gregoire nazianze oeuvres diverses

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St Grégoire le Théologien archevêque de Constantinople appelé aussi St Grégoire de Nazianze OEuvres diverses en traduction française Discours, OEuvres poétiques, Lettres avec en annexe quelques textes mis en vers rassemblées par Albocicade 2011

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  • St Grgoire le Thologien archevque de Constantinople

    appel aussi St Grgoire de Nazianze

    uvres diverses en traduction franaise

    Discours, uvres potiques, Lettres

    avec en annexe quelques textes mis en vers

    rassembles par Albocicade 2011

  • Table des matires

    DISCOURS Discours 4 : Contre l'empereur Julien (extrait) Discours 5 : Contre l'empereur Julien (extrait) Discours 7 : Eloge funbre de son frre Csaire Discours 8 : Eloge funbre de sa sur Gorgonie (extrait) Discours 14 : Sur l'amour des pauvres Discours 15 : Homlie sur les Machabes Discours 21 : Pangyrique de St Athanase Discours 27 : Premier discours thologique Discours 43 : Eloge funbre de St Basile

    UVRES POETIQUES Pomes dogmatiques Les plaies d'Egypte : P I, 1, 14 Le dcalogue : P I, 1, 15 Hymne Dieu : P I, 1, 29 Hymne Dieu : P I, 1, 30 Hymne du soir : P I, 1, 32 (extrait)

    Pomes moraux La cration : P I, 2, 1 (extrait) La foi, la prire et la virginit : P I, 2, 2 (extrait) Sur lui-mme : P I, 2, 9 (extrait) Sur l'humilit, la temprance et la modration : P I, 2, 10 (extrait) Comparaison de l'homme et du temps : P I, 2, 13 Sur la nature humaine : P I, 2, 14 (extrait) Faiblesse de l'homme : P I, 2, 15 (extrait) Des diffrents tats de la vie : P I, 2, 16 Contre la colre : I, 2, 25 (extrait) L'homme et la chouette : I, 2, 25 (autre extrait) Sur un noble sans murs : P I, 2.26 Maximes chrtiennes en vers iambiques : P I, 2, 30 Sentences et maximes en vers ttrastiques : P I, 2, 33

    Pomes sur lui-mme Pome philosophique sur les infortunes de sa vie : P II, 1, 1 Hommage la communaut de l'Anastasia : II, 1, 5 Vie de Grgoire par lui-mme (De vita sua) : II, 1, 11 Sur les vicissitudes de la vie : P II, 1, 32 (deux traductions) Monologue dialogu : P II, 1, 43 Songe de Grgoire : P II, 1, 45 (extrait) A son me : P II, 1, 88 Epitaphe de Grgoire : P II, 1, 92

    LETTRES A Basile de Csare : Lettres 1, 2, 4, 5, 6, 46, 60 A Csaire : Lettre 7 A Philagrius : Lettres 35, 36

  • A Eusbe de Samosate : Lettres 44, 64 A Thodore de Tyane : Lettre 77 A Cleusius : Lettre 114 A Eudoxius : Lettre 178 A Thcle : Lettre 223 A Basilissa : Lettre 244

    EPITAPHES Epitaphe de Paul : Epitaphe 129

    TEXTES NON IDENTIFIES Pomes divers mis en vers par Perrodil

  • Introduction.

    St Grgoire le Thologien, plus connu en occident sous le nom de St Grgoire de Nazianze, est peu reprsent en ce qui concerne les traductions franaise, surtout s'il s'agit de textes dans le domaine public, susceptible de se trouver sur internet. Tandis que pour St Jean Chrysostome, de dignes ecclsiastiques avaient, au XIXe sicle, ralis et publi deux traductions de ses uvres compltes, il faut la mme priode parcourir divers ouvrages, raliss pour la plupart par des professeurs de grec, pour rassembler pniblement une vingtaine de textes, parfois de simples extrait des uvres de Grgoire. Ce n'est pas ici le lieu de retracer la biographie de ce Grgoire. Qu'il suffise de rappeler qu'il fut le fils an de l'vque de Nazianze, Grgoire (St Grgoire l'Ancien), il fut l'ami fidle de St Basile. Ordonn prtre par son pre, nomm vque de Sasime (o il daigna peine mettre les pieds avant de fuir "ce lieu inhospitalier") par Basile (ce qu'il reprochera l'un et l'autre) il fut finalement nomm vque de la petite communaut orthodoxe de Constantinople alors que, par volont impriale, l'empire tait en passe de devenir intgralement arien. Par un de ces coups de thtre dont l'Histoire a le secret, c'est Thodose, un "nicen" convaincu qui succde l'arien Valens. Et Grgoire, vque d'une communaut minoritaire, peine tolre, se retrouve prsider le Concile convoqu Constantinople par le nouvel empereur. Aprs avoir imprim sa marque dans les dcisions du concile, il prsente sa dmission pour retrouver "sa chre solitude". Ainsi, quoiqu'vque, Grgoire n'est ni un meneur, ni un hros. Rhteur, thologien, me sensible, Grgoire est tout autant capable de saisir le lecteur par une expression percutante, que de l'assommer par des longueurs la limite du supportable ; il sait tout la fois tre verbeux jusqu' l'asphyxie et saisissant jusqu' la stupfaction. Parfois tellement centr sur ses soucis, ses misres, ses tats d'mes que certains lui ont dcern le titre de "premier des romantiques", il sait aussi "dire Dieu" de manire tellement juste, tellement pondre qu'il a mrit le titre, rarissime, de "Thologien". Avant lui, seul l'aptre St Jean est ainsi nomm, et aprs lui ce titre n'a t accord qu' St Symon le "nouveau" Thologien.

    Ayant entrepris quelques fouilles dans les trfonds des bibliothques numriques, j'en ai ramen quelques textes (entiers ou extraits) auxquels j'ai adjoint ce qui se trouvait plus facilement sur la toile.

    Pour chacun, j'ai indiqu, outre un titre (plus ou moins conventionnel), sa rfrence selon la classification de Migne, l'dition dont la traduction est tire ainsi que l'indication de la mise en ligne. Prcisons.

    Nomenclature Migne L'abb Migne a dit les uvres de St Grgoire de Nazianze dans les volumes 35 38 de sa patrologie grecque. C'est sur cette classification que sont actuellement rfrencs les uvres de Grgoire. Ces uvres sont regroupes en 45 Discours (PG 35 et 36), 244 Lettres (PG 37. 21-395), 185 pomes (PG 37. 398-1600), quelques pitaphes et pigrammes (PG 38. 9-131) Si retrouver un discours ou une lettre ne pose pas de difficult particulire, il n'en est pas de mme des Pomes. Ces Pomes sont regroups en deux "livres", eux-mmes scindes en deux sous-groupes.

  • Le "premier livre" (pomes thologiques) est compos de 38 Pomes dogmatiques (PG 37. 522-398) et de 40 Pomes moraux (PG 37. 522-968) Le "second livre" (pomes historiques) regroupe 99 Pomes sur lui-mme (PG 37. 970-1541) et 8 Pomes sur d'autres (PG 37. 1541-1600) Ainsi, P II, 1, 11 rfre au second livre des Pomes (pomes historiques), premire section (pomes sur lui-mme) et dsigne le n 11, savoir le trs long pome "sur sa propre vie" (de vita sua).

    Sources Les traductions prsente ici proviennent de diverses ditions. J'ai donc indiqu la rfrence bibliographie selon le systme de rfrence suivant :

    Bernardi 2004 : Grgoire de Nazianze, Pomes personnels, t. 1, Collection des Universits de France, Belles Lettres, Paris 2004 Boulenger 1908 : Textes et documents pour l'tude du christianisme historique : Grgoire de Nazianze, discours funbres en l'honneur de son frre Csaire et de Basile de Csare, par Fernand Boulenger, 1908 Cohen 1840 : Athanase le grand et l'Eglise de son temps en lutte contre l'arianisme, traduit par J. Cohen, prcd du Pangyrique de St Athanase par St Grgoire de Nazianze, 1840 Darolles 1839: Choix de Posies Religieuses de S. Grgoire De Nazianze, Synsius, S. Clment, etc. Publi par G. B. Darolles, 1839 Gallay 1941: Grgoire de Nazianze, Pomes et lettres, choisis et traduits avec introduction et notes par Paul Gallay, Emmanuel Vitte, diteur, Lyon 1941 (sur le site "Patristique.org") Gallay 1995 : Grgoire de Nazianze, Cinq discours thologiques, coll. "Pres dans la foi" n 61, 1995 Perrodil 1862 : uvres potiques de Victor de Perrodil,"l'enfer du Dante", 1862 : Posie didactique (p 337 ss) St Grgoire de Naziance, "pomes divers : fragments" Planche 1824 : Esprit de St Basile, de St Grgoire de Nazianze et de St Jean Chrysostome, traduit du grec par M. Planche, 1824 Planche 1827: Choix de Posies et de Lettres de Saint Grgoire de Nazianze, avec le texte grec en regard; Publi par J. Planche, Professeur de rhtorique au Collge Royal de Bourbon. 1827 Qur 1982 : Riches et pauvres dans l'Eglise ancienne, collection "ichtus/les pres dans la foi", 1ere dition 1962, coll. "ichtus" n 6 Sommer 1853 : Les auteurs grecs expliqus par une mthode nouvelle : Grgoire de Nazianze, "Homlie sur les Machabes", traduit et annot par M. Sommer, 1853 V. 1824: Lettres choisies des Pres, Traduction nouvelle par M. V*** Tome 1, 1824

    Mise en ligne Pour les textes dj mis en ligne par ailleurs, j'ai indiqu, dans le mesure du possible, le nom de la personne ayant numris le texte, le site sur lequel le texte se trouve ainsi que l'adresse mme de la page. Pour ceux dont c'est la premire mise en ligne, je me suis content de l'indication "Albocicade".

  • St Grgoire le Thologien Discours et homlies

    Paroles de quelques soldats chrtiens sur la place publique.

    Nomenclature Migne : Discours 4 (extrait) Source : Planche 1824 Numrisation et mise en ligne : Albocicade

    L'empereur Julien les avait engags par ses artifices et par ses largesses brler un peu d'encens devant ses statues, au bas desquelles on avait peint de faux dieux. Ces soldats tant ensuite revenus eux-mmes, allrent sur la place publique dsavouer hautement cet hommage impie, en s'criant: "Nous sommes chrtiens, oui, chrtiens dans le cur. Que cette dclaration soit entendue de tous les hommes, et surtout de ce Dieu pour lequel nous voulons vivre et mourir. Non, nous ne t'avons point trahi, Christ notre Sauveur, nous n'avons point abjur la foi promise ton saint nom. Si la main a commis une faute, le cur n'y a point particip ; si les artifices de l'empereur ont tromp nos yeux, son or corrupteur n'a port aucune atteinte mortelle notre me. Notre sang va laver notre impit ; notre sang va nous purifier de toute souillure." Ces soldats allrent ensuite trouver l'empereur, et, jetant l'or qu'ils avaient reu, lui dirent: "Prince, ce ne sont pas des prsents que nous avons reus, mais un arrt de mort. On ne nous a point appels pour nous honorer, mais pour nous fltrir. Accordez vos soldats la grce qu'ils vous demandent. Immolez-nous Jsus-Christ, que nous reconnaissons pour notre unique souverain. Faites brler ceux qui ont brl un criminel encens; rduisez en cendres ceux qui ont t souills par ces cendres impures; coupez ces mains que nous avons tendues pour un impie hommage, ces pieds qui ont trop bien servi notre coupable empressement. Honorez de vos largesses ceux qui pourront en jouir sans remords. Pour nous, qui avons Jsus-Christ lui-mme en partage, que pouvons-nous dsirer de plus, puisque nous avons tout avec lui ?"

