TABLE RONDE
LA CLASSE, LA SALLE, LE WEB
FESTIVAL INTERNATIONAL DE LA‐ROCHE‐SUR‐YON
VENDREDI 15 OCTOBRE 2010
Introduction par Carole Desbarats (directrice de la diffusion des savoirs à l’Ecole Normale
Supérieure de Paris) et Yannick Reix (Délégué général du FIF de La Roche‐sur‐Yon)
YANNICK REIX
Ce colloque est organisé par les Enfants de Cinéma, en collaboration avec le Festival
International du Film de La Roche‐sur‐Yon et l’OPCAL (Association des Professionnels du
Cinéma et de l’Audiovisuel Ligériens), qui regroupe des professionnels de tous les corps de
métiers du cinéma (de la production à la diffusion), avec le soutien de la DRAC Pays de la
Loire et la Région Pays de la Loire.
Ce colloque a été pensé avec Eugène Andréanszky (Délégué général des Enfants de Cinéma),
sur une actualité qui concerne l’éducation artistique, donc les différents dispositifs (Ecole et
Cinéma…). Nous souhaitions engager une réflexion sur le travail à mener dans les classes,
avec les salles de cinéma, commencé à appréhender la question de l’Internet et du Web.
CAROLE DESBARATS
Pour ce d’entre vous qui participez régulièrement aux rencontres, cela doit faire écho avec
ce que nous avions fait autour du jeu vidéo, je veux dire par là travailler un sujet qui n’est
pas directement de notre culture, de notre travail, de notre rapport aux enfants dans la
classe, mais qu’il est nécessaire de connaître, voir de pratiquer de par son implantation dans
la société.
Avant de lancer ce colloque je voudrais vous rapporter le sentiment que j’ai eu en
participant très récemment aux Assises de l’Education Numérique. Cela se passait à la Cité
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des Sciences et de l’Industrie. Plusieurs centaines de personnes étaient présentes.
Participaient aux rencontres et aux ateliers les plus hauts sommets du Ministère de
l’Eduction de l’Enseignement et de la Recherche, mais également des organismes dont j’ai
découvert l’existence, telle que Cap Digital. À tel point que dans certain atelier, 70% des gens
venaient de l’industrie et 30% de l’éducation au sens très large du terme – des enseignants
comme vous et moi, mais aussi des gens de l’éducation informelle (par exemple les
personnes travaillant pour la télévision de la Cité des Sciences, qui font de l’éducation vers
un très large public).
Je dois avouer que cela a été un choc car d’habitude nous voyons les enseignants entre eux,
les industriels entre eux. De plus il était tout à fait intéressant de constater que la majorité
était du côté des industriels.
Qui sont ces industriels ? Tous les gens qui se préoccupent de faire de l’édition numérique,
les fameux tableaux blancs, toutes ces PME, plus ou moins importantes qui gravitent autour
de ce nouveau « fromage » et qui se demandent avec quel contenu remplir ces nouveaux
outils qu’ils inventent.
Et c’est cela qui était rassurant, de voir ces industriels appeler à ce qu’il y’ait autre chose que
la digitalisation de livres déjà existants, mais bien des contenus spécifiques.
Et c’est dans ce sens que va le colloque de ce jour, qu’est ce qu’apporte ce support
spécifique, comment peut‐on travailler avec ?
Nous continuons à Ecole et Cinéma à débroussailler des terrains qui nous sont un peu
étrangers et qui sont pourtant notre quotidien.
Je dirais que pendant ces Assises, j’ai eu le sentiment très fort qu’il y avait des recherches qui
se faisaient du côté du Ministère, des cabinets, mais il reste important qu’une organisation
comme la nôtre se pose des questions avant que des textes ne viennent nous dire
exactement ce que nous devons faire.
Nous pouvons être une force de proposition.
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Pour finir, hier soir, Françoise Lagarde qui représentait ici la DEGESCO (Direction Régionale
de l’Enseignement Scolaire),m’expliquait par exemple qu’il venait d’être lancé, autour du
Ministère de l’Education National, un Dictionnaire des Ecoliers, un nouvel outil totalement
wiki (c‐a‐d participatif). Commence donc à grandir cette idée que des classes, des enfants
font des définitions.
J’espère que cet après‐midi, avec nos intervenants, avec vous, nous allons avoir un débat
nous permettant de mieux appréhender cette nouvelle culture, perçu comme horizontale,
collaborative par rapport à une culture dite verticale où la parole tombe du haut vers le bas.
Ces deux descriptions sont bien sur caricaturales, nous pouvons probablement, en
connaissant mieux ces réseaux du Web et ce qu’ils peuvent apporter à la classe, affiner ce
schématisme et rentrer dans des propositions.
Première intervention : Web et Cinéma. De l’économie de l’attention aux nouvelles pratiques d’écritures : quels enjeux pour quels publics ?
Par OLIVIER ERTZSCHEID, professeur à la faculté de La Roche‐sur‐Yon et spécialiste des réseaux sociaux et du Web.
L’objectif de mon intervention est d’essayer de vous montrer ce que les nouvelles
technologies, qui ne sont plus très nouvelles d’ailleurs, peuvent changer dans le rapport à
l’enseignement et plus généralement l’impact qu’elles peuvent avoir sur nos rapports aux
médias. Un sujet à la fois très dense et très vague.
Dès qu’on aborde le sujet des nouvelles technologies, se pose toujours la question de savoir
si ceci va remplacer cela, si demain Youtube remplacera le cinéma, si les TIC (Technologies
de l’Information et de la Communication) ou les logiciels d’enseignement à distance
remplaceront les professeurs etc. Je vais donc commencer par vous expliquer ce que je ne
vais pas vous dire :
Je ne vais pas vous dire si Facebook, si Youtube, si les blogs sont bons ou mauvais.
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Je ne vais pas vous dire qui sont les ados, élèves, étudiants présents sur ce type de sites. Je
ne vais pas vous dire non plus si les usagers vont êtres pris en otages, si les vieux métiers
vont disparaître, si le Web va tuer le cinéma et les droits d’auteurs ou si les blogs et les
réseaux sociaux vont remplacer les enseignants.
Ce que je veux vous dire tiens en quatre points :
1 – Que change le paradigme, le modèle Internet ?
2 – De quelle manière s’effectue ce changement dans la relation de transmission et d’accès
au savoir et à la culture ?
3 – Qu’est ce qui est encore négociable dans nos pratiques d’enseignants, de pédagogues,
de formateurs ?
4 – Qu’est ce qui n’est déjà plus négociable, qu’est ce qui a déjà vraiment changé pour qu’il
soit impossible de revenir en arrière ?
1 – Que change le paradigme, le modèle Internet ?
En premier lieu notre rapport à l’espace. Avec tous les outils mis à notre disposition, les
notions de frontières, de territoires, d’éloignement, de proximité ne sont plus dictées par
l’organisation sociale du monde mais par des outils qui vont conditionner notre perception
de ce qui est loin ou proche. Aujourd’hui avec Google Earth je peux zoomer sur le jardin de
mon voisin qui habite à 25 000 Km de chez moi, je peux échanger instantanément avec lui
sur les réseaux sociaux. Nous avons un rapport à l’espace qui est complètement bouleversé.
Notre rapport au temps est également chamboulé, le mot‐clef dominant étant
l’immédiateté. Cette immédiateté agie à la fois en émission – je suis capable de bloguer, de
prendre une photo dans la rue et de la mettre instantanément sur un site via mon smart
phone, photo ou propos qui seront ensuite repris dans les journaux, l’AFP etc – mais
également en réception puisque dès qu’une information m’arrive avec plus d’une demi‐
heure de retard, j’ai l’impression qu’elle date du siècle dernier et qu’elle n’a plus aucun
intérêt puisque j’ai envie d’avoir tout, tout de suite.
4
On passe d’une logique de périodicité (dictée par le média lui‐même) à une logique de flux,
tendu en permanence (un va et vient informationnel permanent dans lequel il est parfois
difficile de se situer). On voit par exemple sur le site Google News, quasiment en temps réel
ce pouls du monde qui s’affiche, avec des informations datant parfois de 3 ou 4 minutes.
Ce qui change également, c’est le passage d’un rapport documentaire au monde qui était
dicté par des lois professionnelles (genres cinématographiques bien identifiés, contenus
d’enseignements, modèles de classifications…). Aujourd’hui, tout le monde a un rapport
documentaire au monde. On est en permanence, sur les blogs, les réseaux sociaux, en train
de classer, de déposer des petits mots‐clefs, des tags, qui servent ensuite à l’organisation de
l’information. Nous sommes en train de construire un modèle collaboratif d’indexation où ce
qui fait la pertinence du mot‐clef n’est plus le fait qu’il est été choisi par quelqu’un avec une
compétence professionnelle, mais qu’il soit le plus caractéristique des usages. C’est le
nombre de personnes qui ont choisi ce mot‐clef qui en fait un terme marquant, déterminant.
