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22 MARGUERITE DURAS TDC N O 1073 CINÉMA D ans un domaine où la normalisation fait force de loi, le cinéma de Marguerite Duras compose un univers dont la singu- larité peut intimider par sa réputation : obscurs, intellectuels, ennuyeux, privés d’action, ses films seraient de plus physi- quement difficiles à voir, du fait de leur mode de production/distribution et de leur dispo- nibilité tardive en DVD. Autrement dit, la fortune critique et le succès public de son œuvre cinéma- tographique sont à première vue difficiles à com- parer au crédit – « mondial » disait-elle – accordé à son œuvre littéraire. Une œuvre difficile à classer La consultation des chronologies ne simplifie pas la comparaison : face à cinquante années de publication (de 1943 à 1995), vingt ans de réali- sation pour une vingtaine de films (de La Musica en 1966 aux Enfants en 1985). De cette confron- tation, retenons d’une part la concentration de sa production (combien de cinéastes peuvent se van- ter d’avoir fait 20 films en 20 ans ?) et d’autre part la dissymétrie des deux parcours : tandis que son écriture textuelle se met au point très lentement, son écriture cinématographique se fixe rapide- ment – quatre ou cinq ans après son premier film véritablement personnel, Détruire dit-elle (1969). Ce qui frappe aujourd’hui encore le spectateur, qu’il soit cinéphile ou non, c’est probablement la radicalité de l’entreprise cinématographique de Duras, qui fait de chaque film un hapax dans l’histoire du cinéma – laquelle éprouve d’ailleurs quelques difficultés à ranger son œuvre dans une progression historique compréhensible, et se contente en général de la repousser vers les annexes (loin des genres, à l’abri des courants majoritaires, dans la catégorie hétéroclite du « cinéma d’écrivain »). Même si ses films ont pro- voqué des haines parfois tenaces, une partie de la critique s’est montrée très vigilante à l’endroit Entre littérature et cinéma Les films de Marguerite Duras élaborent des combinaisons singulières dont la séduction réside dans l’expérience perceptive nouvelle proposée au spectateur. > PAR JEAN CLÉDER, MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN LITTÉRATURE GÉNÉRALE ET COMPARÉE À L’UNIVERSITÉ RENNES-II, CELLAM, GROUPE PHI © FONDS MARGUERITE DURAS/IMEC

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Dans un domaine où la normalisation fait force de loi, le cinéma de Marguerite Duras compose un univers dont la singu-larité peut intimider par sa réputation : obscurs, intellectuels, ennuyeux, privés d’action, ses films seraient de plus physi-quement difficiles à voir, du fait de leur

mode de production/distribution et de leur dispo-nibilité tardive en DVD. Autrement dit, la fortune critique et le succès public de son œuvre cinéma-tographique sont à première vue difficiles à com-parer au crédit – « mondial » disait-elle – accordé à son œuvre littéraire.

une œuvre difficile à classerLa consultation des chronologies ne simplifie

pas la comparaison : face à cinquante années de publication (de 1943 à 1995), vingt ans de réali-sation pour une vingtaine de films (de La Musica en 1966 aux Enfants en 1985). De cette confron-tation, retenons d’une part la concentration de sa production (combien de cinéastes peuvent se van-ter d’avoir fait 20 films en 20 ans ?) et d’autre part la dissymétrie des deux parcours : tandis que son écriture textuelle se met au point très lentement, son écriture cinématographique se fixe rapide-ment – quatre ou cinq ans après son premier film véritablement personnel, Détruire dit-elle (1969).

Ce qui frappe aujourd’hui encore le spectateur, qu’il soit cinéphile ou non, c’est probablement la radicalité de l’entreprise cinématographique de Duras, qui fait de chaque film un hapax dans l’histoire du cinéma – laquelle éprouve d’ailleurs quelques difficultés à ranger son œuvre dans une progression historique compréhensible, et se contente en général de la repousser vers les annexes (loin des genres, à l’abri des courants majoritaires, dans la catégorie hétéroclite du « cinéma d’écrivain »). Même si ses films ont pro-voqué des haines parfois tenaces, une partie de la critique s’est montrée très vigilante à l’endroit

Entre littérature et cinéma Les films de marguerite Duras élaborent des combinaisons singulières dont la séduction réside dans l’expérience perceptive nouvelle proposée au spectateur.> par Jean Cléder, maître de ConférenCes en littérature générale et Comparée à l’université rennes-ii, Cellam, groupe phi

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d’une expérience qu’elle a immédiatement appré-hendée comme une cinématographie d’avant-garde, capable d’inventer des formes nouvelles pour dire et montrer l’univers contemporain ; les Cahiers du cinéma, par exemple, accorderont à chaque sortie une importance considérable, hors de proportion avec son format économique.

