guy philippart. l'hagiographie comme littérature

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GUY PHILIPPART L'hagiographie comme littérature : ~ concept recent et nouveaux programmes ? Le terme « hagiographie» n'a pratiquement que deux siècles d'âge-. D'abord utilisé pour désigner la «science» des profes- sionnels des saints, eux-mêmes baptisés « hagiographes» à partir du début du XVIIIe siècle, le mot a été employé petit à petit pour désigner un corpus littéraire. Aujourd'hui cette «littérature» devient, non sans difficultés, objet spécifique d'histoire: il a fallu et il faut encore pour cela trois conditions. Que cette histoire nouvelle s'émancipe de l'histoire des saints, de leur culte, de la sainteté, qu'elle s'articule fermement à l'histoire des littératures en général, qu'elle se nourrisse des travaux de l'anthropologie et de la sociologie historiques. Telle est la matière que je voudrais exposer ici. 1. - Si nous ne tenons pas compte des surgissements isolés et sans descen- dance du terme durant le moyen âge, dont il sera question ci-dessous. En alle- mand, il est quasi inexistant avant le xx e siècle ;j'en ai repéré deux emplois seu- lement, antérieurs à 1900, l'un dans la table des matières de F. Liebermann, Die Heiligen Englands, Angelsiichsich und Lateinisch (Hanovre, 1889), l'autre chez Albert Ehrhard, avec ses Forschungen zur HagiograPhie der griechischen Kirche (in Quartalschrift !ür Altertumskunde, t. 11, p. 67-205). REVUE DES SCIENCES HUMAINES - n 0 251 -JUILLET-SEPTEMBRE 1998 ./t1

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Este artigo trata do estudo da hagiografia medieval, ao considerarmos que é uma fonte que pode ser tida como literária.

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Page 1: Guy Philippart. L'Hagiographie Comme Littérature

GUY PHILIPPART

L'hagiographiecomme littérature :

~concept recentet nouveaux programmes ?

Le terme « hagiographie» n'a pratiquement que deux sièclesd'âge-. D'abord utilisé pour désigner la «science» des profes-sionnels des saints, eux-mêmes baptisés « hagiographes» à partirdu début du XVIIIe siècle, le mot a été employé petit à petit pourdésigner un corpus littéraire. Aujourd'hui cette «littérature»devient, non sans difficultés, objet spécifique d'histoire: il a falluet il faut encore pour cela trois conditions. Que cette histoirenouvelle s'émancipe de l'histoire des saints, de leur culte, de lasainteté, qu'elle s'articule fermement à l'histoire des littératuresen général, qu'elle se nourrisse des travaux de l'anthropologie etde la sociologie historiques.

Telle est la matière que je voudrais exposer ici.

1. - Si nous ne tenons pas compte des surgissements isolés et sans descen-dance du terme durant le moyen âge, dont il sera question ci-dessous. En alle-mand, il est quasi inexistant avant le xxe siècle ;j'en ai repéré deux emplois seu-lement, antérieurs à 1900, l'un dans la table des matières de F. Liebermann, DieHeiligen Englands, Angelsiichsich und Lateinisch (Hanovre, 1889), l'autre chezAlbert Ehrhard, avec ses Forschungen zur HagiograPhie der griechischen Kirche (inQuartalschrift !ür Altertumskunde, t. 11, p. 67-205).

REVUE DES SCIENCES HUMAINES - n0251 -JUILLET-SEPTEMBRE 1998

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12 GUY PHILIPPART L'HAGIOGRAPHIE COMME LITTERATURE 13

Des livres de la Bibleaux spécialistes des saints chrétiens»

Du sens bibliqueVers 400,Jérôme a rendu, par le neutre pluriel hagiographa, le

mot hébreu ketubim3. Il s'inspirait peut-être de son aîné Epiphanede Chypre, qui, pour rendre le même terme en grec, avait utiliséet peut-être inventé aytoypa<j>a. Par ketubim, on désignait généra-lement neuf livres de la Bible qui ne sont ni la Loi ni lesProphètes, à savoir Job, les Psaumes, les Proverbes, le Cantique,l'Ecclésiaste, Esther, Daniel, Esdras-Néhémie, et les Chroniques,auxquels on ajoutait souvent Ruth et les Lamentations. Isidore deSéville au vue siècle emploie le masculin pour nommer non plusles livres bibliques, mais leurs auteurs, hagiographi. Nouvelleextension au xue siècle, avec la plus ancienne et rare attestation,dans le champ sémantique biblique, du substantif féminin hagio-graphie». Mais le mot est toujours utilisé par rapport aux mêmeslivres de la Bible, considérés, dans ce dernier cas, comme unensemble.

Les plus anciens témoins d'un usage franchement extrabi-blique sont chartrains. Le premier figure dans une Vie de saint(BHL 1565), à savoir dans la Vie de S. Cheron de Chartres, dont lehéros, martyr céphalophore comme son maître S. Denis, est unapôtre légendaire de la Gaule, aux origines de la christianisation.L'auteur, un lettré anonyme au style recherché, qui aurait vécuau IXe siècle>, entame un des derniers miracles du saint en cestermes: « Poursuivons la série des miracles et introduisons dansces saints écrits les bienheureuses œuvres que la miséricordecéleste a accomplies par les mérites de S. Chéron ,,6. Nous devonséviter de projeter sur le mot un sens spécifique qui ne deviendracommun que plus tard et auquel n'auraient pu se référer impli-citement les lettrés d'alors, même les auteurs de Vies de saints ;c'est pourquoi, hagiographe est encore rendu ici littéralement par« saints écrits ». Les autres témoins chartrains figurent dans lecartulaire de Saint-Père de Chartres, dressé par un moine dunom de Paul peu après l'incendie qui ravagea son monastère en1078. Paul annonce, en tête d'un long prologue, à la fois verbeuxet intéressant, qu'il a réuni et classé les documents trouvés dansles coffres de la communauté". Ceux de son livre II - des actesdiplomatiques pour la plupart - sont nommés agiograPhaS• Dansle corps de son livre, à la fin d'une charte de 1061, il note, dansle même sens: « avec l'accord du chapitre, l'abbé Landri nousdonna la charte que les moines de Saint-Martin avaient faite poureux; elle est conservée chez nous jusqu'à ce jour parmi les autres

Des écrits saints, pieux, précieux ou sacrés,hors de la Bible

Les lettrés, qui se piquaient d'étymologie, ne pouvaientmanquer de songer à un sens plus général, car qu'est-ce que l' ha-giographon sinon littéralement la sainte écriture? Un lexicographedu VIlle siècle déjà le note: « Les hagiographes, [c'est-à-dire] lasainte écriture ». Ou Fossetier d'Ath autour de 1500, qui écrit:« le psaultier et les livres de Salomon, lesquelz tous ils nommentagiographes, c'est-à-dire saincte escripture ». Mais rien ne noussuggère avec ces emplois que nous soyons sortis du contextebiblique.

2. - Voir déjà Guy Philippart, « Hagiographes et hagiographie, hagiologeset hagiologie: des mots et des concepts », in Hagiographica, t. 1 (1994), p. 1-16,dont nous rappellerons d'abord brièvement, dans une autre perspective, lesprincipaux documents et les conclusions, tout en ajoutant des témoignagesnouveaux et originaux.

3. - Les références aux textes déjà cités dans l'article mentionné à la noteprécédente ne seront pas répétées ici.

4. - Il est utilisé dès le XIe siècle dans un sens extrabiblique :voir ci-dessous.

5. - Date incertaine; voir Acta Sanctorum, Maii t. VI, 3e éd., p. 740, n. 2. Letexte figurait dans un manuscrit daté par les bollandistes du xe siècle, leCarnotensis 193, malheureusement détruit en 1944; un autre état de la Passion(BHL 1567b) se lit dans un manuscrit daté du Ixejxe s. par A. Wilmart, leReginensis 318, mais, comme il est malheureusement encore inédit, je n'ai puvérifier si le mot y était employé. La Passion BHL 1566, attestée à partir du XIIes., elle aussi inédite, est probablement plus tardive.

6. - Prosequamur miraculorum seriem et adjicia nt ur, inter haec hagiographa, coe-lestis misericordiae gaudia meritis S. Carauni in quodam homine jacta, in ActaSanctorum, Maii t. VI, 3e éd., p. 745, § 19.

7. - Opus huius libelli ex privilegiis quae in nostri coenobii sacris scriniis invenirepotui {. .. J usque nunc distuli per ordinem colligendo edere [... J. Nuncuero [... J privile-gia quae ab incendio nostrae aecclesiae nostrarumque aedium non sine periculo sunt libe-rata [... J in hoc opusculo {. .. J stolidi sermonis stilo colligere studui (P. Guérard,Cartulaire de l'abbaye de Saint-Père de Chartres, t. 1, Paris, 1840 [Collection de docu-ments inédits sur l'histoire de France, Première série. Histoire politique], p. 3).

8. - Sequentis vero operis agiographa Ragenfredi liber noncupetur, quia {. .. J eiusstudio [... J locus cepit provehi, atque {. .. J jundamentum quod jecit {. .. J manebit insecula, ibid., p. 17-18. C'est en raison du rôle qu'ajoué l'évêque Rainfroi que celivre, le second du recueil, porte son nom (voir ibid., p. CCLXVlII).

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1;1~ )S-

agiograPha9 ». Le mot apparaît au moins une troisième fois soussa plume, dans un sens un peu différent mais très général aussi,pour désigner l'ensemble des œuvres de Fulbert de Chartres(t 1028) : «Les agiographa de Fulbert, évêque dont nous garde-rons le souvenir, témoignent, par leur merveilleuse finesse de sagrande science »10.

Le passage vers un emploi que, faute de mieux, nous appelle-rons « sanctoral » et que nous entrevoyons dans la Vie de S. Chéron,ne fut ni brutal, ni décisif; le sens semble s'esquisser ici ou là,sans s'imposer ensuite.

Goscelin de Saint-Bertin (t vers 1099) ne semble pas être letémoin que j'avais cru naguère U. En effet, s'il rend bien parAgiografia sanctorum Anglie12 le titre d'une œuvre en anglo-saxonsur les lieux de sépulture des saints d'Angleterre, il se pourraitbien qu'il ait confondu - lui ou peut-être seulement un copistede son œuvre - geographie et <hi-agiographia)», La bévue quej'imagine ici n'est pas aussi improbable qu'on pourrait le penserà première vue; d'abord parce que le traité concerné est biend'ordre géographique-voire mieux hagiogéographique-, puisqu'ilconcerne expressément des « lieux » ; ensuite parce que le motgeographia, dont il reste de rarissimes attestations antiques, étaitplus insolite encore que hagiographiaï+. Goscelin a pu avoir, parses lectures, l'idée de cette discipline et du mot qui la désignait,mais, trompé par le souvenir vague du terme technique <he-agio-

graph«; commettre le lapsus qu'on lui prête ici. Paradoxalementce premier emploi connu du substantif féminin <h>agiographia15

pourrait donc devenir la plus ancienne attestation médiévale dela géographie et non pas de l'hagiographie. Quoi qu'il en soit, s'ilne s'agit pas d'un lapsus, l'association des deux concepts « hagio-graphie » et « saints » signifie au moins que le premier n'était pasclairement « sanctoral » sans l'autre.