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Notre rapport à l’archive est également bouleversé. La où il fallait faire des choix pour des
raisons de places, d’utilité des documents… aujourd’hui avec les technologies du Web,
l’archive est permanente, alimentée par tout le monde. Il existe sur un site d’archive la
Wayback Machine, qui vous permet de retracer sur 15 ans l’historique de milliards de pages
Web. Tout ce que l’on dépose sur l’Internet alimente une archive en temps réel de notre
monde.
Ce qui change aussi, c’est notre rapport à l’information, à la culture, à l’enseignement avec
un poncif qui consiste à dire que tout va trop vite. Ce qui est incontestable c’est
l’accélération des choses, des modes de transmission et du rapport au monde, mais ce n’est
pas parce qu’il y a une fuite en avant qu’il y a nécessairement une chute à la fin. Il existe
aujourd’hui des dispositifs qui permettent de gérer cette accélération du temps, d’en faire
quelque chose de productif, qui peut être utilisé dans une perspective d’enseignement.
Ce qui change enfin, c’est que peu importe le sujet abordé, on s’aperçoit qu’Internet est de
plus en plus un centre de gravité autour duquel on va retrouver des choses qui existaient
bien avant Internet : des lieux de médiations (la classe, la salle de cinéma), des espaces de
transmission, des dispositifs techniques (ordinateurs, smart phones…). La difficulté étant de
trouver ça place l’intérieur de ce dispositif ; en tant qu’individu, mais également en tant
qu’enseignant, que membre d’une collectivité, qu’institution, que producteur….
Il existe une théorie, « L’économie de l’attention » développée par Herbert Simon (Prix
Nobel d’Economie), qui permet de décrire les enjeux derrière tous ces nouveaux outils,
derrière tous les bouleversements d’Internet. Mr Simon a dit une chose assez simple,
l’attention c’est finalement, le temps passé au visionnage + le temps d’audition + le temps
d’usage d’une ressource. Avant Internet nous étions confronté à un espace limité (nombre
de pages d’un journal, d’un livre…), un temps limité (durée d’un film, d’une émission…).
Internet abolit ces limites spatiales et temporelles. Parmi les avantages, il y a le fait que nous
ayons basculé dans une espèce d’économie de l’abondance, il y a une profusion d’articles de
presse, de ressources pédagogiques et de tout ce que vous voudrez bien chercher. Cette
profusion à souvent pour effet de placer le citoyen lambda dans une situation de surcharge
cognitive et informationnelle – nous recevons beaucoup trop d’information, bien plus que
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nous ne sommes capable de gérer. Nos amis Québécois ont inventé un mot pour cela,
l’infobésité, cette espèce de dérèglement hormonal dû à notre surconsommation
d’information.
À côté de cela, qui reste quand même un avantage – l’idée n’étant pas de raréfier
l’information – il y a malgré tout un phénomène de pollution informationnelle, c’est‐à‐dire
l’éternel débat sur Internet comme lieu de circulation des rumeurs, les réseaux sociaux
comme dangereux agitateurs permettant de mobiliser les lycéens qui sinon seraient en
cours… à laquelle s’ajoute une sorte de procès en moralité adressé à tous ces sites, plus des
pratiques documentaires qui consistent par exemple à faire de l’indexation faussée pour
être en bonne place dans les moteurs de recherche.
Ce que Mr Simon explique dans sa théorie c’est que l’attention de chacun étant limité, fasse
à cette profusion d’information elle devient une source très rare. On en arrive au final à la
fameuse doctrine de Patrick Lelay qui, quand il vend du temps de cerveau disponible à Coca‐
Cola, vend en fait l’attention de téléspectateur de TF1.
Le responsable des partenariats publicitaires chez Google explique ceci à ces clients : « Les
internautes vous paient avec le temps qu’ils passent sur vos contenus. Ils vous paient avec
leur attention. »
Nous touchons là à quelque chose d’essentiel puisque cette attention est ensuite
décortiquée, analysée, alimentée par des sites qui ressemblent de près ou de loin à des
réseaux sociaux.
Au final, quand on essaye de faire la photographie d’un individu relativement actif sur les
blogs ou les réseaux sociaux, on s’aperçoit que cette personne, du point de vue des moteurs
de recherche, des réseaux sociaux eux‐mêmes, devient une ressource documentaire. En
permanence, dans tous ces sites, nous nous décrivons nous‐même, parfois à « l’insu de
notre plein gré ». Nous allons poster des photos, des commentaires, mais aussi adhérer à un
certain nombre de groupes, de pages qui vont aussi dire des choses de nous. Quelle que soit
l’activité que l’on pratique en ligne nous sommes à chaque fois plus documentés, plus décrit.
Derrière tout cela, les annonceurs, les équipes marketing sont bien sûr à l’affût de cette
mine de renseignements.
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2 – De quelle manière s’effectue ce changement dans la relation de transmission et d’accès
au savoir et à la culture ?
Il y en premier lieu ce que j’appelle le syndrome de la diligence. Je veux dire par là que nous
essayons systématiquement d’inventer, d’interpréter les nouvelles technologies à l’aune de
modèles anciens qui ne sont pas nécessairement adéquats. Par exemple, ceci est une
diligence (un moyen de transport avec des sièges, des rangements pour les bagages, des
passagers…) :
Ceci est également un moyen de transport (comportant plus ou moins les mêmes
caractéristiques) :
Pour autant, ce ne sont pas les conducteurs de diligence qui auraient pu inventer le TGV. Au‐
delà des invariants que nous allons retrouver (différence d’époque, de technologie…), il y a
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surtout une approche totalement différente et c’est cette bascule‐là qu’il est souvent
Il y a d’autre exemple comme cette bibliothèque (BNF de Paris) :
difficile de trouver.
Mais ceci est également une bibliothèque :
Une bibliothèque où l’on va retrouver des encyclopédies, des ressources iconographiques en
abondance et de très grande qualité, bien sûr une indexation, des mots‐clefs, mais
également un espace détente (facebook, msn…) où l’on va discuter de ses dernières
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lectures, du dernier film que l’on a vu, comme on le ferait autour de la machine à café en
ortant de la BU.
Autre exemple, ceci est une salle de cinéma :
s
Ceci ressemble à leur salle de cinéma :
Pour vous donner une idée, en 2008, 13 heures de vidéos étaient mises en ligne chaque
minute sur Youtube. Dans toutes ces vidéos, il y a bien sur beaucoup d’images de mariages,
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de vidéo gag… mais il y a aussi par exemple une partie de la programmation du Festival que
loques…
Enfin, ceci est une (ancienne) salle de classe avec de la transmission, de l’échange, un
rapport au savoir :
vous avez pu voir hier, des films anciens qui ont été postés par des amateurs ou des
organismes, des col
Ceci est également une salle classe puisqu’il y a aussi de la transmission, de l’échange et un
rapport à la connaissance :
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3 – Qu’est ce qui est encore négociable dans nos pratiques d’enseignants, de pédagogues,
de formateurs ?
Que fait‐on une fois qu’on a dit tout ça ?
Il y a plusieurs stratégies, la première étant de jouer l’indifférence en passant totalement à
côté de ces nouveaux outils.
La seconde, à mon avis assez risquée sur le long terme, étant d’en interdire totalement
l’accès. Certaines institutions tout à fait respectables ont choisi cette deuxième option en
interdisant à leurs étudiants d’utiliser Wikipédia ou de se connecter sur Facebook.
s, dans les vraies bibliothèques
ns premier du terme,
pédagogue était dans l’Antiquité l’esclave charger d’accompagner les enfants de son
La troisième consiste à aller chercher les utilisateurs pour les ramener dans « la vraie vie »
en expliquant que le savoir se trouve dans les encyclopédie
ou les vraies salles de cinéma.
Enfin, la dernière solution, et certainement la meilleure, consiste à y aller également,
considérer qu’il y a aussi des outils intéressant et s’en servir.
Pour le dire autrement, il faut s’efforcer de redevenir pédagogue au se
le
maître sur le chemin de l’école. C’est dans ce sens d’accompagnement que nous avons le
moyen de qualifier positivement notre rapport aux nouveaux médias.
