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Travail et Emploi n° 97 • Janvier 2004 • 29 •

Le harcèlement moral renouvelle, par la gravitéde ses conséquences, la question des risquespsychiques au travail et de leur prévention.

La majorité des articles et des ouvrages sontactuellement écrits à partir d'enquêtes auprès desalariés et de témoignages de victimes. Ces travauxfondés sur leur écoute permettent de bien compren-dre et identifier les processus de harcèlement àl'œuvre et leurs conséquences particulièrementgraves pour les personnes qui ont eu à subir cescomportements.

Par contre, on trouve encore assez peu d'écritsélaborés à partir d'analyses ou d'interventions enentreprise. Or celles-ci permettent de produire deuxtypes de connaissances :

• La diversité des personnes rencontrées,victimes, harceleurs, directions, syndicats, cadres,

salariés, médecins du travail, assistantes sociales,permet d'accéder à la façon dont se construit et se« traite » le harcèlement moral dans le jeu de cesacteurs et dans l'organisation.

• Les interactions entre intervenants et entrepri-ses lors des interventions sont révélatrices desincompréhensions, des processus cognitifsdéfaillants ou heuristiques. Réfléchir aux dyna-miques à l'œuvre dans les études, à leurs effets, àleurs conséquences en matière de changement estdonc une contribution indispensable à la compré-hension de ces phénomènes et à l'élaboration d'uneréflexion pour l'action.

L'expérience de ces deux dernières années enentreprise, dans la confrontation aux difficultés deces interventions, aux résistances, dénis, et parfoisviolences, m'a permis de comprendre la nature

Le harcèlement moralUne affaire collective et culturelle

Solange Lapeyrière (*)

(*) Nuance Ergonomie - 7 passage de la Fonderie, 75011 PARIS.

Encadré 1

L'échantillon

Ces interventions se situent dans le secteur de l'administration territoriale (1 200 et 1 400 salariés), et dans lesecteur associatif de type socio-éducatif (30 à 60 salariés). Il ne s'agit pas d'entreprises touchées de plein fouetpar la mondialisation, la précarité, les restructurations lourdes. Par contre ce sont des secteurs qui sont sensiblesaux mutations générales de la société française et aux évolutions des organisations et du rapport au travail. Lesorganisations syndicales y sont très présentes et actives (CGT, CFDT, FO et SUD). Ces secteurs sont bien connuspour être particulièrement touchés par le harcèlement moral (HM dans la suite du texte).

Une trentaine de cas évoqués ou analysés, une centaine d'entretiens individuels, des documents divers remiset analysés (courriers, notes de service, plaintes, tracts, audits...), des groupes de travail, comités de pilotage,

groupes de suivi, comités de direction, CHSCT, CTP, forment ce matériau d'analyse et de réflexion.

Nous avons par ailleurs multiplié les contacts avec d'autres directions d'entreprise, médecins du travail,inspecteurs du travail, d'autres consultants sur les cas qu'ils ont eu à traiter. Et nous avons établi un partenariatde travail avec l'Université Lyon 2 pour réfléchir, tout au long de ces interventions, aux approches théoriquesrelatives aux problèmes rencontrés.

Par ailleurs les consultants que nous rencontrons depuis confirment chaque fois les très grandes difficultésauxquelles ils se sont heurtés, en rien comparables à toute autre intervention dans les organisations et les conflitsde travail.

(1) Université Lyon 2. Michèle GROSJEAN, Professeur de Psychologue du travail.

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respect du cadre, du salarié ou de l'agent a pu êtremis à mal, c'est aussi parce que, au-delà de certainscomportements pervers, l'organisation du travail etses finalités actuelles ont pu favoriser une telle sur-venue ».

Les hypothèses sur le rôle de la nouvelle écono-mie et des formes d'organisation qui en découlentmarquent des évolutions globales réelles, avec deseffets sur le stress et la souffrance psychique, maisne semblent pas suffisantes pour expliquer cephénomène dans ses manifestations locales. Eneffet, comment expliquer alors sa prégnance et sonintensité, depuis des années, dans les collectivitésterritoriales, le secteur hospitalier public, le secteurassociatif… ? Dans ces contextes, le HM est mani-festement en lien avec les formes les plus tradition-nelles d'organisation et de management. Commentexpliquer son absence (réelle ou apparente) danscertains secteurs industriels à contraintes écono-miques et organisationnelles très fortes, mais où l'ontrouve, par contre, d'autres formes de souffrance, etd'autres symptômes avec les TMS (1) ? Commentexpliquer qu'à contraintes organisationnelles simi-laires, on en trouve dans certains services et pasdans d'autres ?

