histoire des juifs (2)

599
Heinrich GRAETZ HISTOIRE DES JUIFS traduit de l’allemand par MM. Wogue et Bloch Volume 2 Paris A. Lévy 1882 Internet François-Dominique Fournier 2004 PDF AAARGH 2008

Upload: claude-beaumont

Post on 30-Dec-2015

107 views

Category:

Documents


21 download

TRANSCRIPT

  • Heinrich GRAETZ

    HISTOIRE DES JUIFS

    traduit de lallemand par MM. Wogue et Bloch

    Volume 2

    Paris

    A. Lvy

    1882

    Internet

    Franois-Dominique Fournier

    2004

    PDF

    AAARGH

    2008

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    2

    TROISIME PRIODE LA DISPERSION

    Premire poque Le recueillement aprs la chute

    Chapitre XI Les Juifs dans la Babylonie et en Europe (jusque

    vers 650)

    Peu de temps aprs la clture du Talmud, alors que plusieurs des docteurs qui avaient pris part ce travail de coordination enseignaient encore Sora et Pumbadita et que le souvenir des perscutions de Peroz vivait encore dans toutes les mmoires, les Juifs furent assaillis en Perse, sous le rgne de Kavadh (Cavads, Cobad), le deuxime successeur de Peroz, par de nouveaux malheurs. Kavadh (488-531), qui ne manquait pas de qualits, tait trs faible de caractre ; sous linfluence de quelques fanatiques, il perscuta tous les hrtiques. Le principal instigateur de ces violences fut Mazdak, prtre du culte du feu, qui voulut rformer la religion des mages. Partant de ce principe que la cupidit et la concupiscence sont pour les hommes la source de tous les maux, il croyait assurer la victoire de la lumire sur les tnbres, dAhura-Mazda sur Angro-Mainyus, en faisant disparatre ces deux passions ; en consquence, il tablit la communaut des biens et la communaut des femmes, il permit mme les relations entre proches parents. A ses yeux, le communisme tait la voie la plus sre pour amener le triomphe de la doctrine de Zoroastre. Se montrant trs dsintress et menant une vie dascte, Mazdak acquit bientt une grande influence sur une partie des Perses, et vers 501, il comptait de nombreux partisans. Ceux-ci avaient pris le nom de Zendik, cest--dire vrais sectateurs du Zend, la religion de la parole sacre. Le roi Kavadh protgea Mazdak et prconisa ses rformes, il dcrta que tous les habitants de la Perse taient tenus dadopter les nouvelles doctrines et dy conformer leur conduite.

    Les basses classes de la population, sans fortune, sans ducation et sans

    moralit, suivirent avec empressement la nouvelle religion de Mazdak ; elles sapproprirent les biens des riches et semparrent des femmes qui leur plaisaient. Il en rsulta qu cette poque on ne savait plus distinguer entre le vice et la vertu, la proprit et le vol. Les grands du royaume dtrnrent Kavadh et le jetrent en prison, mais il fut dlivr et replac sur le trne avec laide des Huns, et, de nouveau, il fit mettre en pratique les doctrines de Mazdak. Juifs et chrtiens eurent souffrir de ces folies; on les dpouilla de leurs biens et on leur prit leurs femmes. Les Juifs, qui avaient toujours attach la plus haute importance la puret des moeurs et la saintet du mariage, paraissent avoir dfendu par les armes lhonneur de leurs jeunes filles et de leurs pouses. Une rvolte clata, en effet, en ce temps, parmi les Juifs babyloniens, et il est bien probable que cette rvolte tait spcialement dirige contre les tentatives communistes des Zendik. A la tte de ce mouvement se plaa le jeune exilarque Mar-Zutra II.

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    3

    Mar-Zutra (n vers 496) tait le fils de ce savant Huna qui, la mort de Peroz, fut lev la dignit dexilarque (488-508). Quand son pre mourut, il tait encore tout jeune. Ds quil eut atteint lge dhomme, il prit les armes pour dfendre les droits de la famille et de la proprit. Aid de quatre cents vaillants compagnons, il attaqua les partisans de Mazdak, et russit, selon toute apparence, les chasser de la partie de la Babylonie habite par les Juifs. Daprs la chronique, il aurait accompli des exploits remarquables, il serait mme parvenu repousser les attaques des troupes que le roi avait envoyes pour rprimer linsurrection, conqurir lindpendance des Juifs et imposer un tribut aux habitants non juifs de la Babylonie. Mahuza, qui nest pas loin de Ctsiphon, devint la capitale dun petit tat juif plac sous lautorit de lexilarque.

    Lindpendance de cet tat subsista pendant sept ans. Au bout de ce

    temps, la petite troupe juive fut battue par un corps darme perse et lexilarque fait prisonnier. Ce dignitaire et son vieux grand-pre, Mar-Hanina, furent excuts et leurs corps mis en croix prs du pont de Mahuza (vers 520). Les habitants de cette ville furent dpouills de leurs biens et emmens en captivit, la famille de lexilarque senfuit en Jude, emmenant le jeune fils de ce dernier, qui tait n aprs la mort de son pre et portait galement le nom de Mar-Zutra. Cet enfant tait lunique reprsentent de lexilarcat, il grandit en Jude, o il se distingua plus tard par son enseignement. Ainsi, par suite des perscutions de Kavadh, la dignit dexilarque demeura pendant un certain temps sans titulaire, Ies coles furent fermes et les docteurs contraints de senfuir. Parmi les fugitifs se trouvaient Akuna et Guiza ; ce dernier stablit prs du fleuve Zab. Dautres se rendirent sans doute en Palestine et dans lArabie. Les perscutions ne semblent pas avoir svi dans toute la Perse, car, parmi les troupes de Kavadh qui se battirent contre le gnral byzantin Blisaire, il se trouva des soldats juifs pour lesquels le gnral perse eut les plus grands gards, il demanda mme un armistice pour leur permettre de se reposer pendant la fte de Pque.

    A la mort de Kavadh, les perscutions contre les Juifs babyloniens

    cessrent. Son successeur, Kosros Nuschirvan (531-579), imposa aux Juifs comme aux chrtiens une taxe dont les enfants et les vieillards seuls taient exempts, mais il nen agissait pas ainsi par haine ou par intolrance, il cherchait seulement remplir les caisses de ltat. Pendant son long rgne, les Juifs vcurent tranquilles, les communauts se rorganisrent, les coles se rouvrirent et les docteurs qui avaient pris la fuite revinrent en Babylonie. Guiza, qui avait cherch un refuge prs du fleuve Zab, fut plac la tte de lcole de Sora, et Simuna la tte de lcole de Pumbadita. Ces docteurs sappliqurent attirer dans les coles de nombreux disciples, relever lenseignement religieux et reprendre ltude du Talmud ; ils continurent aussi, selon lancien usage, runir autour deux des auditeurs, pendant les mois dAdar (mars) et dEllul (septembre), pour leur transmettre la tradition, les initier lenseignement et leur indiquer quelques questions lucider par leurs propres recherches. Mais la force cratrice tait puise chez les disciples des derniers Amoraim; ils najoutrent presque plus rien la partie dj existante du Talmud, ils fixrent seulement dune faon dfinitive de nombreux points du rituel, du droit civil et du droit matrimonial qui navaient pas encore t rsolus ou sur lesquels les diverses coles ntaient pas daccord. Les juges avaient besoin de lois certaines pour les appliquer dans les cas donns, et les particuliers de prescriptions

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    4

    claires pour pouvoir les mettre en pratique. Les docteurs de cette poque sefforcrent de satisfaire cette ncessit en tablissant des rgles fixes l o rgnaient lindcision et lincertitude. De l, leur nom de Saboram, cest--dire ceux qui examinent le pour et le contre pour fixer les lois religieuses et les lois civiles. Les Saboram, qui poursuivirent un but tout pratique, commencrent leur tche immdiatement aprs la clture du Talmud ; leur uvre fut continue par Guiza, Simuna et leurs collgues.

    Guiza et Simuna mirent tout dabord le Talmud par crit ; ils utilisrent,

    pour ce travail, et ce quils avaient appris par la tradition et les notes crites quils avaient rdiges pour aider leur mmoire; quand un passage leur semblait obscur, ils y ajoutaient des explications. Ce sont eux qui ont donn au Talmud la forme sous laquelle lont reu les communauts contemporaines et les gnrations postrieures.

    A cette poque naquit une science sans laquelle la Bible serait reste un

    livre ferm et qui branla la domination jusqualors absolue du Talmud. Lcriture Sainte tait presque compltement inconnue la foule, ceux qui navaient pas appris par la tradition, ds leur jeune ge, en lire le texte, ny comprenaient rien, parce que les consonnes ntaient pas pourvues de voyelles. Dans les temps antrieurs, la ncessit avait dj fait crer des signes pour les voyelles principales (a, i, u), mais on en faisait un usage trs restreint, elles ntaient ajoutes qu de rares consonnes, et, pour lire le reste, il fallait le savoir par la tradition, ou le deviner. Il tait trs difficile de distinguer lun de lautre deux mots crits avec les mmes consonnes et ayant une signification diffrente ; aussi le sens de la Bible restait-il obscur pour le peuple. Seuls les docteurs et leurs disciples savaient lire la Bible, et encore ne la lisaient-ils qu travers le Talmud. Cest ce moment que partit de la Grce en dcadence un mouvement scientifique qui se propagea en Perse. Aprs la fermeture des coles dAthnes par lempereur Justinien, les sept sages de la Grce migrrent en Perse, o ils espraient trouver protection auprs du roi Nuschirvan. Leur attente ne fut pas trompe. Sous limpulsion des savants grecs, une cole de mdecine et de sciences naturelles fut fonde dans une contre o les Juifs demeuraient en grand nombre. La linguistique fut galement cultive, principalement par des chrtiens de Syrie habitant prs de lEuphrate et en de du Tigre, la secte des Nestoriens, qui, la suite dune discussion sur une question dogmatique, staient spars de leurs coreligionnaires tablis louest de lEuphrate, les Jacobites.

    Les Nestoriens taient plus ports vers les Juifs que les autres chrtiens,

    leurs prtres et leurs savants entretenaient avec eux dexcellentes relations. Sinspirant de leur exemple, les Juifs se dcidrent tudier la Bible plus attentivement. Mais, avant tout, il tait ncessaire den rendre la lecture plus facile en pourvoyant le texte de voyelles. Ce travail fut accompli par un ou plusieurs savants rests inconnus. Dabord, on se contenta dajouter des voyelles aux mots double sens ; peu peu on pourvut de voyelles toutes les consonnes. Linvention des signes voyelles parat avoir t dune extrme facilit. On transcrivit sous une forme plus petite que leur forme habituelle certaines lettres hbraques dont le son se rapproche de celui des voyelles quon voulait exprimer, et on les ajouta en guise de voyelles aux consonnes. Cette innovation eut dexcellents rsultats ; elle rendit non seulement le texte de la Bible plus

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    5

    facile comprendre et permit, par consquent, un plus grand nombre de personnes de connatre les principes gnreux et la morale leve du judasme, mais elle servit galement la civilisation. Quand le christianisme se rveilla de la longue torpeur du moyen ge, ses guides spirituels puisrent dans ltude du texte original de la Bible la force de dissiper entirement les nuages de cette sombre poque. Il leur et t probablement impossible dtudier lcriture Sainte sans les signes voyelles.