D’après Henry Jenkins (chercheur au MIT qui travaille notamment sur les réseaux sociaux),
nous voyons se mettre en place sur ces réseaux ce qu’il appelle des adhocraties, des formes
d’organisation sociale et politique avec peu de structuration et de relations hiérarchiques
entre les membres mais construites avec un maximum de diversité. Ce qu’il dit, c’est que
nous devons réussir à inventer des universités sur le modèle de Youtube, qui vont permettre
d’aller chercher la compétence, l’expertise là où elle se trouve, de la valoriser et de la
ramener dans un cycle de pédagogie standard. Il dit aussi que pour éduquer de tels
tudiants, lycéens, collégiens, nous n’avons pas tant besoin d’universités que de réseaux é
intellectuels. D’où l’intérêt de notre présence sur ces sites pour porter la parole de
l’enseignant, du formateur, du pédagogue.
Deux autres chercheurs, Jean Lave et Etienne Wenger, anthropologues de leur état, ont
théorisé ce qu’ils appellent La légit mation de la participation périphérique ». Ils ont « i
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observé sur des communautés humaines que l’on apprenait davantage, de manière plus
efficace, à partir du moment où l’on était en situation de participation périphérique, plutôt
u’en étant au centre de l’action, donc en rapport traditionnel prof/élève. Notre
fameux « liens
èce de périphérie. Si quinze d’entre eux vous explique que le film diffusé ce soir au
IF est vraiment génial, vous allez être tenté de suivre leur recommandation.
our réussir à gérer cette bascule entre nouveau et ancien monde, pour faire dans la
s. Ce que les pédagogues appellent « les nouvelles littératies du numérique », c’est‐
q
apprentissage est plus naturel si on observe, si on nous sollicite en nous demandant notre
avis et qu’à partir de là s’engage le débat.
Il y a une autre constante, caractéristique des outils Internet qu’on appelle « La force des
liens faibles ». Normalement, dans la vraie vie, les liens les plus forts en termes de
recommandation (choix d’achat d’un livre, d’un film à aller voir…) sont plutôt notre cercle
proche (familles, amis, collègues…). Sur Internet, et sur les réseaux sociaux en particulier, on
se rend compte que les meilleurs outils de recommandation sont ces
faibles ». Des gens très éloigné de vous, à tous les points de vue, mais qui participent là aussi
à une esp
F
On voit apparaître des nouveaux mécanismes de conseils tout à fait spécifiques au média
Internet.
P
caricature, il manque finalement assez peu de choses. Il s’agit essentiellement d’une
question d’angle, au sens cinématographique du terme.
Internet, c’est avant tout des nouveaux codes à maîtriser, pour les enseignants comme pour
les élève
à‐dire les nouvelles compétences liées aux outils numériques.
Il y a également une série de notions qui bougent de manière radicale, quel que soit le site
abordé.
Danah Boyd, ancienne universitaire aujourd’hui chez Microsoft, explique très bien ces
notions. La première, la persistance. Ce que vous avez écrit quand vous aviez quinze ans
sera encore potentiellement accessible quand vous en aurez soixante.
Deuxième bouleversement, la « searchability », soit la capacité à être retrouvé. Sur les
réseaux sociaux, votre mère sait toujours où vous êtes, ce que vous y faites et avec qui. Ce
qui peut poser des problèmes qui dépassent le seul outil numérique. Au Etat‐Unis, il y a des
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sociétés qui proposent pour 50$ par mois de créer de faux profils Facebook pour infiltrer les
enfants qui ont refusé de devenir « amis » avec leurs parents – et ça marche très fort.
La notion de reproductibilité est également très importante. Tout ce que l’on a dit,
photographié, filmé, mis en ligne… peut se retrouver recopié, déplacer dans un univers de
discours totalement différent. Dans le rapport de la transmission, ce qui compte c’est le
ajorité de vos amis ne sont pas connectés, ils en prendront connaissance dix
inutes ou deux jours plus tard. Cela pose quand même un gros problème en termes de
ansmission.
– Qu’est ce qui n’est déjà plus négociable, qu’est ce qui a déjà vraiment changé pour qu’il
contexte de l’énonciation. C’est un des principaux problèmes inhérents aux nouveaux outils
numériques, la décontextualisation du discours.
Autre caractéristique très forte du rapport au numérique, les audiences invisibles. En ce
moment, je vous parle, vous êtes en face de moi, vous m’écoutez ou non, mais nous sommes
ensemble. Sur les réseaux sociaux, la plupart des publics destinataires n’est pas là au
moment où s’effectue la médiation. Quand vous publiiez quelque chose sur votre mur
Facebook, la m
m
tr
4
soit impossible de revenir en arrière ?
En premier lieu il y a ce que j’appelle les technologies de l’artefact. Sur Internet, rien ne sera
lus jamais comme avant entre l’originale et la copie. Par exemple sur cette diapo, nous
avons un monsieur qui fait du kayak :
p
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Dans un journal à fort tirage, les bourrelets du monsieur ont été gommés grâce à un logiciel.
Juste en dessous nous avons une photo de Winston Churchill avec son célèbre cigare. Cette
photo a été utilisée à Londres en grand format à l’entrée d’une exposition, mais sur cette
dernière, le cigare à disparu. Cela n’est pas caractéristique du média Internet. Ce qui change
par contre avec Internet c’est que le coût d’entrée pour ces technologies est totalement
différent. Aujourd’hui, n’importe qui, sans aucune compétence technique particulière, est
capable de truquer à dessein la réalité. Ce qui est mis en question ici c’est la valeur de
reuve qui est essentielle à la société. À partir de quand peut‐on estimer qu’un document
ucoup en ce moment des livres ou des films
endus à la découpe. Quel est les sens d’aller acheter le chapitre 4 des « Misérables » ou de
p
est authentique ? Par qui a‐t‐il été certifié ?
Cela induit également le problème de l’intégrité de l’œuvre numérique. Avant une œuvre
avait un début, une fin, elle était produite par un auteur, était diffusée dans une salle de
cinéma, rangée dans une bibliothèque… Aujourd’hui il est plus compliqué de définir une
œuvre numérique. Encore une fois cela n’a pas été inventé avec Internet, en son temps, Luc
Besson avait produit deux fins pour « Le grand bleu », une pour le public Français, une pour
le public Américain. Dans le cas de ce film, il s’agissait d’un choix d’auteur identifié,
revendiqué. Pour ce qui est des œuvres numériques qui n’ont de vie que sur le réseau, nous
n’avons plus la possibilité de savoir ce qui est authentique ou pas. Il faut inventer des
nouveaux systèmes de certification. On parle bea
v
la minute 17 ou la minute 22 de « Démineurs ».
D’autant que l’industrialisation de la production et de la diffusion des contenus numériques
peut devenir aussi une systématisation de l’erreur, voir de la censure. Récemment, Toyota a
rappelé plusieurs millions de voitures pour cause de problèmes techniques. Et si demain
Amazon rappelait un million de copies des « Misérables » dans lesquelles Javert se retrouve
demi‐frère de Jean Valjean. Ou encore Universal Picture qui rappelle des millions de copies
de « Ben‐Hur » dans lesquelles il invente le vaccin contre la grippe. Sur Internet, on trouve
également les films « suédés » ; des amateurs retournent à leur manière les grands
classiques, soit en le reprenant plan par plan, soit en modifiant le scénario, bien souvent
avec de tout petit moyen (voir « Be kind rewind » de Michel Gondry). Cela ne veut pas dire
15
que c’est dangereux, mais cela interroge. Notre rapport à ce qui est vrai, ce qui ne l’est pas, à
tout ce cycle de production et de diffusion est changé.
Ce qui est plus inquiétant par contre, c’est d’imaginer qu’Amazon ou Universal ne rappelle
pas ces œuvres‐là. Qu’il n’y ait plus de philtre éditorial, de médiateur qui soit capable de
ous dire, attention, ses œuvres sont peut‐être intéressantes et rigolotes, mais ça n’est pas
publiant
s
sages. De dire, voilà comment nous pouvons prendre en compte des usages avérés, et
n
« Les misérables », ça n’est pas « Ben‐Hur ».
Autre gros problème que pose Internet, c’est le périmètre d’application de la loi. Les lois
sont nationales quand les usages sont internationaux. On en sortira pas, c’est comme ça. La
législation sur les droits d’auteurs par exemple n’est pas les mêmes en France et en
Amérique du Nord. Cela peut donner lieu à des aberrations tel qu’un site Québécois
les œuvres complète de tel auteur tombé dans le domaine public chez eux mais pas chez
nous. On a donc le droit de les télécharger à Montréal mais pas à La Roche‐sur‐Yon.