En 1125, l'auteur des Gesta Servatii écrit dans son prologue:«Je n'ai pas vu un séraphin me sceller la bouche avec une braisepour faire de moi un hagiographe» ; c'est-à-dire 1'«auteur d'uneœuvre sainte » ? Thomas de Chobham (t 1233/36), dans son Arspraedicandi, mentionne « de nombreux écrits hagiographes16 danslesquels on lit que, à la mort de nombreux saints, des anges bonset des anges mauvais se disputent pour savoir duquel côté l'âmequi sortait du corps devait aller » ; il ne fait pas de doute ici queces « écrits hagiographiques » sont des Vies ou des Miracles desaints ou des textes apparentésl". Rien n'impose, dans ces deuxemplois, un sens spécifiquement sanctoral - le sens générald'écrits saints étant plausible voire probable.

Avec Uguccione de Pise (t 1210), qui, vers la même époque,intitule une espèce de traité des noms des saints« Hagiographie », c'est-à-dire, comme il le précise, une scripturasanctorumi", il semble y avoir du nouveau. Le préfixe «hagio»désigne ici assurément les saints et non plus un quelconquecaractère de sainteté.

En dépit de ces essais, le sens sanctoral ne semble pas prendre.Les emplois médiévaux ultérieurs que nous avons repérés sontrares, sans doute indépendants les uns des autres, et tout aussipeu concluants-v.

Vers l'usage sanctoral

9. - Et cartam quam sibi monachi Sancti Martini fecerant, per consensum totiuscapituli, nobis reddidit, quae usque in praesentem diem inter alia agiogropha, penes nosservatur (ibid., p. 167).

10. - Deinde Fulbertus praesul memorandus, qui quantae fuerit sapientiae eiusagiographa mira dulcedine jlagrantia legentibus insinuant (ibid., p. 12).

Il. - Voir Guy Philippart, art. cit., p. 8.12. - Dans son Libellus contra inanes sanctae uirginis Mildrethe usurpatores

(BHL 5926), édité par L. Colker, «A Hagiographie polemic », in MediaeoalStudies, t. 39 (1977), p. 60-108. Voir déjà la citation qu'en avait donnée C.H.Talbot, « The Liber conJortatorius of Goscelin of Saint Bertin », in Analecta monas-tica, 3e série [Studia anselmiana, 37], Rome, 1955, p. 17, n. 84.

13. - La plupart des graphies sont sans h.14. - Le Thesaurus linguae latinae n'en mentionne que trois emplois: les

deux premiers dans la correspondance de Cicéron à Atticus, le troisième chezAmmien Marcellin. Geogra* n'est pas attesté dans la banque de données de laCetedoc Library of Christian Latin Texts, de l'université de Louvain-la-Neuve,publiée sous forme de CDrom par Brepols.

15. - Il n'existe aucun exemple connu antérieur de hagiographia.16. - Scripta hagiographica.17. - Parmi lesquels les Dialogues de Grégoire le Grand par exemple, cités

juste après par Thomas de Chobham.18. - La formule est sans doute un jeu de mots pour signifier quelque

chose comme « les noms des saints », ou pour faire plus savant« l'onomastiquedes saints» ; une sorte d'anticipation de l' Hagionomasticon que Ménage emploieen 1750 pour désigner le Vocabulaire hagiologique de Chastelain (1690).

19. - Aucun concept au moyen âge ne désigne ni l'ensemble du corpus lit-téraire ou historique consacré aux saints, ni l'ensemble plus large encore desdocuments ayant quelque rapport avec les saints. Pour ce qui est des textes pro-prement historiographiques, il faudrait reprendre l'histoire du terme legenda(sur la genèse du sens médiéval, voir François De Vriendt, in Dictionnaire ency-clopédique du moyen âge, sous la direction d'André Vauchez, t. 1, 1997, p. 880-881), de ses dérivés et de ses parents vernaculaires; quelques indications:Heinrich Günter relève essentiellement des emplois latins médiévaux (Die

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16 GUY PHILIPPART L'HAGIOGRAPHIE COMME LITTÉRATURE 17

Ne quittons pas le moyen âge sans un autre constat. Tout aussiremarquable que l'absence du terme « hagiographie » au sens delittérature, celle d'une véritable ars hagiographica, alors que lesartes médiévales touchent d'innombrables sujets: artes amandi,dictaminis, dictandi, epistolariae, Liberales, mechanicae, memorativae,mensoriae, moriendi, notariae, orandi, poeticae, praedicandi, rhetoricae,versificatoriae... , sans oublier tous ces manuels qui concernentl'agronomie, l'architecture, les soins de beauté, la chasse, la miseen page du codex, la fabrication des crucifix, la cuisine, l'horlo-gerie, l'horticulture ... La liturgie a aussi ses rituels et ses aide-mémoire (ordines, ordinarii) pour la célébration du culte, et for-cément du culte des saints. Mais, à ma connaissance, il n'y a pasde traité de l'art d'écrire des vies de saints. Absence d'autant plusétonnante que les vies de saints constituent sans doute le« genre littéraire »20 le mieux représenté: pour quel « genre »

avons-nous autant de milliers de manuscrits? Pour la seuleLégende dorée en latin, Barbara Fleith a enregistré près de milleexemplaires manuscrits21. La Légende doréeconstitue évidemmentun cas exceptionnel, mais à côté d'elle combien de milliers demanuscrits, dont on n'a pas fini de faire I'mventaire-? !

Les hagiographes comme spécialistes des saintsune invention de la fin du XVI~ siècle

C'est seulement à la fin du xvns siècle, voire au tout début duxvm=,que le terme « hagiographe » commence la carrière qui sepoursuit encore aujourd'hui. Il s'applique cette fois d'abord au«spécialiste des saints », à celui qui écrit « sur» les saints. Laréalité est nouvelle, que le mot désigne, car les bollandistes pra-tiquent quelque chose de neuf. Reprenons l'histoire.

Héribert Rosweyde (t 1629) a formé un projet classique:publier un corpus de Vies de saints. Si classique que ses interlo-cuteurs s'en inquiètent. Pourquoi reprendre les « Vies despères »23 de Luigi Lippomani [Lipomanus] (t 1559) et les« Histoires des saints »24du chartreux Laurentius Sauer [Surius](t 1578) ? Et que vont penser les éditeurs de Surius ? Au momentoù Rosweyde conçoit son projet, ceux-ci n'ont-ils pas sur lemétier la quatrième édition de son œuvre? Rosweyde se justifieet rassure: d'abord, il ne va ni offusquer la gloire de Surius nioffenser les chartreux de Cologne, soucieux eux-mêmes d'amé-liorer le travail de leur célèbre confrère= ; ils collaborentd'ailleurs activement au projet en adressant à Rosweyde descopies dont ils disposent. Quant aux imprimeurs, ils sont dispo-

christliche Legende des Abendlandes, Heidelberg, 1910, ReligionswissenschaftlicheBibliothek, t. 2, p. 9-10) ; H. Rosenfeld observait que, en allemand, dès la fin dumoyen âge, le terme « Legende» a une connotation de « peu crédible » : « lm15. Jh. wird Legende auch freier zur Bezeichnung eines nicht recht beglaubig-ten Berichtes, im 16 Jh. mit der Nebenbedeutung einer unglaubhaften undunwahrscheinlichen Erzâhlung » (Legende, 2e éd., Stuttgart, 1964); RudolfKapp a étudié le concept de « légende ,; et de « saint», surtout en Angleterre età partir du XVIe siècle (Heilige und Heiligenlegenden in England, t. 1, Halle, 1934,p. 16-32) ; Dieter von der Nahmer consacre quelques pages utiles au terme,mais sans en refaire l'histoire (Die lateinische Heiligenvita [cit. ci-dessous, n. 57],en particulier pp. 138-139). En français, le mot « légende» ne commencera àdésigner petit à petit une histoire « à caractère merveilleux» qu'à partir duXVIIIe siècle, voire du XIXe ; avant cela, c'est le mot « fable» qui est généralementutilisé pour ce sens. Ainsi, dans l'édition de 1762 du Dictionnaire de l'Académiefrançaise, lit-on, sous « légende », entre autres et à l'exclusion de toute observa-tion critique: « On appelle ainsi le Livre de la Vie des saints. Lire la Légende. CeSaint-là n'est pas dans la Légende. On appelle Légende dorée un ancien recueil desVies de plusieurs saints », Dès le moyen âge, apparaît un sens péjoratif «( longuesuite de paroles »), attesté notamment en anglais au plus tard depuis le XVIIesiècle, comme l'a montré Kapp ; en français il est encore attesté au XVIIIe siècle:« Se dit ironiquement d'un escrit long et ennuyeux à lire, ou à ouïr. Cet Advocatnous a rapporté une grande legende de loix et d'autoritez. Il m'a fallu ouïr unegrande legende de vers que ce Poète m'est venu apporter» (Furetière, en1690). Le Dictionnaire de l'Académie de 1762 dira équivalemment : « Se dit aussipar dénigrement d'une liste, d'une longue suite de choses, signifie ordinaire-ment une liste ennuyeuse. Il nous a apporté une grande légende des actions de sesancêtres». La critique des œuvres hagiographiques, dont l'histoire remonte auxorigines mêmes du « genre », portait évidemment en soi les ferments des muta-tions sémantiques du mot, dont l'histoire mériterait un traitement plus détaillé.

20. - Voir ci-dessous, p. 23-24.

21. _ Studien zur Überliejerungsgeschichte der laieinischen Legenda Aurea,Bruxelles, 1991 (Subsidia hagiographica, 72).

22. - Les bollandistes ont fait un travail d'inventaire énorme: leurs cata-logues imprimés, dont le plus ancien date de 1882, concernent plus de 4 000manuscrits latins, soit plus de 50 000 exemplaires manuscrits de textes hagio-graphiques: or, s'ils ont bien prospecté la Belgique, la France du Nord,l'Allemagne du Nord-Ouest et l'Italie, ils n'ont quasi rien publié pour le restede l'Europe. Rien ou quasi rien dans cet ensemble de catalogues imprimés pourles Iles britanniques, la péninsule ibérique, l'Europe centrale et de l'Est. Riennon plus d'ailleurs pour le vaste patrimoine de l'hagiographie vernaculaire.

