont le chiffre secret sera alors dévoilé.

L'aspiration individuelle à sortir des bornes d'une telie spécialisation — l'analyse marxienne de la division manufacturière du travail connaît cette dialectique — prend la forme d'une recherche passionnée des « reflets » ou reproductions susceptibles de renvoyer au moins à chacun l'image de sa situation captive au sein de l'ensemble : l'intelligence même en chacun, distincte des habiletés du corps qui le bornent autant qu'elles le consacrent, aspire à une telle vision conforme aux exigences du sens critique. Si Benjamin, dans son messianisme évadé du divin, cherche dans la « technique » essentiellement ce qui reproduit, c'est que l'image ainsi révélée ne manifeste aucune perte ontologique, bien au contraire : elle donne à voir l'aveugle et l'insensé des conditions individuelles avant le salut et presque à sa place.

La vertu illuminante de l'image technique, de la reproduction de masse, est alors de faire le lien entre deux instances hétérogènes, l'imagination mystifiante et l'intelligence réalisante. unies pour bondir hors du temps et fondre vraiment le « collectif » en un tout conscient de ce qui l'unit. Benjamin a cru que le cinéma, notamment documentaire, allait dans cette direction. Comme Elie Faure, comme Malraux, il a eu la vision d'une masse devenue critique et heureuse dans la caméra obscure, au spectacle de son propre mouvement symphonique.

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La notion même de médium, vrai milieu qui baigne les individualités séparées par leur propre puissance productive spécialisée, modifie la perspective sur la question initiale : l'appréciation des moyens et des fins de la « vulgarisation » technoscientifique, considérée soit comme problématique, soit comme accomplie ou même dominante. Habermas ne voit dans l'univers du travail moderne que l'œuvre d'une « rationalité » non pratique, d'essence utilitaire, compromettant le triomphe attendu de l'éthique sur le politique. Benjamin ignore en apparence ces distinctions et porte son attention sur l'histoire. Mais ce faisant, il vise bien, comme Habermas, à saisir l'insistance du devoir être dans le temps présent et sans le confondre avec une positivité quelconque (tout son effort consiste à lutter contre l'idée que la « technique » constituerait une réalité positive et douée de progrès, conformément à l'éternitarisme bourgeois). Mais il évite une contradiction usuelle aux phénoménologues, fussent-ils « critiques » : prétendre juger les temps à partir d'une exigence supraempirique, mais appliquer des critères ultraempiriques empruntés à l'idéologie descriptive la plus vulgaire pour caractériser cette époque dont on se prétend détaché : ainsi, estimer que le temps est à la « technocratie » ou à la « technique », y voir un « destin » moderne ou l'aboutissement d'une métamorphose du sacré entamée à la Renaissance, est non seulement « faire de l'histoire » quand on se veut antihistoriciste, mais c'est surtout faire la pire qui soit. Benjamin s'en abstient et ouvre la deuxième possibilité de la dialectique, non la « positive », comme Adorno le lui reprochait, mais la non-historique, celle qui sent et voit dans ce qui est, les prodromes d'un devoir être défini qui entre déjà en contradiction avec les visions bornées de l'époque. C'était le choix de Marx, étranger en cela à l'orientation « critique » des tenants de la dialectique négative.

Dans l'omniprésence (la « vulgarisation ») des médiations techniques entre le monde individuel et la totalité historique, il n 'y a pas la réalisation d'un projet non pratique de domination sur les choses ou la nature. Benjamin y voit plutôt la révélation de la véritable essence de la nature que la technique arrache à ses formes mystifiantes, ainsi que l'acheminement de la communauté vers la vision de son sort et de son destin. Est-ce un hasard si la progression géographique de la civilisation médiatique relance partout la question souvent enterrée de la vraie communauté, de la langue et de la religion, de la souveraineté et de la nature ? Ni information sur le monde chosal, ni directive pragmatique ou autoritaire sur la conduite, l'universelle présence des reproductions du monde dévoile aux hommes ce que traditions et immobilismes étaient parvenus à leur faire oublier en un sommeil peuplé seulement de mauvais rêves, la dimension communautaire de l'individuation et l'unité du moi et du monde.

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F. Conclusion

Convergentes ou divergentes, les deux lectures étudiées ont en commun une problématique dont les points forts et les points aveugles sont identiques.

On notera d'abord que la « vulgarisation scientifique » n'est jamais envisagée comme une pure information sur un état de fait chosal, un ordre objectif du monde. Force ou faiblesse ? Au moins,

une telle position contourne le reproche majeur fait à la littérature vulgarisatrice : déformer, trahir, rendre simpliste la conceptualisation scientifique et technique, faute d'adopter ses méthodes et de s'inscrire dans son esprit.

Au lieu de considérer la pensée objectivante comme un défi lancé aux mentalités figées ou sclérosées, les sociologues francfortais cherchent davantage à établir les liens sociaux qui se nouent entre groupes opposés à l'occasion de la diffusion des connaissances technoscientifiques, que ce soit par le langage ou par les artefacts qui les concrétisent. En posant le problème du partage du pouvoir à la place de celui, jugé secondaire, d'une expansion du savoir, . la sociologie critique exclut de la problématique d'une réalisation de la communauté la seule institution qui témoigne vraiment de sa possibilité universelle, cette «cité savante » sans frontières où s'abolissent, non sans drames il est vrai, les narcissismes et les particularismes de toutes espèces.

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En faisant de l'économie, paradigme historique de l'intérêt non pratique, la force agissante dont science et surtout techniques sont le reflet trompeur ou l'expression imprévisible et inactuelle, la sociologie critique finit par ne plus distinguer la science comme telle et la « technostructure », fin et moyen de l'intérêt, comme si esprit scientifique et orientation « rationnelle » au sens gestionnaire du terme revenaient au même. De ce fait, aucun des caractères révolutionnaires du mode de pensée des sciences modernes, ni l'intersubjectivité particulière qui leur est propre, ni leur relation au cours du temps, ni leur présupposé philosophique incontournable, n'entre dans la perspective d'une sociologie de la connaissance qui ne veut connaître d'elle que ses déterminations « sociales ». Si d'autre part, Benjamin reconnaît la puissance des images allégoriques et leur disponibilité à un déchiffrage ultérieur, c'est sur le fond d'une obscurité de l'époque à elle-même, livrée à des déterminations que personne ne maîtrise. Sa théorie de l'ambivalence des images se situe dans une perspective herméneutique: l'avenir peut être pris pour le passé. Le prix d'une symbolique iconographique dans la diffusion et même dans l'élaboration de la pensée scientifique même reste en dehors de vues antipositivistes assimilant toute « croyance » au progrès à un éternitarisme négateur du cours du temps. L'idée qu'une iconographie puisse constituer ce moyen terme tant cherché entre sens commun et pensée formelle lui demeure étrangère.

Pensée comme état aussi bien que comme processus, la diffusion ou vulgarisation de la connaissance scientifique et technique n'est donc pas conçue par la sociologie critique comme authentique politique révolutionnaire, exerçant consciemment cette séduction que Husserl voyait émaner de la philosophie et des sciences qui la prolongent.

s G. BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934; coil. « Quadrige » nc 47, PUF, 199!. — W. BENJA

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B / THEMES

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AUDIOVISUEL(La vulgarisation scientifique

et technique dans V)

>~ Compétition - Complexité - Convaincre - Culture — Démontrer -Inégalité -

Médiation — Plaire - Pouvoir - Séduire — Simplification -Souveraineté —

Vulgarisation.

Vulgarisation? Pourquoi utiliser ce terme? L'accès au savoir scientifique donne lieu à bien des controverses. La science est-elle communicable? A qui?

Qui n'a pas entendu formuler le jugement suivant : « Nous ne manquons pas d'informations, nous en recevons trop... »? Voilà un jugement aujourd'hui bien familier à nos sociétés occidentales, bombardées d'informations en tous sens sous l'action conjuguée d'une multiplicité d'agents, canaux, sources émettrices... Voilà un procès souvent fait. Mais est-ce un bon procès ? Dans nos sociétés modernes, gorgées de sciences et de techniques, l'accès aux connaissances scientifiques n'est-il pas un impératif? N'est-ce pas le rôle des médias modernes, et en particulier de la télévision, que d'y concourir avec leurs puissants moyens? Et précisément, ne le font-ils pas, aujourd'hui, d'une manière tout à fait insuffisante ?

« Vulgariser », cela veut dire mettre à disposition et rendre accessible au plus grand nombre ce qui ne l'est pas naturellement. Sciences et techniques constituent une part importante et croissante de notre vie quotidienne, du monde dans lequel nous vivons, de ce monde qu'il nous faut savoir interroger et si possible comprendre. « Vul-gariser », c'est mettre à la portée de tout un chacun les éléments d'information constitutifs de cette culture scien-tifique et technique de base sans laquelle l'homme de notre époque se trouve menacé dans son exigence d'éga-lité par rapport aux autres.

A. Une exigence politique et culturelle

Que serait, en démocratie, un citoyen qui ne pourrait voter qu'aux élections locales et non aux autres ? Un demi-citoyen...Un raisonnement analogue peut être tenu dans la relation au monde des sciences et de la technique. Il s` agit d'une exigence politique et culturelle. Une part p us en plus importante et essentielle de notre environnement famillier, de ce qui s`y passe chaque jour, requiert une compréhension et une maîtrise qui deviennent difficiles pour ceux dont la culture scientifique et technique est insuffisante.

Problèmes et réalités qu'il nous faut pouvoir comprendre sont présents partout. Ressources et approvisionnements énergétiques, dont les avatars affectent directement et indirectement, parfois de façon dramatique, tant de populations. Hygiène et santé, constamment perturbées, à la fois pour le meilleur et pour le pire, par les progrès incessants de la science. Dégradations de notre environ-nement, engendrées et accentuées par des développements industriels et techniques mal maîtrisés. Invasion des outils et traitements informatiques dans notre vie quotidienne, professionnelle et privée. L'exigence d'éducation scien-tifique et technique est évidente. Mais cette exigence est loin — il s'en faut de beaucoup — d'entrer dans la réalité. C'est un fait que l'inégalité d'accès aux connaissances scientifiques, l'absence de transparence, une information trop lacunaire, et dont la recherche est difficile, sont la réalité la plus couramment observée. Cette réalité constitue à la fois une dysfonction grave et un constat paradoxal de nos sociétés modernes, si l'on veut bien considérer que celles-ci sont dans le même temps caractérisées par le poids croissant des activités de l'information et de la communication. Situation paradoxale qui peut même dériver jusqu'à l'absurde. Ainsi a-t-on pu observer en France, dans la décennie des années 80, un double mouvement contradictoire : d'une part l'invasion de la télévision notamment illustrée par la multiplication par dix du nombre d'heures d'antenne ; d'autre part ia disparition quasi complète des émissions éducatives et scientifiques.

Comment parier, dans ces conditions, d'un trop-plein d'informations ? Nous sommes cènes bombardés en per-manence de trop d'informations. Télévision et radio y concourent abondamment. Mais notre éducation scien-tifique et technique n'y trouve pas son compte. Ainsi les moyens de l'information, du transfert des connaissances, qui prennent chaque jour plus d'importance dans notre vie — dans notre temps utilisé et pour notre liai-son/connaissance avec le monde extérieur — seraient-ils précisément ceux qui contribuent le moins à notre édu-cation scientifique et technique ?

En cette fin de XXe siècle, certes, les moyens de la transmission d'informations ont considérablement réduit l'espace isolé. Nous en arrivons au moment où il n'existera plus de lieu non atteint par les « émetteurs ». L'isolement ne pourra plus résulter que d'un acte volontaire.

B. Une source d'inégalités

Globalement, la question n'est donc pas celle du « trop ou pas assez », mais — lorsqu'elle existe — celle de la nature de l'information transmise et reçue, de sa pertinence et de son utilité par rapport aux problèmes de cha-

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L'incroyable relativité du média.

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1457 AUDIOVISUEL [165]

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cun, de son caractère assimilable (ce qui pose le problème du « récepteur », de sa capacité à comprendre et à maî-triser). Insuffisamment ou trop informés dans certains domaines, nous ne le sommes pas assez et souvent mal dans d'autres. Le traitement de tout ce qui contribue à la connaissance est trop inégal, particulièrement à la télé-vision.

Au surplus, l'inégalité dans la connaissance et l'accès au savoir est encore plus grande à l'échelle de la planète. Le degré de « culture » technique et scientifique d'une communauté et des membres qui la composent est un indicateur pertinent et sans concession de sa place dans le concert des peuples, voire de ses chances de survie. Dans bien des lieux déshérités de notre Terre, nos ratio-cinations sur « trop » ou « pas assez » peuvent apparaître bien dérisoires !

Mais voyons plus avant quelles causes sont susceptibles d'éclairer ces retards, dysfonctions, inégalités, déficits d'informations et de connaissances. D'abord une première explication : l'idée selon laquelle le regard permanent du public constituerait un obstacle au bon développement des activités scientifiques, et singulièrement de la recherche. Elle a beaucoup perdu de sa réalité aujourd'hui. L'époque semble révolue où l'isolement, voire la réclusion apparaissaient comme des conditions indispensables au bon déroulement des travaux du savant, où tel chercheur se voyait reprocher par ses collaborateurs d'avoir transformé son laboratoire en salon de coiffure parce qu'il en avait fait repeindre les murs ! Au contraire, l'échange entre chercheurs du monde entier, la publication des travaux et des recherches constituent des accompagnements indispensables.

Cette évolution vers plus de transparence ne s'arrête d'ailleurs pas là. Loin d'être considéré comme un intrus gênant, le regard public devient un témoin que l'on mobi-lise, un stimulant et une aide précieuse que l'on courtise pour un meilleur développement de l'effort de recherche. Dans certains domaines, très sensibles à chacun comme la santé, les équipes de recherche se livrent à une véritable compétition devant l'opinion publique et font appel a la générosité de cette dernière pour accroître leurs moyens d'action. Dans la communication ainsi établie, la télévision joue de pius en plus le rôle principal et déter-minant. Ses professionnels se mettent au service des uns comme des autres, les chercheurs et les publics.

Or, ces professionnels savent, par fonction, qu'on ne Peut longtemps plaire, mobiliser l'attention, stimuler la participation, sans expliquer le pourquoi de l'action enga-gée, éclairer les objectifs, informer sur les modalités. Ensemble, chercheurs, professionnels de la communica-tion et publics se rencontrent grâce à l'outil télévisuel pour être les agents d'une évolution vers plus de trans-parence, dans la recherche elle-même.

On admettra toutefois qu'il s'agit là d'un domaine spé-cifique e t privilégié, celui de la santé, où la curiosité et l`anxiété sont si fortes qu`elles permettent d`ouvrir les

portes des laboratoires. Et pourtant, même ici, l'évolution est bien récente et les résistances encore nombreuses.

Dans la pratique, qu'en est-il aujourd'hui des

comportements de rétention d'information, de l'autorité en « blouse blanche » qui se contente de juger et d'ordonner sans être tenue d'expliquer, et cela au nom de la complexité et de la fragilité de la compétence ?

Il faut reconnaître une évolution profonde et bénéfique des comportements, des rapports entre le médecin et son patient, tout au long de la deuxième moitié du XXe siècle.

C. Des enjeux de pouvoir

Mais bien des habitudes de non-communication demeu-rent encore. Elles sont souvent légitimées par l'inacces-sibilité d'un savoir trop complexe ; et nous savons aussi que ce maintien de la compétence dans le mystère cons-titue la source d'un pouvoir qui engendre la domination de l'un sur l'autre et, par conséquent, la dépendance du second à l'égard du premier.

Mystère du savoir, inaccessibilité de la connaissance scientifique préservent, voire renforcent la hiérarchie des pouvoirs en place, les relations de domination tradition-nelles. Jouant souvent de la crédulité populaire, du goût pour le magique qui étonne et simplifie, ils tendent à pro-téger les puissants du risque de la critique et de la cons-testation. Cela concerne tant les rapports entre individus que ceux qui interviennent entre gouvernants et gouvernés, patrons et employés, administrateurs et administrés... Mais reconnaissons ici — et nous identifions là une deuxième explication — que ces résistances se nourrissent souvent des risques de déformation encourus par la simplification nécessaire à la transmission au plus grand nombre. L'argument peut n'être qu'un prétexte, mais les risques sont réels. Ils sont augmentés par la complexité croissante des messages à transmettre, à proportion des avancées technologiques et scientifiques qui sont notre t destin moderne. Mais ils sont surtout aggravés par l'évolution même des systèmes de transmission et de communication, dont la télévision constitue le phénomène de loin le plus déterminant. Cette télévision, celle que nous connaissons aujourd'hui, est encore un moyen rare (le nombre des télévisions « nationales » est nécessairement restreint pour des raisons techniques et économiques). Sous l'effet de la concurrence, chaque chaîne doit s'adresser au public le plus large possible, plus ou moins indistinctement. Cela ne peut que conduire à la simplification maximale du message, à son appauvrissement.

Ingénieurs et chercheurs réagissent négativement à cette contrainte simplificative. Ce n'est pas leur langage. Ils ne s'y retrouvent pas. D'autant pius qu'une telle simplification peut être source d'erreurs, de contresens qui altèrent voire contredisent le sens réel de ce que l'on veut transmettre.

D. Deux logiques opposées

Dès lors survient bien souvent le divorce entre deux uni-vers professionnels, éléments déterminants de nos sociétés modernes : l'univers, aux racines très anciennes, de la recherche, de la consécration de la science, de la mani-

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pulation des techniques, de l'éducation d'une part ; l'uni-vers, caractéristique de la dernière révolution sociale intervenue, des systèmes de communication de masse d'autre part.

Entre ces deux univers, que de différences ! Que d'obs-tacles ! Que de raisons de séparation et d'opposition ! Pour communiquer avec le monde extérieur, chaque univers professionnel crée sa propre logique d'expression, qui est intimement déterminée dans ses fondements et modelée dans ses formes par les contraintes et les règles de sa fonction, de sa discipline et de la démarche intellectuelle qui y est liée. La fonction du scientifique est de chercher, éventuellement de trouver et de prouver l'intérêt de ce qu'il a trouvé. La démarche épouse dès lors nécessairement celle de la logique déductive qui permet d'assurer l'évidence par la démonstration.

En d'autres termes, chaque segment de la démonstration a sa place immuable dans le discours. Il est nécessairement annoncé par le segment précédent, et annonce ie segment suivant. Il ne surprend pas. Il ne peut pas surprendre. Il ne doit pas surprendre. Sinon, il y aurait doute, incertitude, flottement, conduisant à revenir au point de départ. Pour le scientifique, il s'agit de convaincre par l'infaillibilité du raisonnement. Tout subterfuge est interdit. L'imprévu est l'ennemi. L'attention de celui auquel est destiné le discours doit être maintenue sans défaillance, sans possibilité d'en reprendre le cours après une « absence » ou « distraction » momentanée. Seul le résultat compte qui ne peut être atteint qu'en franchissant chaque étape d'un parcours — «un chemin critique » — imposé.

Le discours scientifique (ou technique, ou éducatif) requiert l'attention soutenue, c'est-à-dire un effort qui ne peut être maintenu que par la volonté de parvenir à un résultat et non par le seul plaisir éprouvé dans l'instant de la participation. Cette description peut paraître un peu trop carrée, le trait un peu trop forcé. Pour autant, cela est vrai dans l'essentiel, et rien n'est plus éloigné de cette réalité-là que celle qui détermine le comportement et la décision de l'homme de télévision. Ce dernier doit inscrire sa démarche dans une double série de déterminants :a) ceux d'une activité de spectacle et de divertissement. Susciter le plaisir, mobiliser l'affectif, séduire, reposer de l'effort (obtenir l'intérêt et la concentration sans exiger l'effort), détendre...b) ceux qui sont le propre de la télévision qui est de s'adresser à chacun dans un lieu et un moment particu-lièrement « encombrés » par des sources distinctes, mul-tiples, perturbatrices de l'attention continue. Et cela exige de « rattraper » constamment, selon une fréquence très courte, l'attention du téléspectateur. C'est-à-dire le sur-prendre à intervalles réguliers, voire le convaincre qu'il va être surpris, c'est-à-dire le mettre en état d'attente à cet égard. Bref, des contraintes qui engendrent naturellement plutôt la discontinuité intellectuelle que l'inverse! Notons, à cet égard, que l'évolution récente des formes télévisuelles tend à élargir le fossé sous l'influence du modèle des « spots » publicitaires ou de ce qu'on appelle, un peu exagérément, la « culture clip ».

Certaines émissions de télévision, conçues selon ces cri-tères, réalisent ainsi ce prodige de maintenir l'audience à un niveau élevé (c'est le but) et parfois pendant un long moment, sans que personne puisse en identifier les élé-ments forts, la construction d'ensemble, ni a fortiori la portée, une fois l'émission terminée.

Nous sommes ici au bout de la logique décrite ci-dessus, celle du plaisir immédiat. Elle exclut tout apprentissage, toute acquisition de connaissance, toute mémorisation intellectuelle, laquelle présuppose en effet un minimum de construction.

E. Une rupture grave

Il n'en a pas toujours été ainsi. Mais telle est bien l'évo-lution des années 80 (et même un peu avant) à proportion même de l'emprise croissante de la télévision, de son considérable développement et de l'affirmation d'indé-pendance de ses professionnels. La rupture avec la com-munauté éducative et scientifique fut d'autant plus brutale et grave s'agissant de pays où, comme en France, la télévision fut longtemps considérée comme un phénomène « mineur », maintenue dans une dépendance étroite des institutions publiques. Arrivées à ce stade d'évolution, les difficultés de la vulgarisation scientifique ne tiennent plus seulement à la crainte des scientifiques quant au risque de déformation de leur culture et de leurs messages. Il s'agit maintenant de deux univers professionnels qui ne communiquent plus. Hier, les scientifiques "se méfiaient de la télévision et de ses gens et leur reprochaient de dénaturer le contenu et le sens de leurs messages. Plus près de nous, c'est le tour des gens de télévision de se méfier des scientifiques, voire de les fuir, mieux assurés de leur bon droit grâce à leur toute neuve légitimité populaire.

Observons tout d'abord que l'on pourrait parfaitement soutenir que les uns et les autres ont raison. Responsables de tous horizons et de toutes origines ne s'en privent d'ailleurs pas qui revendiquent, pour la télévision, tout à la fois et dans un même élan, l'exigence d'accroître le taux d'audience, la nécessité de laisser les professionnels travailler en paix, l'impératif d'une présence culturelle, éducative et scientifique plus dense dans les programmes... ! Observons ensuite que c'est au nom de critères extérieurs à la télévision proprement dite que l'on peut 1 décider d'orienter le contenu de ses programmes dans telle ou telle direction. Ces critères se rapportent à l'idée que l'on se fait du rôle de la télévision dans la société moderne en relation avec les grands problèmes de cette société. Difficile de nier l'importance considérable de ce rôle, mais on peut décider de ne le faire en rien interférer sur les grands problèmes de notre société et sur la j recherche de leurs solutions. D'aucuns le font.

Mais observons en conséquence que la vigilance d'une collectivité sur le contenu de sa télévision et son intervention volontaire éventuelle apparaissent parfaitement justifiées du point de vue des principes démocratiques. Il y a un paradoxe étrange à conserver rigoureusement sa sou- | veraineté sur la distribution du droit à diffuser (l'attri-

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bution des fréquences est révocable ad nutuiri) — point sur lequel il y a généralement consensus — et à s'interdire dans le même mouvement d'intervenir sur l'utilisation de ces fréquences. Les arguments qui établissent la légitimité du premier principe (la rareté de la ressource attribuée, son caractère national, la puissance et l'ubiquité de l'instrument...) suffisent tout autant à assurer le bon droit du second !

Observons enfin que l'importance de ce problème devrait rapidement diminuer. Il est en effet, nous l'avons dit, rendu très aigu par la rareté de la ressource (chaînes et programmes disponibles). Or nous n'en sommes, en cette fin de XXe siècle, qu'au tout début de l'ère audiovisuelle. Les développements s'accélèrent (multiplication et internationalisation des programmes, câble, satellite, télévisions locales...). Il faudra moins de vingt ans pour que le paysage soit bouleversé de ce point de vue.

Mais outre que de telles perspectives ne résolvent pas le problème central de l'accessibilité de la culture scien-tifique et technique, demeurera la nécessité absolue de rétablir la communication entre les deux mondes.

F. Le troisième homme

Il s'agit, on le sait, de deux univers professionnels, chacun ayant ses règles, sa déontologie, ses contraintes, ses exigences techniques et sociales, son savoir. Cela doit être reconnu réciproquement. La communication audiovi-suelle est une véritable discipline professionnelle. Pour « communiquer », il faut en observer les règles, qui ne sont pas que techniques. Il y a donc conflit. Or, les conflits, les problèmes à résoudre, les défis à relever tendent à générer naturellement des fonctions nouvelles dans nos sociétés, avec des hommes qui acquièrent la compétence nécessaire pour assumer ces fonctions. Ainsi, s'est révélée progressivement l'exigence d'une fonction de médiation entre l'univers scientifique et celui de la communication.

En France, c'est dès 1955 que naissent les premiers signes d'une organisation de la médiation, avec la créa-tion de l'Association des journalistes de la presse d'infor-mation par André Labarthe, puis celle de l'Association des écrivains scientifiques français présidée par François Le Lionnais.

Apparaissent ainsi des hommes et des femmes nou-veaux, soit de formation scientifique, soit de formation économique ou littéraire, en possession à la fois du savoir-faire journalistique et d'une certaine familiarité avec la démarche scientifique, sa logique et ses lois.

Ce « troisième homme » (selon la formule que nous empruntons à Nicolas Skrostzkv) doit naviguer entre de nombreux ecueils. II ne les évite pas toujours. Citons les principaux :a) la démission, c'est-à-dire la renonciation à traiter

certaints sujets pour des raisons le plus souvent liées à la difficulté- que l`on resent- de les aborder clairement,intelligiblement;

b) la spécialisation, qui conduit à perdre de vue la relation du problème ou de la discipline traité avec son envi-

ronnement, c'est-à-dire notre univers à nous, un univers naturellement plus large que celui du chercheur scien-tifique ;c) la soumission au téléspectateur ou, plus exactement, à ce qu'on croit être sa demande ou son attente. Evolution bien connue qui conduit insensiblement le médiateur à privilégier certains sujets et à en écarter d'autres, sans que cela puisse être justifié par l'importance relative de ces sujets, ni même parfois par leur actualité ; d) la soumission à l'« effet média ». Dans ce cas, le médiateur est, en quelque sorte, « agi » non plus par la demande des téléspectateurs en matière de sujets et de contenus, mais par l'image de lui-même telle qu'il la croit reçue par ces téléspectateurs, avec, comme corollaire, le souci, conscient ou inconscient, de la faire évoluer favo-rablement ;e) la déformation, qui accompagne souvent les deux déviations qu'on vient de citer, mais qui constitue surtout un risque permanent, du fait de la contrainte nécessaire de simplication des messages. L'usage de trop de superlatifs — pour stimuler l'attention — peut altérer un message jusqu'à provoquer une interprétation erronée chez le receveur.

Notons que ces divers écueils peuvent intervenir ensem-ble et cumuler leurs effets. C'est notamment le cas lorsqu'il y a dérive vers une trop grande soumission, au téléspectateur et/ou à l'« effet média ». Tant il est vrai que, bien souvent, le désir d'« être au courant » l'emporte sur l'exigence de « comprendre » ce qui se passe.

G. Un problème de civilisation

En résumé, la question de la « vulgarisation » technique et scientifique apparaît posée au cœur de la problématique des sociétés modernes :

a) la bonne diffusion de la culture scientifique et tech-nique est un impératif, pour des raisons non seulement de démocratie, mais aussi de compétition économique ;b) la télévision peut constituer un instrument remarquable au service de cette diffusion. Il semble inconcevable de ne pas le mobiliser à cet effet ;c) On observe une grande inégalité de situations de ce point de vue entre les différents pays. Au sein des sociétés les pius industrialisées, la France occupe un rang fort modeste en cette fin de xx= siècle.

Par-delà la domination mal maîtrisée d'un mercanti-lisme du court terme, il faut rechercher les raisons de ces déficiences dans l'absence de dialogue véritablement voulu, organisé et soutenu entre les deux communautés, de l'éducation, de la science et de la culture d'une pan. de la télévision d'autre part. Le constat de nos déficits en cette matière ne concerne pas un aspect mineur du fonctionnement de notre corps social. Pour y porter remède, il faut d'abord le vouloir, c'est-à-dire avoir reconnu la réalité et la portée du diagnostic. Il faut

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ensuite de la largeur de vue, c'est-à-dire fonder son action sur un projet d'ensemble. Il faut enfin une action longue pour prendre le temps des évolutions et des maturations nécessaires.

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j. POMONTI

—> Lire ei écrire aujourd'hui 125.3']. Les terme:- de la commu-nication par tes médias [102!. Médias et société ['13!. vente et vuiganation î'iS'!

[166]

BANQUES DE DONNÉES

►Base de données-Documentation-Donnée-Logiciels-Réseau-Système de gestion

Machine à traiter de l'information, l'ordinateur doit, par nécessité, être « alimenté » en informations. Pour être traitées convenablement dans les programmes (ou logi-ciels) par des algorithmes appropriés, ces informations se présentent sous la forme de « données » (en anglais data) a part des autres instructions. Selon la norme AFNOR, une donnée désigne un fait, une notion ou une instruction « représentée sous une forme conventionnelle convenant à une communication, une interprétation ou un traitement, soit par l'homme, soit par des moyens automatiques » (Chaumier, 1987). On doit donc distinguer la « donnée » de l'« information » proprement dite qui n'est, quant à elle, que la signification accordée par l'homme aux données, au moyen de certaines conventions connues, utilisées dans sa représentation. Pour des raisons heuristiques, il est rapidement apparu évident qu'il fallait non seulement séparer les données des algorithmes dans l'écriture des programmes informatiques (ce qui améliorait la clarté et la lisibilité de ceux-ci, et accélérait aussi le traitement), mais, au besoin, rendre les données complètement indépendantes des programmes (afin de pouvoir éventuellement appliquer le même algorithme au traitement de données de nature différente). En distin-

guant la base de connaissance (base de règles et base de faits) du moteur d'inference (ou algorithme proprement dit), les premiers « systèmes experts » mirent déjà en pra-tique cette exigence (Gondran, 1985). Mais la prolifération des connaissances pose déjà à elle seule, et avant tout traitement, des problèmes internes d'organisation. L'idée de concentrer les informations au même endroit s'est donc peu à peu imposée comme l'un des moyens les plus efficaces de résoudre ces problèmes. Le concept de « ban-que de données » en est issu. Selon une définition nor-malisée, une « banque de données est un système d'information constitué d'un ensemble de fichiers sur support informatique auxquels l'utilisateur a accès à dis-tance via un réseau télématique et qu'il interroge à l'aide d'un logiciel spécialisé » (Chaumier, 1987).

A. Terminologie et typologie

Pour bien comprendre les notions dont nous parions, commençons par préciser quelques éléments de terminologie. Nous distinguons, en effet, « base » et « banque » de données. Nous appelons « base de données » un ensemble de données structuré de telle manière qu'il puisse être exploité manuellement ou automatiquement. Une base de données exploitée par un logiciel de documentation automatique s'appelle un « système d'information documentaire ». Au contraire, et selon l'usage, nous réservons l'appellation de « banques de données » à l'ensemble composé d'une base de'données et d'un « système de gestion de bases de données » ou SGBD, avec ses langages de description et d'interrogation (Peeters, 1982), ou encore à l'ensemble composé d'une base de données et d'un « système de recherche d'information » (SRI) ou système de recherche documentaire, avec ses langages de commande et d'aide à la recherche.

La prolifération de l'information comme l'extension des capacités de mémoire et de traitement des ordinateurs sont à l'origine du développement important des bases de données, banques de données et serveurs d'information en général, dont le nombre a en moyenne, presque doublé tous les deux ans depuis 1980. Une brève typologie des banques de données fait apparaître une opposition entre les banques orientées vers la gestion et celles qui sont plutôt consacrées à la connaissance. Cette distinction recoupe d'ailleurs une séparation fondée sur l'origine des données — internes à l'organisation de traitement (ou à l'entreprise) ou au contraire externes —, laquelle suffit à opposer les deux catégories : ainsi la base de données d'une compagnie aérienne déterminée sera formée de toutes les données concernant ses vols, ses appareils ou son personnel. Mais une banque de données consacrée au transport aérien regroupera toutes les données concernant les vols et les horaires proposés par l'ensemble des compagnies aériennes. De même, une banque de données scientifiques (en médecine, chimie, physique, etc.) recensera toute la littérature publiée sur la science en question dans les revues internationales spé- cialisées.

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Les informations stockées dans les banques de données sont donc de nature très diverse. Elles peuvent concerner les personnes, les objets qui leur sont liés, les objets liés au sol, les données liées aux ressources ou encore les données scientifiques, autrement dit tous les principaux domaines de l'activité humaine (médical, scientifique, économique, financier, etc.). Le type d'information accessible est constitué soit de données purement biblio-graphiques (fichiers bibliothéconomiques), soit de don-nées factuelles ou textuelles (banques de données juridiques, banques de données de presse), soit de don-nées purement numériques (banques de données statis-tiques, démographiques, économiques), soit enfin d'images (banques d'images).

B. Structures et langages

Comment le monde réel peut-il être représenté dans une banque de données? Problème aujourd'hui primordial que celui de la « représentation » des connaissances (Laurière, 1988), mais qui ne fait que reprendre une vieille question déjà abordée par les grandes philosophies systématiques. Trois problèmes émergent : quels sont les objets à représenter ? Comment ces objets sont-ils liés les uns aux autres ? Quelles sont les propriétés de ces objets et des liens qu'ils entretiennent entre eux? Répondons briè-vement, mais de manière groupée, à ces questions qui sont liées.a) Les objets ou entités représentés peuvent être forméspar des « attributs ». Par exemple, pour le fichier du personne d'une usine, l'entité associée a une personne com-prendra comme attributs le nom, le prénom, le numérode sécurité sociale, la nationalité, le lieu de naissance, ladate de naissance, la fonction occupée. Un premier typed organisation dite « à fichier inversé » peut alors carac-tériser la base. Des fichiers dits « primaires » contiennentl'ensemble des occurrences d'une entité, tandis que desfichiers inversés contiennent les valeurs possibles des attributs, possibles des entités. Etant donné la valeur particu-lière d'un attribut, on peut alors sans problème accédera un ou des enregistrement(s) du fichier primaire ayantcette valeur particulière pour cet attribut déterminé.b) Un autre modèle est le hiérarchique. Les entitésindexées sont alors qualifiées par une expression du type :(nom de l'entité) (opérateur conditionnel) (valeur). Lesoperateurs conditionnels sont des prédicats à deux pla-ces (<, _<, >, >_ , =, #) qui précisent la situation de l̀ entitédans l'arbre. Ces expressions de qualification peuvent d` ailleurs être reliées par des opérateurs booléens (ET, OU, SAUF). Le résultat d`une sélection est alors constitué soit par les occurrences de plusieurs entités différentes de l`arbre hiérarchique (la plupart du temps reliées par un certain «chemin»).

c) Le réseau (qui permet les cycles) est parfois préférable au modèle de l`arbre hiérarchique (trop rigide, et parfois trop lent à parcourir). On a intérêt, parfois, à privilégier les liaisons directes entre entités, rangées indépendamment de 1`ordre hiérarchique. Pour accéder à la

structure du graphe, alors a priori quelconque, il faut des « langages hôtes » (COBOL, FORTRAN, ASSEMBLER) s'accompagnant d'instructions supplémentaires, adaptées au traitement des données (ou instructions DML — data manipulation language). Ce DML, indépendant du stockage physique des données, n'est en relation qu'avec leur structure logique. L'exécution de ces instructions crée une zone de travail, appelée User Work Area (UWA), qui contient la description des entités de la région (ou sous-schéma) extraite de la base de données — appelée System-Communication-Locations. Le programme interprétant et exécutant les instructions DML s'appelle le DBH (ou Data Base Handler). Grâce aux paramètres définis par l'utilisateur dans la zone de travail (UWA), il donne accès aux informations de la zone concernée de la banque de donnée et les transmet dans cette zone de travail. d) Evoquons pour finir les structures de données rela-tionnelles (introduites par E.F. Codd, en 1970). Les rela-tions entre les éléments d'un réseau sont fixées une bonne fois pour toutes. Mais on peut vouloir rechercher des relations différentes de celles qui sont dans la base. Le calcul relationnel permet ce prodige qui consiste à expri-mer de nouvelles relations à partir de relations existantes. Mieux même, une algèbre relationnelle, faisant intervenir des opérateurs logiques traditionnels (union, intersection, différence, produit cartésien) ainsi que des opérateurs relationnels spéciaux (restriction, projection, jointure, division), permettra d'exprimer une requête globale et de lui fournir des réponses rapides. Des langages particuliers d'interrogation (ensemblistes ou prédicatifs) peuvent être alors requis pour définir ces relations de manière à pouvoir les modifier ou les moduler de façon aisée avec de nouveaux opérateurs (Busta et Miranda, 1986).

Les SGBD et leurs langages associés sont évidemment avantageux pour la flexibilité des applications : qu'il s'agisse des problèmes de maintenance (modification corrective, adaptative ou perfective de la banque de données) ou de portabilité (changement de SGBD ou conversion de la banque de données).

C. Quelques applications

Donnons quelques exemples de banques de données célèbres.a) Parmi les banques de données scientifiques (40 % des banques existantes), celle réalisée par l'American Chemical Society, et mondialement connue sous le nom de Chemical Abstracts, est probablement la plus impressionnante (6,5 millions de documents avec un accroissement annuel de 500 000 notices). Un remarquable système de recherche (le système DARC, mis au point par J.-E. Dubois) donne accès aux structures des millions de composés chimiques répertoriés. En entrée graphique, la structure du corps apparaît — d'où la visualisation immédiate des sites d'intervention et la naissance d'une véritable chimie cathodique, qui précède l'étape du laboratoire.

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N'oublions pas, toutefois, les dizaines d'autres banques non moins célèbres et efficaces : en médecine et en bio-logie (CANCERLIT et BIOSIS, issue des Biological Abs-tracts) ; dans le domaine énergie-environnement, EDF-DOC, DAUGAZ en France, ENERGYNET aux Etats-Unis : dans le domaine de l'informatique et des télécom-munications TELEDOC, banque du Centre national des télécommunications (CNET), OU REDOSI, banque du Centre d'étude des systèmes d'information de l'administration (CESIA) ; dans le domaine des sciences e: des techniques TITUS, de l'Institut textile de France, META-DEX et ALUMINIUM ABSTRACTS), ainsi que GÉODE pour les sciences de la terre ; PASCAL, dans le domaine des sciences exactes, et FRANCIS, dans le domaine des sciences humaines, banques produites par les centres de documentation du CNRS, complètent cette liste non exhaustive.

b) Les banques de données juridiques, commercialisées par JURIDIAL, mettent à la disposition des utilisateurs le droit par sources (c'est le fond documentaire du CNIJ ou Centre national d'informatique juridique), par matières (banque SYDONI), ainsi que la jurisprudence (JURIS-DATA). Le journal officiel (en texte intégral) est accessible par LEX et le droit européen communautaire parCELEX.

c) Les banques de données économiques — banques de données de presse, banques de données statistiques (réper-toires de personnes ou d'entreprises placées sous la res-ponsabilité de L`INSEE, fichiers d'identificateurs géogra-phiques) ou banque d'économie générale ou spécialisée —, les banques commerciales ou de marketing, les ban-ques de données artistiques (CINESCOPE), télé- ou audio-visuelles (IMAGO OU LEDA), OU à caractère historique (fichiers de la direction des archives) contribuent à enser-rer l'ensemble du pays dans un tissu serré d'où peu d'informations échappent. Ces indicateurs, qui permettent à coup sûr une meilleure « représentation », devraient améliorer l'action des agents et responsables politiques et économiques en améliorant l'image du pays vivant.

D. L'avenir des banques de données

Sur le plan de la structure interne, les techniques de l'intelligence artificielle et des systèmes experts, ainsi que, plus récemment, l'approche connexionniste (Pérez, 1989) amélioreront-la consultation des banques de données et leur opérationalité.

L'avènement des banques de données et leur dévelop-pement sont évidemment liés à ceux de la télématique. A côté des serveurs d'information en ligne et du vidéotex (dont le parc de terminaux ou « Minitels » est parti-culièrement développé en France), les nouvelles technologies ont récemment produit le vidéodisque (très utile pour stocker les images — une vingtaine de banques existent en France) ainsi que les mémoires optiques et la carte à mémoire (ou carte à puce), qui, respectivement, miniaturisent la banque de données ou en transforment la notion. Où que nous soyons, ces « objets nomades »

nous permettront de nous informer à tout instant, soit que nous trouvions l'information sur place, soit que nous puissions l'obtenir en nous connectant à un grand réseau.

® J. CHAUMIER, Les banques de données, Paris, PUF « Que sais-je? » nc

1629. 3e éd. .'987. — A. DEWEZE, Informatique documentaire, Paris. Masson, 1985, 19S9. — M. GONDRAN, Introduction aux systèmes experts, Paris. Eyrolles, 1985. — J.-L. LAURIERE, Intelligence artificielle, t. Il, La représentation des connaissances. Paris. Eyrolles, 1988. — S. MIRANDA et J.-M. BUSTA, L'art des bases de données, 2 lomes, Pans, Eyrolles, 1986 — E. PEETERS, Conception et gestion des banques de données. Paris. Ed. d'Organisation, 1982.

M P. ALBERT, Les banques de données de presse en France. Paris, J.-C. Godefroy, 1984. — C. J.AULT, Les bases de données relationnelle; ou le libre accès aux informations. Paris, Ed. d'Organisation. 198t>. — A. MADEC. Les flux iransfrontières de données: vers une économie internationale de l'information, Paris, La Documentation française, 1982. — P. MATHELOÏ, La télématique, Paris, PUF. « Que sais-je? » rr" 1970, 3e éd. 1990. — C. ROCHET et al., Les banques de données pour la gestion, Paris, Ed. d'Organisation, 1982.

D. PARROCHIA

► Encyclopédie électronique 125.1 !, Réseaux et services de télécommunications [28. 1], Données IBsse et banque de! [54.4], Documentation intelligente 163), Fichiers [174], Logiciels 1179].

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COLLOQUES ET TABLES RONDES

►Acquisitions — Adaptation - Apprentissage — Autoformation — Corn,

niumcation — Consensus — Décloisonnement - Dissonance (réduction de ia

dissonance) - Etude de problèmes - Evaluation — Facilitation -Feedback —

Hétérogénéité (disciplines, publics, professions) — Information — Intégration

sociale — Interaction — Langage — Modèles — Motivations - Normes -

Opérationalisation (des informations) — Pédagogie (dispositifs, fonction) -

Régulation — Renforcement - Satisfaction -Saturation - Sensibilisation — Stress

- Synthèse - Traitement (des informations) — Transdisciplinarité — Transferts

(savoirs, modèles d'action, compétences, informations) — Vulgarisation

L'exposé qui suit emprunte assez largement à une vaste recherche entreprise dans la précédente décennie et dont le projet était de jeter quelque lumière sur un phénomène relativement mal connu dont pourtant les manifestations avaient pris, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, une ampleur remarquable. Tables rondes, congrès et col-loques internationaux se comptaient en effet, au moment de l'enquête, par centaines chaque année sur le territoire national, et par milliers dans le monde — excepté les réu-nions de dimension ou de portée nationale ou régionale (Tapia, 1980). Ce phénomène démographiquement massif, économiquement majeur (les sommes dépensées par les congressistes ou les villes d'accueil des rencontres sont évaluées à des centaines de millions de dollars à la fin des années 60), intellectuellement et culturellement significatif (périodiques, comptes rendus officiels, publications monographiques diffusés par les organisations interna-tionales représentaient des millions d'exemplaires), a été

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Quand la relation scientifique se personnalise.

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ignoré par les sociologues, attachés à l'étude des formes cristallisées et stables du social et des transformations qui les affectent, et par les psychologues et psychosociolo-gues rebutés par tout phénomène présentant un quelcon-que caractère massif, complexe, non maîtrisable dans un cadre conceptuel ou expérimental précis.

Ajoutons que cette prolifération s'accompagne d'une diversification très grande des formes de rencontres ou de réunions (diversification des objectifs, des types de déroulement, des contenus, des intitulés) et d'une démo-cratisation progressive et continue des structures et des relations internes qui s'y développent. On ne voit d'ail-leurs pas ce qui aurait pu freiner la progression du phé-nomène, sinon peut-être le ralentissement de la croissance économique et de la recherche scientifique ou technique,ou la désaffection soudaine pour les relations humaines ou les échanges intellectuels des millions de congressistes qui parcourent le monde chaque année.