A priori on ne trouvera pas de solution à ces problèmes de droits. Sauf à dire qu’au lieu
d’essayer de légiférer sans cesse, sur des pratiques, qui soit dit en passant peuvent être
totalement anecdotique, il vaudrait mieux réfléchir à des manières de réglementer le
u
grâce à cela, comment protéger efficacement les droits d’auteurs, les secteurs marchands.
Il y a par exemple le système des Licence Creative Commons qui ont été inventés par
Lawrence Lessig, professeur de droit à Harvard, qui consiste à laisser différentes possibilités
aux auteurs diffusant leurs œuvres sur Internet. Première licence, ils diffusent librement
leurs oeuvres, demandant seulement à ce qu’on les mentionne bien en tant qu’auteurs.
Deuxième licence, ils diffusent toujours librement et autorisent ou non la modification de
l’œuvre… il y a six licences en tout qui ont toutes valeurs juridiques, pour lesquelles aucune
loi n’a été votée mais qui correspondent à des usages. C’est également une manière assez
aine de responsabiliser les gens, autre que les messages un peu vains sur le piratage qui s
fleurissent autour de nous.
Pour conclure, je dirais que la question que pose ces nouveaux sites, ces nouvelles pratiques,
est fondamentale et très ancienne. C’est la question des écritures, et d’avantage encore la
question de la trace, de la mémoire de cette trace. Que va‐t‐il rester de tout ça. Ces écritures
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sur Internet ont forcément évolué. Il y a une quinzaine d’années le must technologique
c’était le lien hypertexte (on clique sur un endroit qui nous envoi vers un autre endroit).
Nous sommes passé ensuite à l’écriture multimédia, on parle beaucoup aujourd’hui dans les
milieux audiovisuels de l’écriture cross média (les Web documentaires par exemple qui
xploitent les acquis des écritures cinématographique, multimédia et papier dans un grand
ou bien va‐t‐on dire, dans Wikipédia, il
a des pages vérifiées qui sont pertinentes, d’autres qui ne le sont pas (d’ailleurs des outils
la capacité à s’orienter dans une carte, des outils
ui sont à l’échelle du territoire (je vous renvoi à ce que je disais plus haut sur le changement
pport à l’information et c’est, me semble‐t‐il au sein du
astion éducatif que nous avons le pouvoir de rebattre les cartes et de repartir sur des bases
tre attention.
n corollaire de tout ce que vous venez de nous dire, que pensez‐vous en tant que chercheur
privée ou à l’absence de vie privée ?
e
mixe qui tire le meilleur de chacun de ces médias).
Cela pose donc la question de l’inscription, de la mémoire, que va‐t‐il rester de tout ça… Hé
bien tout va rester. Il y a des sites sont là pour tout archiver, qu’on le veuille ou non. Mais
qui va assurer la médiation sur ces immenses entrepôts de données, qui va être
prescripteur ? Est‐ce que les enseignants vont lâcher l’affaire en disant, de toute façon ils
trouvent ce qu’ils veulent sur Facebook ou Wikipédia,
y
du site permettent déjà d’organiser ce tri).
Ce qui me paraît essentiel c’est d’acquérir
q
de notre rapport à l’espace et au temps).
Ensuite, et là nous sommes dans un vrai programme pédagogique, il faut apprendre à
distinguer ce qui relève du discours, de la narration, du story telling. Pas grand‐chose de
nouveau si ce n’est que l’éducation se doit de plus en plus d’être une adresse critique faite
aux médias. Nous sommes de plus en plus dans des systèmes de médias qui pose un certain
nombre de problèmes dans notre ra
b
saines (mais c’est un autre débat…).
Je vous remercie de vo
CAROLE DESBARATS
E
du lien à l’intimité, la vie
17
OLIVIER ERTZSCHEID
Il est évident que la vie privée, l’intimité font parties des choses qui sont le plus bousculés
par Internet. Je crois qu’il y a toujours une part d’intime qui existe, mais il est de plus en plus
difficile de la circonscrire. On est en permanence dans une tentation légitime du donnant‐
donnant. Les réseaux sociaux fonctionnent sur un postulat assez simple, plus vous dévoilez
de voter intimité aux autres, et accessoirement à ceux qui gèrent le site, plus vous bénéficiez
d’un service de qualité, puisque proche de vos goûts, de vos centres d’intérêts. On retrouve
cela également sur les sites marchands comme Amazon qui vous propose toute une
onsieur qui s’appelle Alain Giffard
sélection de produit en fonction de ce que vous achetez (si vous avez aimé ça, vous aimerez
ça).
Un m parle d’une industrialisation de l’intime. L’intime
u leur paramètre de confidentialité. Mais cela reste très compliqué car
acebook change sa politique de confidentialité tous les six mois. Cela fait parti de règles
ue pensez‐vous de cette modification du rapport au savoir qui consiste à dire que la vraie
tive ?
veaux articles), 30% de
devient une marchandise fabricable, reproductible. Il faut être très vigilent par rapport à
cela.
Je fais toujours un cours sur Facebook à mes étudiants, pour leur apprendre à restreindre
leur profil. Comme la plupart ne m’écoutaient qu’à moitié, j’ai changé de stratégie.
Maintenant je leur demande systématiquement d’être ami avec moi. En général ils
acceptent. Pendant les cours, je leur montre des photos d’anciens étudiants, dans des
postures par toujours très avantageuses et tout à coup ils comprennent l’intérêt de
restreindre un pe
F
problématiques.
CAROLE DESBARATS
Q
culture serait collabora
OLIVIER ERTZSCHEID
Il y a tout d’abord une idée fausse. C’est de croire qu’Internet est un média massivement
collaboratif. La collaboration c’est quand X personnes essaient toutes de donner quelque
chose à la communauté. Sur Wikipédia par exemple on retrouve comme dans toute
communauté humaine, 1% de participants actifs (qui créent de nou
18
collaborateurs indirects (qui se contentent de corriger des fautes par‐ci par‐là, qui
améliorent le contenu) et une immense majorité d’utilisateurs purs.
Internet étant ce qu’il est il y a forcément plus de contributeurs, de producteurs d’infos que
ans la vie réelle, mais le cycle de la collaboration, est stratifié de la même façon.
La
ar PAUL MATHIAS, chercheur en « diktyologie
d
Deuxième intervention : pluralité des écritures du Web
P » et Inspecteur général de l’Éducation
nationale
Je voudrais commencer par me référer à un travail d’Éric Guichard autour de la question de
la définition de l’internaute, et dont il rend compte, par exemple, dans son mémoire d’H.D.R.
intitulé L’Internet et l’écriture : du terrain à l’épistémologie (2010). La définition officielle de
l’internaute est souvent : « une personne ayant eu au moins une expérience récente de
l’Internet, quelle qu’elle fût » (voir par exemple le site de l’INSEE). Essayant de tester cette
définition, Éric Guichard se demande comment les internautes, ainsi catégorisés, apprécient
leur propre expérience des choses. Parmi les différentes questions posées à un large panel
composé indistinctement d’internautes et de non‐internautes, il était demandé de dire si
l’on se sentait capable de faire des recherches sur le Web. Le dépouillement des résultats fit
apparaître qu’il y avait un plus grand nombre de personnes estimant s’y connaître en
Internet que de personnes ayant effectivement eu au moins une expérience du Web. C’est
n peu comme si, parmi nous, sur dix personnes qui ne seraient jamais montées dans une
à
se de valorisant dans l’Internet, en tout
u
voiture, deux ou trois d’entre elles sauraient quand même conduire !
Cette enquête, un peu étrange il est vrai, nous montre en premier lieu que deux choses sont
totalement indissociables. Tout d’abord la réalité de l’Internet, c’est‐ ‐dire un réseau, des
moyens de communication, des machines, des protocoles, etc. ; et ensuite, le halo de
représentations, peut‐être un peu de fantasmes, en tout cas d’imaginations, très
certainement d’évaluations aussi. Il y a quelque cho
19
cas que l’on estime être tel, qui touche à la découverte d’univers nouveaux, de
connaissances nouvelles, à du savoir, à des savoirs.