    Les inventeurs babyloniens ou perses des signes voyelles ont aussi

    introduit dans le texte biblique un systme trs simple de signes pour indiquer la fin des versets et des paragraphes. Ce systme, rest ignor pendant plus de dix sicles, nest connu que depuis une cinquantaine dannes ; il est appel le systme babylonien ou assyrien. Il a t supplant par un autre systme, plus rcent, qui a pris naissance Tibriade. On sait que pendant les perscutions de Kavadh, le reprsentant de lexilarcat, Mar-Zutra, stait rfugi en Jude ; plus tard, il fut nomm chef dcole Tibriade. Ses descendants continurent diriger cette cole pendant plusieurs gnrations ; ils se considraient comme les seuls exilarques lgitimes, les vrais descendants de la maison de David, tandis quils regardaient ceux qui occupaient de leur temps la dignit dexilarque en Babylonie comme des usurpateurs. De l, une sourde hostilit entre les chefs religieux de la Jude et ceux de la Babylonie. Toute innovation introduite par ces derniers tait repousse ou au moins accueillie avec froideur Tibriade. Il en arriva de mme pour le systme babylonien des accents et des signes voyelles. Ce systme ne pouvait, du reste, pas convenir la Palestine, par cette raison que les voyelles taient prononces autrement dans cette contre quen Babylonie. Il fut remani, dvelopp et subit des modifications telles quil devint absolument mconnaissable et que les orgueilleux docteurs de Tibriade purent sen dclarer les crateurs, sans craindre aucune contradiction. Ce qui les aida tablir cette croyance, cest quun peu plus tard ltude de la langue hbraque devint une des principales occupations de lcole de Tibriade, do elle se propagea dans les coles extra-palestiniennes. On a seulement dcouvert dans les temps modernes quil existait des signes voyelles et des accents babyloniens, et que le systme de Tibriade nen tait que le plagiat. Quoique ceux qui ont introduit les signes voyelles dans le texte biblique eussent trouv lide premire de leur systme chez les chrtiens syriens, ils ne les ont cependant pas servilement imits. II est vrai que, dans les textes des chrtiens, les consonnes avaient des signes voyelles, mais les Nestoriens en sont rests au systme dfectueux des points qui rendent la lecture si difficile, et les Jacobites, qui se servent de vrais signes voyelles, nemployrent ce systme quun sicle aprs les Juifs.

    Ni la chronique ni la tradition nont conserv les noms des successeurs

    immdiats des Saboram Guiza et Simuna ; ils ont t oublis au milieu des perscutions qui avaient alors repris contre les Juifs, sous le successeur de Nuschirvan, Hormisdas IV (579-589). A cette poque les mages et les ecclsiastiques rivalisrent dintolrance envers le judasme ; les prtres de deux religions dont lune poursuivait la victoire dfinitive de la lumire sur les tnbres et lautre prchait lamour des hommes abusaient de la faiblesse de certains rois pour maltraiter les sectateurs dun autre culte.

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    6

    Hormisdas IV ne ressemblait en rien son pre Nuschirvan, il avait les instincts cruels dun Nron. Tant quil resta sous linfluence de son prcepteur et conseiller Buzurg-Mihir, un Snque perse, qui inventa, dit-on, le jeu dchecs pour prouver son matre que tout roi est dpendant de larme et de la nation, Hormisdas domina ses mauvaises passions. Une fois son prcepteur retir de la cour, il ne garda plus aucun mnagement. A linstigation des mages, qui croyaient retarder la chute imminente de leur religion en perscutant les autres croyants, il tourna toute sa colre contre les Juifs et les chrtiens. Les coles de Sors et de Pumbadita furent fermes et les docteurs obligs, comme sous Peroz et Kavadh, dmigrer dans dautres contres (vers 581). Une partie dentre eux stablit Peroz-Schabur, prs de Neharda ; cette ville leur offrait un refuge plus sr, parce quelle tait gouverne par un chef arabe. Plusieurs coles sorganisrent Peroz-Schabur, une delles a laiss un certain renom, cest celle de Mari.

    Dtest de ses sujets, quil maltraitait, vaincu par les ennemis de la Perse,

    qui russirent semparer de plusieurs provinces, Hormisdas vit son pouvoir battu en brche de tous cts. Il fut dabord vaillamment soutenu par le gnral Bahram Tschubin ; il rcompensa son dfenseur de ses services en le destituant. Bahram, irrit, se rvolta contre son roi, le prcipita du trne et le fit enfermer dans un cachot, o il fut tu (589). Bahram gouverna dabord la Perse au nom du roi Kosru, bientt il jeta le masque et sassit lui-mme sur le trne de Perse. Sous son rgne, les Juifs de la Perse et de la Babylonie furent trs heureux, il les traita avec bienveillance et les autorisa rouvrir les coles de Sora et de Pumbadita (589). Ils lui tmoignrent leur reconnaissance en lui fournissant des hommes et de largent. Sans les Juifs, il naurait certes pas pu rester au pouvoir, car le peuple perse tait demeur fidle au roi lgitime Kosru ; les troupes seules soutenaient Bahram, et les Juifs contribuaient en grande partie lentretien de ces troupes. Le rgne de Bahram ne fut pas de longue dure ; Kosru revint dans son royaume avec une arme que lui avait fournie lempereur byzantin Maurice et laquelle se joignirent un grand nombre de Perses. Bahram fut battu et oblig de se rfugier chez les Huns. Les Juifs payrent de la mort leur dvouement la cause de lusurpateur. A la prise de Mahuza, la gnral perse Mebods fit passer par les armes la plupart des habitants juifs de la ville.

    Kosru II (590-628) ressemblait plus son grand-pre Nuschirvan qu son

    pre Hormisdas. Dun caractre trs doux, il pardonna aux Juifs leur fidlit envers Bahram et laissa subsister les deux coles de Sora et de Pumbadita. A la tte de la premire se trouvait dabord, cette poque, Hanan, et ensuite Mari bar Mar, la tte de la seconde, Mar bar Huna (de 609 jusque vers 620). Ils eurent pour successeurs : Hanina, Pumbadita, et Hanania Sora. Ces deux docteurs assistrent encore la chute de la puissance perse et au triomphe des Arabes. Dans les dernires annes de la domination des Perses, la tranquillit des Juifs ne fut pas trouble, les derniers rois sassanides, dont cinq se succdrent au trne dans un espace de cinq ans, taient trop proccups de leur propre scurit pour songer aux Juifs ; ils laissrent ces derniers diriger leurs affaires comme ils lentendaient. Aussi le judasme babylonien continua-t-il avoir sa tte un exilarque. Pendant le demi-sicle qui scoula depuis la rouverture des coles religieuses, sous Bahram, jusqu la domination des Arabes (589-640), il y eut trois exilarques dont le nom a t conserv et dont le dernier, Bostana, fit briller la dignit dont il tait revtu dun vif clat.

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    7

    Les Juifs de la Palestine taient bien plus malheureux que leurs

    coreligionnaires de la Perse. Soumis une lgislation inique, ils taient exclus de toutes les fonctions honorifiques et navaient mme pas le droit de construire de nouvelles synagogues. Un mot de lempereur Znon peint leur situation dans toute sa tristesse. La ville dAntioche, comme la plupart des grandes villes de lempire byzantin, se divisait, aux courses de chevaux, en deux partis, les bleus et les verts. Ces derniers suscitrent un jour des troubles, attaqurent leurs adversaires, turent, entre autres, beaucoup de Juifs, jetrent leurs cadavres dans le feu et incendirent plusieurs synagogues. Quand lempereur Znon fut inform de cet vnement, il dclara que les verts ne mritaient dtre punis que parce quils staient contents de brler les Juifs morts et avaient pargn les vivants. Cette haine sauvage voue par les hauts dignitaires aux Juifs encouragea naturellement la foule se ruer toute occasion sur ces parias ; les habitants dAntioche se distingurent particulirement par leur hostilit envers les Juifs. Un conducteur de chars clbre, Calliopas, tant venu un jour de Constantinople Antioche, o il se rangea sous la bannire des verts, des dsordres se produisirent Daphn, prs dAntioche, o stait rendu son parti, et, sans provocation, sans motif aucun, toute cette foule attaqua la synagogue, tua les Juifs qui y taient runis et dtruisit tous les objets sacrs quelle y trouva (9 juillet 507).

    Pendant quon cherchait noise aux anciens matres de la Terre Sainte,

    quand ils savisaient de restaurer une vieille synagogue dlabre, le christianisme prenait possession peu peu de la Palestine tout entire, il y levait librement des glises et des couvents. vques, abbs et moines se remuaient en Jude et y discutaient tumultueusement sur la nature simple ou la nature double du Christ. Mme Jrusalem, qui, malgr la destruction du temple, tait reste la capitale religieuse des Juifs, avait cess dtre le centre du judasme ; les chrtiens sen taient empars, y avaient fond un vch et en dfendaient laccs aux premiers possesseurs depuis que limpratrice Hlne, la mre de Constantin, dont la rputation de jeune fille ntait pas sans tache, avait eu la pense dy faire construire, en expiation de ses fautes, lglise du Saint-Spulcre. Seule la jolie ville de Tibriade avait conserv son rang, elle tait reste le sige de lactivit religieuse des Juifs, et, grce aux descendants de Mar-Zutra qui sy taient tablis, son cole continuait jouir en Palestine et au dehors dune trs grande autorit. Le roi juif de lArabie lui-mme se soumettait aux ordres venus de Tibriade. Mais l aussi le christianisme avait lu domicile en y tablissant un vch. Il est probable qu Nazareth, le berceau du christianisme, o lon rencontrait les plus belles femmes de la Palestine, la population tait en grande partie juive, car cette ville neut pas dvque. De mme, Scythopolis (Bethsan), qui devint cette poque la capitale de la deuxime Palestine (Palstina secunda), et Napolis (Sichem), devenue la capitale des Samaritains depuis que Samarie tait une ville chrtienne, renfermaient de nombreux habitants juifs. Mais dans toutes ces villes, except Nazareth, les Juifs taient en minorit et taient presque compltement perdus au milieu de la population chrtienne.