23. - Sanctorum priscorum patrum Vitae, 8 vol., 1551-1560.24. - De probatis sanctorum historiis, dont la première édition, en 3 volumes,

date de 1570.25. - Dolere se a Surio imperjecte et mutato stylo vitas editas (Analectes pour servir

à l'histoire ecclésiastique de la Belgique, t. 5, 1868, p. 268).

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\~sés à publier une édition entièrement renouvelée. Ces diversesconsidérations témoignent que Rosweyde - même s'il a uneconception plus critique de son travail - s'inscrit dans une tra-dition : elle remonte, par les travaux des « humanistes », aux« éditeurs» médiévaux des grands légendiers.

Ce n'est pas non plus du côté de ses ambitions heuristiquesqu'il faut chercher la nouveauté. Les grands légendiers dumoyen âge ou de la renaissance n'auraient pas vu le jour sans undynamisme analogue des enquêteurs.

Mais alors du côté de la pastorale? Et d'une pastorale pluséclairée? N'aurait-il pas entrepris son travail pour expurger lecorpus de tant de textes qui étaient la risée des protestants? Sonentreprise n'aurait-elle pas été spécifiquement conçue commeune arme de la réforme tridentine? Sans nier ses soucis pasto-raux,je lui prêterais plus volontiers cet instinct du collectionneurqui veut tout faire connaître, qui se réjouit de découvrir unepièce inconnue et de la tirer de l'oubli .•Dans son Memoriale auto-graphe, après avoir constaté qu'au cours de ses lectures il avaitdécouvert « beaucoup de faux - d' apocrypha pour reprendre sonvocabulaire -, et de pièces peu compatibles avec la foi 26 », iln'en conclut pas qu'il doit s'assigner la tâche de censeur ou lamission de dénoncer ces textes qui risquent de déshonorer sonéglise. Ce qui l'intéresse, c'est bien plutôt la découverte de lapièce inconnue. Il continue en effet sans désemparer, et commesans rapport avec ce qui précède, en précisant que « dans lesbibliothèques belges il existait de nombreuses vies manuscritesinconnues et qu'on pouvait en obtenir beaucoup d'autres venantd'ailleurs, qui mériteraient d'être publiées pour l'honneur del'Eglise et la gloire des saints 27 ». Plus loin, quand on le metexpressément en garde contre son projet, vu que « tant de récitsfabuleux et de digressions se lisent dans les vies de saints origi-nales », sa réponse n'est pas plus « engagée» : il se contente dedéclarer qu'il se soumettra au jugement des savants et à l'avis descenseurs. Le cardinal et jésuite Roberto Bellarmino (t 1621)aussi s'inquiétera de le voir tout prendre: « N'y aura-t-il pas dansces histoires originales beaucoup de choses ineptes, superfi-cielles, invraisemblables qui feront rire au lieu d'édifier28» ?Nulle part, dans son Memoriale, il ne dit qu'il a en vue de faire une

26. - Multa apocrypha, nonnulla etiam rectaefidei non valde conformia (ibid.).27. - Ibid., p. 263.28. - Cité par H. Delehaye, Les légendes hagiographiques, 3e éd., Bruxelles,

1927, p. 13.

(crsélection des textes les plus sûrs, d'écarter ceux dont les espritsforts pourraient se gausser29.

Rosweyde est d'abord un archéologue des textes oubliés.Songeons d'ailleurs qu'au XVIIe siècle, les textes hagiographiquesmédiévaux étaient devenùs des objets démodés, difficiles d'accès,rares, en voie de disparition3o ; l'imprimerie, qui diffusait de plusen plus des œuvres nouvelles, « modernes », négligeait désormaistrès généralement le patrimoine littéraire médiéval, réduit dèslors pour une grande part à l'état de vestiges oubliés dans lesbibliothèques ecclésiastiques: la Légende dorée avait eu longtempsles honneurs de l'imprimerie, mais son corpus était somme touterestreint et les éditeurs ne la reproduisaient plus depuis lesannées 1540 ; Mombritius avait édité son immense corpus légen-daire, riche d'ailleurs de textes beaucoup plus anciens que ceuxde Jacques de Voragine, mais l'unique et monumentale édition,remontant à 1478. environôl, était assurément déjà une rareté.Les autres légendiers médiévaux qui ont eu les honneurs de l'im-pression ne sont pas très nombreux et il n'en paraît plus guèreaprès les années 1520. Quant aux légendes publiées hors collec-tion, elles ne devaient guère avoir qu'une diffusion locale32

.

Seules les grandes œuvres de Lippomano et de Surius avaient de

29. _ C'est au contraire expressément une des tâches prioritaires que s'as-signera un Hippolyte Delehaye : «C'est sauver la moisson que de signalerl'ivraie, qui s'est mêlée au bon grain dans une proportion parfois déconcer-tante » ; après avoir rappelé «ces simples récits des temps héroïques» qui«méritent, sans restriction, notre admiration et nos respects », il poursuit:« Mais c'est pour cela même qu'il faut les séparer très nettement d'une classefort nombreuse d'écrits péniblement élaborés, où la figure du saint est voiléepar une rhétorique épaisse et sa voix étouffée par celle du biographe» (OP· cit.,p. VI-VII).

30. _ Une étude systématique de l'édition hagiographique latine des xv",XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles - et pas simplement des collections - ferait appa-raître la lenteur et les difficultés extrêmes de la mise à la disposition du publicdes textes encore manuscrits de l'antiquité chrétienne et du moyen âge. Nousl'avons montré autrefois pour le dossier de S. François «< Les Bollandistes et ledossier de S. François », notamment p. 68-71, in Gli Studi Francescani dal dopa-guerra ad oggi. Atti del Convegno di Studio, Firenze 5-7 novembre 1990, a cura diFrancesco Santi, Spoleto, 1993, p. 47-71), mais l'exercice pourrait être répété àsatiété.

31. _ Utile mise au point sur la date par Paolo Tornea, Tradizione apostolicae coscienza cittadina a Milano nel medioevo. La leggenda di san Barnaba, Milan, 1993(Bibliotheca erudita. Studi e Documenti di Storia e Filologia, 2), p. 31 et 91, n. 86.

32. _ Parmi les études sur l'hagiographie vernaculaire imprimée d'avant1550 environ, voir pour la France, Sonia Bledniak, « L'hagiographie imprimée:œuvres en français, 1476-1550 », in Hagiographica, t. 1 (1994), p. 359-405; leslégendes de soixante-six saints ou groupes de saints y sont mentionnées.

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20 GUY PHILIPPART

l'ampleur et un succès de librairie. Mais, précisément, Rosweydeles trouvait doublement insuffisantes: par leur méthode et leurslacunes.

Rosweyde est aussi un éditeur savant, qui veut « restituer lestyle propr~ et originel des Actes des martyrs et des Vies desaints ,,33. A cet effet, il compare les exemplaires des œuvres,tente de reconstituer leur histoire: il en donne une preuve écla-tante dans son édition des Vitae Patrum, qui n'est pas encore rem-placée et pour laquelle il a examiné au moins vingt-trois manus-crits et vingt éditions antérieuresê+, Mais, là aussi, en dépit del'ampleur de son travail, il n'innove pas vraiment. Déjà dans l'an-tiquité et au moyen âge on faisait des éditions fondées sur la com-paraison de plusieurs exemplaires. L'édition savante - à défautd'être critique - ne naît pas avec le XVIIe siècle: il faudraattendre longtemps encore pour que les mécanismes de la trans-mission des textes soient identifiés= et les règles de l'ecdotiquefixées.

En bref, pas de quoi créer pour Rosweyde un néologisme.Ce sont ses successeurs, Jean Bolland (t 1665), Godefroid

Henschenius (t 1680), Daniel Papebroch (t 1715) qui, en faisantdans les Acta Sanctorum des monographies générales sur lessaints, en traitant de tout ce qui les concerne - de la vie, du culteet des reliques, des dates de fête, de la chronologie, des patro-nages, etc. -, ont fait reconnaître en quelques décennies etimposé l'image d'un nouveau type de savantê", caractérisé parl'objet de leur passion archéologique, historique et philologique.Ce sont eux qu'on appellera « hagiographes ». La plus ancienne

33. - Acta martyrum et vitas sanctorum ad germanum et genuinum stylum reuo-care ut sua antiquitati et sinceritati stet fides (Analectes pour servir à l'histoire ecclésias-tique de la Belgique, t. 5, 1868, p. 268).

34. - Voir H. Delehaye, À travers trois siècles. L'œuvre des bollandistes, 1615-1915, Bruxelles, 1920, p. 17-18.

35. - Le travail de Jacques Froger, La critique des textes et son automatisation,Paris, 1968 (Initiation aux nouveautés de la science, 7) reste en la matière uneréférence indispensable et dont les mérites devraient être plus souvent rappe-lés.

36. - Rosweyde, dans ses Fasti, prévoyait déjà, outre l'édition des œuvresdans leur forme originale, des commentaires savants, sur les « auteurs» (1), lecontenu des textes (II, IV-V,à savoir plus précisément les supplices des martyrs,les rites ecclésiastiques et profanes mentionnés dans les Vies), l'iconographie(III), la chronologie (VI), la géographie (VII) ; un glossaire des termes obscursclôturerait le tout (VIII). En dépit du projet proprement philologique initial, lepropos était donc plus large: il visait à réunir une collection de textes et unemanière d'encyclopédie relative à tout ce qui concernait les saints. C'est bien ceque deviendraient les Acta Sanctorum.

L'HAGIOGRAPHIE COMMt: Lil'l ~KAl UKr. ",-'1

attestation du titre date de 1715 et c'est Daniel Papebroch, « lebollandiste par excellence» comme l'a appelé HippolyteDelehayeê", qui le porte, dans la notice nécrologique que luiconsacre ConradJanning en tête du tome VI des Acta Sanctorumde juin.

Il faudra quelques décennies au néologisme pour faire partiedu vocabulaire savant canonique. Le dictionnaire de Furetière,qui ignore encore le mot en 1697, ne lui donne toujours que sonsens ancien d'auteur biblique dans l'édition de 1727. Mêmemutation entre l'édition de 1694 du Dictionnaire étymologique de lalangue française de Ménage et son édition de 1750, et même igno-rance du sens nouveau. Mais le Dictionnaire dit de Trévoux, quimentionne le mot et le sens biblique dès 1721, y ajoute, pour lapremière fois dans son édition de 1752, le sens bollandien :«Auteur qui écrit sur les saints; qui traite de la vie et des actionsdes saints. Hagiographus. Les plus célèbres Hagiographes sont lesJésuites d'Anvers, que nous appellons communément en FranceBollandistesê", du nom du P. Bollandus, qui a le premier travailléà l'ouvrage des Acta Sanctorum39 ». Le tome VIII de l'Encyclopédieentérine en 1765: «... on appelle encore hagiographe engénéral tout auteur qui a travaillé sur la vie et les actions dessaints. Ainsi, en ce sens, les bollandistes sont les plus savans et lesplus volumineux hagiographes que nous ayons », Le corps desspécialistes est désormais dûment désigné.

