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  • Isabelle Combs

    Dicen que por ser ligero : cannibales, guerriers et prophteschez les anciens Tupi-GuaraniIn: Journal de la Socit des Amricanistes. Tome 73, 1987. pp. 93-106.

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    Combs Isabelle. Dicen que por ser ligero : cannibales, guerriers et prophtes chez les anciens Tupi-Guarani. In: Journal dela Socit des Amricanistes. Tome 73, 1987. pp. 93-106.

    doi : 10.3406/jsa.1987.1025

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-9174_1987_num_73_1_1025

  • AbstractIt is not easy to define cannibalism and its distinction from war or sorcery is never quite clear. In hisstudy of this problem among the ancient Tupi-Guarani, the author examines the protagonists in theprincipal moments of sacrificial procedure : warriors, cannibals to those the old women stand out insharp contrast and important absents, shamans and prophets. The author demonstrates how thedifferent spheres of action between these characters interrelate, dominated by the Earth without Evilmetaphor and ways used to achieve this. The theme of "lightening of the body" is analyzed in detail. Inthis vein the connections between the diverse representation, via their oppositions andcomplementarities, are studied as a conclusion.

    ResumenNo es facil dfinir el canibalismo y el limite que lo spara de la guerra de la hechiceria no es claro.Para estudiar este problema entre los antiguos Tupi-Guarani, la autora se interesa por los protagonistasde los principales momentos del proceso sacrificial : guerreros, canibales entre los cuales sedestacan las viejas y los ausentes, los chamanes y profetas. Muestra tambin como puedenimbricarse las diferentes esferas de accin de estos personajes, dominadas por la imagen de la Tierrasin Mal, y las tcnicas usadas para accder a ella ; el tema del alivio del cuerpo es analizadoparticularmente. Desde este punto de vista se consideran, para concluir,las relaciones de oposicin yde complementaridad entre las diversas figuras evocadas.

    RsumDfinir le cannibalisme n'est pas chose facile, et la limite le sparant de la guerre, ou de lasorcellerie, n'est jamais bien nette. Pour tudier ce problme chez les anciens Tupi- Guarani, l'auteurs'intresse aux protagonistes des principaux moments du procs sacrificiel : guerriers, cannibales parmi lesquels les vieilles femmes se dtachent et, absents de taille, les chamanes et prophtes.Elle montre de quelle faon peuvent s'imbriquer les diffrentes sphres d'action de ces personnages,domines par l'image de la Terre sans Mal et des techniques utilises pour y accder; le thme de allgement du corps est en particulier analys. C'est sous cet angle que les rapports d'opposition etde complmentarit entre les diverses figures voques sont envisags en conclusion.

  • DICEN QUE POR SER LIGERO :

    CANNIBALES, GUERRIERS ET PROPHTES

    CHEZ LES ANCIENS TUPI-GUARANI

    Isabelle COMBES*

    Dfinir le cannibalisme n'est pas chose facile, et la limite le sparant de la guerre, ou de la sorcellerie, n'est jamais bien nette. Pour tudier ce problme chez les anciens Tupi- Guarani, l'auteur s'intresse aux protagonistes des principaux moments du procs sacrificiel : guerriers, cannibales parmi lesquels les vieilles femmes se dtachent et, absents de taille, les chamanes et prophtes. Elle montre de quelle faon peuvent s'imbriquer les diffrentes sphres d'action de ces personnages, domines par l'image de la Terre sans Mal et des techniques utilises pour y accder; le thme de allgement du corps est en particulier analys. C'est sous cet angle que les rapports d'opposition et de complmentarit entre les diverses figures voques sont envisags en conclusion.

    Dicen que por ser ligero : canibales, guerreros y projetas entre los antiguos Tupi- Guarani.

    No es facil dfinir el canibalismo y el limite que lo spara de la guerra de la hechiceria no es claro. Para estudiar este problema entre los antiguos Tupi-Guarani, la autora se interesa por los protagonistas de los principales momentos del proceso sacrificial : guerreros, canibales entre los cuales se destacan las viejas y los ausentes, los chamanes y profetas. Muestra tambin como pueden imbricarse las diferentes esferas de accin de estos personajes, dominadas por la imagen de la Tierra sin Mal, y las tcnicas usadas para accder a ella ; el tema del alivio del cuerpo es analizado particularmente. Desde este punto de vista se consideran, para concluir,las relaciones de oposicin y de complementaridad entre las diversas figuras evocadas.

    "Dicen que por ser ligero " : Cannibals, warriors and prophets among the ancient Tupi- Guarani. It is not easy to define cannibalism and its distinction from war or sorcery is never quite

    clear. In his study of this problem among the ancient Tupi-Guarani, the author examines the protagonists in the principal moments of sacrificial procedure : warriors, cannibals to those the old women stand out in sharp contrast and important absents, shamans and prophets. The author demonstrates how the different spheres of action between these characters interrelate, dominated by the Earth without Evil metaphor and ways used to achieve this. The theme of "lightening of the body" is analyzed in detail. In this vein the connections between the diverse representation, via their oppositions and complementarities, are studied as a conclusion.

    * EH. ESS., Paris.

    J.S.A. 1987, LXXIII : p. 93 106.

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    Mme le critre de la manducation ne permet pas de dfinir le cannibalisme sans quivoque , crivait il y a une dizaine d'annes Claude Lvi-Strauss (1984 : 142) : chasse aux ttes, sacrifices; exo-, endo-cannibalisme ; anthropophagie divine, mythique, relle : o trancher ? O tracer une frontire nette entre, par exemple, la guerre, le meurtre rituel, et le repas cannibale?

    Rcemment, P. Menget appelait de son ct l'attention sur la notion de la guerre comme prdation/consommation en Amazonie : Les guerriers mangent leurs ennemis, et le cannibalisme n'est qu'un cas particulier du phnomne plus vaste de la prdation de l'ennemi (Menget 1985 : 138).