    Mais si les Juifs de la Palestine et de lempire byzantin taient rgis en tant

    que citoyens par une lgislation restrictive, du moins purent-ils, jusquau rgne de Justinien, pratiquer librement leur religion. Cet empereur fut le premier qui,

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    8

    non content dtendre leurs incapacits civiles, simmisa dans leurs affaires religieuses. Cest lui qui promulgua la loi humiliante en vertu de laquelle ils ne pouvaient pas tmoigner en justice contre les chrtiens (532). Il est vrai quil leur laissa le droit de tmoigner entre eux, tandis quil refusa toute force au tmoignage des Samaritains, mme contre leurs coreligionnaires, et leur interdit de disposer de leurs biens par testament. Justinien se montrait si svre envers les Samaritains, parce quils staient rvolts plusieurs reprises contre le pouvoir imprial et staient donn autrefois un roi, Julien bar Sabar. Une autre loi dexception fut dirige la fois contre les Juifs et les Samaritains. Tout en tant exclus de toutes les dignits, ils pouvaient tre obligs daccepter la charge si onreuse du dcurionat (dignit municipale), sans jouir cependant des privilges attachs cette charge : limmunit contre la peine de la flagellation et de lexil. Quils portent le joug, mme sils en gmissent, mais quils soient dclars indignes de tout honneur. Justinien dfendit aussi aux Juifs, sous peine damende, de clbrer leur Pque avant les Pques chrtiennes ; les gouverneurs des provinces taient chargs de veiller lexcution rigoureuse de cet dit. Dans dautres circonstances encore, Justinien simmisa dans les affaires religieuses des Juifs. Il se produisit une fois une scission dans une communaut juive, peut-tre Constantinople ou Csare. Les uns demandrent que les chapitres du Pentateuque et des prophtes quon lisait en hbreu dans les synagogues fussent lus en mme temps en langue grecque pour les illettrs et les femmes. Les rigoristes, et spcialement les docteurs, prouvaient une certaine aversion faire usage, loffice divin, de la langue de leurs perscuteurs, qui tait en mme temps la langue de lEglise ; ils objectaient aussi que cette innovation ne laisserait plus de temps pour les discours ddification. La discussion fut trs vive, et les partisans du grec allrent jusqu porter le diffrend devant lempereur. Justinien se dclara naturellement pour lintroduction de la traduction grecque, et il ordonna aux Juifs de se servir de la version des Septante ou de celle dAquila. Dans les synagogues des provinces italiennes, il fallait traduire les chapitres de lcriture en langue latine. En outre, Justinien menaa de chtiments corporels les partisans de la vieille liturgie qui excommunieraient leurs adversaires. Ces diverses dispositions peuvent la rigueur se justifier. Mais lempereur outrepassa certainement son droit en contraignant toutes les communauts juives de lempire byzantin, mme celles qui ne voulaient pas de cette innovation, lire la traduction grecque ou latine des chapitres de la Bible rcits loffice divin, et en dfendant de rattacher dornavant ces chapitres, dans les synagogues, comme cela stait toujours pratiqu, des discours ddification. Il croyait quen obligeant les docteurs remplacer lexplication traditionnelle de la Bible, qui affermissait les Juifs dans leur religion, par la lecture de la traduction grecque des Septante modifie daprs les ides chrtiennes, il faciliterait la conversion des Juifs au christianisme. Dans sa pense, loffice divin ainsi rgl serait un moyen efficace de propagande chrtienne. Il attachait une importance capitale cette loi, car il ordonna son ministre Areobindus de la faire connatre tous les fonctionnaires impriaux et de les inviter en surveiller lapplication avec un soin tout particulier (13 fvrier 553).

    Cette loi perfide neut pas les consquences quen attendait lempereur. La

    ncessit dentendre la synagogue la traduction de la Bible ne se faisait pas sentir, en gnral, chez les Juifs ; ceux qui avaient rclam cette rforme restrent isols, et, dans les communauts unies, il ntait pas trs difficile

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    9

    dorganiser le service divin de telle sorte que les autorits ne sapercevaient pas de la violation de ldit imprial. Les prdicateurs continurent faire servir lcriture Sainte ldification des fidles, sans craindre de diriger parfois des traits acrs contre leurs oppresseurs. Ils dirent, par exemple, que ce passage des Psaumes : L, fourmillent des vers sans nombre, sappliquait aux dits innombrables dirigs par lempire romain (Byzance) contre les Juifs ; que les grands et les petits animaux reprsentaient les ducs, les gouverneurs et les gnraux, et que quiconque (des Juifs) sassociera eux deviendra un objet de rise. Il en est des dits dEsa (Byzance), dirent-ils encore, comme dune flche quon lance au loin ; de mme quon ne remarque la flche que lorsquelle atteint le cur, de mme les dits dsa sont des traits qui frappent limproviste, on ne sen aperoit que lorsquon annonce que le coupable a encouru la peine de mort ou lemprisonnement.

    Les Juifs paraissent encore avoir eu subir une autre ingrence de

    Justinien dans leur liturgie. Il leur fut interdit de rciter dans les synagogues la prire si importante du rituel qui proclame lunit de Dieu (le Schema) ; les chrtiens considraient peut-tre cette prire comme une protestation contre la Trinit. On plaa des gardiens dans les temples pour veiller lexcution de cette mesure aussi inique que ridicule et empcher les fidles de dire haute voix : coute, Isral, lternel, notre Dieu, est un. Les Juifs se soumirent cet dit, lofficiant passait cette prire et lassemble la rcitait voix basse. Pendant les jours de fte et le sabbat, aprs le dpart des surveillants, qui nassistaient qu la prire du matin, lofficiant rcitait le Schema au deuxime office.

    Justin le Jeune, gui succda Justinien, maintint toutes les lois restrictives

    dictes par son prdcesseur contre les Juif et les Samaritains, mais il nen ajouta pas de nouvelles. Sous les empereurs Tibre et Maurice, il nest pas question de la population juive. Mais pendant le rgne de lusurpateur Phocas, qui essaya de renouveler les exploits de Caligula et de Commode, survint un vnement qui jette une vive lumire sur la triste situation des Juifs. A Antioche, o de tout temps les chrtiens hassaient profondment les Juifs, ceux-ci se jetrent un jour sur leurs ennemis, en turent un grand nombre et brlrent les cadavres. Ils sacharnrent surtout contre le patriarche Anastase, nomm le Sinate, lui infligrent les plus cruels traitements et le tranrent travers les rues avant de lui donner la mort. Quelles effroyables souffrances les Juifs doivent ils avoir endures de la part des fonctionnaires impriaux et du clerg pour se porter de tels excs ! Ds que Phocas fut inform de ces troubles, il nomma Bonosus gouverneur de lOrient et chargea le gnral Kotys de chtier les meutiers. Les Juifs se dfendirent avec vigueur et repoussrent les troupes impriales. Des forces plus considrables furent envoyes, et les Juifs durent dposer les armes. Le chtiment fut terrible, une grande partie dentre eux furent tus, dautres furent mutils, les autres enfin furent envoys en exil (septembre et octobre 608).

    Les Juifs, exasprs contre leurs oppresseurs, trouvrent bientt une

    occasion inattendue de se venger. Phocas avait usurp le trne de lempereur Maurice ; le gendre de ce dernier, Kosru II, roi des Perses, rsolut de chtier Phocas et de semparer de lempire byzantin. Il envahit lAsie Mineure et la Syrie avec une arme considrable. Dans lintervalle, Hraclius dtrna Phocas, il en informa Kosru et lui proposa de conclure la paix avec lui ; Kosru refusa. Un

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    10

    corps darme perse, sous le commandement du gnral Scharbarzar, descendit des hauteurs du Liban pour envahir la Palestine. Quand les Juifs de ce pays apprirent la dfaite des chrtiens et les progrs continus de larme perse, ils prouvrent un ardent dsir de prendre part la lutte. Ils pensrent que lheure avait enfin sonn o ils pourraient se venger des maux dont les Romains et les chrtiens les accablaient depuis des sicles ! Sur linstigation dun certain Benjamin, de Tibriade, qui consacra son immense fortune fomenter des troubles et armer des soldats juifs contre les Romains, un appel fut adress tous les Juifs de la Palestine pour les engager se joindre larme perse. cet appel, les robustes Juifs de Tibriade, de Nazareth et des montagnes de la Galile vinrent se ranger en foule sous le drapeau des Perses. Il est probable quils massacrrent auparavant les chrtiens et saccagrent les glises de Tibriade ; ils sunirent aux soldats de Scharbarzar pour marcher sur Jrusalem et reprendre la ville sainte aux chrtiens. En route, ces troupes furent rejointes par les Juifs du sud de la Palestine et par des bandes de Sarrasins. Jrusalem fut emporte dassaut (juillet 614). On dit que 90.000 chrtiens furent tus dans la ville. La chronique ajoute que les Juifs auraient rachet aux Perses leurs prisonniers chrtiens pour les faire mourir ; cette accusation ne repose sur aucun fait prcis. Couvents et glises furent brls Jrusalem par lennemi. Il est probable que les Juifs prirent une plus grande part ces scnes de destruction que les Perses, parce quils estimrent que la ville sainte ntait pas moins souille par la prsente de la croix et des reliques des martyrs quelle lavait t autrefois par les idoles dAntiochus Epiphane et dAdrien.

    Appels par leurs coreligionnaires de Tyr, des Juifs de Jrusalem, de

    Tibriade, de Galile, de Damas et mme de Chypre marchrent sur cette ville, au nombre de prs de 20.000, dans lespoir de surprendre les chrtiens et de les massacrer dans la nuit de Pques. Les chrtiens, informs de ce projet, prirent les devants, ils semparrent des Juifs de Tyr, les jetrent en prison, fermrent les portes de la ville et attendirent larrive de leurs ennemis. Ceux-ci, trouvant les chrtiens prts se dfendre, se mirent dvaster les glises construites aux environs de Tyr. Chaque fois que les chrtiens de cette ville apprenaient quune glise avait t dtruite, ils tuaient cent de leurs prisonniers juifs et jetaient leurs ttes par-dessus les murs ; 2.000 Juifs, dit-on, furent ainsi massacrs. Les assigeants, effrays des terribles reprsailles des chrtiens, se retirrent.

    Pendant quatorze ans, les Juifs furent de nouveau matres de la Palestine.

    Un grand nombre de chrtiens, doutant de lavenir de leur religion ou craignant dtre maltraits par les Juifs, se convertirent au judasme. Une conversion fit surtout grand bruit, ce fut celle dun moine. Enferm depuis des annes dans un couvent, sur le mont Sina, il eut tout coup des songes qui lui firent croire que sa religion tait fausse. Dun ct, il vit le Christ, les aptres et les martyrs, envelopps dun sombre nuage, et de lautre, Mose, les prophtes et les saints dIsral brillant dun clat lumineux. Longtemps il hsita sur la dtermination prendre. Enfin, fatigu de cette lutte intrieure, il descendit du Sina, traversa le dsert, arriva en Palestine et se rendit Tibriade, o il annona aux Juifs sa rsolution de se convertir. Il se fit circoncire, prit le nom dAbraham, se maria avec une juive et devint un vaillant dfenseur de sa nouvelle religion et un adversaire rsolu du christianisme.

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    11

    Cependant, les esprances que les Juifs avaient fondes sur le triomphe des Perses ne se ralisrent pas. Les vainqueurs ne rendirent pas leurs allis la ville de Jrusalem, comme ceux-ci y avaient compt, ne leur permirent pas dorganiser leurs communauts en associations indpendantes, et les chargrent probablement dimpts. Par suite de ces dceptions, un certain mcontentement se fit jour parmi les Juifs de la Palestine ; les plus remuants furent exils en Perse. Il se produisit alors un revirement dans les esprits ; les Juifs se rapprochrent de lempereur Hraclius. Attentif profiter de tout ce qui pouvait affaiblir les Perses, Hraclius encouragea les Juifs se dtacher des Perses, et, probablement aprs une entente pralable avec Benjamin, de Tibriade, il conclut une alliance avec eux, leur promettant limpunit pour le mal quils avaient fait aux chrtiens et leur assurant encore dautres avantages (vers 627).