    Discours d'un perse l'empereur Julien, pour l'engager brler sa flotte.

    Nomenclature Migne : Discours 5 (extrait) Source : Planche 1824 Numrisation et mise en ligne : Albocicade

    Pendant que Julien faisait la guerre en Asie contre Sapor, roi des Perses, un transfuge de cette nation vint le trouver dans son camp. C'tait un vieillard adroit et dli, qui amenait avec lui d'autres transfuges, propres jouer les rles subalternes dans la fourberie qu'il mditait. Il feignit d'tre tomb dans la disgrce de Sapor, et de chercher un asile chez les Romains. Aprs s'tre insinu dans l'esprit de Julien par le rcit pathtique de ses prtendus malheurs, et par des protestations d'un zle sincre pour l'empereur, aussi bien que d'une haine irrconciliable contre Sapor, il dclara qu'il s'tait adress aux Romains avec d'autant plus de confiance, qu'il pouvait les rendre matres de la Perse, s'ils voulaient suivre ses conseils, et il adressa le discours suivant Julien : "Que faites-vous prince? Est-ce avec un tel systme de lenteur et de mollesse que vous devez conduire une guerre si importante? Pour quoi ces vaisseaux chargs de vivres, ces magasins flottants, et cet attirail inutile qui favorise la paresse et amollit les courages ? L'ennemi le plus

  • dangereux et le plus difficile dompter, c'est le ventre, et la nonchalance qu'inspire aux lches la facilit de la fuite. Si vous m'en croyez, laissez l tout cet appareil naval; il est un autre chemin plus sr et plus facile, par lequel vous pourrez, sous ma conduite, car je connais parfaitement toutes les routes de la Perse, pntrer dans le pays ennemi, et arriver au terme glorieux de votre entreprise. Pour moi, je n'attends de rcompense de mon zle et de mes conseils, qu'aprs l'heureux succs dont ils seront couronns." Aprs qu'il eut tenu ce discours, et qu'il eut ainsi persuad l'empereur, car les esprits lgers sont crdules, et d'ailleurs la main divine le poussait sa perte, ce ne ft plus qu'un enchanement de calamits. Sa flotte fut la proie des flammes, la famine consuma ses troupes, et leur chef devint un objet de rise, car il semblait ainsi s'tre donn la mort lui-mme; ses esprances s'en allrent en fume, et le conducteur persan disparut avec ses promesses .

    Discours funbre de Csaire frre de Grgoire

    Nomenclature Migne : Discours VII Source : Boulenger 1908 Numrisation et mise en ligne : Oeuvre numrise par Marc Szwajcer, sur le site de Remacle http://remacle.org/bloodwolf/eglise/gregoire/cesaire.htm

    I. Vous croyez de moi peut-tre, amis, frres, pres, douces choses et doux noms, que c'est pour rpandre des plaintes et des gmissements sur celui qui s'en est all, que je m'empresse d'entreprendre ce discours, ou bien pour m'tendre en des discours longs et orns, qui font l'agrment de la foule. [2] Et vous voil prpars, les uns partager mon deuil et mes plaintes, afin dans mon malheur de pleurer vos propres malheurs, vous tous qui avez quelque chose de semblable, et de tromper votre douleur grce aux malheurs d'un ami ; les autres, vous repatre l'oreille et goter quelque plaisir : [3] il faudrait que nous fissions talage mme de notre infortune, ainsi que nous en usions jadis, au temps o nous tions trop attach aux choses de la matire et dsireux notamment de la gloire de l'loquence, avant que nous n'eussions lev les yeux vers le Verbe de vrit, le trs haut, et donn tout Dieu de qui tout vient, pour recevoir Dieu en change de tout. [4] Point du tout, ne pensez pas cela de moi, si vous voulez penser sainement. Nous ne donnerons point celui qui est parti plus de larmes qu'il ne convient, n'admettant mme point chez les autres les choses de ce genre, et dans l'loge non plus, nous ne dpasserons la mesure. Pourtant un prsent cher et trs appropri, s'il en est un, pour l'homme loquent, c'est un discours, et pour celui qui aima singulirement mes discours, c'est l'loge; [5] mme ce n'est pas seulement un prsent, c'est aussi une dette, la plus juste de toutes les dettes. Mais nous paierons suffisamment tribut l'usage qui rgle ces choses et par nos larmes et par nos loges, et ceci n'est mme pas tranger notre philosophie, car la mmoire des justes sera accompagne de louanges (Prov., x, 7), et : Sur le mort, est-il dit, verse des larmes, et comme un homme qui souffre des choses dures, commence gmir (Eccl., xxxviii, 16), pour nous prserver galement de l'insensibilit et de l'excs. [6] Puis aprs cela, nous montrerons la faiblesse de la nature humaine, nous rappellerons la dignit de l'me, nous ajouterons la consolation qui est due aux affligs, et nous ferons passer le chagrin, de la chair et des choses temporelles, aux choses spirituelles et ternelles.

    II. Csaire eut pour commencer par o il est le plus expdient pour nous des parents que tous vous connaissez, et dont la vertu, que vous voyez et dont vous entendez parler, fait et votre envie et votre admiration, est pour vous un sujet de rcits auprs de ceux qui l'ignorent, si toutefois il en est, chacun de vous s'attachant quelque dtail particulier, puisque

  • l'ensemble n'est pas la porte du mme homme ni l'uvre d'une seule langue, malgr tout l'effort et tout le zle qu'on y pourrait apporter. [2] Entre les titres nombreux et considrables qu'ils ont l'loge ( moins qu'on ne trouve excessive mon admiration pour ma maison), il en est un, le plus grand de tous, qui est en outre comme une marque distinctive, la pit ; je parle des vnrables ttes blanches que vous voyez, non moins respectables par la vertu que par la vieillesse, dont le corps est fatigu par le temps, mais dont l'me est jeune pour Dieu.

    III. Le pre, de l'olivier sauvage greff avec succs sur l'olivier franc et associ sa graisse (Rom., xi, 17 suiv.), au point qu'on le chargea de greffer autrui et qu'on lui confia la culture des mes, haut et prsidant hautement ce peuple, est un second Aaron ou Mose, qui mrita d'approcher de Dieu et de dispenser la voix divine ceux qui se tiennent distance, doux, sans colre, la srnit sur le visage, la chaleur dans l'me, abondant en biens apparents, plus riche en biens cachs. [2] Pourquoi vous dpeindrions-nous ce qui vous est connu? Non, nous aurions beau nous tendre en un long discours ; nous ne pourrions tablir de proportion entre ce qu'il mrite, ce que chacun sait et attend, et ce discours. Et mieux vaut s'en remettre la pense que de mutiler par la parole la plus grande partie de cette merveille.

    IV. La mre, ds longtemps et depuis des gnrations consacre Dieu ; et comme un hritage ncessaire, non seulement sur elle-mme mais aussi sur ses enfants, faisant descendre la pit, vraie masse sainte forme de saintes prmices (Rom., xi, 16), qu'elle augmenta et accrut si bien que certains (je le dirai, si audacieux que soit ce propos) croient et disent que la perfection mme de son mari n'a pas t l'uvre d'un autre, et que, prodige! comme prix de sa pit, il lui fut donn une plus grande et plus parfaite pit.

    [2] Aimant leurs enfants tous deux et aimant le Christ, chose des plus extraordinaires, ou plutt aimant le Christ plus qu'aimant leurs enfants, puisque de leurs enfants ils n'avaient qu'une seule jouissance, celle de les voir tirer du Christ et leur renom et leur nom, et que leur bonheur en enfants n'eut qu'une rgle, la vertu et l'union avec le bien. [3] D'entrailles misricordieuses, compatissants, soustrayant la plupart de leurs biens aux vers, aux voleurs et au dominateur du monde, de l'exil migrant vers la demeure, et pour hritage trs grand leurs enfants thsaurisant la gloire qui leur venait de l. [4] Oui, c'est de la sorte aussi qu'ils ont march grands pas vers une grasse vieillesse (Od., XIX, 367), gaux en vertu et en ge, pleins de jours (Gen., xxv, 8), aussi bien de ceux qui demeurent que de ceux qui passent ; privs chacun du premier rang sur terre dans la mesure o ils s'interdisaient mutuellement la prminence ; et ils ont rempli la mesure du bonheur complet, sauf la fin ce qu'il faut nommer, suivant l'ide qu'on s'en peut faire, soit une preuve soit une grce de la Providence. [5] Et cela veut dire, d'aprs moi, qu'ayant envoy devant eux celui de leurs enfants que l'ge exposait le plus tomber, ils peuvent dsormais finir leur vie en scurit et se transporter l-haut avec toute leur maison.

    V. Et si j'ai donn ces dtails, ce n'est point que je dsire les louer, ni que j'ignore qu'on atteindrait difficilement leur mrite, mme en consacrant leur loge toute la matire d'un discours; mais j'ai voulu montrer que la vertu tait pour Csaire une obligation de famille, et que vous ne devez pas trouver tonnant ou incroyable qu'avec de tels parents il se soit rendu digne de telles louanges; et que vous le devriez au contraire, s'il et jet les yeux sur d'autres, pour ngliger les exemples domestiques et proches.

    [2] Ses dbuts furent donc tels qu'il convient aux hommes rellement bien ns et qui doivent bien vivre. Mais, sans parler des avantages vulgaires, sa beaut, sa taille, la grce du hros en toutes choses, et cette eurythmie quasi musicale, car il ne nous appartient mme pas

  • djuger de pareilles choses, encore qu'elles n'apparaissent pas sans importance aux autres, je vais en arriver la suite du discours et aux points que, en dpit mme de mes dsirs, je ne puis facilement ngliger.

    VI. Nourris et levs dans de tels principes, et suffisamment exercs dans les sciences d'ici, o on vit Csaire par une promptitude et une lvation naturelle plus qu'on ne saurait dire surpasser le plus grand nombre (ah! comment ne pas verser des larmes en repassant ces souvenirs? comment empcher la douleur d'infliger un dmenti ma philosophie, contrairement ma promesse?), [2] quand le moment de nous expatrier fut venu, ce fut aussi pour l'un et l'autre le temps de la premire sparation; car moi je m'arrtai dans les coles de Palestine, florissantes cette poque, par amour de la rhtorique, et lui alla occuper la ville d'Alexandre qui tait et passait pour tre, alors comme aujourd'hui, le laboratoire de toutes varits de sciences.

    [3] Quelle est la premire ou la plus grande rappeler des qualits de celui-l? que puis-je omettre sans causer mon discours son plus grand prjudice? qui fut plus que lui fidle ses matres? qui fut plus cher ceux de son ge? qui vita davantage la socit et la frquentation des mchants? qui rechercha davantage celle des meilleurs, et en particulier ceux de ses compatriotes les plus distingus et les mieux connus? persuad que s'il y a une chose aussi qui n'est pas d'une mince influence sur la vertu ou le vice, ce sont les liaisons. [4] En consquence, qui fut plus que lui estim des magistrats? et qui, dans toute la ville, o cependant cause de son immensit tous demeurent ignors, fut plus connu pour sa sagesse ou plus fameux pour son intelligence?

    VII. Quel genre n'a-t-il pas abord dans la science? ou plutt abord comme un autre ne le fait mme pas pour une seule branche? qui a-t-il permis d'approcher de lui, mme un peu, je ne dis pas parmi ses camarades et ceux de son ge, mais mme parmi de plus gs et de plus anciens dans l'tude, exerc dans toutes les parties comme on l'est dans une seule, et dans chacune comme s'il l'et cultive la place de toutes, surpassant ceux qui sont prompts de nature par son assiduit, et ceux qui sont gnreux au travail par la pntration de son intelligence, ou plutt l'emportant en promptitude sur les esprits prompts et en application sur les laborieux, et sur ceux qui se distinguent par ces deux qualits, par l'une et par l'autre?