    Problmes de guerre, problmes de cannibalisme, que je me propose d'aborder dans le prsent article propos des anciens Tupi-Guarani de grands cannibales s'il en fut. Pour distinguer et comparer ces deux domaines si proches, je poserai en premier lieu la question des protagonistes prfrentiels de chacun d'eux et celle tout aussi importante des absents du meurtre rituel et du repas anthropophage : guerriers, femmes et prophtes sont les figures majeures que je me propose d'voquer dans ces pages. Manire en somme de rintgrer le cannibalisme dans un champ smantique plus vaste (C. Lvi-Strauss 1984 : 144), mme si ces brves remarques ne pourront qu'effleurer des thmes centraux qui mriteraient un plus long dveloppement. Mais il est temps de rpondre aux sollicitations des anciennes chroniques portraits hauts en couleurs des vieilles croqueuses de chair humaine, discours fidlement retranscrits des prophtes appelant les guerriers s'entremanger .

    Chez les anciens Tupi-Guarani, la chose est claire : pas de cannibalisme sans guerre pralable (pour faire des prisonniers), et sans meurtre rituel de la victime ; pas de guerre non plus sans cannibalisme puisque la guerre se veut essentiellement vengeance d'une consommation antrieure. Nous sommes en prsence d'un cycle interminable de vendetta sanglante, o le tueur se fait mang, o le mang sera veng.

    Tuer et manger sont donc deux actes troitement lis l'un l'autre, mais que distingue cependant une dimension temporelle : si dans la diachronie le repas cannibale suit le meurtre, synchroniquement parlant ces deux actes s'excluent : le meurtrier ne mange pas il jene au contraire ; les cannibales par contre n'ont pas pris part au meurtre. Les protagonistes diffrent donc, et leur position n'est pas toujours rversible : le tueur d'aujourd'hui mangera demain quand un autre sacrifiera ; mais parmi les cannibales une catgorie et non la moindre : les femmes, ne tuera pas.

    E. Viveiros de Castro (1986) a rcemment propos d'intressantes remarques ce sujet : le rituel sacrificiel-cannibale des Tupinamba crit-il, est penser partir d'un dsit quasi-obsessionnel dans divers groupes Tupi-Guarani de dpasser la condition humaine. La dpasser par en haut (pour employer comme Viveiros de Castro les termes de M. Dtienne, 1972), vers la divinit : cas du tueur qui effectivement jene svrement, s'allge le corps ; c'est aux grands guerriers du reste que les Tupinamba rservaient les plaisans vergiers de l'aprs-vie, Ouaoupia, version locale de la Terre sans Mal (Thevet 1575 : 923r; Claude Abbeville 1963 : 323r). Ou bien la dpasser par en bas , vers l'animal : cas des cannibales affamez comme loups ravissans (Cl. Abbeville 1963 : 294v), et dont la bestialit n'est plus dmontrer. A l'appui de ces remarques notons

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    que les plus froces des cannibales taient aux dires unanimes des chroniqueurs les femmes et sur tout les vieilles (Cl. Abbeville 1963 : 294v) : et les femmes ajoutent-ils, ont bien du mal parvenir la Terre sans Mal (Yves d'vreux 1985 : 215; Mtraux 1928 : 123).

    Quelle est donc la question ? En analysant les comportements des meurtriers et des cannibales, E. Viveiros de Castro fait intervenir un troisime terme : la Terre sans Mal, et par l introduit tout le problme du prophtisme Tupi-Guarani. Au xvie sicle dj, le Pre Nobrega avait soulign un point commun entre les divers personnages dont il est question ici : guerriers, vieilles et cannibales apparaissent ensemble dans un mme discours, celui que les prophtes (Karai) adressaient aux Indiens : Lhes diz (...) que ho de matar muitos de seus contrarios, e cativaram muitos para seus comeres, e promettelhes larga vida e que as velhas se ho de tornar moas... (Nobrega 1844 : 92-93). Plusieurs choses sont noter : les Karai d'abord incitent et la guerre, et au cannibalisme ; ils parlent ensuite des vieilles, dans un discours centr sur la Terre sans Mal laquelle, prcisment, les femmes n'ont pas accs : c'est tout le vaste et complexe problme de la part des femmes dans le cannibalisme qui est pos, sur lequel Lvi-Strauss avait attir l'attention (1984 : 144 et suiv.). On peut d'ailleurs se poser la question : ces vieilles investies d'une forte autorit, incitant la guerre (qui mieux que le rire est le propre de l'homme Tupinamba) ces vieilles striles enfin : sont-elles, au sens plein, des femmes ? Elles apparaissent, pour le moins, fortement ambigus.

    Une question enfin sur ce passage de Nobrega : pourquoi cet appel des Karai aux guerriers? Les recherches aujourd'hui classiques de Pierre et Hlne Clastres ont mis en effet en lumire, au sein des mouvements prophtiques, une tension profonde entre Karai et Mburuvicha les chefs grands guerriers, entre pouvoir centrifuge des premiers, pouuvoir centripte des seconds. L'incitation des prophtes pose donc un rel problme, et plusieurs titres : un discours caractris par sa virulence contre toute rgle, toute norme (la suite du texte de Nobrega est un engagement explicite commettre l'inceste : ...e as filhas, que as dm a quem quizerem... ) appelle la guerre et au meurtre, sources au contraire de prestige social, permettant le mariage du jeune tueur et sa participation aux caouinages des hommes dont il porte depuis qu'il est en ge de porter les armes le signe distinctif : le tembeta (labret).

    D'autre part c'est un fait, le prophte brille surtout par son absence dans le meurtre rituel et le repas cannibale. Mieux, son sort apparat inverser totalement celui du guerrier : car captur au combat un prophte n'est pas tu, il chappe au cannibalisme. Un chanteur comme disent les chroniqueurs,peut traverser sans danger un territoire ennemi (Soares de Sousa 1971 : 316; Cardim 1925 : 176). Ces renseignements sont indirectement confirms par le fait que le prophte vagabond , n d'un dieu et donc sans parents paternels, n'est l'ennemi de personne ; nul n'a de raison pour le tuer la guerre, ou le manger.