D’un point de vue plus philosophique, on dira que l’expérience de l’Internet ne se développe
pas à proprement parler à partir de la seule réalité de l’Internet. C’est immédiatement une
expérience représentée, fantasmée, une expérience axiologiquement constituée. En ce sens,
l’expérience de l’Internet n’est pas le résultat de cette réalité techno structurelle que
constituent les réseaux, mais plutôt – et paradoxalement – une expérience composant la
réalité de l’Internet comme système d'usages et de pensées. Je veux dire par là que la réalité
de l’Internet, ce ne sont pas simplement des réseaux que nous nous approprions a
posteriori, mais plutôt un affrontement direct, immédiat et intellectuel des réseaux et de
leurs « offres de possibilités » : c’est une certaine constitution des réseaux dans une
intelligence plus ou moins appropriée que nous avons de ceux‐ci. Pour le dire autrement,
notre expérience des réseaux n’est pas une expérience réfléchie et a posteriori, mais une
expérience immédiatement et radicalement intellectuelle, anticipée comme telle avant
même la prise en main effective de la chose. Notre approche, qu’elle soit rudimentaire ou
approfondie, qu’elle soit maladroite et primitive ou technologiquement maîtrisée, est
médiatement et fondamentalement intellectuelle : aller sur les réseaux, c'est d'abord
bon an mal an, on arrive à flotter. La nage est
médiatement de la nage. De la même manière, avec l’Internet, nous sommes d’emblée
im
penser aller sur les réseaux et donc y aller tout surchargé des préconceptions qui en
façonnent d'emblée, et en quelque sorte à notre insu, l'expérience.
Ce qui veut également dire, me semble‐t‐il, que nous ne sommes pas dans une simple
pratique, dans un modèle de la manipulation de l’outillage communicationnel. Nous n’avons
pas à notre disposition un certain nombre de machines, de protocoles, de logiciels que nous
manipulons plus ou moins bien. Je crois que nous sommes d’emblée et de plain‐pied dans
un monde. Le contact que nous avons avec les réseaux et l’Internet est immédiatement
immersif et intellectuel. Un peu comme quand on dit que pour apprendre à nager il faut se
jeter à l’eau. On s’agite, on barbote, mais,
im
dans de la représentation, de la compréhension, de l’interprétation, dans un rapport
massivement intellectuel aux réseaux.
20
Évidemment, à des degrés très divers. Il est incontestable que ce que nous pensons de
l’Internet, de notre rapport ou de celui des autres à ce dernier, est le plus souvent
extrêmement rudimentaire. Au fond, les idées reçues que nous avons – que c’est plus ou
moins dangereux pour les enfants, qu’il n’est pas bon d’y télécharger de la musique mais
on de s’y cultiver – toutes ces idées relativement banales, qui circulent de magazines en
git ici de l’expérience d’un outillage naturellement intellectuel qui se
éploie sous la forme de nos expressions, de nos expositions d’idées, d’images, de sons –
l
indéfiniment dynamique de tout et de n’importe quoi. Mais justement, un
b
émissions de télévision, sont néanmoins des représentations, des interprétations qui
dessinent le phénomène global, le caractère monde de l’Internet et notre immersion en lui.
Cette expérience immédiatement intellectuelle des réseaux est effectivement une
expérience immédiatement herméneutique, car ce n’est pas après coup que l’on interprète
ce que l’on fait. Elle en constitue également une approche conceptuelle plus ou moins
appropriée. Nous n’avons pas affaire à des tuyaux, à des machines ou à des outils de
communication, mais à de la technologie, bien sûr, et surtout de l’intelligence. De
l’intelligence partagée, qui circule, qui se dissémine, qui se réfracte de pages en pages, de
blog en blog. Par « intelligence », j’entends du sens, des idées, des opinions, des contenus
de connaissance, des compétences. Comme nous avons affaire d’emblée à cela, je pense
qu’il faut en induire que l’expérience de l’Internet n’est pas seulement « en gros », mais bien
fondamentalement syntaxique, rhétorique et grammaticale. Il s'agit d'une expérience qui
mobilise des syntaxes et des logiques variées, et que nous maîtrisons plus ou moins. En
d’autres termes, il s’a
d
sous forme d’une production permanente de sens, d’expressions diverses de nos savoirs et
de nos compétences.
L’Internet est donc à mes yeux un monde radicalement intellectuel. Je n’oublie pas que,
« derrière », il y a des tuyaux, « de la brique et du mortier », de l’électricité et des hommes
qui travaillent. Mais ’Internet, ce n’est pas seulement la mise en réseau des machines, c’est
avant tout les pratiques intellectuelles que nous déployons à l’intérieur de ces réseaux ou de
ces tuyaux. Dans ce contexte, il me semble que l’expérience intellectuelle telle que nous la
développons n’est pas lucide ou intellectuellement pertinente, mais extrêmement
« bazardeuse », confuse, et que c'est une expérience amphigourique. C’est un bazar de sens,
un entrelacs
21
entrelacs de tout, avec des choses extrêmement pertinentes et signifiantes. L’intérêt n’étant
d'ailleurs pas une idée nouvelle ; Eric Raymond
pas dans le pertinent ou dans l’imbécile, mais bien dans l’entrelacs, dans le tissage du sens et
du non‐sens.
Mon hypothèse de travail est par conséquent la suivante : nous avons affaire avec l'Internet
à un bazar rhétorique et sémantique. Ce qui n’est pas une manière de condamner l’Internet,
mais une manière de concevoir l’émergence de nouvelles structures culturelles, de nouvelles
manières d’être cultivé, de nouvelles figures de la littératie – si l’on entend par là une
maîtrise plus ou moins approfondie d’un outillage intellectuel donné. La notion de « bazar »
n’a donc pas un sens péjoratif. Ça n’est ,
élèbre informaticien américain, distinguait dans La Cathédrale et le bazarc , deux types de
ux
arties : une première consacrée à une pluralité des langues, qui est à la racine de notre
structures collaboratives, la première avec sa hiérarchie et la seconde avec son horizontalité
supposée et ses échanges polymorphes.
Mon idée est que ce « bazar » rhétorique et culturel qu'est l’Internet doit être appréhendé
en bonne part. Pour cela, il faut tenter d’en comprendre les soubassements – techniques,
syntaxiques, logiques, linguistiques. Je vais donc tenter de vous présenter les choses en de
p
expérience de l’Internet ; et une seconde qui posera plus précisément la question de la
culture Internet et des compétences qui accompagnent l’expérience que nous en faisons.
1. Premier point : la pluralité des langues et des écritures. Partons de quelque chose de
simple : qu’est ce qu’une page Web ? Soit une page sur laquelle nous aurions un énoncé
extrêmement simple, par exemple : « le petit chat est mort ». C’est avant tout une page sur
laquelle on trouve un énoncé écrit dans une langue naturelle, le français. Mais pour que
cette phrase puisse apparaître sur l’écran de l’ordinateur, il faut qu’elle soit rendue par un
autre langage que le français, le langage HTML. Mais pour que le langage HTML soit lui‐
même rendu, il faut qu’un navigateur puisse présenter notre énoncé et traduise le HTML
dans la forme française que nous connaissons. Également, pour que le navigateur
fonctionne, il faut qu’il soit lancé à l’intérieur d’un système opératoire (Windows, Linux, Mac
OS…). Ensuite, pour que notre énoncé soit visible d’une machine à l’autre, il faut que
l’information circule à travers les réseaux au moyen des protocoles qui permettent la
22
circulation des données, etc. En somme, pour qu’une simple phrase apparaisse sur nos
écrans d’ordinateur, il faut pour ainsi dire « parler » au moins six langues : le français, le
TML, le C++H , le langage informatique propre au système opératoire et les protocoles de
réseaux TCP (Transmission Control Protocol) et IP (Internet Protocol).
Il y a là un paradoxe, car sur ces 6 langues ou langages, celui que nous manipulons
réellement, le Français, est peut‐être celui que nous parlons le plus mal. Nous le manipulons
plus ou moins correctement, nous faisons plus ou moins de fautes d’orthographe – quoi qu’il
en soit, c’est une langue dans laquelle l’incorrection reste permanente. En revanche, les
autres langages, qui servent concrètement à écrire « le petit chat est mort », que
principalement nous ne maîtrisons pas, nous les parlons parfaitement bien ! Lorsque nous
nçons une requête, cela fonctionne véritablement uniquement parce que nous parlons ces
,
es applications qui parlent pour moi. Tout cela ne se fait pas véritablement à mon insu, car
conditions requises pour une parole
éticulaire – c'est‐à‐dire sur les réseaux – sont des conditions linguistiques qui nous
la
langages à la perfection – mais sans vraiment le savoir !
Nous rencontrons ici une situation assez amusante, je dirais lacanienne. Mais ça n’est pas
seulement du Lacan, c’est aussi du Plastic Bertrand : « ça parle pour moi » ! La machine parle
pour moi. Évidemment, la structure sur la base de laquelle « ça parle pour moi » n’est plus
une structure psychique. Cela veut dire qu’il y a des machines, des calculateurs, des logiciels
d
j'en ai une vague conscience, mais ça se fait cependant sans que j’y aie véritablement part.