    [2] En gomtrie et en astronomie, dans la science dangereuse pour les autres, il ramassait tout ce qu'elle a d'utile, c'est--dire que l'harmonie et l'ordre des choses clestes lui faisait admirer le Crateur ; et il vitait tout ce qu'elle a de nuisible, n'attribuant pas au cours des astres ce qui est et ce qui arrive, comme ceux qui dressent la crature, leur compagne d'esclavage, en face du Crateur, mais Dieu, en mme temps que tout le reste, comme il est juste, rapportant aussi leurs mouvements. [3] Quant aux nombres, aux calculs et, dans l'admirable mdecine, toute cette partie qui tudie les natures, les constitutions et les principes des maladies, afin, en mme temps qu'on enlve les racines, de supprimer aussi les rejetons, qui et t assez ignorant ou jaloux pour lui attribuer la seconde place et ne pas se tenir pour satisfait d'tre compt immdiatement aprs lui, et d'occuper en second la premire place? [4] Ce ne sont point l des paroles sans tmoignages : les contres tout ensemble de l'orient et du couchant, et toutes celles que celui-l parcourut plus tard, sont des stles commmoratives de son savoir.

    VIII. Quand aprs avoir amass, comme un grand navire des marchandises de tous pays, toutes les vertus et toutes les sciences dans sa seule me, il repartit pour sa ville, afin de faire participer les autres sa belle cargaison de science, il se produisit alors un fait merveilleux ; et

  • il n'est rien de tel car il y a pour moi entre tous du charme dans ce souvenir, et il pourra vous faire quelque plaisir que de le rapporter brivement.

    [2] Notre mre formait un vu digne d'une mre et de l'amour qu'elle a pour ses enfants : c'tait, comme elle nous avait vus partir tous deux, de nous voir aussi revenir ensemble ; car nous paraissions, sinon aux autres, du moins notre mre, un couple digne qu'on souhaitt d'en avoir le spectacle, quand nous tions vus l'un avec l'autre ; et le voil aujourd'hui misrablement spar par l'envie. [3] Dieu en ayant ainsi dispos, lui qui entend une juste prire et honore l'amour des parents pour des enfants vertueux, sans aucune prmditation ni entente, l'un venant d'Alexandrie, l'autre de la Grce, dans le mme temps dans la mme ville nous descendmes, l'un par terre, l'autre par mer. [4] Cette ville tait Byzance, aujourd'hui la capitale de l'Europe. L, Csaire, avant qu'il ft longtemps, acquit assez de gloire pour que des honneurs publics, un mariage illustre, une place dans l'assemble du Snat lui fussent offerts, et pour qu'une ambassade ft envoye vers le grand empereur en vertu d'un dcret public : afin que la premire ville et le premier des savants pour ornement et pour gloire, s'il avait cur qu'elle ft rellement la premire et digne de son nom, [5] et pour qu'elle pt ajouter tous les rcits dont elle tait l'objet l'orgueil de compter Csaire au nombre et de ses mdecins et de ses habitants, bien que, avec ses autres illustrations, elle ft riche en hommes, grands aussi bien dans la philosophie que dans le reste de la science.

    [6] Mais c'est assez sur ce sujet. A ce moment, l'vnement sembla aux autres une concidence trange et fortuite, comme le hasard en comporte beaucoup dans nos affaires ; mais aux personnes pieuses, il apparut 'trs clairement que cette conjoncture n'tait rien d'autre que le fait de parents pieux, runissant leurs enfants par terre et par mer, et rien que pour voir leurs souhaits accomplis.

    IX. Voyons! gardons-nous aussi d'omettre une des belles actions de Csaire, que les autres peut-tre trouvent petite et mme indigne de mmoire, mais qui, mes yeux, paraissait cette poque et parat encore aujourd'hui trs grande, si toutefois l'amour fraternel est une chose louable, et que je ne cesserai de placer en premire ligne, chaque fois que j'aurai passer en revue ses actions.

    [2] La ville voulait le retenir par les honneurs dont j'ai parl et, quoi qu'il arrivt, protestait qu'elle ne le lcherait point ; mais je tirai en sens contraire et je russis, moi qui, en toutes circonstances, eus une grande place dans l'estime de Csaire, satisfaire les parents dans leur vu, la patrie dans une dette, moi-mme dans mon dsir. [3] Je le pris pour associ de ma route et compagnon de voyage, et je me vis prfrer non seulement des villes et des peuples, des honneurs et des richesses, qui, en grand nombre et de tous cts, ou bien affluaient vers lui ou bien se laissaient esprer, mais presque l'empereur lui-mme et aux ordres partis de l.

    [4] Ds lors je rsolus de vivre en philosophe et de me conformer la vie d'en-haut, aprs avoir, comme un lourd despote et une pnible maladie, secou toute ambition ; ou plutt le dsir tait ancien, la vie vint plus lard. [5] Pour lui, quand il eut consacr les prmices de sa science sa patrie, et excit une admiration digne de ses travaux, aprs cela un dsir de gloire, de se faire le protecteur de la ville, comme il me le persuadait le livre la cour, fait qui n'tait pas prcisment pour me plaire, ni mon gr, car je dirai pour m'excuser auprs de vous qu'une place quelconque auprs de Dieu est meilleure et plus haute que le premier rang auprs du roi d'ici-bas ; pourtant il ne mritait pas de blme. [6] En effet, vivre en philosophe, si c'est une chose trs grande, c'est aussi par l mme une chose trs difficile ; l'entreprise n'est

  • pas la porte d'un grand nombre, mais seulement de ceux qui sont appels par la grande intelligence divine qui prte une main opportune aux lus. [7] D'autre part, ce n'est pas peu de chose, quand on s'est propos la seconde vie, de participer la vertu ; de faire plus d'estime de Dieu et de son propre salut que de l'clat d'en bas ; de considrer cet clat comme un thtre ou un masque des choses vulgaires et phmres pour jouer la comdie de ce monde, tandis que soi-mme on vit pour Dieu, avec l'image qu'on sait avoir reue de lui et devoir celui qui l'a donne : rflexions auxquelles nous savons avec certitude que Csaire s'est livr.

    X. D'une part, il occupe le premier rang parmi les mdecins, sans avoir besoin de beaucoup d'effort, et en se bornant montrer son savoir, ou plutt une sorte de court prliminaire de son savoir ; et aussitt compt au nombre des amis de l'empereur, il recueille les plus grands honneurs. [2] Mais d'autre part il offre gratuitement aux magistrats la charit de son art, persuad qu'il n'y a rien comme la vertu et le renom que donnent les plus belles actions pour pousser en avant. Ceux qui il tait infrieur par le rang, il les surpassait de beaucoup par la rputation ; aim de tous pour sa rserve, et cause de cela se voyant confier les objets prcieux, sans qu'il et besoin du serment d'Hippocrate, si bien que la simplicit de Crats n'tait rien, en regard de la sienne ; [3] entour par tous d'un respect qui dpassait sa dignit ; toujours estim digne de sa grande fortune prsente, et jug digne de la fortune plus grande qui se laissait esprer, aux yeux des empereurs eux-mmes et de tous ceux qui tiennent la premire place aprs eux. [4] Et le plus important, c'est que ni la rputation ni les plaisirs qui taient sa porte ne corrompirent la noblesse de son me ; mais entre les titres nombreux et considrables qui lui appartenaient, le premier dans son estime, c'tait d'tre chrtien et de porter le nom de chrtien, et tous les biens ensemble n'taient pour lui qu'enfantillage et bagatelle auprs de ce seul bien-l. [5] Le reste n'tait que jeux destins autrui et sur une sorte de thtre bien vite dress et disparu, plus facile peut-tre dtruire qu' difier, comme on peut voir par les nombreuses vicissitudes de la vie et par les alternatives de hauts et de bas de la prosprit ; il n'y avait qu'un bien qu'on possde en propre, et qui reste srement, la pit.

    XI. Voil quelle tait la philosophie de Csaire, mme sous la chlamide; voil dans quelles penses il vcut et s'en alla, manifestant sous le regard de Dieu une pit plus grande que celle qui paraissait en public, la pit de l'homme cach (I Petr., iii, 4). [2] Et s'il faut que je laisse tout de ct : la protection accorde ceux de sa famille qui avaient eu des revers, son mpris du faste, son galit pour ses amis, sa franchise avec les magistrats, et en faveur de la vrit les luttes et les discours sans nombre o il s'engagea bien des fois et contre bien des hommes, non seulement avec sa raison, mais encore avec toute l'ardeur de sa pit, il y a un trait que je vais raconter pour les remplacer tous, c'est ce qu'il y a de plus notable chez lui. [3] Il dchanait sa rage contre nous, l'empereur au nom odieux. Sa fureur avait dbut contre lui-mme, et sa renonciation au Christ l'avait dj rendu insupportable aux autres. Il n'apportait mme pas la mme grandeur d'me que le reste des ennemis du Christ se faire inscrire dans l'impit, mais il escamotait le perscuteur sous une apparence de modration ; et semblable au serpent tortueux qui possda son me, il usait de toutes sortes de manuvres pour entraner les malheureux dans son propre abme. [4] Son dbut dans l'artifice et la ruse, ce fut, ceux qui souffraient comme chrtiens, de les punir comme malfaiteurs, pour nous priver mme de la gloire des combats; car il enviait jusqu' cela aux chrtiens, le brave. Le second, ce fut qu'on donna ce qui se faisait le nom de persuasion et non celui de tyrannie, afin qu'il y et plus de honte que de danger pour ceux qui passeraient de leur plein gr du ct de l'impit. [5] Attirant les uns par des richesses, les autres par des dignits, d'autres par des promesses, d'autres par des honneurs de tout genre qu'il n'offrait mme pas en roi, mais en pur esclave, aux yeux de tous, tous enfin parla magie des discours et par son propre exemple, il en arrive,

  • aprs bien des hommes, tenter mme Csaire. Hlas! quel garement et quelle folie, s'il esprait dans un Csaire, dans mon frre, dans le fils des parents que vous savez, trouver une proie!

    XII. Mais je veux insister un peu sur ce trait, je veux jouir du rcit, comme ceux qui taient prsents jouirent du spectacle. Il s'avanait le hros, arm du signe du Christ, ayant le grand Verbe pour se protger contre un adversaire riche en armes, grand par l'habilet de l'loquence. [2] Mais sans se sentir frapp devant ce spectacle, sans que la flatterie lui ft rien rabattre de son orgueil, il tait prt en athlte lutter par la parole et par l'action contre un homme puissant dans l'une et dans l'autre. [3] Telle tait l'arne, et tel le champion de la pit. Et comme agonothte, il y avait d'une part le Christ, armant son athlte de ses propres souffrances, de l'autre un tyran redoutable, caressant par l'affabilit de ses paroles et pouvantant par l'immensit de sa puissance ; [4] pour spectateurs, d'un ct et de l'autre, ceux qui restaient encore la pit et ceux qui s'taient laiss entraner par lui, attentifs regarder de quel ct pencherait leur sort et plus inquiets de connatre le vainqueur que ceux qu'entouraient les spectateurs.