    Mais l'inverse, c'est au sein mme de sa tribu qu'un prophte l peut tre limin comme indigne de tiltre et dignit de tel nom si une cure a chou, si une prophtie s'est avre fausse (Thevet 1575 : 922r; Sanabria Fernandez 1972 : 66-67, ...)2.

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    Alors de nouveau, pourquoi ? Existe-t-il un but analogue, un plus petit commun dnominateur entre guerre, cannibalisme et phophtisme et dans ce cas lequel? Il vaut la peine d'y regarder de plus prs.

    * * *

    Un premier point de convergence est le suivant : comme le prophtisme visant une Terre sans Mal en cette vie (d'o Iles fameuses migrations des Tupi-Guarani), la guerre et le cannibalisme mettent en cause l'extrieur ; mettre en cause tant bien y rflchir un terme plutt faible : ces trois institutions centrales des Tupi-Guarani n'existent, et avec l'ampleur qu'on sait, que parce qu'il existe aussi un dehors, des Autres, des tres et des espaces diffrents.

    L'espace que vise le prophte est la Terre sans Mal, uns campos onde ha muitas figueiras ao longo de un formoso rio (Cardim 1925 : 161-162), le pays au-del des montagnes o se rendent leur mort les guerriers valeureux. Hormis cette diffrence de taille sur laquelle je reviendrai : accs en cette vie/ 'postmortem au pays sans mal, un mme espace est donc promis aux prophtes et aux guerriers; le moyen d'y accder est unique : la migration.

    Les dparts massifs que provoqurent les discours prophtiques travers le continent sud amricain sont clbres (cf. Mtraux 1927) ; les Tupi-Guarani se sont heurts aux tribus autochtones, et bien souvent leurs passages ou leurs installations ont donn lieu de sanglants pisodes. Quant la migration post mortem du guerrier, elle prsente un aspect trs semblable, pleine d'embches elle aussi : rencontre des diables Aygnan ou Giropari, symplgades franchir (Magalhes de Gandavo 1887 : 110), pays ennemi traverser (Y. d'vreux 1985 : 127).

    Les mythes concernant les hros civilisateurs Maire ou Sum, rapports par les chroniqueurs des xvie et xvne sicles, expriment d'autre faon la connexion troite du prophtisme, du meurtre, et du cannibalisme. Sum par exemple est un hros prophte et migrant (du Brsil au Prou selon Ruiz de Montoya 3), qui trouve la mort dans un village indien ; une tradition dit explicitement que Sum faillit tre mang par les hommes qu'il exasprait (Nobrega 1844 : 94; Mtraux 1928 : 17; Thevet 1575 : 914, sur Maire-Monan).

    Prophte, tu, et (presque) mang, le hros est en outre l'instigateur du cannibalisme selon les Tupinamba de France Antarctique :

    Ainsi, tout ce qu'ils ont apprins de leur Carabe, ne gist qu'en petites folies et enseignemens de peu de consequence, sauf la cruaut bestiale de se guerroyer et les banquets abhominables qu'ils font des corps de leurs ennemis qu'ils auront prins en guerre, comme j'ay veu plusieurs fois, conversant avec eux (Thevet 1575 : 916).

    Le modle mythique du prophte appartient donc pleinement aux domaines de la guerre et de l'anthropophagie comme le Karai lui-mme sur un plan symbolique, en ce qu'il prsente bien des points communs avec le jaguar, le mangeur d'hommes par excellence, mais aussi, ne l'oublions pas, clbr sa mort comme un prisonnier de guerre (Thevet 1575: 937; Cardim 1925: 38): mtamorphose en jaguar, menaces de dvoration par les flins ne se comptent plus de la part chamanes et/ou des prophtes (Ruiz de Montoya 1892 : 240, 271;

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    Mtraux 1928 : 84) ; le chapitre de Pierre Clastres n'est plus rappeler, qui analyse deux mythes Chulupi o Jaguar et chamane apparaissent en exacte correspondance (1982, chap. 6). Et il serait fastidieux d'numrer toutes les ethnies indiennes qui font du jaguar un ancien chaman; qui appellent mme parfois ces deux personnages d'un mme nom (cf. Combes 1986 : 206-208). En restant chez les Tupi-Guarani je ne citerai que cet exemple : le nom de Tupichua est aujourd'hui celui d'un terrible esprit qui se manifeste sous la forme d'une femme jaguar (H. Clastres 1975 : 115) : or Ruiz de Montoya traduit au xvne sicle ce terme par familiar , et donne Tupichuariya (littralement matre des Tupichua ) : hechizero que tiene familiar , et Cherupichua soy hechizero (1876, Vocabula- rio 398v)4.

    * *

    Le thme que j'aborderai prsent est celui de lallgement du corps , thme omniprsent dans les croyances de divers groupes Tupi-Guarani, et moyen par excellence d'accder ou de se rendre digne de la Terre sans Mal. La large place que j'ai choisie de rserver ce thme ne doit pas surprendre : outre qu'il constitue un nouveau lien et non le moindre entre guerriers, cannibales et prophtes, il va permettre de consolider cet ensemble et de l'apprhender comme un tout cohrent.

    E. Viveiros de Castro, on l'a vu, insiste sur l'allgement du corps opr par le meurtrier qui jene et se vide de son mauvais sang par les scarifications qui sanctionnent sa bravoure5. Les Chiriguano au xvie sicle le disaient nettement, c'est por ser ligero que le guerrier fait couler son sang (Annua... 1965 : 109). Preuve de courage et allgement du corps : autant de moyens pour le meurtrier de se promettre un au-del envi6. Cependant les mentions les plus frquentes du motif de l'allgement du corps sont celles qui se rfrent aux chamans et aux prophtes : fumer sans rpit, jener svrement, danser avec acharnement et jusqu' puisement total, tout cela permet de se rendre lger et de gagner la Terre sans Mal (cf. par exemple le rle de la danse dans l'accs au ciel du No Apapocuva, Guyrapoty Nimuendaju 1944 : 107-110).