Le stress est partout. Aucune situation n'estindemne de problèmes, les évolutions et change-ments sont constants dans les entreprises, les dys-fonctionnements organisationnels font partie de ladynamique des organisations. Pourquoi et commentcertaines organisations vont plus ou moins dévelop-per ou savoir éviter, voire prévenir, ce genre decomportements, est une question essentielle pourmieux comprendre à la fois les terrains particuliersde son développement et de sa prévention.

…aux doutes des acteurs de terrain

Pour ceux que nous avons rencontrés, les situa-tions étaient moins claires et moins tranchées.Directions, salariés et syndicats, médecins dutravail, étaient mal à l'aise pour qualifier de façoncertaine le HM et décider des actions à mener. Sichacun, sans exception, est d'accord pour condam-ner le HM, par contre l'appréciation des faits vadonner lieu à des doutes, des interprétations diver-gentes et des positions antagonistes, y compris entreles organisations syndicales elles-mêmes, en parti-culier quand elles sont amenées à soutenir un « har-celeur ». Les images fortes véhiculées par lesmédias l'emportent sur la subtilité des définitions

(1) TMS. Troubles musculo-squelettiques.

culturelle et politique qui permet, entoure et protè-ge les pratiques de harcèlement moral (HM dans lasuite du texte). Cette analyse, inévitablement par-tielle (cf. encadré 1) ouvre la voie à des réflexionsqui peuvent être utiles pour l'action et la prévention.

Je ne reprendrai pas les descriptions et définitionsdu HM qui sont bien décrites dans la plupart desouvrages et articles. Je développerai quelquesobservations qui invitent à questionner les modèlesde compréhension les plus utilisés aujourd'hui.

Le caractère « non évident » du harcèlement moral

De la certitude des auteurs…

Les cas cliniques et les typologies de harcèlementélaborés à partir des témoignages de victimes don-nent le sentiment de situations claires et tranchées,avec un harceleur dont les comportements abusifs etmoralement répréhensibles sont incontestables pourl'auteur et pour le lecteur. Impossible de ne pasadhérer à l'analyse, incroyable de laisser faire unechose pareille ! (GRENIER-Peze M. et SOULA M.-C.,2002). L'issue judiciaire apparaît alors comme laseule possible. Les victimes sont souvent présentéesavec les caractéristiques propres aux victimes, c'està dire avec une sorte de pureté, comme s'il fallaitgommer des histoires et des motivations plus com-plexes pour accentuer encore l'injustice des situa-tions décrites. Il existe aussi des cas exemplaires depervers ou de harcèlements stratégiques manifestes.Mais nombre de cas, et sans doute les plusnombreux, n'appartiennent pas à ces deux catégo-ries et posent question.

Tous les auteurs sont unanimes pour désigner lesformes modernes d'organisation du travail, ou lestransformations locales comme un facteur d'expli-cation à l'origine du HM : mondialisation, change-ments de direction, restructurations, affaiblissementdes collectifs de travail, nouvelle organisation dutravail, nouveau cadre, ou nouvel arrivant dans uneéquipe, type de management, contenu des tâches.Avec, dans certaines entreprises, le développementde méthodes manipulatrices volontairementadoptées pour faire partir, démissionner, exclure,soumettre, des salariés jugés indociles, indésirablesou gênants, pour des raisons diverses.M. DEBOUT (2001) dans le rapport du Conseil éco-nomique et social développe cette analyse : « Si le

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qui sont mal connues. Le caractère infamant et stig-matisant des termes de « harcèlement moral » et de« harceleur » a un effet répulsif. Le harcèlement estassocié à des images physiques de violence. Lesaspects pervers et pernicieux du HM dans la priva-tion et l'isolement ne sont pas repérés. Le caractèrepénal du délit fait peur et renforce la tendance àl'évitement et à la fuite. Sans oublier le fait bienconnu que les harceleurs désignés se disent eux-mêmes contre le harcèlement moral et harcelés parceux qui les contestent et les stigmatisent de lasorte. Il y a certes du stress, des changements, desproblèmes organisationnels, mais les liens directsentre ces phénomènes globaux et les cas de harcèle-ment moral ne semblent pas si évidents que cela auxacteurs de terrain.