    XIII. Ne crains-tu pas pour Csaire, qu'il n'ait des sentiments indignes de son courage? Rassurez-vous . La victoire est avec le Christ, qui a vaincu le monde (Jo., xvi, 33). Pour rapporter par le dtail ce qui, ce moment, fut dit et mis en avant, aujourd'hui, sachez-le bien, je donnerais tout. Car il y a des artifices et des subtilits de raisonnement qu'on trouve dans la discussion et que je ne me rappelle pas sans plaisir; mais ce serait tout fait trangre la circonstance et au discours. [2] Lorsque, aprs avoir rfut toutes ses arguties de langage, et repouss toutes ses attaques ouvertes ou caches, comme un jeu, il eut d'une voix haute et clatante proclam qu'il tait et demeurait chrtien, mme alors il ne se voit pas congdier dfinitivement. [3] Car l'empereur avait un violent dsir de garder contact avec la science de Csaire et de s'en faire une parure. C'est alors aussi qu'il fit entendre aux oreilles de tous la parole bien connue : O heureux pre! malheureux enfants! , car il daigna nous honorer aussi en nous associant l'outrage, nous dont il avait connu Athnes et la science et la pit. [4] Et mis en rserve pour une seconde entre, aprs que la justice eut arm propos celui-l contre les Perses, Csaire revient vers nous, exil bienheureux, triomphateur non sanglant, plus illustre par sa disgrce que par sa splendeur.

    XIV. Pour moi cette victoire, auprs de la grande puissance de celui-l, de sa pourpre sublime et de son somptueux diadme, est mon jugement de beaucoup plus sublime et plus honorable ; je me sens plus fier de ce rcit, que s'il et partag avec celui-l tout l'empire.

    [2] Il cde donc la malignit des temps, et cela conformment notre loi qui ordonne, quand le moment est venu, de braver le danger pour la vrit et de ne point trahir lchement la pit ; mais, tant que cela est possible, de ne point provoquer les prils (Matth., x, 23), soit par crainte pour nos mes, soit par mnagement pour ceux qui suscitent le pril. [3] Mais quand les tnbres furent dissipes, que la terre trangre eut rendu un juste arrt, que le glaive eut tincel pour abattre l'impie, que le pouvoir fut revenu aux chrtiens, faut-il dire avec quelle gloire et quel honneur, quels tmoignages et combien nombreux et avec l'air d'accorder une grce plutt que d'en recevoir, il est de nouveau repris par le palais et voit une faveur nouvelle succder la premire? [4] Les empereurs changrent par le temps, mais Csaire jouit sans interruption de la bonne estime et de la premire place auprs d'eux ; et il y eut une mulation entre les empereurs celui qui s'attacherait davantage Csaire et de qui il pourrait plutt porter le nom d'ami et de familier. Telle fut pour Csaire la pit, et les fruits de la pit. Quils entendent, les jeunes gens et les hommes; et que parla mme vertu, ils se htent

  • d'arriver la mme illustration car le fruit des bonnes uvres est glorieux (Sap., iii, 15), tous ceux qui ont une telle fortune cur et la considrent comme un lment du bonheur.

    XV. Mais quelle est donc encore, entre les merveilles qui le concernent, celle o tout ensemble la pit de ses parents et la sienne reoivent une clatante dmonstration? Il vivait en Bithynie, et remplissait une charge non vulgaire au nom de l'empereur. Elle consistait percevoir l'argent pour l'empereur et avoir la surveillance du trsor ; c'est par l que l'empereur prlude pour lui de plus hautes dignits. [2] Lors du tremblement de terre survenu rcemment Nice, qui fut, dit-on, le plus terrible qu'il y et de mmoire d'homme, et faillit surprendre en masse et faire disparatre tous les habitants en mme temps que la beaut de la ville, seul des personnages de marque, ou en trs rare compagnie, il chappe au danger et d'une manire invraisemblable, puisqu'il trouva un abri dans l'croulement mme et n'emporta du pril que des traces lgres, assez pour puiser dans les leons de la peur l'ide d'un salut plus grand, pour se consacrer tout entier la rgion d'en-haut, pour transporter sa milice hors des choses agites et changer de cour. [3] Voil quelle tait sa pense, et l'objet pour lui-mme de son ardent souhait, comme ses lettres me le persuadaient; car j'avais saisi cette occasion pour l'avertir, ce que mme en d'autres circonstances j'avais fait sans relche, voyant avec peine cette noble nature s'agiter dans la mdiocrit, une me ce point philosophe se dbattre dans les affaires publiques, et pour ainsi dire, un soleil voil par un nuage.

    [4] Il l'emporta sur le tremblement de terre, mais non plus sur la maladie, car il tait homme. L'une de ces choses lui fut particulire, l'autre lui fut commune avec les autres ; l'une fut l'uvre de sa pit, l'autre de sa nature. Et la consolation avait prcd la douleur, afin qu'branls par sa mort nous pussions tre fiers du miracle de son salut dans cette circonstance. [5] Et maintenant, le grand Csaire nous a t conserv, cendre vnrable ; mort lou ; accompagn d'hymnes succdant aux hymnes ; port en procession aux autels des martyrs ; honor par des mains pures de parents, la robe brillante d'une mre qui substitue la pit la douleur, des larmes vaincues par la philosophie, des psalmodies qui endorment les chants de deuil ; et du nophyte, que l'Esprit a renouvel par l'eau, recueillant les dignes rcompenses.

    XVI. C'est l pour toi, Csaire, le prsent funbre qui te vient de moi ; ce sont l les prmices de mes paroles, que tu m'as reproch souvent de tenir caches et que tu devais faire clater sur toi-mme ; cest la parure qui te vient de moi, et c'est pour toi la plus chre, je le sais bien, de toutes les parures. [2] Ce ne sont pas des toffes de soie flottantes et moelleuses, o mme pendant ta vie tu ne prenais point plaisir, la faon du grand nombre, content d'avoir la vertu pour ornement; ni des tissus de lin transparent ni des parfums de prix rpandus, que tu abandonnais aux gynces, mme autrefois, et dont une seule journe dissipe la bonne odeur; ni aucune autre de ces petites choses, chres aux petites mes, et que recouvrirait toutes aujourd'hui cette pierre amre, avec ton beau corps. [3] Loin de moi les combats et les fables des Grecs, par lesquels on honorait de malheureux phbes en proposant de misrables combats des prix misrables; et toutes ces choses, libations et prmices, bandelettes et fleurs nouvelles par lesquelles ils rendent leurs hommages aux hommes qui s'en sont alls en se faisant les esclaves d'une coutume des anctres et dune douleur qui ne raisonne pas, plutt que de la raison. [4] Mon prsent c'est un discours, qui peut-tre sera accueilli par le temps futur dans un mouvement sans fin, qui ne laissera point prir tout fait celui qui a migr d'ici, mais conservera ternellement aux oreilles et aux mes celui que nous honorons, et prsentera plus vivement que des tableaux l'image de celui que nous regrettons.

  • XVII. Telles sont donc les choses qui viennent de nous. Si elles sont mdiocres et infrieures ton mrite, ce que l'on fait selon ses forces, n'en est pas moins agrable Dieu. Les unes, nous les avons donnes, les autres, nous les donnerons en apportant les honneurs et les souvenirs annuels, nous qui restons dans cette vie, [2] Mais toi, puisses-tu entrer dans les cieux, divine et sainte tte! puisses-tu, dans le sein d'Abraham (Luc, xvi, 22), quel qu'il soit, prendre ton repos ; puisses-tu voir la danse des anges, la gloire et la splendeur des hommes bienheureux! [3] Ou plutt puisses-tu t'associer leur chant et leur allgresse, et mpriser d'en haut toutes les choses d'ici, ce qu'on nomme les richesses, les dignits abjectes, les honneurs mensongers, l'garement caus par les sens, les agitations de cette vie, cette confusion et cette ignorance comparables un combat dans la nuit : debout ct du grand roi et inond de la lumire de l-bas. [4] Nous n'en recevons ici qu'un faible rayonnement, seulement pour pouvoir nous la reprsenter dans des miroirs et des nigmes (I Cor., xiii, 12). Mais puissions-nous aprs cela arriver la source mme du beau, contempler avec un pur esprit la vrit dans sa puret ; puissions-nous trouver, en rcompense des efforts tents ici en vue du beau, la possession et la contemplation du beau plus parfaite l-bas! Car c'est l ce terme de notre initiation que les livres et les esprits inspirs de Dieu prophtisent.

    XVIII. Que reste-t-il encore? apporter les soins de la parole ceux qui sont affligs. Il est grand, pour ceux qui sont dans le deuil, le remde qui vient d'une douleur partage; et ceux qui ont la mme part au malheur peuvent davantage pour consoler la souffrance. Ce discours donc vise tout particulirement ceux qui sont dans ce cas, pour qui je rougirais si, de mme que dans toutes les autres vertus, ils ne tenaient pas le premier rang dans la patience. [2] Car s'ils aiment leurs enfants plus que tous, plus que tous aussi ils aiment la sagesse et ils aiment le Christ ; et le dpart d'ici, il y a bien longtemps qu'ils s'y sont accoutums eux-mmes et qu'ils en ont instruit leurs enfants, ou plutt ils ont fait de leur vie tout entire une prparation la dlivrance. [3] Mais si encore la douleur obscurcit la raison, et semblable une chassie qui s'insinue dans l'il, empche de distinguer clairement le devoir, allons, recevez une consolation, vieillards, du jeune homme ; parents, de votre fils ; de celui qui devrait recevoir les avertissements de personnes de cet ge, vous qui avez averti nombre de gens, et qui de longues annes ont accumul l'exprience. N'ayez nul tonnement, si jeune homme j'avertis des vieillards ; c'est encore votre fait, si je puis mieux voir qu'une tte blanche.

    [4] Combien de temps vivrons-nous encore, ttes blanches vnres et proches de Dieu? Combien de temps souffrirons-nous ici? Mme dans son ensemble, la vie des hommes n'est pas longue, la comparer la nature divine et immortelle ; plus forte raison le reste de la vie, la dissolution pour ainsi dire du souffle humain, et les derniers moments de cette vie d'un temps. De combien Csaire nous a-t-il devancs? Combien de temps encore pleurerons-nous son dpart? N'allons-nous pas grands pas vers la mme demeure? [5] Ne devons-nous pas sous la mme pierre pntrer dans un moment? Ne serons-nous pas la mme cendre dans peu de temps? Gagnerons-nous autre chose, dans ces courtes journes, que des maux, de plus, ou voir ou souffrir, peut-tre mme faire, avant de payer la loi de la nature le tribut commun et immuable? de partir aprs les uns, de partir avant les autres, de pleurer ceux-ci, d'tre pleures par ceux-l, et de recevoir des uns en change la contribution de larmes dont nous aurons fait l'avance d'autres?

    XIX. Telle est notre vie, frres, nous qui vivons de la vie temporelle ; telle est le mime du monde : ne pas exister et natre, natre et mourir. Nous ne sommes qu'un songe inconsistant (Job, xx, 8), un fantme insaisissable, un vol d'oiseau qui passe, un vaisseau sur la mer ne laissant point de trace, une cendre, une vapeur, une rose matinale, une fleur qui nat en un moment et qui meurt en un moment (Sap., v, 10, 12 ; Ose., xiii, 3). [2] L'homme, ses jours

  • sont comme l'herbe ; comme la fleur du champ, ainsi il fleurira (Ps., cii, 15). Il a bien, le divin David, mdit sur notre faiblesse. Et de nouveau dans ces paroles : Fais-moi connatre le petit nombre de mes jours (Ps., xxxviii, 5); et il dfinit les jours de l'homme une mesure de palme (Ps., xxxviii, 6). Et que diras-tu Jrmie qui va jusqu' reprocher sa mre son enfantement (xv, 10) cause de ses souffrances, et cela au sujet de fautes d'autrui? [3] J'ai tout vu, dit l'Ecclsiaste (i, 14 suiv., passim) ; j'ai parcouru par la pense toutes les choses humaines, la richesse, le plaisir, la puissance, la gloire qui ne dure pas, la sagesse qui fuit plus qu'elle ne se laisse prendre, encore le plaisir, la sagesse encore, par des retours frquents aux mmes objets, les plaisirs du ventre, les jardins, une multitude de domestiques, une multitude de possessions, des verseurs de vin et des verseuses de vin, des chanteurs et des chanteuses, des armes, des satellites, des peuples qui se prosternent, des tributs amasss, le faste de la royaut, toutes les superfluits de la vie, tout le ncessaire, par quoi je me suis lev au-dessus des rois mes prdcesseurs ; et quoi, aprs tout cela? [4] Tout est vanit des vanits, l'ensemble est vanit et prjug de l'esprit (Eccl., i, 14), c'est--dire un lan irrflchi de l'me et un garement de l'homme, punition peut-tre la suite de l'ancienne chute. Mais coute, pour finir, le rsum de la Parole : Crains Dieu (Eccl., xii, 43). C'est l qu'il s'arrte dans ses perplexits, et c'est le seul gain qui te puisse venir de la vie d'ici, de trouver une direction, dans le dsordre des choses visibles et troubles, vers les choses stables et non agites.