    Les Mbya-Guarani contemporains englobent ces diffrentes techniques sous un seul terme : Kandire. L. Cadogan, qui traduit en outre kandire par rsurrection , dcompose le mot comme suit : k-ndicueri, os frais (1950 : 248 ; 1959 : 18, 59) 7. Cette etymologie apparat tout fait corrobore par le droulement des rites funraires, passs et prsents : attente de la dcomposition totale des chairs du cadavre (Lry 1975 : 304; Cadogan 1950 : 242; 1959 : 51), et exhumation des os, l'poque contemporaine, J'ajoute, rfrence clbre, le culte des os des grands chamans parmi les Guarani du xvne sicle (Ruiz de Montoya 1892 : 50, 115-122). D'aprs Lry, c'est avec la dcomposition des chairs que cessaient les offrandes alimentaires destines loigner du corps le dmon Aygnan, et sustenter le mort pendant sa prilleuse migration post mortem : chair pourrie, os seuls dans la tombe, le mort tait arriv au-del des montagnes .

    Il nous reste analyser le thme de l'allgement du corps dans ses rapports avec le repas anthropophagique proprement dit. Les conclusions d'E. Viveiro de Castro cites plus haut allaient l'encontre d'un tel rapprochement, mais pourtant les Chiriguano l'affirmaient il ya quelques sicles : manger de la chair humaine, c'est se rendre lger (cf. Saignes s. d., p. 58). Je dois avouer le plaisir que m'a fait

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    Thierry Saignes en me fournissant cette rfrence, qu'il en soit ici remerci. C'est par une voie assez diffrente en effet que j'avais dans un travail prcdent propos de considrer l'ingestion de chair humaine comme une modalit de l'allgement du corps (Combes 1986 : acte IV). Forte de la confirmation inespre des Chiriguano, je me contenterai d'indiquer brivement ici les points qui m'ont conduit avancer cette hypothse.

    Fumer, jener, danser, faire couler son sang... : allger son corps, c'est aussi autre chose, c'est choisir de bonnes nourritures. Je m'explique : les Guarani contemporains distinguent deux composantes de l'tre humain ; l'me-parole, qui gagne la mort la Terre sans Mal ;l'me-animale : Teko achy (Mbya-Guarani), ou Asyigua (Apapocuva-Guarani) ; le support de la premire (Ayvukue des Apapocuva, Ne' des Mbya) est l'os (voir supra, les rites funraires), et les bonnes nourritures associes sont les vgtaux. Le support de l'me-animale est la chair 8 ; sur le plan des nourritures lui sont associs les viandes, et le sel (Nimuendaju 1944 : 18; H. Clastres 1975 : 115, 133). Aux moments critiques de l'existence rites de passage par exemple le chois des nourritures est fait avec soin, excluant les aliments du second groupe : pendant quatre jours aprs l'excution rituelle, dit Thevet, les meurtriers s'abstiennent de sel : Que s'ils mangeoient quelque chose de sal, ils tiennent pour tout asseur qu'ils mourroient tous (1953 : 282). A la mme poque un Pre Jsuite a pu dire des Chiriguano : Tienen salinas pero nunca echan sal en lo que comen ni en crudo ni en cosido : dicen que por ser ligero (Annua... 1965 : 109) 9.

    Ces attentions, vieilles de quatre sicles, d'interdits semblables ceux qui ont cours aujourd'hui (et avec les mmes justifications), autorisent creuser la question. Je prendrai comme point de dpart une viande qui, exception notable, chappe au sort des autres et figure aux cts des vgtaux dans le groupe des bonnes nourritures : la chair du cochon sauvage (H. Clastres 1975 : 127). Son association avec les vgtaux ressort nettement de la crmonie observe par les Chiriguano et les Chan pour la croissance du mas, o l'on jette derrire l'animal une poigne du rsidu grumeleux de la bire de mas (Susnik 1961 : 282).

    Cochon sauvage est, pour les Yanomami, un euphmisme qui dsigne la chair humaine (Lizot 1976 : 7, 194; cochon sauvage = ennemi chez les Yagua pruviens, J. P. Chaumeil communication personnelle); et sans vouloir gnraliser abusivement cette quivalence elle semble bien tre la cl de cette remarquable exception tablie par les Guarani. Les mythes Tenetehara et Mundurucu (classes avec maintes rserves dans ce mme groupe linguistique) sont explicites : les cochons sauvages sont d'anciens humains (C. Lvi-Strauss 1964 : 92-93) ; mieux, c'taient de mauvais beaux-frres, des Tovaja. C'est le mme mot en Tupi-Guarani qui dsigne le beau-frre et l'ennemi, future nourriture (cf. H. Clastres 1972). Les Apapocuva racontent aussi, que lorsque les Jaguars Originaires rentraient de la chasse, ils rapportaient des cochons sauvages (Nimuendaju 1944 : 81); or on sait pertinemment que le propre de ces Jaguars mythiques, est d'tre des mangeurs de chair humaine

    II se dgage de ces exemples que la chair humaine appartient de plein droit au groupe des bonnes nourritures ; c'est l'occasion de souligner que le seul aliment autoris au prisonnier la veille de son excution tait un fruit au got de noix (Cardim 1925 : 188); que seuls la moelle de palmier (Yves d'vreux 1985 : 99;

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    P. Clastres 1972 : 327-330, pour les Guayaki) et le caouin de mas, de manioc ou de fruits accompagnent le repas cannibale : dans tous les cas, des nourritures de provenance vgtale, marques positivement. Dans le mme sens, les chroniqueurs du xvie sicle ont remarqu que les Tupi, si friands de chair humaine, se refusaient manger les bestes ravissantes , carnivores (Thevet 1575 : 937r) : une valorisation ngative de la viande entre peut-tre pour une part dans ce choix, et le contraste chair humaine/viande animale n'en est que plus flagrant.