    Grce ses victoires, grce aussi la rvolte de Siros contre son pre

    Kosru, Hraclius reconquit toutes les provinces dont larme perse stait empare. A la suite du trait que lempereur romain avait conclu avec Siros, qui dtrna et fit assassiner son vieux pre, les Perses se retirrent de la Jude, et cette contre retomba sous la domination byzantine (628). Dans lautomne de cette anne, Hraclius se rendit en triomphe Jrusalem. Comme Tibriade se trouvait sur son chemin, il sarrta quelque temps dans cette ville, o Benjamin lui offrit lhospitalit et entretint lui seul son arme. Dans un de ses entretiens, lempereur demanda Benjamin pourquoi il stait montr si acharn contre les chrtiens. Parce quils sont les ennemis de ma foi, rpondit courageusement Benjamin.

    son entre dans Jrusalem, Hraclius fut instamment pri par les

    moines et le patriarche Modeste dexterminer tous les Juifs de la Palestine. Lempereur refusa en invoquant les promesses solennelles quil avait faites aux Juifs de les protger, promesses quil ne pourrait trahir sans devenir un grand pcheur devant Dieu et un parjure devant les hommes. Aveugls par le fanatisme, les moines lui affirmrent que, loin dtre un pch, le meurtre des Juifs tait au contraire une action agrable aux yeux de Dieu, et ils ajoutrent quils en accepteraient la responsabilit et quen expiation de ce quil croyait un pch, ils institueraient une priode de jene. Le dvot empereur se laissa convaincre, et il ordonna une perscution gnrale contre les Juifs de la Palestine ; tous ceux qui ne parvinrent pas se rfugier dans les montagnes ou gagner lgypte furent massacrs. De tous les Juifs palestiniens, Benjamin de Tibriade, linstigateur de la rvolte contre Rome, fut seul pargn, parce quil stait converti au christianisme. Le souvenir du parjure dont Hraclius se rendit coupable envers les Juifs se conserva trs longtemps, grce au jene que les moines avaient institu en lhonneur de ce crime et que les chrtiens de lOrient, notamment les Coptes et les Maronites, observrent pendant quelques sicles. En sabstenant de manger de certains aliments, ils croyaient racheter le massacre de plusieurs milliers de Juifs !

    En Europe, les Juifs neurent rellement une histoire qu partir de

    lpoque o un heureux concours de circonstances leur permit de dvelopper leurs forces et de donner un libre cours leur activit. Jusque-l, il ny a noter chez eux quune srie de perscutions que le christianisme victorieux dirigea contre le judasme et qui se rptrent dans tous les pays avec une triste monotonie. Disperss dans le monde entier, dit un crivain clbre de ce temps,

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    12

    les Juifs gmissent sous le joug des Romains, mais nen restent pas moins fidles leurs croyances. Dans les diffrents tats europens o ils staient tablis, ils avaient dabord entretenu avec les autres habitants les plus cordiales relations, ils ny devinrent malheureux que lorsque la religion chrtienne y eut dfinitivement triomph. Ce phnomne se prsenta dans lempire byzantin comme chez les Ostrogoths de lItalie, dans le pays des Francs et des Burgondes comme chez les Visigoths de lEspagne. Le peuple, les princes et les barons ne manifestaient ni intolrance, ni antipathie pour les Juifs ; ctait le clerg qui ouvrait partout les hostilits. A ses yeux, la prosprit des Juifs tait un outrage au christianisme, il rsolut donc de les maltraiter, afin de voir se raliser la maldiction que le fondateur du christianisme avait prononce contre eux. Les conciles et les synodes se proccupaient aussi vivement de la question juive que des attaques diriges contre les dogmes et de la corruption des moeurs, qui, en dpit de la svrit de lglise et du redoublement de la dvotion (ou peut-tre cause de cette dvotion), svissait alors avec une dangereuse intensit parmi les ecclsiastiques et les laques.

    A lorigine, les vques romains, qui sarrogrent peu peu le titre de chefs

    suprmes de la chrtient, se montrrent assez bienveillants pour les Juifs. Plus tard, les papes tinrent honneur de les protger contre les ecclsiastiques et les souverains et dfendirent quon les convertt de force. Au fond, ctait une inconsquence ; car lglise, telle quelle sest constitue la suite du concile de Nice, devait ncessairement tre intolrante et, par consquent, ennemie implacable de toutes les autres religions, elle ne pouvait laisser aux Juifs, aux Samaritains et aux hrtiques dautre alternative que la conversion ou la mort. Mais combien la gnreuse inconsquence de saint Grgoire nest-elle pas suprieure la logique impitoyable des rois Sisebut et Dagobert, ces cruels perscuteurs des Juifs ! Cependant, la tolrance des vques les plus quitables tait toute relative. Ils ne voulaient pas, il est vrai, quon contraignt les Juifs sous peine dexpulsion ou de mort accepter le baptme, parce quils savaient que les conversions forces ne donneraient lglise que de faux chrtiens qui, dans leur cur, la haraient profondment ; mais, ils nhsitaient pas les soumettre des mesures vexatoires et des lois dexception, et les traiter en serfs. Chez les peuples qui suivaient la doctrine dArius, la condition des Juifs tait supportable ; les catholiques, au contraire, manifestaient leur gard une animosit violente, qui grandissait avec la rsistance que les Juifs opposaient aux tentatives des convertisseurs, ils voyaient en eux des maudits et des rprouvs dont lhumiliation contribuerait la grandeur de lglise.

    Dans le coup dil que nous allons jeter sur les Juifs dEurope, nous

    rencontrons dabord, tout prs de lAsie, ceux de lempire byzantin, qui taient dj dans ce pays avant que le christianisme ne sy ft tabli en matre. A Constantinople, les Juifs habitaient un quartier spcial, appel le march dairain, o slevait une grande synagogue ; ils firent expulss de ce quartier par Thodose II ou Justin II, et la synagogue devint lglise de la mre de Dieu.

    Les Juifs de Byzance virent avec une profonde douleur quentre autres

    trophes, Blisaire, le vainqueur des Vandales, avait rapport de Carthage, o ils se trouvaient depuis prs dun sicle, les vases sacrs du temple de Jrusalem, et quil les exposait, sur son char de triomphe, aux regards de la foule, ct du roi des Vandales, Glimer, petit-fils de Geiseric, et du trsor de ce prince. Ne

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    13

    pouvant contenir le chagrin que lui causait cette profanation, lun deux dclara un courtisan quil ne conseillerait pas lempereur de garder ces vases au palais, parce quils pourraient lui porter malheur ; que Rome, pour les avoir dtenus, avait t ravage par Geiseric, et que ce dernier sen tant empar, son tour, son descendant Glimer venait dtre dfait et sa capitale pille par larme ennemie ; quil lui paraissait donc plus prudent de les dposer dans lendroit auquel le roi Salomon les avait destins ; au temple de Jrusalem. peine infirm des paroles du Juif lempereur Justinien eut peur et fit immdiatement transporter les vases sacrs dans une glise de Jrusalem.

    Dans la Grce, la macdoine et lIllyrie, il y avait, de longue date, des Juifs ;

    les empereurs chrtiens, tout en les opprimant et en les humiliant, leur permettaient dadministrer librement leurs communauts et de juger eux-mmes leurs procs civils. Chaque communaut avait sa tte un maire (phore) juif, charg de surveiller la vente au march, les poids et les mesures.

    On sait que lItalie renfermait dj des Juifs du temps de la Rpublique ;

    ils jouirent dans ce gays du droit de bourgeoisie jusqu lavnement des empereurs chrtiens. Les perscutions quils subirent alors excitrent leur haine contre les Romains, et il est probable quils assistrent dun cur joyeux linvasion des Barbares la chute de Rome, autrefois la matresse du monde, et quils furent contents de pouvoir appliquer cette ville les lamentations exhales par le prophte sur Jrusalem : La reine des nations, la princesse parmi les provinces est devenue tributaire. Aprs les Gpides et les Hrules, qui navaient asservi Rome que pour un temps trs court, arrivrent les Goths, qui, sous la conduite de leur chef Thodoric, dtruisirent la puissance romaine et fondrent sur ses dbris lempire ostrogoth. Rome cessa alors dtre la capitale de lItalie, ce fut Ravenne, alternativement avec Vrone, qui devint le centre politique du nouvel empire. Dans ces deux villes, ainsi qu Rome, Milan et Gnes, existaient des communauts juives ; il y avait galement de nombreux Juifs dans la basse Italie, et notamment Naples, dans lle de Sicile, Palerme, Messine et Agrigente, ainsi quen Sardaigne. A Palerme demeuraient quelques familles juives dancienne noblesse, qui portaient le nom de Nassas (Nassi).

    Les Juifs italiens taient rgis par le code de Thodose II, ils avaient le

    droit de juger eux-mmes leurs diffrends et taient matres de ladministration intrieure des communauts, mais il leur tait interdit dlever de nouvelles synagogues, doccuper quelque fonction judiciaire ou quelque emploi militaire et de possder des esclaves chrtiens. Dans la pratique, ces lois restrictives restaient souvent lettre morte, les vques qui occupaient le sige apostolique et avaient appris des hommes dEtat romains lart de gouverner taient trop habiles pour se montrer fanatiques ; ils fermaient souvent les yeux pour ne pas avoir punir les Juifs qui enfreignaient les prescriptions que lEglise avait dictes contre eux. Le pape Gelasius avait pour ami un Juif de Tlsine, qualifi de clarissime, dont il recommanda chaleureusement un parent lvque Secundinus. Ce mme pape acquitta un Juif, Basile, quon avait accus davoir achet des esclaves chrtiens de la Gaule, et qui allgua pour sa justification quil achetait seulement des esclaves paens, mais quil pouvait arriver quil se trouvt parmi eux des chrtiens.

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    14

    Telle tait la situation des Juifs en Italie au moment o ce pays tomba au pouvoir de Thodoric, chef des Ostrogoths. Sous le rgne de ce prince, il se produisit quelques troubles contre les Juifs ; mais ces attaques taient plutt dues lanimosit excite par les croyances ariennes de Thodoric qu la haine des Juifs. Ces derniers navaient cependant pas trop se louer de Thodoric, qui dsirait vivement les convertir. Un jour, sur son ordre, son ministre et conseiller Cassiodore crivit la communaut juive de Milan ce qui suit : Tu cherches, Jude, le repos sur cette terre, et, dans ton aveuglement, tu ne te proccupes pas de tassurer le repos dans lternit ! Et quand les Juifs de Gnes lui demandrent lautorisation de restaurer leur synagogue, il leur donna cette rponse : Vous recherchez ce quau contraire vous devriez fuir ! Nous vous accordons la permission que vous nous demandez, mais nous blmons le vu que vous avez form dans votre folie. Nanmoins, nous ne voulons imposer personne notre religion ni contraindre les hrtiques dagir contre leur conscience. Thodoric dfendit aux Juifs de construire de nouvelles synagogues ou dembellir les anciennes, il leur permettait seulement de restaurer celles qui menaaient ruine. Mais si Thodoric naccorda aux Juifs quune libert assez restreinte, du moins les protgea-t-il contre toute agression. Dans leur haine contre les ariens, les catholiques saisissaient toutes les occasions pour offenser le plus illustre reprsentant de larianisme, le chef des Ostrogoths. Lorsquun jour, quelques esclaves se soulevrent Rome contre leurs matres juifs, la foule, dans le but de manifester son hostilit pour Thodoric, incendia les synagogues, maltraita les Juifs et pilla leurs maisons. Inform de ces troubles, Thodoric en fit des reproches trs vifs au snat et le mit en demeure de punir les coupables et de faire rebtir les synagogues leurs frais. Comme on ne dcouvrit pas les coupables, ce fut la municipalit qui fut condamne reconstruire les synagogues.