Si l’on tente une première approximation de sa singularité, on pourrait suivre l’auteure pour constater que son cinéma est à la fois « intellec-tuel » et « enfantin, presque » (intellectuel parce qu’enfantin, précisera-t-elle). En effet, la créati-vité de Duras au cinéma passe par la simplifica-tion de la grammaire – rompant avec une partie des codes du « cinéma milliardaire », et se portant vers une conduite du récit plus personnelle, plus intuitive, du côté de l’enfance et de l’immédia-teté. Cependant, le développement systématique des solutions adoptées (suppression de l’action,

décalage entre les voix et les visages) en ferait un cinéma intellectuel, en ce sens qu’il s’agit toujours d’« aller jusqu’au bout de l’idée », explique-t-elle au cinéaste et producteur Claude Berri en 1987, alors qu’elle envisage de participer à l’adaptation de L’ Amant.

Le dire et le voir conjuguésPour comprendre le cinéma de Duras, il faut

repartir de cette constante de la culture française soucieuse du partage disciplinaire : un écrivain qui fait du cinéma est suspect d’amateurisme (l’inverse est vrai aussi), et partant accueilli avec circonspection. C’est avec une certaine malice que Jean-Luc Godard, dans le cadre d’un entretien avec elle (pour Arte en 1987), inscrira Marguerite Duras dans « la bande des quatre », aux côtés de Jean Cocteau, Sacha Guitry et… Marcel Pagnol. Cette exterritorialité invite de plus à qualifier son cinéma de « littéraire » (au prétexte qu’on y parle beaucoup et qu’on y agirait peu…), ce qui est une évidence trompeuse, une manière surtout de se soustraire à l’examen des nouvelles combinaisons qu’il propose entre le son, le texte et l’image et qui n’ont rigoureusement rien de littéraire.

Pratiquement, on peut dire que Marguerite Duras opère un va-et-vient entre littérature et cinéma. Après avoir cédé les droits de certains textes (Dix heures et demie du soir en été, Le Marin de Gibraltar, Moderato cantabile, etc.), après avoir collaboré elle-même au cinéma (Hiroshima mon amour d’Alain Resnais, 1959), elle passe à la réa-lisation en 1966, à partir de ses propres textes : c’est ainsi par exemple que Le Vice-Consul (1966) deviendra India Song en 1975 puis Son nom de Venise dans Calcutta désert en 1976 (avec la même bande-son qu’India Song). D’un point de vue édi-torial, on observe sur cette période une inversion intéressante : plutôt que d’adapter ses propres livres (à une époque, après 1968, où elle éprouve des difficultés à écrire des romans), Duras fait des films pour pouvoir publier des livres. Cette inver-sion de la chronologie habituelle peut aussi être considérée comme une forme d’indistinction dans l’acte créatif entre le dire et le voir conjugués, chez une artiste devenue cinéaste autant qu’écrivaine.

Et cette indistinction a des conséquences très profondes sur le style de Marguerite Duras : tan-dis que sa pratique littéraire se rapproche d’une écriture souvent considérée comme scénaristique (les « textes hybrides » dont elle parle dès 1969), sa pratique cinématographique incorpore sinon du texte, du moins de la parole – dont l’usage se singularise d’une manière très remarquable : par exemple la voix off très affectée de l’auteure elle-même dans les courts métrages de 1979, ou bien la non-synchronisation des corps et des voix dans India Song, voire la suppression des corps dans Son nom de Venise dans Calcutta désert, qui nous promène dans les ruines d’un palais où résonnent seulement la musique et les voix désincarnées d’India Song. ●●●©

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India Song, première page annotée par Marguerite Duras.

❯ Marguerite Duras dirige Delphine seyrig sur le plateau d’India Song, 1974.