L'hagiographie comme science des saints :une invention de la fin du XVIII! siècle.

Il y a donc dès lors des «hagiographes» reconnus, qui tra-vaillent à tout ce qui a trait aux saints. Mais nous manquonsencore du mot qui puisse désigner la discipline de ces savants. Ilfaut patienter quelques décennies pour que le concept se formeet que le terme «hagiographie" le supporte. Au cours d'uneenquête forcément partielle et aléatoire, je ne les vois pas appa-raître avant le Dictionnaire universel de la langue française de Pierre-Claude Boiste (1765-1824), qui date de 1800. Divers indicestémoignent de la progressive diffusion du mot et du sens dans les

37. - À travers trois siècles... , op. cit., p. 32.38. - Le mot c bollandiste » figure déjà au moins dans le tome 1 de l'édi-

tion parue à Nancy en 1740 (je n'ai pas vu le tome correspondant de l'éditionde 1721).

39. - Dictionnaire universel latin etfrançais, t. 4, Paris, 1752.

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L&premières décennies du XIXe siècle. Claude-Marie Gattel, quil'ignore dans son Nouveau dictionnaire portatif de la langue françaiseen 1797, l'introduit dans l'édition de 1813. ].Ch. Brunet ignorela rubrique dans son Manuel du libraire de 1810, mais elle figuredans la quatrième édition au plus tard, datée de 18384°. Sans êtreentré dans la chronologie minutieuse qui conviendrait, pointonsdeux dates: en 1853, c'est clair pour le Dictionnaire de l'Académie,l'hagiographie est notamment « la science de I'hagiographe+! ».En 1855, pour Bescherelle, c'est la « science des légendes et desécrits qui traitent de la Vie des saints42 ».

Quelle lente genèse! C'est comme si l'idée d'une «disci-pline » se formait difficilement dans les esprits. Mais pouvait-onassimiler à une science ce qui, somme toute, relève de l'inven-taire critique d'objets disparates? Car telle est bien la singularitéde cette discipline : elle rassemble des objets divers, littéraires,archéologiques, onomastiques, iconographiques ... autour d'unsujet commun, le saint. L'esprit de collection et les besoins de lapastorale ont rapproché des objets divers autour d'un uniquesujet. Les textes, les monuments, les œuvres d'art, les nomspropres, les images ... peuvent devenir les objets spécifiquesd'une science. Mais les saints? Les hagiographes en somme pra-tiquent à propos de l'unique sujet de leurs préoccupations touteune gamme de disciplines et non pas une science spécifique. Lalongue absence du mot « hagiographie » pourrait témoigner decette espèce de paradoxe.

Les «hagiographes»? Des savants à l'ancienne, pratiquantdiverses disciplines pour retrouver, nommer, dater, localiser,interpréter les documents. L'« hagiographie » ? Une « science »ou plutôt un réseau de pratiques heuristiques et critiques rela-tives aux saints.

Enfin, l'hagiographie comme littérature

Mais l'hagiographie comme littérature? Et plus précisémentcomme corpus des textes de type historiographique43 dont les

40. - T. 2, p. 372.41. - Sauf erreur le Dictionnaire de l'Académie ignore encore le terme dans

son édition de 1835.42. - Dictionnaire national, 2e éd., Paris.43. - Jacques Fontaine, dans une recension du premier volume de

Hagiographies, a écrit à propos de notre expression « hagiographie historiogra-phique » que, « du point de vue des genres littéraires, on aurait peut-être puéviter cette locution compliquée, technique, peu euphonique et point absolu-

cssaints sont les héros? C'est peut-être la dernière extensionnotable du mot.

Le sens est là en formation, voire déjà arrêté pour certains,dans le courant du XIXe siècle, mais bien moins attesté que l'idéede «science »44.Dès 1901, toutefois, le New English Dictionary onHistorical Principles est formel dans sa définition: « The writing ofthe lives of the saints; saints' lives as a branch of literature orlegend= ». C'est seulement à partir du milieu du xx= siècle quece sens a non seulement pignon sur rue mais enseigne claire, queles dictionnaires l'enregistrent franchement dans la plupart denos langues d'Europe occidentale. Ici aussi ce n'est pas sur uneenquête exhaustive que je me fonde mais sur des coups de sonde.Voici trois de ces définitions relativement récentes de l'hagiogra-phie comme littérature: « Biographical and edifying accounts ofthe lives of the saints= » en 1955 dans la Chambers 'sEncyclopaedia ;«Hagiographie ist der Zweig der Biographie der dieLebensbeschreibung der Heiligen zur Aufgabe hat» écrit O.Rühle en 195947; et pour Michel de Certeau, en 1968, dansl'Encyclopaedia Universalis, l'hagiographie est «un genre litté-raire48 ». Bien sûr, les définitions de l'hagiographie comme

ment claire, en parlant d'hagiographie narrative" (in jahrbuch !ür Antike undChristentum, t. 40, 1997, p. 266). La distinction que je formule dans mes coursd'heuristique médiévale entre « historiographique » et « narratif» avait déter-miné mon choix; le vilain mot a pour fonction d'apprendre aux étudiants àmieux distinguer, dans la présentation de leurs sources « narratives ", les fic-tions et les textes à prétention historique.

44. - En dehors de ce sens précis, les emplois sont moins fermes; le termesemble désigner de façon vague un corpus documentaire, des pratiques, unsavoir général. Souvent il est qualifié alors par un mot qui désigne soit unerégion soit une confession; mais il est probable que certains emplois se ratta-chent déjà spécifiquement à une «littérature": «Romish hagiography »

(Southey, 1821), «hagiographie belge" (1854), «the hagiography ... of theMohammedan world » (Vaughan, 1856), «hagiographie nationale" (De Ram,1864), «Cornish hagiography » (Max Müller, 1880), «l'hagiographie dudiocèse d'Amiens" (Corblet, 1868) ... Quand J. Ch. Brunet introduit le termedans son Manuel du libraire, au plus tard dans l'édition de 1838 (t. 2, p. 372),c'est pour remplacer l'expression «Vies des martyrs, des saints et autres per-sonnes illustres par leur piété" de son édition de 1818 (t. 3, p. 251). Dansl'Hagiographie de l'illustre martyr saint Hermès, publiée à Renaix en 1860, l'auteuranonyme, qui ne définit pas le mot, réunit tout ce qu'il sait ou croit savoir nonseulement de la vie du saint, mais aussi des pratiques des fidèles à son égard.

45. - T. 5, 1901, p. 21.46. - Chambers's Encyclopaedia, t. 6 (1955).47. - O. Rühle, in Die Religion in Geschichte und Gegenwart, 3e éd., col. 26-2848. - Michel de Certeau, in Encyclopaedia universalis, t. 8, 207-209. Voir déjà

la définition du Dizionario ecclesiastico d'A.M. Bozzone en 1953 : « Genere lette-rario e scienza storica (ma come scienza storica la chiamamo agiologia) ".

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24 GUY PHILlPPAKl

« science » continuent de fleurir, mais il y a là une nouveautéqu'il faut apprécier.

Marc Van Uytfanghe s'est employé naguère à préciser davan-tage en recourant à une expression utilisée par Michel deCerteau. L'hagiographie ne serait-elle pas un « discours» sur lessaints? Discours qui se reconnaîtrait à quatre traits: 1°) au hérosqu'elle met en scène, 2°) à un « infléchissement"kérygmatique" » de la « réalité historique », 3°) à une doublefonction d'apologie et d'édification, 4°) à l'utilisation de lieuxcommuns dans la description du héros=. Cette définition offri-rait l'avantage, selon le professeur gantois, « de prendre encompte à la fois le contenu, la fonction et l'historicité, tout enlaissant ouverte la difficile question des formes littéraires qui levéhiculent »50.Ces « formes littéraires », la biographie, l'éloge, leroman, la nouvelle, le miracle et d'autres, comme l'anecdote oul'apophtegme, pour reprendre l'énumération de Marc VanUytfangheël, pourraient d'ailleurs se redoubler de formes plusspécifiquement stylistiques, métriques ou autres.

Le Sitz-im-Leben de la problématique de cette constructionsavante est celui des spécialistes du paléochristianisme - catho-liques et protestants, chrétiens et laïcs - affrontés aux questionsexistentielles relatives à l'essence, à la spécificité et à la genèse duchristianisme et de ses littératures. Qu'y a-t-ild'original ou d'em-prunté dans les littératures chrétiennes primitives: c'est cetteinterrogation qui nourrit les débats sur le « genre hagiogra-phique » et les a ravivés à la suite de la parution en 1981 du livrede Peter Brown consacré aux origines du culte des saints52.Comme le dit explicitement Marc Van Uytfanghe, c'est ceconcept de « discours» qui doit permettre d'instruire des com-paraisons avec les littératures analogues des mondes gréco-romain etjuif53.

49. - Voir pour plus de nuances une première formulation de cette défini-tion par Marc Van Uytfanghe dans le Reallexikon für Antike und Christentum, r, 14

.\ (1987), col. 150-183, en particulier col. 152-176 ; et, du même, plus récemment,\ «L'hagiographie : un «genre» chrétien ou antique tardif?» (in Analecta

Bollandiana, t, lll, 1993, p. 135-188, en particulier p. 148-149).50. - ln Analecta Bollandiana, t. Ill, 1993, p. 149.51. - Reallexikon fiir Antike und Christentum, 14, 1987, La biographie, (col.

159-164), l'éloge (col. 165-168), le roman (col. 168-171), la nouvelle (col. 171-172), le miracle (col. 172-176) etc. (col. 176-177).

52. - La traduction française a paru en 1984 sous le titre Le culte des saints.Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine.

53. - Reaûexikon fûr Antike und Christentum, t. 14 (1987), col. 157-158.

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La définition, en quatre propositions, de la littérature hagio-graphique comme « discours» présente sans doute de l'intérêtpour les œuvres paléochrétiennes, mais elle nous semble peuadaptée à l'ensemble de la littérature hagiographique chré-tienne. Nous proposons de distinguer plutôt, dans la documen-tation hagiographique, un corpus proprement Iittéraireê? quenous définirions simplement comme l'ensemble des textes quiracontent l'histoire des saints, dans leurs activités terrestres oucélestes. La littérature hagiographique serait donc un « genre»ou un « discours» défini par le héros qu'elle met en scène ouexalte, et par son allure historiographique au sens large.Définition purement pragmatique55 qui ne résout pas tous lesproblèmes: en effet, nous présupposons d'une part que la défi-~iti2n gu ~~iI1:t.~~~dl~~r~~iI?:(l.l!te-:avec des effets surprenants: lacanonisation tardive de Charlemagne en fait un saint et; du coup,rétroactivement, de la Vie d'Eginard 'ln texte hagiographique -,et d'autre part que le concept « historiographique» est uni-voque : mais que faire de tant de nos textes liturgiques, poé-tiques, homilétiques ... ? Faut-il, en raison du fait qu'ils compren-nent nécessairement des allusions à l'histoire du saint, lesaccueillir dans le corpus littéraire que nous avons défini commehistoriographique, ou créer pour eux une classe spéciale='' ?