    XX. Donc, ne pleurons pas sur Csaire, puisque nous savons de quels maux il a t affranchi ; mais pleurons sur nous-mmes, l'ide de ceux auxquels nous avons t rservs et des trsors de maux que nous amasserons, si nous ne nous attachons pas sincrement Dieu, si nous ne laissons pas de ct les choses qui passent ct de nous pour nous hter vers la vie d'en-haut, ds notre sjour sur la terre quittant la terre et suivant sincrement l'esprit qui nous porte vers les choses d'en-haut : [2] penses pnibles aux petites mes, et lgres aux curs virils. Mais rflchissons comme ceci. Csaire ne donnera pas d'ordres, mais il n'aura pas non plus d'ordres recevoir d'autrui. Il ne fera trembler personne ; mais il n'aura plus craindre la tyrannie d'un matre, souvent indigne mme qu'on lui commande. [3] Il n'amassera pas de richesses ; mais aussi il n'aura pas d'envie redouter, il ne perdra point son me amasser injustement ni s'efforcer sans cesse d'ajouter ses biens autant qu'il en a acquis. Car telle est la maladie de la richesse qu'elle ne met point de terme ses dsirs croissants, et qu'au contraire, c'est dans la boisson qu'elle voit toujours le remde la soif. [4] Il ne fera pas talage de discours, mais il y aura des discours pour le proposer l'admiration. Il ne mditera pas les crits d'Hippocrate, de Galien et de leurs adversaires, mais il n'aura pas non plus souffrir de la maladie en puisant des chagrins personnels dans des malheurs d'autrui. Il n'expliquera pas les uvres d'Euclide, de Ptolme et d'Hron ; mais il ne souffrira pas non plus de l'enflure des ignorants. [5] Il ne se parera point des ides de Platon, d'Aristote, de Pyrrhon, d'un Dmocrite, d'un Hraclite, d'un Anaxagore, d'un Clanthe, d'un picure et de je ne sais quels personnages de l'auguste Portique et de l'Acadmie ; mais il n'aura pas davantage se proccuper de la faon de rfuter leurs sophismes.

    [6] Qu'ai-je besoin de faire mention du reste? Mais du moins les objets prcieux et dsirables aux yeux de tous? Il n'aura pas de femme, pas d'enfants? Mais il n'aura pas non plus les pleurer ou tre pleur par eux, en laissant d'autres ou en restant un monument d'infortune. [7] Il ne recevra pas de biens par hritage ; mais il aura les plus opportuns des hritiers, ceux qu'il a dsirs lui-mme, afin de s'en aller d'ici riche, emportant tout avec soi. 0 la libralit! la consolation nouvelle! la grandeur d'me de ceux qui se donnent! [8] Elle a t entendue, cette promesse digne de toute audience, et la douleur d'une mre se dissipe grce ce bel et saint engagement, de donner tout son fils, la fortune qui est lui comme un prsent funraire en l'honneur de lui, et de ne rien laisser ceux qui l'attendaient.

  • XXI. N'est-ce pas encore suffisant comme consolation? Je vais recourir au remde suprieur. Je crois ces paroles des sages, que toute me bonne et pieuse, lorsqu'elle s'est dtache des liens du corps pour s'loigner d'ici, entre immdiatement dans la perception et la vision du bien qui l'attend puisque des tnbres qui l'obscurcissaient, elle s'est purifie, ou dbarrasse, ou je ne sais comment dire ; [2] et qu'alors elle jouit d'un plaisir indicible, qu'elle est fire et s'avance joyeuse vers son Seigneur; aprs s'tre, comme d'une prison odieuse, chappe de la vie d'ici et dbarrasse des entraves qui l'environnent et appesantissent l'aile de sa pense, et qu'elle gote, comme elle faisait dj par l'imagination, la flicit mise en rserve. [3] Et peu de temps aprs, elle .reprend cette chair, sa sur, avec qui elle mditait sur les choses de l-bas, la terre qui l'avait donne et qui l'avait reue en dpt, d'une faon que connat, le Dieu qui les unit et qui les spara , et elle l'associe l'hritage de la gloire de l-bas; [4] et de mme qu'elle avait particip ses souffrances cause de son union avec elle, elle la fait aussi participer son bonheur, en se l'assimilant tout entire, ne faisant qu'un avec elle, esprit, intelligence, dieu, la vie ayant absorb le mortel et le prissable. [5] coute donc les considrations que fait sur la runion des os et des nerfs le divin Ezchiel. (xxxviii, 3, suiv.); celles que fait aprs lui le divin Paul sur la maison terrestre et sur l'habitation qui n'est point faite de main d'homme (II Cor., v, 1, ), lune destine se dissoudre, l'autre en rserve dans les cieux ; et lorsqu'il affirme qu'aller loin du corps cest aller vers le Seigneur, qu'il dplore cette vie avec lui comme un exil, et que pour ce motif il aspire ardemment aprs l'affranchissement (Philipp., i, 23).

    [6] Pourquoi suis-je faible au sujet de ces esprances? Pourquoi deviens-je temporel? J'attends la voix de l'archange, la trompette dernire, la transformation du ciel, la mtamorphose de la terre (II Petr., ii, 10); la libert des lments, le renouvellement du monde entier. [7] Alors je verrai Csaire lui-mme, non plus exil, non plus port, non plus pleur, non plus regrett ; je le verrai brillant, glorieux, lev, tel que je t'ai vu en songe bien des fois, le plus aimant et le plus aim des frres, soit que mon dsir ait produit cette image ou la ralit.

    XXII. Maintenant donc, laissant de ct les thrnes, je vais jeter les regards sur moi-mme, par crainte de porter en moi sans le savoir un digne sujet de thrnes, et j'examinerai mes propres affaires. Fils des hommes, car c'est vous que le discours arrive, jusqu' quand aurez-vous le cur pesant et lintelligence paisse? Pourquoi aimez-vous la vanit et recherchez-vous le mensonge (Ps., iv, 3), vous imaginant que la vie d'ici est une grande chose et que ces rares jours sont nombreux, et de cette sparation aimable et douce vous dtournant comme d'une chose pnible et affreuse? [2] Ne nous connaitrons-nous pas nous-mmes? Ne renoncerons-nous pas au apparences? Ne fixerons-nous pas nos regards sur les choses de l'esprit? N'allons-nous pas, s'il faut nous affliger de quelque chose, gmir au contraire de cet exil qui se prolonge (Ps., cxix, 5), comme le divin David qui appelait maisons de tnbres, lieu de douleur, boue d'abme et ombre de mort les choses d'ici (Ps., lxviii, 3; xliii, 20); puisque nous nous attardons dans les tombeaux qui nous enveloppent, et qu'en qualit d'hommes nous mourons de la mort du pch, alors que nous sommes ns dieux. [3] Voil la crainte qui s'empare de moi, qui s'attache moi et le jour et la nuit; et je ne puis respirer la pense de la gloire de l-bas et du tribunal de l ; l'une que je dsire au point mme de pouvoir dire : Mon me dfaille dans l'attente de ton salut (Ps., cxviii, 81); l'autre qui m'inspire de la frayeur et de l'aversion. [4] Ce que je crains, ce n'est pas de voir ce corps tomber en dissolution et en ruine pour disparatre compltement mais bien que la glorieuse crature de Dieu (glorieuse quand elle marche droit, comme elle est infme quand elle s'gare), o rsident la raison, la loi, l'esprance ne soit condamne la mme ignominie que les tres sans

  • raison et ne soit rien de plus aprs la sparation comme ce serait souhaiter du moins pour les hommes pervers et dignes du feu de l-bas.

    XXIII. Puiss-je mortifier les membres qui sont sur la terre (Coloss., iii, 5)! Puiss-je absorber tout dans l'esprit, et marcher dans la voie troite et accessible au petit nombre, non dans la voie large et libre (Matth., vii, 13-14)! Car ce qui vient aprs est brillant et grand, et l'esprance dpasse notre mrite.

    [2] Qu'est-ce que l'homme pour que tu te souviennes de lui (Ps., viii, 5)? Quel est sur moi ce nouveau mystre? Je suis petit et grand, humble et lev, mortel et immortel, terrestre et cleste; cela avec ce bas monde, ceci avec Dieu ; cela avec la chair, ceci avec l'esprit. [3] Il faut que je sois enseveli avec le Christ, que je ressuscite avec le Christ, que je sois hritier avec le Christ, que je devienne fils de Dieu, Dieu mme. Voyez jusqu'o dans sa marche nous a lev ce discours. Peu s'en faut que je ne rende grce au malheur qui m'a suggr de telles rflexion et ma rendu plus dsireux d'migrer d'ici. [4] Voil ce que nous indique ce grand mystre ; voil ce que nous indique le Dieu qui s'est fait homme et pauvre pour nous afin de relever la chair, de sauver son image, de renouveler l'homme, pour que tous nous ne fassions quun dans le Christ, qui s'est fait en nous absolument tout ce quil est lui-mme, pour qu'il n'y ait plus parmi nous ni homme ni femme, ni barbare ni scythe, ni esclave ni libre (Gal., iii, 28), distinctions de la chair ; [5] mais que nous portions seul en nous-mme le caractre divin, par qui et pour qui nous sommes ns et que sa forme et son empreinte suffisent elles seules nous faire reconnatre.

    XXIV. Et puissions-nous tre ce que nous esprons par la grande bont de ce Dieu magnifique qui demande peu pour accorder beaucoup, et maintenant et dans le temps qui suivra, ceux qui l'aiment sincrement! excusant tout, endurant tout (I Cor., xiii, 7) par amour pour lui et par esprance en lui; rendant grces de tout: de la prosprit aussi bien que de l'adversit, je veux dire des joies et des douleurs, car mme l l'criture voit souvent des armes de salut; lui confiant nos mes, les mes de ceux qui nous devancent au terme, comme ceux qui dans un voyage commun sont plus diligents. [2] Faisons cela nous aussi: et mettons fin ce discours, mais vous aussi vos larmes, pour nous hter enfin vers ce tombeau qui est le vtre, prsent triste et durable que Csaire tient de vous ; prpar pour des parents et pour la vieillesse, comme il est naturel et donn un fils et la jeunesse, contrairement la vraisemblance, mais non pas sans raison aux yeux de celui qui dirige nos affaires.

    [3] O matre et auteur de toutes choses, et spcialement de cette crature-ci, Dieu des hommes qui sont toi, pre et pilote, seigneur de la vie et de la mort, gardien et bienfaiteur de nos mes, toi qui fait et transformes toutes choses par l'industrie de ton Verbe, propos et de la manire que tu sais, grce la profondeur de ta sagesse et de ta providence, puisses-tu recevoir aujourd'hui Csaire comme prmices de notre dpart! [4] Si c'est le dernier que tu reois le premier, nous cdons tes dcrets qui mnent tout : mais puisses-tu nous recevoir aussi dans la suite, au moment opportun, aprs nous avoir rgis dans la chair autant qu'il sera utile! et puisses-tu nous recevoir prpars par ta crainte et non troubls, ni reculants au jour dernier, ne nous arrachant pas avec effort aux choses d'ici, ce qui est le fait des mes amies du monde et amies de la chair, mais nous empressant vers cette vie-l, la vie longue et bienheureuse qui est dans le Christ Jsus notre Seigneur, qui est la gloire dans les sicles des sicles. Amen.