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Cette liberté que s’accorde Marguerite Duras au cinéma procède en partie de son exterritoria-lité : « Au cinéma je n’ai rien à prouver, je peux me permettre de rater. » D’autre part, la dimen-sion collective du travail fait baisser la pression qui s’exerce sur l’écrivain solitaire, et s’avère pro-pice à des expérimentations drapées de désin- volture : « Je fais des films pour occuper mon temps. Si j’avais la force de ne rien faire je ne ferais rien. C’est parce que je n’ai pas la force de ne m’occuper à rien que je fais des films. Pour aucune autre raison. C’est là le plus vrai de tout ce que je peux dire sur mon entreprise » (Les Lieux de Marguerite Duras, Minuit, 1977).

Car Marguerite Duras affiche à l’égard du septième art des positions très ambivalentes, mélange de mépris pour son histoire (« le plus grand sottisier historique moderne ») et d’émer-veillement devant les possibilités qu’il peut offrir. D’une part, dans les textes d’accompagnement du Camion (1977), elle explicite le modus operandi du cinéma d’une manière extrêmement négative, comme une sorte de stérilisation de l’imaginaire préparé par le texte : « Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance : l’imaginaire. C’est là sa vertu même : de fermer. D’arrêter l’ima-ginaire. » D’autre part, dans sa collusion avec le capital (taxé de « maquereautage »), le cinéma est accusé de contribuer à l’aliénation politique et intellectuelle du spectateur, empêché de toute forme d’action politique par le « cinéma de ses samedis » qui aurait pour vocation de le distraire et de l’apaiser.

Détruire pour « reprendre le cinéma à zéro »Cependant, Duras identifie très nettement une

composante fondamentale du langage cinéma-tographique, que son œuvre contribuera à déve-lopper : alors que la littérature est limitée par la dimension conventionnelle et arbitraire du lan-gage, et par des langues imparfaites en cela que les mots ne ressemblent pas aux choses, au cinéma tout peut faire signe, sens, émotion – selon des combinaisons illimitées : « Tout l’espace filmé est écrit, c’est au centuple l’espace du livre. »

Ce qui surprend aujourd’hui encore, c’est l’abandon de la syntaxe narrative en vigueur, qui s’apparente dans un premier temps à une entre-prise de démolition : contre ses usages commer-ciaux, « reprendre le cinéma à zéro, dans une grammaire très primitive » exige d’abord la raré-faction de l’action visible à l’écran – qui prendra des formes spectrales, à l’intersection des voix, de la musique et des images. Ainsi les personnages d’India Song, fortement ralentis et comme démo-bilisés, prennent des poses, esquissent quelques pas, ébauchent éventuellement un mouvement

●●● Des expérimentations drapées de désinvolturede danse, mais (si l’on considère qu’une action a un sujet et un objet) ils ne font rien à propre-ment parler – pas même articuler les dialogues que l’on entend sans que leurs lèvres bougent. On comprend donc que le projet de Marguerite Duras en vienne à distendre les continuités tem-porelles, ainsi que les relations de cause à effet qui charpentent le récit traditionnel : dans ses films, suivant un dosage très savant, les rapports de cau-salité fonctionnent en partie : pour reprendre le cas d’India Song, le découpage des plans garantit les raccords dans le mouvement de personnages qui ne vont… nulle part.

une cinémato-graphie personnelle pour « regarder absolument »Mais la force du cinéma de Marguerite Duras

n’est pas seulement négative. Car la dislocation ou l’extension des continuités narratives habi-tuelles permettent d’expérimenter de nouveaux dispositifs – d’une efficacité parfois très prenante. Dans Le Camion par exemple, l’auteure nous fait savoir qu’« il n’y a pas de représentation de l’his-toire ». De fait, en lieu et place de cette représen- tation alternent deux séries d’images : celles (sans personnage) prises depuis un camion circulant dans les Yvelines ; celles de Marguerite Duras et Gérard Depardieu lisant sans « aucune répéti-tion » le texte d’une histoire qui pourrait être celle du Camion – les deux séries étant reliées par la musique et par les voix (ci-contre). Ainsi, privée d’illustration mais préparée par l’interaction entre les voix et les images, l’histoire prend une force très insolite de son caractère lacunaire, parce que son inachèvement sollicite fortement l’imagina-tion et l’interprétation – autrement dit l’engage-ment du spectateur.