54. _ La documentation hagiographique est plus large que la « littérature»hagiographique, comme en témoignent par exemple les litanies, les calen-driers, les « authentiques de reliques », les dictons, les jurons ... Dieter von derNahmer (cil. ci-dessous, n. 57) définit l'hagiographie par la seule référence auxsaints : «Der Begriff Hagiographie bezeichnet keine einheitliche Textgattung[ ... ]. Hagiographie: Das meint aIle Texte, die der Erinnerung an Heilige gewid-met sind» (p. 3). En somme il y a là une définition du « document hagiogra-phique » plutôt que de 1'« hagiographie ». Sur le concept de « document hagio-graphique », voir H. Delehaye, qui écrit: « Il faudra [ ... ] réserver ce nom [de« document hagiographique »] à tout monument [sic] écrit inspiré par le cultedes saints, et destiné à le promouvoir» (Les légendes hagiographiques, 3e éd.,Bruxelles, 1927, p. 2). Marc Van Uytfanghe y avait lu, sous la plume deDelehaye, une définition implicite de l'hagiographie en général (voir AnalectaBollandiana, t, 111, 1993, p. 146) .

55. _ D'autres regroupements semblent bien plus organiques, qui, eux, dis-socient le corpus hagiographique : les biographies profanes et les biographiesde saints ne sont-elles pas si semblables? Et d'ailleurs s'est-on déjà appliqué àidentifier les spécificités de la littérature hagiographique par rapport à la«Geste des évêques de Liège» de Hériger de Lobbes, au «Voyage deCharlemagne à Jérusalem», au «Roman d'Alexandre», au «Perceval » deChrétien de Troyes, voire aux fabliaux ou à la poésie courtoise?

56. - Ces questions ne sont pas artificielles pour les érudits qui doiventdresser des répertoires. Ainsi, notre définition «historiographique» est-ellegrosso modo celle qui a servi aux bollandistes pour définir l'extension de la

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'(~sentations mentales et les pratiques culturelles de la société« enchantée » par ses saints, que par les desseins, les stratégies,ou les artifices du petit monde généralement médiocre, parfoisservile, d'hagiographes, trop souvent naïfs, conformistes, rouésou stipendiés.

D'ailleurs, les hagiographes et l'hagiographie ne sont pas lesseuls à avoir été ainsi négligés. Ce n'est pas depuis très longtempsque les anciens historiens et l'historiographie médiévale retien-nent l'attention des chercheurs, dans le monde francophone aumoins. Bernard Guenée l'a rappelé et montré:

S'il est bien vrai que, dans la première moitié du XIXe siècle,érudits et historiens lisaient avec passion, pour mieux connaîtrele moyen âge, ses sources narratives, les uns n'y cherchaientcomme dom Bouquet avant eux que des faits, et les autres n'enretenaient que des récits originaux. Les médiévistes de ce tempsne s'inquiétaient guère des historiens du moyen âge eux-mêmes,il se souciaient peu de leurs constructions et de leurs intentions,ils n'envisageaient pas d'ensemble une littérature pour laquelle,d'ailleurs, ils n'avaient même pas de mot 60.

Lt--Une fois acceptée cette convention, à savoir pratiquement une

définition par le héros et le projet historiographique, la littéra-ture peut être traitée de diverses manières, par les littéraires oules historiens. Comme objet documentaire, comme objet propre-ment littéraire, comme objet plus généralement culturel.

L'histoire de la littérature hagïograPhique

S'il n'existe pas à ce jour d'histoire « générale » de la littéra-ture hagiographiqueë", alors que les monographies n'ont pasmanqué, c'est que la littérature hagiographique n'a été que tar-divement envisagée avec netteté comme « objet littéraire »58etcomme « objet culturel » propres.

C'est sans doute que les hagiographes intéressaient beaucoupmoins que les saints59. Qui s'en étonnerait? Dans le programmepastoral de l'église, le constat ne souffre pas de discussion. Pourles érudits, dans la grande tradition née avec Rosweyde, c'est lacollection des informations sur les saints qui retenait l'attentionet éveillait la passion: d'ailleurs, l'anonymat volontaire danslequel s'étaient enfermés tant d'hagiographes eût suffi à décou-rager de les prendre d'entrée de jeu comme objets spécifiques dela recherche. Pour les historiens, spécialistes comme généralistes,les «saintes femmes» et les «saints hommes» avaient jouédurant leur vie terrestre un rôle incomparablement plus remar-quable que les lettrés au service de leur cause. Les anthropo-logues ou les sociologues sont davantage fascinés par les repré-

La littérature hagiographique comme outil heuristique

Depuis le XIXe siècle au plus tard, la littérature hagiogra-phique, comme depuis qu'il y a de l'histoire les œuvres historio-graphiques en général, a été reconnue comme une documenta-tion historique capitale pour la connaissance du moyen âge, ycompris en dehors du monde des ecclésiastiques et des historiensde l'Eglise.

D'abord, pour connaître les saints, leurs sanctuaires et lesformes de leur culte, dans la grande tradition bollandienne.Ensuite, comme témoin de l'histoire disons « générale » ou clas-sique, au service de chercheurs qui pouvaient n'éprouver qu'unintérêt médiocre pour les saints, leurs églises et les dévotions desfidèles, mais qui découvraient dans les légendes des informationsinédites sur les événements, les personnages, les institutions: undes signes en a été la Bibliotheca Historica Medii Aevi qu'AugustPotthast mettait à la disposition des médiévistes en 1862, et danslaquelle il consacrait une volumineuse section aux biographies, àsavoir essentiellement aux Vies de saints=.

Bibliotheca hagiographica Latina. François Halkin en a supposé une autre beau-coup plus extensive pour la Bibliotheca hagiographica graeca.

57. - Des manuels en traitent, encore que dans le cadre plus large de l'ha-giographie comme discipline et comme documentation: René Aigrain,L'hagiographie. Ses sources, ses méthodes, son histoire, Paris, 1953; RéginaldGrégoire, Manuale di agiologia. Introduzione alla letteratura agiografica, Fabriano,1987 (Bibliotheca Montisfani, 12) ;jacques Dubois,jean-Loup Lemaitre, Sources etméthodes de l'hagiographie médié:vale,Paris, 1993 ; Dieter Von der Nahmer, Die latei-nische Heiligenvita. Eine Einführung in die lateinische Hagiographie, Darmstadt,1994. L'Histoire internationale de la littérature hagiographique latine et vernaculaire enOccident des origines à 1550, en cours de parution chez Brepols, a spécifiquementpour objet la littérature hagiographique ; deux volumes ont paru, le premier en1994, le second en 1996; le troisième est en chantier.

58. - Comme « objets linguistiques ", les littératures hagiographiques ver-naculaires ont été étudiées pour elles-mêmes depuis longtemps.

59. - Paul Peeters dit de l'œuvre des bollandistes que sa « constante ambi-tion fut de servir la gloire des saints en servant la vérité» (L'œuvre des bollandistes,Bruxelles, 1942, p. 8).

60. - Bernard Guenée, Histoire et culture historique dans l'Occident médié:val,Paris, 1980 (Aubier, CoIlection historique), p. 11-12.

61. - La première édition a paru en 1862; la section « Vita », en trèsgrande majorité hagiographique, occupe à elle seule 366 des 940 pages du

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1--40Depuis que les auteurs hagiographes sont victimes du soupçon

généralisé qui, avec le freudisme, frappe tout témoin en tant quetel, l'intérêt se porte davantage non Sur ce que raconte ou cedont prétend témoigner l'hagiographe, mais sur ce dont iltémoigne à son insu: sa personnalité, ses idées, son milieu, sacommunauté, son temps. En quelque sorte, l'hagiographiecomme littérature devient le miroir au travers duquel on perçoitla société de l'écrivain: c'est le champ de prédilection de larecherche des médiévistes modernes, anthropologues, socio-logues, dont le nombre ne cesse de croître et les intérêts de sediversifier62.

Gisement documentaire que les historiens ne sont pas près denégliger, la littérature hagiographique constitue aussi un trésorpour les spécialistes des langues modernes. Dans les langues ver-naculaires, les Vies des saints occupent Souvent par leur antiquitéles premiers rangs et ont été, pour cette raison, analysées etdécortiquées par les «romanistes» et leurs émules, «germa-nistes» et autres, depuis que leurs disciplines spécifiques exis-tent. Les spécialistes qui s'en occupaient n'avaient pas pourobjectif de faire l'histoire du saint à partir de leurs légendes, maisd'analyser les textes comme témoins de l'histoire de la langue.

La littérature hagiographique comme objet d'histoire

Mais l'hagiographie et les hagiographes peuvent être aussiconstitués eux-mêmes en tant que tels en objets d'histoire spéci-fiques. Pour qu'ils acquièrent ce statut, il sera nécessaire d'éman-ciper leur histoire de celle des saints, voire de l'histoire du culte.

Il n'y a pas d'histoire proprement dite en dehors de l'espaceet du temps63. Nos textes doivent d'abord être datés, localisés,

répertoire, index et tables mis à part.

62. - Ce n'est pas le lieu ici de dresser un palmarès; nommons, à titred'exemple d'un travail récent résolument moderne, celui de Caroline Bynum(jeûnes etfestins sacrés. Les femmes et la nourriture dans la spiritualité médiévale, Paris,1994; traduit d'un ouvrage paru en anglais en 1987 sous un titre aux effetsintraduisibles: Holy Feast and Holy Fast), et son chapitre intitulé < La nourrituredans les vies des saintes ».

63. - Il Ya d'autres manières, aujourd'hui comme hier, de concevoir l'his-toire. Hippolyte Delehaye et Heinrich Günter par exemple songeaient surtoutà repérer les éléments communs aux légendes, dans le cadre d'études d'orien-tation formaliste. Dans le contexte de leurs grands travaux mentionnés ci-dessous (n. 83), la chronologie et la géographie -le Sitz-im-Leben en général-ne les retiennent guère.

~Iattribués. Immense entreprise quand on connaît la richesse ducorpus. Mais elle est en trainô+. Ce travail d'étiquetage est exi-geant et long. Quelque dossier qu'on ouvre, les problèmes proli-fèrent : en particulier lorsque les textes sur lesquels il faudrait seprononcer sont mal édités - ce qui est le cas de la majoritéd'entre eux - voire inédits.