A. Causes de l'expansion du phénomène

La première réside incontestablement dans un processusirréversible et irrépressible d'internationalisation, dans la

deuxième moitié du XIXe siécle, de la vie scientifique et de la diffusion des informations techniques dans le

monde (Tapia et Taieb, 1976). L'explosion des connais-

sances a sans doute conduit les élites intellectuelles des différents pays (de la zone développée de la planète) à, accélérer le rythme de la circulation des informations et à passer des échanges épistolaires et des visites réciproques entre savants et inventeurs (pratiques fréquentes aux XIIe et XVIIIe siècles) à des formes de coopération et de confrontation intellectuelles et idéologiques impliquant la communication de groupe et des modalités collectives de gestion du progrès technique et des innovations dans tous les domaines. De proche en proche, de décennie en décennie, des couches nouvelles de la société, des groupes ou catégories sociales ou socioprofessionnelles (il s'agit surtout des travailleurs sociaux, des cadres d'entreprises, des chercheurs en sciences humaines, des praticiens thérapeutes et assimilés, des experts en économie, des éducateurs et formateurs d'adultes) autrefois peu consommatrices, ont revendiqué le droit de participer à ces « structures de communication », lesquelles ont trouvé — et c'est là la seconde cause importante du développement du phénomène considéré — un support dynamique dans la naissance d'associations internationales à caractère technique ou scientifique, de plus en plus nombreuses et de plus en plus compétentes dans les tâches d'organisation, d'animation et de gestion de rencontres, elles-mêmes de plus en plus démocratiques (Uai, 1960 à 1967; et UNESCO, 1953).

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° COWM. - 47

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L'un des signes les plus patents de la démocratisation a consisté, en dehors de l'ouverture des réunions à des populations de plus en plus nombreuses et diversifiées, dans le choix des thèmes des réunions, dans le registre des discussions, enfin dans l'assouplissement des structures. Ainsi, notre étude a-t-elle mis en évidence l'élargissement de l'éventail des thèmes ou problèmes abordés pour répondre aux préoccupations et besoins des publics nouveaux (les thèmes sociaux et culturels — jeunesse, éducation, justice, économie, développement, etc. — pro-gressent et supplantent dès les années 60 les thèmes stric-tement scientifiques ou politiques), le caractère pluridisciplinaire et interprofessionnel des discussions, enfin le renforcement du caractère interactif et égalitaire des réunions par le fractionnement des assemblées en groupes de travail, animés selon le modèle « participatif ». et par l'utilisation de moyens pédagogiques favorisant les échanges d'informations et l'implication des participants (on a ainsi fait de plus en plus appel à des présidents-animateurs de séances plutôt qu'à des présidents potiches ou autoritaires, à des techniques de facilitation des discussions empruntées à la psychologie, à des enquêtes préparatoires aux débats, à du matériel audiovisuel — films, diapositives, panneaux explicatifs —, enfin à des formules de délassement et de divertissement régulatrices, etc.). Nous venons ainsi de définir la troisième raison de l'explosion << démographique » des congrès et colloques au cours du xx« siècle.

Pour résumer et compléter ce propos introductif, nous retiendrons comme faits essentiels à l'origine de la fan-tastique progression du phénomène ici considéré : ai des changements structurels, assez profonds dans notre société, qui rendent la croissance économique de plus en plus tributaire — au-delà de l'accumulation du capital — de la recherche scientifique et technique et de la circulation de l'information de toute nature (mais avant tout scientifique, économique et technique) érigées en force de production :b) le gonflement des classes moyennes, au sein desquelles émergent des professions nouvelles en quête de recon-naissance sociale, de statut et de légitimité (quête qui ne peut être satisfaite que par la proximité et la collaboration avec d'autres professions anciennes et socialement reconnues) ;c) le renforcement dans quelques zones du monde du libéralisme politique, de la démocratie et des valeurs ou principes qui leur sont consubstantiels, comme la tolérance dans la confrontation des idées, le respect pour les croyances ou opinions minoritaires, la libre expression des aspirations individuelles ou collectives, la coopération internationale pour le progrès technique et social — zones qui correspondent assez étroitement aux zones de plus grand développement économique (à l'échelle de la planète comme à l'échelle des nations) et, ce qui n'est pas un hasard, aux lieux géographiques de plus grande concentration des sièges d'associations internationales et des centres d'accueil des congrès et colloques ; c'est dire la dépendance du phénomène social étudié ici à l'égard de certaines conditions idéologiques (Tapia, 19S9) ;

d) enfin le développement, au cours du XX' siècle, des sciences humaines et sociales qui contribuèrent à gonfler d'une part, la « demande » ou la consommation de réunions nationales ou internationales, d'autre part l'offre de services et de compétences préposés à l'organisation et à l'animation de ces réunions... (Speeckaert, 1967. 1969). L'aspect le plus remarquable de cette offre consiste dans la constitution progressive d'une catégorie professionnelle aspirant à un statut, à une charte précisant les normes, la déontologie, les méthodes, le langage delà profession : celle d'organisateurs de congrès (qui recherche elle-même à travers les congrès sa propre cohésion). Ce qui incite à croire à l'existence, à partir d'un certain degré de consistance de cette catégorie, et à partir d'un minimum d'accumulation d'une offre et d'une demande du « produit colloque » et de concentration d'associations internationales ou nationales, d'un processus d'auto-génération et d'auto-développement du phénomène, créant une spirale jugée par certains « inflationniste ».

Ajoutons enfin que les sciences humaines ou psycho-sociologiques (ainsi que les progrès de l'interdisciplinarité) sont aussi, avec d'autres facteurs certes, à l'origine d'une transformation du modèle traditionnel de réunions — qui est celui du congrès ou de la conférence internationale scientifique, technique, professionnelle, confessionnelle ou idéologique... — qui atteignit au XIXe siècle sa pleine maturité et crédibilité, ou si l'on préfère de l'émergence d'un nouveau modèle celui de la « Small Conférence ou colloque » (Mead et Byers, 1968) dont s'inspirera à partir des années 50 la « nouvelle génération » de rencontres dont les intitulés ies plus fréquentsseront ceux de colloque, table ronde, séminaire, journée d'étude...

B. Caractéristiques du nouveau modèle

La modernité de ce modèle tient au fait qu'il intègre les principaux apports des recherches psychosociologiques sur les petits groupes (notamment sur la communication, la cohésion, la performance, le leardership, la décision collective, le changement des attitudes, les stéréotypes et les préjugés dans la perception d'autrui, etc.) et qu'il correspond assez bien aux besoins psychologiques et fonctionnels de la deuxième moitié du XIXe siècle : besoin de contacts, de relations, d'expression, de participation à ia vie sociale d'une part, nécessité de développer assez largement dans la société les capacités d'analyse des problèmes, d'examen de solutions alternatives, donc de collecte et de traitement des informations et connaissances et de prise en compte des variables les plus significatives, d'autre part. On peut aisément montrer que chacun des traits du nouveau modèle présente à quelque degré une certaine fonctionnalité par rapport à l'un ou à l'autre des aspects du processus de vulgarisation (des informations, idées de connaissances) et de traitement des problèmes, ou apporte une réponse aux attentes ou besoins individuels, sous-jacents aux activités inhérentes à ce procès-sus. Ainsi l'hétérogénéité des participants ou catégories

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de participants (du point de vue de la profession, du statut de la spécialité disciplinaire, etc.), outre qu'elle réduit le .niveau des tensions dans les discussions (Cohen, 1952), correspond à l'élargissement et à la diversification de la masse des informations échangées pour l'analyse de cer-taines situations ou problèmes ; la réduction de l'enver-gure des rencontres et la souplesse des structures (plages informelles et disponibilité temporelle) favorisent la prise de parole individuelle et les relations humaines, lesquelles en tant qu'input (entrée) jouent un rôle dans l'élaboration d'informations, d'idées ou de savoirs nouveaux (car elles constituent en quelque sorte l'infrastructure affective des échanges intellectuels) et en tant qu'output (sortie) conduisent à de nouveaux projets de rencontres ou de production intellectuelle ; la faible hiérarchisation des rapports internes (organisateurs-participants, confé-renciers-auditeurs, organisateurs-animateurs, etc.), ou si l'on préfère la démocratisation de l'organisation et de l'animation, permet l'accroissement du volume des com-munications et leur multidirectionnalité, et donc soutient les processus de brassage et de transfert des informations et savoirs. Enfin la mise en œuvre de procédures péda-gogiques plus sophistiquées favorise la saisie globale des informations, leur analyse, les synthèses partielles, la mémorisation des acquis intermédiaires, enfin l`opératio-nalisation des savoirs nouveaux (introduits ou élaborés en cours de réunion) dans le traitement des problèmes envisagés ou comme apprentissages individuels à effica-cité différée.L'une des différences les plus importantes entre les deux modèles ou entre les deux « générations » de rencontres tient au champ d'application des effets de ces rencontres, c'est-à-dire à leurs fonctions sociales. Si celles-ci sont à rapporter, s'agissant des réunions de la première génération (modèle traditionnel), essentiellement aux comportements et processus internes à des groupements, professions ou organisations — on pourrait parler alors d action adaptatrice intra-professionnelle (par renforcement des tendances au rééquilibrage des rapports de force, à la réduction des tensions, à l'assimilation des éléments de modernité surgis de l'environnement, au réajustement des objectifs...), elles sont, pour les réunions de la deuxième génération, à appréhender au niveau ensembles sociaux plus vastes, réseaux interinstitutionnels, constellations de groupements ou publics divers... et à interpréter en termes de décloisonnement, de désenclavement, de communications transversales entre milieux ou zones de savoirs, de transferts d'apprentissage ou de modèles d'action sociale, bref en termes de vulgarisation tous azimuts et d'intégration sociale. C`est donc à cette seconde famille ou génération des réunions (colloques, tables rondes...) qu'il faut nous intéresser pour rapprocher leurs effets de ceux des formes classiques de vulgarisation.

C. Colloques et vulgarisation

Le terme de vulgarisation peut avoir plusieurs significations ou definitions. Nous en donnerons trois, par rap-

port auxquelles nous situerons les effets du colloque. La première signification, la plus simple et la plus générale, est celle de la diffusion d'une masse d'informations de toute nature, assurée par les grands moyens de commu-nication que sont les mass média (radio, télévision, presse à grand tirage, affiches, etc.) qui atteignent des publics très diversifiés, hors des systèmes institués d'instructions, d'éducation ou de formation. La deuxième définition fait appel à la notion de transformation des connaissances ou informations théoriques ou « pointues » produites par des créateurs de savoirs, scientifiques ou techniques, en unités d'information ou de savoirs, utiles au traitement de certains problèmes et assimilables par des populations ou groupes sociaux pour enrichir ou pour améliorer leurs pratiques professionnelles ou sociales. Ces transformations supposent des activités, des démarches, des procédures organisées, systématisées. La troisième forme de vulgarisation correspond à la mise à la disposition d' indi-vidus, de publics ou de groupes spécialisés, d'informations, de documentation — relativement hétérogènes ou périphériques à leurs préoccupations immédiates ou de prédilection — mais à haute teneur scientifique et surtout synthétique pour les besoins de la recherche ou d'appli-cations nouvelles. Le résultat attendu est l'enrichissement de domaines de savoirs particuliers par leur contamination réciproque.

Il est clair que les effets du colloque (ou de certains types de colloques, comme nous le verrons un peu plus loin) peuvent être rapprochés des deux dernières formes de vulgarisation.

Si l'on décompose la fonction d'un service moderne de documentation, on s'aperçoit assez vite que les différentes opérations mises en œuvre et les capacités requises cor-respondent assez bien à ce qui se passe dans le colloque moderne ou « évolué », si l'on veut bien prendre e» compte les activités qui encadrent la réunion : repérage de l'information utile, rapprochement de séries ou systèmes d'informations voisines ou complémentaires, efforts de structuration des éléments de connaissance nouveaux, orientation de ces éléments vers des pistes nouvelles ou solutions inédites...

Nous insisterons cependant sur les avantages du col-loque par rapport aux autres formes ou dispositifs d'information, de documentation ou de vulgarisation.

Le premier réside dans le caractère vivant et interactif de la circulation des informations réunies dans un col-loque, à travers des « intervenants » ou conférenciers, des rapports diffusés avant ou pendant la réunion. Ce caractère est à l'origine, grâce aux feedback, restitutions, redondances et autres « effets de champ », d'une meilleure assimilation et mémorisation des informations pertinentes en vue de tel ou tel projet ou application. S'il est vrai, comme l'écrit McLuhan, que chaque canal engendre un type particulier de communication et un type particulier d'effet, il faut convenir que le substrat matériel dans le colloque entraîne des effets d'une qualité supérieure aux autres.

Le deuxième avantage tient, au-delà, du brassage d'ensembles hétérogènes d'informations ou de connais-

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sances, à la iransversahié des analyses et des perspectives d'approche des problèmes qui sont a l'origine de la formation de « cristaux de savoir » et cela avec le mini-mum de contraintes organisationnelles, ce qui a pou: conséquence d'abaisser le niveau de tension dans les rela-tions et les échanges. Le colloque occupe à cet égard une situation intermédiaire entre le comité d'experts aux acti-vités strictement organisées et programmées, et les réu-nions de travail totalement ou quasiment informelles.

Le troisième avantage consiste dans l'opérationaiisa-tion. au moins partielle des informations et oies connais-sances, selon des grilles construites pour la circonstance. Le recyclage sur place des informations permet leur inser-tion immédiate dans te circuit des pratiques profession-nelles ou sociales ou dans des projets de recherche ; ce qui raccourcit notablement les délais d'utilisation des informations ou savoirs.

Deux points sont à retenir : a) le fait que ces activités intellectuelles s'accompagnent

d'effets psychologiques, psychosociologiques ou fonctionnels ;b) le fait qu'elles sont pédagogiquement gérées, encadrées et régulées par un appareil d'organisation ou d'animation et soutenues par un « outillage » plus ou moins sophistiqué.

Rappelons, en effet, que tout colloque d'une certaine importance suppose la mise en œuvre d'un ensemble de matériels (documentation, posters, placards d' information, outils audiovisuels, expositions de « produits » etc.), l'appel à des détenteurs d'informations ou de savoirs, l'adoption d'un schéma structurel (alternance de séances en commissions et de séances plénières, d'exposés et de débats, de séances d'analyse es de séances de synthèse, de conférences, de travaux de groupes et de séquences d'évaluation, etc.) en rapport avec des résultats attendus (production collective réelle de rapports de synthèse com-portant des solutions à des problèmes ou production collective prétexte à la diffusion « intelligente>> d'infor-mations ou de connaissances, ou sensibilisation des par-ticipants à des normes ou savoir-faire particuliers), enfin la mise en place de dispositifs ou de procédures de régu-lation (synthèse réinjectée dans les groupes, feedback sur les activités des cellules dispersées de travail, rappel des objectifs, etc.) ou d'orientation dans le cadre de la finalité ou de la trajectoire fixée à la réunion (Tapia, 1987).

Mais ies colloques diffèrent les' uns des autres essen- tiellement par leur degré de structuration, par leur finalité, et par la nature ou l'orientation de la vulgarisation qu'ils opèrent.

D. Types de colloqueset nature de la vulgarisation

Dans la recherche évoquée au début de notre exposé, nous avions sur la base de différentes enquêtes documentaires et de terrain, et à partir d'une grille exhaustive de critères, procédé à une classification complexe des colloques, tables rondes, etc (Tapia, 1971, 1980). Nous

serons ici beaucoup plus synthétique, en ne retenant que les quatre grands types de colloques ou tables rondes s'inscrivant dans la « génération » moderne, caractérisée ci-dessus et correspondant aux quatre genres de vulgarisation qui peuvent être définis selon le sens ou l'orientation de la diffusion des informations ou connaissances (ce qui signifie que nous laisserons de côté les congres et les colloques strictement scientifiques).

La vulgarisation du premier genre verticale ou descen-dante s'effectue dans des colloques, tables rondes, journées d'études, du type information — sensibilisation — échanges d'expériences — relations humaines. Le dispo-sitif en œuvre dans ce type de réunion permet une diffusion très large d'informations techniques, culturelles semi-scientifiques, économiques, souvent appuyée par des démonstrations sur des matériels appropriés, des projec-tions de films et des débats en séances plénières ou en ate-liers. Les effets escomptés peuvent être évalués essentiellement au niveau individuel et mesurés en termes d'acquisitions informationnelles, de communications interindividuelles, de sensibilité à des innovations ou idées nouvelles. Dans ce cas, la vulgarisation est dite descen-dante, parce que des détenteurs d'informations, de connaissances, de savoir-faire sont invités par les orga-nisateurs à dispenser ces connaissances à de vastes publics assez hétérogènes, inégalement motivés et perméables.

La vulgarisation du deuxième genre s'effectue dans le sens horizontal ou latéral, et s'inscrit dans des rencontres (colloques, tables rondes, journées...) du type technico-professionnel ou du type étude pluridisciplinaire de problème. Elle concerne des groupes de participants spécialisés dans leurs domaines respectifs, désireux ou incités à aborder sous la houlette d'un organisme qualifié, sous des anales différents, avec des conséquences diverses, un problème économique, social, technique, psychologique, médical, etc., et ce faisant, d'une part acquérir les normes de la discussion efficace avec des partenaires « hétérogènes » et des connaissances connexes au champ professionnel ou disciplinaire d'appartenance, d'autre part produire avec les éléments de savoirs mis en commun des solutions ou des propositions inédites intéressant un univers social assez large. Dans ce cas, le groupe réuni, d'envergure moyenne ou modeste, n'exige pas de moyens matériels autres que les documents indispensables de réflexion et de travail, certains émanant du groupe lui-même. Mais — s'étalant parfois sur plusieurs jours — la progression des travaux, concourant à l'élaboration d'un rapport de synthèse, s'appuie nécessaire-ment sur un noyau d'animateurs-régulateurs assurant, les transferts d'éléments pertinents sélectionnes dans les dis-eussions, débats ou notes provisoires, et la diffusion de synthèses intermédiaires devant nourrir le résultat final des travaux.

Outre les acquisitions citées sur le plan individuel et la satisfaction accompagnant la réalisation d'une production collective répercutée par les médias, des liens s'établissent à travers des hommes qui ont trouvé un langage commun, entre des organismes, des entreprises, des administrations, qui aboutissent parfois à l'instauration de

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réseaux permanents de communications et de réalisations concrètes (Tapia, 1978).

■ La vulgarisation ascendante, association de termes apparemment incompatibles, correspond à notre avis à une méthode d'exploration et parfois de « gestion », par des organismes créés par l'Etat, par des administrations centrales ou par des grandes entreprises associées, de rela-tions sociales, de conflits sociaux significatifs, de problè-mes généraux posés par des évolutions économiques ou culturelles mal maîtrisées, pour lesquels des solutions exis-tent, mais sur lesquelles le consensus est difficile à obte-nir. Les sondages d'opinions, les enquêtes psychosociologiques, s'ils renseignent sur les sentiments ou aspirations collectifs, ne donnent pas une image sûre, fiable, des réactions structurées, rationalisées par des groupes militants et bien informés des besoins de la base. D'où le recours à des réunions (colloques, tables rondes...) du type sondage, consultation, préparation de décision, offrant à des représentants de groupes ou catégories sociales ou professionnelles la possibilité d'échanges ou de confrontations canalisés par des dispositifs opérationnels, et par des propositions déjà élaborées par des « spécialistes ». Cette vulgarisation est dite ascen-dante parce qu'elle irrigue le cercle des décideurs, dans divers secteurs de la vie sociale, d'informations élaborées, « socialement et idéologiquement construites », en vue d'applications spécifiques. Son efficacité peut s'évaluer en termes de réajustements cognitifs, de repérages stra-tégiques, d'affinements de schémas d'action ou d'inter-vention.La vulgarisation-formation désigne les opérations de formation au sens très large, de réflexion collective inter-professionnelle sur des pratiques sociales concrètes, qui s'effectuent dans le cadre de réunions (colloques, tables rondes) tenues à l'initiative d'organismes le plus souvent privés, et proposés comme « produits » à haute teneur psychologique et pédagogique, et au potentiel élevé de transformation (des attitudes et représentations) et d adaptation. L'efficacité de ces colloques du type for-mation, perfectionnement (à distinguer des séminaires de formation psychosociologique purs, sans prétexte d'étude un thème) tient à l'hétérogénéité et à la valeur intellec-tuelle des participants, à la diversité des expériences pro-fessionnelles ou sociales, surtout à la mise en place de procédures destinées, au-delà du simple échange d'expé-riences, à favoriser l'opérationalisation et l'assimilation des informations ou des connaissances par l'analyse en atelier de travail de cas, de témoignages, d'exposés tech-niques... Dans le cas le plus favorable, cette démarche alimente le développement de projets personnels ou pro-fessionnels, qui selon les perspectives développementalistes et cognitivistes en psychologie représente l'élément central du processus d`autoformation, au sens le plus large.

Le ressort principal réside dans le fait que les partici-rants aprrennent les uns des autres, dans un champ génèral de références psychosociologiques, à travers des activités qui s`organisent apparemment en systèmes de production intelectuelle collective, mais dont la finalité

est fondamentalement pédagogique. Les séquences ter-minales d'auto-évaluation — appelées indifféremment séance de synthèse, séance d'évaluation, séance de dis-cussion d'un rapport conclusif, séance de mise en forme des critiques ou propositions pour l'avenir, etc. — sont là pour témoigner de la vocation formatrice de ces réunions. Le ritualisme des conduites, l'utilisation d'un langage convenu, la mise en scène de la parole (Tapia, 1983) remplissent en outre une fonction psychologique, celle de sécurisation et de désinhibition des participants, dont la motivation à s'exprimer se trouve stimulée par le statut « officiel » de l'espace de discussion.

E. L'efficacité des colloques

Nous avons évoqué à propos de chaque type de colloques et de chaque genre de vulgarisations le problème du champ d'appréhension de ses effets et celui de son effi-cacité.

D'un point de vue plus général, il nous paraît utile de souligner les conditions de nature à assurer l'optimum de fonctionnement des réunions (Tapia, 1987).

La première tient au choix, par les organisateurs, d'un modèle de structure. La distinction faite couramment entre structure souple et structure rigide (référence au degré de programmation ou au degré d'improvisation des activités) n'est pas totalement satisfaisante. Sauf à inclure sous cette rubrique des préoccupations liées à l'intégration des activités, à l'intensité des interactions sociales ou intellectuelles, à la continuité de la trajectoire de progres-sion des travaux. Il nous a été souvent donné de constater une certaine inadéquation entre le schéma structurel adopté, l'objectif principal de la réunion, et les effets escomptés. Le problème du juste équilibre entre le désir légitime de sacrifier à la mode et même l'impératif de la créativité et de la spontanéité par absence de contraintes structurelles et la volonté d'assurer la production d'une « plus-value » aux apports intellectuels individuels est presque toujours posé.

La deuxième condition est liée aux critères de recru-tement, de composition du groupe colloque ou de la table ronde. L'oscillation des organisateurs entre les deux prin-cipes guidant des personnages clés de la réunion, celui de la représentativité et celui de l'inventivité ou de l'origi-nalité de la pensée, est souvent à l'origine de cuisants échecs, c'est-à-dire la montée d'une insatisfaction collec-tive qui annihile les effets positifs réels de la rencontre. Il est élémentaire de rappeler que la teneur des discussions et donc les acquisitions sont subordonnées à la qualité et à la diversité des informations ou connaissances introduites dans le colloque.

La dernière condition réside dans la cohérence de ce qu'on appelle le staff, équipe d'organisation et d'animation dont les tâches consistent à aider à la transformation des données brutes entrant dans le colloque en éléments assimilables et utilisables par les participants, à faciliter la progression des travaux par des synthèses ou le recours à du matériel pédagogique approprié, enfin à

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réguler le travail de la collectivité en s< traitant » les ten-sions nées de l'incompatibilité des attentes ou besoins des participants ou de l'hétérogénéité des représentations concernant l'objet, le déroulement ou les résultats de la réunion. Beaucoup d'organisateurs de colloques, congrès ou tables rondes, semblent ignorer que les réunions pré-sentent une caractéristique particulière, celle d'être en même temps une « entreprise » ou une organisation de production ou de vulgarisation intellectuelle et une société temporaire susceptible de connaître fût-ce sous une forme symptomatique ou métaphorique les phénomènes affectant toute collectivité humaine.

Concrètement, rien n'est plus controversé, parmi les congressistes ou colloqueurs, que la notion d'efficacité. Les résultats de plusieurs études (Tapia, 1980) montrent la diversité des cadres de référence des sujets et le lien existant entre leurs critères d'évaluation et le cadre de référence implicite : critères de scientificité pour les uns, d'opérationnalité pour les autres, d'implication affective pour d'autres encore, d'originalité enfin pour le plus arand nombre.

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C. TAPIA

Propos de travers ou : de ia transversaltté l'ir.ecies implicites

Conversation au quotidien [189],

[1681

DISCOURS DE VULGARISATION

►Analogie - Analyse de discours - Langue de spécialité - Lexique -Métaphore — Paraphrase — Récit — Reformulation — Science,

Le discours de vulgarisation appartient à un vaste ensem-ble: celui des discours scientifiques et techniques. Qu'est-ce qu'un discours scientifique et technique? On peut considérer que c'est une construction langagière visant à élaborer la connaissance, à l'exposer à d'autres, eu encore à la population. Comment distinguer dans cet ensemble multiforme les discours de vulgarisation ? Nous proposons de séparer arbitrairement trois pôles qui pourraient être désignés ainsi : discours scientifiques ésotériques. (ou primaires), discours scientifiques de type pédagogique, discours scientifiques de vulgarisation. Opérons un traçage provisoire de chacun d'eux en quelques lignes.

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Concernant les discours scientifiques produits par les chercheurs, ils contribuent au fonctionnement de ce que Bourdieu a proposé d'appeler le champ scientifique (Bourdieu, 1976). Il est devenu classique de distinguer dans le fonctionnement du champ scientifique une logique de l'investigation et une logique de l'exposition. L'une, l'investigation, serait première et initiatrice d'une phase ultérieure dans laquelle les objets de connaissance seraient façonnés à des fins de communication. Il est bien difficile de se prononcer sur la pertinence de cette dichotomie. Séparer dans le travail du savant ce qui relève de l'intuition, de l'observation ou de l'expérience d'un côté, et de l'autre d'une sorte de savoir-faire communicationnel, pose problème : le projet de communiquer la science est consubstantiel de celui de la construction de la science elle-même (Knorr, 1980). On sait en effet que la création savante n'est valorisée que lorsqu'elle est effectivement reconnue comme telle par des pairs. Ainsi plusieurs observateurs en sont-ils venus à considérer que la dimension communicationnelle pesait en permanence sur le travail scientifique : nommer des objets nouveaux, tout comme arranger et disposer des résultats scientifiques, se fait manifestement en vue de provoquer des effets auprès de la communauté des spécialistes (Latour et Woolgar, 1979 ; Shinn et Withley, 1985). Au-delà de ce débat, retenons ce fait essentiel : la connaissance scientifique se pré-

sente toujours sous une forme discursive. Le texte des papiers que publient des chercheurs dans les revues scien-tifiques primaires, ou les exposés qu'ils lisent dans les col-loques et congrès de spécialistes représentent la seule communication officielle reconnue. Enregistrée, impri-mée, publiée et diffusée, cette communication constitue par nature le savoir savant autorisé.

Si l'on quitte le plan du savoir savant pour en venir maintenant à celui des pratiques d'éducation scientifique (institutionnalisée), on y rencontrera d'autres types de dis-cours. Enseigner la science revient nécessairement à met-tre en œuvre un ensemble de pratiques langagières, qu'il s'agisse des discours échangés dans la classe ou du texte des manuels et d'autres documents d'enseignement. Ces discours contribuent, à assurer l'enseignement de la science selon des séquences formalisées dans les program-mes et objectifs des différents types de formation.

Enfin, le troisième pôle que l'on peut identifier est celui du discours de vulgarisation. Il ne peut être confondu ni avec le champ ésotérique des seuls spécialistes, ni avec celui du domaine scolaire ou universitaire. Nous consi-dérons qu'il appartient à l'univers de l'éducation non for-melle. Qu'il s'agisse des expositions et musées scientifiques, des rubriques scientifiques de la presse quo-tidienne ou hebdomadaire et surtout des revues de vul-garisation, une multitude de textes est produite dans le

Ou de l'endoctrinement légendaire.

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secteur de l'éducation scientifique non formelle. Le discours cours de vulgarisation se sépare sans ambiguïté du cours de vulgarisation se sépare sans ambiguïte du pôle didactique par des conditions de production très différentes de celles de l'école:a) L'éducation non formelle n 'obéit à aucune instruction ou programme officiels contrôlés par une hiérarchie. Elle aborde en principe les thèmes de son choix. De la sorte elle contribue à l'actualité de l'information.b) Elle s'efforce de conquérir un public (qui n'est pas captif). La consommation de l'éducation non formelle est volontaire. Le producteur ou l'éditeur doivent construire leur audience.c) Aucune instance d'évaluation ne contrôle ses résultats. Les profits que retirent les consommateurs de leurs efforts sont en principe désintéressés. d) Les objectifs des pratiques de vulgarisation sont mul-tiformes : éduquer certes mais aussi informer ou distraire et parfois contester le pouvoir de la science (Jacobi et Schieie, 1990).La nature discursive des tentatives d'exposition et de diffusion des sciences explique pourquoi, pour chacun de ces pôles, les spécialistes ont tenté de mettre au point des méthodes d'étude. La nature discursive de la connaissance scientifique ésotérique a eu pour conséquence que l'entrée textuelle, et plus généralement langagière, constitue pour les épistémologues et les philosophes (Pearson, 1969 ; Foucault, 1969) ou les sociologues (Merton, 197?) un angle d'attaque privilégié. Ces derniers ont même inventé des méthodes de quantification de la notoriété fondées sur le nombre de publications ou de citations (Garfield, 1983). Les savants produisent d'immenses fourmillements, des « traces verbales » qui se mêlent, s'entrecroisent, s'additionnent, se complètent ou se contredisent. L'étude de ces formations discursives devient l'objet de la recherche: la science est explicitement ramenée à sa structure textuelle.Le point de vue des didacticiens, pour sa part, n'est pas de l'ordre de la communication. Ce qui les préoccupe est l'efficience de la relation éducative: comment les objets de savoir sont-ils conditionnés ? Et, en admettant toutes choses égales par ailleurs, quelle est la forme discursive la plus pertinente pour transmettre le savoir (Martinand, 1987)? En réalité l'intérêt des spécialistes de l'éducation pour les textes, les discours en situation, et plus généralement le langage, est hétérogène. On peut en citer quelques exemples assez dissemblables, et par leur objet (la discipline enseignée ou le thème à l'intérieur d'une seule discipline), et par les méthodes utilisées. Les manuels ont été étudiés et comparés (Astolfi et ai, 1989). D'autres auteurs ont analysé le traitement didactique d'un thème ou d'un concept dans un corpus homogène (Gior-dan, 1984). On a tenté également de déterminer la part qui revient au texte et celle qui revient à l'image dans la transmission d'une connaissance (Vezin, 1986). Enfin, plus rarement les didacticiens ont tenté d'évaluer les conséquences de la mise en texte du savoir (Chevallard, 1985). Il serait possible d'utiliser des méthodes voisines pour les discours de vulgarisation. Mais ce sont d'autres approches à utiliser et que nous résumerons sobrement.

A. Lexique et paraphrases

Les discours d'exposition de la science ont été la cible de plusieurs types d'analyses. On en trouve des exemple;, déjà saisissants chez des chercheurs célèbres comme Baily (1909) et Sapir (1921). Sans prétendre résumer les diverses approches de la socio-diffusion des sciences retenues par les spécialistes du langage, on peut distinguer deux grandes traditions, tantôt concurrentes, tantôt complémentaires : celle qui est étayée par des théories de type sociologique d'une part, l'approche lexicographique d'autre part. Les descriptions linguistiques lorsqu'elles s'allient au plan sociologique prennent appui sur une théorie dominante : les discours scientifiques sont accusés de contribuer, par leur ésotérisme, de mettre hors de portée des non-spécialistes les connaissances scientifiques qu'ils se proposent d'exposer et de diffuser (pour un survol en langue française, voir par exemple, Lécuyer, 1978). Signes du statut social (ou plus exactement, pour parodier Bourdieu, de l'habitus du savant), les discours scien-tifiques permettraient surtout de consolider la place et la légitimité de leurs auteurs.

L'approche lexicographique s'est pour sa part tout d'abord intéressée au fonctionnement très particulier des vocabulaires scientifiques (pour une revue très complète du point de vue lexicographique, Kocourek, 1982). De nombreuses recherches ont permis de souligner par exemple les différences importantes entre ces vocabulaires restreints ou spécialisés et le lexique général : univocité, monosémisation, construction selon des règles d`affixation précises, emprunts aux langues anciennes et étrangères, organisation en terminologies stables et hiérarchisées, etc. (Guilbert, 1973). Mais, en dépit de son grand intérêt, cette approche a sans doute contribué à surestimer les « qualités » des vocabulaires de spécialité et au-delà même de ce que certains auteurs n'ont pas hésité à appeler la langue scientifique et technique (Kocourek, 1982).

Pourtant depuis une dizaine d'années, une série de recherches langagières a permis de faire émerger une approche originale et beaucoup plus nuancée des phéno-mènes de socio-diffusion de la science. Cette approche, dite formelle, a établi aujourd'hui une série de résultats non seulement consistants mais aussi relativement convergents. Pour les rappeler très brièvement, soulignons qu'ils ont contribué à remettre en cause les classifications réductriées où une vulgarisation (produite par un médiateur) approximative et recourant en permanence aux analogies et métaphores s'opposait aux discours légitimes d'exposition de la science réservés aux acteurs reconnus de la communauté scientifique. Il a suffi pour cela de rapprocher des recherches utilisant des méthodes voisines pour l'analyse de différents types de corpus : partout se déploie une intense activité de reformulation.

Le concept de reformulation (Peytard et al, 1984) a été proposé pour rendre compte d'une situation particu-lière de production d'un texte: l'auteur d'un document initial (texte source) produit dans un délai rapproché au j moins un autre document (dit second) qui se différencie

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de la première formulation par une série de transforma-tions (ou variantes). Autrement dit l'observateur dispose d'un côté d'un texte source, et, de l'autre, d'un ou des textes seconds qui, prenant très explicitement appui sur le document initial, esquissent d'autres formes expressives du même contenu. Une analyse interdiscursive devient immédiatement possible (Jacobi, 1984).

Certains types de corpus permettent de mettre en place une approche interdiscursive féconde : on rapproche un discours scientifique source (produit par un savant pour le groupe restreint de ses pairs) et des discours seconds qu'il a écrits pour des cercles élargis. Dans ce cas les opérations de reformulation seront saisies par auto-reformulation interdiscursive. D'autres corpus permettent de rapprocher un texte savant et des textes produits par des médiateurs mais en prenant appui sur le texte autorisé qui leur fournit leur matière: informations et concepts (hétéro-reformulation interdiscursive) (Bastide, 1983). Pourtant, au fur et à mesure que se sont multipliées les recherches sur les discours scientifiques, il est apparu que certaines des méthodes privilégiées pour l'analyse de ces reformulations pouvaient non seulement s'appliquer à d'autres types d'intertextes mais jouaient également au sein d'un seul texte. Il est possible très simplement d'observer de quelle façon le scripteur revient sur l'énoncé qu'il est en train de produire. Il s'agit alors d'une autre activité qu'on pourrait qualifier elle aussi de reformulation (auto-reformulation intra-discursive). C'est le cas par exemple des différentes paraphrases de certains termes pivots si fréquentes dans les documents de vulgarisation (mais que l'on retrouve aussi bien dans des textes savants ou des manuels scientifiques). D'où une extension de la notion de reformulation à différents types de textes et intertextes scientifiques.

Ces recherches ont établi que les vocabulaires scienti-fiques spécialisés ont un fonctionnement « plus diversifié, plus complexe et plus souple » que ne le laissait penser l'idéal de biunivocité si souvent mis en avant pour distinguer le registre savant de la langue commune. Elles ont aussi permis de dégager les mécanismes textuels que le scripteur met en œuvre dans la perspective de contri-buer à un hypothétique partage du savoir. Quelles en sont les grandes catégories ? Premièrement, ce type de recher-ches a conduit à s'interroger sur ce que Mortureux (1985) a proposé d'appeler le paradigme désignatif. Dans la reformulation, des relations d'équivalence sont établies entre un noyau référentiel (le ou les concepts que le textede propose de diffuser) et d'autres lexies ou fragments énoncés à caractère scientifique ou non. Au terme scientifique cible correspond un (ou plusieurs) reformu- reformulants. Si certains de ce réalisent une véritable synonymie référentielle (relation d'identité vraie), d`autres, au contraire, opèrent de légers glissements dusens ou des transformations irréversibles.Deuxièment, de multiple indices, tout en signalant l`activité de reformulation qu`ils attestent, témoignent de sa labilité. Terme cible et reformulants sont soit substitués l`un aux autres, soit associés dans la même phrase. Cette association est, parfois soulignée (et même exhibée) par

des marqueurs métalinguistiques, parfois implicitement réalisée par addition (simple apposition ou parenthèse), juxtaposition (par exemple une énumérationj, coordination (avec fréquemment le joncteur ou), et encore expansion (comme dans le cas de certaines relatives). L'importance des tournures paraphrastiques et le recours incessant à la composante métalinguistique soulignent que ce type de discours s'appuie nécessairement sur ce que Mortureux appelle le paradigme définitionnel.

Troisièmement, il faut s'interroger sur les raisons qui conduisent, dans les discours de divulgation, les scripteurs à user et abuser de ces mécanismes textuels. Il existe aujourd'hui une typologie des transformations d'un texte initial (ajouts, biffures, substitutions, remaniements, mais aussi ponctuation...) établie par exemple à partir de l'étude des brouillons ou des manuscrits. De même on peut citer au moins trois modalités de reformulation dans le discours : l'hésitation, avec ou sans réorientation de l'énoncé déjà produit ; la complémentation où un connecteur de reformulation oriente l'énoncé vers une amplification ou une restriction ; la reformulation sémantique dans laquelle deux énoncés successifs sont marqués comme équivalents.

C'est bien entendu une préoccupation d'ordre séman-tique qui explique la fréquence de la reformulation dans les discours scientifiques. L'analyse formelle se propose de recenser toutes les séquences textuelles dans lesquelles le scripteur suggère les équivalences sémantiques par lesquelles il espère contribuer à l'appropriaticm des concepts scientifiques par des non-spécialistes. On suppose que les reformulants, au moins de façon provisoire et transitoire, vont aider le destinataire à construire du sens par approches successives. Provisoire ou transitoire puisqu'on peut penser qu'il s'agit d'un palliatif et qu'en définitive c'est le concept scientifique avec son sens exclu* sif et complet qui devrait être retenu.

En définitive la plupart des recherches indiquent que les substitutions diaphoriques, les paraphrases à vocation métalinguistique ou définitoire instaurent certaines caté-gories de relations lexicales. L'axe dit métaphorique (et qui recouvre aussi bien métaphores, métonymies, com-paraisons, analogies...) n'est pas seul sollicité. Certaines homonymies sont opportunément utilisées au besoin. On observe aussi une utilisation fréquente des relations d'hyper-hyponymie (Jacobi, 1990; Mortureux, 1990). Même s'il est devenu de bon ton de souligner les limites de l'analyse lexicale des discours, celle-ci demeure remar-quablement féconde pour l'étude des textes scientifiques. Cette fécondité tient sans doute aux caractéristiques des échanges scientifiques : les nominalisations, les lexies complexes et d'une façon générale les terminologies y occupent une place essentielle.

B. Analogies et métaphores

Cependant un antre constat s'impose à l'observateur qui s'interroge sur la nature du terme pivot lui-même, comme sur celle des reformulations qui en sont proposées. Les terminologies du domaine des sciences de la vie sont près-

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que toujours d'origine métaphorique: « On n'a pas assez remarqué combien le vocabulaire de l'anatomie animale dans la science est riche en dénominations d'organes, des viscères, de segments et de régions de l'organisme expri-mant des métaphores et des analogies. » (Canguilhem, 1968). Pendant longtemps dans les sciences de la vie, le principe de dénomination semble avoir fonctionné par emprunt à des registres comme la mécanique, l'art mili-taire, la géographie. Dans certains domaines des sciences de la vie, les spécialistes utilisent par exemple le registre de la théorie de l'information avec l'emprunt de termes très fréquemment employés comme récepteur et système (Moulin, 1988). Mais si avec les occurrences de ces emprunts à d'autres registres langagiers, la dette est apparente, dans d'autres cas elle est devenue très masquée. Ainsi insuline a perdu sa dimension métaphorique (du latin insula : île, puisque cette hormone est sécrétée par les îlots de Langerhans dans le pancréas). De même, on ne perçoit plus exactement pourquoi les anatomistes avaient appelé la dixième paire de nerf crânien le nerf vague (à cause de ses nombreuses ramifications?) << Le processus de la métaphore comprend deux moments : l'un où la métaphore est encore visible, et où le nom en désignant le second objet éveille encore l'image du premier : l'autre, où, par oubli de la première image, le nom ne désigne que le second objet et en devient adéquat » (Darmesteter, 1987).

Qui par exemple, perçoit encore dans organe, terme passe-partout de la biologie, l'origine instrumentale (organe, du latin organum : instrument) ? Le lecteur qui parcourt un discours d'exposition de la science peut relever parmi les occurrences de lexies spécialisées des termes qui ne sont pas moins scientifiques même si leur origine est d'ordre métaphorique. Machine, mécanisme, régulation, programme, matériau, combustible... autant de termes que les scientifiques ont acclimatés à la physiologie.

Les résultats de recherches formelles conduites sur des corpus où l'on rapproche des discours savants et des dis-cours de popularisation indiquent très nettement que ces derniers n'ont nullement le monopole des tournures méta-phoriques. Dans les discours spécialisés, comme lorsqu'ils vulgarisent, les chercheurs peuvent, autant que de besoin, après avoir rappelé l'analogie organisme vivant/fonction-nement d'un système, recourir à des comparaisons dans lesquelles les « mécanismes » constituent des schémas explicatifs oui structurent le texte ou lui servent de fil-conducteur. La tentation (ancienne) d'utiliser des modèles analogiques en biologie demeure vivace (Canguilhem, 1968). Les biologistes empruntent des analogies « aux domaine? de l'expérience technologique, mécanique ou physique. La connaissance est assimilée aux usages d'outils ou de mécanismes évoqués par la forme ou la structure des organes correspondants ».

D'une façon systématique la reformulation intradiscur-sive — saisie au sein de la phrase — permet d'identifier dans les discours scientifiques, qu'ils soient spécialisés ou non, deux séries de figures [Fontanier (éd.), 1968]. Les unes sont des tropes : métonymies et métaphores limitées au plan lexical. D'autres sont des figures, du type com-

paraison, qui fonctionnent à partir d'analogies de type connu/inconnu ou sont filées à partir de métaphores inci-dentes. Mais cet inventaire apporte surtout une autre catégorie d'informations : on peut en effet distinguer — en s'interrogeant sur la fonction de ces figures dans l'exposition du savoir savant — deux types d'occurrences : les premières figures ont une fonction ornementale et rhétorique, souci d'élégance ou d'efficacité, ou habitude d'expression. Les autres ont une fonction qui est heuristique.

Certes on peut estimer qu'il est exagéré d'attribuer à cette utilisation d'un modèle technologique sommaire une « efficacité heuristique considérable » (Canguilhem, p. 308). Mais ces analogies ont bien une fonction de modèle qui structure et organise le travail d'investigation et participe de la sorte à la construction du savoir savant. Le rapport qui s'établit, par conséquent, dans le passage de la langue ésotérique du spécialiste à la langue choisie à des fins de vulgarisation, est particulièrement ambigu. Le vulgarisateur peut glisser du registre légitime (la déno-mination métaphorique du biologiste) à un registre, sou-vent contesté, celui de l'analogie arbitraire, mise en œuvre pour ses qualités explicatives sans que l'on puisse identifier une frontière nettement délimitée. Des recherches récentes ont permis d'observer que le champ vulgarisateur crée assez peu de métaphores, contrairement à ce que prédisaient des remarques antérieures (Jurdant, 1975). Il puise de préférence dans le registre savant. Les vulgarisateurs utilisent les métaphores scientifiques con-venues. Tout au plus se contentent-ils de les exploiter en les filant et les développant sous forme d'analogies (Jacobi, 1984).

C. La rhétorique de vulgarisation

Qu'il s'agisse de recherches sur la paraphrase et les tour-nures métalinguistiques (Mortureux, 1982 et 1985 ; Authier, 1982; Jacobi, 1984), de travaux plus transversaux centrés sur les opérateurs verbaux (Laurian, 198"7) ou d'approches dites microsystémiques (Gentilhomme, 1985), ce sont bien à chaque fois les aspects langagiers de la divulgation du savoir qui sont analysés et décrits. Mais ces recherches prennent explicitement appui sur certains éléments de la langue : la phrase ou des segments encore plus limités du texte. Il est évident que la phrase constitue un axe fort de toute description ou analyse langagière. Des investigations fécondes ont logiquement pris appui sur de telles « unités ».

Cependant cette prédilection des observateurs pour des approches que l'on pourrait qualifier de microtextuelles tend à faire passer au second plan d'autres niveaux d'analyse. Bref la qualité des investigations conduites par focalisation sur des éléments spécifiques et particuliers du texte tendrait à cacher la macrostructure des documents destinés à diffuser la science. Il serait cependant erroné de croire que cette dernière n'a jamais été étudiée. On peut remarquer qu'un seul modèle s'est imposé pour analyser la rhétorique des discours de popularisation,

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1473 DISCOURS DE VULGARISATION [168]

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qu'il s'agisse de ceux publiés dans la presse quotidienne ou dans les revues spécialisées. Pour décrire la superstruc-ture du texte, l'accent a été mis sur ce qui est apparu comme un artifice quelque peu excessif au statut dou-teux : la mise en récit tant de la découverte scientifique que du savoir. Cette direction d'études, retenue de longue date par les observateurs de la vulgarisation scientifique, mérite d'être interrogée.