Dans la succession des entretiens et réunions quiont jalonné mes interventions, je me suis souventrappelé le film « Rashomon » de KUROZAWA (2).Trois témoins et trois protagonistes d'un crime etd'un viol racontent, chacun à leur manière, leur ver-sion de ce fait. Récits complémentaires et contra-dictoires. Ce film nous emmène dans ce gouffre quisépare les mots et les choses, la subjectivité et laréalité, la façon dont le réel se dérobe dans un tissude témoignages parcellaires et partiaux, qui laissentle cinéaste et le spectateur dans une constructiond'hypothèses approchantes, parmi lesquelles ilessaye de dégager une construction, des certitudes,son interprétation des faits, une « intime convic-tion » .

Une demande chargée d'interrogationset d'angoisses

Salariés et syndicats sont très inquiets des dégâtsqu'ils observent auprès de leurs collègues et del'impuissance à agir sur ces processus qui gagnentdu terrain, sans que personne ne semble décidé oune sache comment les arrêter.

Directions et cadres sont déstabilisés par la crain-te de ne plus pouvoir exercer une quelconque auto-rité sans être taxés de harcèlement. La judiciarisa-tion possible du phénomène les inquiète, ilscraignent aussi les dénonciations abusives et lamédiatisation.

Il y a un total désaccord dans l'entreprise surl'appréciation des faits. Ce désaccord est sourced'immobilisme, de conflits nouveaux et graves. Lademande de tiers extérieur est alors indispensable.

Ces atermoiements sont courants dans les harcè-lements hiérarchiques. À partir de quel moment lesinjonctions, pressions et objectifs, remontrancesattachées à la fonction d'encadrement, et qui fontsouffrir les salariés concernés, prennent-elles statutde harcèlement moral ? À partir de quel moment desmaladresses de communication qui peuvent blesserdeviennent-elles harcèlement ? À partir de quelmoment des conflits et désaccords, qui sont sourcesd'anxiété forte et de souffrance, rentrent-ils dans lechamp du harcèlement moral ? À partir de quelmoment le refus de promotion, la mauvaise note, lerefus de formation, sont-ils du registre du harcèle-ment moral ? Cette nécessité de dégager le vrai dufaux est tellement importante que M.-F. HIRIGOYEN

Encadré 2

Doutes, malaise et interrogations

• Dans un service, l'encadrement était préoc-cupé par les conflits nombreux entre les agents.L'alcoolisme aidant, certains de ces conflits dégé-néraient parfois dans des formes et des méthodesqui dépassaient les normes acceptables. Non pré-sents en permanence dans les équipes, les cad-res se sentaient démunis pour prévenir et traitercette situation. Ils furent pris de vitesse, car l'undes agents, particulièrement mal traité par ses col-lègues et son agent de maîtrise, a mis fin à sesjours. Harcèlement moral a dit un des syndicats,problèmes sociaux et fragilité personnelle de cetagent a dit la direction, comportements qui ontmalheureusement dépassé les bornes, encadre-ment dépassé et pas assez aidé, ont dit les troi-sièmes, « non-lieu » a tranché la justice…

• Dans une entreprise, suite à un conseil dediscipline sanctionnant un harcèlement moral hori-zontal (deux salariés ayant harcelé un troisièmesalarié), ce sont tous les participants, directions,témoins, syndicats qui ont exprimé « l'énorme »malaise pour chacun d'entre eux, pendant ceconseil et surtout immédiatement et longtempsaprès : insomnies, doutes, remords, conflits et dif-ficultés pour tous à reprendre le travail. Commentêtre sûr ? est-ce que l'on ne s'est pas laissé ber-ner ? est-ce que l'on n'a pas été manipulé par unecabale ? et de déplorer leur absence de formationà traiter de problèmes humains aussi complexes.

(2) KUROSAWA Akira,1910-1998, 1950.

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(2001) a tenté d'y répondre dans son deuxièmeouvrage, en distinguant en particulier la notion de« harcèlement professionnel », qui fait référence àun ensemble de pressions, du « harcèlementmoral », qui est une atteinte personnalisée et humi-liante, une intrusion dans la vie psychique, avec engénéral la présence d'une intentionnalité malveil-lante.

Ce malaise est encore plus fort lors de harcèle-ments horizontaux entre collègues. Comment, cequi n'était que plaisanteries, humour, « habituelsdans tout groupe de travail » devient « tout à coup »dénigrement, atteinte à la dignité, blessure et a puêtre qualifié de harcèlement moral, parce que « fina-lement on ne prenait pas le café avec ! » (encadré 3).