De même dans Césarée (court métrage de 1979), la voix off de Duras évoque de manière très allusive, à travers un texte de facture poétique plus que narrative, le destin de Titus et Bérénice (sans que jamais leurs noms soient prononcés), tandis que la caméra circule lentement dans le jardin des Tuileries parmi les statues d’Aristide Maillol : les corps féminins isolés sur leur socle, nus et figés dans un mouvement sans avant et sans après, figurent incomplètement « la reine des Juifs », « répudiée pour raison d’État ». La conju-gaison d’un récit très ajouré et d’images lacunaires et suggestives présente au spectateur les éléments d’un film à bâtir, et les moyens d’une appropria-tion de l’histoire qu’on ne lui racontera pas.

Il semble par conséquent important de souli-gner que la simplification des moyens employés et la dislocation de la grammaire, au lieu d’appauvrir le langage cinématographique, en augmentent les possibilités suivant un mécanisme très simple et très puissant : abandonnant pour partie les

au cinéma tout peut faire

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● ClÉder Jean (sous la dir. de). « Marguerite duras : le cinéma », Études cinématographiques, no 73. Caen : lettres modernes Minard, 2013.● ClÉder Jean. « anatomie d’un modèle : duras/godard – Cinéma/littérature : “une question d’envers et d’endroit” », in « Écrivains-cinéastes », Fixxion, no 7, décembre 2013. en ligne sur : www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx07.02/745● duras Marguerite. « les yeux verts », Cahiers du cinéma, no 312-313, juin 1980.● duras Marguerite. La Couleur des mots : entretiens avec Dominique Noguez autour de huit films (1984). paris : Benoît Jacob, 2001.● « initiales M.d. », Initiales, no 3. paris/lyon : les presses du réel/ensBa lyon, 2014.

savoir

●●● Des expérimentations drapées de désinvolture codes du cinéma commercial (décor, narration, action, diction, etc.), Duras soustrait l’image aux exigences narratives, voulant qu’une image ne puisse valoir que pour ses propriétés conduc-trices ou vectorielles (dans le cinéma dominant, une image n’a pas de valeur en tant que telle, elle ne vaut que pour la suivante). Duras libère du même geste le regard du spectateur de cette pression narrative, de sorte qu’il puisse s’expo-ser à la conjugaison du son et de l’image dans le cadre d’une expérience sensorielle véritable-ment singulière et personnelle. Autrement dit, ce qui est soustrait à l’histoire augmente l’attention accordée à l’image, et ce qui échappe aux codes narratifs revient à la poésie des assemblages per-sonnels. Regarder un film de Marguerite Duras, c’est aujourd’hui encore se prêter à une expérience perceptive très neuve – suivons l’invitation qu’elle adresse à son acteur dans L’Homme atlantique : « Vous regarderez ce que vous voyez. Mais vous le regarderez absolument. Vous essaierez de regar-der jusqu’à l’extinction de votre regard, jusqu’à son propre aveuglement et à travers celui-ci vous devrez essayer encore de regarder. Jusqu’à la fin. »

Dans Le Navire Night (1979), les deux amants ne doivent ni se voir ni se rencontrer, et lorsque le personnage masculin reçoit des photographies du personnage féminin, une voix off nous dit : « Le désir est mort, tué par une image. » Peut-être l’œuvre cinématographique de Duras est-elle guidée dans son ensemble par cette méfiance à l’égard de la satisfaction : il faut éviter que la satiété supprime la faim, que la jouissance abolisse le désir, et que la saturation de l’image achève le récit. Si je souhaite terminer sur cette remarque, c’est pour souligner que le cinéma de Marguerite Duras, dont la dimension funèbre a souvent été remarquée (à juste titre), est aussi un cinéma du commencement – un cinéma dont l’aspect prin-cipal serait l’inchoatif, propre à rendre sensible l’imminence d’une révélation : « L’été commence, disons-le comme ça, l’été commence, les longues journées de l’été, elles sont lentes et profondes, en resteront là pour l’éternité, viens. » ●

❯ Le Camion, 1977. avec gérard Depardieu et Marguerite Duras.

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