Notons d'abord que cette tradition de l'analyse des dis-cours vulgarisés est hétérogène. Par exemple Jurdant (1973) a utilisé une lecture en reconnaissance de textes publiés dans Science et vie en référence à deux systèmes d'influence : la science-fiction d'une part, l'autobiographie d'autre part. Par ce système il a cherché à établir que la mise en récit aide à construire le « vraisemblable ». Pour sa part Pracontal (1982) est davantage soucieux de comprendre comment le médiateur (ici un journaliste de Science et vie) reformule, en production, les faits scien-tifiques dans une logique dramatique. Enfin Schiele (1986) propose de décrire le discours-commentaire d'une série télévisée de vulgarisation sous la forme de micro-récits inspirés des célèbres modèles structuraux (Barthes, 1966) élargissant de la sorte les travaux précédents sur l'écriture de presse des faits divers à la vulgarisation.

Mais, et c'est une seconde remarque, on peut faire aujourd'hui des travaux sur la mise en récit une nouvelle lecture à la suite du développement des recherches sur les typologies du discours. Dans les diverses catégorisations, la place assignée aux discours scientifiques n'est pas très explicite. Et il serait facile de critiquer les glissements et incertitudes que les auteurs de ces classifications mani-festent à propos des discours destinés à divulguer la science. Cependant les observateurs qui se sont spéciali-ses dans l'analyse de la vulgarisation scientifique semblent avoir pris les devants en la rangeant dans le type narratif. Ce parti pris est quelque peu surprenant a priori puisque le récit est de très loin le type le plus étudié. Adam, Par exemple, a publié une synthèse très opératoire des travaux publiés sur le récit. Le discours narratif serait très structuré ; il présenterait les faits et les événements selon un ordre quasi canonique ; des règles énonciatives pré-cises lui conféreraient homogénéité et stabilité (Adam,1985). La narrativité est une des superstructures que lesdocuments de vulgarisation peuvent revêtir. On peut le

vérifier très simplement en étudiant à cet effet un corpuslimité : un texte de vulgarisation rapportant une décou-verte d'éthologie (par exemple un petit document publié

dans Science et vie et qui décrit la découverte de la com-munication infrasonore chez les éléphants).Cet exemple obéit assez strictement à une organisation des propositions narratives telle qu`elle a étè décrite par Labov (1978). Un résumé ouvre l`article. Après ce résumé prennent place les indications qui situent la découverte : <Avant toute chose, il est nécessaire dans un récit de préciser plus ou moins le moment, le lieu, les personnes concernées, leur activité ou leur situation> (Labov, 1978, p. 300). Puis un développement précède la conclusion elle-même suivie d`une chute. Ce récit se plie parfaitement au modèle de structure quinaire. Il transporte au plan de

l'investigation scientifique le modèle du récit. L'enchaî-nement est en effet conforme au dispositif de transfor-mation d'un état initial de connaissance (imparfait) à un état final de connaissance (renouvelée).

En examinant l'enchâssement des micropropositions narratives, on trouve la structure suivante. Avant la découverte, les zoologues étaient intrigués. Le seul « cri » connu des éléphants — leur barrissement — ne pouvait rendre compte de leur comportement social. Le dévelop-pement (pendant) s'ouvre par « la révélation » de cette voie secrète. « Un jour au zoo de Portland » : cette ouverture est la provocation qui amorce le récit propre-ment dit. Il s'agit — au plan de la découverte — de la phase d'intuition, du fait qui déclenche la mise en œuvre d'une observation instrumentée. La provocation est suivie de l'action : observation systématique des éléphants dans leur enclos, puis recours à un « équipement de détection acoustique ultra-sensible, le plus perfectionné qui soit » et au soutien « des membres de son équipe ». Il s'agit donc au plan scientifique du dispositif expérimental de recueil des données. Survient ensuite la conséquence ou vérification de l'intuition initiale : « Les appareils enregistrent un flot d'infrasons. » Le récit peut alors s'achever par un après la découverte expliquant pourquoi les naturalistes étaient dans l'erreur, jusqu'à la chute qui définit le nouvel équilibre de la connaissance : « On sait maintenant... »

La structure du texte, telle que nous venons de la mettre à jour, apparaît comme la reprise d'une suite d'événements dont le héros est l'auteur de la découverte. Cette succession d'événements constitue probablement une fic-tion : tous les témoignages sur les découvertes scientifi-que et sur les règles de la rhétorique d'exposition des travaux de recherche indiquent que les choses ne se pas-sent jamais ainsi. Cette fiction qui correspond à l'histoire de la découverte a pour fonction de créer et de faire par-tager une tension particulière : celle de l'émergence d'une nouvelle connaissance. Elle résulte des effets narratifs qui ont été induits par le texte et particulièrement par celui qui l'a élaboré: le vulgarisateur.

Les choix de celui qui écrit une telle fiction portent sur le système temporel et spatial, les embrayeurs et les connecteurs, bref toute une série de marques énonciatives de surface qui fournissent aux lecteurs les repères indispensables à la cohérence narratologique et discursive. Si donc notre schéma discursif est fidèle à l'ordre effectif du texte, il convient de repérer les marques locales qui, au plan de renonciation, gèrent et organisent la cohésion du texte.

Le plus remarquable est ici le choix des temps verbaux. Ce récit est écrit au présent. Le vulgarisateur, par le recours au présent, crée un effet particulier : comme si l'action se déroulait au moment de la lecture ou que le lecteur était le témoin de quelque chose en train de se pro-duire. Cette utilisation du présent est rendue possible par l'emploi ponctuel de l'imparfait qui crée un décalage tem-porel et instaure un instant origine. Mais en fait elle ne pose pas de difficultés particulières à cause de la pluralité des fonctions du présent. Ce temps peut parfaitement

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12 / LA VULGARISATION 1474

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couvrir toutes les nuances qui vont du passé au futur comme le soulignent les grammaires classiques. Le vul-garisateur adopte le présent à la façon dont la presse quo-tidienne traite parfois les reportages. Le choix du présent pourrait indiquer que le récit de vulgarisation est à rap-procher du récit de presse et de l'écriture des faits divers. On a proposé en effet de distinguer un « présent jour-nalistique >> qui correspondrait à un « comme si vous y étiez » et distinguerait le récit-reportage. Le présent aurait alors une fonction déictique : il superpose deux moments, celui de la découverte et celui où le récit est rapporté. Cette caractéristique du présent a été interprétée comme la volonté de l'énonciateur de replacer la situation évoquée par l'énoncé dans le monde actuel en faisant coïncider le lieu et le temps de l'action avec ceux du récit, quitte au besoin à faire perdre au texte une partie de ses repérages temporels structurateurs.

En fait le présent convient particulièrement au récit de vulgarisation. Par la pluralité des valeurs qu'il peut créer, il est possible de situer l'action avant/après un repère temporel origine : ici c'est l'instant de la découverte qui est mis en relief par les représentations scientifiques erronées qui l'ont précédé comme par les conséquences et explications que la communauté scientifique en retire. Mais surtout il actualise la découverte. Le vulgarisateur choisit de raconter et de décrire à la façon d'un événement qui serait en train de se produire. Il confère ainsi à son texte une organisation temporelle et déictique différente des exposés d'une découverte dans des manuels ou des encyclopédies.

Les discours de vulgarisation scientifique peuvent être distingués par un certain nombre de propriétés formelles des discours scientifiques spécialisés qu'ils reformulent. Elaborés dans des contextes de production particuliers, ils tendent au plan du lexique, des métaphores et de la rhétorique, à développer des caractéristiques qui, sans être étrangères au milieu scientifique, s'en séparent plus ou moins nettement. Deux remarques cependant peuvent être faites. Tous les éléments qu'ils développent, filent et structurent sont majoritairement empruntés au discours ésotérique des spécialistes. La vulgarisation ne crée pas un code spécifique. Et il est remarquable de noter les subtils glissements de sens que les plus légères transformations induisent. Mais, et nous terminerons sur ce point, n'est-ce pas d'abord les limites des sciences elles-mêmes que nous renvoient les traits parfois caricaturaux. des discours de vulgarisation ?

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D. JACOBI

— Linguistiques [13], Analogie, métaphore [19.11, Régies implicites [37], Langue naturelle [65], Apprentissage et cognition [76].

[169]

DOCUMENTATION AUTOMATIQUE

► Archivage automatique - Bases de données - Indexation - Mots clefs -

Systèmes documentaires.

L'accès à l'information passe aujourd'hui dans la majorité des cas par l'utilisation d'un système documentaire qui peut être bâti autour de la notion de mots clefs, s'il

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1475 DOCUMENTATION AUTOMATIQUE [169]

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a été conçu avant les années 80, ou bien il peut incorporerde nouvelles techniques hypermedias ou multimédias. Eneffet, face aux quantités d'informations stockées seull'outil informatique peut se révéler efficace. C'est ainsi que :,.

a) la base PASCAL (sciences et technique) regroupe plus de 6 millions de références couvrant la période allant de 1973 à nos jours ;b) CHEMABS (chimie) regroupe 7,5 millions de référen-ces, depuis 1967 ;c) BIOSIS (biologie) regroupe plus de 4 millions de réfé-rences depuis 1973 ;d) AGRIS et CAB (agriculture), COMPENDEX (ingénierie), INIS (nucléaire), ou NASA (espace) réunissent chacune plus d'un million de références. Des centaines de « petites » bases existant depuis plus de dix ans, regroupent fréquemment plusieurs milliers ou au moins plusieurs centaines de références (ESA, 1987).

En dehors des bases des références bibliographiques, il existe d'immenses bases de brevets dans lesquelles sont stockés les titres et les résumés des brevets technologiques. Dans DERWENT, base de brevets américaine recouvrant presque toutes les disciplines technologiques mondiales, il arrive près de 10 000 brevets par semaine. Dans ÉPATE, base européenne de brevets, environ 200 000 brevets ont été réunis entre 1980 et 1987.

Toutes ces bases croissent quotidiennement et elles vont être rejointes bientôt par celles des bibliothèques infor-matisées, celles de documents échangés électroniquement, etc. Nous allons voir dans cet article quelles sont les pos-sibilités d'accès à l'information offertes par les différents systèmes documentaires.

A. Panorama des systèmes documentaires

Les systèmes documentaires peuvent être classés de dif-férentes façons (voir fig. 1). Parmi les critères possibles, nous avons retenus les suivants :

a) la quantité de connaissances représentées ;

b) la quantité de documents pris en compte ;

c) les méthodes de stockage et de recherche: stockage simple ou méthodes statistiques (systèmes documentaires classiques) ; approches classiques enrichies par les tech-niques d'intelligence artificielle ou transposées dans un environnement d'intelligence artificielle (systèmes docu-mentaires « mixtes ») ; approches reposant entièrement sur l'intelligence artificielle ;

d) la présence ou l'absence de la notion de document qui permet de différencier les approches « mixtes » des approches uniquement orientées vers l'intelligence arti-ficielle et qui s'appuient plutôt sur la notion de méta-document (Zarri, 1988).

Une telle classification des systèmes documentaires montre que la remise en cause de la notion de document primaire peut amener à modifier le regard que l'on porte sur celui-ci.

I / LES OUTILS DOCUMENTAIRES « CLASSIQUES »

II existe de très nombreux logiciels documentaires largement commercialisés, tels que: STAIRS (IBM), MISTRAL

(Bull), GOLEM (Siemens), TEXTRIEVE (Burroughs), ISIS

(UNESCO), BASIS (IBM), etc. Tous ces logiciels, bien quedifférents dans leur utilisation, possèdent en général lesmêmes fonctions : l'acquisition des données, là gestiond'entités, la gestion des lexiques, la gestion des fichiers,la recherche rétrospective, la diffusion sélective de l'infor-mation, l'édition et l'administration de la base ou desbases de données (pour plus de détails, voir Chaumier,1982).

La majorité des systèmes documentaires contrôle le lexique par un thésaurus. Il existe néanmoins des systèmes opérationnels essayant d'affiner les traitements par le biais de méthodes statistiques.

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quantité de connaissances représentées

Fie 1. — Classement des systèmes documentaires

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12 / LA VULGARISATION 1476

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II / UN SYSTÈME À BASE DE MOTS CLEFS

Les dictionnaires de mots clefs restent encore une des piè-ces maîtresses des systèmes documentaires qui reposent sur la gestion d'un thésaurus et son utilisation en vue de la recherche rétrospective des documents (systèmes docu-mentaires classiques à accès direct).

Un thésaurus permet d'homogénéiser l'indexation d'un ensemble de documents. L'importance des thesauri s'est même accrue dans le cadre du traitement des données multilingues. Nous prendrons le logiciel MISTRAL comme illustration de cette catégorie de logiciels.

La gestion de thésaurus dans le logiciel MISTRAL réalise quatre fonctions :a) création et mise à jour du lexique ;b) gestion des relations entre les termes du lexique :c) suppressions de termes et des relations ;d) édition.

Le thésaurus de MISTRAL gère trois types de relations : les « relations standard » correspondant aux relations de synonymie ou de hiérarchie ; les « relations optionnelles » définies par l'utilisateur du système et les relations entre les groupes de mots qui permettent d'établir les liens entre les Unitermes d'un descripteur (mot clef). Une relation supplémentaire, la « relation thématique », permet de regrouper les descripteurs sous un thème donné, ce thème pouvant être utilisé comme critère de sélection pour n'éditer qu'une partie du thésaurus.

La recherche en mode conversationnel est réalisée par deux catégories d'opérations. Le premier groupe comporte les opérateurs booléens classiques « et », « ou », « sauf », la troncature à droite illimitée ou limitée, et le masque. Ce groupe est utilisable sur les champs inversés qui indiquent pour chaque élément de la notice bibliographique la liste de notices où il peut être trouve. Le second groupe comporte, outre les opérateurs de proximité (adjacence, phrase, paragraphe), la distance entre deux mots ( + /- n mots), la recherche sur chaîne de caractères, les opérateurs de comparaison et la recherche sur groupe de mots. En outre, il est possible de demander la prise en compte des synonymes et des termes hiérarchiques, du moins si le champ possède un thésaurus. Cette deuxième catégorie d'opérateurs permet d'affiner l'interrogation par une recherche séquentielle sur les documents extraits préalablement au moyen des fichiers inversés.

La recherche de documents dans un tel système passe quasi nécessairement par le recours à un spécialiste de la base documentaire et du système d'interrogation. La reformulation de la requête et la recherche des documents ne sont pas interactives, l'interactivité étant assurée par le documentaliste et le dialogue est conduit à l'aide de procédures prédéfinies.

Les résultats obtenus avec des systèmes utilisant ces principes ne sont pas toujours satisfaisants, ce qui est révélé par le taux important de bruit et de silence contenus dans les réponses. Les problèmes se manifestant lors de l'utilisation de ces logiciels sont dus à la fois

au principe même d'indexation par mots clefs et à la dif-ficulté d'utilisation propre à ces logiciels.

L'introduction des coefficients statistiques, que nous allons voir à présent, permet de pallier une partie des insuffisances du traitement par mots clefs.

III / LES APPROCHES STATISTIQUES

A la fin des années cinquante, Luhn (1957) a suggéré que le recouvrement de l'information pourrait s'appuyer sur une comparaison des identificateurs de contenu attaches d'une part aux textes stockés et d'autre part à la question de l'utilisateur. Selon lui, ces identificateurs devaient être de nature statistique. Cette proposition a donné lieu à de très nombreuses recherches (Salton et Buckley, 1988).

Dans ia perspective de recherche rétrospective, Spark-Jones (Spark-Jones, 1971) et Salton ont testé des pondé-rations statistiques élaborées, visant une performance optimale pour l'interrogation des bases de documents.

SMART, le système mis au point par Salton et Me Gill (1983), organise l'information en amas (cluster) de fichiers. Chaque amas doit représenter un centre de gravité sémantique des documents.

L'indexation automatique effectuée par SMART affecte à chaque document une série de mots clefs, pondérés par leur nombre d'occurrences dans le document. Les résultats de l'indexation automatique sont ensuite affinés en vue d'éliminer les mots dont le pouvoir discriminant est faible. Le degré de proximité des documents pris deux à deux dans un échantillon permet de choisir des documents représentatifs des amas futurs qui sont construits à partir des résultats obtenus sur l'échantillon. A la fin des traitements, les documents sont répartis en amas suivant leur degré d'affinité, évalué en termes de proximité statistique. La recherche rétrospective procède de façon similaire : elle étudie la proximité entre la question et les amas, puis celle entre la question et chaque document de l'amas choisi.

Les approches statistiques engendrent une représenta-tion des documents de plus haut niveau que celle faisant appel aux simples listes de mots clefs. Toutefois, ces représentations ne sont pas par la suite étudiées en tant que telles par leurs concepteurs, qui n'insistent pas non plus sur les possibilités d'utilisation ultérieure des données statistiques engendrées pour améliorer les interfaces avec les utilisateurs.

IV : UN SYSTÈME EN LANGAGE NATUREL

Le système SPIRIT est l'un des premiers systèmes de trai-tement documentaire en langage naturel (Fluhr, 1977 et 1982). Par ailleurs, ce système a été également l'un des premiers à rompre avec la logique booléenne et à proposer un modèle probabiliste. L'efficacité du calcul statistique est renforcée par un traitement linguistique du texte qui se dérouie selon les étapes suivantes :

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1477 DOCUMENTATION AUTOMATIQUE [169]

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a) découpage du texte ;b) analyse morphologique et lexicale qui utilise un dic-tionnaire d'environ 450 000 formes ;c) reconnaissance des locutions et expressions idiomati-ques recensées au préalable (2 500 locutions) ;d) analyse syntaxique très fine (150 catégories) pour sépa-rer les mots clefs des mots outils à éliminer ;e) reconnaissance des mots composés ou des relations syntagmatiques ;f) normalisation du vocabulaire.

Le traitement statistique permet de calculer une pon-dération pour chaque mot normalisé du texte. Le poids attribué est une mesure du pouvoir informationnel pour la recherche des documents. Les mots qui apparaissent dans peu de documents ont une pondération élevée, les mots qui apparaissent dans de nombreux documents ont une pondération plus faible. Un poids est également calculé au niveau d'un document, tenant compte du pouvoir informationnel d'un mot et de la répartition des mots dans le document.

Lors d'une recherche, la question est analysée de la même manière qu'un document, SPIRIT calcule ensuite une mesure de proximité entre la question et le document sélectionné, mesure qui sera d'autant plus élevée que:a) le document a plus de mots communs avec la question ;b) les mots ont une pondération élevée ;c) ces mots forment des groupes liés linguistiquement appartenant à la fois au document et à la question.

Les documents extraits en réponse sont ensuite triés par ordre décroissant de proximité. Un document jugé per-tinent dans la liste des réponses peut à son tour être utilisé comme une nouvelle question. Il apparaît en pratique que la formulation ainsi proposée est proche de l`exhaustivité et qu'elle constitue un mode de reformulation très intéressant du point de vue de l'utilisateur.

SPIRIT s'inspire de techniques du traitement du langage naturel adaptées au traitement documentaire afin de pou-voir traiter d'importantes quantités de documents. Il institue un système complet, allant de l'indexation auto-matique à la recherche rétrospective, et il a beaucoup évo-lue depuis sa mise au point (Debili, Fluhr et Radasoa

I / L'INDEXATION : PRÉSENTATION

Le terme « indexation » désigne l'activité d'indexation, ' son résultat et, par abus de langage, l'identification d'un enregistrement résultant de cette activité. Le même mot sera donc employé trois fois pour désigner des situations et des objets distincts.

La norme NF Z 47-102 (AFNOR, 1986) donne une défi-nition précise de l'indexation et de sa finalité :a) « L'indexation est l'opération qui consiste à décrire et à caractériser un document à l'aide de représentations des concepts contenus dans ce document, c'est-à-dire à transcrire en langage documentaire les concepts après les avoir extraits du document par une analyse. La transcrip-tion en langage documentaire se fait grâce à des outils d'indexation tels que thésaurus, classification etc. »,b) « La finalité de l'indexation est de permettre une recherche efficace des informations contenues dans un fonds de documents et d'indiquer rapidement, sous une forme concise, la teneur d'un document. »

La norme contient toutefois en elle-même une ambi-guïté car elle utilise à la fois le terme de « teneur » et celuide « concept ». Or, « teneur » provient du latin tenere(« tenir ») et signifie « contenu exact, texte littéral »(Robert, 1988) alors que « concept » provient de conci-pere (« recevoir ») et signifie « représentation mentalegénérale et abstraite d'un objet » (Robert, 1988). De plusle terme « concept » a une signification linguistique cequi n'est pas le cas de « teneur ». La latitude laissée parla norme sur la question fondamentale de la significationdes termes d'indexation laisse une large liberté d'inter-prétation aux concepteurs des vocabulaires d'indexationet aux indexeurs eux-mêmes. C'est ainsi qu'il est possi-ble de trouver au sein de l'indexation à la fois desconcepts ponctuels et des concepts recouvrant une rela-tion ou un contexte.

Les termes d'indexation sont issus de l'analyse de contenu des documents primaires. Le processus d'analyse du document conduit à un choix des concepts clefs (des-cripteurs ou mots clefs) qui rendent compte du contenu du document tout en tenant compte du langage documentaire utilisé (Boulet, 1986). Dans l'absolu les termes sélectionnés à l'issue de l'anaiyse devraient permettre d'engendrer un résumé pertinent et clair de l'article, ce qui n'est pas toujours le cas (voir ci-dessous fig. 2).

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B. La communication par mots ciefs

L`indexation par mots clefs est un procédé contesté et cri-tique, notamment par ceux qui proposent l'utilisation des descriptions plus riches pouvant aller des mots clefs pon-dérés, en passant par des morceaux de phrases extraits articles, jusqu'aux descriptions sémantiques fines du contenu. La pauvreté, l'inadéquation des mots clefs aux problématiques courantes, l'imprécision, la variation en fonction des indexeurs, etc., figurent parmi les principaux reproches formulés à l`encontre de l`idée même de l`indexation principalement par ceux qui propose des approches différentes.

N* PASCAL. 30 3 0173806

ENGUSH TITLE. ARTIFICIAL INTELLIGENCE AND INFORMATION

RETRIEVAL. A LOOK AT THE RESEDA EROJECT AUTEURIS! Z A R R I . G

R

AFFILIATION: CNRS, LAB. INFORMAT. SCI. HOMME, FRA TYPE

DOCUMENT: TC ; LA

SOURCE- ANALVSIS OF MEANING, INFORMATES. CONFE-

RENCE/T979/OXFORD; GBR; LONDON : ASLiB, DA, 1979; PP. 166-179;

BIBL. 11 REF.; LOC. CNRS-Y15406 LANGUE: ENG

CODE CLASSEMENT- 101.A.03.B; 110.E.05.A

DESCRIPT. FRANC BASE DONNEE; HISTOIRE; CODAGE; INTELLI

GENCE ARTIFICIELLE; RECHERCHE INFORMATION; FRANCE; QUES

TION RÉPONSE , --- ■

Fig. 2. — Exemple d'indexation PASCAL (base comprenant 6 millions de références bibliographiques)

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12 / LA VULGARISATION 1478

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Cet exemple montre l'indexation par mots clefs d'un article décri-vant une application de l'intelligence artificielle aux traitements des données historiques relatives au Moyen Age français. L'étude de la seule zone < descript. franc > ne permet pas de reconstituer avec précision la teneur de ce; article, ni d'en reconstruire un résumé univoque.

Dans le cas de l'indexation manuelle, l'analyse du document a pour objectif de détecter les concepts impli-cites marquant le contexte crée par les concepts explicites. C'est ainsi que l'analyse permettra de dégager la notion de « pollution atmosphérique » de celle de « mesure du monoxyde de carbone émis par un moteur tournant au ralenti ». Remarquons qu'un tel travail ne peut être réalisé par l'indexation automatique qu'à condition de disposer de connaissances sur le domaine indexe.

Les mots clefs sélectionnés proviennent en général de langages documentaires. Les langues documentaires de type classificatoire approchent un concept en allant du plus générai au plus particulier par inclusions successives. Ils sont de ce fait peu adaptés à la recherche fine des documents. Les langages documentaires de type combi-natoire, quant à eux, associent des notions simples pour arriver à représenter une notion complexe. Pour reprendre l'exemple cité par Boulet (1986), le concept de < la pêche du saumon dans l'Allier » sera décrit dans une classification par :a) pêche en France ;b) pêche du saumon en France ; c) pêche du saumon dans l'Allier.

L'intersection des concepts simples tels que « pèche », « saumon » et « Allier » pourra rendre compte de la même idée. Toutefois, un document sur « la pêche du saumon dans l'Allier » ne sera pas retrouvé par la question sur « la pêche du saumon en France », à moins que le lien « France-Ailier » n'ait été établi explicitement. Or il n'est pas toujours envisageable de fournir a priori toutes les relations entre les mots clefs du lexique. Nous verrons qu'à condition qu'une base contienne un certain nombre de documents portant soit sur « la pêche du saumon en France ». soit sur << la pêche du saumon dans l'Allier », il est possible de retrouver le lien implicite « France-Ailier », à partir d'une étude statistique des indexations.

Les caractéristiques générales de l'indexation amènent à s'interroger sur les problèmes posés par une telle approche de représentation des textes,

II L'INDEXATION : QUESTIONS ET PROBLÈMES

L 'é tude de l'indexation par mots clefs fait intervenir au moins deux aspects: l'aspect linguistique et l'aspect humain. Chacun pose des problèmes de nature différente. En général, l'indexation porte sur des articles scientifiques, relevant soit des sciences humaines, soit des sciences exactes. Elle s'applique aux écrits scientifiques supposés utiliser un langage dont la terminologie serait pour l'essentiel fixée, où les métaphores joueraient un rôle minimal, où même la syntaxe serait partiellement

figée. Toutefois, ce postulat n'est pas suffisant et il est possible de montrer que la richesse des articles scientifi-ques est en partie rebelle à l'expression de leur teneur sous forme d'une série de mots. De façon générale, la sub-stitution d'une série de termes à un article pose le pro-blème du rôle de la syntaxe dans la production et dans la compréhension des énoncés.

L'indexation est un moyen d'expression spécifique: l 'utiliser, c'est admettre qu'une suite de mots, voire un mot isolé, serait porteuse de sens. Pourtant un mot isolé n'a aucune signification en soi, il déclenche éventuellement des associations privées. Etudier l'indexation revient alors à considérer le problème de la référence, car en indexant un texte le « rédacteur » énonce ce à quoi le texte se réfère. Pour valider une telle idée, il faut admettre que les textes ont des référents, que les référents du texte sont plus d'un, qu'ils sont définis d'une manière univoque indépendamment de la syntaxe, et que la signification des référents est stabilisée. Il est théoriquement envisageable de combler cette lacune en indexant par un terme convenu une mise en relation particulière, mais cela ne peut se faire qu'au prix d'une complexification du vocabulaire d'indexation dont le caractère artificiel devient rapidement inacceptable.

Ainsi, l'idée que l'indexation peut rendre compte de la teneur d'un texte repose implicitement sur l'idée que dans les articles scientifiques les mots se réfèrent à leurs objets. Si l'idée que les mots n'ont pas de référents en dehors du texte n'était pas admise, l'indexation iî'aurait aucun sens.

III ./ CONCLUSION

L'indexation par mots clefs bien que réductrice constitue encore le mode dominant de l'approche documentaire de l'information. La facilité de sa mise en œuvre informatique en fait aujourd'hui le procède de description et d'accès aux documents le plus répandu. Les nouvelles techniques documentaires mises en œuvre grâce aux procédés d'intelligence artificielle tentent d'en limiter l'usage. Une autre approche de la documentation consiste à offrir à l'utilisateur de puissants moyens navigationnels lui per-mettant de se déplacer à sa guise dans les immenses gise-ments documentaires.

C. Les nouvelles techniques documentaires

Le développement de nouvelles technologies informati-ques, tant en ce qui concerne le mode de stockage — vidéodisque, disque optique numérique, CDROM — que les capacités de stockage et de mémoire, permet la mise en œuvre d'approches documentaires qui essaient d'aborder le document de façon générale. Il s'agit alors de considérer simultanément le texte, l'image et même le 'son, le texte n'étant plus une unité documentaire élémentaire et close sur elle-même mais étant vu dans toutes ses connexions aux autres documents.

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1479 DOCUMENT DE VULGARISATION ET FIGURABILITE [170]

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Toutefois, l'archivage électronique n'est pas encore une technique entièrement structurée et stabilisée. L'intégra-tion de ce type d'archivage à la gestion électronique de documents fait émettre à certains l'hypothèse d'un « bureau sans papier » ou mieux d'une « société sans papier » (Gallouédec-Genuys, 1990). Dans ce contexte, gestion documentaire signifie prendre en compte tous les documents émis ou reçus, provenant de sources diverses et qui restent insérés dans le processus de traitement de l'information : publication assistée par ordinateur, trai-tement de texte, courrier électronique, archivage, diffu-sion, etc. Or, la société sans papier reste encore une image lointaine car tout nouveau traitement électronique intro-duit, du moins pour le moment, une inflation de papier.

La multiplicité de nouvelles technologies de stockage n'a pas modifié fondamentalement la représentation interne des documents et les questions soulevées plus haut à propos de l'indexation restent encore à l'ordre du jour. En revanche, le discours sur la transparence des organi-sations — organismes communicants et ouverts — a trouvé de nouveaux appuis. Or, l'accroissement du volume d'informations traitées, la complexification et la diversification de leur contenu s'accompagnent d'une volonté évidente de dominer l'information, de la circons-crire et de n'en diffuser qu'une partie. Le discours idéo-logique qui accompagne les nouveaux systèmes documentaires est donc intérieurement contradictoire. Les grandes organisations comme les entreprises et les adm-nistrations n'ont pas encore adopté une philosophie cohé-rente du traitement de l'information documentaire et partant de la communication.

• AFNOR, « Présentation des publications translittération, thésaurus et indexation», in Recueil des normes françaises, 1986, p. 224-231. — A. BOULET et al., Informaliser une bibliothèque, Paris, Ed. du Cercle de la librairie, 1986. — J. CHAUMIER, L'accès automatisé à l'information. Pans, Entreprise moderne d'édition, 1982. — F. DEBIL1, C. FLUHR et P. RADASOA, « About reformulation in full-text 1RS », in RIAO'88, Paris, CID, 1988. — ESA, Ouest User Manual Database Description. ESA Information Retrieval Service, 1987. — C. FLUHR. Algorithmes à apprentissage et trai-tement automatique des langues, thèse d'Etat. Paris. Université Paris-Sud. 197/ ; SPIRIT: manuel de présentation, Syste.i, 1982. — F. GALLOUDEC-GENUYS, Une société sans papier, Paris, La Documentation française, 1990; Petit Robert, dictionnaire de langue française, Paris, Le Robert, 1988. — G. SALTON et C. BL'CKLEY, « Term-we:ghting approaches in automa-tic text retrieval », in Information Processing & Management. 5. vol. 24. 8' P-513-523. — G. SALTON. et M.J. MC GILL. Introduction lo modem information retrieval. MC, 1983. — K. SPARK-JONES, Automatic ey»ord classification for information retrieval. Londres. Buttervvorth. G.-P. ZARRI, « Etat de l'art — les nouvelles tendances de l'informatique documentaire ». m Bulletin cm. 1988. p. 12-40.

J. POM1A.N

→ Encyclopédie électronique [25. V, Données (Base et banque de)[54.4], Documentation intelligente [63], Langue naturelle [65]

Fichiers [74], Hypertexte [178], Logiciels [1791.

[170]

DOCUMENT DE VULGARISATION ET FIGURABILITE

► Figurabiiité — Illustration — Imagerie scientifique — Réalisme grotesque —

Reformulation — Schéma - Scriptovisuel.

La littérature publiée sur les discours de vulgarisation scientifique et technique a, dans une très large mesure, oublié l'une de ses caractéristiques essentielles : l'omni-présence des images. En effet, les revues de vulgarisation scientifique publient, année après armée, des textes et des images. Une analyse plus attentive de quelques exemplai-res de cette littérature conduit très vite à une autre caté-gorisation : les cahiers imprimés destinés à diffuser des connaissances scientifiques comportent nécessairement des plages où les signes linguistiques (les lettres et les mots du texte) laissent place à d'autres systèmes de signes, non linguistiques. Ces plages, strictement visuelles, telles que tableau, photographie, dessin, croquis, schéma, montage, graphique..., alternent sur la page avec les colonnes de texte. Ainsi elles superposent le visible au lisible et créent un document scriptovisuel.

L'utilisation de ressources visuelles pour diffuser la science s'est largement répandue aujourd'hui, et l`un des intérêts de l'éducation non formelle est qu'elle accorde beaucoup de soin à la confection de ces plages non lin-guistiques. 11 est donc difficile de comprendre pourquoi la plupart des observateurs les ont ignorées. N'ont-ils pas transposé dans la vulgarisation les stéréotypes de spécia-listes et de pédagogues qui, comme l'a souligné Duchastel (1980), ne sont pas nécessairement convaincus de la valeur des images ?

On peut tenter de décrire le rapport entre le texte et les plages visuelles de façon à mieux comprendre — d'un point de vue sémiolinguistique — comment fonctionne un document de vulgarisation scientifique. En fait deux interprétations sont a priori possibles : ou bien les plages visuelles du document de vulgarisation scientifique ne constituent que des illustrations ; ou bien elles sont cons-titutives du document lui-même et jouent un rôle parti-culier dans l'exposition de la science.

Dans la première hypothèse, celle de la fonction illus-trative, les plages visuelles ne constituent que des orne-ments, éléments périphériques ou secondaires vis-à-vis du noyau dur de la connaissance qui serait toujours un énoncé textuel. Dans ce cas, non seulement l'image n'a pas de fonction dans la diffusion de la science, mais elle risque de représenter un détour inutile pour l'accès du lecteur à la connaissance. Milite pour la seconde interprétation une certaine tradition de l'éducation scientifique où, parmi les conseils aux enseignants, règne cet adage « un bon dessin vaut mieux qu'un long discours ». Mais ce sont surtout les travaux récents sur l'imagerie scientifique qui ont remis en cause le statut des illustrations,

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12 / LA VULGARISATION 1480

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Est-il vrai que la terre tourne ?

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et la querelle sur la futilité, ou l'utilité, des images n'a pas le même sens si elle est construite sur des pétitions de principe, faute, précisément, de s'être d'abord interrogée sur le statut et la fonction des plages visuelles dans les discours scientifiques. La science se « nourrit d'images » et y « puise ses forces vives » fait remarquer Dagognet (1985).

Nous établirons un double répertoire : d'une part celui de l'imagerie scientifique mobilisée par les revues de vul-garisation scientifique et d'autre part celui que ces der-nières élaborent pour reformuler au plan visuel les concepts qu'elles proposent de populariser.

A. imagerie scientifique

Les documents scriptovisuels de vulgarisation scientifique débordent d'images. Soit. Mais de quelles images? Une précision d'abord : l'hésitation à les nommer (figure, planche ou image?) indique d'emblée une incertitude de statut. Provisoirement, nous parlerons de « plages visuel-les » avant de mieux les caractériser. Les revues de vul-garisation scientifique, soucieuses de faire connaître les résultats de la recherche et de diffuser les sciences, puisent dans le matériau très abondant des publications spé-cialisées. Ce matériau se présente sous une double forme :

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1481 DOCUMENT DE VULGARISATION ET FIGURABIUTE [1701

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La photographie scientifique avec un très fort grossissement (ici x 2 000) produit des images étranges et indéco-dables. On voit ici l'antenne d'un petit insecte qui lui permet de détecter, tel un radar, toutes les odeurs du milieu ambiant.

(Photo © David Scharf / Science Photo Library / Cosmos)

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linguistique et visuelle. Vulgariser une connaissance, c'est donc, nécessairement, emprunter leur terminologie lin-guistique aux spécialistes, mais aussi leur imagerie. Cette imagerie est un ensemble composite.a) Chacun remarque, dès qu'il consulte des textes scien-tifiques, l'emploi, qu'ils affectionnent, de nombreux symboles typographiques : les chiffres et les grandeurs numériques qui quantifient des paramètres (pression, vitesse, température, poids...), les abréviations et initiales, les signes correspondant à des notions logiques ou mathématiques (plus, moins, multiplié, rapport, plus grand, plus petit...)b) Cependant un certain nombre de disciplines ont cons-truit des systèmes plus complexes où des milliers de symboles combinables entre eux permettent de traduire des relations scientifiques objectives construisant ainsi un système autonome : il peut être lu sans recours à un équi-valent linguistique. Le code le plus connu (et aussi le plus étudié) est celui de la chimie. La représentation d'une substance chimique par le recours à un code sémiotique présente trois catégories d'avantages : elle est conforme a la dénomination ; elle visualise la molécule en la trans-crivant au plan visuel ; elle confirme la classification qui ordonne les connaissances en chimie (Dagognet, 1969).

est certain que, dans la perspective d'un apprentissage systématique, cette visualisation jouerait un rôle d'aide et

de support.c) Décrire les systèmes de sémiologie graphique utilisésPar les disciplines scientifiques serait une tâche trop lon-gue. Pour donner un aperçu synthétique de cet ensemble, il nous suffit d'évoquer les deux tendances majeuresde ce mode de représentation. Il s'agit, d'une part, de tous les traces et inscriptions obtenus par le truchement d`une instrumentation plus ou moins complexe, et, d`autre part, du traitement graphique de données ou de résultats expérimentaux (Bertin, 1977 ; Latour, 1985). Dans la première catégorie –et pour s`en tenir au seul domaine des sciences de la vie-on peut ranger les tra-

ces électrographiques (encéphalogramme, électrocardio-gramme. ..) comme les enregistrements obtenus avec des procédés où l'électronique et l'informatique interviennent massivement (comme dans le cas de l'enregistrement du potentiel d'action d'un neurone). Par exemple, toutes sor-tes de travaux scientifiques utilisent les inscriptions sono-res : les linguistes, les psychologues, les médecins, les neurophysiologistes, les spécialistes d'éthologie où d'orni-thologie... Les cris, les chants, les paroles et, en fait, l'ensemble des bruits phonatoires sont un moyen de com-munication universel. La reproduction sonore s'est bana-lisée et dans leurs publications les spécialistes se sont préoccupés de transposer le son en une représentation graphique. Mais le son est, par essence, impalpable et non visualisable. Pourtant, dès le début du XXe siècle, des appareils ont rendu possible cette opération à partir des propriétés vibratoires du son. Un capteur enregistre les variations de la pression de l'air provoquées par l'émission sonore, et les transmet à un stylet qui laisse une trace sur une feuille de papier. Les appareils classiques des années 40 ont été remplacés par des sonographes digitaux plus performants qui visualisent et donc inscrivent instantanément sur papier ou sur écran les sons émis, le chercheur pouvant même ajuster et filtrer l'image. Le son transformé en une inscription-image visuelle devient une trace et une preuve communicables.

d) L'imagerie scientifique — et tout particulièrement l'emploi de la photographie — transforme doublement le monde qui nous entoure, tel qu'il est perçu par les sens. En premier lieu, elle transforme la réalité pour la rendre visible et analysable scientifiquement. Mais surtout, elle filtre le réel, le sélectionne, l'organise et le structure pour en faire un nouvel objet. Elle métamorphose du réel com-plexe en des éléments simples, des paramètres que le cher-cheur peut comprendre et contrôler. Ces dernières années, une véritable explosion technologique a doté les scienti-fiques d'un appareillage hautement sophistiqué qui leur

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12 / LA VULGARISATION 1482

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Le schéma est une illustration qui oscille entre concrétude et abstraction, ici le vulgarisateur utilise le schéma pour visualiser un modèle. La cellule synthétise des récepteurs ce qui provoquera la libération de cholestérol. (D'après La Recherche, 179, juillet-août 1986, p. 899.)

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L'un des très nombreux dessins qui schématise la structure d'une immunoglobuline. La silhouette en Y est devenue le pattern visuel du concept d'anticorps. Cette silhouette est répétée de façon obsessionnelle dans tous les documents de divulgation. Elle est même largement utilisée dans les publicités des firmes phat-maceutiques pour les anticorps monoclonaux. (D'après La Recherche, 177, mai 1986. p. 682.)

permet de rendre visible l'invisible, et mesurable l'infi-niment petit. Bref, le donné à voir dans le cas de la pho-tographie scientifique non seulement n'est pas a priori compréhensible, mais plus encore, par sa simplicité appa-rente et son analogie trompeuse, devient une sorte de « miroir aux alouettes ».e) Ce périt inventaire serait incomplet si nous ne men-tionnions pas les schémas. Pourtant, le cas du schéma est particulier. Outre que le terme recouvre un univers illus-tratif très large (le schéma a plusieurs fonctions et se range dans de nombreuses catégories), il désigne de plus en plus un mécanisme intégrateur, sorte de modèle du fonctionnement intellectuel (Rumelhart, 1980). Qu'est-ce qu'un schéma ? Le schéma est une représentation figurée mais dessinée avec une stylisation plus ou moins forte qui présente deux caractéristiques ; il apporte une valeur d'objectivation en ce qu'il concrétise et figurabilise ; simultanément, il simplifie, généralise, souligne et met en relation ce qu'il cherche à transmettre. Le « schéma permet de parvenir à n'exprimer que l'essentiel, à se dégager de tous les détails inutiles ; il permet d'atteindre une certaine abstraction, mais il garde un caractère concret grâce au fait qu'il s'agit d'une expression figurative » dit fort justement Vezin (1986). Le schéma appartient bien au registre de l'imagerie scientifique, mais il est surtout l'outil privilégié des préoccupations pédagogiques ou vulgarisatrices.

Cependant les règles mêmes de production brièvement rappelées (et qui nous ont permis de dresser cette typo-logie) ne sont pas sans influence sur les pratiques de reconnaissance. Il est nécessaire de rappeler d`abord que celle-ci est directement dépendante de l'analogie « objet

scientifique/imagerie scientifique », Ce rapport se dégrade rapidement puisque l'image scientifique analogique est peu fréquente. S'interposent d'abord une instrumentation qui pallie les limites de la vision (microscope, scanner, caméra...) puis le détour des signaux électriques et chimiques qui deviennent représentatifs d'une activité biologique (Jacobi, 1984). Le lecteur du document de vulgarisation pour décoder l'image scientifique : tente de reconnaître le cheminement qui a permis au spécialiste de la construire. Faute de pouvoir reconstruire un j tel itinéraire, l'image perd une grande partie de sa signification.

B. La figurabilité des concepts

En second lieu, dans les documents scriptovisuels de vul-garisation intervient un autre système dit de recherche de figurabilité qui, particulièrement dans un souci de divul-gation, joue un rôle essentiel. Le schéma en constitue l'articulation. Il se trouve à mi-chemin, d'une représentation analogique déjà stylisée ; mais, simultanément, il confère une valeur de concrétude à une notion qui, au départ, a un caractère abstrait (Vezin, 1986).

Le concept de figurabilité, emprunté au fondateur de la psychanalyse, est l'un des plus féconds pour évoquer cette quête, au sein du texte, de ressources susceptibles d'aider à transposer au plan figuratif des idées par essence abstraites (Freud, 1967 ; Lyotard, l978 ; Fresnauît-Deruelle et Urbain, 1984). Le schéma, et ce parfois arbitrairement, amorce ce mouvement de représentation visuelle.

La figure dans les discours de vulgarisation, quand elle ne puise pas dans l'imagerie scientifique (qu'elle recon-

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1483 ECRITURES SIMPLIFIEES [117]

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textualise, détourne et apprivoise pour qu'elle devienne un outil de divulgation) peut construire un système de reformulation au plan visuel des connaissances scienti-fiques et, pour cela, elle utilise un certain nombre de pro-cédures (Jacobi, 1987): la réification et l'animisation, le détour rhétorique, le réalisme grotesque (Bakhtine, 1970).

Les images de cette seconde série sont toujours dessi-nées. Analogiques, elles conservent un caractère trivial, humoristique parfois. Ce sont de réelles tentatives pour tenter de produire des équivalents visuels, sorte de pensée en image (Arnheim, 1976). C'est probablement pour cette raison qu'on leur attribue une fonction d'accroché dans la vulgarisation et en particulier pour les couvertures de magazine.

L'omniprésence de l'iconographie dans le paratexte des documents scriptovisuels de vulgarisation peut s'analyser d'un point de vue formel. Image empruntée à la science, ou image créée dans une perspective de reformulation visuelle: deux catégories différentes donc. Cependant, aussi pertinente soit-elle, cette typologie laisse irrésolue une question : dans quelle mesure l'image peut-elle aider le lecteur à s'approprier des notions ou des concepts scientifiques (Bresson, 1981)? Pour chacune des planches publiées, on peut travailler simultanément en production et en reconnaissance (Veron, 1984). C'est d'abord une analyse de la nature de l'imagerie qui permet de prévoir et de recenser les « lectures » dont elle pourra faire l'objet dans la littérature de vulgarisation. L'imagerie scientifique offre les mêmes avantages que n'importe quelle image (par exemple, elle est associative et non linéaire comme le texte ; elle a une valeur de figurabilité puisqu'elle représente, sous une forme différente, des signes abstraits dans la langue ; elle est plus souvent analogique qu'arbitraire, etc.). Mais elle se distingue du régime coutumier de l'image. Elle appartient de plein droit à l'activité de recherche. Elle représente un moyen de codage, un système sémiologique qui tend à s'auto-nomiser. L'imagerie scientifique — toutes les caractéris-tiques mises en évidence tendent à le prouver — occupe, au sein du document spécialisé avec lequel elle est publiée, une place essentielle. Non seulement elle exprime sur le mode figuratif des faits ou des données scientifiques, mais de plus, elle leur confère le statut de preuves objectives. En somme, c'est sur l'imagerie qu'il renferme que le texte scientifique spécialisé construit les preuves du rai. On comprend bien dans ces conditions pourquoi les vulgarisateurs tentent de réutiliser ces images. Cependant le statut de l`imagerie scientifique — aussi précis soit-il à l`origine- se modifie par le contexte d`usage. Dans ledocument de vulgarisation scientifique, la même plage visuelle peut facilement devenir autre.. L'image que l`auteur mobilise est un élément de discours. Il lui donne sens tout autant qu'il se sert de sa signification initiale.