L'élucidation : la définition ne suffit pasau processus de catégorisation

Malgré l'existence des définitions et des listesd'agissement (3), il y a donc une réelle difficulté àstatuer sur la nature du harcèlement dans nombre decirconstances. Cette difficulté est en partie liée à laméconnaissance du domaine, mais elle n'est pasuniquement cognitive, elle exprime aussi un réelmalaise dans l'élucidation de réalités humaines etsociales complexes. S'interposer et prendre positiondans ce qui est vécu comme un conflit de personnesest loin d'être simple pour ceux qui sont en priseavec ces phénomènes et qui disent volontiers ne passavoir comment s'y prendre.

Au-delà de l'acquisition indispensable des repè-res et des définitions, ces situations appellent lesresponsables de l'entreprise et les divers acteurs(salariés, syndicats, assistantes sociales, médecinsdu travail) à se prononcer et à agir. Ceux qui l'onfait, en prenant des mesures et en sanctionnant,disent à quel point ce fut une période difficile.D'autres préfèrent éviter de s'attaquer au problèmeen ouvrant, en toutes circonstances, le parapluie dudoute et de la complexité. La catégorisation estd'autant plus difficile qu'elle entraîne maintenantdes conséquences pénales possibles.

La gravité des conséquences du harcèlement, larapidité et la durabilité des symptômes sont totale-ment incompris dans les entreprises. Cette fulguran-ce a surpris tout le monde y compris le monde médi-cal. Ce qui fait maintenant certitude pour les clini-ciens fait toujours question pour le « commun desmortels ». Pour les non-initiés, la réaction desvictimes et leur pathologie ne peuvent venir qued'une sensibilité particulièrement aiguë et fragile. Ily a dans cette position une réelle méconnaissanceau départ des problèmes de nature psychique, quipeut ensuite se constituer, si elle persiste, en unrefus de voir les réalités observées, en un véritabledéni.

Stress, violences, souffranceet harcèlement moral : un amalgame

Dans les demandes qui nous sont faites par lesCHSCT et les directions, on trouve une demandeplurielle qui associe souvent stress, souffrance etHM. Ce dernier a fonctionné comme une sonnetted'alarme, le sentiment d'un débordement, l'occasionde faire le point.

Encadré 3

Un harcèlement très banalet d'autant plus gênant

Plutôt porté à la plaisanterie et appréciécomme tel par ses collègues, Monsieur x estpassé en conseil de discipline pour malveillancemanifeste à l'égard de sa collègue de travail. Enreparlant avec lui de cette affaire, quelques tempsplus tard, il pense s'être comporté avec « cettefemme », comme d'habitude et comme tout lemonde « dans la boîte ». Des plaisanteries, del'humour, rien de plus ; en tout cas rien de particu-lièrement méchant, ni dégradant, estime-t-il. S'ilest condamné pour cela, « c'est quasiment tout lemonde qui pourrait l'être ». Simplement il pensequ'il est tombé sur quelqu'un de plus fragile et biensoutenu.

Mes entretiens avec nombre de ses collèguesvont révéler un climat de dénigrement assez sys-tématique des agents entre eux, et envers leurshiérarchies. Peu de personnes ont vu et compris lasouffrance de sa collègue. Les syndicats sont divi-sés sur l'affaire et son traitement. Les membres duconseil de discipline sont très mal à l'aise.Dépassés et gênés par l'ampleur des réactionsémotionnelles, affectives et pathologiques desprotagonistes, ils se sentent coupables de n'avoirpas su comprendre et arrêter à temps ce qui sepassait. Ils se sentent également coupables decondamner un de leurs collègues sur des compor-tements qui sont parfois pas très loin des leurs.

(3) Liste des « 45 agissements constitutifs du mobbing » chez LEYMANN (1996) et des « agissements hostiles », également 45, chez HIRIGOYEN (2001).

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Il faut dire que le terme de « harcèlement » estporteur de glissements sémantiques permanents.Associé à un ensemble de pressions répétées, il estdu côté du stress. Associé à des traitements person-nalisés, nocifs et intrusifs psychiquement, il se trou-ve du côté de harcèlement moral.

Actuellement la plupart des colloques, articles etrecherches associent également stress, violences,souffrance et harcèlement moral. Par contre sur leterrain, il est chaque fois nécessaire et utile de faireun travail de clarification.