    Une dernire remarque sur ce point : aliment de choix, la chair humaine devrait en bonne logique s'opposer non seulement aux viandes, mais encore au sel : or il semble bien que ce soit le cas. Parana en Tupi, c'est la mer; le terme d'aprs Thevet signifie amertume (1575 : 913v), car la mer conserve pour les Tupinamba le got des cendres de l'incendie universel. L' amertume , c'est donc l'eau sale au got des cendres qui sont par ailleurs utiliss pour fabriquer le sel9. Si amertume a deux sens en franais, l'amer est aussi valoris ngativement par les Tupi-Guarani ; Lry indique bien que l'eau vritable ( Yh-ee) est l'eau douce, par opposition l'eau sale (Yh-een) (Lry 1975 : 132). Unissant eau et sel, la mer rappelle les deux dluges de la mythologie, d'eau et de feu; pour les Guarani aujourd'hui elle spare les hommes de la Terre sans Mal orientale. D'autre part les mythes Ach disent que ce sont les cendres qui provoqureent le chaos, et elles gardent une connotation funeste (P. Clastres 1972 : 166-168, 214- 215). Dans le mme esprit les Tupinamba rservaient le sel pour les repas des malades entre la vie et la mort (Y. d'vreux 1985 : 125); associe la mort 10, les cendres ornent aussi le sacrificateur, et la corde liant les prisonniers de guerre (Cardim 1925 : 184, 188).

    Ces divers lments clairent la prohibition du sel amer , mais peut-tre aussi les raisons donnes l'ethnologue par les deux groupes Ach dont l'un est cannibale, l'autre pas : Les cannibales : nous mangeons les morts, parce que la chair humaine est douce. Les autres : nous ne mangeons pas la chair humaine, parce que c'est amer (H. Clastres 1972 : 82); mme bi-partition des nourritures en douces et amres, mme connotation ngative de l'amertume; et pour un groupe non cannibale, quoi d'tonnant ce que la chair humaine soit cette fois classe dans les mauvaises nourritures ? Douce l'oppos du sel, bonne comme le cochon sauvage, la chair humaine, aussi paradoxal que cela puisse paratre, appartient donc au domaine de l'os. Paradoxe qui n'en est pas un, car les faits imposent l'vidence : il y a des chairs humaines ; entre son propre corps allger, ou laisser pourrir dans la tombe (chair mauvaise par consquent), et celui, mang, d'un Autre sacrifi, il y a un foss qu'on ne peut pas franchir : pourriture naturelle contre cuisson rituelle, corps seul dans sa fosse contre partage collectif11.

    Ambigu si l'on veut, la chair humaine n'est telle que parce qu'elle passe par diffrents tats diversement valoriss. A tout prendre, c'est sans doute avec le miel qu'elle prsente les plus grandes affinits. Un tome entier des Mythologiques de C. Lvi-Strauss (1966) est consacr aux miels sud-amricains, suprmes dlices et poisons mortel. Ambigu , de prime abord dangereux, le miel n'est consommable qu'aprs une certaine prparation, et moyennant de multiples prcautions ; il faut le mlanger avec de l'eau, il serait autrement trop fort , et c'est la mme raison que donnent les Ach pour expliquer le mlange chair humaine/moelle de palmier. Les femmes menstrues s'en abstiennent, etc. 12.

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    C'est au mme schma qu'obit la prparation du prisonnier de guerre, transformation d'une chair mauvaise en bonne nourriture la meilleure nourriture pour l'enfant selon les Tupinamba (Staden 1979 : 106), aliment guatou (bon) crit Lry (1975 : 219) 13. Cette transformation commence avec le sjour prolong du prisonnier dans le village, toujours justifi par un seul motif : l'engraissement; or la maigreur est, d'abord, extrmement crainte des Tupi- Guarani (Y. d'vreux 1985 : 1 11 ; Cl. d'Abbeville 1963 : 106); son nom ensuite est rvlateur : Angai, Angaibo, que Ruiz de Montoya dcompose en Ang (me) et Ai (corrompre); il traduit galement Angai par espiritu malo (1876 : Tesoro 39) : le maigre, c'est le mauvais esprit. Et dans ce sens aussi la chair humaine, grasse, est bonne.

    D'autre part, un rapprochement me parat suggestif, entre le sjour prolong du prisonnier dans le village, et la fermentation la quelle est soumis le caouin : caouin, cannibalisme, deux domaines o les femmes jouent un rle primordial 14. Dans les deux cas, une attente rend une nourriture consommable, et apte surtout dans le cas de la boisson, tablir une communication avec le sacr. Aliment par excellence parce que vgtal et parce que ferment, du ct de l'os par consquent, le caouin est vomi aprs consommation comme, parfois, la chair humaine (C. d'Abbeville 1963 : 294v). Une remarque analogue peut tre faite propos de la fume du tabac esprit de force (Lry 1975 : 247) qui allge le corps et est expulse aprs avoir t avale.