Au fond, l’expérience que nous faisons des réseaux, expérience de paroles et d’écritures, est
complètement médiatisée par un appareillage extrêmement complexe. Nous sommes
dépossédés de la maîtrise des conditions de notre parole, de nos écrits. N’y voyons rien de
dramatique, je ne suis pas en train de dire qu’une espèce d’inconscient machinique
s’exprime à notre place. Je dis simplement que les
r
dépassent et sur lesquelles nous n’avons pas la main.
C’est pourquoi, une des idées que j’ai pu développer dans mes travaux est que notre
expérience intellectuelle des réseaux tient principalement d’une « dépropriation ». Non pas
« aliénation » : je ne veux pas dire que quelqu’un d’autre, à notre place, est en train
23
d’exploiter notre force intellectuelle ; mais qu’il y a un fossé abyssal, infranchissable, entre la
maîtrise intellectuelle des énoncés que nous produisons et les conditions technologiques et
intellectuelles de production de ces énoncés. Au fond il y a un hiatus entre le sens, ce qui
nous produisons, et les conditions de possibilité du sens. C’est un cauchemar kantien ! Il n’y
pas de connexions directes et maîtrisables entre les savoirs et les conditions de possibilité
viduel, ni au plan institutionnel ou même
ouvernemental. Je crois qu’il y a quelque chose de radicalement étranger aux opérateurs,
auxquels nous sommes soumis, mais plutôt que cela induit des
tratégies multiples de clarification ou de réappropriation toujours partielles, mais toujours
a
de ces savoirs !
Comment comprendre cela ? Premier point, il est clair que nous sommes au cœur des
processus de production de l’Internet. L’Internet, c’est ce que nous disons, faisons, écrivons,
les requêtes que nous lançons – c’est l’ensemble de nos pratiques intellectuelles, plus ou
moins approfondies. Certes, ça n’est pas la même chose de regarder la télé sur le Web et d’y
écrire ses œuvres complètes. Mais quoi que nous fassions, et j’y tiens beaucoup, nous
sommes investis intellectuellement, même pour les usages totalement inanes. Ce que nous
faisons sur l’Internet passe en effet par des logiciels, des systèmes opératoires ; cela passe
par des sédimentations linguistiques sur lesquelles nous n’avons pas la main. Du même
coup, ce qui fait la base même de la production du sens est totalement absent de notre
horizon intellectuel. Je dirais que fondamentalement, l’Internet nous est inappropriable.
Nous ne pouvons pas en avoir de maîtrise globale, comme nous pourrions l’avoir pour les
mathématiques, par exemple. Ni au plan indi
g
dans les opérations qui ont lieu sur les réseaux.
J’en conclurai que la pluralité des langues, la déconnexion entre les opérations linguistiques
qui ont lieu et la production de sens qui est la nôtre dans nos pratiques intellectuelles, a
pour conséquence que notre expérience des réseaux est constitutivement aveugle. Nous ne
pouvons en quelque sorte pas savoir ce que nous faisons quand nous sommes sur les
réseaux ! Dans mon esprit, cela n’a pas pour conséquence que nous sommes noyés par les
flux communicationnels
s
plus ou moins efficaces.
24
Je ne veux pas dire qu’après s’être rendu compte qu’on n’y comprend rien, on va prendre le
chemin inverse et tout comprendre, tout se réapproprier, se ibérer de la technologie – on
n’est pas chez Walt Disney et dans Tron – mais plutôt que dans le contexte d’une
mécompréhension radicale de ce qu’est l’expérience de l’Internet, il nous appartient de
l
évelopper de nouvelles stratégies de clarification, de déplacement des lieux de
clarification possible.
il y a aussi des connaissances,
e la littérature – il y a plein de choses, dans tous les registres. Ce qui me paraît le plus
éseaux. Je pense qu’il s’agit plutôt d’une espèce de palimpseste dont les couches ne se
d
compétence, ce qu’on appelle dans les institutions un « socle commun de compétences ».
Dans le contexte d’un univers aussi vaste, il y a des petits espaces de
2. Ce qui nous amène à notre second point, la question de la culture Internet et des
compétences qui accompagnent l’expérience que nous en faisons.
Partons d’une description assez simple. Je ne crois pas qu’on puisse dire des réseaux qu’ils
soient un objet que nous soyons susceptibles de nous approprier, comme une automobile,
un avion, une caméra. Nous n’avons pas affaire à un instrument ou à quelque chose qui se
réduirait à son « usabilité », mais plutôt à un échafaudage permanent de signification, en
translation. L’Internet, ce sont des pages qui s’ouvrent, qui se ferment, qui se substituent les
unes aux autres et créent une circulation – et c'est cela que j'appelle des « significations en
translation ». Évidemment, il y a beaucoup de niaiseries, mais
d
important, dans ces conditions, c’est bien la circulation. Cela induit des expériences, des
usages intellectuels, cela enrichit des pratiques intellectuelles.
En corrélation avec cette idée, je ne pense pas que l’on puisse parler d’une histoire du Net,
au motif notamment d’une accumulation considérable des données et donc des savoirs. Je
ne pense pas non plus que l’on puisse parler, sinon d’un progrès, en tout cas d’une sorte de
logique de l’autodépassement, d’une logique du sens uniforme dans le développement des
r
seraient pas irrémédiablement substituées les unes aux autres. On a des vieilleries qui
ressortent et réciproquement des nouveautés qui disparaissent du seul fait qu’elles sont là.
Autre chose, assez curieuse : nous sommes tous plus ou moins des maniaques du blog, de la
page Web, des sites Internet. Mais si 65 millions de français produisent 65 millions de blogs,
25
qui lit quoi ? Au fond, parler, voire brailler sur les réseaux, c’est parler et brailler dans le
vide ! Ce qui fait écho à ce que nous produisons en termes de sens sur l’Internet, c’est quand
même le plus souvent un grand silence. Un auteur Hollandais, Geert Lovink, a récemment
écrit un ouvrage qui s’intitule Zero Comments pour stigmatiser ce qui passe sur la plupart
es blogs, que personne ne commente, faute de visiteurs. D'où cette situation assez d
paradoxale sur les réseaux : on y parle beaucoup, on y produit beaucoup de sens, et
personne ne le voit ni ne l’entend, ou si peu !
Ce qui me conduit à penser qu’indépendamment du fait que l’expérience signifiante des
réseaux est plus ou moins pathétique, l’outillage linguistique auquel est adossé cette
expérience constitue ce que je crois être un système de technologies de l’intellect. Je veux
dire par là que nous avons affaire à des langages informatiques variés, à divers protocoles –
on ne fait pas la même chose avec le Web, avec le FTP, avec les protocoles de courrier
électronique. Cette variété de protocoles entraîne des usages variés. Et même, Il y a une
variation de ces protocoles qui est assez intéressante. Par exemple, il y a 10 ans, quand on
voulait télécharger de la musique gratuitement, on allait sur Napster, puis ce site a été
interdit. Aujourd’hui, quand on veut télécharger des fichiers de manière illicite, sur
l’Internet, on va sur un réseau de P2P (pair‐à‐pair) qui est encore un protocole particulier.
Les protocoles évoluent donc, ils sont non seulement variés mais aussi variables. C’est tout
cela qui fait les langues que nous parlons sur les réseaux, qui fait un système de technologies
de l’intellect. En fonction des protocoles que nous utilisons (dont nous faisons un usage plus
ou moins clairvoyant et raisonné) nos usages intellectuels, nos choix, éventuellement nos
convictions varient. Or, ces protocoles font eux‐mêmes suite à des choix : des informaticiens
les ont inventés, écrits, mis en place, développés, et derrière ces langues que nous parlons, il
y a des choix axiologiques, des valeurs sociales et politiques qui sont en jeux. Ces valeurs ne
viennent pas au‐delà des protocoles, mais y sont inscrites. Cette idée est d’ailleurs fort bien
développée par Lawrence Lessig dans son ouvrage intitulé Code and other laws of
yberespace, où l'on rencontre cet axiome : « code is law », le code, c'est de la loi. Dans le c
code informatique, il n’y a pas que des mathématiques, il y aussi des choix éthiques, sociaux,
juridiques.
26
Ce qui est dès lors important, quand on parle de technologies de l’intellect, c’est qu’on ne
rnet est quelque chose de profondément mondain. Mondain,
arce que ça n’est pas que des mathématiques ou de l'informatique abstraite, ça n'est pas
lus, désormais,
Internet est notre monde.
e – plutôt qu'une
mme, d'ailleurs – qui parle le Latin, qui a lu Les Vies parallèles de Plutarque, en d’autres
l remonte à Montaigne. Hacker, cela veut
parle pas seulement d’un outillage technico‐informatique, mais véritablement des structures
les plus fondamentales de nos interactions ; au fond, des structures les plus fondamentales
de notre culture et de notre humanité.