    Les Juifs dItalie ne paraissent pas avoir connu les murs grossires et

    corrompues qui rgnaient alors dans ce pays, car la littrature politique et ecclsiastique dalors, qui ne les mnageait pas, ne leur reprochait que leur enttement et leur incrdulit. Lancien ministre de Thodoric, Cassiodore, qui stait fait moine et avait compos, entre autres ouvrages, un commentaire homiltique sur les Psaumes, apostroph souvent les Juifs dans cet crit ; il voulait toute force les convertir sa religion. Quand il vit que ses tentatives restaient infructueuses, il les accabla dinjures, les appelant scorpions, lions, nes sauvages, chiens et licornes. Malgr ces diverses vexations, les Juifs italiens furent relativement heureux sous Thodoric, et, aprs lui, sa fille, la belle et savante Amalasunthe, et son poux et meurtrier Thodat les traitrent galement avec quit. Les Juifs tmoignrent leur reconnaissance Thodat en montrant pour sa cause un sincre attachement. Blisaire, le vainqueur des Vandales, le vaillant hros, qui tremblait devant son matre Justinien et le servait avec un dvouement absolu, stait empar de toute la Sicile et du sud du continent italien et savanait grands pas vers Naples, la plus grande ville de la basse Italie. Devant la sommation quil leur fit de lui livrer la ville, les Napolitains se divisrent en deux partis. La plupart des habitants refusrent de combattre pour maintenir en Italie la domination dteste des Ostrogoths ; seuls, les Juifs et deux dignitaires qui devaient leur haute situation aux rois ostrogoths sopposrent la reddition de la ville. Les Juifs promirent de consacrer leurs biens et leur vie la dfense de Naples, et ils tinrent parole. Pour soutenir plus longtemps le sige, ils achetrent de leur argent une quantit

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    15

    considrable de provisions, et ils dfendirent avec une si vaillante opinitret la partie de la forteresse confie leur garde que lennemi nosa pas attaquer le ct o ils se trouvaient. Leur hrosme, auquel un historien de ce temps, Procope, a rendu un clatant hommage, ne put sauver la ville, les ennemis y pntrrent par ruse ; les Juifs se firent tuer presque tous leur poste. On ne sait pas quel sort fut rserv aux survivants. Les craintes des Juifs italiens se ralisrent, lItalie devint une province de lempire byzantin et les Juifs passrent sous lautorit despotique de Justinien.

    Cette situation ne tarda pas se modifier. Sous le successeur de Justinien,

    une grande partie de lItalie tomba au pouvoir des Lombards (589), peuple mi-paen, mi-arien, qui se soucia peu des Juifs et les laissa vivre leur guise. Il est vrai que les Juifs italiens neurent pas trop souffrir mme aprs que les Lombards eurent embrass le christianisme ; car, les chefs de lglise catholique se montraient rarement intolrants. Le pape Grgoire Ier (590-604), surnomm le Grand et le Saint, posa comme principe quil fallait chercher convertir les Juifs, non de force, mais par la persuasion et la douceur. Lui-mme employa souvent ce dernier moyen, spculant mme sur les sentiments les moins levs pour faire des proslytes. Ainsi, il promit dexempter dune partie de limpt foncier les fermiers ou propritaires juifs qui se convertiraient au christianisme. Certes, il ne se dissimulait pas que de tels proslytes ne seraient pas de bien fervents chrtiens ; mais si nous ne les gagnons pas eux-mmes au christianisme, disait-il, nous aurons, du moins, leurs enfants. Ayant appris quun Juif de lle de Sicile, du nom de Nassas, avait lev un autel dlie (probablement une synagogue qui portait ce nom) et que de nombreux chrtiens sy rendaient pour prier, il ordonna au prfet Libertinus de faire dmolir cet difice et dinfliger Nassas un chtiment corporel. Il dfendit trs svrement aux Juifs dacqurir ou de possder des esclaves chrtiens. Chez les Francs, qui ignoraient encore le fanatisme et lintolrance, les Juifs pouvaient, en toute libert, acheter et vendre des esclaves. Pour faire cesser cet tat de choses qui lindignait, Grgoire crivit Thodoric, roi des Burgondes, Thodebert, roi dAustrasie, et la reine Brunehaut, pour les exhorter porter un prompt remde ce mal et dlivrer les croyants des mains de leurs ennemis.

    Dans lEurope occidentale, en Gaule et en Espagne, o lglise eut de la

    peine tablir son pouvoir, les Juifs furent dabord bien plus heureux que dans lempire byzantin et en Italie, mais leur scurit fut trouble dans ces pays ds que le christianisme y fut devenu prpondrant. Le premier tablissement des Juifs en Gaule remonte au temps de la Rpublique ou de Csar. Des marchands juifs taient venus dAlexandrie et de lAsie Mineure jusqu Rome et en Italie, il y en eut sans doute qui savancrent jusque dans la Gaule. Dautre part, quand Vespasien et Titus dissminrent leurs prisonniers juifs aux quatre coins de lempire romain, il est probable quil en pntra jusquen Gaule. Mais cest seulement au IIe sicle que la prsence des Juifs est signale dune faon certaine dans lEurope occidentale.

    Les Juifs de la Gaule, quils soient vertus dans cette rgion comme

    marchands ou comme fugitifs, eurent tous les droits de citoyen romain, et ces droits leur furent maintenus par les Francs et les Burgondes. Au moment de linvasion de ces peuples, les Juifs taient rpandus en Auvergne (Arverne), Carcassonne, Arles, Orlans, et, dans le Nord, jusqu Paris et en Belgique. Il y

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    16

    en avait galement Marseille, Bziers (Beterr) et dans la province de Narbonne, o ils taient en assez grande quantit pour quune montagne, prs de Narbonne, ft appele Mont-Juif (mons judacus). Les relations commerciales des Juifs de cette contre stendirent, parat-il, jusquen Chine et aux Indes. La rgion de Narbonne appartint pendant quelque temps aux Visigoths de lEspagne ; les habitants juifs qui y demeuraient partagrent alors les vicissitudes de leurs frres dau del des Pyrnes.

    Chez les Francs commis chez les Burgondes, les Juifs pouvaient pratiquer

    librement lagriculture, professer des mtiers ou se livrer au commerce ; les fleuves et les mers taient sillonns de leurs vaisseaux. Ils exeraient aussi la mdecine, et bien des ecclsiastiques qui navaient pas une confiance absolue dans lintervention miraculeuse des saints ou la vertu curative des reliques recouraient leurs conseils. Le mtier des armes leur tait galement familier, et ils prirent une part active aux combats que Clovis et les gnraux de Thodoric se livrrent prs dArles (508). Outre les noms bibliques, les Juifs de la Gaule portaient aussi les noms usits dans le pays, ils sappelaient Armentarius, Gosolas, Priscus, Siderius. Leurs relations avec les chrtiens taient des plus cordiales, les ecclsiastiques sasseyaient leurs tables et, leur tour, invitaient leurs htes ; les unions mixtes ntaient pas rares entre Juifs et chrtiens. Les hauts dignitaires du clerg ne virent pas dun bon il la cordialit de ces rapports, et le concile de Vannes (465) interdit aux ecclsiastiques de prendre place la table des Juifs parce quil est indigne que des chrtiens gotent indistinctement, chez les Juifs, tous les aliments, lorsque les Juifs repoussent avec ddain certains aliments des chrtiens ; on croirait, daprs cela, que les ecclsiastiques sont infrieurs aux Juifs. Le concile ne fut pas obi, Juifs et chrtiens continurent vivre familirement ensemble dans la Gaule. Leurs relations restrent cordiales mme aprs que, par suite du baptme de Clovis, lglise catholique fut devenue prpondrante en Gaule. Clovis tait froce dans les combats, il ntait pas fanatique. Du reste, lglise lui sut gr de sa conversion et nexigea pas de lui quil laisst le champ libre lardente propagande des ecclsiastiques. Les successeurs de Clovis taient galement en situation de se passer de la protection du clerg, ils navaient donc pas subir toutes ses volonts. Aussi les Francs conservrent-ils encore assez longtemps un grand nombre dusages paens et les Juifs purent-ils exercer librement leur religion. Il y eut bien quelques vques fanatiques qui employrent la persuasion et la violence pour convertir les Juifs ; parfois aussi, un roi dvot les maltraitait, mais ces perscutions restaient isoles et les Juifs continurent jouir chez les Francs dune large tolrance. Ils taient moins heureux chez les Burgondes, depuis que le roi Sigismond avait abandonn lhrsie arienne pour embrasser la religion catholique (516). Sigismond seffora dlever une barrire entre les Juifs et les chrtiens, il sanctionna la mesure que le concile dpaone, prsid par lvque Avitus, avait prise pour dfendre tout chrtien, mme laque, de manger chez des Juifs.

    Sigismond trouva bientt des imitateurs parmi les rois francs. Le troisime

    et le quatrime concile dOrlans (538 et 545) ayant interdit aux Juifs de se montrer en public pendant les ftes de Pques, sous prtexte que leur prsence tait une offense au christianisme, Childebert Ier, de Paris, inscrivit cette prohibition dans sa Constitution (554). Heureusement, le royaume des Francs tait gouvern par plusieurs chefs, et lorsque lun deux perscutait les Juifs, les

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    17

    autres ne leur imposaient ni contrainte, ni restriction. Mme des princes de lglise continuaient entretenir dexcellentes relations avec les Juifs, sans craindre quil en rsultt un danger pour le catholicisme Mais le fanatisme est contagieux, ds quil commence exercer ses ravages, il se propage immdiatement avec une dangereuse rapidit. Ce fut Avitus, vque de Clermont, qui donna, chez les Francs, le signal des perscutions contre les Juifs ; dautres suivirent bientt cet exemple funeste.

    A maintes reprises, Avitus engagea les Juifs de son diocse se convertir,

    mais ils se montrrent peu disposs suivre son conseil. Irrit de leur rsistance, il pronona contre eux des discours enflamms. Ses paroles produisirent leffet dsir, les chrtiens attaqurent les synagogues et les rasrent jusquau sol. Cet exploit ne suffit pas Avitus, il mit les Juifs dans lalternative daccepter le baptme ou de quitter la ville. Un seul embrassa le christianisme, et devint, aprs sa conversion, un objet de raillerie et de mpris pour ses anciens coreligionnaires. Comme il traversait la rue, pendant la fte de Pentecte, dans son vtement blanc, de nophyte, un Juif lana de lhuile sur ses habits. Cette offense faite un proslyte exaspra la foule, qui se rua sur les Juifs et en tua un grand nombre. Devant le danger qui les menaait, cinq cents Juifs demandrent Avitus de les baptiser ; les autres se rfugirent Marseille (576). Lglise considra la conversion de ces cinq cents affols comme un remarquable succs, et Grgaire de Tours chargea le pote Venantius Fortunatus [Fortunat] de clbrer cet clatant triomphe.