M-BAHO^1*^ la Pemée vlsueUe' Paris, Flammarion, 1976. -&sowiiJ^'-^r^e&^la':!ia

k <*/fure populaire-auMoyen Age W« tetraherh*'"*' ^^ Gallimard;. 1970. — J.BERTIN,' Le graphi-~ F- KmssoK%tc"Pf''9Uede l''nf°rmat<°"< Paris. Flammarion, 1977. Con""unkations "?? °mpétence ic°nique « compétence linguistique », in • J- 1981, p. 185-196. — F. DAGOONET, Tableaux ei lan-

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D. JACOBI

—» Images et formes [64], Imagerie, cognition et communica-tion [801, Modèles de la cognition [83!, Schéma [92], Vision et cognition [9]!, Image(s) et crédibilité [105.3].

[117]

ECRITURES SIMPLIFIEES

Est-il sûr que le savoir reproduise le réel ? La réponse des philosophes est souvent embarrassée. Ils voudraient bien atteindre l'« essence », mais ne cessent de souligner les dangers du reflet — l'inquiétante figure du « double » qui, se substituant à l'original, prétend en tenir lieu. De plus, ils font valoir la quasi-impossibilité qu'il y a à effectuer une copie semblable au modèle : comment distinguer, dès lors l'une de l'autre (Platon, Cratyle, 432 cd) ? On connaît la version humoristique de l'argument : le pays où des géographes trop scrupuleux ont constitué une carte d'une dimension égale à celle du territoire est voué à oublier l'art de la cartographie, les œuvres produites partant en lambeaux, au fil du temps (Borges, 1965). Isométrique et isomorphe (Apostel, 1964), la projection devient inutile et ruineuse. Enfin, le soi-disant réel qu'on prétend peindre, comme s'il préexistait à l'opération, qu'est-il, au bout du compte? Ne résulte-t-il pas lui-même d'un travail initial de traduction? Peut-on le concevoir sans l'homme qui le focalise? (Dagognet, 1979). En vérité, tout ce qui existe est condamné au résume : la super-image.

A. L'univers et ses « contractions »

Comme le voulaient Leibniz et d'Alembert, la science s'abrège en s'augmentant. La pensée, en cela, ne fait d'ailleurs que reproduire la vie, probablement aussi la

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matière. Ainsi les graines résument-elles les plantes, deve-nant l'indice de leur taxinomie possible (de Jussieu). Et quelques photons issus des confins de l'univers suffisent pour en reconstituer l'histoire : car le passé est inscrit dans cette lumière fossile. L'origine du monde est encore là, dans ce qui subsiste d'agitation thermique (le fond « bruyant » à 3°K), la formation et l'évolution des systèmes planétaires dans la composition de certains fragments de matière éparse (comètes, atmosphères, roches, etc.).

S'il est vrai que, dans ses grandes lignes, l'ontogenèse récapitule la phylogénèse (Haeckel), l'individu — lui-même un résumé — n'a pu comprendre ie monde qu'en le simplifiant. Par le geste d'abord, la mimique qui reproduit en réduisant. A l'origine de la représentation, l'héliogravure universelle et spontanée de la nature (les ombres silhouettent les objets) a pu jouer un rôle inspirateur. Mais le vocal supplantera vite le gestuel : le mimodrame global se fera laryngo-buccal. II gagnera en concision (Dagognet, 1982). Voilà comment on s'approprie le monde: intussusception qui n'est guère qu'une sublima-lion de l'acte de se nourrir, autre manière de condenser.

Ainsi le langage est-il déjà, à lui seul, un procédé de maîtrise et d'allégement. Pour signifier la chose, un simple son suffit, et l'on peut parler d'elle en son absence. Mais on se libérera bientôt de la voix, encore trop matérielle, et de faible portée. L'écriture ouvrira la marche à l'abstraction, à la communication à longue distance, dans le temps et l'espace, à la nécessaire généralisation. Ainsi, le hiéroglyphe commence par silhouetter la maison ou le soleil. Mais de symbole, il devient rapidement signe. Le lien avec le sensible s'éloigne. On peut le regretter mais, a la limite, le pur arbitraire suffira. Il sera même préférable : plus économe, moins ambigu. Faut-il pousser plus loin, rendre les langues vraiment heuristiques ? Nouvel Hermogène, Swift s'y est risqué : un linguiste de Balni-barbi, on le sait, proposait de ne garder qu'une syllabe par mot, de supprimer verbes et qualificatifs, et même de ne conserver que les seuls noms des choses ayant une réalité. Un autre, encore plus radical, prévoyait de supprimer les mots eux-mêmes. Mais le projet tend évidemment à la sottise, la concision la plus extrême se retournant en dépenses extravagantes : sans langage, en effet, ce sont les choses qu'il faut alors transporter avec soi, de sorte que le gain en universalité (les différents outils et instruments, à peu près identiques chez tous les peuples, permettent assurément une communication immédiate avec les étrangers) est compensé par la contrainte de poids (pour des sujets de conversation abondants et variés, les hommes, ployant sous le faix des choses, se transforment en colporteurs). Une simple raréfaction du langage, d'ailleurs, comme celle qui sévit chez les Houyhnhnms (qui ne connaissent ni le mensonge, ni l'expression du mal), posera déjà bien des problèmes (Swift, 1726).

B. Les « projections » philosophiques

Avant la science, pourtant, et pour des raisons évidentes, la philosophie proposera des écritures simplifiées. Le

concept (de cum capire, prendre ensemble) qui ne conserve que les traits essentiels d'une famille d'objets est déjà un opérateur de condensation. Mais les concepts eux-mêmes sont le plus souvent hiérarchisés. Lorsqu'ils échappent à un ordre strict ou large, total ou partiel, ils entrent tout de même dans des organisations graphiques qui les soumettent à de grandes articulations transversales, des « transconcepts » (Granger, 1976) qui les commandent. Mieux, le système, qui traduit et concentre le monde, se résume dans des schémas formels (Parrochia, 1987). On sait aussi que des impératifs de stabilité et de cohérence rendent nécessaires des procédés de symétrisation et d'harmonisation entre régions disparates (Guéroult, 1957). Au fil de ces correspondances secrètes, l'image acquiert une redondance. Comme dans un hologramme, il arrive à la partie de refléter le tout, sans perte majeure d'information. La projectivité est à son comble. Soit l'exemple des classes de citoyens de la République platonicienne. Artisans, guerriers et sages-législateurs (qui reproduisent la tri-fonctionnalité dumézilienne) ont leur correspondant dans l'âme (le désir, le courage, la raison) mais aussi bien dans le corps (le ventral, le thoracique, le cérébral). Plus tard, la physiognomonie prétendra lire sur les visages un résumé de ces corps : la bouche reproduirait la région désirante, le regard et les joues pourraient s'accorder au souffle et aux émotions, enfin le front condenserait la tête elle-même, l'élément théorique, le contemplatif. Gall, le phrénologue, poursuivra la tri-partition sous la calotte crânienne (à l'avant, l'intelligence et ses talents — les bosses ; au milieu, avec le temporal-pariétal, l'univers des passions; à l'arrière et en bas — ie cervelet —, les instincts archaïques, le paléo-cerveau) (Dagognet, 1982).

Plus généralement, Spinoza, et surtout Hegel tendront à inscrire dans le système (abrégé du monde) leur propre image : la méthode qui le résume et dont il n'est que le déploiement. Encore imparfaitement réfléchie au xvii- siècle, la pensée philosophique cherchera ainsi à condenser la nature dans une culture devenue consciente d'elle-même. Nui doute que l'auteur — l'homme lui-même — ne laisse sa trace dans l'œuvre. Comme le suggère H. James dans l'une de ses nouvelles, l'« image » est toujours dans le « tapis ».

C. L'économie du savoir scientifique

Le monde ne peut se focaliser dans les systèmes philo- sophiques sans perte ni déformation. Souvent lit de Pro- custe. ceux-ci tronquent la réalité qu'ils résument à grands frais : on perd en précision ce qu'on gagne en extension. La science substituera à ces projections anisomorphes d'authentiques abrégés. Examinons quelques-uns de ses succès.

I /' LES MATHÉMATIQUES 1

Elles sont une source d'écritures simplifiées. La mise en facteur en est un exemple trivial. Du fait de la distributivité,- la somme de deux multiplications n'est que la mul- ;

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tiplication de deux sommes: l'expression ac + bc se ramène à (a + b)c. Autre exemple, non moins significatif : le remplacement de la multiplication (opération longue et coûteuse, en l'absence de machine) par l'addition (plus courte et plus rapide). Grâce à la fonction logarithme et à une table de correspondances, le produit ab sera calculé à partir de Log ab, obtenu comme la somme de Log a et de Log b. Inversement, on calculera facilement la division a/b à partir de Log a/b, la banale soustraction Log a-Log b. Les diagrammes logiques de Vien, Veitch et Carroll, tout comme les cartes de Karnaugh vont dans le même sens (Dagognet, 1979).

Ajoutons à ces exemples canoniques le repère cartésien, ainsi que l'algorithme du calcul différentiel :a) Qu'est-ce que le repère cartésien sinon, comme l'écritson inventeur, une possibilité de chasser les figures (quiencombrent les raisonnements) ?— Un couple de nombres codant un point, l'ensemble des points (ou courbe) n'est que l'ensemble des couples.— Si, en tout point, une même relation se repère entre les deux nombres, on peut définir la courbe de manière concise, en remplaçant les nombres par des inconnues (x et y).— Dès lors, on ne travaillera plus que sur le « polynôme », le géométrique n'étant retrouvé qu'à la sortie (tracé de la courbe).b) Deuxième exemple, non moins significatif : le calculinfinitésimal. La question des quadratures empoison-naient les débats médiévaux. Comment remplacer lacourbe par une multiplicité indéfinie de segments de lon-gueur décroissante sans commettre, à la limite, uneerreur? La notion de « dérivée », ou limite δx/δy du rap-port Δx/Δy des accroissements de la fonction y = f(x)quand Δx et Δy tendent vers zéro [ce qu'on note encoref (x)] résout la question. L'opération inverse — qui prendla « primitive » de cette dérivée, notée f'(x)dx —redonne la fonction. D' où une double économie :a) Quelle que soit l'interprétation (finitiste ou non) qu'ondonne du calcul, on a assigné à la fonction un élémentlocal qui la résume (sa pente) ; b) on a exprimé la« somme » de ces éléments locaux — à quoi se réduit f(x)au moyen d'une écriture compacte. Au surplus, des << algorithmes » permettent de passer très facilement de A i onction à la dérivée et inversement : ainsi la dérivée e x est xn-1 ' tandis que la primitive des fonctions de type xⁿ est xⁿ+ 1. D'où, pour nxⁿ-1, une primitive égale à nxn/n — autrement dit xⁿ. La géométrie, là encore, s'efface devant le traitement algébrique.

Examinons cependant une objection — et de taille.• Apparemment, le structuralisme mathématique contemporain tourne le dos à l'économie : n'aboutit-il pas à laP us fantastique création de structures jamais entreprise ?Grave erreur !A travers ses théories les plus englobantes (théorie des ensembles, théorie des catégories, algèbres homologique) il marche, au contraire à la compression , à l`allegement, à la simplification la plus grande –qui, il est vrai, passe parfois par des phases de <dépense>. Mais on ne dépense que piur gagner davantage : c`est le principle même de l`économie ! Grâce aux

multiples correspondances entre espèces de structures, peu à peu, l'unité des mathématiques se fait jour. En outre, il y a plus. Quoique nous ne puissions le montrer ici, les problèmes de minimisation de la complexité sont mathématiques par excellence. La caractérisation de la complexité logique d'une preuve ou d'un problème, l'« incompressibilité » d'un algorithme sont un des grands soucis des logiciens (Girard), mais aussi des catégoriciens (Pierce) et non moins des théoriciens des graphes et des algorithmes (Gondran) que des informaticiens (Chaitin). Un certain nombre de limites, d'ailleurs, se font jour: car, en deçà d'un certain seuil, rien ne se résume plus. Ainsi, l'aléatoire ne peut guère que se simuler.

II / LES SCIENCES EXPÉRIMENTALES

Parmi les plus abréviatives, la chimie se manifeste non seulement par sa réussite voco-structurale — le fait de ramener la multiplicité effarante des substances et des appellations à une nomenclature unique et organisée — une centaine de corps fondamentaux réunis en un tableau synoptique (la classification de Mendéléev) exprimant à lui seul leurs propriétés et relations (Dagognet, 1969) mais par l'invention d'une iconographie nouménalisante (sché-mas de Fischer et de Tollens) débouchant sur un graphe et une algèbre [systèmes DARC (OU système de documen-tation et d'automatisation des recherches et corrélations) et DEL (descripteur linéaire segmentaire) de MM. Dubois et Viellard (Dagognet, 1973).

III / L'ART

On notera que de telles réalisations ne font que prolonger l'effort des artistes — C. Lévi-Strauss ne définissait-M pas déjà l'œuvre d'art comme un « modèle réduit » (Lévi-Strauss, 1962)? — et que l'idée d'écritures simplifiées trouve son aboutissement chez les théoriciens modernes de la graphie (J. Bertin), dans la technique informatique de l'analyse des données et des correspondances (J.-P. Benzécri) — où l'ordinateur est utilisé pour réduire les dimensions d'un tableau et en saisir les aspects essentiels — enfin, dans de nombreuses techniques d'analyse et de traitement de l'information en sciences humaines (J.-C. Gardin). Malgré d'évidentes limites (à la fois théoriques et pratiques) qui font que le « moins » finit tout de même par amoindrir, voire « supprimer », on peut soutenir que la simplification est augmentative. ou, comme l'écrit de manière encore plus concise M.-F. Dagognet, que « moins est plus » (Dagognet, 1990).

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12 / LA "VULGARISATION 1486

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D. PARROCHIA

L'idée même de vulgarisation du savoir scientifique impli-que sa diffusion au plus grand nombre de gens possible, et, pour tout dire, au « peuple », pour lequel on simplifie des énoncés terriblement complexes. On peut à cet égard préférer le terme de « divulgation » dont la connotation est nettement moins péjorative. La démocratisation du savoir redonne en plus de la rigueur à la vieille idée positiviste : plus on sait et mieux on maîtrise, on conquiert sa liberté lorsqu'on a la clé de son environnement actuel. Aux yeux de certains, ce scénario idyllique cache mal l'enjeu social qui est à son origine : un savoir abusivement confisqué par de suprêmes compétences : savants, chercheurs, universitaires qui le détiennent, le produisent et ne le lâcheront qu'au compte-gouttes. D'autre part, comme le rappellent D. Jacobi et B. Schiele « le terme de vulgarisation distingue son objet négativement, c'est-à-dire par rapport à une culture supérieure dont il ne serait qu'une forme dégradée ». Si Jean-Marie Pelt tente dans La prodigieuse aventure des plantes d'introduire « le public, tous Ses publics, dans ies secrets du monde végétal, de son histoire » (page 8), si Jean-Pierre Changeux prétend dans l'homme neurona! (1900) ouvrir le système nerveux « à un public plus large que celui des spécialistes » (préface, page 8), le soupçon, voire la franche moquerie viennent parfois frapper un public semi-populaire avide de connaissances. Ainsi Jean-Marc Lévy-Leblond (1974) imagine-t-il que « sur les rayonnages du

salon, l'astrophysique et la neuro-biologie prédigérées joueraient le même rôle que les épluche-légumes et presse-fruits électroniques SUT les étagères de la cuisine : non uti-lisées mais rassurantes. Le monstre serait apprivoisé puis-que sagement endormi dans la maison ».

De la même façon, toute une critique sociale oppose aux détenteurs d'un savoir ordonné et légitime les minables galériens de la culture, empilant au hasard des connaissances disparates sans se soucier de leur caractère hiérarchisé et par conséquent hiérarchisant : < Le petit-bourgeois, toujours exposé à en savoir trop ou trop peu. à ia façon des héros de jeux télévisés que leur érudition mai placée rend ridicules aux yeux des esprits cultivés » incarne selon Bourdieu (1979) ce désir furtif et fautif de s'empiffrer de connaissances rapides en coupant à travers champs, en faisant l'économie de tout cursus scolaire et universitaire.

Une telle situation, moins caricaturale qu'on ne le croit, rendrait normalement impossible l'édition de livres de vulgarisation scientifique : des savants hautains, peu enclins de surcroît à l'écriture, regarderaient de haut la foule des damnés de l'ignorance. De fait, comme le dit encore Jean-Marc Lévy-Leblond, « la vulgarisation et l'information sont encore considérées comme des activités secondaires sans prestige professionnel et parfois tenues dans le léger dédain d'une tâche de remplacement, tout juste bonne pour les pontes à la retraite... Un élitisme inavouable mais considérable, sentiment de supériorité et de crainte à la fois, règne encore dans les milieux scien-tifiques. »

Pourtant le livre de vulgarisation scientifique existe, ila ses « stars », tels Hubert Reeves ou Stephen Hawking,mais connaît de grandes difficultés que l'on peut tenterd'analyser.

Alors que les revues et-périodiques de diffusion scien-tifique se portent plutôt bien (Ça m'intéresse atteint les 420 000 exemplaires, Science et vie 350 000, La recherche 70 000, Sciences et avenir 50 000, et la revue Pour la science, édition française de Scientific American, annonce un lectorat régulier de 1 200 000 personnes sur la planète) l'édition de livres stagne considérablement dans notre pays. Il n'y a sans doute pas là de contradiction très forte. On peut émettre l'hypothèse selon laquelle le public des revues est un public assez cultivé, qui ne verra dans un article de revue mensuelle qu'un complément d'une information dont il possède les bases. Les livres de diffusion scientifique concerneraient cet éternel échantillon de gens cherchant dans la science un aliment à leurs fantasmes (d'où le succès des « Origines de... ») et ne discriminant pas clairement la réelle information scientifique clarifiée et l'abandon au sensationnalisme : des sujets aussi édifiants que « Les pouvoirs de la lune », « Le billard de la fin du monde » ou « Ces maisons qui tuent » pouvant se parer de la présentation « Dossiers » ou « Documents ».

Par ailleurs, les magazines et hebdomadaires contri-buent à schématiser, souvent pour le pire, des livres aux données complexes. Ainsi l'ouvrage de Jean-Marie Bourre, La diététique du cerveau (1990) qui analyse l'uti-

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ÉDITION (Politique de I')

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Libido sciendi : fringale et orgie.

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lisation des aliments par la biochimie cérébrale est sché-matisé par ce titre à la une : « Que manger pour être intelligent ? ». Dans un autre numéro, on déduit des pro-pos de Jean-Pierre Changeux sur l'infinie complexité neu-ronique que « l'Esprit, c'est fini »! Tant pis pour les bergsoniens, ils n'avaient qu'à y regarder de plus près: ce sujet complexe est lui aussi présenté en couverture comme « Révélations sur les origines de la pensée » sur tond de pyramide étincelante : un tiers de lumière comme « preuve en soi », un tiers de géométrisme pour la rec-titude de cette pensée, un tiers d'égyptologie de pacotille pour l'adepte des mystères mêlant volontiers science et bandes dessinées : ne pouvant accéder à l'essentiel on accroît le pittoresque aurait dit Gaston Bachelard.

La politique générale des éditeurs consiste en général en un subtil decrescendo allant du très complexe vers une simplification et un schématisme qui, s'ils n'entrent pas arrement dans l'inexactitude, concèdent beaucoup à ..imaginaire : J°ël de Rosnay (1980) « pédagogise » beau-coup le mécanisme de l`ADN en représentant ses quatre bases comme les montants d'une échelle ou sa duplica-tion comme une fermeture-éclair qu'on ouvrirait.Chez Flammarion la <nouvelle bibliothèque scientifique» relevé de la haute divulgation. Il faut bien « écrire

la science » et l'écrire de façon à ce que le lecteur le plus exigeant y trouve agrément. Des titres tels que les Objets fractals de B. Mandelbrot, Horloges biologiques de L. Robert ou Objets quantiques de S. Lochak, S. Diner et D. Fargue peuvent difficilement connoter l'idée de vul-garisation si on prend ce mot au sens étymologique. Le dernier ouvrage cité ne comprend que deux formules et il présuppose connue la théorie des quantas. Un ouvrage de Max Planck présuppose également que l'union ondes-particules est chose acquise par le lecteur auquel on n'infligera pas un cours de physique élémentaire.

En dessous, les éditions Flammarion proposent avec « Champs » des essais écrits par des hommes de science conscients d'avoir à expliquer la science en reprenant par exemple les bases de la biologie : cellules, gamètes, chro-mosomes, protéines, acides aminés. Le succès de livres tels que ceux de Testard, L'œuf transparent, ou Ruffié, Traité du vivant montre l'intérêt pour la vie en général et le problème de l'origine en particulier. On retrouve cet intérêt dans la vulgarisation "du phénomène de la nais-sance de l'univers ou l'évocation des premiers instants qui suivent le « big bang ». Il y a là de quoi intéresser un psychanalyste.

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La politique des éditeurs en matière de vulgarisation du savoir scientifique peut donc se lire dans l'ouverture plus ou moins grande d'un éventail de collections censées se superposer à un lectorat extrêmement nuancé. Contrai-rement à la méthode cartésienne on va ici du complexe au simple dans l'ordre du discours : ouvrage pour spécialistes, public cultivé, essais spécialisés, livre pour grand et même très grand public souhaitant (de façon illusoire ?) faire le détour d'un astreignant cursus scolaire de base. Au bas de l'échelle, si l'on veut bien éliminer les collections qui intègrent hypocritement des pseudo-sciences, en feignant de les considérer comme potentiellement vraies (occultisme, astrologie), se trouve le livre de vulgarisation qui tend vers le sec manuel scolaire. La « Bibliothèque pour la science » des éditions Belin présente ainsi d'excellents et clairs ouvrages : Les volcans, L'évolution, La chimie...

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A. MASSE-STAMBERGER

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Le labyrinthe du classement rectiligne.

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1489 ENCYCLOPEDIE [1731

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ENCYCLOPÉDIE

►Cercle-Hiérarchie- Ordre-Renvois-Réseau-Savoir-Système

Le terme encyclopédie (Rabelais, 1532) est une adaptation de l'expression grecque egkuklios paideia (Plutar-que), qui désignait une instruction circulaire, autrement dit, embrassant le cercle entier des connaissances. Initia-lement, cette idée de cercle est purement métaphorique. Elle ne désigne au départ qu'un pur rassemblement, sans souci d'organisation interne. Il s'agit, avant tout, de sauver de l'oubli. Mais très vite, l'accumulation induit des heuristiques. Pour mieux retrouver, il convient non seu-lement de concentrer mais encore de répartir. En ce sens, l'art de la collecte est aussi vieux que l'humanité, peut-être même que le monde — car la nature, elle aussi, se résume, se récapitule et se concentre (Haeckel). Philoso-phiquement, le projet encyclopédique peut donc être situé dans le prolongement non seulement des anciens « arts de mémoire » (voir art. « Fichiers », [174]) mais encore de la mémorisation matérielle inscrite au cœur de l'être. Comme le montrait pertinemment Leibniz, tout fragment d'univers est un palimpseste : une pierre, un rayon lumi-neux nous renseigne sur les origines. Et Claudel, dans sa philosophie du livre, rapprochait la bibliothèque et la mine de charbon, toutes deux pleines de fossiles, d'empreintes et de conjectures. Ainsi, rien n'existe sans laisser de traces, et le monde, en ce sens, est à lui-même sa propre encyclopédie.

A. Les premiers rassemblements

Loin d'être idéologique, le projet humain se borne donc a réfléchir l'entreprise naturelle. Comme le montrait Diderot (article « Encyclopédie » de son Encyclopédie), un dictionnaire universel des sciences et des arts n'est qu` une immense campagne couverte de plaines, de rochers, d'eaux, de forêts et d'animaux. Or, de même que la culture résulte de la sédentarité, la tentative encyclo-pédique suppose au départ quelque accumulation primi-tive. Er de même qu'on passe de la chasse et de la cueillette à l'agriculture et à l'élevage, autrement dit d'une vision séquentielle-linéaire du monde à une vision plus c culaire, il est normal qu'on passe du livre au livre des livres 1` espace de l'encyclopédie n'étant qu'un analogon de l'espace centré de la ville ou du village. Dans cette démarche, trois opérations fondamentales sont à l`œuvre : d` abord on énumère ; ensuite on rassemble ; enfin, seulement, on classe. Ainsi, les premières écritures sont des purs dénombrements et les grands textes de la périodique historique contiennent encore beaucoup de considérations numériques et généalogiques (Veda, Bible) ; viennent ensuite les encyclopédies au sens propre:

celle de l'Egyptien Amenope (1250 av. J.-C), celles d'Aristote (400-350 av. J.-C.) et de Pline le Jeune (23-79 apr. J.-C.), puis les grandes encyclopédies du Moyen Age (Isidore de Séville, Vincent de Beauvais, Bartholomeus Anglicus, Brunetto Latini) ainsi que de la Renaissance (Georg Valla, Raphaël Maffei, Johann Heinrich Alsted, Wolfgang Ratke), qui, toutes, présentent une organisation systématique de la connaissance, en fonction de certaines idées préconçues ; à cet ensemble appartient encore l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (1751-1780), quoique cette dernière combine au moins deux ordres : le systématique et l'alphabétique (Dahlberg, 1976).

Cette prolifération croissante des catalogues et des recueils, du Moyen Age à la Renaissance et aux Lumières, résulte probablement de l'interférence de deux domaines : celui des registres et des livres de compte d'une part, car les systèmes comptables qui se constituent en Italie dès le xve

siècle serviront de modèles de compréhension et de décision dans la pensée et dans l'économie, inspirant par la suite chimistes, naturalistes et physiciens ; celui des institutions, d'autre part, car les calculs, vérifiables et publics, prennent inévitablement un tour institutionnel, le travail de contrôle et de mesure qui les caractérise engendrant l'état et en résultant tout à la fois (Dagognet, 1984).

A cela s'ajoutent des raisons plus spécifiques. A partir du milieu du Moyen Age, la connaissance des anciens tend à être organisée synthétiquement. Pour la foi chré-tienne qui cherche à se structurer pour mieux régner et se transmettre, les recueils empiriques des « sentences » des Pères de l'Eglise cèdent bientôt la place aux premières « sommes » théologiques qui, très vite, ne seront plus seulement, comme l'indique leur étymologie, des « résu-més » ou des « abrégés » (le latin summa signifie initia-lement « partie la plus haute », donc, par extension, partie essentielle, totalité), mais des sommes « systématiques », ancêtres des véritables systèmes philosophiques qui se développent (explicitement comme tels) à partir du xvu= siècle sous l'influence de Galilée et du cartésianisme, pour culminer — quoique sous une forme assez différente — dans l'idéalisme allemand, notamment chez Hesel.

B. La question de l'ordre

La question d'un ordonnancement du savoir est, en effet, l'une des plus importantes qui soient. Entre la Renaissance et les Lumières, notamment, les penseurs ne cesseront d'essayer divers ordres ou répartitions possibles des connaissances : d'abord influencée par la tradition aris-totélicienne et scolastique (l'ordre des disciplines est censé suivre l'ordre des choses — notamment l'ordre de la créa-tion dans les « sommes », qui suivent les paroles du Credo), cette réflexion logico-méthodologique se libère peu à peu de ces contraintes. Celles-ci peuvent d'ailleurs être interprétées différemment. Si la théologie impose, en effet, d'aller du créateur à la création et, de là, aux créa-tures, la philosophie, elle, adopte plutôt l'ordre inverse,

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allant de la logique à la physique et, de là, à la métaphy-sique. De sorte que Descartes, dans le fameux arbre de la préface des Principes de la philosophie (dont les racines sont la métaphysique, le tronc, la physique et les branches des différentes sciences « appliquées ») — figure inspirée de Lulle et de Bacon — ne renversera en fait que l'ordre de la philosophie scolastique, non l'ordre de la théologie (Gilson, 1966). Toutefois, c'était bien cet ordre philosophico-pédagogique, que suivaient les encyclopé-dies de l'époque, notamment celles d'Alsted ou de Zwin-ger (Totok, 1981).

Diderot et d'Alembert, qui entendent non seulement rassembler et abréger, mais tisser des liens entre les sujets (les fameux « renvois »), domineront les trois problèmes fondamentaux que pose l'entreprise:a) le réel n'est pas fixé une fois pour toutes. Le monde et la connaissance qu'on en prend se transforment. Le livre des livres n'évitera d"étre mort-né que s'il rassemble les talents de pointe et se publie « tambour battant » ;b) à l'ordre alphabétique doit se superposer une « archi-tectonique » : héritée de Bacon, elle est fondée sur les facultés humaines, enchaînant trois secteurs: l 'histoire (mémoire), la philosophie (raison), la poésie (imagination). Une souplesse dans la taille des articles devra, au demeurant, s'allier à la volonté prospective. L'avenir doit s'inscrire dans l'organon;c) Kam distinguait deux dimensions de la connaissance : l'extension et la teneur (ou intensité). Le livre des livres peut-il les concilier ? Imparfaitement, certes, et provisoi-rement. Mais Diderot, en cela leibnizien, rêve d'une langue universelle, pourvue d'une nomenclature bien faite, sur laquelle édifier un savoir définitif (Dagognet, 1984). Nul doute que l'entreprise n'ait réussi que parce que le rassemblement — sous cette forme — était encore pos-sible. Mais la modernité, pour avoir automatisé l'indexa-tion, n'y a pas renoncé.

Si l'ordre alphabétique s'impose à partir de Y Encyclo-pédie de Diderot et d'Alembert, et domine la production encyclopédique pendant tout le xix« siècle (avec notam-ment l'Encyclopedia Metropolitana de Coleridge ainsi que les grands dictionnaire et encyclopédie de Pierre Larousse), il se double toujours d'un autre ordre: ainsi, les rédacteurs de la Grande Encyclopédie Larousse remplaceront-ils l'ordre baconien de celle de Diderot par une classification inspirée d'Auguste Comte. Au XXe siè-cle, en revanche, "on verra renaître l'idée d'un classement proprement systématique (Encyclopédie de la Pléiade, Encyclopédie française). Toutefois, l'esprit sera différent des premiers projets, l'idée n'étant plus de constituer un système du monde mais de créer un véritable outil de tra-vail, ce qui suppose, en définitive, sinon la reconnaissance implicite de la prééminence du classement alphabétique sur les autres (Taffarelli, 1980), du moins la nécessité pragmatique de sa présence — fût-ce à côté des autres (L'encyclopédie (Juillet, puis Britannica et enfin Univer-salis l'adopteront). Mais la modernité pose une question cruciale. Etant donné le développement quasi exponentiel des connaissances, un livre de livres — eût-il cinquante volumes — peut-il remplir les rôles autrefois

alloués à l'encyclopédie (mémoriser et résumer les con-naissances acquises d'une part, favoriser le développement d'un savoir nouveau d'autre part)? Une collection légère de quelques centaines de livres-bilans (mais souvent réédites) n'est-elle pas préférable? Mieux, l'informatique ne nous dispense-t-elie pas des encyclopédies'?

C. Les encyclopédies moderneset les nouveaux systèmes d'indexation

Avec l'automatisation, la modernité dispose maintenant d'outils puissants pour résoudre les problèmes que nous avons poses. Notons déjà, dans la récente Encyclopedia Universalis, à côté des trois volumes de thésaurus (index de références directes ou croisées qui incitant l'accès au corpus), l'existence d'un organum contenant en particulier des tableaux de concepts — sortes de schémas graphiques à suivre des cheminements fléchés entre des concepts pris comme sommets : quinze d'entre eux, arbitrairement choisis (parfois désignés par le même mot), ainsi que trois modalités (formelle, opératoire, objectale) et quatre types de relations (implication, implication réciproque, relation indicielle ou de méthode) constituent une amorce de combinatoire. Ne discutons ni des choix ni des appellations. Il n'y a là, certes, que les instruments d'un « jeu » encore assez sommaire, mais il anticipait, croyons-nous, les futurs « réseaux sémantiques » développés aujourd'hui par l'intelligence artificielle. L'avenir des encyclopédies nous paraît moins se situer, en effet, dans la généralisation de l'ordre alphabétique ou la microcollection d'ouvrages légers, facilement modifiables, que dans la constitution d'importantes banques de données — pour l'instant centralisées, mais la miniaturisation rendra cette information nomade — lesquelles éviteront le séquentiel et les inévitables déperditions de temps et de savoir induites par la multiplicité et l'éclatement. Structurées de manière à la fois logique et souple (insistons toujours sur le relationnel), de telles bases constitueront les fondements d'une authentique encyclopédie automatisée. Deux problèmes, rappelons-le, ont longtemps grevé la bibliothèque traditionnelle : l'un est la question de la catégorisation et de l'expression des relations entre les sujets (l'ordre et la nomenclature) ; l'autre la question de la mise à jour des classifications (le changement). De Grolier, dans les années 60, mettait en évidence les limites de la CDU (classification décimale universelle), comme les insuffisances de la ce (Colon Classification ou classification à facettes) dont le langage lui semblait souvent pauvre, voire déficient et trop peu contraignant pour éviter l'empirisme. Il s'intéressait davantage, dès cette époque, à des classifications locales mais logiquement bien faites et plus prometteuses, dans la mesure où elles dégageaient des catégories conceptuelles et des relations : ainsi les travaux de J.-C. Gardin, aujourd'hui associés à l'introduction de l'intelligence artificielle en sciences humaines (de Grolier, 1962). Ne doutons pas que l'étude des classifications traditionnelles garde un grand intérêt épistémologique pour les ency-

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clopédistes modernes : mais, de l'avis même de leurs défenseurs, leur topologie doit changer (au mieux tous les vingt-cinq ans) de sorte que même les classifications alphabétiques, de ce point de vue, doivent être périodi-quement bouleversées (Dobrowolski, 1964).

Il paraît donc naturel de subordonner aujourd'hui la démarche encyclopédique au progrès des langages docu-mentaires et classificatoires et, non moins, des langages d'indexation. Du reste, la modernité a moins répudié les classifications qu'elle n'en a précisé les applications : au fil des débats récents, deux modes de représentation plus complémentaires que vraiment inconciliables se font jour : le rôle synthétique et intrinsèquement structuré des langages classificatoires ; le pôle analytique et plus vir-tuellement structuré des langages combinatoires (Maniez, 1987). Il convient en fait de distinguer l'archivage (la bibliothèque, encyclopédique ou spécialisée) de la docu-mentation (le thésaurus). Langages libres (liste de mots clés) ou contrôlés (descripteurs de thésaurus) appartien-nent cependant à la même classe des langages d'indexa-tion. Mais celle-ci devient de plus en plus automatique et assistée. Récemment, les systèmes experts ont amené une évolution nouvelle. Les thésaurus sont introduits dans la base de connaissance sous forme de listes de concepts normalisées et de systèmes de relations sémantiques (graphes). Le moteur d'inférences exploitera le thésaurus en passant de la formulation de requêtes en langages libres aux équations de recherches du langage contrôlé et, de là, à l'extraction des documents. Peut-être l'approche connexionniste améliora-t-elle encore la souplesse d'établissement et de modification des relations dans les bases de données. L'informatique développe en tout cas, n'en doutons pas, une encyclopédie implicite, ou le support magnétique a remplacé le papier et l'accès par réseaux et terminaux d'ordinateur la lecture cursive des pages.

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FICHIERS

►- Enregistrement — Informatique — Libertés — Mémoire — Panoptisme.

Au fil des siècles une technique cardinale, modeste au départ et pourtant importante et inévitable, a fini par s'imposer : la discipline du fichier et du catalogue, dont on peut penser qu'elle en vient à révolutionner toutes les autres (Dagognet, 1977). Les trois opérations: coder, mettre en mémoire et traiter ce qui a été enregistré sont des aspects fondamentaux de l'heuristique moderne. On ne range pas seulement pour retrouver : le sédimentaire a sa fertilité. On range pour inventer. Le savoir moderne implique de plus en plus, pour se développer, un savoir au carré (ou savoir du savoir). Quand la production scientifique croît au point de devenir immaîtrisable et dif-ficile à dominer, même par le spécialiste, il importe d'autant plus de ne pas perdre son temps en refaisant du révolu. Et pour cela, il convient de savoir archiver. Le fichier est l'instrument d'une réponse à ce défi de la modernité : des connaissances proliférantes, complexes et entremêlées, produites en des lieux différents et qui, par-fois, s'ignorent, quand ils ne cherchent pas, du reste, à préserver quelque « secret ». Il convient donc de stocker les connaissances en un lieu accessible, en évitant cepen-dant le vol des inventions. Pour « rendre à César«ce qui est à César », il faut donc divulguer l'information sans pourtant en trahir le contenu. D'où parfois, un « codage » qui ménagera à la fois l'inventeur et l'utilisateur. On accédera au fichier, mais sans pouvoir entrer en lui comme dans un moulin. Des verrous, des sécurités devront exister. De plus, le fichier, lorsqu'il s'informatise, tend à s'ouvrir aux autres. Il peut être connecté, ce qui le rend dangereux : qui ne sait que la réunion d'images partielles et de profils tronqués finit par reconstituer, tant bien que mal, l'objet total ? Doit-on permettre le cumul d'informations ? Ce cumul est-il, d'ailleurs, évitable ? Faut-il redouter le « panoptisme » déferlant, la transparence trop parfaite qui, finalement, aliène ? Le philosophe, traditionnellement, redoute la mise en catalogue. Volontiers « atopos » ou pseudo-nomade, il craint l'« état policier », dont il subit le pouvoir et réprouve les démarches : la surveillance de la pensée et de l'action. L'histoire de l'institution pénitentiaire ne révèle-t-elle pas la forme moderne de toute société? (Foucault, 1975). Tentons ici de répondre à ces inquiétudes par une étude sereine de cet « art de la mémoire », qui rend possibles, croyons-nous, nos libertés, autant, sinon plus, qu'il ne les menace.

A. Les premiers « arts de la mémoire »

Depuis fort longtemps, n'en doutons pas, l'âme de l'homme est en papier. Pas un instant de la vie, de la naissance à la mort, qui ne soit inscrit sur un registre.

d'Organisation.

■ CLAUDEL, La philosophie du livre, Maesiricht, Stols, 1926. —

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Pourtant, il fut un temps où la lourdeur des supports de récrit obligeait à mémoriser davantage — d'où ces « arts de la mémoire » qui fleurirent à l'Antiquité et au Moyen Age. Or cette première « mémoire artificielle » est d'autant plus exemplaire qu'elle est purement mentale. D'emblée on comprend qu'une disposition ordonnée est essentielle à la mémorisation et au rangement (Simonide retrouve les noms des morts, au fameux banquet de Scopas où le toit de la salle s'est effondré sur les convives, parce qu'il se rappelle l'ordre des places). D'où l'idée que des lieux (loci) — maisons, colonnes, angles, etc. — doivent être associés aux images — formes, signes, symboles (formae, nome, simulacra) —, lesquelles s'évanouissent et finissent par s'effacer lorsqu'elles sont inutilisées. En revanche, les loci ont une permanence et ils peuvent resservir — telles des tablettes enduites de cire où l'on a effacé ce qu'on y avait écrit. Toutefois, l'auteur romain (inconnu) de ces judicieux conseils précise encore sa pensée. Il convient non seulement de bien choisir ces « lieux » (désencombrés, non confus, de taille moyenne, ni trop ni trop peu éclairés) mais encore de bien les distinguer les uns des autres (autrement dit de savoir où commencent et où finissent ces préfichiers). De plus, non seulement les images auront, grâce aux lieux, si l'on peut dire, une « adresse » mais les lieux eux-mêmes seront classés : tous les cinq loci, un signe distinctif (une main d'or, une image d'homme, etc.) rappellera l'ordre des lieux. Plus les images seront frappantes, bien sûr, plus longtemps la mémoire sera vive: en l'absence d'un ancrage sur un support neutre et permanent, ou d'une source d'énergie qui les reconstitue, il faut d'ailleurs les raviver périodiquement au moyen d'un balayage systématique des lieux originaux par la pensée (F. Yates, 1975). L'auteur inconnu de L` Ad Herrenhim — plus que Cicéron ou Quintilien — invente ainsi des principes très généraux, qui ne cesseront de se manifester à l'attention des hommes de rangement : l'ouverture et la fermeture des fichiers, la question des « adresses », celle de la « taille » et du « support », l'organisation interne — ici séquentielle-linéaire, mais Aristote, dans un passage obscur du De memoria et reminiscentia (appendice du De Anima), semble critiquer cette représentation et lui préférer un « accès direct » au topos cherché. Bref, nous avons là tous les éléments — ou presque — de la problématique, qui ne fera que s'amplifier au Moyen Age et à l`Age Classique, non seulement ies « traites sur la mémoire » feront du cosmos entier un système de lieux, mais les grands noms de la philosophie (Lulle, Bruno, Ramus, et bientôt Leibniz) s'inspireront, dans leurs travaux, de cet art ancien. Le premier, en particulier, introduit des éléments combinatoires — pour ainsi dire relationnels — dans son fichier cosmo-religieux du monde. Les figures circulaires de son Ars Brevis (forme abrégée de l'Ars Magna), dont les roues concentriques combinent entre eux les neuf concepts fondamentaux (bonté, grandeur, éternité, puissance, sagesse, volonté, vertu, vérité, gloire), à la fois noms divins, base d'une médecine astrologique et éléments d'une logique naturelle (non scolastique) de la réalité, mettent le monde en

mémoire. Au xvi= siècle, les « roues de mémoire » du De umbris idearum de G. Bruno porteront le nombre des éléments à trente et compliqueront le procédé. Tandis que le ramisme, prolongeant Platon et Aristote, puis Porphyre, renoue avec les structures arborescentes et hiérarchiques, Leibniz, sorte de lulliste mathématicien, retrouvera et développera la combinatoria (terme par lequel Bruno désignait l'art de Luile) (Yates, 1975).

B. Naissance du fichier moderne

Avons-nous jusqu'ici pas trop majoré l'importance de cet art théorique de la mémoire? Le fichier moderne, c'est vrai, est d'abord né de manipulations concrètes biblio-théco-muséologiques : il s'agit d'abord d'emmagasiner et d'organiser des collections (de livres, d'objets d'art, de trésors, de plantes, d'animaux, etc.) — activité monacale, voire aristocratique, que celle qui consiste à conserver, entretenir, « sauvegarder » (en anglais to save), terme qui passera dans le langage para-informatique pour un équi-valent d'« enregistrer » — passéiste en apparence, en vérité révolutionnaire. Après le rangement, en effet, viennent le contrôle — l'indexation et ses effets —, le répertoire bibliographique, par exemple, sous ses différentes formes, fermées et ouvertes (G. Varet, 1956). Si la bibliographie oriente la recherche, elle suffit, inversement, à situer l'œuvre (qui n'est que projection et recombinaison — un concassage-réassemblage) dans un ensemble. Elle est index sui. Mais le savoir est toujours un pouvoir. N'en doutons pas, la science, et aussi la société — dans cette version heuristique du panoptisme — sortiront des fichiers. On commence par constituer des faunes et des herbiers — le « catalogue de la vie » (Dagognet, 1970) —, on continue par l'archivage des substances chimiques. Tôt ou tard, on indexera les hommes. Comment s'est organisée la mise en fiches ? Grand problème epistémo-logique, s'il est vrai que l'étape du rangement — les classements (ordres totaux) et les classifications (ordres partiels) — est un moment décisif des constructions scientifiques : les savants hésiteront quelque temps avant de trouver chaque fois les bonnes « familles », les critères (ou indices taxinomiques) les plus judicieux — il les faut discriminateurs, mais point trop, souples à l'intérieur des classes mais suffisamment fermes pour distinguer celles-ci les unes des autres —, enfin les nomenclatures adéquates; La bibliethéconornie, puis l'informatique des banques de données — sciences éminentes des fichiers — se situent dans le prolongement de ces pratiques élémentaires.

Avant d'analyser leurs prouesses, ouvrons cependant une rapide parenthèse. Doit-on penser que la prison, et pourquoi pas le camp de « concentration » (les cellules réelles, l'univers carcéral) prolongent les cases des tableaux ? Pire même, que l'idée a créé la chose et le classeur la « barbarie » ? Depuis Bertillon, bien sûr, le fichier est devenu un des instruments d'une police efficace (en application de la biométrie — la loi de Quételet — onze mensurations suffiront à cet agent de la sûreté pour cerner une personne). Mais qui s'élève contre les supplices

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ne peut guère regretter que les dessins papillaires, l'écar-tèlement des « crêtes » — bientôt les seules empreintes digitales — se substituent à la barbare empreinte au fer rouge (Dagognet, 1979). L'informatique, bien entendu, amplifiera le mouvement — peut-être le danger. Moins d'ailleurs à cause de l'étendue des répertoires ou des pos-sibilités d'interconnexions de fichiers que, d'abord, en raison de la vitesse de traitement de l'information. Le « secret » de la vie privée n'est plus maintenu si, grâce à la technologie, la poursuite policière suit de si près le délit qu'elle précède les démarches de la justice (comme dans le cas où le flash d'un appareil photographique dénonce l'excès de vitesse commis par l'individu — surpris dans le « monde privé » de sa propre automobile et vite retrouvé, même en cas de fuite, grâce au fichier des immatriculations de véhicule). Ainsi la technologie déclasse le secret fondé sur la lenteur, l'attente, le caché, l'invisible, l'ignorance ou le retranchement (Virilio). On peut le regretter — car le secret témoigne d'un type de société et nous sommes visiblement en train de changer d'univers — mais plutôt que de s'en offusquer, il convient surtout de repenser une législation qui préserve les « secrets nécessaires » et permette la libre divulgation des autres (Damien, 1989). Qui n'a rien à cacher ne peut rien redouter.