L’autre aspect des choses, donc, c’est que ce que nous construisons avec ces technologies de
l’intellect, c’est le réseau, l’entrelacement des pages, des sites et des pratiques relatives à
ces pages et ces sites. Nous avons affaire à de l’intelligence partagée. Non pas de
l’intelligence au sens restrictif du terme (il n’y a pas que ce qui est intelligent qui se partage),
mais au sens où les usages, les opinions, n’importe quel type d’énoncé, est partagé. Je ne
suis pas en train de dire que l’Internet est une espèce de « noosphère », ça n’a rien de
spirituel. Je pense que l’Inte
p
non plus seulement de la signification pure irradiant les internautes, de l’exégèse et de
l’herméneutique, mais c’est bien un monde, c'est notre monde : de plus en p
l’
Or ce monde est, me semble‐t‐il, encore un monde lettré. Et c’est là le paradoxe, car les
normes de ce monde ne sont pas du tout celles de la littératie traditionnelle.
Qu’est ce qu’un lettré au sens traditionnel du terme ? C’est un homm
fe
termes quelqu’un qui est capable de développer une vision normativement éthico‐
rationnelle de la vie. Bref, un bon bourgeois de la fin du XIXe siècle. Évidemment, cette
figure de la littératie a presque complètement disparu de notre horizon.
Qu’est ce que la littératie dans le monde Internet ? J’ai envie de dire, un peu trivialement,
que c’est principalement de la bidouille, de la débrouille, du hacking. Par hacking, je veux
dire une manière de s’approprier des textes, des pages, de les taguer, de les baliser, de les
encoder ou de les réencoder… En d’autres termes, c’est la manipulation intellectuelle d’une
idée sémantique. Le hacking est quelque chose de très intéressant. Mais cela n’est pas
nouveau. J’oserai dire que le hacking intellectue
27
dire prendre un énoncé et le reproduire en le modifiant un petit peu, en l’enjolivant ou en
l’altérant. Précisément, ce que fait Montaigne avec Les Essais. Et c’est ce que nous faisons
sur les réseaux, en moins bien que dans Les Essais, lorsque nous balisons une page, que nous
la mettons sur Digg, sur MyYahoo, Delicious, etc.
Quand on regarde les choses d’un peu plus prêt, au fond, que faisons‐nous ? Nous faisons
des choix – nous taguons telle page plutôt que telle autre, nous sélectionnons du texte… –
nous faisons des choix à la fois rhétoriques, esthétiques, en fonction d’une culture que nous
mobilisons d’une manière plus ou moins pertinente. En ce sens, nous restons très classiques
dans nos pratiques intellectuelles. Mais, en deçà, il y a des techniques plus ou moins
étendues quant à leur spectre, plus ou moins approfondies quant à leur maîtrise. Il y a une
manière de parler les langages de la machine sur laquelle nous avons plus ou moins la main.
En d’autres termes, littératie veut dire « compétence » plutôt que « connaissance ». On
rencontre ici une expression assez peu institutionnelle du rapport des connaissances aux
compétences. Dans l’ordre classique des choses, on dit que les jeunes doivent commencer
par acquérir des compétences afin d’obtenir les moyens d’acquérir des connaissances. Par
xemple, ils assimilent des compétences consistant à maîtriser l’ordinateur, pour pouvoir e
ensuite faire les bons choix et visiter le site de la Tuft University, plutôt que le site X ou Y sur
lequel ils verront des horreurs. De la compétence, on passe traditionnellement à la
connaissance.
Je crois que dans l’expérience globale que nous faisons des réseaux, c’est le contraire qui
arrive. Ce sont plutôt les compétences, parcellaires, diffractées, plus ou moins approfondies,
qui d’une façon ou d’une autre subliment la connaissance, qui expriment des visions, des
usages plus ou moins savants ou simplement quelque forme de curiosité intellectuelle. Les
connaissances, en d'autres termes, sont premières et commandent la précision, l'ajustement
ou la richesse des compétences linguistiques et informatiques au moyen desquelles on les
exprime : on a les usages réticulaires qu’on peut en fonction des préconceptions qu’on
investit.
*
Je conclurai donc en me demandant si, dans ce bazar réticulaire, dans cet amphigouri de
sens qui circule de manière ubiquitaire, il faut entrevoir comme une « fin de la culture ».
28
Franchement, je ne le crois pas. À mon avis, avec son développement désormais
irrémédiable, notre monde est désormais Internet. Avec le développement des réseaux,
avec la réticularisation de notre monde réel, nous n’existons plus qu’à travers nos échanges
info‐communicationnels. Dans ce contexte, une nouvelle littératie amphigourique se fait
jour, dont le résumé serait celui‐ci : il n’est pas nécessaire de maîtriser les langues que l’on
arle ! À travers ces langages, du sens se distribue parmi les réseaux et, ce faisant, il
ents de ce sens, il y a la
lace pour une représentation critique, pour une appropriation critique des réseaux, des
rniers et des compétences liées à ces usages. Au fond, il y a la place pour
ne représentation critique de la littératie, non pas seulement pour nous autres qui sommes
surtout pour nos petits que nous aimons tant.
s Comolli parut dans les cahiers du cinéma et
titulés « Technique et idéologie ». Je crois savoir qu’il est en train de travailler sur ce dont
réticulation du monde. J’aurais aimé avoir votre avis sur cette question
p
rencontre d’autres aspirations, d’autres usages, d’autres visions. Et quand bien même nous
n’aurions pas la maîtrise des soubassements de ces échanges, cela n’empêche pas leur
réalisation – cela n'empêche pas que des significations soient effectivement en translation.
Il ne faut pas pour autant en venir à une posture totalement ravie et dire que nous sommes
enfin arrivé au temps de la distribution égale des savoirs, de la culture et des connaissances.
Je crois que dans le hiatus irrémédiable entre ce que nous maîtrisons de sens et
l’impossibilité radicale où nous sommes de maîtriser les soubassem
p
usages liés à ces de
u
désormais âgés, mais
Je vous remercie.
CAROLE DESBARATS
Plus je vous entendais, dans cette espèce d’échographie nous permettant d’entrer dans le
système même du réseau, d’un point de vue intellectuel et philosophique, plus me revenais
en mémoire des outils qui sont les nôtres, gens de cinéma, et plus particulièrement une série
d’articles datant des années 70 de Jean‐Loui
in
vous parlez, sur cette
de l’idéologie qui pénètre totalement les réseaux et nous pénètre aussi puisque nous
sommes les réseaux d’une certaine manière.
PAUL MATHIAS
29
Je suis tout à fait en phase avec ce que vous dites. Je dirais que ça n’est pas une idéologie qui
pénètre le réseau, mais de l’idéologie. C’est‐à‐dire que les choix technologiques qui sont les
nôtres ne sont pas des choix technologiques : ce sont des choix techno‐axiologiques. Il y a,
derrière ces choix, des représentations d’intérêt idéologique. Il y a, si on veut, une idée de la
liberté de parole, de ce qui convient et de ce qui ne convient pas. Ce que nous permettent
les protocoles informatiques, c’est quelque chose qui ne résulte pas simplement d’une
fatalité informatico‐mathématique. Ce qu’ils nous permettent, c’est ce que des hommes et
des femmes ont voulu développer. Prenons une question simple, comme les suffixes
géographiques (.fr pour la France, .it pour l’Italie, .es pour l’Espagne…). On se dit que le choix
de ces suffixes est « naturel » ; or cette répartition géographique a été inventée à la fin des
années 80 par Jon Postel. Il a très raisonnablement estimé qu’il fallait partitionner le monde
en fonction de sa géographie. Mais le monde change, les dénominations géographiques ont
un temps et les choix qui sont faits sont au fond ceux d’un universitaire américain de la fin
du XXe siècle. Cela veut dire que certaines régions très éloignées sont gérées en Europe, que
s suffixes sont gérés par une société de droit privé californien – l’ICANNle – alors qu’ils
oncernent les pays, leur indépendance et leur souveraineté. On est en pleine idéologie, et
on pas simplement dans une contrainte objective ou géographique. Nous sommes dans des
‐ « Vous avez parlé de liberté, d’idéologie, d’appropriation ou non du système. Internet
d’un système militaire codé, fait pour communiquer sans que les
c
n
choix.
Troisième partie : Question du public 1
est tout de même né
autres le sachent. Maintenant le système s’est inversé, tout le monde peut s’emparer
d’Internet et s’échanger des données. Pouvez‐vous réagir à ce paradoxe ? »
OLIVIER ERTZSCHEID
Ça n’est pas vraiment un paradoxe dans le sens où je ne pense pas qu’Internet existe
vraiment. Internet c’est le Web, c’est‐à‐dire les contenus, et puis le Net, les tuyaux. Arpanet,
qu’on présente souvent comme l’ancêtre du réseau Internet serait plutôt l’ancêtre du Net.