  • Eloge funbre de Gorgonie, sur de St Grgoire

    Nomenclature Migne : Discours 8 (extrait) Source : Planche 1824 Numrisation et mise en ligne : Albocicade

    Il est temps de commencer son loge, dans lequel nous n'emploierons aucun de ces agrments qui parent et embellissent le discours, puisque celle qui est aujourd'hui le sujet de nos louanges ddaignait tous les ornements, et que le mpris de tonte parure lui tenait lieu de beaut. Elle ne faisait point usage de ces riches parures, o brille l'or artistement travaill pour donner du lustre la beaut, ni de ces tresses blondes qui se montrent aux yeux, ou se laissent apercevoir travers une gaze lgre, ni de ces boucles qui descendent en spirales, ni de cet appareil scniqne, lev sur une tte dont il dgrade la noblesse, ni de la richesse d'une robe diaphane et flottante longs plis, ni de l'clat et de la beaut de ces pierres prcieuses, dont les jets lumineux sillonnent la clart du jour et colorent tous les objets environnants, ni de ce fard mensonger et de ce coloris trompeur dont on peint le visage, ni de cette beaut qu'on achte si facilement et si bas prix, travaille par un peintre terrestre, qui, dnaturant l'ouvrage du souverain Crateur, cache sous des couleurs artificieuses la figure que Dieu lui-mme a forme, la dgrade honteusement en voulant l'ennoblir, et transforme l'image de la Divinit en une idole impure prostitue tous les regards lascifs, en s'appliquant drober, sous le masque d'une beaut artificielle, la figure naturelle qui doit retourner son divin Auteur et au sicle futur. Ce n'est pas qu'elle ne connt cette varit infinie d'ornements trangers employs par les femmes; mais elle regardait comme sa plus belle parure la puret des murs et la beaut intrieure de l'me. On ne voyait sur son visage d'autres roses que la pudique rougeur de la chastet, d'autres lis que la blancheur de l'abstinence. A l'gard de ces couleurs rouges, blanches ou noires, qu'on applique sur le visage, de ces peintures vivantes, et de cette beaut fluide, elle abandonnait ces indignes artifices aux femmes qui amusent le public sur le thtre ou dans les carrefours, et toutes celles qui regardent comme une honte et comme un dshonneur d'avoir de la honte. Qui montra jamais une me plus insensible ses propres maux, et plus sensible ceux des autres ! Qui tendit aux indigents une main plus librale ! Aussi ne craindrai-je pas de citer sa louange ces paroles de Job : Sa porte tait ouverte tous ceux qui venaient y frapper, et jamais elle ne laissa l'tranger coucher en plein air (Job 31). Elle tait l'il des aveugles, le pied des boiteux, la mre des orphelins. A l'gard de sa compassion pour les veuves, quel plus grand tmoignage dois-je en apporter que celui de Dieu mme, qui l'en a rcompense en lui faisant la grce de n'tre point appele veuve. Sa maison tait la commune demeure de tous ceux de ses parents qui taient dans le besoin. Sa fortune tait le patrimoine des indigents, et leur appartenait autant que ce qu'ils avaient eux-mmes en propre. Elle a rpandu ses libralits, elle a donn aux pauvres (Ps 112.18). Elle a tout drob satan, elle a tout plac dans un dpt sr et fidle, et n'a laiss la terre que son corps. Elle a tout sacrifi aux esprances du sicle venir, et n'a laiss d'autre richesses ses enfants que l'exemple de ses vertus et la noble envie de les imiter.

  • De lamour des pauvres Nomenclature Migne : Discours XIV Source : Qur 1982 Numrisation et mise en ligne : sur le site de l'association et des ditions Jacque Paul Migne http://www.migne.fr/gregoire_de_nazianze_discours_14.htm

    LAMOUR DU PROCHAIN FONDE LA LOI 1. Frres et compagnons de ma misre, puisque tous nous sommes pauvres, tous nous avons faim de la grce divine, et les apparentes supriorits que font valoir de biens petits critres ne sauraient masquer cette vrit, laissez-vous enseigner lamour des pauvres, non pas dun cur indiffrent, mais pleins au contraire de cet enthousiasme qui vous gagnera le Royaume. Priez, afin que ma parole sache vous enrichir et rassasier vos mes et quelle puisse ptrir le pain spirituel dont vous tes affams, soit qu lexemple dun Mose, elle fasse tomber la manne du ciel et nourrisse les hommes avec ce pain anglique, soit quelle parvienne avec presque rien rassasier des milliers dhommes dans le dsert, comme le fit plus tard Jsus, notre pain vritable, le pre de notre vritable vie. Il nest gure ais de discerner, entre toutes, la vertu suprieure qui mrite notre prfrence, cest un peu comme si dans une prairie aux mille fleurs capiteuses, il fallait chercher la plus belle et la plus odorante, lorsque chacune attire elle seule le promeneur par son clat et son parfum et invite sa main la cueillir la premire. Du moins essaierai-je de les numrer dans lordre. [PAGE 106] Catalogue des vertus. 2. Quelles belles vertus toutes trois, la foi, lesprance et la charit ! La foi a pour tmoin Abraham : il crut et en fut justifi. Lesprance, nos, qui le premier espra en Dieu ainsi que tous les justes perscuts cause de cette vertu. La charit, le divin aptre qui, pour Isral, osa profrer contre lui-mme une imprcation (Rm 9,3); et Dieu lui-mme qui est appel Charit. Belle vertu aussi lhospitalit, quincarnent chez les justes, Loth le sodomite qui ne ressemblait point ses compatriotes, et chez les pcheurs la courtisane Rahab, dont le cur tait rest pur : son hospitalit lui mrita loges et salut. Belle vertu, lamour fraternel : Jsus en est tmoin qui, non content de se faire appeler notre frre se laissa condamner au supplice pour nous sauver. Belle vertu, cet amour des hommes dont il tmoigne encore en nous crant pour des uvres bonnes et en mlant la boue de nos corps lImage qui nous lverait vers la perfection, et surtout ne sest-il pas fait homme pour nous ? Que jaime aussi sa grandeur dme, lorsquil refusa le secours des lgions danges qui voulaient le dfendre contre la troupe de tratres et dassassins, et quil blma Pierre davoir tir lpe avant de gurir le soldat dont ce dernier avait tranch loreille. Etienne, disciple du Christ, fit preuve plus tard du mme hrosme en priant pour les gens qui le lapidaient. Et quelle attachante vertu, la douceur : en sont tmoins Mose et David, cest eux surtout que lEcriture rend ce tmoignage. Leur Matre aussi en est tmoin, qui ne disputait pas, ne criait pas, nameutait pas les foules dans les rues, obissait docilement ceux qui lemmenaient.

    3. Jaime cette ardeur qui animait Phinas lorsquil transpera dun seul coup de lance la Madianite et lIsralite afin deffacer la maldiction qui pesait sur Isral. De son initiative il tira son surnom. Aprs lui dautres hommes en tmoignent, avec ces mots : je suis rempli dun zle ardent pour le Seigneur, je brille pour vous dun zle [PAGE 107] divin, le zle de ta maison me dvore (3 R 19,14; 2 Co 11,2; Ps 68,10). Et ces paroles qui venaient leurs lvres, montaient droit de leur cur. Belle vertu, la mortification. Puisse saint Paul vous en convaincre, qui

  • traitait durement son corps et, par lexemple dIsral, frappait de terreur les gens trop srs deux-mmes et qui ne savaient plus rsister la chair. Et voyez Jsus qui jene, sprouve, et face au tentateur, triomphe. Quil est beau de prier et de veiller, comme le fit notre Dieu : que la nuit de la Passion vous en convainque. Belles vertus que la chastet et la virginit : souvenez-vous des prceptes et des sages lois que saint Paul a formuls sur le mariage et le clibat. Observez que Jsus nat dune vierge pour honorer la gnration, mais lui prfrer la virginit. Belle vertu que la sobrit : imitez David qui rpandit en libation leau quon lui apportait de la citerne de Bethlem, sans y goter lui-mme, parce que lide quil et pu se dsaltrer au prix de vies humaines lui tait intolrable.

    4. Et comme sont belles la solitude et la srnit : Elias me lenseigne en son Carmel, Jean en son dsert, Jsus sur la montagne o il aimait se retirer pour mditer en repos. Japprends le prix de la frugalit avec Elias qui se cachait chez une veuve, Jean qui shabillait de poil de chameau, Pierre qui se nourrissait chaque jour dun as de lupin. Maint exemple dit la beaut de lhumilit mais je songe au plus admirable de tous : Sauveur et Matre du monde, Jsus sest humili jusqu revtir la forme dun esclave et offrir son front linfamie des crachats ; il sest laiss ravaler au rang des sclrats, lui qui purifiaitle monde du pch, et il a pris lattitude de lesclave et a lav les pieds de ses disciples. Belles vertus le dnuement et le mpris des richesses, comme nous le prouve lhistoire de Jsus et Zache : ce dernier avait distribu presque toute sa fortune le jour o Jsus entra chez lui. Et Jsus lui apprit quen un tel don consistait toute saintet. Dun mot, je dirai le mrite de la contemplation et de laction. Lune nous lve dici-bas jusque vers le Saint des Saints et ramne notre esprit vers ce qui est comme lui. Lautre accueille et sert le Christ pour manifester en des uvres le pouvoir de lamour. [PAGE 108] Triomphe de la misricorde. 5. A elles seules, chacune de ces vertus suffit nous conduire au salut et nous mener vers lun des sjours dternelle flicit. Car il est autant de demeures clestes que de faons de vivre ici-bas et Dieu les attribue chacun selon son mrite. Pratiquez nimporte quelle vertu, toutes si vous pouvez. Mais songez essentiellement progresser dans votre itinraire, tchez de suivre pas pas le bon guide dont la marche assure vous mnera par dtroits chemins et par dtroites portes jusquaux vastes plaines des batitudes clestes. Sil faut en croire saint Paul et Jsus, lamour est le premier et le plus grand commandement, qui fonde la loi et les prophtes. Eh bien, je crois quun de ses principaux effets en est lamour des pauvres, la tendresse et la compassion envers notre prochain. Rien ne fait honneur Dieu comme la misricorde, car rien ne lui est plus apparent, lui que la misricorde et la vrit prcdent, et qui prfre la misricorde au jugement (Ps 88,15; Os 6,6). Cest surtout au bienfait que Dieu rpond par le bienfait : sa rcompense est juste, il pse et mesure la misricorde.

    6. Il faut nous ouvrir de tout notre tre tous les pauvres et tous les malheureux quel que soit le nom de leurs souffrances : lexige ce commandement mme qui nous enjoint de nous rjouir avec ceux qui sont dans la joie et de pleurer avec ceux qui pleurent. Ne sommes-nous pas comme eux des hommes ? Faisons-leur donc crdit de notre charit sils en ont besoin : les veuves, les orphelins, les exils, les victimes de matres cruels, de magistrats impudents, de percepteurs intraitables, de brigands sauvages, de voleurs acharns, les gens ruins par une confiscation ou par un naufrage, tous ont droit notre piti ; ils lvent vers nous dimplorants regards ainsi que nous-mmes supplions Dieu lorsquil nous manque quelque chose. Mais les hommes qui tombent inopinment dans le malheur me paraissent mriter encore plus de compassion que les gens qui ont [PAGE 109] lhabitude de souffrir. Je songe en particulier

  • aux victimes dun mal maudit, dont la chair pourrit jusquaux os et aux moelles selon la menace du prophte (Is 10,18). Peu peu les abandonne ce corps qui ntait que douleur, honte, mensonge. Mais quel mystre munit un corps ? Je lignore. Et comment suis-je limage de Dieu, tant ptri de boue ? Mon corps est-il vaillant ? Il me harcle. Est-il malade ? Il me renfrogne. Je laime comme un ami de captivit. Je labhorre comme mon ennemi. Je le fuis comme une prison. Je le respecte comme un cohritier. Si je cherche laffaiblir, qui maidera entreprendre de vastes projets ? Car enfin je connais ma destination : je dois mlever vers Dieu par des uvres.