    Par l'absorption d'une chair consacre et par la purification qui s'ensuit, vomir, c'est aussi allger le corps le repas anthropophagique appartient donc lui aussi l'ensemble des moyens permettant de se rendre digne de la Terre sans Mal. De ce fait, il rejoint le meurtre et la guerre, la danse, le jene et le petun des prophtes : s'il dpasse la condition humaine le cannibale le fait par en haut n'en dplaise E. Viveiros de Castro; je ne crois sincrement pas qu'il faille rechercher les traces d'une animalisation dans le comportement des cannibales mme pas dans celui des vieilles si friandes de chair humaine : leur place prpondrante peut se comprendre d'autre faon. Le discours des prophtes promet ces cannibales dcrpites une nouvelle jeunesse ; et il faut noter que le cannibalisme est galement uni l'ide d'un bain de Jouvence par les Arawet aujourd'hui : aprs avoir t dvore par les dieux {Mai), l'me est ressuscite par un bain d'eau bouillante qui la rend forte et jeune (E. Viveiros de Castro : 520 ; cf. Combes 1986b). Or c'est bouillie que les vieilles mangent la chair humaine, les entrailles, les viscres : parmi celles-ci le cur (Ne Ang selon Ruiz de Montoya, Guy-encg selon Lry) et les poumons (Ne a bebui pour Ruiz de Montoya, et mme terme que cur pour Lry 1975 : 327-328); le docte Jsuite fait driver ces termes de Ang ( = Encg pour Lry), l'me. Ingestion d'une me donc que le cannibalisme des vieilles, par l transformes en ces sacs nourrir l'enfant que sont les mres selon l'expression du pre Anchieta (1846 : 259-260). Les vieilles redeviennent jeunes, accomplissant la promesse prophtique15, les striles redeviennent symboliquement fcondes, perptuant la vie : et cela aussi est une forme de l'immortalit, sur terre.

    D'une faon diffrente de celle des hommes (guerriers, prophtes), les femmes sont donc concernes tout de mme par l'immortalit qui dfinit la Terre sans Mal. Si l'accs ce sjour leur est interdit, la position des Guarani contemporains est

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    cependant plus qu'ambigu, qui parlent de andecy ( Notre Mre : la mre des Jumeaux mythiques) emmene au ciel par son divin poux (Nimuendaju 1944 : 96), ou qui voquent la demeure originaire de notre Aeule (Cadogan 1959 : 170). Embotons le pas andecy : mre des Jumeaux fconds par un (ou deux) dieu(x), cette femme d'en bas (cf. Clastres 1974 : 60 et note 2), humaine, choue rejoindre son mari pour la raison suivante : elle se fait dvorer en cours de route par les Jaguars (par Iarnare, chef et principal [...] cruel merveilles crit Thevet 1575 : 919v). Dans le mythe donc la femme est en premire ligne la victime du cannibalisme 16 ; dans le vocabulaire aussi, en vertu de l'quation manger = copuler qu'tablissent les Tupi-Guarani. Dans le cas de l'acte sexuel et dans la conception de l'enfant comme on sait, la femme a le rle passif : l'enfant est form du sperme de son pre, et la mre se contente de le nourrir , d'o l'expression plus haut cite par le Pre Anchieta. tre possde, tre mange : la victime du cannibalisme a une position fminine. N'est-ce pas d'ailleurs de femme que l'on traitait le lche et l'ennemi? Les victimes prfres des Chiriguano taient les Chan, groupe de langue Arawak : aux Chan taient rserves les tches fminines17.

    Comme les vieilles cannibales, andecy cannibalise ne russira pas gagner la Terre sans Mal (sauf peut-tre dans la version Apapocuva, voir page prcdente) ; comme elles, elle se contentera de perptuer la vie ici-bas, en laissant derrire elle sa progniture. Son fils (An, Soleil) avait pourtant tent de recomposer son squelette, mais vainement. Ce point est cependant important, car il permet de continuer l'analyse, le schma suivi par le mythe ; andecy cache dans une urne ou une marmite/exo-cannibalisme/manipulation des os, suit exactement celui du rituel funraire : cadavre enfoui dans une urne/putrfaction des chairs/ os frais , parfois exhums ou rvrs.

    Manducation, putrfaction : dans les deux cas, garder les os frais : et c'est un autre aspect digne d'tre not du cannibalisme, mais qui n'a pas vraiment de quoi surprendre vritablement, aprs les rfrences faites plus haut aux rites funraires propos de l'allgement du corps . Le paragraphe prcdent avait insist sur ce que l'on mange : c'est ici le fait de manger en lui-mme qui est considr, en suivant toujours le fil conducteur de l'allgement du corps.

    Les arguments ne manquent pas, pour approfondir les analogies entre rites funraires entre soi et cannibalisme contre les autres : en premier lieu cette phrase de Cardim dcrivant la toilette du corps d'un compatriote ensevelir : lavo, e pinto muito galante, como pinto os contraries (1925 : 177, je souligne). On ensevelit donc un compatriote assimil un ennemi, l'anthropophagie rituelle fait l'inverse; l'un bnficie du repas cannibale, l'autre des rites funraires. D'aprs Soares de Sousa c'est seulement le corps d'un principal c'est--dire d'un grand guerrier, qui est ainsi orn (1971 : 329).

    L'ennemi captif prsente de nombreuses affinits avec le compatriote disparu : renouvellement des tombes , comme si c'estoit une victime qui deust estre immole leur mmoire (Thevet 1575 : 944r); mariage parfois avec une veuve; utilisation sans rien craindre des affaires d'un mort (alors que les concitoyens refusent d'y toucher : ce n'est qu'aprs qu'un prisonnier les ait utilises et/ou nettoyes qu'elles pourront resservir). D'un autre ct bien des points voquent sous cet exo cannibalisme des Tupi-Guarani une forme plus ou moins dguise

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    endo cannibalisme : les adversaires sont des beaux-frres ennemis (Tovaja), de mmes murs; le mythe de Tamendonare et Ariconte, rapport par Thevet (1575 : 914-915) tablit l'origine commune des tribus ennemies; la chanson faicte par un prisonnier que nous a lgue Montaigne parle aussi dans ce sens : Cette chair et ces veines, ce sont les vostres, pauvres fols que vous estes ; vous ne recognoissez pas que la substance des membres de vos ancestres s'y tient encore. Savourez les bien, vous y trouverez le goust de vostre propre chair (1962 : 211).