30
On ne parlait pas de contenus mais de tuyaux pour échanger entre ordinateurs distants. Puis
sont arrivés sur Internet et l’on a commencé à avoir de contenus, grâce aux
machines à permis plus de pratiques, ce qui a induit la fabrication de plus de
achines… Je ne pense pas qu’il y ait d’abord des tuyaux et ensuite des pratiques
tellectuelles. Ils se sont, me semble‐t‐il, réciproquement constitués. Je crois que la réalité
ut trouver une dénotation à cette expression, c’est l’ensemble tuyaux‐
AROLE DESBARATS
les universitaires
tuyaux. Enfin est arrivé l’Internet marchand, les contenus commerciaux. Il n’y a donc pas de
paradoxe à mon avis, il y a juste une utilisation différente du même outil.
PAUL MATHIAS
Je suis assez d’accord, il y a deux choses qui n’en font qu’une, les tuyaux d’un côté et les
contenus de l’autre, mais je ne crois pas qu’on puisse vraiment les séparer. Il y a un co‐
développement. Par exemple, Google s’est développé grâce à des machines, le fait qu’il y ait
plus de
m
in
de l’Internet, si on pe
usages.
C
On peut dire beaucoup de chose sur l’invention militaire de départ. Paul Virilio les a dites,
notamment sur la façon dont les militaires ont fait avancer le cinéma. La liaison entre l’outil
et l’utilisation n’est pas spécifique à Internet.
2 ‐ « Dans ce que vous avez développé, j’ai souvent entendu le mot « intellectuel ». Je me
uis beaucoup interrogé sur ce qu’on met derrière ce mot. Au terme de cette table ronde
asse, le Web, je me suis posé la question de l’émotion. Où est l’émotion,
s
sur la salle, la cl
qu’elle est sa place dans notre rapport à l’Interne ? D’autant que l’émotion est centrale
dans notre rapport à la salle ».
PAUL MATHIAS
J’entends bien votre remarque qui a l’aspect d’une objection tout à fait légitime. J’ai
beaucoup parlé de « technologies de l’intellect » ou de « pratiques intellectuelles » parce
qu’il me semble très important d’insister sur le fait que nos expériences de l’Internet, qui
sont très triviales le plus souvent, ne sont pas, au motif de leur trivialité, des expériences
31
insignifiantes. On entend régulièrement que l’Internet rend les gamins idiots, qu’ils vont sur
des sites imbéciles au lieu de travailler… Faisons l’hypothèse d’un enfant totalement abruti
de sites idiots. Je persiste à dire que là encore ses pratiques sont intellectuelles. Il va cliquer,
faire des choix, repérer des différences, lire, écrire… c’est de l’ordre de l’intellect et non pas
du tout un phénomène de passivité, d’exposition béate dénuée de sens. D’où un abus peut‐
être de ma part de ce terme « intellectuel », dans lequel je mettrais aussi l’émotion, par
xemple. Tout simplement parce que l’émotion est suscitée par une navigation, une
re de construction d’un cheminement rhétorique. Au bout du chemin il
re dans les classes le cinéma en tant qu’outil artistique,
ue pratique de construction du moi des enfants. Il y a eu réticences extrêmement fortes qui
venez de décrire – les enfants sont abrutis, ils ne digèrent pas les
les petits chats. Cette critique de la BD, qui a eu court aux États‐Unis pendant les années 50,
e
recherche, une maniè
y a l’émotion pure si l’on veut. Elle est un effet de bidouillage plus ou moins sérieux et
massivement intellectuel.
CAROLE DESBARATS
C’est vrai qu’il y avait tellement de chose à dire que la classe stricto sensu qui était incluse
dans les trois termes de cette table ronde a un petit peu disparu. En même temps je crois
qu’on à parler aussi de ça, c’est‐à‐dire un lieu où la question du savoir est posée. Je suis très
frappée par le fait que les justifications intellectuelles, les critiques qui peuvent être
apportées, si ouvertes soit‐elles, me rappellent terriblement celles dont le cinéma à souffert
quand la cinéphilie a tenté d’introdui
q
étaient ce que vous
images… Il y a, me semble‐t‐il, quelque chose d’une résistance intellectuelle liée à une
pratique générationnelle différente.
PAUL MATHIAS
Si vous me le permettez, j’irais dans votre sens en faisant référence à un film des années 50,
Artistes et modèles, avec Jerry Lewis et Dean Martin. Dans ce film, Jerry Lewis joue le rôle
d’un jeune type, plus si jeune que ça d’ailleurs, dont toute la culture est basée sur la bande
dessinée. Évidemment, il est complètement idiot, en un sens. Il va jusqu’à participer à une
émission de télévision où l’on trouve le professeur de psychologie Machin, le professeur
Truc… et, très candide, Jerry Lewis explique que, oui, il est complètement idiot, il est un
crétin absolu qui ne lit que de la BD, que ça n’est pas art et qu’il n’aime que les gros lapins et
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on la retrouve un peu plus tard au sujet de la télévision, destinée à abrutir les masses, puis
encore plus tard avec l’Internet. John Katz, journaliste pour le magazine Wired dans les
nnées 90, a écrit un livre intitulé Virtuous Reality (1997). Il y dresse l’analogie entre le
e la BD dans les années 50 et celui qui a été opposé l’Internet dans les
uand j’étais aux Assises du Numériques, j’étais entouré de professeurs des écoles qui
au quotidien dans leurs classes avec une aisance absolue. Pensez‐vous que
AUL MATHIAS
et en classe, c’est compliqué !
démédiatisé, désintermédié dans les
utils que propose les industriels et que valide le ministère. Ça me paraît être une source de
retard, entre les pratiques d’un certain type de population et
a
moralisme érigé contr
années 90. Mais on en revient un peu, aujourd’hui, me semble‐t‐il.
CAROLE DESBARATS
Q
semblait Internet
c’est une généralité ?
P
L’utilisation de l’Intern
OLIVIER ERTZSCHEID
Ce qui me frappe dans les nouveaux outils numériques que l’éducation nationale dans son
ensemble met à disposition de ses praticiens sur le terrain, c’est l’absence totale de
l’élément de médiation. Au‐delà de la qualité de ces outils – on va pouvoir gérer les absences
à distance, avoir des cahiers de textes électroniques très pointus… seulement il n’y a aucune
médiation à l’intérieur. À côté de ça, quand regarde les outils utilisés et plébiscités par les
jeunes (Facebook, Youtube…), on voit qu’il s’agit d’outils où le dispositif technique s’efface
complètement derrière la médiation. Ce qui est au centre de ces outils c’est d’abord de la
médiation, de la confrontation à l’autre, de l’échange, du retour. Dans l’approche qui est
proposée aux gens sur le terrain, leur est livré clés en main des dispositifs qui ne permettent
pas de les investir en termes de médiations. Cela dit, vous serez toujours médiateurs. Vous
serez toujours ceux qui corrigent les devoirs que les élèves auront déposés sur leur cartable
électronique, mais l’échange numérique est totalement
o
profond divorce, de profond
celles d’une population peut‐être plus âgée.
33
34
CAROLE DESBARATS
Dans une journée, qui a eu lieu mardi dernier qui s’appelait Image Numérique et Education,
on a vu à certain moment la présentation d’outils qui vont dans le sens de ce que vous dites.
Où l’on se dit, tout ça pour ça. À côté de cela, je tiens à dire qu’il y avait des pratiques qui
étaient innovantes, des façons d’utiliser le Web dans la classe pour modifier la circulation du
savoir. Je crois que c’est de cela que je voulais parler quand je vous posais la question de la
culture collaborative dont se réclame tellement les gens de l’Internet. Il y avait là des
tentatives qui essayaient de faire autres choses du simple fait qu’il y ait des écrans dans les
classes. Plus encourageant encore, pendant les Assises du Numérique, les industriels
expliquant qu’on ne peut pas se contenter de mettre les contenus de livres de manière
digitale dans les outils. Ils cherchent du contenu, ils cherchent une pédagogie différente.
Bien sûr c’est un intérêt industriel bien compris, mais il y avait là quelque chose qui
émissait. Pour conclure, je dirais que ce qui est important aujourd’hui, c’est d’intégrer
idée qu’il est temps de s’y coller et c’était, je crois le but de cette table ronde d’aujourd’hui.
erci.
Transcription réalisée par Simon Fretel, [email protected]
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