C. La technique des fichiers informatiques

Venons-en donc, sans plus attendre, à la science qui nous bouleverse et suscite aujourd'hui les plus grandes pas-sions. Tant que nous écrivons des noms, des adresses, des numéros de téléphone (en bref, tant que nous constituons un « agenda » ou une « bibliographie »), nous créons des fichiers manuels, finalement peu contraints. L'ordre des rubriques (nom avant prénom, page avant date ou l'inverse) a peu d'importance. Les classifications biblio-théconomiques ou scientifiques ont longtemps toléré un tel flou. Celui-ci, aujourd'hui, n'est plus de mise. Chaque fiche d'un fichier informatique doit être évidemment homogène aux autres et comporter des indications dans un ordre bien précis. Cela afin de permettre une opération irréalisable sur un fichier de type « agenda » : le tri selon tel ou tel critère. Au besoin, le « monofichier » peut éclater. Par exemple, un fichier bibliothéconomique DOCUMENTS, qui pourrait comprendre les rubriques : auteur, titre du document, titre de la revue, éditeur, thème, date de la publication, pages, pourra éclater en une base de données multifichiers. En effet, on peut juger astidieux de devoir récrire avec précision toutes les rubriques, avec les aléas que cela comporte. Des fichiersAUTEURS, ÉDITEURS, REVUES, LEXIQUE OÙ se trouvent rangées les valeurs convenables, pallieront ces inconvé-nients. En créant alors un lien entre les rubriques auteur— éditeur, revue, thème, du fichier DOCUMENTS — et les rubriques correspondantes dans les quatre autres fichiers, on aura (quoique sous un mode évidemment très simplifié) le principe d'une « base de données relationnelle » (Deweze, 1989), forme la plus répandue aujourd'hui des « bases de données ».

Mais analysons plus avant cette notion de fichier infor-matique. Il en est de plusieurs types. Selon la terminologie en usage, un fichier d'informations plus ou moins permanentes (sur les hommes, les marchandises, etc.) est dit « principal ». Il se distingue ainsi du fichier « tem-poraire », « tampon » ou de « mise à jour », par lequel transite d'abord tout ce qui deviendra permanent (via une opération de transfert particulière : exécution, session ou passage). Dans le domaine de la gestion, on a coutume de se servir de références (les prix d'articles, par exemple). D'où l'existence d'un « fichier de référence ». Enfin, pour les informations qui ne sont pas d'usage courant, on peut vouloir disposer d'un « fichier d'archivé ». Si la taille des enregistrements est variable, il conviendra de disposer de « pointeurs », pour repérer la fin. Enfin, on aura intérêt, en général, à grouper les enregistrements par blocs (ils se transféreront plus rapidement). Les enregistrements sont repérés par un numéro ou code d'accès. Ils sont divisés en zones ayant elles-mêmes une certaine taille (évaluée en mots, octets ou caractères). L'organisation des fichiers peut suivre plusieurs techniques : en série, rien n'est classé (mais le procédé est peu employé) ; les fichiers séquentiels comportent des numéros d'accès aux enregistrements qui vont en ordre croissant ou décroissant. La recherche les suit jusqu'à trouver l'enregistrement demandé. S'il y en a plusieurs, ceux-ci sont classés de manière à minimiser le temps total de l'opération. On peut parfois d'ailleurs sauter certains passages (fichiers séquentiels « à sauts »). Une indexation accélère encore parfois la procédure. Les fichiers à accès direct, eux, regroupent des informations toujours utilisées de façon aléatoire (liste de voyages, réservation de trains, etc.). Quant aux fichiers dits inverses, ils sont particulièrement adaptés aux requêtes qui nécessitent plusieurs « clés » pour identifier l'enregistrement. Dans le bases de données, enfin, un cadre de critères précis élimine d'emblée la plupart des enregistrements inintéressants. Naturellement, la structure des enregistrements influence la conception des fichiers, de même que le type d'application guide le choix : l'accès occasionnel oriente vers le séquentiel, la fréquence des requêtes et le désir d'une réponse rapide dirigent vers l'accès direct. Le séquentiel indexé réalise un compromis entre les deux, tandis que la base de données convient à une information complexe. D'abord sur cartes, puis sur bandes magnétiques, actuellement surtout sur disques, les fichiers modernes devraient être soumis, selon leurs contenus, à des normes de sécurité importantes : non seulement, l'évi-tement des erreurs de lecture-écriture, mais la mise à jour et la disponibilité de l'information devraient être assurées. Dans les SGBD (systèmes de gestion de base de données), des procédures particulières existent pour pallier les pannes (journal des mouvements en cours, verrouillage des enregistrements, compartimentage et contrôle des accès par logiciels avec procédure d'identification de l'utilisateur). Comme les sécurités, cependant, affectent les performances, il est à craindre qu'aucune sécurité absolue n'existe, ni contre le pillage informatique, ni contre la violation du secret. Les fichiers, malgré leurs dangers,

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n'en sont pas moins nécessaires et heuristiques dans toutes les sociétés modernes (Hanson, 1986). Ainsi que le remarquaient déjà S. Nora et A. Mine, « le meilleur avenir est celui où la société accepte les avantages de l'infor-matique, son efficacité et ses simplifications, en opposant à ses éventuelles indiscrétions un climat imperturbablement démocratique > (Nora ei Mine, 1978).

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D. PARROCH1A

— Culture et formation [25], Réseaux de communication [28]. Univers télématique [31], Mémoire et cognition [82], Information [138].

[175]

FORMATION PROFESSIONNELLE

*- Adaptation — Apprentissage - Assujettissement - Croissance - Ecole- Educabilité cognitive — Education permanente — Education populaire- Instruction — Intégration - Progrès — Promotion — Reproduction -Socialisation — Stratégie

Chargée de répondre aux besoins de connaissances théo-riques et pratiques nés des métiers et de leur évolution, la formation professionnelle des adultes (FPA) est une des trois composantes de ce qu'il est convenu d'appeler l 'éducation permanente, avec l'éducation ouvrière qui a pour but la formation militante des salariés des entreprises, et l'éducation populaire qui vise une pratique culturelle élargie des loisirs et la formation des cadres associatifs indispensables.

Elle remplit ainsi une double fonction : rattrapage, ou « éducation corrective » d'abord, après le constat que la formation initiale ne pouvait suffire à préparer aux exi-gences du monde du travail ; éducation continuée ensuite, dans une société où l'impact et la fréquence des muta-

tions scientifiques et techniques interdisent d'arrêter processus de formation des individus à la sortie de l'écolj du collège, ou même de l'université.

Dans ce contexte, l'âge n'apparaît pas comme un critère décisif pour définir la FPA. Il vaut mieux considère que celle-ci est destinée à tout individu qui, après s période normale de scolarisation, reprend un jour de activités d'apprentissage (Terrot, 1983).

A. Les fondements de la FPA : le projet Condorcet et l'esprit des Lumières

La FPA ne devient explicitement un impératif économi que et culturel et un enjeu politique autant que pédago- gique qu'avec la conjonction de deux processit historiques : l'audience grandissante de l'idéal politique démocratique d'une part, avec son impératif égalitaire diffusion des savoirs; l'essor de l'industrialisation d'autre part, qui oblige les individus et les groupes à s'adapta constamment aux changements introduits dans leurs manières de vivre et de travailler par le développement technologique. On peut considérer, qu'en France notamment, dont le cas nous paraît suffisamment exemplaire pour que nous nous y limitions, c'est à l'époque delà Révolution que le projet d'éduquer les adultes s'institutionnalise et que l'idée de parfaire ses connaissances toute la vie, autrefois réservée aux érudits humanistes et aux clercs, s'étend à l'ensemble du corps social. En écho à l'enjeu que représente désormais l'école pour rempli: cette mission de diffusion des lumières au peuple, se mettent en place les premières structures administratives et pédagogiques pour aboutir, deux siècles plus tard, en 1971, à une loi qui accorde le droit à tout salarié de bénéficier pendant son temps de travail, et sans perte de salaire, d'une formation à sa convenance.

Dans son plan d'instruction publique présentée à l'assemblée lors des séances des 20 et 29 avril 1792, Con-dorcet définit une philosophie de la formation continue dont l'esprit et la formulation sont encore ceux d'aujourd'hui. Son principe affirme que « l'instruction ne doit pas abandonner les individus au moment où ils sortent de l'école; elle doit embrasser tous les âges, il n'y en a aucun où il soit mutile d'apprendre (...) l'instruction doit assurer aux hommes, dans tous les âges de la vie, la faculté de conserver leurs connaissances et d'en acquérir de nouvelles ». L'éducation des adultes doit ainsi répondre à quatre objectifs :a) Combattre l'injustice sociale née de l'absence de for-mation initiale. Cette seconde instruction est d'autant plus nécessaire que celle de l'enfance a été resserrée dans des bornes plus étroites.b) Répondre à l'évolution des connaissances qui rend indispensable leur maintien en l'état ou leur perfection-nement. Il s'agit non seulement d'apprendre, mais « d'apprendre à apprendre ». « En continuant ainsi l'ins-truction pendant toute la durée de la vie on empêchera les connaissances acquises dans les écoles de s'effacer promptement de la mémoire ; on entretiendra dans les esprits une activité utile : on instruira le peuple des lois

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1495 FORMATION PROFESSIONNELLE (175]

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Le droit des femmes au savoir.

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nouvelles, des observations d'agriculture, des méthodes économiques qu'il lui importe de ne pas ignorer (...) Cet enseignement se renouvellera continuellement parce qu'il aura pour objet soit des procédés nouveaux d'agriculture ou d'arts mécaniques, des observations, des remarques nouvelles. »c) Atténuer les effets négatifs du travail parcellaire dans les manufactures, qui met en sommeil l'esprit de l'ouvrier et le fait fonctionner comme un automate. « Ainsi, le perfectionnement des arts deviendrait, pour une partie de espèce humaine, une cause de stupidité, ferait naître, dans chaque métier, une classe d'hommes incapables de s élever au-dessus des plus grossiers intérêts, y introduirait et une inégalité humiliante, et une semence de troubles dangereux, si une instruction plus étendue n'offrait aux individus de cette même classe une ressource contre l`effet infaillible de la monotonie de leurs occupations journalières... »d)former des citoyens à part entière en présentant et en expliquant « les lois nationales dont l'ignorance empê-cherait un citoyen de connaître ses droits et de les exer-cer» (cité par Terrot, 1983).La situation actuelle, du fait de la crise et de l'accentua-tion du chômage, voit se renforcer l'effort en faveur des formations d'adaptation à l'emploi ou de reconversion professionnelle sans que soit remise en question, au moins dans ses principes, la dimension humaniste et égalitaire du projet initial.

B. Perspectives critiques

Si aucun interprète ne saurait sous-estimer l'importance de la FPA dans le monde actuel, par contre, les avis divergent sur la signification et la portée économique et idéologique de son projet comme de son impact. On peut distinguer deux grands types de perspectives critiques. La première voit essentiellement dans la FPA un facteur de croissance économique et de développement personnel. Elle considère qu'un complément de formation et d'éducation ne peut que favoriser la productivité individuelle, la performance des entreprises et l'épanouissement des hommes. En permettant l'accroissement de la qualifica-tion, elle est un outil indispensable au développement éco-nomique en même temps qu'elle facilite l'adhésion consciente et volontaire des travailleurs aux valeurs de la modernité technicienne, vectrice du progrès économique et sociai. La seconde, à l'inverse, envisage la FPA comme un mécanisme de reproduction sociale, « c'est-à-dire, comme l'écrit Dubar (1980, p. 11), à la fois d'ajustement économique (reproduction des places) et assujettissement idéologique (légitimation des places) à la division du tra-vail et à la domination d'une classe sur l'autre ». Bien qu'elle revendique la promotion des individus et l'auto-nomie des personnes, elle ne saurait remettre en cause la reconduction des modes de distribution des inégalités de la formation initiale, pas plus qu'elle n'incite à porter un regard distancié sur l'idéologie technocratique et ses

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- COWM. - 4g

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manifestations socio-culturelles. « Et peut-être pourrait-on tenir le propos que si l'école laïque et obligatoire a d'abord été développée pour consolider la République, la FP continue n'a d'autre objectif que celui de favoriser le passage à la société industrielle. Pour ce faire, il convenait de mettre de l'ordre dans les têtes des hommes pour les confronter aux exigences de l'ordre des machines. Faire entrer dans les idées de nos contemporains l'idée d'une loi inéluctable du développement (...) (Bouchet, 1980, p. 17). Autrement dit, si le développement personnel est bien « l'objet réel » de la FP puisque celle-ci doit être centrée sur le consentement du sujet, le développement personnel est aussi « l'objet mythique » et mystificateur de la FP en ce sens qu'il éloigne les travailleurs des enjeux réels qui sont la lutte économique et politique (Berger, 1980).

Il faut toutefois noter que depuis les années 10 et l'augmentation des « études de terrain » sur la FPA, les deux perspectives radicales que nous venons de présenter se sont quelque peu nuancées, « dialectisées » sommes-nous tentés de dire. La première, grâce notamment aux travaux des « sociologues des organisations » est devenue plus sensible aux conflits et aux contradictions à l'intérieur du système de formation comme des entreprises demandeuses de formation. Se trouve ainsi mis en évidence le fait que la FP est un lieu d'affrontement entre des stratégies sociales et professionnelles d'individus et de groupes qui cherchent à affirmer leur pouvoir manifeste ou latent au sein des entreprises. Les interrelations entre acteurs poursuivant des objectifs divers et parfois divergents provoquent des « effets de formation sur l'entreprise » (Sainsaulieu, 1974 et 1981) qui échappent bien souvent aux intentions explicites des salariés ou de leurs diri-geants. On parle alors d'« effets émergeants » pour sou-ligner ces résultats non voulus par les acteurs mais pas nécessairement négatifs pour eux-mêmes ou pour l'entreprise.

La seconde perspective, tout en continuant à se situer à l'intérieur d'un cadre de pensée marxiste, tend égale-ment à se complexifier et à développer une attitude moins négative (Dubar, 1980). Si la fonction primordiale de la" FPA reste bien évidemment la conformation des travailleurs aux exigences de l'ordre capitaliste, celle-ci ne s'opère pas de manière mécanique et unilatérale. Il est notamment incontestable qu'en augmentant le savoir global des individus formés elle leur donne par là même des outils théoriques et critiques pour mieux comprendre, et donc mieux combattre, s'ils le veulent, l'organisation dans laquelle ils travaillent. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il est stratégiquement impératif de lutter politiquement et syndicalement pour que la FPA ne se réduise pas, comme c'est la tendance dans un contexte de difficultés économiques, à ses dimensions d'adaptation au métier et à l'emploi. Quelles que soient les ambiguïtés et les hypocrisies du discours de « l'appareil idéologique d'Etat » sur la formation des adultes, il faut donc veiller au maintien de ceux de se^ objectifs visant l'éducation générale des travailleurs, du citoyen et de la personne.

C. Processus d'apprentissageet de socialisation chez les adultes

Toute prise de position idéologique mise à part, il faut bien constater que notre vie sociale et professionnelle tend 1 à s'organiser autour de l'idée de mobilité. Cette mobilité, qui est la conséquence directe de l'évolution des modes de production et des mutations technologiques nécessite une adaptabilité croissante. Pour répondre à cette exigence, la FPA doit cerner au mieux les compétences actuelles ou potentielles des salariés des entreprises et les relier à l'identification des prérequis des postes de travail et des secteurs de l'économie dans lesquels elles sont susceptibles d'être mises en œuvre. Elle doit aussi définir les modalités et la fréquence des pratiques d' alternance permettant de favoriser et de renforcer les liaisons entre le « dehors » et le « dedans » de la formation proprement dite. Dans ce contexte, il est de plus en plus souvent demandé à la FPA d'anticiper les capacités dont un salarié devra faire preuve à plus ou moins brève échéance, et pour cela de constituer des corpus types de compétence sur lesquels l'entreprise pourra s'appuyer le moment venu. Il lui faut donc privilégier l'apprentissage des qualifications de base transférables d'un métier à un autre.

L'ensemble des recherches conduites jusqu'à ce jour insiste sur la forte relation entre la durée et le niveau atteint en formation initiale et l'efficacité des apprentis-sages intellectuels ultérieurs. La possibilité semble exister toutefois, lorsque certaines conditions psychologiques et matérielles sont remplies, de réussir des formations tardives d'une assez grande difficulté théorique. La notion d'éducabilité cognitive fait précisément référence à la théorie opératoire de l'intelligence et a son application aux situations de formation des adultes (Sorel, 1987). L'intérêt suscité par ces travaux cognitivistes est d'ailleurs fortement lié à la présence dans les sessions de formation de publics dits de « bas niveaux de qualification ». Comment les aider à dépasser le handicap que constitue pour eux l'existence de configurations cognitives atypiques et de conduites d'échec inhibitrices ?

La pédagogie préconisée s'efforce de programmer des activités qui, en suscitant une réactivation du fonction-nement cognitif, vont permettre d'amener le sujet au niveau requis pour s'adapter aux situations socio-, professionnelles nécessitant l'entrée en formation. Le. retard ou la déficience constatés ne sont plus considérés comme immuables et caractéristiques de l`« intelligence »; d'un individu dont on ne peut attendre rien d'autre que ce que les tests ont permis de mesurer. Les handicaps sont associés à des « événements » d'une histoire personnelle qui ont perturbé la relation à l'environnement et entrave, le développement intellectuel d'un être humain sans pour autant provoquer de « déficit structurel ».

Le principe d'éducabilité de l'appareil cognitif affirme ainsi trois possibilités : celle d'un développement de l'intelligence qui se poursuivrait tout au long de la vie donc d'une certaine plasticité des structures psychiques ; celle d'un apprentissage des opérations de pensée ; celle

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FRANGLAIS [176]

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enfin, d'une réactivation ou d'une actualisation des struc-tures psychologiques existantes (Sorel, 1987, p. 15).

L'acte de formation est donc étroitement lié aux condi-tions psychophysioiogiques de l'apprentissage. IL va aussi bien au-delà. Même lorsqu'il s'agit de situations d'auto-formation dans un « parcours individualisé » où l'adulte fixe lui-même son objectif et son programme, la logique de l'apprentissage s'articule toujours avec un processus de représentations et de pratiques qui renvoie aux modèles et aux contraintes de l'environnement social et culturel. Toute formation possède évidemment une dimension de socialisation mais dans le cas de l'adulte, plus encore que dans celui de l'enfant ou de l'adolescent, l'apprentissage fait écho à des expériences réelles et non pas seulement virtuelles. Il ne prend ainsi tout son sens que par rapport à elles (Lesne, 1977).

Une pédagogie adaptée aux adultes doit par conséquent tourner délibérément le dos aux paradigmes qui enferment la pédagogie dans le pédagogique au lieu de l'ouvrir sur la réalité du monde social.

Selon Lesne (1977), l'adulte en formation est d'abord objet de sa socialisation dans la mesure où il est soumis aux pressions de son milieu de vie. Mais il est aussi sujet de sa socialisation puisque ces contraintes ne s'exercent pas sur lui mécaniquement et comme de purs déterminis-mes physiques, mais sont intériorisées et par là même réinterprétées avec un certain degré de liberté sans lequel il n'y aurait pas de changement social possible. Cette dia-lectique de « l'intériorisation de l'extériorité et de l'exté-riorisation de l'intériorité » confère à l'adulte en formation le statut d'agent social, sans doute contraint de jouer certains rôles qu'il n'a pas choisis, mais avec la marge d'autonomie et d'initiative qui revient à tout acteur.

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J.-P. SYLVESTRE

1761 l?.prentissa9e symbolique [59], Apprentissage et cogmtion ■ Histoire et principes de la vulgarisation [163], Egalité [191].

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FRANGLAIS

► Calque — Emprunt — Lexique — Purisme — Syntaxe — terminologie.

« Franglais » : néologisme créé par le professeur Etiem-ble qui décrit et dénonce le recours excessif, par les locu-teurs français et francophones, à des mots et à des expressions empruntés à la langue anglaise (Etiemble, 1964). Cet usage, souvent présenté comme un trait signi-ficatif de la modernité, mais cependant attesté tout au long de l'histoire de la langue française, a pris et continue de prendre diverses formes :a)celle de l'emprunt direct au lexique anglais qui conduit à l'utilisation plus ou moins fréquente, dans la langue parlée, dans la langue écrite et dans les divers langages techniques, de termes qui ne sont ni traduits, ni modifiés. Cet emprunt peut concerner un mot (camping, sponsor, beefsteak, meeting, patchwork), un groupe de mots (blue-jeans, tee-shirt), ou une expression (american way of life). Certains emprunts sont fidèles au sens originel (hold-up, week-end), d'autres sont illusoires et incompréhensibles pour les locuteurs britanniques et américains qui portent la dinner-jacket et non le « smoking », vont au dance hall et non au « dancing », demandent un blow dry et non un « brushing » ;b)celle de l'emprunt indirect qui consiste à transférer des mots, des groupes de mots ou des formes syntaxiques de la langue anglaise à la langue française (prêt-à-porter, sur le modèle de ready-to-wear, station service à partir service station).

Les contempteurs du franglais dénoncent les difficultés de prononciation et d'intelligibilité qu'il entraîne, et surtout les dérives syntaxiques (Saint-Robert, 1986) provoquées par le décalque des expressions anglaises et américaines. Le professeur Etiemble a donné une recension systématique des atteintes portées aux structures de la lan-gue française :a) imitation du cas possessif en anglais par le remplace-ment du e muet par une apostrophe: Fleurs'Dupont ;b) suppression de la préposition : un budget livre ;c) remplacement de la préposition par un préfixe : une lotion après-rasage ;d) excès de verbes à l'infinitif : une lessive sans bouillir ;e) emploi de l'adjectif en fonction adverbiale : habillez-vous pratique ;f) excès de l'antéposition : l'actuelle situation ;g) dans les adjectifs, substitution de la désinence ic à la désinence ique: Océanic, Pacific, Magic Circus;

h) suppression de l'article défini ; bombe anti-personnel ; i) abus des noms composés par juxtaposition (fraîcheur- confort), ou par divers procédés de composition (minicar, motel, cheese burger, auto-école).

Que. Paris,

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La question du franglais a fait l'objet de polémiques passionnées, au cours desquelles les protagonistes passent volontiers du domaine linguistique à celui de la politique. Nombre d'adversaires du franglais dénoncent une « alié-nation linguistique » (Gobard, 1976) qui serait un des aspects de l'impérialisme américain — tant politique que culturel. Au thème de la France colonisée viennent s'ajouter des allusions écologiques, les atteintes portées à l'intégrité de la langue française étant souvent décrites comme des phénomènes de << pollution » et de << conta-mination ». Ceux qui s'accommodent des anglicismes ou qui approuvent remploi de termes franglais associent par-fois le purisme à un racisme linguistique; ils font valoir la simplicité du recours a l'anglais, surtout lorsque les mots français font défaut pour décrire des objets nouveaux, et l'image moderne qui est associée à l'emploi de termes à consonance anglo-américaine.

Au-delà de ces polémiques, il y a lieu de constater (Conseil économique et social. 1989) que le choix de mots anglais dans la désignation de produits nationaux peut constituer un handicap commercial, surtout lorsque la tendance est à l'affirmation de l'identité. Alors que les entreprises japonaises et italiennes se présentent sous leur propre nom (Kenzo, Cerruti), nombre d'entreprises fran-çaises continuent de préférer des appellations « américai-nes », au risque de provoquer un moindre attrait commercial.

Les débats récurrents sur la langue française sont sou-vent menés à partir d'impressions et témoignent d'une méconnaissance des évolutions linguistiques qui a été récemment mise en évidence par l'analyse scientifique de la question (Hagège, 1987). La comparaison des emprunts du français à l'anglais et, réciproquement, fait apparaître que, de 1550 à 1950, le français a emprunte environ 600 mots à l'anglais, alors que l'anglais empruntait 897 mots en 1750, 1 116 en 1800 et 1 914 en 1854 (Gebhardt, 1975). Une analyse rigoureuse conduit d'autre part à nuancer fortement l'idée couramment admise d'une « invasion » des termes anglais au cours de la période contemporaine :

a) un certain nombre de mots anglais courants sont d'un usage ancien : clown, cow-boy, sandwich, ferry-boat, reporter, kidnapping, bacon par exemple;

b) beaucoup d'emprunts directs, qui concernaient des concepts lies à l'actualité et des objets à la mode, ont rapidement disparu du langage courant. Dans la liste des termes anglais relevés par ie professeur Etiemble on remarque que cenains ont été traduits (la script-girl est devenue une scripte, le cameraman un cadreur, le perch-man un perchiste) et que d'autres ont été progressivement abandonnés (l`outlaw, très utilise dans la presse d'avant 1914, a été remplacé par voyou ou quelque autre équi-valent français ; la dissuasion a triomphe rapidement du déterrent, les dinky-toys ont disparu en même temps que-la célèbre marque de jouets, la surprise-partie des années 60 a été remplacée par ia traditionnelle soirée — même

si la boum, chez les très jeunes, désigne l'après-midi dan-sante —, le wing commander n'est familier qu'aux ama-teurs de films de guerre, le missile gap n'est plus compréhensible que par les historiens de la stratégie nucléaire, et nul ne dit cherry-picker pour monte-charge) ;

c) de très nombreux termes anglais appartiennent au vocabulaire technique, connaissent une existence fugitive et ne gagnent pas le langage courant ;

d) en revanche, beaucoup de mots et d'expressions que nous considérons comme français sont entrés « clandes-tinement » dans notre vocabulaire et font figure de pas-sagers réguliers. Parmi ces anglicismes depuis longtemps acclimatés, on relève agnostique, (1884) esthète (1882), insanité (1734), ou encore respectabilité depuis 1784 (Rey-Debove et Gagnon, 1984). D'autres, cités par le professeur Hagège, sont des traductions fautives de l'anglais, et sont encore exclus des dictionnaires parce qu'ils contreviennent au bon usage des mots. Ainsi partition (parution) pour partage ; initier (to initiate) pour commencer ; conventionnel (conventional) pour classique; opportunité (opportunity) pour occasion ; pratiquement (practically) pour quasiment ; sophistiqué (sophisticated) pour perfec-tionné ; technologie (technology) pour technique ; réaliser (to realize) pour se rendre compte de... En ce qui concerne les composés et les expressions, il est difficile de faire la part entre ceux et celles qui sont d'origine française et les calques, c'est-à-dire les traductions mot à mot d'une langue étrangère : par exemple le contrôle des naissances (birth control), le gratte-ciel (sky-scraper), ou encore des expressions comme « donner le feu vert » (to g'.ve the green light) ;

el quant aux néologismes créés à partir de termes anglais, ils relèvent d'une pratique constante dans l'Histoire et sont à mettre au compte d'une créativité langagière tout à fait normale : par exemple, snober, créé par Proust, ou squattériser.

Ces observations rendent illusoire la défense puriste d'une langue qui, dans la mesure ou elle demeure vivante, ne cesse d'acclimater et d'assimiler des mots étrangers. Une politique d'exclusion se heurterait à l'usage (le coquetèle proposé par Queneau n'a pas triomphé du cocktail, le week-end a résisté aux essais de substitution), et conduirait à un appauvrissement du langage et de la culture (peut-on remplacer le clown, ou le spleen baude-lairien ?).

Le professeur Hagege fait d'autre part observer que :

a) la phonétique française n'est pas menacée par l'utili-sation de mots anglais : les terminaisons en ing (pudding) sont francisées (« poudingue », « parkingue » ou « parkinne ») ;

b) dans le domaine de la syntaxe, on peut certes relever de nombreuses expressions fautives qui tiennent a l'imitation de l'anglais ou à l'évolution de la langue française (tendance à la disparition de l'accord du participe passe).

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mais l'ordre des phrases ne se trouve pas bouleversé puis-que l'adjectif n'est pas systématiquement placé avant le nom, puisque l'accord au pluriel n'est pas supprimé ;

c) quant à l'invasion de mots anglais, elle doit être rame-née à son exacte mesure (les anglicismes représentent 2,5 "la du lexique du français contemporain, et leur fréquence dans le discours n'est que de 0,6 %). L'impression d'invasion tient au fait que, contrairement à des pays comme l'Espagne et la Grèce, qui écrivent phonétique-ment les mots étrangers, nous avons une stratégie de mise à l'écart, une « graphie d'ostracisme » qui ne supporte que quelques exceptions (redingote vient de reading coat, paquebot de packet boat) ;

d) la créativité de la langue française est considérable, y compris dans le domaine technique (ordinateur, logiciel, informatique, etc.).

Cette créativité est le fait de la population francophone (Depecker, 1988) et des écrivains (Duneton, 1973; Daguet, 1984). Elle s'inscrit aussi dans le cadre d'une politique de la langue et d'une législation linguistique.

La politique de la langue, qui a pour objectif de main-tenir et d'accroître le rayonnement du français dans le monde, s'est affirmée avec une remarquable continuité depuis plusieurs siècles. Elle s'appuie sur des structures classiques (établissements d'enseignement publics et pri-vés, conseillers et attachés culturels auprès des ambassa-des) et sur des techniques modernes qui font de la langue une industrie (traduction assistée par ordinateur). Cette politique est pour une part tournée vers la défense de la langue française, implicitement contre l'abus de termes franglais. Elle met en œuvre divers moyens :

a) dans le domaine institutionnel, le ministère de la Fran-cophonie, créé en 1988, la Délégation générale à la lan-gue française (1989) qui fait suite au Commissariat du même nom, créé en 1984, le Haut Conseil de la franco-phonie ;

b) dans le domaine législatif, l'Etat français a suivi la même politique d'affirmation et de défense de la langue, depuis l'édit de Villers-Cotterêt (1539) jusqu'à la loi de 1975

en passant par la loi du 11 thermidor an II. La loi du 31 décembre 1975 rend obligatoire l'emploi de la langue française dans « la désignation, l'offre, la présentation, la publicité écrite ou parlée, le mode d'emploi ou l`utilisation, l'étendue et les conditions de garantie d'un bien ou d'un service » ainsi que dans « toute informa-ion ou présentation de programmes de radiodiffusion et télévision », et précise que le recours à un terme étranger ou à une expression étrangère est prohibé dès lors existe un équivalent en français — ce qui n'exclut s la désignation des spécialités étrangères sous leur appellation originelle (pizza, whisky). Elle rend obligatoire la rédaction en langue française des contrats de travai et de toute inscription apposée sur des biens appartenant à une entreprise publique. Elle prévoit enfin sanctions, les contrevenants tombant sous le coup de

la loi de 1905 sur la répression des fraudes. La loi de 1975 a été modifiée et complétée par les circulaires du 14 mars 1977 et du 20 octobre 1982. Le bilan de l'application de la loi est médiocre : malgré d'assez nombreuses poursuites (quinze en 1987), les jugements rendus sont peu dissua-sifs en raison de la modicité des contraventions et, d'autre part, la direction de la consommation et de la répression des fraudes ne dispose pas d'agents spécialisés. Enfin, sur le plan européen, la législation française est contestée par la Commission, qui l'estime contraire à l'article 30 du traité de Rome qui interdit les restrictions quantitatives à l'importation et « toutes mesures d'effet équivalent ». La France, quant à elle, s'appuie sur le principe de l'égalité de traitement de toutes les langues de la Communauté et sur la protection du patrimoine artistique national dont la langue fait partie ;

c) l'activité de création terminologique est le fait de l'Etat, par le biais des commissions de terminologie qui existent dans chaque ministère, des entreprises, qui créent des mots nouveaux en fonction de leurs nécessités, et de la population francophone qui invente, accueille ou délaisse les mots nouveaux. La liste des équivalents français des termes étrangers, généralement anglais, est publiée par voie de circulaire. L'ensemble de ces circulaires a été récemment regroupé dans un « Dictionnaire des néologismes officiels » (JO, 1988).

L'ensemble de ces dispositions législatives et réglemen-taires, les institutions chargées de la politique de la langue, les réactions des populations francophones, la vitalité de la communauté francophone qui se manifeste notamment par la tenue de sommets réguliers assurent à la langue française son rayonnement dans le monde et permettent de maintenir l'usage du franglais dans des* limites acceptables.

9 D. DAGUET. Langue française à /'épreuve. Troyes. Librair ie Bleue. 1984. — L. DEPECKER. Les mois de la francophonie. Paris. Belin. « Le français retrouvé ». 1988. — C. DUNETON, Parler croquant. Paris. Stock. 1973. — R. ET1EMBLE, Parlez-vous franglais ?, Pans. Gallimard. 1954. — M. GREVISSE, Le bon usage. Ducuiot. 1980. — C. HAGEGE. Le français et les siècles. Paris, Odile Jacob, 1987. — Premier ministre. Commissariat général de la langue française, L'avenir de la langue française. Deuxième rencontre internationale sur l'application des législations linguistiques dans les pays francophones, Paris, La Documentation française, 1985. — P. DE SAINT-ROBERT, Lettre ouverte à ceux qui perdent leur français. Paris, Albin Michel. 1986.

9 Commissariat général de la langue française. « Dictionnaire des néolo -gismes officiels », in Journal officiel. 1988. — Conseil économique et social. Avis sur « L'utilité économique et commerciale de la langue française ». adopte le 30 mars 1989 sur le rapport de M. Bertrand Renouvin, Paris, La Documentation française. — K. GEBHARDT, « Gallizismen im Englischen. Amglizismen im Franzôsischen : ein statistischer Vergieich », in Zellschrift fur Romanische Philologie, 91, 1975. — H. GOBARD, L'aliénation linguis-tique, analyse tétraglossique, Préface de Giiles Deieuze, Paris, Flammarion. 1976. — C. HAGEGE, La structure des langues. Paris, PUF. •< Que saisie? » n° 2006, 3= éd. 1990; L'homme de paroles, Paris, Fayard, 1985. — J. REY-DEBOVE et G. GAGNON, Dictionnaire des anglicismes. Paris, Le Robert, « Les usuels du Robert », 1984.

B. RENOUVIN

—> Linguistiques [18], Sémantiques [201, Règles implicites [37], Langue naturelle [65], Psycholinguistique [88], Linguistique (971.

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GUIDES

► Culture — Dictionnaire - érudition — itinéraire; - Loisirs -

Transports

Louis, quand vous irez dans un de vos voyagesVoir Bordeaux. Pau, Rayonne et ses charmants rivages,Passez par Blois. La... (Y. Hugo. 1832)

Conseils, descriptions, itinéraires : ce sont là faits com-muns à la poésie et à la prose, et, depuis que Pausanias dans sa Description de l'Attique (1965) joue les cicérones avant la lettre, une tentation « vulgarisatrice » habite tout voyageur. Le journal de voyage est une incitation vivante à l'aventure, se nourrit de noms merveilleux et de trésors à découvrir, parle à l'enfant rêveur « amoureux de cartes et d'estampes ». Mais il ne sert de « guide » (le mot — dans le sens que nous utilisons actuellement — n'est pas employé avant la seconde moitié du xix- siècle) qu'à quelques amateurs éclairés, ceux qui ont la fortune de le lire et de pouvoir en suivre les prescriptions. Car le voyage est rare, coûteux en temps et en argent, il est peu sûr, exige une suite. Stendhal part à Rome « ... avec un landau léger et une calèche, sept maîtres et un domestique. Deux autres domestiques viennent par la diligence de Milan à Rome... » (Stendhal, 1829). Il ne s'agira pas cependant des itinéraires de pèlerinages, comme celui qu'écrivit Ethérie au IVe siècle ou Bernhard von Brendenbachen en 1486 Pérégrinations in Terrain Sanctam, car si ces voyages sont dangereux et coûteux, leurs itinéraires sont destinés à une fin particulière, déterminée, et non au voyage d'agrément par quoi se définit le tourisme.

A, Journaux et lettres de voyage

Le journal de voyage, lui, qui est l'ancêtre de nos modernes guides, est voué aux notations subjectives, il est littéraire avant tout. Même si — c'est le cas pour Stendhal — le projet de l'auteur est que son livre serve de " guide » aux curieux, amoureux, comme lui, des beautés du passé. <Souvent, étant à Rome j'ai désiré qu'il existât, note-t-il, ajoutant on prendra un de ces volumes dans sa poche en courant le matin dans Rome. » C'était bien là définir le guide de poche pour touriste... mais les Promenades de Stendhal sont bien loin de répondre à cet usage. Cènes, il s'agit de touristes, il s'agit de visiter une ville étrangère, de signaler les monuments, de faire de l 'histoire, de décrire des ambiances, des paysages, mais aussi de fa i re entendre cette note à la fois mélancolique et irritée qui est le propre de Henri Beyle. L'idée d'un savoir partagé est ici moins forte que l'idée de faire partager l'idée de soi. Il en est ainsi à cette époque de tout < journal » ou « lettre » de voyageur. Ce qu'on y veut

montrer c'est la belle âme, qui, sachant s'enthousiasmer pour des beautés exotiques, sait cependant y déposer la marque d'un style personnel. L'ouverture sur l'extérieur oui, mais si elle revient au centre, à l'identité forte, assu-rée, du visiteur. Les Promenades dans Rome se terminent sur « le conseil d'aller en Italie ne doit pas se donner à tout le inonde... » et voici le mot de la fin: « to the happy few »...

Différence entre les journaux de voyage, distingués, érudits, au désordre savamment entretenu pour donner l'impression du naturel, et les « guides » que nous utilisons communément, aujourd'hui. Différence entre le guide choisi par l'explorateur et le guide à la courtoisie de commande, qui commente le tour de « Paris by night » pour le car de touristes a air conditionné. L'un vous fait franchir les cols, débrouille les fils d'intrigues diverses ou les lianes de la jungle, vous introduit aux mystères de l'inconnu. L'autre débite en bilingue un discours stéréotypé. Entre les deux usages du terme et de l'objet « guide », une sorte de révolution des mœurs s'est produite. Elle passe par le progrès des transports, et engage d'abord à l'exotisme.

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B. Exotisme

De la part des Occidentaux : Anglais d'abord, puis Fran-çais et Allemands, une ouverture sur un monde extérieur aux teintes d'Orient. Mais le désir de faire connaître ces mystères : parfums, saveurs, costumes, amours, d'en publier les charmes — on pense à toute cette vague de peintres orientalistes qui vantent la femme esclave et sa lascivité — se mêle à la retenue hautaine de qui ne veut pas partager ses plaisirs avec le premier venu : l'Orient appartient aux Princes.

L'orientalisme est aussi retour au classicisme. La Grèce reste la Grèce sous les habits turcs. La gentry anglo-saxonne se déguise : les ladies cependant ne porteront pas le pantalon bouffant du costume traditionnel, ni la large ceinture qui arque les reins et gonfle le ventre. L'Orient, certes, mais pas en dessous de la ceinture... Le bariolé cède devant la pâleur aristocratique.

« Pâle et le regard déjà tourné du côté de la Grèce », Byron s'apprête au départ. L'enfant grec, Canaris, Les djinns, et Les orientales ne sont pas loin (Hugo, 1829), Delacroix, Fromentin, Alexandre Dumas (Le voyage à Tunis) et Théophile Gautier : les impressions d'Afrique côtoient les escalades de Hegel dans les Alpes bernoises — son journal de voyage est publié en 1844 — et les voyages dans la vallée du Rhin, que l'éditeur Baedeker fera siens et à qui il donnera une suite fameuse dans sa collection de « guides ». Bientôt, M. Perrichon, digne émule de Bouvard et Pécuchet, découvrira le mont Blanc. Joanne éditera ses itinéraires : la France laïque, pédagogue et patriote célèbre ses communes (Joanne, 1862) et le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, de Pierre Larousse (Dictionnaire « Français, historique, géographi-que, biographique, littéraire, mythologique, scientifique, artistique, etc. » est-il précisé en sous-titre) rend « un éclatant hommage à l'infatigable touriste, et au conscien-cieux et spirituel écrivain dont le nom est indissoluble-ment lié à ta collection des guides publiés par la librairie Hachette » (Larousse, 1868).

C Transports de masse

C est qu'une ère commence : celle de la communication du savoir au plus grand nombre, des loisirs organisés, des appetits, ordinaires, pour l'extraordinaire. En même temps, un code de la santé s'institue : il faut prendre l'air, aller le chercher là où il est le plus pur (à la montagne, au bord de la mer), il faut faire de l'exercice : la bicyclette est

recommandée ou, à défaut, la marche. Mais si le corps est ainsi comblé, l'esprit ne doit pas rester inactif: on marchera ou on roulera dans un paysage choisi. On visitera — alliant ainsi les besoins de l'âme à ceux du corps — les merveilles de la nature et celles de la civili-sation.Tel qui jadis parcourait la Campanie, sur les traces de Virgile, ou l'étendue des mers à la recherche d'Ovide, ému de comparer les vers des Tristes au rivage des Scythes, se munit maintenant d'un « livre à mettre danssa poche », qui lui indiquera précisément ce qu'il doit

voir et ce qu'il peut regarder. Car il est inutile de penser que l'on voit ce que l'on ne connaît pas : il a fallu en entendre parler, et comment ? Ce n'est plus la fréquen-tation des humanités qui commandent à l'érudit de se mettre en quête de satisfaire sa curiosité, mais le qu'en-dira-t-on ou le qu'en-a-t-on dit. Le même mouvement, du reste, fut à la naissance de la mode des jardins anglais. L'aristocratie anglaise, dont le voyage d'initiation com-prend la nécessaire visite d'Italie, revient en Angleterre émerveillée des paysages peints par Poussin ou Claude Gellée : elle les acclimate, les reproduit au naturel. Voici Pindare, Horace et Virgile devenus les termes obligatoires de tout paysage. Voici le quidam en extase devant ce qu'il croit être la marque du génie anglais... Désormais, on voit par écrivains et peintres interposés ; le mouvement se fait de l'Antiquité vers les Temps modernes : en passant par ces cercles de propagande que sont les élites... Les Français amoureux des parcs « sauvages » des Bri-tanniques sont bien éloignés d'y reconnaître leurs propres peintres. Et de même, ceux qui iront, guide en main, con-templer les beautés des plages inventées oublieront ce qu'elles doivent aux poètes, écrivains et peintres qui les ont littéralement construites. Mais le processus reste le même : on ne voit que ce que l'on a déjà vu, ce que l'on connaît. On ne va voir que ce qui est déjà écrit ; un nom, un souvenir, celui d'une île, d'un héros, d'un événement historique, d'un autre voyage, accompli par un personnage légendaire ou par un voisin de palier, déclenche le phénomène du voyage. Encore faut-il qu'il puisse être entrepris sans trop de peine.

C. Chemins de fer

Et tout d'abord on se limitera à l'Europe. Les grands voyages sont pour plus tard. Ici, à la fin du xix«, on vit avec fierté le développement des chemins de fer. Ce déve-loppement va de pair avec celui des guides : les horaires, le nom des gares, les circuits possibles sont indissociables. Et, de fait, le Chaix — auteur entre autres horaires de L'annuaire général des chemins de fer (Chaix, 1868) — est le complément obligé du guide. Il faut lire ici les envo-lées lyriques d'Adolphe Joanne, si vanté par Larousse, au point qu'il reprend des passages entiers de ses « Itinéraires détaillés consacrés à toutes les grandes lignes du chemin de fer ». Le chemin de fer, c'est l'essor de la culture, la sortie hors de l'ignorance et de l'infériorité, la culture à la portée de tous, l'ouverture sur le monde... Des noms de villes que l'on jugeait inatteignables se trouvent au bout des lignes ferrées : elles portent un nom qui sonne agréablement : « Terminus ». Les tunnels se creusent, les pays se rapprochent. Le tourisme prend un sens débonnaire et patriotique. Les voyageurs français, com-plaisamment aidés par l'inévitable Adolphe Joanne, pas-sent de deux à huit millions par an. Et la locomotive atteint 70 km à l'heure. Dans les grandes occasions, à l'essai ou en cas d'urgence on parle, en 1868, de 108 kilomètres à l'heure.

Le train est prêt pour la famille Fenouillard, qui peut ainsi aller pêcher la crevette à Dieppe. Quant au Baede-

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ker que le Larousse universel semble ignorer avec persé-vérance, il indiquera les chemins de Normandie, les haltes obligées, le nombre de kilomètres à accomplir dans une randonnée, les victuailles qu'il fait bon emmener, les points de vues, les auberges et quelque anecdote savou-reuse sur les mœurs indigènes.

Livré à ses seules ressources, le voyageur resterait aveu-gle, sourd et muet... Le guide se révèle l'ami sûr le fidèle soutien. Partir sans faire l'achat préalable du meilleur guide » (<< C'est votre meilleur guide? » demande-t-on a la librairie) est tout simplement suicidaire. Manet, pour son voyage en Espagne, acquiert le guide Garnier de 1864, qui décrit les itinéraires, les monuments, les coutumes. Il eût pu lire dans le guide Joanne, un an plus tard, que chemin de fer et Espagne ne rimaient pas ensemble et que le voyageur en Espagne est en réel danger ; curieuse manière de séduire le touriste.