Si le stress et le HM entraînent tous deux de lasouffrance psychique, toute souffrance psychiquene signifie pas qu'il y ait du HM. Les mécanismesen jeu ne sont pas les mêmes, le stress agit parexcès, et le HM est nocif dans sa nature même,comme l'a souligné M.-F. HIRIGOYEN (2000). Lessymptômes du stress et du HM, semblables en pre-mière impression sont maintenant mieux caractéri-sés. Les actions et la prévention appellent aussi desmesures différentes et appropriées.

Le harcèlement moralcomme construction sociale

Si les formes apparentes et premières du HMsemblent cristallisées dans une relation interperson-nelle et duelle, il apparaît, dès que l'on tire la ficel-le, que c'est tout un jeu de relations, de groupessociaux, et de groupes de métiers, d'ententes cordia-les et de complicités fortes qui sont dans des conflitsde valeurs et d'exclusions réciproques autour dusens du travail.

Le harcèlement, s'il isole les victimes, n'est pasune pratique isolée et individuelle

Nos investigations menées dans l'environnementdu « harceleur » ont toujours fait apparaître que leharceleur n'était pas seul. Il n'est ni « seul », ni« hors norme ». C'est une personne bien intégréedans les habitudes de l'entreprise, reconnue et sou-tenue par sa hiérarchie et quelques fois par nombrede collaborateurs. Il incarne les valeurs positivéespar la direction de l'entreprise, en particulier dansles cas de fusion et restructuration, où il est porteurdes nouvelles méthodes. Le harceleur a souventlégitimé ses décisions et informé sa hiérarchie desproblèmes qu'il rencontrait avec les salariés incri-minés. Il est également soutenu activement parcertains de ses collègues ou collaborateurs quipartagent avec lui ses façons de voir et ses façons defaire. Il l'est également, parfois, par une des organi-

sations syndicales dont il peut faire partie ou àlaquelle il a recours dans le conflit sur la question.

Le harcèlement s'installe donc, dans la plupartdes cas, en toute légitimité, et ses formes sonthomogènes – à peu de choses près – aux idées et austyle des relations qui existent déjà dans l'entrepri-se. Les effets blessants et mortifères de ses pra-tiques n'apparaissent pas comme tels à la majoritédes protagonistes qui a tendance à minimiserd'éventuelles « maladresses », qui sont pour eux,« sans conséquence ».

Dans le cas du harcèlement horizontal (envers lescollègues) ou ascendant (envers un hiérarchique) on

Encadré 4

Un harcèlement conforme

A.B., chef de service depuis des années estreconnu comme un expert confirmé et innovantdans son domaine, et comme personne n'est par-fait, il est également admis qu'il est assez mal-adroit dans sa communication avec les salariés.Successivement, certains se sont plaints de lamalveillance acharnée dont ils ont été victimes :objectifs contradictoires, remarques négativespermanentes, refus de discussion, courriersmenaçants au moindre problème, sanctions injus-tifiées, etc. et ceci sans relâche. Les uns après lesautres, plusieurs d'entre eux ont « craqué » :dépressions et troubles somatiques, inaptitudesmédicales et mutations indispensables suite à desarrêts de longue maladie.

Ses actions sont en parfait accord avec sadirection générale et la direction desressources humaines. Avec eux, il partage lemême discours sur le fait qu'il faut remettre au tra-vail les salariés qui n'en font qu'à leur tête, impo-ser des règles de fonctionnement, arrêter lesplaintes et discussions stériles, afin de garantir unservice public de qualité (ou de nouveaux objectifsde production, version privée). Une partie de sescollaborateurs est en accord parfait avec lui et lesoutient dans ce style de management offensifpour les uns et offensant pour les autres.

Pour lui, mais aussi pour sa direction, les« plaignants » sont considérés comme des gensfragiles, opposants, qui cherchent à en faire lemoins possible. Ces positions partagées justifientles pratiques contraignantes et punitives qui cons-tituent en quelque sorte leur référentiel implicite etexplicite du management.

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observe également le même type de phénomène.Critiques, plaisanteries, brimades, dénigrements,sont, à peu de choses près, les mêmes que ceux pra-tiqués par l'ensemble des collègues dans l'entreprise(cf. encadré 3).