Le temps des répertoires

Des répertoires spécifiques peuvent alors être dressés. N'enexisterait-il pas? Pour ne pas remonter au-delà du XIXe siècle, rap-pelons la Bibliotheca de Potthast=, puis surtout les Bibliothecaehagiographicae - la Graeca, la Latina et l' Orientalis - et autres réper-toires des bollandistes'v, et leurs mises à jour. Mais un des traitsde ces répertoires est précisément qu'ils ont été conçus en fonc-tion des saintsv", dans leur ordre alphabétique. Dans leSupplementum de la BHL un index des auteurs rend service sanstoucher au système et à ses fins68. Mais pas d'index permettant auchercheur de dresser par exemple la liste des œuvres régionalesd'une époque données". Dans le domaine des langues vernacu-

64. - En la matière, les travaux publiés dans les < Sources hagiographiquesde la Gaule antérieures à l'an mil < [SHG], sous la direction de FrançoisDolbeau, Martin Heinzelmann, Joseph-Claude Poulin, et dans le cadre del'Institut historique allemand de Paris, sont exemplaires. Le fascicule V a parudans Francia, t. 23 (1996), p. 168-205.

65. - Voir ci-dessus, n. 61.66. - Il ne faut pas oublier par exemple le très précieux Index miraculorum

beatae Mariae virginis quae saec. VI-XV latine conscripta sunt publié par A. Ponceletdans les Analecta Bollandiana (t. 21, 1902, p. 241-360), qui n'aurait pu voir lejour sans les travaux du romaniste A. Mussafia, ou les Inédits non recensés dans laBHL (Analecta Bollandiana, t. 102, 1984, p. 163-196,355-380), dans lesquels H.Fros a ordonné une bonne partie des fiches dressées dans le contexte des« Catalogues récents de manuscrits hagiographiques », qui ont paru assez régu-lièrement dans les Analecta Bollandiana à partir de 1970.

67. - Il est significatif que dans la Bibliotheca de Potthast tous les saintstraités dans les Acta Sanctorum soient nommés, même ceux pour lesquels les bol-landistes n'avaient pas trouvé ou publié de légendes: Potthast ne destinait passon répertoire aux historiens de la littérature comme telle.

68. - Le Novum Supplementum de la BHL a paru en 1986 dans les Subsidiahagiographica (vol. 70) sous le nom de Henri Fros.

69. - Nous avons à l'Université de Namur les fondements d'une banqueinformatique (voir ci-dessous, n. 80) qui permet ou permettra de répondre àtoutes les questions de ce type. Dès le programme initial de Rosweyde, tables etindex multiples étaient prévus: Rosweyde en prévoit treize dans ses optimistesFasti. Les voici, telles que les énumère H. Delehaye : « 10 table alphabétique dessaints; 20 table des saints avec indication du pays d'origine, de la condition, de

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'-"LJ.&. .&..&..&..&.~.&..&. .&.ru,-.1.

~olaires, le même mouvement se dessinait: songeons à R. Bossuatet à ses continuateurs pour les textes en ancien français et enmoyen français. Mais bien d'autres pourraient être nommés,dont R. Godding a dressé récemment la liste très utile70.

De nouveaux répertoires, signe des temps, sont axés non plussur les saints, mais sur les textes ou les auteurs. Des exemples?L'Index de la littérature médiolatine de Belgique, dont le premiervolume a paru en 197371, et qui couvre actuellement la périodequi va des origines, vers 675, à 1200 ; la Clavis des auteurs latins dumoyen âge. Territoirefrançais, 735-987, dont le premier volume aparu en 199472.

L'ampleur des inventaires est impressionnante. Peut-onpenser alors que l'essentiel soit fait? Détrompons-nous. Plutôtque d'en administrer la preuve, illustrons nos ignorances d'unseul cas. Nous avons tenté de chiffrer le corpus occidentalancien, disons antérieur à 800. Nous nous sommes risqués à des

la qualité, de l'époque, du lieu de naissance, de l'auteur, de la Vie; 3° table dessaints par états (religieux, vierges, veuves, personnes mariées) ; 4° table parfonctions et dignités (apôtres, évêques, etc.) ; 5° par pays et provinces; 6° parlocalités où les saints sont honorés comme patrons; 7° par ordre de patronagesdans certaines maladies; 8° par ordre de patronages dans divers métiers; 9°noms propres de personnes et de lieux; 10° textes de l'Écriture; Il ° indexpour la controverse; 12° index pour les catéchismes; 13° index alphabétiquedes matières et des mots » (A travers trois siècles. L'œuvre des bollandistes, Bruxelles,1920,"p. 11-12. La liste latine originale a été reproduite dans le tome 1 des ActaSanctorum de janvier, 3e éd., Paris, p. XXIII, col. a). Si les successeurs deRosweyde n'ont jamais donné ces tables générales, ils ont doté chacun desvolumes des Acta Sanctorum de précieux index, qui restent une mine de rensei-gnements. D'autres, dans le champ de l'hagiographie, feront des travaux ana-logues. L'histoire de ces instruments appartient à .celle de la culture savante.Mentionnons pour mémoire deux exemples: Bagatta avec son monumental ettoujours utile répertoire systématique des Miracles (Admiranda orbis christiani ...indicia, 2e éd., Augsbourg et Dilingen, 1695) ; plus modestes mais aussi signifi-catifs les deux petits ouvrages d'Adrien Baillet parus sans nom d'auteur à Paris,en 1703, à savoir une Chronologie des saints: « où les points principaux de la vieet de la mort de ceux que l'Église honore d'un culte selon les temps, avec lesévenemens les plus considérables de la religion avant et après Jésus-Christ, etune Topographie des saints où l'on rapporte les lieux devenus célèbres par lanaissance, la demeure, la mort, la sépulture et le culte des saints »,

70. - Bibliotheca hagiographica vulgaris. Revues et sociétés d'hagiographie. De l'an-cien et du nouveau, in Analecta bollandiana, t. 113 (1995), p. 151-154.

71. - Index Scriptorum Operumque Latino-Belgicorum Medii Aevi. Nouveau réper-toire des œuvres médiolatines belges, sous la direction de Léopold Genicot et PaulTombeur, 4 vol. parus, Bruxelles, 1973-1979.

72. - Sous la direction de Marie-Hélène Jullien et Françoise Perelman,dans le cadre du Corpus Christianorum, Continuatio Mediaeualis.

~

calculs, à partir de répertoires existants. Que recense la Clavispatrum latinorum d'Eligius Dekkers73, à savoir pour tout ce quiaurait été écrit avant le milieu du VIlle siècle? Quelque 270œuvresî".

Il faut y ajouter les traductions venues du grec, exclues de laClavis : comment s'en passer sans défigurer le patrimoine desbibliothèques d'alors? Peut-on imaginer la bibliothèque hagio-graphique occidentale sans les traductions de la Vie d'Antoine parAthanase, qui avait tant impressionné Augustin? Grâce à lamonumentale Clavis Patrum graecorum de Maurits Geerard

75,

nous augmenterons notre liste des œuvres qui ont circulé en latinsous le nom d'un père grec, en veillant à ne prendre en compteque celles qui ont été traduites en latin avant le IXe siècle. Ce sup-plément semble tourner autour de la quarantaine d'œuvreshagiographiques grecques « d'auteurs », à l'exclusion des ano-nymes _ qui ne figuraient pas dans le programme du savant bru-geois. Ces textes grecs anonymes traduits en latin à hauteépoque, à savoir surtout les innombrables passions principale-ment, ont été recensés dans le Verzeichnis de Hermann JosephFrede?". Sous ses rubriques «Actes [anonymes), Passions et Viesdes Saints» et «Actes apocryphes des apôtres [et de Marie) »,

celui-ci recense quelque 50 textes supplémentaires.Additionnons les résultats arrondis de tous ces dénombre-

ments: 270 œuvres latines d'origine, 90 œuvres traduites du grec,soit environ 360 œuvres. Aurait-on là un ordre de grandeurfiable, du moins du corpus conservé? Pas encore vraiment:Eligius Dekkers s'arrête en 735, à la mort de Bède. Dans lesautres répertoires, nous avons pris pour norme la fin du vm=siècle. Décalage embarrassant: y a-t-il moyen de couvrir les deuxtiers manquants de ce siècle qui fut si prolifique pour les œuvreslatines originelles? Sans doute, mais l'enquête s'allongeraitdémesurément; elle est d'ailleurs en cours. Tentons un doublesondage. Le premier, pour la seule Belgique, dans ses frontières

73. - Dans sa nouvelle édition de 1995.74. _ Quelque 230 pièces anonymes répertoriées dans la section XIII (aux

200 numéros de la première édition, qui couvrent la série 2049 à 2248, ont étéajoutées quelque 30 pièces, intercalées dans l'ensemble et munies de codesalphanumériques, du type 2176a, 2185a, etc.), auxquelles il faut ajouter lespièces hagiographiques dont l'auteur est connu et qui sont recensées en dehorsde la treizième section, soit, si le compte est bon, 42 autres pièces.

75. - Clavis Patrum Graecorum, 5 vol., Turnhout, 1974-1987.76. _ Kirchenschriftsteller. Veneichnis und Sigel. 4. aktualisierte Auflage,

Fribourg en Br., 1995 (Vetus Latina. Die Reste der altlateinischen Bibel, 1/1).

Page 12: Guy Philippart. L'Hagiographie Comme Littérature

~1..actuelles: à s'en rapporter à l'Index mentionné ci-dessus, il fau-drait ajouter au moins cinq œuvres, peut-être sept. Le second estfondé sur les manuscrits: prenons les principaux recueils recen-sés dans les Codices latini antiquiores parus sous le nom d'E.A.Lowe?". Même si tels d'entre eux peuvent être du début du IXesiècle, et non antérieurs à 800, formons l'hypothèse peu risquéequ'ils véhiculent tous des textes qui appartiennent au plus tardau vm=siècle. La série est impressionnante de ceux qui n'ont paseu les honneurs des répertoires utilisés: il y en a environ 6078.Sans trop d'effort, nous arriverions donc à un total qui doit avoi-siner les 420 œuvres antérieures au IXe siècle. Sous réserve d'in-ventaire!

Ces estimations sommaires et partielles montrent la richessedu corpus/? et démontrent que notre histoire de la littératurehagiographique n'a pas encore franchi l'étape rudimentaire del'inventaire. On ne s'étonnera pas que, parmi les spécialistes, plu-sieurs se sont fixé aujourd'hui pour tâche de tenter de franchir

77. - E.A. Lowe, Codices Latini antiquiores. A Paleographical Guide to LatinManuscripts to the Ninth Century, 11 vol., Oxford, 1934-1971. Voir Guy Philipp art,Les légendiers latins et autres manuscrits hagiographiques, Turnhout, 1977 (Typologiedes sources du moyen âge occidental; 24-25), p. 28-31, où sont recensés tous leslégendiers antérieurs au début du IXe siècle et tous les autres manuscrits oufragments antérieurs au milieu du VIlle s.

78. - HJ. Frede avait déjà mentionné quelques rares pièces à partir durépertoire de Lowe.