Reprenant la tradition des guides du XVIIe et du XVIIe siècles, qui alliaient la description de la France à celle de l'Espagne, de l'Italie et de l'Allemagne, voire celle de « tous les pays du monde » (Expilly, 1857), plusieurs guides sont alors à Sa disposition du voyageur « par chemin de fer » comme Le guide du voyageur en France contenant 8 caries de chemin de fer de Richard (1873). avec 1 019 pages.

Extraordinaire foisonnement qui marque le début des voyages « commodes ». Nous n'avons au XXe siècle fait que suivre l'impulsion donnée: certes, il y a multiplication des voyages possibles, vitesse accrue et distances rac-courcies par air, par mer et par fer. Certes, il y a prolifération des guides qui rendent proches les terres jusque-là inatteignables. Spécialisation aussi, s'agit-il d'hébergement, de nourriture, de sites, de coutumes, cha-cun a sa spécificité.

Mais quoi qu'il en soit de leurs qualités singulières, de la richesse de leurs renseignements et de la complexité de leurs analyses, ce sont les guides du XIXe qui restent les véritables moteurs d'une vulgarisation des voyages, les propagateurs d'une foi nouvelle et, dans la simple utilité qu'ils se proposent, le vrais instructeurs du voyageur sans frontière.

§ CHA1X, Annuaire général des chemins de fer, Paris, 1S6S. — A. DUMAS, Impressions de voyage (Alexandre Dumas à Tunis), Ed. Ibn Cha-raf, 1982. — ETHER1E, « Journal de voyage », in Sources chrétiennes, 21, P?H>. éd. et trad. par H, Pétre. 1948..— C. ETIENNE, Le suide des chemins de France. Paris. C. Etienne. 1552. — J.-J. EXPILLY (abbé). Le géographe manuel, Paris, 185t. — G. FORDHA.M (sir). Les roules de France, Etude bibliographique sur ies cartes routières et ies itinéraires et guides routiers de France, suivie d'un catalogue des itinéraires et guides routiers 1552-1*50. Pans. Librairie H Champion. 1929. — G V, .F. HEGEL. Journal d'un voyage dans les Alpes bernoises, Jérôme Milion, 1988. — V. FlLGO, Les feuilles a automne. Les Orientales. Choses vues. Parts. Gallimard 1987. 1972. — A. JOANNE. Guides. Pans. Hachette. 1860. — P. LAROCSSE. Dictionnaire universel au MJXf siècle, Pans, Larousse, 1878 — P. PAL'SAMAS, Description de VAstique, Paris. Maspero, 1972. — RICHARD, Guide au voyageur en France, Paris, Hachette. 1873. — STENDHAL. Promenades dans Rome, Paris, Gallimard. 19"3.

A. CAUQUELIN

—» Carre 'territoire [35 21 Imagerie, cogniîion er communication [801, Mouvement e: cogmtion [841, Voyages et communication 113-1.

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HYPERTEXTE

► Interactivité - Navigation - Réseau - Système de lecture-ecriture

Et si on réunissait de façon à les rendre accessibles par une machine les écrits scientifiques du monde entier, voire toute ia littérature ? Seraient-ils alors accessibles à tous ? Vieux rêve que celui de l'encyclopédie universelle, de la cathédrale du savoir, poursuivi depuis le Moyen Age et bien sûr encore davantage depuis le XVIIIe siècle et la grande Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Les moyens informatiques permettent aujourd'hui cette accumulation du savoir au sein d'immenses bases de données.

Mais, ce qui a toujours préoccupé l'homme ce n'était pas tant la question de savoir comment réunir les docu-ments, livres ou écrits en un seul lieu, que celle de com-prendre comment les posséder, comment s'en approprier le contenu. Comment et par quels moyens appréhender le tout et le mémoriser. Jusqu'il y a peu, ces moyens restaient personnels et demeuraient réduits aux techniques mnémotechniques.

L'arrivée de l'informatique et des bases de données a permis, dans un premier temps, d'accroître l'accumulation, mais elle n'a pas toujours facilité la navigation au sein d'un savoir ainsi accumulé. L'accès à celui-ci passe, dans la plupart des cas, par l'expression explicite de la demande ou par un parcours linéaire que l'on peut assimiler au feuilletage d'un livre. Pour trouver une information il faut déjà quasiment savoir ce que l'on recherche.

Aujourd'hui, des inventions techniques apparemment simples, telles que l'hypertexte, provoquent un important saut quantitatif et qualitatif dans la façon dont l'homme appréhende et accède à l'écrit. Il ne faut pas pour autant en déduire que ces nouvelles techniques révolutionnent notre vision des documents ou qu'elles constituent une métaphore opératoire du cerveau ou du raisonnement humain.

La notion d'« hypertexte » correspond à une technique ancienne, car elle peut exister indépendamment du support informatique. En informatique, elle a été pensée dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis mise en œuvre à partir des années 50, essentiellement par les chercheurs des laboratoires américains. C'est une technique récente, car les développements de la microinformatique, des techniques de stockage documentaire et d'interface homme-machine rendent l'utilisation d'outils fondés sur l'hypertexte largement accessible au grand public.

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1503 HYPERTEXTE [178]

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Principes de fonctionnement des systèmes « hypertexte »

I / LES ORIGINES

Tout d'abord une mise au point s'impose : les systèmes appelés « hypertexte » et les approches qu'ils recouvrent n'ont rien à voir avec les approches proposées par des lin-guistes ou théoriciens, qui ont également employé le terme d'« hypertexte », mais dans un contexte différent.

Ted Nelson, un des pionniers de l'hypertexte aux Etats-Unis, définit celui-ci comme : « Une combinaison de tex-tes en langage naturel avec la capacité de l'ordinateur pour réaliser des branchements interactifs ou des afficha-ges dynamiques d'un texte non linéaire qui ne pourrait pas être imprimé simplement sur une seule page » (Conklin, 1987). Autrement dit, les différents liens entre les textes eux-mêmes ou des portions de texte permettent de se « promener » rapidement à l'intérieur de l'écrit, considéré simultanément dans toute sa globalité.

Vanvevar Bush, président du comité Roosevelt pour la science, décrit le premier système hypertexte en 1945. Dans son article il présente.une machine capable d'affi-cher et de prendre en considération des textes et des gra-phiques, en même temps. Appelé « memex », ce système contient une grande bibliothèque de notes personnelles, de photos et de récits. L'idée sur laquelle repose le « memex » est, selon Bush, la suivante : « L'esprit humain opère par association. On ne peut pas espérer dupliquer pleinement ce processus mental artificiellement. On ne peut pas non plus espérer égaler la rapidité et la flexibilité avec lesquelles travaille l'esprit humain de façon associative. Mais il serait possible de dépasser l'esprit par la puissance et la permanence dans le stockage de l'infor-mation. »

Alors que les ordinateurs venaient seulement de naître et qu'ils étaient destinés essentiellement à des fins mili-taires, Bush, trente ans auparavant, a anticipé ce que nous connaissons aujourd'hui sous le nom d'hypertexte.

Il existe des hypertextes « imprimés ». Un hypertexte imprimé est un document se composant essentiellement des références à d'autres documents ou à des parties de lui-même. L'Encyctopedia Universalis avec son « thésau-rus » ou le Talmud, par exemple, sont des prototypes d une représentation hypertextuelle manipulable aisément, tout comme le Dictionnaire encyclopédique et critique de la Communication que vous êtes en train de lire. Au fond, tout le monde a déjà utilisé des hypertextes, Peut-être sans le savoir.

II. LES PRINCIPES

La première définition de l'hypertexte demeure simple:il s` agit de permettre un parcours non linéaire de docu-ments grâce à l'utilisation des liens existants entre eux ou leurs portions. Schématiquement, chaque document, stocké dans une base documentaire est relié à d'autres par

des liens clairement désignés. Lorsqu'un lien b est activé dans le document A, le document B relié à A par b apparaît immédiatement à l'écran, sans que le document A ait disparu. Chaque document, ou portion de document, devient alors le nœud d'un immense réseau, dont l'uti-lisateur peut, à sa guise, exploiter les liens, créant par là même son propre parcours, sa propre lecture. Précisons que la notion de document est ici entendue au sens le plus large possible : il peut s'agir de textes, de photos, de reproductions, de manuscrits scannérisés, etc. Tout élé-ment stockable sur un support magnétique ou même opti-que peut faire partie d'un système hypertextuel. Cette idée a donné lieu à de nombreuses recherches et à de nombreuses applications.

III / LES APPLICATIONS DE L'HYPERTEXTE

Les premiers concepteurs ont vu l'hypertexte comme un moyen de stockage d'écrits interconnectés et comme un environnement sophistiqué de recherche d'information.

Au niveau élémentaire, un système d'hypertexte permet de relier des écrans d'information en utilisant les liens associatifs. A un niveau plus sophistiqué, c'est un envi-ronnement logiciel permettant un travail de communica-tion et d'acquisition des connaissances.

Les applications développées actuellement se situent sur différents axes :a) Les universités expérimentent et commencent J'utili-sation des systèmes d'hypertexte en vue du multi-enseignement, de la gestion de références de bibliothèque,ou de l'aide à l'écriture.

Un environnement d'aide à l'écriture, au sens par exemple d'écriture d'articles scientifiques, repose sur la possibilité d'éclatement de l'article en autant de morceaux, qu'il y a d'idées qui le structurent, de consultation des bases de données et des bases d'articles, et d'insertion éventuelle des données issues de ces bases dans l'article en train de se faire.b) Les applications commerciales portent sur l'accès immédiat aux bases de documentation, les systèmes d'aide à l'écriture et les systèmes de travail coopératif.

Un programme d'aide à l'écriture consiste en une pos-sibilité d'écriture à plusieurs. Ce type d'outil ne cherche pas à obliger l'utilisateur à structurer sa pensée. Le déroulement d'un projet industriel réalisé avec un outil hypertexte permet de stocker l'ensemble de notes, idées, discussions et décisions des divers participants au projet et de suivre a posteriori l'histoire du projet, ce qui reste difficile lorsque ce dernier est fait sur support papier, à la main.c) Les outils généraux, les « coquilles vides » qui permettent le développement d'applications fondées sur les tech-niques hypertextuelles.

L'accessibilité des produits qui s'appuient sur le fenê-trage, le coût de plus en plus faible des stations de travail (ordinateurs très puissants disposant des possibilités de multifenêtrage et d'utilisation de la souris, ainsi que des écrans à haute résolution), le stockage de type CD-

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ROM accentuent le développement des systèmes d'hyper-texte, qui ont été popularisés par des outils simples comme par exemple HyperCard commercialisé par la société Apple.

B. Du texte à l'hypertexte

Une représentation hypertextuelle oblige à un découpage du texte (ou des textes) et à la définition des liens qui vont le structurer. C'est une opération très délicate. Si le texte est, en lui-même, très structuré, par le biais de chapitres, sous-chapitres, paragraphes, etc. (par exemple un manuel, des textes de loi, etc.), cette opération ne pose pas de problèmes particuliers : il suffit d'indiquer a l'ordinateur la structuration du document, la correspondance avec la structuration souhaitée, et le système établit les liens presque automatiquement

1. / LES LIENS

Dans le cas d'un texte non structuré, comme peut l'être un texte littéraire, il faut introduire des divisions, qui peuvent s'avérer arbitraires.

Généralement, il y a deux types de liens dans un système d'hypertexte : les liens structurant et généraux qui concernent l'ensemble du texte et les liens définis par l'utilisateur qui lui permettent de créer des chemins nou-veaux, non séquentiels, à travers le texte. Les points d'arrivée des liens forment les nœuds du texte. Ceux-ci tissent ceux-là en une unique structure de graphe. Ils peu-vent être hiérarchiques, séquentiels, non ordonnes, etc.

Il / LES PROBLÈMES

En définitive, c'est à l'utilisateur de décider comment remplir sa base, quel type de liens créer, comment orga-niser les sujets. De décider également quels nœuds attein-dre et comment. Si les pouvoirs associatifs de l'utilisateur sont faibles et s'il crée des liens faiblement signifiants, il trouvera une base peu signifiante, de peu d'intérêt et difficile à utiliser. Il est indispensable aussi de pouvoir trouver un compromis entre les liens « publics », utilisés par tous et donc vrais quelle que soit la question ou le centre d'intérêt exprimé, et les liens « privés » propres à un usager donné. Le problème de savoir comment remplir un nœud avec de l'information est difficile à résoudre : toute la littérature ne se prête pas forcément à une représentation hypertextuelle.

De plus, il faut penser à créer des structures qu'il sera possible de maintenir dans le temps. Il faut surveiller les liens afin d'éviter des références obscures et des connexions inutiles. Au moment de l'utilisation, l'usager risque d'être rapidement perdu devant l'avalanche des références et l'absence de système de repérage ou de gui-dage. Or, pour le moment, les modifications ultérieures ne sont pas bien supportées par les systèmes hypertextuels et l'inflation des liens et des nœuds d'un graphe hypertextuel est presque inévitable tant ce système encourage à multiplier les liens.

C. Le projet Intermedia

Nous allons voir à travers le système Intermedia qu'il y a d'autres problèmes liés à la conception et à l'utilisation des systèmes hypertextuels.

Intermedia est l'une des plus anciennes recherches en systèmes d'hypertexte, menée à l'université Brown. Ce projet représente environ vingt ans de travail d'une équipe entière, et l'un de ses objectifs c'est précisément la mise en place d'un système d'hypertexte/hyper-livre/hyperimage.

Le système Intermedia a été conçu comme un réseau regroupant une collection d'outils qui permettent aux uti-lisateurs de créer des liens entre les documents provenant de sources variées comme du texte, des « frises historiques >>, des diagrammes des images engendrées sur ordinateur, des documents vidéo et de la musique. Deux applications ont été pleinement développées : l'une concerne la littérature anglaise, l'autre l'enseignement de la biologie cellulaire.

Intermedia a été utilisé à la fois comme un outil d'enseignement pour les professeurs et un support inter-actif pour les étudiants tant pour étudier que pour créer leur propre matériel de recherche et leurs mémoires.

Intermedia permet à l'utilisateur de naviguer dans un environnement fort complexe, ce qui pose néanmoins de nombreux problèmes :a) la multitude des liens rend la présentation à l'écran confuse. On parle de la perte dans l'espace et de la sur-charge cognitive de l'utilisateur ;b) l'utilisation même du système n'est pas simple : les problèmes d'affichage à l'écran sont très difficiles à résoudre automatiquement. Pour le moment le position-nement des fenêtres sur l'écran d'ordinateur est fixe, ce qui ne rend pas l'affichage explicite, quel que soit l'ordinateur employé. En effet, la bonne présentation de l'information non linéaire n'est pas une question triviale et nécessite encore de nombreuses recherches et peut-être l'introduction d'une « couche d'intelligence » dans le système ;c) il est difficile de retrouver ensuite sur papier ce qui a été construit par le système : la récupération de l'infor-mation non linéaire pose également problème car le texte imprimé reste, lui, linéaire;d) une des solutions trouvées à l`éparpillement des liens a consisté en une réunion des principaux thèmes oui structurent une base en des groupes, appelés « webs » (ou toiles d'araignée). Le résultat n'est pas pour autant beau-coup plus explicite. Ici, la surcharge cognitive de l'utili-sateur devient manifeste.

Nous venons de voir que, sur le plan technique, les réa-lisations ne sont pas encore tout à fait satisfaisantes. Au fond, il y a plus de problèmes que de solutions. D'ailleurs, aux Etats-Unis, où l'hypertexte est né, une cinquantaine d'expériences diverses ont été purement et simplement abandonnées car elles devenaient trop démesurées et les prototypes informatiques devenaient, eux, inutilisables, du fait de leur démesure. Les systèmes hypertextuels les plus répandus reposent encore sur l'uti-

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lisation d'outils informatiques simples et restent destinés au grand public, bien que cette dernière tendance évolue très rapidement. Nous allons voir que sur un plan plus général de rapport à l'écrit présenté à l'écran les problèmes soulevés par l'utilisation de l'hypertexte ne sont pas non plus simples.

D. Le vertige du savoir et l'interactivité

La représentation hypertextuelle informatique confère une dimension toute différente aux procédés de lecture et d'écriture. On retrouve alors la contrainte de la démesure quantitative et de la combinatoire.

Du fait de la naissance de toute une série d'outils infor-matiques définis par leurs auteurs comme des « aides à l'écriture » ou encore des « outils pour penser », la notion d'hypertexte s'inscrit fondamentalement dans la problématique des « machines écrivantes » et de la vir-tualité du texte en devenir.

En effet, un programme d'aide à l'écriture dépasse lar-gement un simple traitement de texte. Au moment de l'acte même d'écrire, l'utilisateur construit progressive-ment un texte virtuel — un hypertexte — contenant une multiplicité de parcours possibles. C'est à partir de ce texte « virtuel » que le texte définitif verra le jour.

Il s'agit là d'une écriture en train de se faire et qui devrait, du moins dans l'esprit des théoriciens et concep-teurs de tels programmes, contourner le problème de la combinatoire absente dont parle, par exemple, J. Gracq, souligne que le livre définitivement écrit n'est que la trace de tous les livres qui n'ont pas été écrits, de tous les pro-jets qui ont été abandonnes en cours de route.

Avec les systèmes d'hypertexte et d' hyperlivre, les dif-férents temps de l'écriture et de la lecture se trouvent ainsi démultipliés, et pour construire le texte définitif l'auteur devient son propre lecteur, lisant son écrit de la même manière que le lecteur d'une œuvre combinatoire. L'écri-ture hypertextuelle devient une écriture virtuelle, voire même peut-être partiellement perdue pour son propre auteur. La lecture hypertextuelle est une promenade au sein de scénarios plus ou moins préconstruits qui ne lais-sent souvent au lecteur que l'illusion de la liberté.La lecture hypertextuelle s'apparente de ce fait à la lecture combinatoire. Tous les choix y sont rendus possibles, tous existent ou sont supposés exister. Il n'y a aucune échappée possible du sens, car tout a été dit, tout est dit. "berté du lecteur est canalisée par la démesure quan-titative. La combinatoire canalise le lecteur, le dirige, l` endigue. La structure, par exemple la représentation de a littérature sous forme des liens et des nœuds de textes, cette structure absorbe la liberté du lecteur. Le lecteur reste cantonné au squelette textuel de l'arborescence qui a déjà été pensée à sa place ! Au fond il s'agit là peut- être de lecture interactive au sens assez pauvre de ce mot, carinteractivité s'arrête au parcours des chemins qui ont été préconstruits. De plus, face à l`écran affichant une représentation hypertextuelle de la littérature, on est saisi de panique.

Contrôler et maîtriser les liens existants et leur pertinence, en rajouter de nouveaux, tient de l'exploit. L'hypertexte offre plusieurs degrés de liberté, plusieurs dimensions au sein desquelles il est possible de se mouvoir, et un tel potentiel de connaissances peut aboutir, de par sa déme-sure, à une désorientation complète.

Les outils construits à partir de la notion d'hypertexte visent à réaliser ces cathédrales de savoir auxquelles son-geaient déjà les philosophes médiévaux. Loin d'être trans-parentes, ces « cathédrales » réunissent quantité des connaissances, représentées sous une forme complexe et difficile à appréhender mentalement. La navigation dans un réseau de plus de mille concepts, ou des milliers de documents reliés par des centaines de liens différents, dépasse les capacités cognitives de l'être humain, et la machine, dépourvue d'intelligence et de compréhension profonde des textes, ne peut être ici d'aucun secours. Le savoir potentiellement à portée de main donne le vertige et perpétue, grâce aux moyens techniques les plus sophis-tiqués, le mythe de la maîtrise de l'innombrable, d'une transparence possible de la communication.

J. POMIAN

—> Dictionnaire [18.21, Encyclopédie électronique [25. il, Lire et écrire aujourd'hui [25.3!, Données (Base et banque de) [54.4], Documentation intelligente [631. Langue naturelle [65], Fichiers [174], Loqiciels [179].

[179]

LOGICIELS► Développement - Données — Langage -Primitive — Programmation

L'informatique, ou ensemble de techniques de traitement de l'information (collecte, archivage, sélection et utilisa-tion) constitue, philosophiquement, une étape avancée de l'histoire du Logos (Couloubaritsis et Hottois, 1987). L'idée d'une automatisation du Logos débouche sur le concept « logiciel ».

Base du principe de fonctionnement des calculateurs électroniques, un « programme » est un ensemble d'ins-tructions écrites dans un certain langage, et nécessaires pour mener à bien une suite (ou combinaison) déterminée d'opérations élémentaires, elles-mêmes destinées à résoudre un problème (ou une famille de problèmes) pré-cis (Mathelot, 1975). Un logiciel est un programme ou un ensemble de programmes (logiciel intégré) dont la commercialisation sous forme normalisée et accessible à l'utilisateur non informaticien permet d'effectuer ces opé-rations de manière fiable et aisée.

Logos — Maintenance

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A. Brève histoire du logiciel

On peut distinguer jusqu'ici quatre époques dans l'évo-lu t ion du logiciel. Au début de l'histoire de 1` informati-que, dans les années 1950-1960, le logiciel se trouve être, le plus souvent, une application très spécifique, élaborée par des individus étroitement impliques dans la réalisation de la tâche à informatiser. Au cours de la décennie suivante, le logiciel, devenant vraiment un produit com-mercial, tend à s'universaliser. On crée même des biblio-thèques de programmes (ou « programmathèques ») recueillant, en un endroit précis, les logiciels effectuant des tâches spécifiques. Le développement d'un logiciel nouveau et complexe devient, en principe, une combinai-son de logiciels existants. Dans la troisième époque (1970-1980), alors même qu'apparaissent les systèmes de traitement répartis conduisant à l'exploitation des grands réseaux d'ordinateurs et que le mini-ordinateur connaît un grand essor, l'industrie du logiciel connaît une crise aiguë: l'apparition de l'ordinateur dans tous les milieux de travail s'accompagnent d'une demande considérable de nouveaux logiciels, alors que le coût de la maintenance atteint plus de 50 °7o de l'argent investi dans le logiciel. L'invasion du micro-ordinateur dans la décennie (1980-1990) marque une quatrième époque: la nouvelle industrie du logiciel, tenant compte de cette situation, favorise des applications susceptibles de satisfaire un grand nombre de personnes (éditeur de textes, base de données, modules financiers, etc.). Les loisirs (jeux) comme le secteur de l'éducation (Picard et Braun, 1987) requièrent la conception de nouveaux types de logiciels. Ceux-ci sont de deux natures: des grosses firmes, bien équipée, offrent désormais, de plus en plus souvent, des logiciels performants et complets ; parallèlement, se développe anarchiquement toute une « programmation de sous-sol », souvent à l'origine de logiciels de qualité moindre, peu à peu améliorés par la concurrence. C'est l'ère du logiciel « jetable après usage ». Mais l'intelligence artificielle et le connexionnisme nous précipitent aujourd'hui dans une nouvelle ère : le logiciel ne se contente plus d'automatiser les tâches subalternes de l'esprit, il reconquiert peu à peu toutes les fonctions du raisonnement humain.

B. De la conception à la maintenance

La création d'un logiciel est le résultat d'une méthode scientifique. En effet, un logiciel ne naît pas spontanément. Se concevant en fonction d'un certain projet initial (impliquant des contraintes de « faisabilité » et de commercialisation), il se développe et se modifie en fonc-tion de celles-ci, et tend, un jour ou l'autre, à être remplace par un produit plus adapté. Il a donc, si l'on peut dire, un « cycle de vie » (Robillard, 1985).

Dans la conception d'un logiciel, l'environnement de départ qui va apparaître sous la forme de « données » et l'organisation de ces données sont très importants. Un

programme peut se concevoir, en effet, comme l'appli-cation de critères de choix sur des données. Le but est toujours de restreindre la taille d'un ensemble (<< le trai-tement » de l'information amenant en principe une réduction de la quantité d'informations). Par exemple, le calcul d'une paye, qui aboutit à l'impression d'un nombre sur un chèque, réduit en fait à un seul chiffre (celui du salaire) une masse de données de base comprenant le nombre d'heures travaillées, le taux horaire (parfois variable!, les différentes déductions, etc. Dans le cas d'un traitement de texte, il peut s'agir, par exemple, à. partir de données concernant l'identification d'une lettre, d'une phrase ou d'un paragraphe erroné, de la position de cet élément dans le texte et de l'identification d'un élément de substitution (lettre, phrase ou paragraphe correct!, d'afficher cet élément de substitution à l'endroit voulu. Pour qu'un logiciel puisse être utilisé dans des contextes très différents, il est évident que les données doivent être organisées de manière structurée et que les éléments de données soient eux-mêmes regroupés et structures de manière normalisée. On minimise ainsi l'impact de leur changement sur les applications du système. Un logiciel sera, par ailleurs, d'autant plus adaptable que son déve-loppement aura bénéficié d'une bonne « documentation » concernant les différentes opérations qu'il comprend. Cette documentation est, en général, un ensemble de commentaires descriptifs abstraits constitué à partir d'une approche ascendante (on résout chaque détail technique avant de l'intégrer dans un programme) ou descendante (on subdivise la tâche en énoncés de moins en moins absttaits pour aboutir aux détails techniques). Dans cette dernière approche, le << raffinement » est précisé par d'autres commentaires abstraits ou par des « primitives » ou structures algorithmiques fondamentales de contrôle. (Il revient à Boehm et à Jacopini d'avoir démontré que trois primitives — séquentielle, conditionnelle et répétitive — étaient suffisantes pour écrire un programme).

Un code décrivant toutes les structures de contrôle de manière expressive et sans ambiguïté s'avère donc néces-saire au développement d'un bon logiciel. En outre, un historique du développement, des erreurs de programma-tion, et même de la maintenance des logiciels est bienvenu.

Bien entendu, la qualité d'un logiciel, autant d'ailleurs que sa complexité, s'analyse aujourd'hui scientifiquement à l'aide d'un certain nombre de métriques qui contribuent à améliorer ses performances. L'avenir du logiciel dépend donc autant du perfectionnement de tous ces outils (défi-nition, développement, maintenance, etc.) que de l'appa-rition de nouveaux langages (langages de cinquième génération, dérives de l'intelligence artificielle, et amé-liorant l'interactivité).

C. Les différents types de logiciels

On peut distinguer, selon les variétés d'application dif-férents types de logiciels.

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I / LES LOGICIELS UTILITAIRES

Parmi les plus répandus, on trouve des traitements de texte, des logiciels graphiques, des tableurs et des systè-mes de gestion de base de données (SGBD). Décrivons rapidement leur fonctionnement.

L'activité d'écrire s'accompagne d'au moins quatre opérations nécessaires : la mise en page, le déplacement de mots ou de paragraphes, l'ajout ou l'effacement de signes. Chaque opération est suffisamment coûteuse pour avoir produit, de longue date, la pratique du « brouillon », suivie de « la mise au propre », c'est-à-dire le recopiage — opération supplémentaire, largement fastidieuse (quoique ce « reviewing » puisse parfois provoquer d'utiles modifications), car cet autre n'est guère que le même, à la permutation, l'ajout ou la suppression près. Un logiciel de traitement de texte permet donc d'éviter la répétition, en prenant en charge ces opérations. Stockant chaque caractère dans un octet de mémoire et retenant son adresse, le programme est fait pour définir des règles de mise en page et changer l'ordre de la lecture des symboles, afin de les afficher au bon endroit. Les plus performants de ces logiciels gèrent désormais les notes (décalant au besoin les numéros en fonction des insertions) et sont même capables de corriger les fautes d'orthographe (un jour, probablement, les fautes de syntaxe).

Les logiciels graphiques reproduisent, eux, les opéra-tions traditionnelles du dessin (le tracé, le gommage) aug-mentées d'opérations nouvelles, permises, là aussi, par la mémorisation sur support informatique : le déplacement d'image, le pivotement ou le coloriage de zone. Chaque point (ou zone) de l'écran ayant ses coordonnées précises, est, en effet, susceptible d'être investi de manière particulière. La puissance des programmes se mesure à la complexité de la sortie obtenue à partir d'une simple commande (taille du pinceau, loupe, vaporisateur, trame, etc.).

Passons rapidement sur les tableurs qui, a peu de choses près, reproduisent la feuille de calcul (à additions horizontales et verticales — d'où les vérifications possi-bles) traditionnellement utilisée par les comptables : la matnce est un ensemble de cases vides, repérées par leurs coordonnées, et comportant une formule mathématique par case, combinaison des fonctions mathématiques et des coordonnées de la cellule contenant les données a utiliser pour le calcul. Une fois les valeurs entrées dans cérames cellules, le programme affiche immédiatement le résultat des calculs dans toutes les cases dont les formu-es font référence à ces cellules (par exemple, il propagera transversalement et verticalement une addition, SQU a trouver un unique total dans la case située en bas et a droite de l'écran).

yons. encore plus bref avec les systèmes de gestionictuers » et de « banques de données » dont nous

0ns ^eurs (voir art. [174] et [166]) : des informations

étant rangées dans un certain otdre en un lieu précis (champ), le programme est fait pour rechercher dans un ensemble de fiches un champ commun, une combinaison de champs, ou même plusieurs combinaisons possibles, spécifiant un sous-ensemble particulier de ces fiches.

II / LES LOGICIELS DE L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

Nous ne pouvons dire que quelques mots des nouveaux logiciels issus de l'intelligence artificielle, parmi lesquels les plus célèbres sont les « systèmes experts ». Ceux-ci relèvent d'une informatique de simulation (plutôt que de performance) qui tend à faire reproduire par une machine des éléments du raisonnement humain. Les langages uti-lisés (LISP, PROLOG, langages « orientés objets ») sont déclaratifs, plutôt que procéduraux, et servent, en par-ticulier, à inscrire aisément dans la mémoire de l'ordina-teur des connaissances relatives au monde réel. Dans le cas le plus simple, ces connaissances constituent une base de règles qui sont déclenchées par un algorithme (moteur d'inférences) chaque fois que des faits de la base de faits, soumis à interprétation, vérifient des prémisses des règles (Gondran, 1985; Laurière, 1986). Des systèmes de cet ordre existent dans les domaines de la médecine (MYCIN ou SPHINX), de la prospection pétrolière (PROSPECTOR), de la chimie (DENDRAL et METADENDRAL), des sciences humaines (SNARK pour la modélisation du raisonnement archéologique), etc. Ils vont aujourd'hui jusqu'à prendre en compte et formaliser les raisonnements vagues, incertains, ou flous (Dubois et Prade, 1985).

Nul doute que l'approche dite « connexionniste » (complémentaire de l'intelligence artificielle) ne produise, dans le domaine de la reconnaissance des formes, en par-ticulier, où le traitement parallèle de l'information s'avère supérieur à son traitement séquentiel, des logiciels d'autant plus performants (non en temps, mais en fiabilité) qu'ils tourneront sur de nouvelles architectures d'ordinateurs (architectures en réseaux: Pérez, 1988).

III/ LES LOGICIELS DE COMMUNICATION

Depuis l'invention des ondes hertziennes, l'esprit humain a la propriété de se matérialiser dans une « noosphère » objective. Le développement du télétraitement des infor-mations, impliquant l'utilisation à distance des calculateurs (supposant donc que la collecte des données et la diffusion des résultats puissent se faire en des points éloignés du calculateur central), fait appel à un ensemble de moyens et de techniques constituant la téléinformatique. Parmi les équipements nécessaires, outre les techniques de télécommunications qui caractérisent le support, figurent les équipements de télétraitement proprement dit — multiplexeurs, modems, terminaux, pour le hardware, et pour le software les logiciels de communication. Ces logi-ciels, destinés à faire la liaison entre le calculateur central et les terminaux, doivent résoudre trois types de problèmes :

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a) L'utilisation des terminaux par un personnel non spé-cialise requiert l'existence d'un langage éducateur guidant l'utilisateur, par étapes, jusqu'à la formulation correcte de sa requête. (On aimera, en particulier, disposer de pro-cédures de signalement d'erreurs et de possibilités de cor-rections immédiates, sans avoir à tout reprendre depuis le début.)b) Le logiciel doit aussi assurer la sécurité totale du mes-sage transmis : sa fiabilité doit être à toute épreuve.c) On peut vouloir, en troisième lieu, que soient acceptées, dans certains cas, des conditions de travail prioritaires, comme c'est bien nécessaire lorsqu'un grand nombre de terminaux sont connectés à un calculateur central. De tels logiciels ont été fabriqués au départ pour tous les grands systèmes de télétraitement, notamment les systèmes militaires (comme le système SAGE, conçu pour la défense aérienne du territoire des Etats-Unis), et ont été progressivement appliqués aux systèmes de réservation de places des grandes compagnies aériennes (SABRE pour American Airlines, PANAMAC pour Pan American Airways, etc.) et des compagnies ferroviaires, ainsi qu'aux grands systèmes de gestion, primitivement développés par les compagnies d'assurances (le groupe Drouot) puis les banques, et enfin aux systèmes des grandes compagnies industrielles et aux téléservices-bureau. Ils équipent actuellement aussi bien les agences de voyages ou de loisirs (théâtres, spectacles) que les établissements d'enseignement programmé à distance, ou les différentes banques de données.

Disons, pour terminer, que le logiciel — parcelle d'esprit objectif qui doit échapper au pillage informatique sous toutes ses formes — est soumis à une protection juridique qui renvoie à la fois au droit d'auteur et au: brevet, témoignant de sa situation intermédiaire entre l'invention technique et l'œuvre d'art (Bertrand, 1984).

® A. BERTRAND, Protections juridiques du logiciel, progiciels, vidéo-jeux, logiciels spécifiques, firmware, Paris. Ed. des Parques, 1984. — L. COU-LOUBARITSIS et G. HOTTOIS (eds), Penser l'informatique, informatiser la pensée, mélanges offerts à A. Robinet, Bruxelles, Ed. de l'université de Bruxelles, 1987. — D. DUBOIS et H. PRADE, Théorie des possibilités, Paris, Masson, 1985. — M. GONDRAN, Les systèmes experts, 2" éd., Paris, Eyrol-les, 1985 — J.-L. LAURIÈRE, Intelligence artificielle, résolution de problèmes par l'homme et la machine, Paris, Eyrolles, 1986; Le logiciel, Time/Life, 19S6. — P. MATHELOT, L'informatique, Paris, PUF, « Que sais-je? » n° 1371, S' éd. 1991. — J.-C. PËREZ, L'intelligence artificielle, pluridisctpiinariié, auto-organisation, réseaux neuronaux. Pans, Masson, 1988. — M. PICARD et G. BRAUN, Les logiciels éducatifs, Paris, PUF. ,< Que sais-je? » ir 2377, 1987. — P.-N. ROBILLARD. Le logiciel, de sa conception à sa maintenance, Chicoutimi (Québec), Gaétan Morin, 1985.

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D. PARROCHIA

—> inforrr,.alion 115.3}. Linguistiques [18], Données (Base et banque da'i [54.41, Itinéraire en intelligence artificielle 1581, Barques sa données [165} tentures simplifiées [171]

[180]

MUSÉE

>■ Apprentissage — Ccgnition — Culture - Culture de masse — Lvaiua-t,o- —

Gestior - Interactior - Marketing - îviuséolog'e - Organisa*1:;!-

A. La fonction sociale et culturelle des musées

Un musée se définit moins aujourd'hui par la nature de ses collections que par sa fonction sociale et culturelle telle qu'elle est attestée par ses différentes activités (Dagognet, 1984). Globalement, cette fonction consiste à conserver un patrimoine ou une mémoire et à communiquer avec une population ; cette deuxième fonction est la principale finalité de la première. Comment un musée peut-il remplir de façon optimale sa fonction ? Plus exactement, comment le musée peut-il gérer sa fonction sociale et culturelle ?

Gérer une fonction, c'est développer un type d'orga-nisation dont la finalité est de satisfaire de façon optimale cette fonction : pour y parvenir, il est nécessaire de mettre en œuvre différents savoirs disponibles en les réin-terprétant pour les adapter aux musées ; ce travail a engendré une interdiscipline : la muséologie. Un musée est donc une organisation dont le critère de performance est sa capacité d'interaction avec une population donnée. L'interaction s'effectue de façon très diversifiée, et ce concept exprime les modes de communication en jeu dans un musée.

Ce type d'entreprise culturelle est complètement dif-férent d'une entreprise industrielle ou commerciale : sa performance ne se mesure ni aux profits qu'elle réalise, ni au nombre de visiteurs qui là fréquentent. Pourtant, le nombre de visiteurs est bien un indice minimal de la performance d'un musée et un indicateur de la rentabilité des financements nécessaires pour qu'il remplisse sa fonction. Une muséologie rationnelle ne commence qu'à partir du moment où le musée est pensé du point de vue de la gestion de sa fonction sociale et culturelle, mais cette approche ne peut pourtant dispenser d'une réflexion approfondie sur le rôle et les finalités du musée. Cette réflexion s'intensifie depuis une vingtaine d'années, depuis que tous les pays industrialisés se couvrent de nouveaux musées et rénovent les anciens.

La croissance rapide du nombre de musées a révélé les impasses de certaines techniques de gestion des organis-mes culturels. Dans ies grands musées, une approche s'impose depuis plusieurs années ; elle correspond à une volonté de rationalisation inspirée du mode de gestion des entreprises commerciales. Un modèle s'est imposé: une exposition ou un musée se fonde soit sur une conception a priori de la science, de la technique, de l'art, etc., soit sur un contenu à communiquer défini par un groupe d'experts (scientifiques et/ou conservateurs) ; on suppose alors l'existence d'un public imaginaire qui n'est conçu

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1509 MUSEE [180]

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qu'en fonction de ce qu'il doit ou devrait savoir. Le musée fait ensuite appel à des architectes-designers parce qu'ils sont censés être capables d'exprimer spatialement le message de l'exposition en trouvant une forme de com-munication à la fois attractive et efficace. Une fois l'exposition réalisée, on fait appel à une agence de com-munication qui en assure la promotion. Le musée com-mence enfin à compter les visiteurs. Le succès ou l'échec de l'exposition est attribué à l'« accrocheur », au designer, au « communicateur ».

Cette approche est en train de révéler ses faiblesses : d'abord, la dépendance de plus en plus grande des experts vis-à-vis des architectes-designers et, ensuite, la dépen-dance des experts et des architectes-designers vis-à-vis des agences de communication, avec comme seul critère de performance le nombre de visiteurs. Ce modèle a eu pour effet de multiplier les coûts de production des expositions (nécessité de monter des expositions de plus en plus spec-taculaires, appel à des compétences externes de plus en plus spécialisées), ce qui renforce le pouvoir des commer-ciaux. Tous les musées sont concernés parce que ceux qui ne font pas appel à ces techniques paraissent désuets et sont contraints de se transformer ou de se spécialiser dans des publics captifs, les scolaires en particulier.

On est aujourd'hui au bord d'une nouvelle étape : on commence à faire appel à des agences de communication pour étudier des « créneaux » d'expositions qui sont pro-posés aux musées et à leurs responsables au moment de rétablissement des budgets. Un enjeu actuel majeur pour garantir l'autonomie et le développement des musées est donc la formation des conservateurs afin qu'ils connais-sent (sinon maîtrisent) les différents savoirs disponibles pour gérer la fonction sociale et culturelle des musées, en diversifiant leurs compétences tout en préservant leur rôle scientifique. Un autre facteur est à mentionner qui intensifie les recherches en muséologie, principalement en Amérique et en Europe du Nord : l'échec des divers musées scien-tifiques et techniques américains à réaliser effectivement les objectifs qui avaient justifié leur développement dans les années 60 et 70. Un article de Robert Kargon en 1983 exprime cette situation : « Aux Etats-Unis, les musées scientifiques et les maisons des sciences (Science Centers) ne sont, à quelques remarquables exceptions, que des échecs. Ceci non pas par manque de talent, de ressources et de volonté de réussir. L'échec est dû en fait à trois facteurs : la politique économique suivie par les musées es sciences ; leur isolement par rapport au monde de la cience et aux scientifiques eux-mêmes ; et, surtout, l'ina-déquation croissante de l'idéologie qui préside à leur développement » (R. Kargon, 1983). Dans les années 80, la recherche en muséologie se critique, se diversifie, _ s`intensifie pour deux raisons : la première est la nécessité de disposer de méthodes fiables et adaptées, la seconde est que les musées ont désormais un besoin impérieux de ces:études pour justifier les financements qu`ils demandent. Penser le "musée du point de vue de la communication, c`est donc présenter les différents savoirs disponibles.

B. Un constat

Pour baliser le champ actuel de la muséologie, il faut partir d'un état de fait et de quelques données concernant le comportement des visiteurs dans les musées. C'est aussi une façon de mentionner quelques évidences.

La première est que les visiteurs se rendent dans les musées pendant leur temps libre ; ils prennent en toute liberté la décision de s'y rendre ; ils y restent le temps qu'ils veulent, circulent dans les expositions de façon aléatoire selon deux comportements types isolés par J.-F. Barbier-Bouvet au centre Pompidou : la fourmi qui longe les murs et s'arrête partout, et l'abeille qui butine au hasard. Quoi que veuillent transmettre les experts, quelle que soit l'idéologie des concepteurs, la liberté des visiteurs est la donnée de base sur laquelle se fonde la muséologie.

Le deuxième point est la conséquence du premier : une étude réalisée dans les musées de Mulhouse en 1987 (A.-M. Rieu, 1988) cherchait à cerner le « désir de musée » en posant aux visiteurs la question : « Pourquoi allez-vous dans les musées ? » et en leur proposant trois réponses : « a) apprendre ; b) découvrir et explorer ; c) se divertir ». Les résultats sont clairs. Apprendre : 23 °/o ; découvrir et explorer : 63 % ; se divertir : 13 %. Un musée est tout le contraire de l'école et les procédures qui dans un musée rappellent l'école contredisent l'effet escompté; un musée n'est pas non plus un parc d'attractions culturelles. De même, de nombreuses études réalisées aux Etats-Unis montrent que le musée n'instruit pas, mais que le type d'éducation qu'il assure transforme les attitudes et les motivations. B.N. Lewis (1980) indique trois raisons au potentiel éducatif des musées : a) l'apprentissage (learning) libre et désintéressé, bien que partial, est assimilé durablement parce que intégré immédiatement au savoir global de l'individu ;b) il est exempt de toute sanction et l'apprentissage devient un plaisir ; c) les musées potentialisent l'apprentissage et stimulent la réceptivité globale du sujet. La didactique des musées constitue ie secteur majoritaire de la recherche aujourd'hui et on peut prédire que, dans l'avenir, les écoles ressembleront plus aux musées que les musées aux écoles.

La troisième découle de la précédente: puisqu'un musée interagit avec les anticipations de son public, les visiteurs ne demandent pas à les voir confirmées : ils désirent être surpris (découvrir), être actifs et s'impliquer. L'attractivité d'un musée ne dépend donc simplement pas des techniques de communication qu'il utilise, mais de sa capacité à être un environnement exploratoire satisfaisant la curiosité des visiteurs. Toute visite doit être une expérience. Cela marque clairement les bornes du marketing : il ne faut connaître l'attente des visiteurs que pour mieux la déjouer. Ainsi, les savoirs à introduire dans les musées ne doivent pas réduire l'indépendance des conservateurs ou des concepteurs d'exposition ; au contraire, ils ne peuvent prétendre que fournir le cadre dans lequel elle peut s'exercer. La quatrième concerne la fréquentation des musées : 500 000 visiteurs environ par an pour le musée de l'Auto-

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mobile de Mulhouse, plusieurs millions pour le Louvre, le centre Pompidou, etc ; des chiffres équivalents se retrouvent dans tous les pays industrialisés. A quoi les comparer ? Aux divertissements de masse tels que le sport, le cinéma, la télévision, les concerts de musique populaire), avec pourtant une grande différence : les spec-tateurs de football sont à peu près les mêmes à toutes les rencontres, alors que les gens qui fréquentent les musées en France s'y rendent en moyenne deux ou trois fois par an. Le musée désormais est un divertissement culturel de masse, ce qui ne veut pas dire que tous les groupes sociaux y sont également présents.

La cinquième remarque se déduit des précédentes : que cherche ce public qui se presse de plus en plus nombreux

contre, de consommation, de divertissement) prouvent que les gens viennent y chercher une liberté dans un espace qui échappe aux contraintes de l'espace public, celles de la ville, du travail, et à celles du privé où l'individu se trouve face à lui-même au milieu des « siens >. Le musée par ses fastes où une société exprime son fantasme d'histoire, de richesse ou de progrès, offre un espace autonome, « interstitiel », correspondant à une demande sociale très forte aujourd'hui.