    Encourag par le fanatisme dAvitus, le concile de Macon (581) arrta

    plusieurs dispositions qui taient toutes humiliantes pour les Juifs. Il est interdit aux Juifs dexercer les fonctions de juge ou de fermier des impts, afin que la population chrtienne ne paraisse pas place sous leurs ordres ; ils sont contraints de tmoigner du respect aux prtres chrtiens, et ils ne peuvent sasseoir, en leur prsence, que sur leur autorisation. Enfin, le concile de Mcon renouvelle linterdiction pour les Juifs de se montrer dans les rues pendant Pques. Chilpric Ier lui-mme, auquel on ne peut certes pas reprocher dtre un fanatique, suivit limpulsion donne par Avitus, il obligea les Juifs de son royaume de se faire baptiser, et tenait lui-mme les nophytes sur les fonts baptismaux. Il est vrai quil se contentait de conversions apparentes et permettait aux Juifs, aprs leur baptme, dobserver le sabbat ainsi que toutes les autres prescriptions du judasme.

    Sous les derniers rois mrovingiens, la situation des Juifs saggrava encore.

    Clothaire II, qui, tout en ayant assassin sa mre, est prsent par lglise comme un modle de pit, et qui runit sous son sceptre tout lempire des Francs, sanctionna les dcisions du concile de Paris dfendant aux Juifs dexercer aucune fonction suprieure ou de servir dans larace (615). Son fils Dagobert manifesta galement une violente haine pour les Juifs. Craignant de paratre moins dvot que le roi des Visigoths Sisebut, dont latroce perscution avait chass des milliers de Juifs dEspagne en France, il ordonna que tous les Juifs de son royaume acceptassent le baptme ou fussent traits en ennemis, cest--dire tus (vers 629). La situation des Juifs samliora avec le dclin de la puissance des rois mrovingiens et laccroissement de linfluence des maires du palais. Les prdcesseurs de Charlemagne comprirent combien lactivit et lintelligence des Juifs pouvaient tre profitables ltat.

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    18

    Les Juifs dAllemagne venaient probablement de France, ils taient tablis

    en grande partie en Austrasie et subirent, par consquent, pendant quelque temps, la mme destine que leurs frres des Gaules, car lAustrasie se trouvait place sous lautorit des Mrovingiens. Daprs un chroniqueur, les plus anciens Juifs des provinces rhnanes auraient t les descendants des lgions germaines qui avaient pris part lincendie du temple et la destruction de Jrusalem. Ces soldats auraient choisi, parmi les prisonniers juifs, les captives qui leur plaisaient, pour les emmener dans leurs cantonnements, sur les bords du Rhin et du Mein. Les enfants ns de ces unions auraient t levs par leurs mres dans la religion juive et seraient ainsi devenus les fondateurs des premires communauts juives tablies entre Worms et Mayence. En tout cas, il est certain que dans la ville de Cologne il y avait des Juifs longtemps avant que le christianisme ne ft devenu la religion officielle de lempire romain. Les prdcesseurs de Constantin avaient accord aux chefs et aux notables de la communaut juive de Cologne le privilge de navoir supporter aucune des charges municipales, privilge qui leur fut enlev par le premier empereur chrtien ; deux ou trois familles seules continurent en jouir. Les Juifs de Cologne avaient aussi le droit, quils conservrent jusque vers le milieu du moyen ge, de juger eux-mmes leurs procs. Un chrtien, fut-il ecclsiastique, qui avait un diffrend avec un Juif, tait oblig de comparatre devant un juge (vque) juif.

    Si lhistoire des Juifs de Byzance, dItalie et de France ne prsente le plus

    souvent quun intrt particulier, celle des Juifs de la pninsule ibrique est, au contraire, dun intrt gnral. Les habitants juifs de cette heureuse contre, quils aimaient comme leur patrie, ont contribu sa grandeur, pris part tous les vnements importants qui y sont survenus et se sont ainsi trouvs mls son histoire. Dun autre ct, lEspagne juive a exerc sur le judasme une influence presque aussi considrable que la Jude et la Babylonie, et la moindre localit de cette nouvelle patrie est devenue pour les Juifs une terre classique. Les noms de Cordoue, Grenade et Tolde sont aussi familiers aux Juifs que ceux de Jrusalem et de Tibriade, ils rappellent des souvenirs plus puissants que Neharda et Sora. Tari dans sa sve en Orient, le judasme recommena fleurir en Espagne. Ce pays semble avoir t dsign par la Providence pour devenir pour les exils un nouveau centre, vers lequel convergrent toutes leurs forces intellectuelles. Le premier tablissement des Juifs en Espagne se perd dans la nuit des temps. Quelques Juifs y taient dj venus du temps de la Rpublique romaine, attirs par les ressources considrables quoffrait le pays. Plus tard, sous Vespasien, Titus et Adrien, de nombreux prisonniers de guerre juifs furent dissmins par les vainqueurs jusque dans les contres les plus loignes de lOccident, et, daprs une version videmment exagre, 80.000 captifs auraient t envoys en Espagne. Ils trouvrent dans cette centre des frres fibres qui leur vinrent certainement en aide et remplirent envers eux lobligation prescrite par le Talmud de racheter les esclaves.

    A en juger par les noms de quelques villes de lEspagne, les Juifs ont d

    tre fort nombreux dans certaines parties de ce pays. Ainsi, Grenade sappelait la ville des Juifs, parce que toute sa population tait juive. Tarracona (Tarragona), la vieille cit fonde par les Phniciens, portait le mme nom avant quelle ne ft conquise par les Arabes. A Cordoue, slevait autrefois une Porte

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    19

    des Juifs, et prs de Saragosse, existait une forteresse que, pendant la priode arabe, on nommait Ruta al Yahud. Un monument funraire dcouvert Tortose prouve que les Juifs staient avancs jusque dans le nord de lEspagne. Sur ce monument, lev la mmoire dune jeune femme juive qui portait le nom profane de Belliosa et le nom biblique de Miriam, est grave une inscription trilingue, en hbreu, en grec et en latin. On peut conclure de cette inscription que les Juifs espagnols taient originaires de pays o lon parlait le grec, quils avaient appris le latin sous la domination romaine, et quils navaient pas oubli la langue sacre de leur premire patrie.

    Les Juifs espagnols, semblables sous ce rapport aux autres habitants de

    lEspagne, se vantaient dtre dune trs ancienne noblesse. Non contents de ce fait que leurs anctres avaient dj joui, dans la pninsule ibrique, des droits de citoyens avant quelle ne ft envahie par les Visigoths et autres hordes germaniques, ils faisaient remonter leur arrive en Espagne lpoque de la destruction du premier temple. Quelques familles, telles que les Ibn-Daud et les Abrabanel, dclaraient mme descendre de la maison royale de David ; leurs aeux, disaient-ils, taient tablis de temps immmorial aux environs de Lucena, de Tolde et de Sville. La famille judo-espagnole Nassi traait galement son arbre gnalogique jusquau roi David. Les Ibn-Albalia, plus modestes, se contentaient de dater leur immigration de la destruction du second temple. On racontait dans cette famille que, sur la demande du gouverneur romain de lEspagne, Titus lui avait envoy quelques-uns des plus nobles Juifs de Jrusalem, parmi lesquels se trouvait un nomm Baruch, artiste habile tisser les rideaux du sanctuaire. Ce Baruch, qui stablit Mrida, serait le pre des Ibn-Albalia.

    Le christianisme avait rapidement pris racine en Espagne, puisque avant la

    conversion de Constantin, il y eut une assemble de prtres catholiques Elvire (Illiberis), prs de Grenade. Nanmoins, les Juifs continuaient jouir auprs de la population chrtienne, comme auparavant auprs des paens, dune trs grande considration. Pour les chrtiens espagnols, pas plus que pour les chrtiens romains, les Juifs ntaient encore des rprouvs dont il fallait viter le contact ; les croyants des deux religions vivaient ensemble en parfaite harmonie. Les habitants chrtiens, qui ne savaient pas quel abme sparait le christianisme du judasme, faisaient bnir les rcoltes de leurs champs indistinctement par les rabbins juifs ou les prtres chrtiens. Juifs et chrtiens se mariaient souvent entre eux, comme cela avait lieu dans les Gaules.

    Aux yeux du haut clerg, ces bons rapports entre les adeptes des deux

    religions constituaient un danger pour lglise encore mal affermie. Ce sont les chefs de lglise catholique dEspagne qui, les premiers, tracrent une sparation entre les chrtiens et les Juifs. Le concile dElvire (vers 320), prsid par Osius, vque de Cordoue et conseiller intime de lempereur Constantin, dfendit aux chrtiens, sous peine dtre exclus de la communaut, dentretenir des relations damiti avec les Juifs, de contracter mariage avec eux et de faire bnir par eux les fruits de leurs champs.

    Cependant, ces germes de haine que le concile dElvire sema en Espagne

    ne portrent pas immdiatement leurs fruits empoisonns. Cest que les Visigoths, qui avaient dfinitivement pris possession de lEspagne aprs que ce

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    20

    pays et t successivement envahi et ravag par divers peuples barbares, suivaient lhrsie arienne. Peu leur importait, au fond, que le fils de Dieu ft gal ou semblable au pre et que lvque Arius ft hrtique ou orthodoxe, mais ils hassaient profondment les catholiques, anciens habitants du pays, parce quils voyaient dans tout catholique un Romain, cest--dire un ennemi. Les Visigoths faisaient donc peser lourdement leur joug sur les catholiques, mais ils laissaient les Juifs en possession de leurs droits civils et politiques, les admettaient aux fonctions publiques et leur permettaient de circoncire leurs esclaves paens et chrtiens.

    Cette situation prospre des Juifs dEspagne dura plus dun sicle, tant que

    lEspagne fut une province de lempire tolosano-visigoth, et plus tard encore, quand ce pays fut devenu, sous Theuds (531), le centre de la puissance wisigothe. Les Juifs de la province de Narbonne et de la rgion de lAfrique qui faisait partie de lempire Visigoth jouissaient galement de lgalit civile et politique. Plusieurs dentre eux rendirent aux rois Visigoths dimportants services. Ainsi, ceux qui habitaient au pied des Pyrnes dfendaient vigoureusement les passages de ces montagnes contre les attaques des Francs et des Burgondes. Ils taient regards comme les plus vigilants gardiens de la frontire, et leur vaillance leur valut de flatteuses distinctions.

    Avec le triomphe de lglise catholique en Espagne commena pour les

    Juifs de ce pays une re de vexations et de perscutions. Ce fut le roi Reccared qui, daccord avec le concile de Tolde, o il avait abjur la foi arienne, commena restreindre les droits des Juifs. Il leur interdit de se marier avec des chrtiens, de possder des esclaves chrtiens et doccuper des emplois publics ; les enfants ns dunions mixtes taient baptiss de force (589). Parmi toutes ces mesures, si pnibles pour des hommes qui avaient joui jusque-l des mmes droits que leurs concitoyens, la plus dure tait certainement la dfense de possder des esclaves. Tous les habitants aiss avaient des serfs et des esclaves pour cultiver leurs champs et sacquitter de divers travaux domestiques ; seuls, les Juifs me pouvaient plus en employer. Ils cherchrent faire lever cette interdiction en offrant Reccared une forte somme dargent ; Reccared refusa le prsent et maintint la prohibition. Le pape Grgoire loua hautement la conduite du roi visigoth. Vers la mme poque, Reccared confirma une rsolution du concile de Narbonne qui dfendait aux Juifs de chanter des psaumes aux enterrements ; ils avaient sans doute emprunt cet usage lglise.