    7. Si je me fais doux avec ce compagnon, le moyen alors desquiver ses coups et de me tenir ferme auprs de Dieu quand de lourdes chanes me font trbucher et mempchent de me relever ? Charmant ennemi et ami perfide ! Ah ! quelle entente et quelle division ! Je chris lobjet de ma crainte et je redoute celui de ma tendresse. A la veille de la guerre nous nous rconcilions. Vienne la paix, nous revoil en lutte. Quelle sagesse me gouverne ? Quel profond mystre ? Nous sommes une partie de Dieu, nous dcoulons de sa divinit : tant de dignit risquerait de nous exalter et de nous enorgueillir et nous en viendrions mpriser le Crateur : aussi dsire-t-il que nous le regardions toujours au sein de notre duel et de notre guerre avec le corps ; la faiblesse qui est lie nous corrige notre fiert. Ainsi nous nous savons la fois grands et humbles, terrestres et clestes, prissables et immortels, hritiers de lumire et de feu, ou condamns aux tnbres selon la voie o nous nous serons ports. Ce mlange, cest nous : si nous tirons trop de vanit dtre Image de Dieu, la boue dont nous sommes ptris nous ramne plus de modestie. Mditez ce problme si le cur vous en dit. Nous aurons pour notre part, loccasion den reparler ailleurs.

    8. Je reviens prsent mon premier propos : puisque ma chair est un tel sujet de piti, ainsi que ma faiblesse rvle dans les [PAGE 110] maux dautrui, il faut, mes frres, prendre soin de ce compagnon de peine quest notre corps. Jai eu beau laccuser dtre mon ennemi pour les dsordres quil jette en mon me, je le chris nanmoins comme un frre par respect pour celui qui nous a runis. Veillons sur la sant de notre prochain, aussi attentivement que sur nous, quil soit robuste ou ruin par la commune maladie. Nous ne sommes tous quun dans le Seigneur, riches, pauvres, esclaves, hommes libres, sains, malades. Pour tous, il nest quune seule tte principe de tout : le Christ. Et comme font les membres dun mme corps, que chacun soccupe de chacun, et tous de tous. Nallons donc ni ngliger, ni abandonner ceux qui sont tombs les premiers dans une dchance qui nous guette tous. Au lieu de nous rjouir de notre bonne sant, affligeons-nous plutt des infirmits de nos frres et songeons que la scurit de notre me et de notre corps dpend uniquement de lhumanit que nous tmoignerons ces frres, mais prcisons notre pense. I. TABLEAU DES PAUVRES ET DES RICHES 9. Scandaleuse solitude du pauvre. Certains ne souffrent que de pauvret ; le temps, le travail, lamiti, la famille, les revirements de fortune peuvent y remdier, mais chez les lpreux, ce malheur devient tout fait tragique puisque leurs mutilations leur interdisent tout travail et les empchent de subvenir leurs besoins. Voil pourquoi la peur de la maladie lemporte toujours pour eux sur lesprance de la gurison ; cest pourquoi ils reoivent peu de secours de cette esprance, qui est le seul remde des malheureux. A leur pauvret, sajoute la plus atroce et la plus effroyable des maladies, celle que lon voque dans les maldictions. Autre sujet de larmes : la foule nose ni les approcher ni les regarder, mais les fuit comme des objets de dgot et dhorreur. Cette aversion que leur attire le malheur leur inflige un tourment encore plus cruel que la maladie

  • physique. Je ne puis songer sans pleurer leur dtresse et je sens mon cur se briser. Puissiez-vous partager mon motion afin que vos larmes aujour- [PAGE 111] dhui vous vitent dautres larmes plus tard. Mais vous tes bouleverss, jen suis sr, vous tous ici qui tes amis du Christ et amis des pauvres, et qui tenez de Dieu une divine misricorde. Et dailleurs ntes-vous en personne, les tmoins de leur dtresse ?

    10. Sous nos yeux stale un spectacle pitoyable et effrayant il faut le voir pour y croire ; des hommes tout ensemble morts et vivants, cruellement mutils, trop dfigurs pour quon puisse les identifier et savoir quelle famille ils appartiennent. Des hommes ? Il sagit plutt de leurs misrables dbris : ils nomment leur pre, mre, frre, patrie pour tcher de se faire reconnatre : je suis le fils dun tel et dune telle, cest ainsi que lon me nomme, autrefois tu tais un ami. Renseignements ncessaires : les voir, on nen et rien devin. Des tres mutils, sans argent, sans famille, sans amis et presque sans corps. Des hommes, seuls entre tous, qui ont la fois piti et haine pour eux-mmes et ne savent sils doivent se lamenter davoir perdu leurs membres plutt que den garder encore, et pleurer que la maladie ne leur ait tout enlev. Il et t moins tragique pour eux de perdre tous leurs membres au lieu den conserver des moignons. Une part de leur chair est morte avant que le corps prisse, et lautre, personne ne consentira lenterrer. Les curs les plus sensibles et les plus gnreux ne sont point touchs par la dtresse du lpreux. Oublions-nous quici-bas nous ne sommes quune chair enveloppe de misre et au lieu de songer notre prochain, prtendons-nous assurer notre scurit en fuyant leur abord ? Lon ne craint pas en gnral dapprocher un cadavre en voie de dcomposition, on affronte sans dgot lodeur ftide quexhalent des animaux, on supporte dtre enlis dans la boue. Mais nous prenons la fuite la vue de ces malades. Ah ! quelle barbarie ! Et respirer le mme air nous dgote presque !

    11. Quoi de plus tendre quun pre ? Quoi de plus sensible quune mre ? Mais pour eux, la nature elle aussi droge ses lois. Un homme a mis au monde un fils, la lev,. Il a regard comme la plus douce joie de sa vie, que de fois pour lui il a pri ! Et voici quil se prend le har et le chasse, sans plaisir, mais sans rpugnance. Une mre se souvient de ses douleurs, son cur se dchire, elle pousse des cris lamentables et pleure son fils vivant comme sil [PAGE 112] tait expir : Enfant infortun, scrie-t-elle, avec quelle cruaut la maladie tarrache moi ! Malheureux enfant, enfant que je ne connais dj plus, enfant que je nai mis au monde que pour voir disparatre dans des montagnes, et des gorges dsertes parmi des btes sauvages, tu demeureras dans une caverne et seuls des saints ermites voudront te regarder. Et comme Job elle se lamente : Pourquoi nes-tu mort avant que de natre ? Pourquoi du moins nas-tu expir avant davoir connu le malheur ? Pourquoi deux genoux tont-ils accueilli ? Et pourquoi deux mamelles sucer sil te fallait mener une existence plus insupportable que la mort (Jb 3,11) ? Ces paroles saccompagnent de torrents de larmes. La malheureuse souhaite embrasser son fils, mais dj sa chair lui rpugne et elle repousse lenfant. Ce nest point contre les sclrats que le peuple sacharne et sexcite, cest contre les malheureux. On voit des gens donner retraite des meurtriers, accueillir des adultres sous leur toit et leur table, sattacher des sacrilges, courtiser des gens qui leur ont port prjudice. Mais on pourchasse des malades dont tout le crime est de souffrir. La condition des mchants est meilleure que celle des malades, puisque lon se glorifie de sa duret et que lon fuit la compassion comme un vice.

    12. Ils sont bannis des cits, chasss des foyers, des places publiques, des assembles, des chemins, des ftes, des banquets, et ah ! quelle misre ! on leur dfend mme lusage de leau : ils nont pas le droit de puiser leau des fontaines ou des fleuves : ils risqueraient de les

  • empoisonner. Mais voici le comble de labsurde : nous les chassons comme des criminels, mais nous les obligeons revenir comme des innocents. En effet, comme nous ne nous soucions ni de les loger, ni de les nourrir, ni de soigner leurs ulcres, ni autant que nous pouvons, de couvrir leur mal dun vtement, ils errent nuit et jour, sans ressources, sans habit, sans maison. Laissant nu leurs plaies, rptant leur histoire et implorant le Crateur ; ils marchent en saidant des membres dautrui pour suppler ceux qui leur manquent, ils inventent des chants capables [PAGE 113] dinspirer la charit, ils qumandent une bouche de pain, une maigre pitance ou de vieux chiffons pour couvrir leur honte et soulager leurs ulcres. Et lon passe pour charitable, non si on leur porte secours, mais si on ne les chasse pas avec des injures. La honte ne suffit mme pas toujours les empcher de se produire dans les assembles : au contraire, ils y courent, presss par le besoin ; oui, ils se mlent ces ftes que nous avons institues pour les progrs de nos mes ; nous clbrons un saint mystre, nous ftons lun de nos martyrs pour tcher dimiter la pit des saints dont nous honorons les preuves. L, devant nous, ces malheureux rougissent dtre eux aussi des hommes, ils prfreraient rester cachs dans les montagnes, les rochers, les forts, les tnbres de la nuit ; pourtant ils sexposent en pleine foule, spectacle pitoyable et digne de nos larmes. Peut-tre veulent-ils nous faire souvenir de notre fragilit et nous dcourager de cet amour des choses sensibles que nous croyons ternelles. Ou bien ils viennent parce quils ont besoin dentendre notre voix, dapercevoir notre visage, ou pour recevoir quelque petit secours de ceux qui nagent dans lopulence ; mais tous viennent chercher un peu de cette douceur que lon prouve laisser voir sa souffrance.

    13. Qui nest boulevers par leurs mlopes lugubres quentrecoupent leurs soupirs ? Qui peut entendre ce chant ? Qui supporte ce spectacle ? Ils gisent terre, confondus par laffreuse maladie, et ils mlent leurs diverses infirmits pour les rendre encore plus dsolantes. Pour chacun, le malheur du voisin redouble laigreur de ses propres tourments ; compassion plus triste encore que le mal dont chacun souffre. Autour deux samasse une foule de gens qui les plaignent pour quelques instants. Ils se roulent leurs pieds dans la poussire et la canicule, ou transpercs par le froid, la pluie, la bise, et nous les pitinerions sans vergogne si le moindre contact ne nous dgotait tant. A nos cantiques rpond leur plaintive prire et nos voix mystiques font cho leurs dchirants appels. Que me sert de vous dtailler leur dtresse en ce jour de fte ? Peut-tre vous tirerais-je des larmes si je vous la disais en vers [PAGE 114] de tragdie ? Alors, la douleur aurait raison de vos rjouissances. Mais puisque je ne puis encore vous persuader, sachez au moins que le chagrin est quelquefois prfrable au plaisir, la tristesse un air de fte, les larmes un rire grossier.

    14. Mais lon est encore plus touch quand on pense que ces hommes sont nos frres en Dieu et quils sont, ne nous en dplaise, de mme nature que nous, tant tirs de la mme boue originelle, quils sont composs comme nous de nerfs et dos, revtus comme nous de peau et de chair, ainsi que le disait le divin Job en mditant sur ses malheurs et en excrant tout notre corps visible. Mais surtout, ils sont comme nous image de Dieu et peut-tre altrent-ils moins que nous, cette image, malgr leur dchance. Leur homme intrieur sest revtu du mme Christ et ils ont reu les mmes arrhes de lEsprit. Ils ont les mmes lois, les mmes commandements, les mmes testaments, les mmes assembles, les mmes mystres, la mme esprance. Jsus-Christ qui efface le pch du monde est mort pour eux comme pour nous. Ils sont eux aussi hritiers de la vie cleste bien quil leur ait manqu beaucoup en cette vie terrestre. Ils sont les compagnons de ses souffrances, ils le seront de sa gloire.