Il s'ensuit que le musée en tant que lieu l'emporte sur les activités qu'il présente. Il n'y a la aucune critique, mais cette situation prouve que le médium est le principals message transmis. D'où le dilemme actuel des concepteurs de musée : faut-il submerger les œuvres ou les

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dans les musées ? Une éducation sans effort, un apprentissage homéopathique par immersion comme la télévision? J.H. Falk (1982) caractérise l'attitude du visiteur comme « une somnolence active » (active dozing) qui s'apparente au lèche-vitrines (cultural window shopping). Sans doute, mais tout jugement de valeur est dans ce cas vain. Il lui faut aussi se méfier des explications para-métaphysiques du type : « Que cherchons-nous dans les musées ? Peut-être une image de nous-mêmes capable d'exorciser en période de mutation l'angoisse de l'irréversible ». ou: «la recherche d'une identité », .etc. Autant de jugements indécidables, peu opératoires. Un fait pourtant est clair: l'accroissement de la fréquentation, l'usage que le public fait des musées (lieu de ren-

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savoirs dans l'architecture du bâtiment comme le font !a plupart des musées récents, ou faut-il utiliser cette situation pour développer une nouvelle relation aux œuvre-d'art, aux sciences, aux techniques? Pour répondre a cène question, il faut disposer de connaissances fiables. La sixième remarque précise la question des savoirs a mettre en œuvre dans la gestion de la fonction sociale et culturelle des musées en constatant l'insuffisance de l'approche sociologique qui a dominé jusque dans le1-années 70. En France, elle trouve son origine dans l'ouvrage de P. Bourdieu et A. Darbel (1966), L'amour de l'art : ils montrent que les classes sociales les plus défavorisées ne fréquentent pas ou très peu les musées qui dans leur organisation et leurs activités reproduisent les

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valeurs et les comportements des groupes ayant accès à la culture. Il faut surtout mentionner les travaux de H. Klein et H. J. Bachmayer (1981) à l'université de Karlsnihe pour l'Institut fur Museumskunde de Berlin. C'est un constat qui n'est pas démenti aujourd'hui. Les études de J.-F. Barbier-Bouvet au centre Pompidou sur les « visitants » (et non les « entrants ») ont montré que l'accroissement du nombre de visiteurs intensifie la consommation de musées par des groupes qui les fréquentent déjà, sans transformer profondément l'éventail des groupes sociaux. C'est effectivement un problème majeur, mais comment le traiter? L'approche sociologique ne fournit pas aux conservateurs les moyens concrets d'y parvenir, sinon en faisant appel aux urgences de communication. En effet, la sociologie des publics ne permet pas de dégager un niveau transversal aux différents groupes sociaux : celui de la demande du public, de ses attitudes et de ses comportements cognitifs. On peut affirmer que la muséologie actuelle aux Etats-Unis et en Allemagne naît de la mise en cause du primat de l'approche sociologique ; c'est là un déblocage important parce qu'il exige d'internaliser dans la gestion globale du musée l'interaction avec le public.

Les musées doivent répondre au bilan que dresse leur sociologie. Mais, du point de vue de la gestion du musée, la question prend un sens opératoire précis : comment atteindre de nouveaux publics, comment toucher le non-public des musées ? Tous les grands musées se posent cette question avec d'autant plus d'urgence que leur per-formance est évaluée principalement en terme de fréquen-tation.

C. L'évaluation

Les premiers savoirs spécifiquement à destination des musées datent des années 30 (Melton, 1933), mais vers la fin des années 60 se développent les méthodes d'éva-luation qui lancent la muséologie moderne. Leur principal théoricien et praticien fut et reste Chandler Screven ; le titre de son article séminal « The muséum as a respon-sive learning environment » (1969) fut à la fois un pro-gramme et une thèse. On trouve aujourd'hui des « évaluateurs » dans la plupart des grands musées scien-tifiques, techniques et industriels nord-américains, ce qui ne veut pas dire que leur situation ne soit pas encore source de conflits. La France n'en finit pas d'introduire ces méthodes. Les musées européens préfèrent souvent employer ponctuellement des consultants plutôt que faire coexister concepteurs, conservateurs et évaluateurs. Historiquement, l'évaluation est le moyen par lequel le musée entreprend de répondre aux critiques que lui Porte la sociologie ; en effet, les diverses méthodes disponibles cherchent à mesurer pour l'accroître la performance didactique ou communicationnelle d'une exposition au-delà des conditionnements psychosociaux. On distingue deux types d'évaluation. L'« évaluation summative » traite les dysfonctionnements d'expositions déjà tailees en modifiant le parcours, certains éléments (exhibits), la rédaction des textes, en créant des éléments

interactifs par lesquels les visiteurs apprécient, renforcent la validité des connaissances qu'ils sont en train d'acquérir par rectifications successives. Les différents tests déve-loppés reposent soit sur l'observation de comportements cognitifs (par exemple le pouvoir de rétention d'un élé-ment — holding power of an exhibit), soit sur une inter-rogation conduite auprès de visiteurs représentatifs en comparant les résultats obtenus avant et après la visite. Ces procédés ont engendré l'« évaluation formative » : elle est une méthode de conception et de réalisation d'expositions permettant à partir des buts fixés par les experts et en testant sur des échantillons de visiteurs les éléments de l'exposition en cours de développement de dégager les objectifs qui peuvent effectivement être atteints par une stratégie mobilisant toutes les techniques requises. L'évaluation formative est en train de transfor-mer l'organisation du travail dans les musées parce qu'elle exige une association étroite entre des compétences complémentaires qui traditionnellement s'ignoraient ou s'opposaient.

Globalement, l'évaluation traite une exposition commeun labyrinthe dont le parcours est organisé en un ensemble de stimuli auxquels le visiteur répond en rectifiant ses préconceptions et en acquérant ainsi des connaissances. On suppose que tout visiteur manifeste le même type decomportement cognitif quels que soient son groupe sociald'origine, son niveau d'instruction préalable. Quoi qu'onpense de la psychologie qu'elles supposent, ces méthodes ont fait la preuve de leur grande efficacité. Mais elles ne suffisent pas à satisfaire la fonction sociale et culturelle des musées ; elles sous-estiment l'impact des attitudes et motivations des visiteurs. Un musée n'est pas un simple hangar à expositions et toute évaluation n'est pleinement opératoire que si elle repose sur une connaissance du public.

D. Le traitement du non-public

Ainsi, l'approche sociologique doit être reconstruite à l'intérieur de la muséologie. Cette problématique est for-mulée de la façon la plus pertinente par un des meilleurs muséologues actuels, Roger Miles, dans son article << Muséum audiences » (1986). Il distingue trois concepts pour étudier le public des musées :a) le public effectif (actual audience} : celui qui se trouve dans les musées ; sa composition a été très largement étu-diée par tes sociologues, mais en réalité très peu de musées effectuent eux-mêmes des études pour savoir quel est exactement leur public spécifique ;b) le public potentiel (potential audience) : on lui donne en général deux sens. Le premier se réduit à une simple déclaration d'intention puisqu'il peut idéalement s'étendre à toute la population d'un pays et même plus loin. Le second est plus fin et cherche à isoler abstraitement un groupe particulier, par exemple en fonction d'études psychosociologiques sur les tendances et les comporte-ments dominants. Ces. méthodes essentielles au marketing sont nécessaires à la promotion des musées, mais

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elles ne parviennent pas à modifier réellement la structure de leurs visiteurs ;c) le public cible (target audience) : c'est le public auquel on se réfère implicitement le plus souvent au cours du processus de conception et de réalisation d'une exposition. Mais soit il est une pure fiction des concepteurs, soit il est dérive des études empiriques réalisées sur le public effectif et le public potentiel.

La force de l'article de R. Miles est de montrer que toutes les études du public reposent sur une combinaison de ces trois cercles. On suppose le plus souvent que le public actuel est un sous-ensemble du public potentiel, et le public cible est alors traité comme un sous-ensemble du public actuel. Dans ce cas, le musée cherche a fidéliser son public, il le reproduit sans être capable d'étendre son audience. De plus, le public effectif étant très hétérogène, il n'est pas certain que le public cible puisse être reconnu au point d'assurer le succès de l'exposition. Une démarche très fréquente aujourd'hui et en apparence très rationnelle consiste à chercher un public cible qui soit un sur-ensemble du public actuel et un sous-ensemble du public potentiel. Mais comme le public potentiel est indéterminé, le public cible l'est aussi, et la communication externe du musée, aussi coûteuse soit-elle, ne fournit pas les résultats escomptés. R. Miles montre enfin que la seule approche valide consiste à étudier le public effectif pour y cerner certains caractères à partir desquels un public cible pourra être défini qui intersecte à la fois le public effectif et le public potentiel. La démarche consiste donc à cerner le non-public à partir de certains traits du public effectif. Les musées ne peuvent donc espérer augmenter leur fréquentation qu'en diversifiant progressivement leurs activités pour engendrer une différenciation croissante de leur public.

R. Miles exprime ainsi la mutation qu'ont vécue et que vivent les musées: deux conceptions s'y affrontent. La première est la perception académique qui traite le musée comme un lieu d'instruction qui a pour finalité de faire mémoriser des faits en examinant des objets et en lisant des notices ; elle se réfère à un public idéalement dispo-nible, susceptible de prendre tout le temps qu'il faut pour suivre la démarche cognitive de l'exposition. En fait, dans ce type d'exposition, le concepteur (l'expert, le scienti-fique) cherche moins à communiquer à un public qu'il ne cherche à communiquer à ses pairs en montrant « ce qui doit être connu ». La seconde perception du musée se fonde sur le point de vue du visiteur et cherche à le prendre te! qu'il est; il faut désormais le connaître avec précision pour répondre à sa demande,

E. La connaissance des publics

Gérer la fonction sociale et culturelle du musée exige donc de connaître les visiteurs. Quatre exigences principales peuvent être formulées :a) prendre en compte le système d'attitudes du public, en particulier sa demande d'autonomie, son désir exploratoire et le primat du médium sur le message ;

b) il ne s'agit pas de prévoir la demande du public, mais simplement de la connaître afin de fournir aux respon-sables des musées l'information dont ils ont besoin pour concevoir leurs activités en toute autonomie : le désir du public n'est finalement satisfait que par la créativité des concepteurs ;a il est difficile de tirer des méthodes d'évaluation des techniques de conception si on ne dispose pas au préalable d'une connaissance de la demande des visiteurs: d) la demande de musée doit être étudiée dans le musée lui-même : le non-public est donc a traiter comme une extension du public effectif. L'idéal est d'interroger les visiteurs dans le musée mais avant qu'ils soient entrés dans les salles d'exposition.

D'un point de vue méthodologique, étant donne l'importance des études conduites depuis vingt ans, la plupart des questionnaires se répètent les uns les autres. L'originalité ne provient que de la conceptualisation des résultats. Les questionnaires développés par Hans Klein sont fondés sur une étude approfondie de toute la littérature muséologique. Ce qui suit vise donc à formuler certains problèmes et concepts permettant une interprétation opératoire des données.

La méthode étudiant la structure des publics des musées repose sur la distinction entre les paramètres externes, les paramètres internes et les attitudes et les motivations des visiteurs.

Les paramètres externes de la communication muséale sont très enchevêtrés ; ils cherchent à quantifier les facteurs déterminant le comportement du public en dehors de toute relation au musée choisi pour être visité. On peut présenter les trois principaux :a) la distance entre le musée visité et le lieu d'habitation, ce qu'on appelle en marketing la « zone de chalandage », ce qu'on pourrait nommer le « bassin d'attraction » cru musée ;b) le budget-temps dont disposent les visiteurs non pas pour le musée lui-même, mais pour le lieu où il se trouve. L'objectif est de déterminer le rôle que joue son environ-nement dans la décision de visiter un musée ;c) l'impact de la communication externe : la façon dont les visiteurs ont appris l'existence du musée ou de l'exposition. Les médias et le bouche à oreille viennent très largement en tête.

Les paramètres internes sont les facteurs individuels et collectifs, et certains reprennent les questions types de l'approche sociologique. Quelques indices habituels (clas-ses d'âge; catégories socio-professionnelles; secteurs d'emploi) permettent de cerner l'image du musée auprès de différents groupes de visiteurs, de dégager des groupes-cibles pour des opérations de promotion différenciées (scolaires, personnes âgées, comités d'entreprise, etc.).

Les cinq autres indices distinguent les paramètres de base de la communication muséale : a) le niveau d'études des visiteurs indique le niveau de connaissance à partir duquel les expositions peuvent être conçues. C'est un grand problème qu'on ne peut résoudre que par une information hiérarchisée que rend possible l'informatique. Le danger, en effet, est de tomber

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dans le piège consistant à supposer un niveau moyen, en généra 4e - 3e, qui n'est le niveau de personne; b) cette donnée établit le pourcentage de visiteurs qui viennent pour la première fois dans le musée, de ceux qui sont déjà venus deux ou trois fois et de ceux qui viennent régulièrement. Cela permet d'évaluer la capacité à toucher le non-public. Mais le problème étant tout autant de fidéliser le public présent, le pourcentage obtenu mesure l'attractivité effective du musée. Mais, si le

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visiteur choisit de revenir, l'environnement du musée joue alors un rôle croissant.Les trois derniers paramètres concernent plus précisément la pragmatique de la communication muséale en cherchant à

déterminer la nature et la structure des groupes.c) le premier indice cherche simplement à identifier les groupes en fonction de leurs conditions de formation : les écoles, les comités d'entreprise, les touristes, le 3e âge, les associations, etc. Il a un intérêt promotionnel mais est un indicateur relativement faible de motivation parce lu il n'établit aucune preuve réelle d'homogénéité;d) le deuxième établit le nombre de personnes par groupe, ce qui n'a d'intérêt que pour le développement

des services nécessaires à la réception et à la circulation desvisiteurs ; e ) le dernier est essentiel et cherche à constituer une typo-gie des groupes parce que chacun correspond à un type interaction entre des individus dans un groupe et entre ces individus, le groupe et le musée. Il s'agit de distin-

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guer le pourcentage de visiteurs qui viennent seuls, en couple, en famille, avec des amis, avec des « connaissances » (collègues, etc.), et en groupes « organisés », par exemple touristiques. Le principe est que les relations entre les personnes composant le groupe constituent une médiation entre elles et le musée (McManus, 1989). C'est ce qu'on pourrait appeler un indice de convivialité: le plaisir d'être ensemble est tout aussi important que le plaisir d'être dans un musée.

Certains indices permettent enfin de formuler les attitudes et motivations des visiteurs.a) Le premier, déjà présenté, établit le « désir de musée » et le type de plaisir qu'on y recherche. Répéter cette mesure permet de saisir l'image dans un bassin d'attraction donné. Les deux suivants concernent la « demande de musée ».b) Il s'agit de déterminer combien de musées par an sont visités par un public donné. Le problème n'est pas d'obtenir une réponse fiable sur la fréquentation annuelle effective, mais d'apprécier une demande de la part d'un public et une attractivité de la part des musées en général. En effet, tous les musées forment comme un seul musée dans lequel les visiteurs circulent. C'est pourquoi l'offre croissante de musées en développe la demande : il n'y a pas trop de musées. Mais une saturation peut provenir de l` incapacité des musées à gérer leur fonction en ne répondant pas à l'évolution du désir et de la demande des publics. La stimulation de la demande par la croissance de l'offre renforce la concurrence entre les musées

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12 / LA VULGARISATION 1514 732644

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parce que le budget-temps que le public accorde aux musées dans l'organisation de ses loisirs reste limité: les musées doivent donc se transformer régulièrement en fonction de l'évolution de leurs « concurrents ». Mais cela ne veut pas dire que tous les musées doivent finalement se ressembler, utiliser les mêmes techniques de com-munication; au contraire, chacun doit affirmer sa singularité parce qu'elle seule lui confère une valeur exploratoire.c) Il est essentiel pour cerner la demande de musée d'éta-blir quel est pour le public d'un musée donné le musée de référence dans une situation de choix idéal entre un « musée scientifique », un « musée technique », un « musée d'art » et un « musée d'histoire culturelle et sociale », Les données disponibles montrent que le musée d'art n'est plus le musée de référence, mais elles permettent surtout de poser le problème du < référentiel de communication » entre les artefacts (machines, œuvres, objets, etc.) et le public, le rôle en particulier du contexte social et culturel.d) Hans Klein cherche à déterminer la façon dont un public juge a priori son niveau de compétence par rapport au contenu de l'exposition qu'il vient visiter. Ce pré-jugement est plus important que la compétence effective puisque le musée agit sur les anticipations et non pas sur le niveau d'instruction. C'est un indice flou, mais le pour-centage de visiteurs jugeant leur connaissance « incom-plète et superficielle » confirme un des principes de conception de la muséologie actuelle : ne pas partir d'un niveau zéro pour présenter les connaissances sous une forme thétique, mais partir des présupposés les plus com-muns, d'une conjoncture sociale ou culturelle, afin d'accrocher le visiteur par son vécu.e) Un dernier indice cherche à établir les limites de la réceptivité des visiteurs à partir du budget-temps qu'ils entendent consacrer au musée ou à l'exposition. On a éta-bli qu'en moyenne les gens passent environ une heure et demie dans une exposition.

Certains indices peuvent paraître superflus, mais ils permettent aux conservateurs de comparer leur public avec les résultats obtenus par d'autres musées, avec les données fournies par des enquêtes nationales ou régio-nales. C'est une façon de traiter la question du public potentiel.

Les différents problèmes et méthodes présentés cons-tituent le cadre de référence dans lequel est pensée la communication muséale dans le champ actuel delà recherche muséologique.

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A.-M. RIEU

► Communication et institution [3], Culture et .formation [25], Apprentissage et

cognition [76], Publics et usages [116].

[181]

VÉRITÉ ET VULGARISATION

► Démocratie - Dénaturation - Diffusion — Divulgation — Epistémo-

logie — Expérimentation — Formalisme - Idéologie - Langue commune

- Mise en scène - Mythe - Objectivité — Médiation — Propagation -

Rationalité - Représentation — Science — Sens — Sociolinguistique -

Sociotogie - Spectacle - Vraisemblance - Vrtrine.

Si vulgariser consiste à « mettre à la portée des simples ou peu avertis des notions difficiles » (dictionnaire Larousse), poser le problème de la relation de la vérité et de sa vulgarisation, c'est constater, en tout cas supposer, que la vérité est complexe; qu'elle ne peut donc être exposée de manière schématique et simplifiée sans risquer d'être dénaturée autrement dit : soit de perdre une part essentielle de sa substance, soit, plus radicale- ment et, in fine, d'être transmuée en son contraire, la fausseté. La question se complique un peu plus si l'on distingue, au sein même des discours rationnels, la vulgarisation des savoirs tenus universellement pour vrais (au moins provisoirement) : ceux de la science, et la vulgarisation des savoirs dont la finalité est aussi de signifier la vente, mais qui ne sont pas en mesure de fournir la preuve ultime et irréfragable de leur adéquation à celle-ci. C'est le cas notamment des théories philosophiques dont la rationalité n'est pas contestable, mais d'une essence telle que leur valeur de vérité est toujours en suspens et fait l'objet d'examens et de controverses qui res-tent précisément d'ordre philosophique.

Enfin, pour augmenter encore notre embarras, au sein même du champ scientifique, les critères de validité des théories ne sont pas univoques. On sait par exemple que,

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concernant le statut épistémologique des sciences sociales, deux grandes conceptions s'affrontent. L'une, celle de l'école durkheimienne, leur assigne pour tâche de reprendre à leur compte les méthodes et les modèles expli-catifs des sciences de la nature (« traiter les faits sociaux comme des choses »). L'autre, à l'inverse, prônée par les disciples de Weber, leur reconnaît une identité propre. Puisqu'elles portent sur des comportements intentionnels, il leur faut toujours retrouver « compréhensivement » le sens subjectif que leur confèrent les acteurs sociaux.

Il conviendrait donc de différencier deux perspectives sur la relation entre vérité et vulgarisation. La première envisagerait la capacité du discours vulgarisateur à rendre compte, sans le falsifier, d'un savoir complexe, quel qu'il soit (scientifique, mais aussi philosophique, théologique, etc.), et sans préjuger de sa valeur de vérité. La seconde, non contradictoire avec la première, mais plus restrictive, se limiterait à vérifier la capacité du discours vulgarisateur à présenter adéquatement tout savoir se référant au canon scientifique de la vérité: l'objectivité expérimentale telle qu'elle est mise en œuvre dans les sciences de la nature principalement.

Dans les analyses qui suivent, nous nous en tiendrons à cette seconde perspective, parce que le débat contem-porain porte essentiellement sur la vulgarisation scienti-fique, laquelle s'intéresse, dans ia majorité des cas, aux disciplines physico-chimiques et biologiques ainsi qu'à leurs prolongements techno-logiques.

A. Le projet vulgarisateur

On suivra d'abord le conseil de Canguilhem (1961) qui recommande de ne pas confondre la diffusion de la science avec sa vulgarisation. Le concept de diffusion doit être envisagé comme un concept générique dont ceux de divulgation, de propagation et de vulgarisation se présen-tent comme des espèces et des moments ordonnés succes-sivement, et correspondant à trois acceptions différentes de la science : contemplative, opérative, appliquée. Dans l'Antiquité et à l'époque médiévale on divulgue la science, au XVII' et au XVIIIe siècles on la propage ; à partir du XIXe siècle on la vulgarise.

Pour Platon, par exemple, la science ne peut éviter cer-taines insuffisances et errances de l'opinion lorsqu'elle renonce à l'idéal contemplatif. Et le philosophe, savant par excellence, redescendu dans la caverne pour remplir auprès du vulgaire son devoir de citoyen, le sait mieux que quiconque.

Certes la science grecque n'est pas confinée dans le secret comme l'astrologie orientale; elle est bien ensei-gnée, mais de manière fondamentalement sélective et aris-tocratique, et parce qu'elle s'identifie aux mathématiques. « Or, écrit Canguilhem (p. 3), pas plus du temps de Platon qu'à l'époque de Bourbaki on ne vulgarise les mathé-matiques. » Bref, d'une part les mathématiques ne Peuvent être diffusées que par l'enseignement, et d'autre part. jusqu'au XVIIe siècle, elles sont les seules sciences que 1` on puisse enseigner. Le quadrivium médiéval (arith-

métique, géométrie, astronomie, musique) n'est autre que l'antique corps des sciences mathématiques, à quoi méca-nique et algèbre s'ajouteront à la Renaissance.

La situation change à partir dû moment où la science devient expérimentale, et où, selon l'expression de Galilée, la nature est considérée comme « un grand livre écrit en langage mathématique ». Les mathématiques, après s'être révélées des auxiliaires indispensables à certaines inventions techniques (astronomie, trigonométrie...), en deviennent les instigatrices (mécanique, artillerie, horlo-gerie...) ; c'est par elles que peut se réaliser le projet car-tésien de maîtrise et de possession de la nature. La science apparaît alors comme une activité incorporée à la société qu'il faut propager en dehors même de l'institution scolaire et de ses règles propres. Economiquement aussi bien que militairement elle est garante de la puissance des Etats. Elle cesse ainsi d'être tenue pour ia contemplation par l'âme individuelle d'un système achevé de vérités. Collective dans son élaboration comme dans sa destina-tion, elle constitue le « capital commun à la fructification duquel le public doit être intéressé » (Canguilhem, p. 4). Le « partage du savoir » s'impose donc comme une exigence socio-économique avant de se présenter comme un impératif et un idéal démocratiques.

C'est d'ailleurs à cette époque que la littérature scien-tifique prend naissance, à destination d'un public qui dépasse le cercle restreint des seuls scientifiques. Entretien sur la pluralité des mondes de Fontenelle (1686) est une bonne illustration de cet état d'esprit que Cournot (1872) reprendra au xixc siècle à une époque où la science, devenant essentiellement appliquée, sa vulgarisation s'impose : « Avec le progrès des sciences et de leur influence sur la société, le genre a pris une importance qui ne peut que s'accroître. Le succès tient, on le conçoit bien, à l'intelligence que l'auteur a lui-même dgs matières dont il veut parler dans un langage accessible à tous ; à la justesse du coup d'oeil qui lui fait démêler, à travers tous les détails techniques dont la reproduction lui est interdite, les raisons essentielles que tout esprit bien fait peut saisir ; enfin à des facultés d'un ordre plus littéraire, dont le plus savant peut à la rigueur se passer, vu qu'il a un droit incontestable à exposer à sa manière ses propres inventions, mais qui deviennent indispensables quand on se mêle d'exposer les inventions des autres, et surtout quand on s'adresse à un public sur lequel une préparation spéciale ne fournit pas d'autre prise. »

A l'ère industrielle, les applications de la science, qua-lifiées de « bienfaits du progrès », sont incorporées à l'ensemble des objets culturels que la manufacture sura-joute aux objets naturels. La diffusion de la science se présente alors comme un effet secondaire des résultats techniques de la science appliquée. De nécessité et de devoir, la vulgarisation se mue en une habitude assimilée à l'idée de culture ou d'éducation permanente, corollaire de celle de socialisation.

Dans sa forme la plus contemporaine le projet vulga-risateur peut être qualifié de « communicationnel » (Jacobi et Schiele, 1988) dans la mesure où il veut « renouer un lien brisé » entre la science et son public qui

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va du savant concerné par des disciplines autres que la sienne à « l'homme de la rue » en passant par l'autodidacte et Le profane cultivé (Le Lionnais, 1958 ; Labarthe. 1965; Hamel, 1980).

Isolés dans leur savoir, comme en témoignent l'extrême formalisation ainsi que les néologismes de la langue savante, les scientifiques sont désormais incapables de communiquer avec le grand public, accentuant ainsi l'iné-galité entre une minorité détentrice du savoir et une majo-rité exclue de la culture scientifique. La tâche de réamorcer le dialogue incombe désormais au vulgarisateur. Ce « troisième homme >> selon Moles et Oulif (1967), en même temps qu'il diffuse la science, se doit de l'humaniser pour mieux conjurer le risque de l'aliénation culturelle. Or, comme les médias jouent aujourd'hui un rôle de premier plan dans ce qu'on appelle « l'éducation non formelle », c'est par eux qu'une rencontre pourra s'opérer entre le savant et le profane, entre le créateur et le consommateur. Professionnel des médias, le troisième homme va associer une pratique journalistique de diffusion de la science à un objectif d'éducation du public qui accepte aussi de le dis-traire.

On voit donc que ce paradigme communicationnel repose sur le postulat de la << traduisibilité >> de la science. « Celle-ci est traduisible, non pas extra-linguistiquement (entre diverses langues nationales) mais intra-linguistique-menî (d'un niveau de langue à un autre). » (Jacobi et Schiele, 1988, p. 20.) La science, écrite dans une langue ésotérique, peut être transcrite dans la langue commune pour peu qu'un traducteur compétent s'en donne la peine. « Entre le savoir et l'homme de la rue, le vulgarisateur propose ses images, ses analogies, ses simplifications, traduisant pour le plus grand nombre ce que font les avant-garde » (Labarthe, 1965, p. 56) et sans falsifier la nature de leur message.

Tout le problème est de savoir ce qu'il en est de la vérité de ce credo du vulgarisateur. S'il est exact que le monde créé par la science façonne notre vie quotidienne au point d'être devenu familier et quasiment banal, on peut toutefois se demander si, dans un tel contexte, la science ne se vulgarise pas plus par ses effets que par ses raisons et ses principes ; si, par conséquent, la vulgarisation diffuse effectivement l'idée même de la vérité scientifique qui est indissociable de celle de pratique expé-nmentaiC.

B. La vérité dénaturée ?

Ce qu'on appelle < objectivité scientifique » suppose une conception de ia vérité qui confie à l'instance pratique le soin de « falsifier >> les éiaborations théoriques, en sorte que la vérité scientifique n'est jamais que le certificat provisoire accordé par la pratique expérimentale à la théorie. On voit donc que l'objectivité scientifique fait précisément l'économie délibérée de toute prise de posi-tion ontologique, c'est-à-dire de toute prétention à traiter de l'être en tant qu'être ou, si l'on veut, de la réalité en

soi du monde et des choses. Les concepts opératoires et les protocoles expérimentaux qui lui servent à définir et à élaborer son objet d'investigation ne sont plus considérés comme les attributs d'une substance ; ou encore, l'objet scientifique n'existe pas comme tel en dehors de sa construction par le savant. Par exemple, l'atome n'existe pas à un autre niveau que celui de sa masse et de son énergie. Il n'est rien d'autre pour le physicien que l'ensemble de ses propriétés et des lois par lesquelles elles sont corrélées. De là, l'évolution de cet objet, qui n'est autre que celle de la physique atomique elle-même. Il n'est prisonnier ni de son passé ni de son présent. « Libre de tout emprisonnement ontologique il demeure disponible pour un avenir: celui de la science elle-même » (Roqueplo, 1974, p. 94). Le savoir scientifique ne se présente donc pas sous la forme de théories prétendant à la vérité sur la seule considération de la rigueur logique de leurs analyses et de la solidité de leur échafaudage rationnel, ce qui en ferait des discours purement spéculatifs et d'essence métaphysique. Sa vérité s'impose précisément dans ia mesure où elle intègre l'instance pratique (empirique et théorique à la fois). « Ainsi, écrit Roqueplo (p. 98), non seulement le caractère "opératoire pratique'' pénètre intrinsèquement les concepts et les objets scientifiques ; non seulement il est la condition concrète de la connaissance objective ; mais encore il qualifie intrinsè-quement les notions mêmes de vérité en tant que telle et de savoir en tant que tel : la pratique empirique est la chaîne concrète qui arme le savoir et lui donne conscience d'être vrai. La vérité objective n'est vérité qu'en étant d'abord et fondamentalement vérité d'une pratique. » C'est pour cette raison que cette vérité s'inscrit dans une histoire qui est celle des erreurs scientifiques, autrement dit des théories tenues pour vraies puis rectifiées absolument ou partiellement (Canguilhem, 1968).

Il s'avère par conséquent que pour être acceptée comme une authentique transmission du savoir, la vulgarisation doit concevoir la science comme une instruction et un labeur concret, non comme un émerveillement. On ne vulgarise pas la science, mais on cultive la superstition en répandant l'idée que la science accomplit des prodiges ou nous prépare l'apocalypse.

Pour ses critiques les plus radicaux (Jurdant, 1969, 1970, 1975 ; Roqueplo, Î974), le savoir diffusé par la vul-garisation scientifique se présente comme un savoir diffus et la science vulgurarisée devient ainsi une science vulgaire : d'une part parce qu'elle perd l'essentiel de sa structure formelle, et d'autre part parce qu'elle n'introduit plus l'indication de ses limites en privilégiant systématiquement l'exposé des résultats au détriment de l'exposé des méthodes et des controverses qui les accompagnent. Acquérir un savoir scientifique, c'est s'approprier les règles qui constituent les objets qu'il désigne, c'est-à-dire apprendre le maniement des formalismes qui constituent le discours d'une science. C'est aussi s'approprier une signification que seule la pratique expérimentale confère. Comme la majorité du public ne possède pas cette expérience, le discours vulgarisateur fonctionne alors à son égard comme un discours sans référence, un signi-

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fiant libre de toute attache. Le message vulgarisateur n'étant pas en mesure de coordonner discours scientifique et pratique effective de la science, il opère un dépla-cement de sens en rattachant les théories présentées aux expériences quotidiennes des profanes, et en les traduisant dans la « langue de tous les jours ». D'où l'emploi généralisé de l'analogie qui consiste à rapporter l'inconnu au connu par l'usage d'images et de métaphores. Celles-ci sont autant de « prénotions » pour reprendre Bachelard, qui prétendent mettre le concept à la portée de tous alors qu'elles ne font que rétablir un usage du langage dont la science avait dû précisément se libérer pour se constituer comme science.

En devenant l'objet du discours de vulgarisation, la vérité scientifique passe du statut du savoir objectif à celui de « représentation sociale » qui le « naturalise » en lui conférant le statut ontologique d'une réalité pleine et absolue alors qu'il s'agit avant tout d'une « pratique théorique ». « Tout travail de vulgarisation, écrit Jurdant (1969, p. 158), consiste à reformuler le "vrai problème" scientifique pour le ramener à une interrogation vraisem-blable pouvant susciter des réponses vraisemblables (...). Alors que la recherche du spécialiste se définissait dans la combinatoire qu'il suscitait pour poser un vrai problème, sachant que la solution pressentie devra être validée par la reproductiviié des règles qui fondent le nouvel agencement des données, la recherche du profane, elle, est une tentative de sécuriser ses interrogations person-nelles ("d'où vient le monde? d'où est-ce que je viens? qu'est-ce que la mort? suis-je normal? où est la maladie? où se trouvent les limites?, etc.") en les validant par l'intermédiaire des résultats scientifiques vraisembla-bilisés. »

Il reste que la vraisemblance, pour éliminer les résis-tances et accéder au statut de vérité, doit exhiber ses titres de véracité. Puisqu'il est exclu qu'elle le fasse en recou-rant à l'instance théorique interprétée par le modèle vul-garisé, ou en présentant réellement les conditions de vérification de la théorie par l'expérience, eile ne peut donc justifier objectivement la vérité du contenu de ce qu elle énonce. Elle va dès lors procéder par un autre biais, le seul qui soit à sa disposition : le spectacle des nommes de science dans leur laboratoire et la « mise en scène » ou la « mise en vitrine » de leurs expériences

(Roqueplo,1974,, p. 110). La vulgarisation scientifique fait en quelque sorte d'une pierre deux

coups. Elle « rehumanise » la science en rapprochant le savant duprotane, en redonnant un corps et une subjectivité auconcept ; et en même temps, elle fait du savant le garante gardien de la vérité puisqu'elle le présente comme» « grand prêtre du savoir » (Jurdant, 1970, p. 57). Celui-ci montre aux laïcs qu'il possède le pouvoir mais en maintenant la distance entre sa situation sacerdotalee e des fidèles. Ainsi se trouve élaboré et véhiculé leythe ou l'idéologie de la scientificité. Tout en montrant scientifiques en chair et en os, et en exhibant certains de leur néologismes savants et certaines de leurs formules mathématique, elle renvoie aussi la science à un ailleurs inaccesible au vulgaire. C'est bien là le caractère du

mythe de montrer le vrai tout en le référant à son propre mystère. En définitive, en dépit de ses prétentions affichées, loin de conduire à un partage généralisé du savoir, la vulgarisation ne fait qu'accroître la distance entre les profanes et les oracles de la vérité sacralisée.

C. Langages et stratégies de la vulgarisation

Le réquisitoire des contempteurs de la vulgarisation est sévère. Ne l'est-il pas trop? Au regard d'abord de la sociologie contemporaine des sciences, attentive aux dif-férents niveaux de comportement stratégique qui font la vie des laboratoires autant que des colloques. Au regard ensuite des travaux de sociolinguistique qui montrent le caractère non uniforme et non monolithique de la vul-garisation et insistent sur ses diverses facettes et nuances. Au regard enfin d'une épistémologie libérée d'une certaine vulgate bachelardienne de la « rupture » et plus sensible aux croisements, recoupements, continuités et emprunts entre discours scientifique et discours vulgarisateur ; d'une épistémologie, en tout cas, qui n'oublie pas qu'elle est elle-même une forme de vulgarisation (certes la plus savante) puisqu'il n'existe pas de science de la science.

La continuité et la complémentarité des pratiques de diffusion de la science se marquent dans le champ scien-tifique de plusieurs façons. D'abord, on sait que la logique de l'exposition des résultats de la recherche ne se superpose pas à la logique de l'investigation. « Prétendre, comme on l'a fait quelque peu abusivement, que le plan d'exposition de la communication scientifique officielle entre pairs reproduit celui de la démarche expérimentale (hypothèse, méthode, résultats, discussions) est peu en rapport avec ce que l'on sait, au moins par leur témoignage, du travail des scientifiques (...). La mise en énoncé des résultats de la recherche relève donc déjà d'une stratégie d'exposition » (Jacobi et Schiele, 1988, p. 37). Il est vrai que les énoncés scientifiques se donnent l'air d'être neutres, objectifs, factuels, formels, universels. Mais cette prétendue neutralité de la science moderne est un effet produit. La vie concrète de la science montre en fait que les énoncés et autres formules qui circulent dans la communauté de savants et dans les laboratoires sont souvent aussi circonstanciés, personnalisés et polémiques que ceux qui ont cours dans les autres communautés. Même une fois admise, il faut maintenir une théorie coûte que coûte puisque chaque chercheur réinterprète et détourne ce qu'il a reçu des autres au prix d'une dépense d'énergie considérable qui n'est pas seulement d'ordre intellectuel (Latour, 1988 ; Stengers et Schlanger, 1989). Bref, à rencontre d'une certaine image d'Epinal, la vie de la science s'avère souvent très proche de la vie quotidienne. Par ailleurs, l'examen des ouvrages, revues et émissions de vulgarisation révèle que les chercheurs n'hésitent pas à présenter leurs résultats à des publics divers et dans des médias différents. Les travaux les plus innovants ne sont

fait en

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rien si le scientifique ne parvient pas à les faire connaître et partager auprès de ses pairs, bien sûr, mais aussi des financiers, des décideurs et, au-delà, de « l'opinion publique ». Jacobi (1987) a montré par exemple que l'on pouvait reconstituer des corpus contenant à ia fois des discours scientifiques ésotériques, des discours semi-vulgarisés et des discours destinés au « grand public » de la presse quotidienne ou spécialisée. Ces niveaux multiples de diffusion des savoirs ne sont d'ailleurs pas le fait des seuls professionnels de la vulgarisation. Un même chercheur (Le Magner., professeur au Collège de France) a fait le point sur ses recherches à la fois pour une revue scientifique primaire internationale, pour La recherche et pour Science et Vie. La vulgarisation apparaît ainsi comme une pratique quasi légitime auprès de la plupart des scientifiques. « Ce sont, écrit Jacobi (1988, p. 38), les chercheurs et les universitaires les plus titrés et les plus reconnus qui consacrent te plus de temps à faire de la vul-garisation. Peut-être même pourrait-on envisager qu'elle fait partie des obligations du métier, que l'itinéraire ou la carrière conduisent nécessairement à faire. »

Finalement, les scientifiques apparaissent comme d'« infatigables constructeurs de réseaux » (Callon, 1989) habités par deux grandes obsessions : élaborer d'abord des connaissances qui résistent durablement aux controverses ; construire ensuite un environnement économique, politique et culturel, peuplé d'acteurs intéressés par leurs savoirs et leurs découvertes.

Le retour à la préoccupation épistémologique confirme la réserve qu'il convient de garder à l'égard de tout dogme visant à fixer, de manière définitive et péremp-toire, une frontière entre la production des savoirs et leurs différentes formes de diffusion.

On peut en effet constater à la suite de Beaune (1988, p. 48) que « la vulgarisation ne peut être distinguée de la science de manière drastique que si celle-ci se prend à son propre mythe (...) que le langage de la science ne peut prétendre à cette qualité scientifique que s'il s'avère capable de varier ses effets, ses paroles, sans renoncer bien sûr a son idéal propre mais en comprenant que cet idéal doit d'abord se méfier de ses propres idéalisations ». Sous cet aspect, le problème de la vulgarisation ne fait que reproduire un certain nombre de difficultés inhérentes à la science elle-même, à son commencement, à sa fin, à ses limites. Beaune (p. 61) rappelle que le développement de la théorie des quanta, de Planck à aujourd'hui, illustre bien la nécessité pour les savants de « trouver un langage commun par des échanges, des congrès, des rivalités (...) sur fond d'une formalisation mathématique permettant ie dialogue, mais qui bien vite. Einstein, Heisenberg et De Brogiie en particulier comprirent, définissait en même temps ia condition et l'obstacle de la recherche puisque ia formalisation reconstituait dans son langage ce qui était justement mis en cause par la science en marche : le déterminisme de la matière alors transférée à une nature seconde, artificielle mais plus efficace que l 'autre ».

S'il est vrai que l'avant et l'après de la science ne sont guère scientifiques, mais sans eux toutefois la science ne

serait qu'une langue « nov langue » orwellienne, une syntaxe automatique. Il faut se garder d'oublier que le désir de science plonge ses racines dans le « monde de la vie ». De ce fait, l'ordre du sens devance et alimente l'ordre de l'objectivité et continue longtemps sa route en elle. « Il y a bien plus dans la science que de la science (...). C'est lorsque le chercheur accepte, comme l'électron d'Heisenberg. d'opérer des '"sauts d'orbite" et de prendre conscience, en même temps, que certaines limites sont infranchissables (...), qu'il a quelque chance d'inventer, d'introduire une nouveauté dans un monde clos et satisfait. La vulgarisation paraît ainsi pouvoir jouer un rôle essentiel dans le processus même de la découverte scientifique. Elle a une force de suggestion capable de susciter l'invention, de la faire émerger et croître, de la relancer, en usant du langage comme d'une parole qui a travers la langue peut jouer des discontinuités et des constances, des temps à travers les espaces. La science possède ainsi la capacité de saisir les opportunités de cet autre langage, pas totalement étranger à ses formalismes, mais autre cependant pour retrouver en lui les césures, les bifurcations et les audaces que nécessite son. développement » (Beaune, p. 62).

ô J.-C. BEAUNE, « La vulgarisation scientifique, l'ombre des technique^ ■>. in D. JACOBI et B. SCHÏELE (eds), Vulgariser la science, Bruxelles, Champ Vallon, 198S. — M. CALLON (éd.), La science et ses réseaux, Paris, La Découverte, 1989. — G. CANGU1LHEM, « Nécessité de la vulgarisation scientifique ». in Revue de l'enseignement supérieur, 3, 1961. — S. HAMEL. << La culture scientifique populaire», in Bulletin de l'ACFAS,*3. vol i, 1980. — D. JACOBI et B. SCH1ELE (eds). Vulgariser la science, !e procès de l'ignorance, Bruxelles, Champ Vallon, 1988, — B. JURDANT, « Vulga-risation scientifique et idéologie», in Communication, 14, 1969; « La science et son mythe », in Education permanente, 6, 1970; « La vulgari-sation scientifique », in La recherche, 33, 1975. — A. LABARTHE, « La démocratie du savoir », in Science et vie, 586. 1965. — B. LATOUR, Le vie de laboratoire, Paris, La Découverte, 1988. — F. LE LiCNNAIS, •.< La \jij- garisation scientifique et ses conséquences humaines et sociales », in Sciences et progrès humains, centre économique et social de perfectionnement des cadres. 1958. — A.-A. MOLES et J.-M. OULIF, «. Le troisième homme, vul-garisation scientifique et radio », in Diogène, 58, 1967. — P. RoQUEPLO. Le partage du savoir social, Paris, Le Seuil, 1974.

SI G. BACHELARD, La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1969. — G. CA.NGUILHEM, Etudes d'histoire de philosophie des sciences, Paris, Vrin, i968. — A. COURNOT, Considérations sur ia marche des idées et des événements dans les temps modernes (1872), Paris, Boivin, 1934. — D. JACOBI, Textes et images de la vulgarisation scientifique. Peter Lang, 1987. — P. MALDIDIER, Les revues de vulgarisation, contribution à une sociologie des cultures moyennes, CSE, 1973. — M.-F. MORTUREUX, La vulgarisation scientifique au xvw siècle à travers l'œuvre de Fontenelle, Didier Erudition, 1983. — I. STENOERS et J. SCHLANGER, Les concepts scientifiques, invention et pouvoir, Paris, La Découverte, 1989.

J.-P. SYLVESTRE

—> idéologie [15.21, Linguistiques [18], Linguistique [971, Ois-cours de vulgarisation [168], Document de vulgarisation et figu-

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C / CONCLUSION

[182] Hermès diffuseur:le démocrate, le décideur, l'interprète

par Lucien S fez

► Conscience historique - Culture de gouvernement - Culture mixte - Economie mixte - Egalité de parole - Finalité condensée/déplacée — Gestion - Gestion démocratique — Gestion publique — Hermès déviant - Immanence poli tique - Inégalité d'action - Interprétation — Management mixte - Méconnaissance - Multifinalité - Phantasmes urbains — Surcode — Traduction.

On souhaite montrer ici trois aspects différents d'Hermès, qui ne sont pas sans rapports. Cet Hermès commerçant, commercial (n'oublions pas que, pour Montesquieu, le commerce, centre de son dispositif, c'est la communication même), pratique son libre-échange de diffuseur, de vulgarisateur, en politique démocratique, la rendant impuissante (1), en royaume des décisions, les rendant imprévisibles (2), et dans le domaine de toute interprétation rendant alors à l'homme sa liberté première et le libérant de ses fers (3).

1. Hermès, démocratique, rend impuissant

Les matériaux de cette première partie sont empruntés à une enquête menée en Italie du Sud, modèle caricatural de vulgarisation démocratique, modèle donc quasi parfait qui permet de réfléchir sur les mœurs de contrées plus nordiques, en apparence plus policées1.

Les chercheurs, en quête de « décisions », de « gestion publique », voire de « gestion démo-cratique » dans une mairie communiste du sud de l'Italie, ne trouveront rien qui s'approchât de près ou de loin de ces concepts.

Que penser de cette indifférence que les chercheurs trouvèrent à Naples pour la gestion publi -que? N'ont-ils pas pensé que ces paroles échangées, ce goût de la discussion, cette alacrité étaient le fait d'un amour de la chose publique, une propension à ce que les Anciens appelaient « mettre au milieu », pour délibérer en commun... Les paroles, il y en avait, les projets aussi. Mais la délibération n'allait pas de soi.

Fallait-il imputer cette impasse de la décision à une certaine égalité dans la parole ?Nul ne doit dominer, nul ne doit émerger. Nul ne peut donc décider pour moi, s'arroger alors le

droit d'être différent de moi. Nous sommes tous égaux. Nous sommes tous les mêmes. Et cette égalité identique, nous ne pouvons la prouver que dans un échange infini de propos, qui suspend l'action, fondamentalement inégalitaire. Importance de cette égalité dans la parole. Elle vient de loin, du cercle des citoyens athéniens qui prit le pas, aux Ve et IVe siècles avant J.-C, sur la structure archaïque du pouvoir magique. En son temps, l'analyse de J.-P. Ver-nant avait mis l'accent sur l'ouverture économique et sociale que la république d'Athènes avait ainsi fixée2. Partage des terres, égalisées par une géométrie rationnelle, partage, en regard d'un logos et d'un nomos, au détriment des puissances. La chose publique est publique dans la mesure où existe le rapport égalitaire des discours. A Naples, ce dispositif, plus que partout ailleurs, résiste. Il ne s'agit pas alors d'une revendication, mais d'un état de choses. D'une très vieille rémanence. L'action en revanche exige une inégalité, une personnalisation, une prise en compte des charges de la décision, par l'un d'entre les citoyens. Là où la parole est la mieux partagée, l'opération de prise en charge par un seul est la plus difficile à réaliser.