    Ajoutons tout ceci l'intgration du prisonnier la tribu de ses vainqueurs (mariage, mme aspect extrieur...) : le rituel Tupi-Guarani, endo-cannibalisme dguis peut-tre, trouve sa place auprs des rites funraires entre soi. Enfin je rappelle la maigreur si dplore du prisonnier : Angai, maigre ; Angaibo, mauvais esprit. Tout intgr qu'il soit le prisonnier est et reste jusqu' un certain point, un tranger : ce n'est pas un A va, un homme, mais un tre diffrent, un ennemi que souvent la langue associe aux morts : deux des tribus contre lesquelles guerroyaient les Urubu portaient les noms de Kuashimbir et Andirambir : feu coati et feu chauve-souris , -mbir tant le suffixe employ pour dsigner une personne dfunte (Huxley 1980 : 106); les ennemis sont avant tout des morts, des fantmes. Beeru : c'est le mme mot en Ach qui dsigne le mort et l'tranger (le Blanc), habitants de la savane monde des blancs et des mes mortes (P. Clastres 1972 : 242, 274).

    Le dernier chant du prisonnier est pour s'crier que ce malin Aignan (le) tient prisonnier (Thevet 1575 : 943r), le dmon Aygnan si troitement li aux morts. Par tous ces aspects, par le rle qu'il tient d'un d'un dfunt, le prisonnier apparat comme un mort-vivant, mal dfini, que le rite a pour fonction d'apaiser, engraisser et de faire fermenter jusqu' le rendre consommable et le faire disparatre pour n'en garder que le squelette.

    Dans l'autre hmisphre chez les Indiens Fox l'adoption, qui est le lot de notre prisonnier, est conue comme le meilleur moyen d'carter le danger reprsent par le mort errant et de faciliter en mme temps le dpart de l'me pour l'au-del :

    Tu devras adopter quelqu'un ; et tu devras nourrir envers lui exactement les mmes sentiments qu'envers ton parent mort, et tu seras vis--vis de l'adopt dans le mme rapport de parent. C'est le seul moyen pour que l'me de ton parent s'loigne srement et rapidement (Michelson, cit par C. Lvi-Strauss 1962 : 264, note).

    Ici donc, et tout porte croire qu'une croyance similaire animait les Tupi- Guarani, l'ennemi, c'est le parent18.

    * * *

    Comment conclure? Trop de thmes n'ont t qu'effleurs au cours de ces pages, pour qu'une vrit solide ou mme probable se dgage nettement. Je retiendrai ceci : la connexion de la guerre, du cannibalisme et du prophtisme, atteste par le Pre Nobrega, peut s'expliquer partir du thme central de l'allgement du corps , et de la Terre sans Mal. But et moyen communs permettent l'observateur de surmonter la diffrence du tueur et du cannibale, et

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    dans une certaine mesure, celle qui spare le guerrier et le prophte. Ce qui ne signifie bien videmment pas identit entre ces divers personnages. Du tueur au cannibale intervient notamment la diffrenciation sexuelle, comme on vu. Entre tueur et prophte reste omniprsent ce foss apparemment infranchissable : la coupure de la mort dans l'accs au pays au-del des montagnes .

    D'o peut-tre l'absence du prophte dans le procs sacrificiel et cannibale sans pour autant que son discours ait renier une pratique tendue vers le mme but que lui. Dans cette affaire de femmes ou de guerriers, dans cette affaire de famille aussi o s'affrontent les Tovaja, dans cette affaire surtout qui implique obligatoirement pour le guerrier l'preuve de la mort pour gagner la Terre sans Mal, le prophte vagabond n'a que faire 19.

    Le Karai est un Autre partout et pour tous ; il est sans pre comme le fils d'un captif est cunhambira, fils de femme ; son pouvoir est centrifuge, son but est un pays sans Mal dfini par la diffrence. Il s'oppose en cela au guerrier, Mburuvicha au pouvoir centripte, occupant une place de prestige et centrale dans sa tribu ; le guerrier qui, une fois prisonnier chez les Autres, entend rpte et r-affirme son appartenance tribale. Et le prophte s'oppose aussi au cannibale, qui, en assimilant , dans tous les sens du terme, l'tranger, nie les diffrences.

    Aussi bien est-ce pour cela que diffrent les moyens employs par les uns et les autres pour conqurir l'altrit qui dfinit la Terre sans Mal. Celle du prophte est un Espace Autre o l'on peut, o il faut se rendre; celle du guerrier ne peut se joindre que moyennant une coupure temporelle radicale, la mort. Alors c'est peut- tre une fois cette coupure surmonte que peuvent se concilier ces destins opposs. Car sa mort le guerrier gagne enfin un espace ; son cadavre est peint l'image d'un ennemi, ou bien encore il a t dvor l-bas, chez l'adversaire. Autre gagnant, par une migration post-mortem, un espace, le guerrier mort est le pendant du Karai vivant. A cette situation rpond, peut-tre, le culte des os des grands chamanes-prophtes (Ruiz de Montoya 1892 : 50, 115-122); moment suprme o, en bout de course, le vagabond se voit rcupr par la tribu fait soi , pour un temps sans limite.

    La mort est donc le point, unique, o se croisent en s'inversant les destins du prophte et du guerrier. J'ai mis ailleurs l'hypothse que ces renversements obiraient cependant un mme mouvement : aprs la migration du orophte et le temps en devenir du guerrier, viennent la fixation, l'ternit dans la demeure de notre Aeule ; si l'Imaginaire de la terre sans Mal est, en partie, celui d'un retour au sein maternel ou plus vaguement la fixation fminine, alors peut- tre sommes-nous en mesure de comprendre pourquoi seuls les hommes (guerriers ou prophtes) y ont accs : c'est en elle-mme, dans sa propre nature de mre, que la femme porte sa part d'immortalit.