  • 15. Eh quoi ? Nous avons reu du Christ ces noms tranges et magnifiques : peuple lu, sacerdoce royal, sainte nation, race choisie et prdestine, zlateurs du bien et du salut, disciples de ce Christ doux et misricordieux qui sest charg de nos iniquits, qui sest humili pour nous jusqu se faire chair et vivre la misre de cette chair et de cette tente terrestre, qui sest laiss maltraiter et outrager, afin de nous enrichir de sa divinit. Et aprs un si grand exemple de compassion et de grce, quallons-nous penser de ces gens et quallons-nous faire ? Les mpriser ? Passer sans un regard ? Les abandonner comme des cadavres, comme des objets dhorreur, comme les plus mchants des serpents et des fauves ? Non, mes frres, nous ne le ferons point, nous agneaux du Christ, du bon berger qui a ramen la brebis gare, qui a retrouv celle qui tait perdue et fortifi celle qui tait infirme. La nature humaine en est elle aussi incapable, qui nous fait une loi davoir piti les [PAGE 115] uns des autres et nous enseignant luniversalit du malheur, nous donne du coup une leon dhumanit et de charit. Les dlices des riches. 16. Les laisserons-nous donc souffrir tous les vents, tandis que nous habiterons de luxueuses demeures, constelles de toutes espces de pierreries, enrichies dor et dargent, ornes de mosaques vives et fascinantes peintures ? Et non contents de semblables maisons, nous en ferons btir de nouvelles ? Qui y logera ? Pas forcment nos hritiers : des trangers, des inconnus sen empareront peut-tre, qui nauront pas pour nous la moindre amiti, au contraire, dvors de jalousie, ils nous haront ! Quelle triste fin ! Eux grelotteront dans leurs misrables haillons, sils ont la chance den possder. Et nous nous pavanerons en nos amples et moelleux atours, en nos fluides toffes de lin ou de soie, qui nous rendront scandaleux et non point lgants (car je trouve scandaleux le superflu et linutile). Le reste de nos habits, gards en des coffres, nous inspirera dinutiles soucis puisque nous ne pourrons empcher que les vers ne les rongent et que le temps ne les rduise la longue, en poussire. Et eux ne mangeront pas leur faim (oh ! quel luxe pour moi, quelle dtresse pour eux, la vie !). Etendus nos portes, puiss, famliques, ils ont peine la force de nous supplier, sans voix pour gmir, sans mains pour qumander laumne, sans jambes pour aller mendier auprs des riches, sans souffle pour entonner leurs tristes mlopes, et le plus atroce de leurs maux la ccit ils lestiment doux et flicitent leurs yeux de leur cacher le spectacle de leur dchance.

    17. Tel est leur sort, et nous, nous serons couchs sur des lits levs et pompeux, dont personne napproche, couverts de riches tentures, et nous serons irrits si lun de leurs appels monte jusqu nos oreilles. Il faut encore que nos chambres embaument de fleurs mme en dehors de la saison, et que les plus dlicats et les plus riches parfums coulent sur nos tables pour finir de nous nerver. De jeunes garons doivent demeurer nos cts, les uns [PAGE 116] sagement aligns, les cheveux pars, lallure effmine, le visage minutieusement pil, pour flatter davantage nos yeux impudiques par cette patiente toilette. Dautres tiendront des coupes du bout des doigts, en un geste la fois lgant et assur. Dautres, avec des ventails feront couler de douces brises sur nos tempes et rafrachiront nos chairs en les ventant de leurs mains ; ils devront aussi charger la table de viandes quauront libralement octroyes les trois lments, lair, la terre, leau ; ladresse des cuisiniers et des marmitons spuisera inventer des mets nouveaux, qui flatteront lenvi la goinfrerie dun ventre toujours insatisfait : lourd fardeau, principe de nos vices, bte insatiable et perfide, destine disparatre presque aussi vite que les nourritures quelle engouffre ! Et eux sestiment heureux sils peuvent se dsaltrer avec de leau ; nous, il nous faut avaler le vin pleines coupes jusqu livresse, parfois au-del, chez les plus intemprants dentre nous.

  • Dans le choix de nos vins, nous ne retenons que les plus parfums. Nous discutons sur leur qualit, et nous ne serions pas contents si nous ne faisions venir les plus fameux vins trangers, comme pour insulter aux crus du terroir. Sensuels, dpensiers au-del de toute raison, voil ce que nous voulons tre ou paratre, comme si nous redoutions de ne point passer pour les vils esclaves de notre ventre et de nos apptits.

    18. Eh quoi mes chers frres ? Une lpre ronge aussi nos mes, plus funeste encore que celle qui dvore leur chair ? Lune, en effet, chappe la volont, lautre en drive. Lune cesse avec la vie, lautre accompagne tout notre voyage. Lune inspire la compassion, lautre est au moins odieuse aux esprits raisonnables. Pourquoi ne pas secourir la nature tant quil nest pas trop tard ? Pourquoi ne pas couvrir, tant que nous sommes chair, la misre de la chair ? Pourquoi nous abandonner aux plaisirs, tandis que pleurent nos frres ? Ah ! Ne jamais menrichir tant que subsistent de telles infortunes, ne jamais tre en bonne sant, si je ne dois venir bander leurs ulcres, ni manger ma faim, ni tre chaudement vtu, ni dormir sous un toit, si je ne dois autant que je puis, les nourrir, les vtir, les hberger. Oui, il nous faut renoncer tout pour suivre en vrit le Christ, charger sa croix sur nos paules et nous [PAGE 117] envoler lgrement vers le monde den haut, libres et affranchis de tout lien ; alors nous gagnerons Jsus-Christ au lieu du monde, grandis dhumilit et riches de pauvret. Ou du moins, il nous faut partager notre fortune avec le Christ : la gnrosit justifie les riches et sert les sanctifier. Si je ne sme que pour mon propre intrt, que dautres alors rcoltent les fruits de mes semences ! Ou pour me servir des mots de Job : quau lieu de froment germe lortie, et au lieu dorge l'pine (Jb 31,40) que louragan et la tempte emportent et dispersent mon labeur et que sanantissent tous mes efforts ! Et si je construis des greniers pour mettre en rserve Mammon, pour entasser des trsors, que mon me soit appele ds cette nuit pour rendre raison des biens que jai amasss, ma honte. II. RECONNATRE DIEU DANS LA CHARIT Discernons les biens ternels des richesses caduques. 19. Acquerrons-nous sur le tard de la sagesse ? Ne rsignerons-nous pas notre insensibilit, je nose dire notre avarice ? Nallons-nous point mditer sur les actions humaines ? Les malheurs dautrui ne nous apprendront-ils pas nous tenir sur nos gardes ? Rien nest sr dans les choses humaines, rien nest permanent, ni de quelque dure, ni ferme. Nos destines sont mobiles autant quune roue et souvent une journe, voire une heure, suffit modifier dans un sens ou dans lautre, le cours de nos fortunes. Mieux vaut nous fier aux caprices du vent, aux sillages des navires en haute mer, lillusion dun songe, sa brve douceur, aux chteaux que les enfants difient dans le sable, plutt quau bonheur humain. Cest tre sage que de se dfier des choses prsentes pour ne songer qu gagner lternit, et de prfrer la fragilit et linconstance dune prosprit mondaine, cette charit qui ne trahit personne, et assure au moins lun de ces trois avantages : ou bien elle vous prserve de linfortune, car Dieu rcompense [PAGE 118] souvent les personnes charitables par des prosprits temporelles, afin de les encourager aider les pauvres, ou bien elle donne lintime assurance que si lpreuve est venue, ce nest point comme punition de leurs pchs, mais en vertu dun certain plan de Dieu. Ou enfin elle vous permet dexiger des riches les secours que vous-mmes en vos beaux jours prodiguiez aux indigents.

    20. Que le sage ne se glorifie point de sa sagesse, ni le riche de sa fortune, ni le fort de sa puissance, mme sils culminent au fate de la sagesse, de la fortune, de la puissance (Jr 9,23). Et moi, jajouterai : point dorgueil non plus chez ceux qui se sont couverts de gloire, qui jouissent dune sant robuste, qui se distinguent par leur beaut, leur jeunesse, ou lun enfin de ces privilges envis du monde. Mais si vous tenez vous glorifier, glorifiez-vous de

  • connatre Dieu et de le chercher, ayez de la compassion pour les malheureux, mettez en rserve un capital de charit pour votre vie ternelle. Car nos biens, ici, sont fugaces et passagers et comme au jeu de ds, ils passent de mains en mains et il nest rien que nous possdions rellement : le temps finit par nous le prendre si la jalousie nous avait pargns. Mais les autres sont immuables et ternels : rien ne peut vous les arracher, ni les dtruire, ni dcevoir lesprance que vous portez en eux. Dans cette perfidie et cette inconstance des biens temporels, je crois entrevoir lintention du Verbe artiste. Dieu, en sa sagesse qui dpasse toute intelligence, nous demande de ne point prendre au srieux des biens si alatoires qui se laissent amener et remporter et svanouissent linstant prcis o nous pensions les tenir. Connaissant ainsi leur caractre fallacieux et instable, il ne nous faut plus nous soucier que de vie ternelle. A quels excs nous porterions-nous donc si la prosprit ici-bas tait dfinitive, lorsque, malgr toute sa prcarit, nous nous y cramponnons avec une telle frnsie et nous laissons abuser par ces joies trompeuses au point de ne plus pouvoir rien imaginer de plus fort ni de plus grand que les biens temporels ? Et nous pensons et nous laissons dire que nous sommes crs limage dun Dieu cleste qui cherche nous grandir jusqu lui ! [PAGE 119] 21. O est le sage qui comprendra ces paroles (Os 14,10) ? Qui fuira ces biens furtifs ? Qui sattachera aux richesses ternelles ? Qui regardera les biens prsents comme des biens caducs, et ceux en qui nous avons mis notre esprance comme des biens permanents ? Qui discernera la ralit de lapparence, pour sattacher lune en ddaignant lautre ? Qui saura distinguer la feinte de la vrit, la tente terrestre de la cleste cit, la terre dexil de la patrie ternelle, les tnbres de la lumire, la boue de la Terre Sainte, la chair de lesprit, Dieu davec le Prince de ce monde, lombre de la mort davec la vie ternelle ? Qui voudra troquer le prsent contre lternel, le prissable contre limmortel, le visible contre linvisible ? Heureux celui qui voit clair et qui grave en son cur les Montes, comme dit le divin David, et fuit cette valle de larmes, avec toute la vitesse possible, et naspire qu gagner le ciel. Heureux qui, crucifi au monde avec le Christ, ressuscite avec le Christ et avec le Christ monte au ciel, hritier dune vie dsormais indestructible et vritable. Sur son chemin, il naura point se mfier des serpents qui chercheraient lui piquer les talons. Quant nous, le mme David nous crie avec sa voix puissante de hraut, des avis sublimes et universels o il dnonce notre insensibilit, notre amour du mensonge, et nous supplie de ne plus chrir le nant des apparences ni de mesurer notre flicit labondance qui rgne en nos greniers et en nos caves. Cest peu prs le mme conseil que nous adresse le bienheureux Miche lorsquil nous met en garde contre la sduction des biens temporels : Approchez, dit-il, des montagnes ternelles. Levez-vous, marchez, ce nest pas ici le lieu de votre repos (Mi 2,9). Ce sont presque les paroles dont notre Matre et Sauveur se sert pour nous exhorter le suiv