    Grce la constitution particulire de lEspagne wisigothe, les Juifs

    pouvaient assez facilement tourner les lois dictes contre eux par Reccared. Le roi navait quune puissance fort limite ; les seigneurs Visigoths, qui lisaient leur souverain, taient matres absolus sur leurs terres, et, pas plus que le peuple, ils ne hassaient les Juifs. Ils continuaient leur permettre de possder des esclaves et de les nommer des fonctions publiques. Au bout de vingt ans, les lois de Reccared taient totalement tombes en dsutude. Ses successeurs nen tinrent nul compte et se montrrent, en gnral, favorables aux Juifs.

    Cette situation, relativement heureuse, cessa lavnement de Sisebut. Ce

    roi, contemporain de lempereur Hraclius, tait, comme lui, un ennemi acharn des Juifs. Hraclius pouvait, la rigueur, justifier ses perscutions par le soulvement des Juifs de la Palestine, et, de plus, il subissait linfluence de

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    21

    moines fanatiques. Mais Sisebut perscuta les Juifs sans motif, de son plein gr, presque contre la volont de lglise. Ds le commencement de son rgne (612), il renouvela les dits de Reccared et ordonna aux ecclsiastiques, aux juges et mme au peuple den surveiller attentivement lapplication. Il alla plus loin que Reccared en dfendant aux Juifs non seulement dacqurir de nouveaux esclaves, mais encore de garder ceux quils possdaient dj. Seuls, les Juifs convertis taient autoriss possder des esclaves, ils avaient mme le droit de prendre ceux qui leur venaient de lhritage de quelque parent juif. Sisebut adjura solennellement ses successeurs de tenir fermement la main lexcution de cet dit, et il forma le souhait que tout roi qui labrogerait ft expos sur cette terre la plus vile ignominie et livr dans lautre monde aux flammes ternelles du purgatoire. Malgr ces objurgations et ces maldictions, les seigneurs du pays accordaient leur protection aux Juifs ; mme des ecclsiastiques et des vques ne tenaient nul compte des lois de Sisebut. Ce dernier prit encore une mesure plus svre : il dcrta que tous les Juifs du pays taient tenus daccepter le baptme dans un dlai donn ou de quitter le territoire visigoth. Cette mesure fut excute. Les uns se laissrent flchir par la crainte de perdre leurs biens et leur patrie et acceptrent le baptme ; dautres, plus attachs leurs croyances, migrrent en France et en Afrique (612-613). Le clerg napprouva nullement ces conversions forces, et lun de ses principaux membres blma le roi davoir mconnu, dans son zle pour la religion, les droits de la conscience.

    A la mort de Sisebut, ces perscutions cessrent. Le nouveau roi, Swintila,

    homme bienveillant et quitable, que les opprims appelrent le pre de la patrie, abrogea les lois de Sisebut. Les exils revinrent dans leur pays et les convertis retournrent au judasme (621-631). Bientt la condition des Juifs fut de nouveau modifie. A la suite dune conjuration des seigneurs et des ecclsiastiques, Swintila fut dtrn, et Sisenand nomm sa place. Sous ce roi, le clerg reconquit son ancienne influence, et, de nouveau, les assembles ecclsiastiques soccuprent des Juifs. En 633, se runit un concile Tolde, sous la prsidence dIsidore, archevque de Hispalis (Sville). Ce prlat tait instruit, intelligent et modr, mais il subissait linfluence des prjugs de son temps. Il faut rendre cette justice au concile quil tablit comme principe quil ne fallait amener les Juifs au christianisme ni par la violence, ni par les menaces ; il ne renouvela pas moins les lois iniques de Reccared. Il prit surtout des mesures trs rigoureuses contre les Juifs qui, baptiss de force sous Sisebut, taient revenus plus tard leur ancienne foi. Bien que le clerg blmt lui-mme les conversions forces, il croyait cependant de son devoir de retenir dans le christianisme ceux qui avaient reu les sacrements de lglise, afin que la religion ne ft point outrage. Aussi le concile dcida-t-il que les Juifs prcdemment baptiss seraient empchs par la force dobserver les prescriptions du judasme et davoir des rapports avec leurs anciens coreligionnaires et que leurs enfants des deux sexes leur seraient arrachs pour tre levs dans des couvents. Les proslytes quon verrait observer le sabbat et les ftes juives, se marier daprs les rites juifs, pratiquer la circoncision ou sabstenir des aliments prohibs par la loi juive, seraient privs de leur libert ; on les placerait comme esclaves chez des chrtiens orthodoxes. Daprs cette mme lgislation canonique, ni les Juifs convertis de force ni leurs descendants ne devaient tre admis tmoigner en justice, car, dit le synode avec une singulire logique, qui est devenu tratre envers Dieu ne peut tre sincre envers

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    22

    les hommes. Compar ces rigueurs, le traitement appliqu aux Juifs rests fidles leur foi parait bnin.

    Le clerg, qui protestait contre lemploi de la violence pour baptiser les

    Juifs, essayait de les convertir par la persuasion. Isidore de Sville crivit deux livres dans lesquels il cherchait prouver la vrit du christianisme par les textes de lAncien Testament. Les Juifs espagnols, autant pour se raffermir eux-mmes dans leur foi que pour rfuter les raisonnements du prlat, rpondirent cette attaque et opposrent arguments arguments. A cette assertion, laquelle le polmiste chrtien attachait une grande importance, que le sceptre tait sorti de Juda et que les chrtiens, qui avaient leurs rois, constituaient le vrai peuple dIsral, les Juifs rpliqurent en montrant dans lExtrme-Orient un royaume juif gouvern par un descendant de David. Ils avaient sans doute en vue lempire judo-hymiarite, au sud de lArabie, dont les chefs appartenaient une famille convertie au judasme. Toutes ces controverses taient probablement crites en latin. La connaissance approfondie que les Juifs avaient de la Bible leur rendait la victoire facile.

    Protgs par la noblesse hispano-visigothe, les Juifs convertis neurent pas

    trop, souffrir des mesures que le quatrime concile de Tolde et le roi Sisenand avaient prises contre eux. Mais, un nouveau roi monta sur le trne qui hassait cordialement les Juifs. Ce prince, nomm Chintila, runit un nouveau concile Tolde, renouvela toutes les anciennes lois dexception relatives aux Juifs et dcrta, en autre, que nul ne pourrait demeurer dans lempire visigoth, sil ne professait la religion catholique. Chintila tait tout fait un prince salon le cur de lglise, elle accorda ses actes une approbation pleine et entire, elle tait heureuse quil ft fermement rsolu mettre fin lincrdulit des Juifs. Ceux-ci durent reprendre le chemin de lexil. Les Juifs convertis furent obligs de signer un acte (placitum) par lequel ils sengageaient conserver, et observer la religion catholique. Dans le fond de leur cur, ces malheureux, secrtement attachs la foi de leurs pres, nourrissaient lespoir que les temps deviendraient meilleurs et quune de ces rvolutions si frquentes chez les Visigoths modifierait leur situation. Leur attente ne fut pas trompe ; aprs le rgne de Chintila, qui durant quatre ans (638-642), leur condition samliora.

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    23

    TROISIME PRIODE LA DISPERSION

    Premire poque Le recueillement aprs la chute

    Chapitre XII Les Juifs en Arabie (jusque vers 650) La situation des Juifs, si douloureuse en Palestine et dans divers tats

    europens, tait trs satisfaisante dans la presqule Arabique. L, ils ntaient pas contraints de vivre, comme leurs coreligionnaires europens, dans la crainte perptuelle de sattirer la colre du clerg ou le chtiment du souverain ; l, ils ntaient pas exclus de toutes les fonctions et de toutes les dignits. Libres et estims au milieu dun peuple, jeune, actif et intelligent, ils montraient que le mtier des armes leur tait aussi familier qu toute autre nation et quils savaient se battre avec un admirable courage. Il ntait pas rare de voir des Juifs la tte des tribus arabes. Ils contractaient des alliances offensives et dfensives ; livraient des combats et brillaient dans les tournois. Habiles manier lpe, ils savaient aussi conduire la charrue et faite rsonner la lyre, ils devinrent sous bien des rapports, les initiateurs des Arabes. Lhistoire des Juifs de lArabie, un sicle avant lavnement de lislamisme et pendant la vie de Mahomet, forme une des plus glorieuses pages des annales du judasme.

    A quelle poque les Juifs ont-ils migr en Arabie ? Daprs une lgende,

    des Isralites envoys par Josu contre les Amalcites se seraient tablis, dans la ville de Yathrib (plus tard Mdine) et sur le territoire de Khabar. Une autre lgende rapporte que les guerriers de Sal qui avaient pargn le prince Amalcite auraient trouv, aprs leur dsobissance, un accueil trs hostile auprs du peuple juif et se seraient rendus dans le Hdjaz. Ou bien encore une colonie juive aurait migr, sous David, dans le nord de lArabie. Il se peut que, pendant le rgne des puissants rois de Jude, des navigateurs isralites, attirs par Ophin, le pays de lor, aient cr des comptoirs dans lArabie de sud (Ymen, Himyare, Sabe), Mariba et Sanaa, pour trafiquer avec les Indes, et y aient fond des colonies. Les Juifs de lArabie disaient avoir entendu raconter par leurs pres que, lors de la destruction du premier temple par Nabuchodonosor, des fugitifs juifs taient venus jusque dans le nord de lArabie. Eu tout cas, il est hors de doute que, pour fuir devant les perscutions des Romains, de nombreux Juifs savancrent jusque dans la presqule Arabique, o ils se divisrent en trois tribus : les Benou-Nadhir, les Benou-Kuraza et les Benou-Nakdal, dont les deux premires descendaient dAaron et portaient le nom de Kohanim (Alkahinani). Une autre tribu juive, les Benou-Kainukaa, habitait le nord de lArabie. Le centre de toutes ces tribus tait la ville de Yathrib, situe dans une rgion couverte de palmiers et de rizires, et arrose par de nombreux petits cours deau. Pour se dfendre contre les attaques des Bdouins, elles levrent des chteaux forts dans la ville et aux environs. A lorigine, elles taient les seuls possesseurs de cette rgion, mais plus tard (vers 300), elles durent en cder une

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    24

    partie deux tribus arabes, les Benou-Aus et les Khazradj (appels ensemble les tribus Kala), avec lesquels elles vcurent tantt en amies, tantt en ennemies.