    NOTES

    1. Thevet parle ici du meurtre du prophte qu'il appelle Page, et ailleurs Carabe. Par contre Lry distingue radicalement le Page gurisseur, du Carabe prophte (1975 : 298). La distinction des deux figures est un problme rcurrent de l'ethnologie des Tupi-Guarani. Je rappellerai que pour Yves d'vreux les prophtes sont des Pagy-ouassou, c'est--dire de grands Page (1985 : 218-220) : hirarchie qui renvoie celle tablie par les Apapocuva (Nimuendaju 1944 : 41). J'incline donc penser

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    que Karai et Page constituent deux degrs de la mme fonction de chamane. Apiaguaiqui-Tumpa, le prophte Chiriguano du xixe sicle, avait suivi une initiation chamanique (cf. Sanabria Fernandes 1972).

    2. Il est tout fait vrai que le guerrier aussi peut tre victime d'une vengeance intra-tribale : avec cette diffrence que le meurtre du prophte est un acte collectif et non une vengeance particulire.

    3. Ruiz de Montoya 1892 : 97-98. Le trajet de Sum est mon avis mettre en parallle avec les migrations effectives des Guarani qui allaient devenir les Chiriguano, et qui ont suivi le mme itinraire.

    4. Les Karai vagabonds ne s'arrestent jamais en un lieu , Tupan jamais ne s'arreste en un lieu, ains va a et l'a (Thevet 1575 : 92 lv). J'ai analys dans un travail antrieur le rle du dieu Tupan auquel est offerte la chair de la Lune dvore par le Jaguar cleste, en relation avec le cannibalisme ; c'est vers Tupan aussi que montre le bruit de la tte clate de Maire sacrifi, cf. Combes 1986 : Acte 2 et passim.

    5. La saigne est une technique chamanique : nouveau lien entre le chamane et le guerrier. 6. Une remarque en passant : le tembeta qui marque l'ge adulte et consacre l'tat de guerrier peut

    tre compris de ce point de vue : les pierres vertes , employes comme labrets proviennent en effet d'une haute montagne (cf. le pays au-del des montagnes d'aprs la mort) ; elles sont ovy : c'est le mme mot en Guarani qui dsigne le vert et le bleu, et le cleste (cf. Combes 1986c).

    7. Candire est un terme attest ds le xvi' sicle (Annua 1965, par exemple) : c'est le nom d'un souverain fabuleux, ou celui de son royaume, la Terre sans Mal version Chiriguano.

    8. Achy, Asy, est le Mal : toute technique visant allger le corps de sa chair, ou laisser pourrir celle-ci, est ainsi une technique de ngation du Mal tourne vers le sans Mal .

    9. Thevet parlait du sel marin ; il s'agit chez les Chiriguano du sel gemme. D'autre part, Staden a assist la prparation du sel qui consiste rduire en cendres de menus morceaux de bois de palmier et les faire bouillir encuite pour en sparer le sel. Je tiens donner ces prcisions, parce qu'elles montrent que la prohibition du sel de provenances trs diverses comme on voit n'est pas celle du sel apport par les europens, et parfois mal support par les estomacs amrindiens. Du reste Thevet est clair, lorsqu'il parle de cet interdit propos de la couvade : mesme n'usent de sel artificiel qu'ils font entre eux (1953 : 51, n. 1 ; je souligne).

    10. Faut-il rapporter cette connotation des cendres la technique de l'essartage? J'avoue manquer d'lments pour rpondre cette question, que je dois J. P. Chaumeil.

    11. Pour l'importance du partage de la nourriture, cf. Cadogan 1959 : 131. 12. Sur les rapports symboliques entre miel, femmes, et chair humaine, cf. Combes 1986 : 119-126. 13. L'expression meilleure nourriture pour l'enfant fait penser l'initiation; chez les Ach

    contemporains (endo-cannibales) on mange du coati lors de l'initiation masculine : or les coatis sont aussi des Ach . Le coati est celui qui emporte les mes des morts vers le Soleil. Sa chair est, en somme, l'quivalent de la chair humaine (cf. P. Clastres 1972 : 162-163).

    14. Ce sont les fillettes impubres ou au contraire les vieilles mnopauses qui fabriquent la boisson; ce sont les vieilles qui sont cannibales par excellence. Dans les deux cas, des femmes dont le sang ne coule pas (pas encore, ou plus), striles, sont les actrices principales de l'action.

    15. Dizen que comiendo dlia dha carne (la chair humaine) biben mucho tiempo y sanos e q no enferman y ays lo hacen por esta razon (Informe sobre la vida de los Chiriguanaes y costumbres dellos S. Juan de la Frontera, 30 XI 1582. Arch. Gen. Ind., Seville, Patronato 235 ramo 7, f. 46v). Je remercie ici Thierry Saignes qui m'a communiqu photocopie de ce document.

    16. andecy est dvore ainsi que encor ils ont coustume d'en user aux grands banquets de leurs massacres (Thevet 1575 : 919v). La position fminine de la victime du cannibalisme a t mise en valeur par E. Viveiros de Castro (1986 : 661 en part.). J'aborde ce point dans un travail en prparation sur les Chiriguano.

    17. Le problme Chan est au centre de la recherche annonce en note 16. 18. Thevet dit que le mme usage est fait des os des parents (obtenus par la putrfaction des chairs) et

    de ceux des ennemis (obtenus par le cannibalisme) : les deux servent menacer l'ennemi au combat (1575 : 957). D'autre part le Pre M. Durn parle d'un sacrifice, suivi de cannibalisme, effectu sur la tombe d'un compatriote (lettre de 1626, cite par Chase Sardi 1964 : 52). Ces deux exemples s'ajoutent ceux dj cits pour rapprocher singulirement -cannibalisme des endo-funrailles .

    19. Absent du rite, le chamane est au contraire trs prsent dans les mythes, en ce qu'il s'apparente au Jaguar (cf. plus haut). Mais, le point serait creuser, c'est prcisment lorsqu'il est mis en troite correspondance avec le Jaguar (cas des mythes Chulupi rapports par P. Clastres 1982 : chap. 6), c'est-- dire lorsqu'il joue le rle d'un cannibale, que le chamane non seulement est tourn en ridicule mais choue contacter in vivo les puissances surnaturelles.

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