1. Voir Lucien Sfez, Je reviendrai des terres nouvelles, Paris, Hachette Littérature, 1980.2. J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero.

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A. L'impuissance en politique

L'impuissance, un moment chassée par le rire saiubre, revient dès qu'on parle de chômage, de logement. Une impression pesante se dégage de toutes les interviews.

1. HERMÈS CONTRARIE

Toujours la même chose: ia paroie ailée de Mercure disparaît dès que se pose le problème de gestion ou de politique politicienne.

La gestion, la décision sont toujours envisagées comme chapes de plomb, venues du haut. On ne peut imaginer un processus collectif de création de décisions. On pense spontanément que des processus de ce type ne seraient jamais que déguisements, mystifications. Pour un Napolitain, décision signifie toujours codage. L'autodécision est la seule acceptable : susceptible de tous retours, de toutes annulations. Ce n'est pas un processus de décision et de réalisation. Plutôt une modalité d'existence, une qualité de la vie, une manière de discuter, de contester, d'arranger les choses et de les rendre supportables.

II / HERMÈS L'ARRANGEUR

Arrangiarsi signifie toujours tenir les processus décisionnels à distance. C'est ainsi que le clien-télisme est directement lié à cette vision de la démocratie. C'est un rapport de « gens » à chef de familie. et le rapport qu'il tisse est double : à l'intérieur de la gens, entre individus, et à l'extérieur de la gens, avec ceux des autres gens. Les parrains ne manquent jamais. Le marché est ouvert, fortement concurrentiel.

Si l'on n'est pas content d'un parrain, on passe à un autre, supposé plus efficace. Le rapport assistantiei qui s'établit et se réétablit en permanence ne limite pas la liberté anarchique. II la conforte plutôt. On peut comprendre alors le refus des décisions, mais davantage : le refus de la participation productive, cristallisée en un objet. Participer, c'est cantonner sa liberté existentielle. C'est lui opposer une liberté rationnelle, dont le territoire est borné par un processus collectif qui la fige. La population y est indifférente. Participer n'est pas son problème.

Il en va autrement des comités de rues, ou de maisons, nés de la base. Constitués spontanément sur une visée concrète de défense ou d'attaque — parce qu'il n'y a pas de travail, parce que les égouts ne marchent pas, parce que les fondations sont branlantes, parce qu'il fait trop chaud ou parce qu'il fait trop froid —, leur existence est intense et ponctuelle, attachée à l'objet. Il ne s'agit pas de participer à une entité qui dépasse rationnellement chacune des existences individuelles. Il s'agit de s'exprimer en un cri collectif mais unique. Le comité spontané n'agrège pas les individus.

Et pour ce, nul besoin d'un encadrement ou d'élites. A ia démocratie populaire il n'est pas nécessaire de passer par une démocratie dirigeante pour s'exercer.

III / LA CULTURE DE GOUVERNEMENT OU L'EMPRISE D'HERMÈS

Le politique est souvent professeur d'université, le professeur est lié au politique, le manager conserve et se sert de sa culture humaniste ; les écrivains, les peintres, les cinéastes, du plus obscur au plus célèbre, sont engagés en politique, dans leur œuvre même, dans l'activité administrative, de conseil, ou parlementaire et ministérielle. Sorte de tissu continu d'entrelacement, de sédimentations enchevêtrées, bipôles où chacun est à la fois docteur Jekill et Mister Hyde. Le tout accompagné d'une vision large de l'intellectuel, vision dite complexive, où est appelé intellectuel tout animateur social d'un rang quelconque. Son envers, une absence de technicité, de spécialisation, l'inaptitude à gérer.

On représente quelquefois Hermès à double face, comme le Janus bi-frons. Mais cette dualité de l'icône est ici, plus qu'une double identité, le signe du carrefour : croisée des chemins, indication de parcours, régulateur du sens circulatoire. Et- l'intellectuel-manager-politique dont parlent les interiocuteurs se situe bien dans la descendance de ces dieux du carrefour qui ponctuaient la ville romaine.

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1521 HERMÈS DIFFUSEUR: LE DÉMOCRATE, LE DÉCIDEUR, L'INTERPRÈTE [182]

IV / LE MANAGEMENT POLITICO-SOCIAL

Il faut « manager » disent alors les plus grands syndicalistes et politiques, l'économique, le politique, le social et l'urbain en même temps. Point de vue partagé par les responsables et les « inorganisés » : en finir avec la ségrégation de classe et de quartier. Mélanger, faire du mixte avec « les classes sociales qui travaillent dans l'Etat (les fonctionnaires publics de toute administration), les prostituées, les charretiers, les commerçants, les chauffeurs. Nous devons échanger toutes nos cultures ».

Ce procédé de l'économie mixte qui s'avoue franchement privé-public est au service de la communauté visée, mixte de classes, qui ne peut être ni publique, ni privée. Tous les discours, toutes les pratiques révèlent la non-coupure privé-public, ou tout au moins exigeraient une redéfinition des termes, car le privé n'est pas seulement l'individuel. C'est le privé de la famille, des amis, du quartier, du comité de quartier (à usage privé individualiste, spontané) qui relègue le public (au sens « administration »), très loin, dans l'instrumental. Le public, c'est bon pour donner des postes de travail, c'est même meilleur que l'industrie de ce point de vue, car les emplois n'y sont point précaires. Le public, c'est seulement l'assistance au privé, à la vie communautaire, au groupe individuel.

Point de vue qui « prend » facilement dans un pays où privé et public ne s'opposent pas, pas plus que ne s'opposent paysannerie, industrie, artisanat ou contrebande. Pays où toutes les classes sociales cohabitaient dans les mêmes immeubles jusqu'en 1950 (comme dans la France du XVIIe siècle cohabitaient au premier étage les nobles, au deuxième les bourgeois et au troisième étage les domestiques). Pays où l'Etat est vu comme deuxième, chronologiquement et logiquement par rapport à la vie privée, familiale, intime.

B. L'ordre, l'Etat, la loi et les masses

On a déjà mesuré la faiblesse décisionnelle de l'ordre étatique italien. Le cas de Naples a illustré le propos. Confirmation à Rome: l'Etat n'a jamais beaucoup dirigé, mais c'est encore pire aujourd'hui avec le partage du pouvoir entre les partis, mettant fin à l'hégémonie complète de la démocratie chrétienne, avec le régionalisme qui aggrave encore le phénomène. Personne ne sait qui prend les décisions ni comment. Voilà qui n'est pas surprenant : on a déjà montré que la question du « qui décide » est un faux problème, que les décisions sont toujours mui-tilinéaires, multirationnelies et multifinales3. On a vérifié ces hypothèses en France dans de' nombreuses affaires et nous n'avons jamais trouvé de décisions réellement prises par un individu ou une équipe, même durant la période gaullienne. Du moins en France trouvais-je des éléments, des morceaux de dossiers, permettant a posteriori de construire des récits.

Or ces récits sont infaisables en Italie. Nous avons été conduits à déborder complètement la question des décisions, de la gestion, démocratique ou pas, pour comprendre, par un effort anthropologique à prétention totalisante, les multiples faces de la société italienne. En France aussi les décisions s'inscrivaient dans des rationalités globales, mais jamais à ce point d'éclatement.

Etat dispersé, émietté parce que inadapté : la société est devenue de plus en plus mobile, changeante. De nouvelles formes de conflits sont apparues, nées d'une nouvelle richesse. De nouvelles valeurs aussi. Une économie underground, hors marché, s'est établie, anarchique, incontrôlable. Ni le PCI, ni la DC, ni le PS ne maîtrisent les configurations issues de la crise.

Mais toutes les activités se réfèrent à la politique : emplois dans les journaux, dans l'Université, dans l'Etat, dans les organismes parapublics et même dans les professions libérales.Pour obtenir le poste, pour s'y maintenir, malgré quelques abus (fraude fiscale par exemple),il est nécessaire d'entretenir des liens avec l'Etat, voilà le système italien. La richesse est détenue par l'Etat : rares sont les grandes industries privées. L'Italie est donc malade de clientélisme d'Etat. '

3. Lucien S fez, Critique de la décision, Paris, Presses de la FNSP, 4e éd. 1992.

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I / HERMÈS CYNIQUE

L'Etat comme seule richesse : point de vue ressenti par tous, par le peuple qui souhaite échapper à la précarité de sa condition en obtenant un poste « statal », par les élites aussi. Nécessité de trouver un deuxième ou un troisième métier. On devient conseiller de tel organisme, journaliste. Cela passe par l'Etat, surtout dans le Sud. Et même encore dans le Nord oi il y a partout de grandes industries privées avec des intellectuels qui les conseillent. La politique est pour tous un facteur de promotion sociale. Hermès serait-il acheté?

Et peut-on parler d'un clientélisme communiste? Percy Allum, dans son livre sur Napies, avait assigné à Lauro. puis à la démocratie chrétienne et à ses alliés du centre gauche la responsabilité du clientélisme4. Vision puritaine. Comme si le mal était cristallisabie en un point. Comme s'il ne s'agissait pas d'une tendance générale de la société italienne, qui voit dans l'Etat le grand redistributeur de toute richesse. Le clientélisme, un mal? Une nécessité plutôt. Tout au plus peut-on opposer le clientélisme individualiste de la démocratie chrétienne au clientélisme de masse du parti communiste italien, comme le propose le député démocrate chrétien, Gava. Mais le terme même de clientélisme paraît choquant quand il s'agit d'un phénomène de pouvoir et d'Etat. Chaque parti, chaque tendance, défend son espace, son public cible, sa population de soutien. Pourquoi faire intervenir ici le moralisme qui condamne?

La politique toujours comme « espérance ». Espérance clientélaire pour les uns, espérance messianique des macrochangements pour d'autres, espérance des microchangements emportant peu à peu des bouleversements pratiques. Le citoyen italien se méfie de ses gouvernements, de tous ses technocrates, en ce qu'ils font écran entre lui et la masse, qui doit rester à la disposition de tous, et contrôlable par tous.

Elle est là la conception italienne de la démocratie : que les affaires publiques soient réellement entre les mains de tous. C'était simple. Il suffisait d'y penser.

II / LA CULTURE DU PETIT

Or cette vision de la démocratie culmine dans le culte du petit.C'est une active prophétie de société qui rejoint en profondeur la sensibilité italienne. Dernière

apparition d'Hermès, ici, mais combien importante. Le « petit » est son affaire. Le micro, celui qui. pour survivre, n'a que sa parole, son don de l'échange (plus ou moins habile), c'est la diversité ambulante des mille métiers dans leur différence volubile, que Mercure protège. Le mouvement même.

Ce n'est pas la grande industrie qui mobilise l'économie italienne. C'est la grande quantité de petits et moyens entrepreneurs, volontaristes, imaginatifs, qui, d'eux-mêmes, prennent l'avion pour aller à Moscou, Varsovie ou Tokyo, en Afrique ou en Amérique latine et qui vendent leurs produits.

Culture du petit et polycentrisme se retrouvent dans toutes les difficultés italiennes, et dans les remèdes proposés. Lois régionalistes, décentralisation conflictuelle, soutien démocrate-chrétien aux petits entrepreneurs dynamiques, ou simple association de petits producteurs de la tradition coopérative agricole du Nord à la solution imaginée par le réalisateur Zurlini pour sortir le cinéma italien de l'impasse: « Il nous faudra nous regrouper, comme chez vous les artistes associés, entre metteurs en scène et acteurs... »

Mais la question se repose, inlassable, pour cet Hermès, vulgarisateur démocratique: se regrouper, soit, mais pour discuter ou pour agir? Pour retrouver une parole toujours égale ou partir à Tokyo conquérir un marché, pour vivre et parler avec bonheur entre soi, ou « décider », agir de façon inégaiitaire par définition, et imprévisible par nécessité?

Percy Allum. Poinoir et société à Napies dans l'après-guerre. Einaudi

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2. Hermès, décideur imprévisible

Les aléas du modèle italien renvoient bien au travail de surcodage, découvert par ailleurs5, avec ses torsions de messages, ses latéralisations, ses bruits, biais et délais qui, loin d'être des exceptions dont il conviendrait de purifier les canaux de la communication, constituent le tissu même de tout processus de décision.

A. Hermès surcodeur

En effet, si l'individuation, le « style » d'un message tient au fait qu'il existe des possibilités de superposer différents codes pour transmettre une information, dans certains cas il est possible de penser que la décision — avec ses multiples liaisons aux systèmes de toute sorte (poli tique, social, familial, urbain, industriel, de l'espace, etc.) — rentre dans les conditions d'application du surcodage.

Combinaison d'éléments, choix parmi les paradigmes ; on obtient un message individué à partir d'une structure cependant contraignante, la langue.

N'est-il pas possible de penser qu'une décision, contrainte par l'ensemble du système his-toriquement déterminé par son mode de production même (les circuits administratifs), est cependant « libre » dans la mesure où, jouant sur plusieurs niveaux à la fois (multirationalité, multifinalité), elle s'individue par « surcodage » ? C'est ce que nous essayerons de montrer.

Donnons, cependant, ici quelques indications et exemples pour ouvrir la voie.Si je prends une photo d'un événement (commémoration, salut au drapeau...), je me situe dans un

système que je pense clos ; l'actualité politique (par exemple) ; ma décision de prendre cette photo concerne ce système, et ne devrait avoir à faire qu'à lui. Cependant le « code » photographique impose des contraintes propres à l'actualité « donnée », la photo reproduira tous les accidents de l'événement, y compris ceux qui n'ont rien à voir avec l'événement visé : c'est ainsi qu'on peut voir dans les photos des manifestations en URSS, en 1917, plus de soldats et de femmes que d'ouvriers, ou, dans une manifestation « populaire », l'indifférence ou le rire de quelques passants « attrapés » par l'objectif: le code photographique lié à la prise de vue ou à la mise en page se superpose à la décision première de prendre ia pnoto et lui donne une signification particulière individuelle. Et on ne peut, dans ce cas, prendre conscience du surcodage que cinquante ans après, une fois la ferveur religieuse de 1917 retombée. On peut alors « voir » les photos et remarquer la relative absence des ouvriers dans l'une et les quolibets des passants dans l'autre6. En somme, quand les contraintes spécifiques d'un code s'ajoutent aux contraintes spécifiques d'un autre code, l'effet est imprévisible et, sur l'instant, invisible. C'est cela le surcode.

Une décision « libre » renvoie à une complexité ouverte où les systèmes échangent de l'infor-mation.

B. Finalité déplacée et condensée

L'approche systémique nous a appris qu'une décision était liée d'une multitude de manières à l'environnement (culturel, politique, social, géographique, etc.), que ces liens, loin d'être causaux et simples, réagissent les uns sur les autres et ne pourraient en aucun cas être analy sés comme des chaînes déductives ordonnées selon une loi de la rationalité. Autant de liens, autant de rationalités. De plus, la critique du sujet, de son autonomie, a conduit non seuie-

3. Voir ici Lucien Sfez, Critique de la décision, op. cit. ; La décision, Paris, PUF, « Que sais-je? » n° 2181. 2e éd. 1988.6. On a pu le remarquer seulement cinquante ans après en raison du surcodage introduit par les événements issus de la

destaiinisation : enfin des chercheurs (de gauche en général) peuvent remarquer cette horreur (pas d'ouvriers dans les manifestations de rues et les quolibets de passants). Du même coup, les chercheurs peuvent tenter d'expliquer le phénomène. Les ouvriers tenaient les lieux sûrs et stratégiques. Pas question de manifester dans les rues en aban donnant les places fortes de la révolution. Telles sont les conclusions de Marc Ferro dans son séminaire de l'Ecole pratique des Hautes Etudes. Effet certain tiré de la destaiinisation. Voir Marc Ferro, « Le film, une contre-analyse de la société? », in Annales, l, 1973.

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ment à suspecter une finalité que ie sujet proposerait pour lui, mais à la déplacer (il vise ceci, mais en réalité i! poursuit cela), à la condenser : ii poursuit ceci et cela (sans même sans dou ter, surtout quand les deux fins sont contradictoires). Ou encore à la suspecter radicalement, c'est-à-dire à la nier, pour la remplacer par de multiples finalités que l'on pourrait nommer celles du hasard, et pour lesquelles l'homme serait une pièce du jeu, parmi d'autres, son apparition, sa conservation et sa reproduction, nouées dans une histoire des mondes en extension...

Dans un cas (finalité déplacée), on peut donner l'exemple du lapsus, de l'acte manqué, des infimes détails non coordonnés dans nos conduites et nos discours : le discours dans son éla-boration vise une fin, que le lapsus dément, indiquant par la une autre finalité, visée par le système psychique dans son ensemble.

L'analyste qui est à l'écoute de ces diverses voix pariant en même temps sait discerner, comme le musicien exercé à la polyphonie, les divers fils conducteurs dans l'unité apparente du discours.

Les spécialistes de science politique n'ont pas manqué de percevoir, dès septembre 1958, l'extraordinaire ambiguïté du texte constitutionnel proposé au pays. Il contenait une diversité de discours en surimpression. On peut, par commodité, les réduire schématiquement à deux : il y avait le discours parlementaire propre à convaincre la classe politique de Paul Reynaud à Guy Mollet. Les politiciens en ont tiré la conclusion que le Premier ministre responsable devant le Parlement restait le chef du gouvernement. Il y avait aussi le discours présidentiel, propre à rassurer les gaullistes, avec les responsabilités particulières du Président et ses possibilités de recours directs au référendum. Ce discours-là, lu par les dirigeants du parti socialiste autonome et par Pierre Mendès-France, était irrecevable. Deux discours, l'un sous l'autre. Deux lignes qui se démontent. Deux finalités avec deux écoutes et donc deux effets différents. Finalité déplacée ici en raison de l'ambiguïté du discours qui entraîne des interprétations différentes.

Mais en dehors de l'ambiguïté du discours, la finalité peut être encore déplacée : le texte de la Constitution de 1958, déjà ambigu en lui-même, s'insérait dans une ambiguïté plus fondamentale encore : les Français ont-ils approuvé ce texte ou plutôt l'appel que le général de Gaulle leur lançait dans une conjoncture nationale difficile? La finalité avouée du texte — donner une nouvelle Constitution à la France — en cachait une autre : donner les pleins pouvoirs au générai de Gaulle afin d'éviter la guerre civile. Finalité déplacée ici par l'influence de l'environnement sur la question officiellement posée.

La notion de finalité déplacée a été évoquée par l'école américaine (Hirschman, Lindbiom) tout au moins d'une manière implicite : en effet, les recherches de Hirschman sur le développement économique8 et celles de Lindbiom sur l'action9 tendent à prouver qu'une attention flottante, une « sage et salutaire négligence » étaient plus utiles pour la résolution d'un problème qu'une méthode visant l'équilibre et une programmation détaillée ; l'application à une politique de développement, qui vise l'accroissement de production, de ce qu'on pouvait appeler une finalité flottante, est plus rentable que la méthode classique.

Hirschman pense qu'une croissance déséquilibrée qui vise tantôt un objectif, tantôt un autre, suscite une mobilisation accrue des ressources, provoque des pénuries et des troubles qui seront compensés par une production en expansion: ces objectifs changeants, quise recoupent ou se renvoient les uns aux autres, peuvent faire penser à une sorte de finalité multiple : on pourrait cependant répondre que, malgré tout, la finalité visée, dominant l'ensemble, est celle du rendement accéléré — finalité qui, elle, ne se déplace pas — et que la notion de finalité muî-tipie n'est qu'un sous-produit pratique et n'est pas théorisée.

Chez Lindbiom, la théorie d'une finalité non simple, non unique, est plus travaillée ; il n'est pas simplement constaté que la pratique est décousue, mais qu'il est impossible théorique-

7. Denis Maldidier a montré que les discours du généra! de Gaulle, lus par six quotidiens parisiens, correspondent enfait à six interprétations différentes (Langue française, février 1971, p. 34).

8. Hirschman, Strategy of économie developmeni, trad. fr . , Pans, Ed. ouvrières, 1964 ; Face au déclin des entreprises et des institutions. Paris, Ed. ouvrières, 19~2.

9. Lindoiom, The science of muddling ihought. Public Administration Revievv, 1959.

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ment de penser en termes d'objectif clair et distinct, totalement perçu : l'impuissance de notre entendement, le manque d'information, l'impossibilité de tenir présent à l'esprit un grand nombre d'indications, de prévoir toutes les conséquences d'un projet font qu'il est inutile de viser « grand et large » ; il faut donc restreindre, fragmenter, latéraliser les objectifs jusqu'à les oublier pour ne s'intéresser qu'aux moyens, « Prendre les moyens pour les fins, et l'arbre pour la forêt. » Ces propositions, qui sont généralement entendues comme reproches, subissent un retournement qui en fait des axiomes.

Les deux auteurs de cette critique de la monofinalité, suivis en cela par Klein et Meckling, attaquent donc les notions d'économie équilibrée, de prévision, de direction centralisée, et de vision intégrée au départ d'une décision : ces critiques sont intéressantes, bien que peu théorisées en ce qui concerne Hirschman, et bien qu'elles n'entraînent pas Lindblom à envisager une notion de finalité différente et positive. En effet, une sorte de pessimisme à la manière kantienne trace les limites négatives de la finalité classique, mais ne permet pas d'y échapper autrement que par un relativisme individualiste : Lindblom prêche l'action individuelle avec son intérêt propre (sa finalité), exacerbé (le manque de théorie positive, nous l'avions vu pour Forrester, conduit souvent au cynisme).

Tout autre est la finalité condensée. La condensation de finalités différentes et inverses peut être illustrée par l'exemple de la fuite « sur place » de l'adolescent. Ces conduites névrotiques, compulsives, que sont les « fugues », sont très bien décrites par le docteur Laing 10 comme « nœuds » qui se resserrent de plus en plus quand on essaie de les tirer dans un sens : je veux fuir ma famille parce qu'elle m'insupporte et me prive de toute personnalité, mais je la fuis pour un endroit où je serais en sécurité, et l'endroit où je suis le plus en sécurité (et heureux), c'est ma famille.

Des exemples de décisions publiques qui répondent à ce schéma sont nombreux. Ils ont souvent l'allure compulsionnelle des fugues d'adolescent.

Ainsi du processus de réforme administrative par la création de nouveaux organes chargés de coordonner l'action enchevêtrée des anciens : fuite en avant qui ne résoud rien, car cette coordination surajoute son propre enchevêtrement précédent. De là, la nécessité d'autres déblo-cages, etc. Faut-il rappeler aussi que Saint-Just était très hostile à la peine de mort, était opposé à toute forme de terreur et que, pour lui, le triomphe de la justice ne pouvait être assuré que par la persuasion bienveillante de la vertu ? Et que jamais les révolutionnaires de 1917 n'ont voulu établir le pouvoir de la bureaucratie et de la dictature ?

C. Muitifinaiïté

Autant de comportements étranges et compulsionnels qui poussent exactement à établir ce à quoi on veut tourner le dos.

Ces différentes critiques de la finalité interdisent toute idée de création finalisée répondant au but ou aux vœux d'un individu, voire d'une classe, d'un milieu, d'un gouvernement. Vue parfaitement irréaliste que celle qui consisterait à poser un objectif en pensant le réaliser à plus ou moins brève échéance, même en introduisant, dans le processus de réalisation, plus ou moins de délais, bruits et déformations. En termes de multifinalité, la fin visée n'est peut-être pas celle que je crois moi-même, elle peut être double, ou inverse, ou encore elle peut servir une finalité tout autre qui la phagocytera. Ainsi, par exemple, de la « récupération » ; une « avant-garde » qui prône la destruction de l'objet esthétique est récupérée, c'est-à-dire détournée de sa finalité par une finalité supérieure, de la manière suivante : on « expose » dans les galeries les déclarations « contre-esthétiques », ou encore les « destructions d'objets », et, ce faisant, on les réinstalle dans leur situation d'objets d'art. La condensation de finalité et sa « contradiction » sont vécues intensément par les professeurs et étudiants qui entendent « changer le système » en y restant, c'est-à-dire attaquent l'éducation, la fonction de l'Université, etc., en se servant de leur place dans cette Université, et en espérant, contrairement

10. Voir Lucien Sfez, L'administration prospective, Paris, A. Colin, 1970, p. 221-262.

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à toute rationalité (mais pourquoi pas?!, que la finalité de leur propre sous-système triompherait de la finalité globale du système. Toujours en termes de multifinalité, cette vision n'est pas irréaliste, car leur propre objectif peut rencontrer des objectifs parallèles et s'y allier en dehors du système universitaire (ouvriers, syndicats, paysans) comme cela a été le cas en mai 1968. Déplacement, phagocytose, condensation donnent à la finalité un nouveau visage que nous avons nommé multifinalité.

Qu'entendre par code et surcode?Dans son acception la plus stricte, le code est arbitrairement construit : grâce à lui, on répartit

une série linguistique (phénomènes, ou voyelles, ou éléments quelconques d'une série) suivant une dichotomie, de telle manière que l'ancienne suite soit établie de manière unique. Coder, en ce sens, c'est remplacer une suite par une autre dont les éléments sont définis selon une même règle d'opposition.

D. La traduction

Ne pas reconnaître ces effets de sens de la traduction, ce remaniement du système linguo-culturel dans son ensemble, c'est ramener la polysémie à la monosémie, la culture à la langue. Le reconnaître, c'est définir ce travail comme décentrement, reénonciation spécifique d'un sujet historique.

C'est bien de ce décentrement et de ce remaniement interne des codes au contact les uns des autres qu'il s'agit, pour le surcode structural, d'analyser. La polysémie des rationalités entraîne la non-transparence et la non-juxtaposition de leurs messages. Le jeu des traductions entretient la vie des systèmes, par un « échange » entre les contenus lies aux énoncés.

Si nous appliquons cette théorie de la traduction à l'analyse des séquences décisionnelles déjà formées, notre problème sera de montrer comment les actants en présence dans une situation et un moment donnés vont se transformer réciproquement, en traduisant leurs objectifs respectifs dans leurs codes respectifs. Que fait, par exemple, en matière d'urbanisme local, le maire d'une petite localité des demandes d'habitants ? Comment le discours de pouvoir est-il reçu par les habitants, comment les décisions de compromis se prennent-elles à la rencontre de plusieurs rationalités... Comment, au contraire, et pourquoi restent-elles souvent velléités? Sûrement pas, d'après notre analyse, par manque de transparence dans la communication ou échec du face-à-face... Peut-être, au contraire, par un échec de la traduction transformatrice, et c'est sur les conditions de possibilité ou d'impossibilité de cette traduction qu'il faudra s'interroger. Le surcode structural prend radicalement le contre-pied de l'idéologie de la communication.

Exemple: Discours Sainî-N`om 1. L'équipe du CREDAP avait d'abord voulu décrire le système d'opposition entre les discours de pouvoir (de la commune, de la direction départementale de l'Equipement, des conseils généraux, du ministère de l'Equipement et de la DATAR) et le discours de besoin des habitants. Distinction habituelle, non critiquée au départ et que nous n'allions pas tarder à remettre en cause, car le matériau ainsi interrogé a résisté vigoureusement. Nous avions été victime d'une théorie des besoins telle qu'elle se pratique et telle que son image est répercutée sur la masse par la politique en place.

En effet, nous n'avons trouvé aucune trace de besoins fragmentaires et précis dans les discours des classes déshéritées. Ces classes exprimaient une aspiration générale au bonheur. Rien de plus. En revanche, cette aspiration disparaissait dans le discours des classes dominantes. Elle était remplacée par des revendications très précises. Le discours de besoin n'apparaissait qu'au niveau le plus élevé d'acceptation ou de participation au discours de pouvoir. Une preuve manifeste : les besoins les plus nombreux, les plus spécifiés ont été exprimés par les deux personnes situées au niveau le plus élevé des couches dominantes. Ces deux importants personnages ont présenté une liste impressionnante de besoins: cours de poterie, université, bibliothèque municipale, cours de danse, école maternelle plus grande, logement de profes-

II. CREDAP, document ronéoté, 1973. 191 p.

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Le derrière du futur.

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Les attributs du pouvoir.

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seurs sur place, association de tous ordres pour les femmes, développement de la maison des jeunes, salle de gymnastique, petites industries électroniques, système de bus, CES, lycée, etc.

Quelle est la réponse institutionnelle à ce type de demandes ? Le projet du maire était de faire un stade couvert avec vestiaire chauffé, salle de douches, salle omnisports, projet grandiose qui lui semble répondre en les unifiant aux besoins fragmentaires de la population. La grandeur du projet, le fait qu'il soit hygiénique (curatif) et neutre (le sport est neutre), au-dessus de toute option politique et de tout élitisme (le sport est populaire) sont la réponse totale aux besoins.

Cette réponse est extrêmement coûteuse, ce qui justifie la construction de nouvelles maisons, et l'aide des promoteurs devient indispensable pour en réaliser l'équipement. On perçoit très bien la fonction principale de l'idéologie des besoins en système capitaliste. Elle assure la reproduction de la machine du profit ; et, conclusion impressionnante, vérifiée par le matériau, les couches populaires se rallient au discours de besoin des élites. On ironisera d'autant plus sur ce retournement si l'on sait que, finalement, le stade fut écarté et remplacé par une superbe mairie. Là où, hautainement indifférente, l'institution s'autocélèbre elle-même...

E. Hermès est défini par la place

Comment se définit Hermès, le déviant ? Nous entendons souligner ici que la déviance n'est pas déterminée par son contenu mais par la place qu'elle occupe dans le système considéré, position périphérique, marginale, quelles que soient la « nature » substantielle du noyau et sa propre « nature ». Qu'entendre par là? Qu'il ne s'agit pas d'une catégorie psychologique (les insatisfaits, les amateurs de pouvoirs), ni d'une classe sociale (les technocrates, les universitaires, les ouvriers, les castes militaires), mais toutes celles qui se définissent substantiellement, le technocrate par la maîtrise des procédés industriels, l'universitaire par celle de la réflexion théorique, l'ouvrier par la force de travail, les militaires par les forces répressives.

Ces « contenus » ont tendance à masquer la position que les sous-systèmes occupent : si l'on considère uniquement la position, elle peut être analysée comme catégorie vide. Ainsi, dans un système féodal, les places marginales ne seront pas occupées par les mêmes « contenus » que celles qui sont situées à la périphérie d'un système capitaliste. Mais ce seront toujours les individus, en tant qu'éléments de la marginalité, et non pas en tant qu'individus, qui seront agents de transformation: dans un système féodal, les positions marginales sont' celle des marchands et, avant celle des marchands, celle des corporations, constituées presque à la sauvette par les serfs désertant la campagne et dans l'obligation de se réunir pour se défendre. Cette position marginale des corporations, dans le système féodal, est devenue peu à peu, en se transformant en classe, le noyau d'un système non féodal. La corporation, devenue « centrale », aura elle-même sa marge : journaliers, plèbe non instruite, étrangers vis-à-vis d'une association forte et instituée. La classe en marge est alors une sorte de prolétariat (cf. l'analyse de Marx dans L'idéologie allemande).

Toutes ces opérations trouvent leur correspondance dans le surcode analytique (voir ici l'article [56] « Le surcode dans les organisations » par L. Sfez, dans le chapitre 5 « Communication et organisation»): répétition, déplacement, condensation, investissement, contre-investissement.

Surcode structural ou surcode analytique: peu importe, l'opération de traduction est pré-dominante dans le surcodage.

Mais le travail sur la décision, à force d'amenuiser les discours arrogants12, de regarder au-dessous ou à côté, fait surgir un autre monde inconnu du premier, et contenu en lui, et qui poursuit son délire à l'insu même de ceux qu'il hante. Il y a, au sein du discours policé des décideurs, un magma incohérent venu de tous les bords de la culture, et qui ferait un assez joli tableau de science-fiction13...

12. Sur l'arrogance fragile des organisations, voir Y. Stourdzé, Organisation antiorganisation, Paris, Marne, 1973.13. Anne Cauquelin, La ville la nuit, Paris, PUF, 1977.

°- coMM . 49

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En laissant se dérouler cet écheveau, on obtient — nous en avons fait l'expérience — des scénarios de l!absurde pleins de saveur.

Sans toujours entrer ici dans les détails d'une analyse qui nous entraînerait trop loin, disons rapidement que les fantasmes, qu'ils soient des décideurs ou des décidés, si bien cachés sous les discours ordonnés des plans et des programmes, des projets ou des revendications, nous feraient — s'ils étaient libérés — vivre un drôle de monde, plein d'enseignements.

A les scruter d'un peu plus près, en effet, discours de pouvoir et de besoin révèlent un fonds commun qui échappe à la bipartition de la production de normes et de sa reproduction : il existe plutôt des représentations chaotiques et comme une chora représentative, vaste masse confuse où se mêlent liberté et répression14.

Si nous prenons les interviews des décideurs de la police, de l'éclairage public et des transports en commun, et, d'autre part, les interviews des habitants, nous avons un tableau-fantasme d'une ville ni tout à faii autre de celle que nous vivons, ni tout à fait la même : une étrange familiarité nous lie à cette vision souterraine. L'éclairage est animé par le projet d'une vie de la lumière sur le mode naturel : paysages changeants au gré des promeneurs, monuments qui s'éteignent et s'allument comme autant d'images reflets du temps et de l'humeur. Le rêve idéal des décisions d'éclairage, c'est que le passant allume la ville comme par enchantement. Tantôt triste, tantôt gai, tantôt mystérieux, tantôt bruyant et communicatif. Ville sujet dans son rapport amoureux au sujet urbain. Le rêve des décisions des transports, c'est d'être ubiquitaire. Circuits polysémiques et aléatoires qui mènent partout en tous sens et à la fois nulle part. Une circulation pour elle-même dégagée des lois de l'offre et de la demande, des heures de pointe et des horaires... même chose pour la police enfin délivrée du devoir de surveiller, si tout le monde surveillait tout le monde : chacun étant policier. Chacun rêve d'être tous et de se perdre dans l'anonymat d'une pratique totale.

Ce sont les rêves mêmes des interviewés qui voudraient pour le plaisir transgresser les normes du temps et de l'espace, et souhaitent à la fois qu'elles restent normes à franchir et qu'elles disparaissent. Société utopique où les contradictions se recouvrent, s'annulent et reviennent. La science-fiction est déjà là, les décisions la voilent à peine.

S'agirait-il de rêveries pures, compensant les contraintes sociales et permettant le libre jeu de leur "'reproduction ? On ne le croit pas. Ou alors la même remarque eût pu s'appliquer en 1760 aux principes d'éducation contenus dans l'Emile, image de l'homme à venir.

3. Hermès, l'interprète, nous donne la liberté

Hermès — chez les Romains, Mercure — était l'un des douze grands dieux de l'Olympe. Les anciens le représentaient sous la figure d'un beau jeune homme coiffé du pétase, ayant des ailes aux talons et à la tête, et tenant d'une main le caducée, et de l'autre une bourse. C'était celui des douze qui cumulait le plus de fonctions à la fois diverses et contradictoires : il était à la fois le dieu de l'éloquence, du commerce et des voleurs, le messager et l'interprète des dieux, l'entremetteur de Jupiter, le guide des morts aux enfers, etc. Fils de Zeus et de Maia, c'est-à-dire du ciel et de la terre, il est dieu de la production, du gain (dieu agricole et chtho-nien) inventeur de la lyre et de l'harmonie, dieu de la ruse et de la fraude (protecteur de l'artificieux Ulysse) et du vol ; mais; en même temps, ce dieu de désordre et de confusion est un ' dieu de l'ordre. Car c'est lui qui donne forme: une des plus anciennes traditions raconte qu'Hermès fit violence à Perséphone (Proserpine) et en eut un fils, Hermaphrodite. Plutar-que explique alors Hermès comme principe solaire et Proserpine comme principe lunaire. Plotin tire de l'histoire une conclusion philosophique : Hermès est-il l'idée et la forme et Proserpine la matière, informée et formée par l'idée?

Ce tiraillement entre ordre et désordre place Hermès, herméneute, au centre de la question de la liberté. Pour simplifier, on propose au lecteur de focaliser le débat sur la polémique qui oppose Peter Szondi aux historicistes et structuralistes15.

14, j. Duvignaud et la revue Cause commune sont à ta recherche de cette chora. Voir « Les imaginaires ». dans Causecommune, « 10/18 », Christian Bourgois. 1?. Voir Peter Szondi, Introduction à l'herméneutique littéraire, avec une

préface de Jean Boilack, CERF. 1989.

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Dans sa préface à Introduction à l'herméneutique littéraire, Jean Bollack montre comment Szondi s'oppose à l'historicisme d'un Gadamer. « On en arrive à croire que la référence la plus insistante au réel, seraient-ce les camps d'extermination, ne dira pas les camps, mais le malheur de l'existence, l'expérience herméneutique de la détresse du monde, l'éloignement de l'origine... Le résultat herméneutique a beau être désastreux, rien n'y fait... Gadamer s'abstient d'adapter l'herméneutique à la particularité de son objet et de problématiser la relation entre les textes et l'exigence existentielle... [Pour lui] l'application à la situation nouvelle, l'actualisation et la mise en relation avec le présent, entre dans la continuité que rattache l'histoire à ce qui mythiquement la fonde et façonne les préalables de l'entendement ("la précompréhension" selon Heidegger). Le point de vue Szondi est en tous points opposé... » (Bollack, préface, p. VI).

Pour Szondi, la tradition est faite de brisures. On n'en saisit la présence qu'à travers les déplacements. L'Histoire épouse le vécu, mais dans sa vérité tragique. Elle récuse d'elle-même sa célébration, vitaliste ou organiciste. Elle se révèle dans l'échec et l'exclusion, dans la distance prise et dans la distance subie. On ne peut invoquer l'Histoire. On la subit dans des situations particulières. Le texte n'est pas à apprécier dans la continuité, mais dans la violence qu'il impose au moment où il est lu et interprété, dans son actualité la plus immédiate.

Est-ce à dire que les préstructures ou la précompréhension sont totalement absentes ? Szondi ne commet pas cette imprudence. Il pense seulement comme Schliermacker qu'il faut tenir compte des deux : ne pas renoncer à la conscience historique, ne pas faire abstraction de la spécificité de l'objet à comprendre en le diluant dans des structures préétablies. En somme, Szondi ne veut pas séparer les deux modes d'interprétation, dont l'articulation (ordre et désordre ?) ou le défaut d'articulation ménage la liberté.

Le problème s'est posé à l'herméneutique depuis toujours. De Chladenius pour qui deux compréhensions se juxtaposent, l'une la compréhension immédiate du texte par son interprète, l'autre la compréhension médiate qui n'est jamais partagée, car les intentions de celui qui a écrit le texte et de celui qui le lit ne sont jamais les mêmes16, en passant par Meier qui met l'accent sur « La » boucle insurmontable de l'herméneutique par laquelle l'interprète n'aborde pas sans préjugés un travail d'interrogation sur le sens des signes, à l'occasion duquel il met en évidence l'intelligence ou l'ineptie de leur choix. « Mais l'interprétation part de la supposition que les signes ont été intelligemment choisis ; jusqu'à preuve du contraire, l'interprète les considère comme tels. C'est dire que l'interprétation se sert elle-même de cette attente comme d'un critère... » (Szondi, op. cit., p. 76). Alors que pour Chladenius l'intention de l'auteur, même non réalisée, garantit le, sens de l'interprétaton, Meier sait, lui, que l'intention de l'auteur est sens du signe et seulement du signe. Meier insiste alors sur la déficience herméneutique qui n'atteindra jamais à la certitude apodictique17. Ast, au XIXe siècle, et, un peu plus tard, Schleiermacker introduisent le démon de l'histoire. Ast montre la nécessité de juxtaposer trois compréhensions : l'historique, la grammaticale, l'intellectuelle (comprendre l'esprit d'un texte). Mais il ne peut, tant leur nature est différente, articuler ces trois types de compréhension, révélant ainsi la béance de la déficience herméneutique18. Alors que Schleiermacker et Szondi, renversant la perspective, nous disent la même chose, mais en positif : car, pour eux, cette déficience herméneutique permet de ciseler la spécificité de l'objet à comprendre sans jamais le dissoudre dans des structures préétablies, même si par ailleurs ils ne renoncent pas au paramètre de la conscience historique (béance renouvelée de la déficience herméneutique en raison du défaut d'articulation des deux niveaux)19.

16. Johann Martin Chladenius, Einleitung zur richtigen Auslegung Verniïnfftiger Reden und schrifften, Dusseldorf, Geldsetzer, 1969, Instrumenta philosophica, séries Hermeneutica ; Vernûnfftige Gedancken vom warhrscheinlichen, Leipzig, 1748.

17. Georges Friedrich Meier, Versuch einer AUgemeinen Auslegungs Kunsi, Dusseidort, Geldsetzer, 1965, Instrumenta Philosophica séries Hermeneutica ; Anfangsgrùnde aller shônen Kùnste und wissenschaften, 3 vol., Hildesheim, 1976 ; Vernunftlehre, Halle, 2= éd., 1762.

18. Friedrich Ast, Grunlinien der Grammatik, Hermeneutik und Kritik, Londres, 1981.19. Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher, Sammtllche Werke, 31 vol., 3, Atleilungen (zur Théologie ; Predigten ; zur

Philosophie), Berlin, 1835-1836; Hermeneutik und Kritik, Mit einen Auhang sprachphilosophischer, texte Schleier-macher, Francfort s. le Main, M. Frank, 1977.

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Les contradictions insurmontables et génératrices de créativité de l'herméneutique renvoient bien aux images rmthologiques contradictoires d'Hermès.

Elles permettent aussi de comprendre plus généralement les apories et limites de toute entreprise de vulgarisation. La vulgarisation est tout à la fois un fait (il y a beaucoup de formes de vulgarisation et il faut alors en rendre compte dans un Dictionnaire de la communication) ; une nécessité (on renvoie sur ce point à la mise en situation de François Dagognet dans son introduction générale à cette rubrique) ; et une impossibilité puisqu'elle suppose une réduction possible de la communication à des preententes parfaitement explicites, alors que — et Szondi nous l'enseigne —, si ces préententes sont à prendre en compte, c'est au sein d'une conscience historique commune et a condition de ne pas faire abstraction de la spécificité de l'objet, en l'occurrence ici du texte qui vulgarise et du contenu artistique ou scientifique qui est vulgarisé. Mettre de côté le coup de force inventif par lequel l'objet s'est installé comme nouvel objet, ou encore oublier que la préentente du « vulgarisateur » ou du « vulgarisé », ne prend sens que dans une conscience historique commune. Or, et nous touchons ici à l'impossibilité de toute vulgarisation, quel interprète — en l'occurrence ici à la fois l'auteur de la vulgarisation qui interprète déjà l'objet qu'il vulgarise et celui qui reçoit et interprète à son tour — est capable en même temps et en articulant les niveaux:a) de localiser les préententes qui sont les siennes qu ' i l a en commun avec le vulgarisateur?b) de localiser les préententes que celui-ci a en commun avec l'objet à vulgariser (c'est-à-dire avec son auteur)?c) de situer ces préententes successives au sein de consciences historiques communes ou différentes ?d) de spécifier (ce qui supposerait une haute compétence technique qu'il n'a pas par définition) l'objet invente dans la description de la continuité?

La réponse est riaire : aucun interprète n'est capable d'une telle gymnastique. Impossibilité de toute vulgarisation, corrélative de l'impossibilité de toute interprétation.

C'est alors ramener le débat sur la vulgarisation à sa plus juste mesure : l'appauvrissement de la vulgarisation est source d'un enrichissement possible ; l'appel aux métaphores, aux transpositions de champ est source prodigieuse d'innovation. Mais sur fond de communication impossible et de « misunderstanding » quasi absolu.

Hermès démocrate nous rendait impuissant ; Hermès décideur imprévisible nous restituait l'efficience par l'inégalité arbitraire de tout acte de décision ; Hermès, interprète, plus arbitraire encore, se voile la face et nous la fait voiler pour susciter dans la méconnaissance une source inépuisable de richesses à diffuser, elles-mêmes reinterprétées et diffusées en «n» fois, générant à leur tour d'autres niveaux enchevêtrés de diffusions inventives ou d'inventions-diffusions.

• R. BULTMAN, « Das Problem der Hermeneutik » (1950), in Glauben und Versrehen, Gesammelte Aufsàtze, 5= éd. augmentée, voi. 2. Tùbingen, 1986, p. 211-235. — J. DANIËLOU, Origine, Paris. La Table Ronde, 1948. — E. VON DOBS-CHL'TZ, « Interprétation », in Encyclopedia of religion and ethics, vol. 7, Edimbourg, J. Hasting, 1914, p. 390-395. — H.C. GADAMER, Gesammelte Werke, 5e éd. augmentée, vol. 1, Tùbingen, 1986. — J. HABERMAS, Théorie de l'agir com-municationnel, 2 vol.. Paris. Fayard, 1987. — P. RIGUEUR, Le conflit des interprétations. Essais d'herméneutique, I, Paris. Le Seuil, 1983-1985 : Du texte à l'action. Essais d'herméneutique, II, Paris. Le Seuil, 1986. — L. SFEZ, Critique de la communication. Finale p. 323 et sa (Paris. Le Seuil, 1988, 3= éd. 1992).

—> Muitirationaiilé dans les organisations [50], Décision et communication [51.3], Le surcode dans les organisations ,56], Antiquité [186], Démocratie (Communication et Démocratie} [190], Egalité [191], Histoire