    Sur le territoire de Khabar, au nord de Yathrib, demeuraient aussi de

    nombreux Juifs, que la tradition faisait descendre des Rkabites. Ces derniers, sur lordre de leur aeul Yonadab ben Rkab, vivaient en nomades et en nazirens, et, ce que raconte la lgende, savancrent, aprs la chute du premier temple, jusque dans la rgion de Khabar. Les Juifs de ce pays possdaient toute une srie de forts, dont le plus important slevait sur une montagne escarpe. Wadi-l-Kora (la valle des bourgs), une valle trs fertile, avait une population juive trs importante. A La Mecque, o se trouvait le sanctuaire des Arabes, ne demeuraient que peu de Juifs. Ils taient, par contre, trs nombreux dans le Ymen, rgion dont, selon les paroles des habitants, la poussire tait de lor, o les hommes taient vigoureux, o les femmes enfantaient sans douleur. Mais, diffrents en cela de leurs frres du Hdjaz, les Juifs de lArabie Heureuse ntaient unis entre eux par aucun lien politique ou administratif, ils vivaient dissmins parmi les Arabes. Ils nen prirent pas moins un ascendant considrable sur les tribus et les rois du Ymen, au point de pouvoir empcher pendant quelque temps le dveloppement du christianisme dans cette contre. Ce ne fut que vers la fin du Ve sicle ou le commencement du VIe que des missionnaires chrtiens russirent convertir une tribu arabe avec son chef, qui avait sa rsidence dans la ville de Nedjran.

    Les Juifs et les Arabes avaient entre eux de nombreux points de contact,

    leurs langues taient parentes, leurs murs presque identiques, et, comme ils se mariaient souvent entre eux, leur ressemblance sous le rapport des habitudes et des coutumes devint encore plus complte. Dans le midi, les Juifs, comme les Himyarites, taient commerants ; au nord, ils menaient la mme existence que les Bdouins, travaillant la terre, levant du btail, vendant des armes et mme faisant du brigandage. Lorganisation de leurs tribus tait toute patriarcale. Plusieurs familles taient runies sous lautorit dun chef (cheikh) qui, en temps de paix, rendait la justice, et, pendant la guerre, conduisait les hommes valides au combat et contractait des alliances. Les Juifs avaient adopt les murs hospitalires et chevaleresques des Arabes, mais ils staient galement assimils leurs dfauts, ils poursuivaient avec un acharnement implacable la vengeance dun de leurs membres mis mort, dressaient des embches leurs ennemis, tuaient sans remords. Il arrivait parfois quune tribu juive salliait des Arabes pour combattre des Juifs appartenant un autre parti. Mais, dans ce cas, les vainqueurs traitaient les vaincus avec une certaine douceur et rachetaient les prisonniers de leurs allis arabes pour ne pas laisser desclaves juifs entre les mains des paens. Les Juifs de lArabie ne rivalisaient pas seulement avec les indignes en courage et en vaillance guerrire, ils se mesuraient aussi avec eux dans les tournois potiques, qui taient en grand honneur parmi les Arabes. Sur bien des points, les Juifs taient suprieurs aux Arabes, ils avaient des traditions historiques et des connaissances religieuses, ce qui faisait dfaut aux fils du dsert, ils avaient une criture, tandis que la plupart des Arabes nen connaissaient pas jusquau milieu du VIIe sicle. De plus, presque tous les Juifs savaient lire lcriture Sainte ; ce qui les fit surnommer par les Arabes le peuple de lcriture (Ahlou-l-kitab).

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    25

    Les Juifs arabes avaient une profonde vnration pour le judasme talmudique, ils observaient rigoureusement les prescriptions alimentaires, les ftes, le jene de Kippour, quils nommaient Aschuna, et le sabbat ; en ce jour, ils sabstenaient mme de faire la guerre. Malgr le rle considrable quils jouaient en Arabie et la situation heureuse quils y occupaient, ils aspiraient retourner dans la Terre Sainte et appelaient de leurs vux la venue du Messie. Pendant les prires ils se tournaient vers Jrusalem. Ils taient en relation avec leurs frres de la Palestine, et, aprs la disparition du patriarcat, ils se soumirent aux autorits religieuses de Tibriade. Yathrib tait, en Arabiee, le centre de lenseignement religieux juif, il sy trouvait une cole (midnas) et quelques savants (abhr, habar), mais leur science tait bien restreinte. Dous dune brillante imagination, les Juifs arabes se plurent surtout enrichir lhistoire biblique de traits fantaisistes, que le peuple prit ensuite pour des faits rels. Ils profitrent de la large tolrance dont ils jouissaient pour exposer librement leurs vues religieuses et essayer de les faire partager leurs voisins paens. Les Arabes trouvaient plaisir aux histoires la fois naves et srieuses de la Bible, ses rcits si fortement empreints de posie, et peu peu ils se familiarisrent avec une partie de la Bible et un certain nombre des conceptions religieuses des Juifs. Ceux-ci communiqurent aussi aux Arabes leur calendrier, ils leur enseignrent ajouter un mois supplmentaire certaines annes et leur firent adopter le cycle de dix-neuf ans (vers 420). Dtail assez curieux, les Arabes appelaient lintervalation du mois supplmentaire Nassi, probablement parce que, chez les Juifs, le Nassi ou patriarche faisait le calendrier des ftes.

    Les Arabes ne possdaient aucune tradition sur leur origine, ce fut les Juifs

    qui leur en crrent. Il tait pour les Juifs du plus haut intrt dtre considrs comme apparents avec les Arabes. En effet, la ville sainte de La Mecque tait un asile inviolable pour ceux qui sy rfugiaient. De plus, il y avait dans lanne quatre mois sacrs qui formaient une espce de trve de Dieu, pendant laquelle on ne pouvait livrer aucun combat ; les cinq foires de lArabie ne pouvaient galement tre tenues que pendant ces mois. Mais, pour jouir du droit dasile La Mecque et des privilges attachs la priode sacre de lanne, il fallait tre apparent avec les Arabes.

    Sappuyant sur les donnes du premier livre du Pentateuque, les Juifs

    prouvrent quils avaient une double parent avec les Arabes, et par Yoctan et par Ismal. Aussi, les deux principales tribus arabes, les vrais Arabes (Himyarites) et les Arabes du Nord, firent-ils remonter leur gnalogie, les premiers, jusqu Yoktan, les autres, jusqu Ismal. Fiers dune origine aussi ancienne, ils sefforcrent de mettre leur souvenirs et leurs traditions en harmonie avec les rcits de la Bible ; les Arabes du Sud prirent sans scrupule le nom de Kakhtanides (descendants de Kakhtam ou Yoktan) et les Arabes du Nord celui dIsmalites.

    Lis comme ils taient avec les Juifs et familiers avec leurs doctrines

    religieuses et leurs lgendes sduisantes, il tait tout naturel que quelques Arabes eussent le dsir dchanger leurs croyances, dnues de tout attrait et de toute posie contre la religion juive. Il leur tait dautant plus facile de franchir ce pas que, comme les Juifs, ils pratiquaient la circoncision ; le plus souvent, la conversion du chef entrana celle de la famille ou de la tribu tout entire. Parmi les tribus qui embrassrent le judasme, on mentionne : les Benou-Kinanak,

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    26

    gens belliqueux, parents des illustres Koreschites de La Mecque ; une tribun ghassanide, qui a produit un clbre pote judo-arabe, et enfin plusieurs familles des tribus Auz et Kahznadj Yathrib.

    La conversion la plus retentissante et la plus importante fut celle dun

    puissant roi du Ymen. Les chefs de cette contre, appele Tohba, dont lautorit stendait quelquefois sur toute lArabie, descendaient historiquement dHymian ; la lgende faisait remonter leur origine jusqu Yoctan. Un prince de cette dynastie, Abou-Kariha-Assad-Tobban, pote remarquable et vaillant guerrier, entreprit une expdition (vers 500), contre Kavadh, roi de Perses. Passant, dans sa marche, prs de Yathrib, la capitale de lArabie du Nord, il y laissa son fils en qualit de gouverneur. peine loign de la ville, il apprit que les habitants de Yathrib avaient assassin son fils ; il revint immdiatement sur ses pas pour venger ce meurtre. La ville fut assige et tous les palmiers, dont la population tirait sa principale nourriture, furent coups ; un pote juif de Yathrib composa une lgie sur la destruction de ces arbres comme sur la mort dtres bien-aims. Aids par les Juifs, qui rivalisaient avec eux de courage et dnergie, les Arabes soutinrent le sige avec une grande bravoure et puisrent les assigeants par dincessantes sorties. Abou Kariba lui-mme tomba malade. Cest ce moment que deux docteurs juifs de Yathrib, Caab et Assad, allrent trouver le prince himyarite pour lui demander de pardonner la ville et de lever le sige. Dans leur entretien avec Abou Kariba, les deux docteurs lui exposrent aussi les principes du judasme. Ils parvinrent sans doute exciter au plus haut point lintrt du chef arabe pour leur religion, car celui-ci se convertit au judasme avec toute son arme. Sur son dsir, Caab et Assad laccompagnrent au Ymen pour instruire son peuple dans la religion juive et ly convertir ; ils y russirent en partie. Cependant, les Himyarites et leur roi paraissent navoir t juifs que de nom, et le judasme nexera probablement aucune action srieuse sur leurs sentiments et leurs murs. Un autre prince, Harith ibn Amrou, neveu du roi du Ymen et chef des Kendites, embrassa galement le judasme avec sa tribu. Abou Kariba le nomma vice-roi des Maaddites, prs de la mer Rouge, et plaa les villes de La Mecque et de Yathrib sous sa domination.

    Grce aux nombreux marchands trangers que leurs affaires appelaient

    dans le Ymen, les Juin des rgions les plus loignes apprirent bientt quil existait un royaume juif dans la plus belle et plus fertile partie de lArabie. En ralit, le Ymen ne devint vraiment juif que sous le rgne de Zorah Dhou-Nowas (520-530), le plus jeune fils ou le petit-fils dAbou Kariba. Dhou-Nowas, qui, dans son zle pour la religion juive, ajouta son nom celui de Yossouf (Joseph), tait indign de loppression qui pesait sur ses coreligionnaires de lempire byzantin, et il rsolut duser de reprsailles envers lempereur de Constantinople. Un jour que des marchands byzantins vinrent dans son royaume, les fit pendre. Cette excution, qui effraya les marchands chrtiens et porta un coup srieux au commerce, alors trs florissant, de lArabie, attira sur le Ymen de trs graves difficults. Un chef voisin, Aidoug, paen, reprocha au roi juif sa rigueur malencontreuse, qui arrtait tout trafic entre lArabie et lEurope, et lui dclara la guerre. Dhou-Nowas fut vaincu (521) mais non corrig de son imprudence. La ville de Nedjran, dans le Ymen, dont la majeure partie de la population tait chrtienne, avait sa tte un gouverneur chrtien, Harith ibn Kaleb, vassal de Dhou-Nowas. Soit que Harith net pas assist son suzerain dans sa guerre contre Aidoug, soit quil et laiss impuni, comme le raconte la

  • GRAETZ : Histoire des juifs (2)

    27

    lgende, le meurtre de deux enfants juifs assassins Nedjran, Dhou-Nowas marcha contre la ville et lobligea capituler. Harith, avec trois cent quarante notables, se rendit auprs du roi du Ymen pour signer le trait de paix. Quand ils furent arrivs dans son camp, Dhou-Nowas, ce que lon raconte, les plaa dans lalternative daccepter le judasme ou la mort ; ils choisirent la mort. Ce qui est certain, cest que Dhou-Nowas, pour venger sur les chrtiens de son royaume les mauvais traitements que leurs cor