79. - Pour quel corpus documentaire écrit possède-t-on une telle produc-tion, ininterrompue dans la longue durée, abondante et polymorphe, de labasse antiquité à la renaissance, coextensive à la chrétienté; multilingue ? Sait-on qu'il existe pour les saints antérieurs à 1500, quelque 3 300 dossiers latins,soit bien plus de textes? Combien? Toute estimation précise serait aujourd'huirisquée. Contentons-nous de repères: dans la Bibliotheca hagiographica Latina etson Supplementum, les bollandistes ont distingué quelque 13 300 unités, dési-gnées par des numéros ou des codes alphanumériques. Certes cela ne veut pasdire autant d'œuvres: certaines portent en effet plusieurs numéros ou codes,un par partie par exemple. Des récritures à peine distinctes textuellement deleur modèle portent un numéro ou un code propre: ont-elles vraiment droit austatut d'œuvres? Certains chapitres de collections ont été traités aussi commedes œuvres à part entière, dotées d'un code ou d'un numéro. Il faut donc pources raisons réduire ce total. Il n'empêche, il y a là des milliers de textes conser-vés, que les historiens de la littérature hagiographique s'emploient à distinguer,dater, localiser, à attribuer à un auteur ou à un milieu. Et, pour cet ensemble,des milliers d'anonymes face à la cohorte des quelque 1 600 hagiographes quiont signé leur œuvre ou en ont fait des pseudépigraphes. Faut-il ouvrir les dos-siers dans les autres langues? Il Yen a en grec quelque 950 dossiers dont 295sont communs avec le latin. Mais combien dans les langues vernaculaires del'occident et dans les langues de l'orient?

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cette étape. L'opération n'est pas assurée, car nous travaillons surune matière encore brute, avec des textes inédits ou circulantsous des formes incertaines. D'ailleurs ces évaluations ne sont-elles pas illusoires? Pour combien de textes ainsi répertoriés, nosinformations sont-elles suspectes voire erronées! Les dates enparticulier, sans lesquelles l'histoire ~ourt des risques excessifs,sont très souvent sujettes à caution. A voir le temps que prendl'expertise d'une seule œuvre, il ne faut pas être devin pourprévoir que le bout du tunnel n'est pas pour demain.

D'autant que d'autres problèmes se posent. Qu'est-ce qu'uneœuvre dans le champ de la littérature hagiographique, où la pra-tique de la récriture est une tradition? « Quand l'écart entre uneœuvre et une récriture sera-t-il suffisant pour qu'on puisse direde la seconde qu'elle constitue une œuvre originale? » Questioncruciale, notamment quand il s'agit de répertorier les œuvres, defaire des comptes. Elle s'impose quotidiennement à nous dans letraitement des exemplaires des manuscrits hagiographiqueslatins, que nous imposent la conception et la construction d'unebase de données, riche actuellement de quelque 60 000 exem-plairesê".

Et que nous reste-t-il de ce qui a été écrit? Toutes les enquêtesmontrent la terrible précarité de la majorité des œuvres: à côtéde celles qui ont connu une large diffusion, qui a déterminé leursurvie, combien d'autres destinées à un public local n'ont-ellespas péri! Il faudrait le vérifier, mais des indices le suggèrent:chaque communauté d'un certain rang avait outre sa biblio-thèque hagiographique classique, sa collection locale. Pour

80. _ Ce programme a fait l'objet de plusieurs présentations; voir notam-ment, dans l'ordre chronologique des publications: François De Vriendt,Michel Trigale t, «L'indexation informatique de la Bibliotheca hagiographicaLatina et des Catalogues de manuscrits hagiographiques. Deux projets en cours auxFacultés universitaires de Namur », in Litterae Hagiologicae, Bulletin d'Hagiologia,Atelier belge d'études sur La sainteté (éd. Brepols), t. 1 (1995), p. 7-11; GuyPhilippart, « Pour une histoire générale, problématique et sérielle de la littéra-ture et de l'édition hagiographiques latines de l'antiquité et du moyen âge », inCassiodorus, Rivista di studi sulla tarda antichità, t. 2 (1996), p. 197-213; FrançoisDe Vriendt, Michel Trigalet, « Littérature hagiographique et bases de données.À propos de deux projets en cours à l'université de Namur », in Le médiéviste etl'ordinateur, n034 (1996-1997), p. 5-16; Guy Philippart, François De Vriendt,Michel Trigalet, « Problèmes et premiers résultats d'une histoire générale de lalittérature hagiographique » [à paraître dans les Proceedings d'un colloque tenuà Cork en 1997] ; Guy Philipp art, « L'hagiographie sicilienne dans le cadre del'hagiographie de l'Occident» [à paraître dans les actes d'un colloque qui s'esttenu à Catane et Paternè en septembre 1997].

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J"J:GUY l'HIL1PPART L'HAGIOGKAl'Hlt.. t.;U1VllVl~Lll .lJ:.J:V"I,..lU~

<~ç)'"\chaque bibliothèque détruite, des œuvres originales sans diffu-sion extra muras disparaissaient. Or, les études le montrent àl'envi, la plupart des bibliothèques médiévales ont disparu. Il estprobable que les destructions ont frappé encore plus massive-ment que les latines les productions vernaculaires, destinéesdavantage à la lecture des laïcs. Les inventaires ne donnerontdonc jamais une idée représentative du corpussi.

de la recherche, les hagiographes ne sont-ils pas aujourd'huiétudiés pour eux-mêmes, les conditions de leur travail examinéesà la loupe84? Des études de plus en plus nombreuses ne sont-elles pas consacrées à la création littéraire et à son public85 ?

Appuyée sur ses répertoires critiques, qui auront distribué lamatière de manière ordonnée par régions et par époques, 1'his-toire de la littérature hagiographique s'emploierait par priorité àmettre les textes dans leur contexte et autoriserait des rappro-chements, dans la diachronie comme dans la synchronie. Ellepourrait alors être « sérielle »86, par le choix de données appro-priées et comparables, et se prêter à un traitement statistique, quirévélerait ainsi des tendances, des mutations, les daterait, les attri-buerait, tenterait de les expliquer. Elle pourrait être « probléma-tique », et prendre pour objet non plus des auteurs et des œuvresmais des questions générales: l'hagiographie comme concur-rence avec d'autres littératures, comme contrepoids à une théo-logie, comme fait littéraire, avec ses moyens, ses conventions, sareconnaissance sociale, l'hagiographie face au conflit entrel'éthique du vrai et l'éthique du bien ...

Dans cette perspective, elle gagnerait sans doute à prendreclairement pour objet le «discours hagiographique» commeprogramme, pastoral ou politique au sens large, avec en arrière-

Le temps d'une histoire générale?

Les inventaires ne sont pas encore l'histoire générale de la lit-térature qu'on peut espérer. Mais qu'est-ce qu'une histoire géné-rale de la littérature hagiographique ? Après avoir tenté une défi-nition de la littérature hagiographique, nous ne nous risqueronspas à un nouvel essai à propos de son histoire et nous n'avonsguère le désir d'édicter des normes. L'histoire littéraire n'en apas besoin: elle se donne au fil des temps, au gré des théories etdes essais successifs, des formes changeantes et constitue elle-même, à ce titre, un objet d'histoire82. Soyons optimistes: n'est-ce pas grâce à la multiplicité même des objectifs, des question-naires, des opérations intellectuelles, qu'elle se construira?D'autant qu'elle s'est déjà constitué une tradition.

Il serait inutile et impossible d'énumérer les sommes d'érudi-tion consacrées à la datation ou à l'attribution des œuvres hagio-graphiques. Mais on pourra mentionner quelques travaux plusgénéraux. Hippolyte Delehaye et Heinrich Günter n'ont-ils pasprécisément pris pour cible de leurs recherches la littératurehagiographique comme telle, et publié sur le sujet des travauxqui restent des classiquesêê ? En outre, orientation plus moderne

hommage sous la plume d'un tel censeur. Il faudrait signaler aussi les études quiont porté sur des régions, ou des époques moins vastes, comme, parmi tantd'autres, celles, très érudites mais aux résultats particulièrement hasardeux,qu'Albert Dufourcq a consacrées aux actes des martyrs romains (Étude sur les«Gesta Martyrum» romains, 5 vol., Rome et Paris, 1900-1910, 1988).

84. - Un exemple typique et remarquable: François Dolbeau, « Les hagio-graphes au travail : collecte et traitement des documents écrits (lXe-XIIesiècles) », in Manuscrits hagiographiques et travail des hagiographes, éd. MartinHeinzelmann, Sigmaringen, 1992 (Beihefte der Francia, 24), p. 49-76.

85. - Utile note bibliographique sur le sujet dans le dernier chapitre del'introduction à l'hagiographie latine de Dieter von der Nahmer (voir ci-dessus,n. 57), intitulé « Der Autor und sein Publikum » (p. 170-178). Le troisième« Congresso Internazionale dell'Associazione Italiana per 10 Studio dellaSantità, dei Culti e dell'Agiografia », qui se tiendra à Vérone en 'octobre 1998,aura précisément pour sujet « Il pubblico dei santi. Forme e livelli di ricezionedei messaggi agiografici » ;J.-Ph. Genet vient de publier les actes d'un autre col-loque international tenu à Madrid, à la Casa Vélasquez, sous le titre L'histoire etles nouveaux publics dans l'Iiurope médiévale (xur-xv" siècles), Paris, Sorbonne,-1997.

86. - Voir Guy Philippart, « Pour une histoire générale, problématique etsérielle, de la littérature et de l'édition hagiographiques latines de l'antiquité etdu moyen âge », in Cassiodorus. Rivista di studi sulla tarda antichità, 2, 1996, p.197-213.

81. - Xavier Hermand a en chantier une vaste thèse, fondée sur l'étude desmanuscrits conservés et sur les documents d'archives, consacrée aux biblio-thèques du Namurois d'entre 1350 et 1550 environ. Ses conclusions confirmentlargement et documentent ce sinistre.

82. - « L'histoire littéraire dont il faudrait aussi écrire l'histoire ... », disaitJean-YVes Tadié (La critique littéraire au xx.e siècle, Paris, 1987 [Les dossiersBelfond)), p. 14.

83. - De Hippolyte Delehaye: Les légendes hagiographiques, 3e éd. revue,Bruxelles, 1927 (Subsidia hagiographica, 18), et Les passions des martyrs et les genreslittéraires, 2e éd., Bruxelles 1966 (Subsidia hagiographica, 13b), utiles surtout pourle premier millénaire; de Heinrich Günter : Legenden-Studien (Cologne, 1906),et Die christliche Legende des Abendlandes (Heidelberg, 1910,Religionswissenschafùiche Bibliothek, Bd. 2). H. DeIehaye considérait que lesLegenden-Studien servaient « de complément non moins que de confirmation»(Analecta Bollandiana, t. 25, 1906, p. 397) à ses Légendes hagiographiques, rare

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1~ç;

fond une nébuleuse de représentations mentales. Ces représen-tations mentales qui nourrissent et conditionnent la créationhagiographique, nous en connaissons bien le contenu et le fonc-tionnement, de mémoire ou grâce aux regards séculiers dessociologues. Mais il faut en souligner les traits aux étudiants d'au-jourd'hui, qui, le plus souvent, n'en ont plus la pratique et àpeine l'idée; et définir ainsi la religion de nos anciens hagio-graphes: une religion du tangible, de l'objet matériel et deslieux; des lieux sacrés, points de contact entre l'au-delà et l'ici-bas; sanctuaires, cimetières, terres saintes, mais aussi les objetssacrés: les reliques surtout et les images; lieux et objets déposi-taires, détenteurs de puissances surnaturelles. Une religion dusalut et du risque, avec un Dieu vivant et anthropomorphe, quiintroduit les hommes de bien dans sa cour et les promeut au rangde compagnons célestes, et avec ses ennemis voués aux puis-sances ténébreuses et hostiles. Une religion de l'au-delà omni-présent, comme terme obligé, mais aussi comme espace et tempsvisitables ; avec des relations, inquiétantes et rassurantes à la fois,entre l'en-haut et l'en-bas; le saint mort est présent sur terre; ilYest chez lui, a ses amis, ses ennemis, ses biens, ses terres, ses lois,ses cérémonies; ses reliques sont les lieux magiques de l'exercicede son pouvoir.

On ne peut isoler les « arétalogues ,,87 du monde dans lequelils ont conçu leur dessein et construit leurs œuvres. Ils y occupentune position ambivalente, qui les rend particulièrement intéres-sants. S'ils sont les sujets des croyances, des pratiques, descraintes et des espoirs communs, ils sont aussi du côté de l'ordreet du pouvoir, ainsi que de la mission chrétienne et de ses idéaux.Ils font partie de cet appareil ecclésial qui vit des représentationsd'une société « enchantée» par ses saints et tente de les gérer.Missionnaires et pasteurs, ils proposent les saints hommescomme modèles, accompagnent la dévotion de ceux qui enattendent une aide sur terre ou dans l'au-delà, mettent en gardecontre les châtiments surnaturels qui frappent les impies.Théologiens et gardiens de l'orthodoxie, ils jouent au plus prèsavec des croyances d'allure polythéiste, tout en rappelant dans lesprologues de leurs œuvres que le saint dans son ciel n'est qu'un

87. - Deux inscriptions trouvées à Délos usent du mot pour désigner lefonctionnaire d'un temple; et un scholiaste de Juvénal explique: « les aréta-logues sont, comme d'aucuns l'affirment, ceux qui racontent des miracles, c'est-à-dire des actes de la puissance divine» (Arithalogi sunt, ut quidam uoluni, quimiras res, id est deorum uirtutes, loquuntur). D'après Marc Van Uytfanghe,« L'hagiographie », cit. ci-dessus, n. 49, p. 142, n. 20.

1.

~tmédiateur, ou que les auteurs de prodiges peuvent être desagents du démon comme de Dieu. Gestionnaires du culte, ilstirent bénéfice de leur rôle d'intermédiaires, d'agents des églises,de propriétaires des reliques et des lieux sacrés. Il sont confron-tés à un public qui n'est pas forcément gagné d'avance, ni soli-daire de leurs desseins, et parmi lesquels des esprits forts sedéfient des fraudesêê, voire peuvent tourner en dérision lessaints, leurs reliques, leurs dévots, se rire des interdits et desmalédictions, profaner les lieux sacrés, voler les objets, trafiquer;ils sont aussi confrontés à la concurrence d'autres récits, orauxou écrits, avec des héros ou des modèles venus d'ailleurs ouéchappant à la raison chrétiennes? : alors ils usent de leur art

88. - Sur la contestation cnuque voir Michael Goodich, «Miracles andDisbelief in the Late Middle Ages », in Mediaevistik, t. 1 (1988), p. 23-38 ; et déjà,parmi d'autres, Heinrich Günter, Psychologie der Legende. Studien zu einer unssen-schaftlichen Heiligen-Geschichte, Freiburg, 1949, p. 13 et suiv. Le chapitre desfraudes serait volumineux. De la multitude des témoignages épinglons celui deGuillaume de Digulleville, qui, dans Le Pèlerinage de la vie humaine (daté de 1330-1332), décrit l'Avarice sous la forme d'une vieille femme à six mains. Voici,d'après le résumé qu'en donne Delacotte, la description de l'une de ces mains:« Une autre main d'Avarice a nom Barat, Tricherie, Tricot, Hasard et Décevance.C'est la main qui trompe les gens sans malice [... ]. C'est encore cette main-làqui fabrique de faux suaires et faintis [fausses reliques] pour extorquer l'argentdes gens trop crédules. Elle prend dans les monastères de vieilles images oustatues, elle leur fait des trous dans la tête où elle introduit de l'huile, de l'eauou du vin, et elle leur attribue ensuite le don des miracles. Et pour que la trom-perie soit plus efficace et le miracle plus évident, elle ramasse tous les coquinsdu voisinage, elle leur fait simuler qu'ils sont boiteux, sourds, muets et contrais[perclus]. Et en tel point venir lesfas/ Devant l'image et crier: las, 1Saint image, gué-rissez-moi! Et ils sont guéris. Tous les badauds crient au miracle. Et puis ainsigagne le prêtre/ Et fait-on une fausse fête» (Joseph Delacotte, Guillaume deDigulleville (poète normand), Trois Romans-Poèmes du XIII' siècle. Les Pèlerinages de laDivine Comédie, Paris, 1932, p. 110).

89. - Il ne faut pas les oublier, ces rivaux, même si leurs œuvres ont souventdisparu corps et biens; elles ont sans doute souvent stimulé les hagiographesmédiévaux. La quête des informations sur ces œuvres concurrentes est très aléa-toire : au gré des lectures, ici ou là, on saisit que la « légende» hagiographiqueavoisine des littératures rivales. Heinrich Günter a relevé les protestations d'ha-giographes contre les légendes profanes ou les « contes de bonnes femmes»(OP. cit., p. 168-169 et les notes 20 et 21 aux pp. 223-224) ; les exemples pour-raient être multipliés sans peine. Au XVIe siècle, Ignace de Loyola; désœuvré,passe des romans de chevalerie aux légendes des saints, ce qui entraîne saconversion. Pour justifier son programme, Héribert Rosweyde utilise enquelque sorte des arguments analogues: «L'avant-propos [de ses Fasti] aulecteur est un long cri d'indignation contre les érudits chrétiens qui consacrentleurs veilles à éditer et à commenter les scandaleuses prouesses des dieux et deshéros du paganisme, tandis qu'ils laissent en oubli les plus pures gloires del'Eglise» (Paul Peeters, L'œuvre des bollandistes, Bruxelles, 1942, p. 6). Paul

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38 GUY PHILIPPART

pour disqualifier les récits séculiers, dénoncer et récuser les pra-tiques rivales des ensorceleurs, magiciens, guérisseurs, dont lessuccès constituent autant de menaces, inventer des fables quiaccréditent les pouvoirs du saint, ses interventions, ses préfé-rences.

Mais, en fin de compte, les hagiographesv" sont aussi gens delettres, qui ont leurs problèmes propres d'ordre technique et lit-téraire : le choix, l'adaptation, l'invention de formes, fixes oumouvantes, dont les unes réussissent, voire prolifèrent, tandisque les autres végètent. L'inventaire de ces formes, l'histoire deleur apparition et de leurs mutations, restent à l'ordre du jourd'une histoire qui se voudrait littérairev-.

En bref, l'histoire de la littérature hagiographique n'ignorerani les croyances, ni le public, ni les artifices de la littérature.

Conclusion

Une littérature qui se fait reconnaître comme objet spécifiquede savoir et non d'abord comme outil heuristique. Une littéra-

Ricœur a judicieusement observé que « le christianisme a tout de suite eu sonautre [la philosophie grecque, platonicienne, aristotélicienne, stoïcienne], quiétait à la.fois son moyen d'expression et sa contestation interne. C'est ce qui afait la vitalité de la pensée chrétienne» ; on pourrait adapter ce propos, rap-porté dans le journal Le Monde du 10 juin 1994, au cas de la littérature hagio-graphique.

90. - A les nommer toujours ainsi, ne crée-t-on pas l'illusion qu'ils formentcomme un corps particulier? Ce ne sont après tout que gens de lettres, qui ontété amenés, au cours de leur carrière, à composer un discours hagiographique,qui pouvaient être aussi chanceliers, prédicateurs, théologiens, administra-teurs ... Souvent leur production hagiographique prend un relief singulierquand elle est comparée avec leurs autres œuvres. On l'a déjà souligné pour desauteurs aussi illustres que Grégoire le Grand, Bernard de Clairvaux,Bonaventure, Rupert de Deutz ou Hildegarde de Bingen. La lumière que pro-jette l'œuvre hagiographique sur ces auteurs révèle chez eux des comporte-ments et des conceptions souvent insolites pour l'observateur moderne.

91. - Les spécialistes de la première moitié du xx" siècle ont privilégiél'étude des genres. Delehaye résume bien son propos dans l'introduction à sesPassions: « Nous croyons [... ] faire œuvre utile en essayant de caractériser, plusnettement qu'il n'est d'usage, les genres dans lesquels se sont exercés nos pieuxauteurs, d'esquisser à grands traits la genèse de leurs compositions» (Les pas-sions des martyrs, p. VI). Ce qui les intéressait c'était de dégager des phénomènesgénéraux, quasi intemporels, comme « la psychologie des hagiographes» (H.Delehaye, in Analecta Bollandiana, t. 25, 1906, p. 397), le but final restant biende « discerner dans les Passions et les Vies des saints le noyau historique d'avecl'énorme apport de la tradition populaire, dont les études de littérature com-parée fon t tous les jours mieux connaître les éléments et les procédés» (ibid.).

L'HAGIOGRAPHIE COMME LITTÉRATURE39

ture qui pourrait se définir simplement par le type de hérosqu'elle met en scène et par son projet de raconter des histoires.Une littérature que nous isolons ainsi, par le critère historiogra-phique, à l'intérieur du corpus textuel hagiographique; maisque nous réintégrons dans les différents genres littéraires aux-quels ses diverses formes appartiennent de droit. Une littérature,dûment répertoriée, rendue à son contexte social et mental, quiserait d'abord saisie comme «objet culturel », à partir de ceuxqui la produisent et des programmes auxquels ils sont tenus ouqu'ils se fixent. Une littérature dont les formes et le contenucontinuent néanmoins de constituer des objets prioritaires de la

recherche.Il y a du travail pour des générations d'érudits imaginatifs.

Guy Philippart,Université de Namur