Le « méchant harceleur » vu par les uns, est unepersonne « tout à fait normale » vu par les autres.C'est une des raisons pour laquelle certains auteurspréfèrent parler de harcèlement « psychologique »,car pour eux il s'agit d'un processus institutionnel,qui véhicule un processus latent ou explicite de lacollectivité. Pour l'ANVHPT (4), le harcèlementpsychologique est un « révélateur de l'institutiontravail ».

Ces approches permettent de comprendre à quelpoint une prise de sanction individuelle envers unharceleur sans un travail d'analyse et d'élaborationavec son environnement risque de fonctionnercomme un leurre. En consacrant un « bouc émi-saire », on dédouane l'entreprise et ses collabora-teurs d'un questionnement sur ses pratiques ; elle estalors en position de reproduire les mêmes phéno-mènes.

La formation de clans antagonistesprolonge les effets de harcèlementau-delà du harceleur et de la victime

Dans les trois entreprises, nous avons été témoinde la constitution de « clans », qui se sont avérésparticulièrement tenaces, parfois violents et extrê-mement perturbateurs des relations de travail dansl'entourage et les services où avait eu lieu le HM. Ilssont le fait d'une conflictualité ouverte autour dufait du harcèlement. On trouve d'un côté, les « sou-tiens « du harceleur, dits « sa garde rapprochée » ou« sa cour » et de l'autre côté, les « soutiens » desvictimes, dits « les opposants ». Les syndicats quiont pris partie pour l'un ou l'autre des protagonistessont associés à ces conflits de clans.

Ceux qui soutiennent le harceleur sont très actifsdans sa défense et dans la dénonciation des faits etgestes des victimes. La force de ces clans est trou-blante. Ils occupent le terrain, persuadés de la légi-timité et de la moralité de leur position. Pour eux, cesont les salariés incriminés, les victimes, qui sonthors normes.

Par moment, le conflit de clans l'emporte sur leprocessus individuel ; il en prend le relais. Ces clanspeuvent être particulièrement nocifs, car ils prolon-

gent et alimentent en permanence des comporte-ments de harcèlement et de violence verbale. Leurseffets sont perceptibles au-delà de la situation et duservice, et perturbent durablement les relations detravail et les relations sociales. Dans le cas d'unesanction touchant le harceleur, « son » groupe conti-nue d'opérer. L'angoisse et la mortification provo-quée par le désaveu et la perte de leur identifiantpeut être la source de réactions émotionnelles parti-culièrement fortes pour les personnes qui en étaientproches (cf. encadré 6). Ce phénomène a égalementété signalé par C. BALICCO (2001). Pour lui, les per-sonnes qui sont témoins ou participent de ces pro-cessus, ne le font pas par manque de courage oulâcheté. « C'est par une fragilité narcissique, voireune faille dépressive », que ceux-ci se soumettent àl'autorité dans un mécanisme d'identification àl'agresseur ; ce qui a pour effet de diminuer l'an-goisse de conflit intérieur.

(4) ANVHPT, Association Nationale des Victimes du Harcèlement Professionnel dans le Travail.

Encadré 5

Des conséquencesplus importantes qu'on ne le croit

Dans l'une des entreprises, après et malgré lasanction et les mutations des harceleurs, et lamutation de la victime à sa demande, un services'est retrouvé avec des équipes très divisées etdans l'incapacité de travailler ensemble. Conflits,violences verbales, refus de communication, déni-grements ont continué de façon importante avecun risque de nouveaux harcèlements et de nou-velles victimes.

Dans une autre entreprise, après le départ dudirecteur licencié, les personnes qui étaient enrelation privilégiée avec lui se sont trouvées dansun état d'anxiété extrême. C'est sans doute ce quiexplique le déchaînement de leur violence verbaleenvers un autre membre de l'équipe de direction.

Dans ces deux cas, l'intervention d'un tiersextérieur a été nécessaire pour comprendre ce quise passait et rechercher les conditions qui per-mettent de re-travailler ensemble, de se re-direbonjour, de coopérer, autant d'actions qui étaientdevenues impossibles entre les membres desclans opposés.

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En ce qui concerne « la victime », elle est plussouvent seule. Et même terriblement isolée. Aupoint que certains auteurs ont désigné le HMcomme une pathologie de l'isolement. C'est le casen particulier des placardisés comme le raconteD. LHUILLER (2002). Par contre, lorsqu'elle est sou-tenue, ce soutien est tardif dans le processus. Lespersonnes qui la soutiennent, par diverses métho-des, expriment également la position minoritaire,isolée, déconsidérée et souvent inefficace qui est laleur. (cf. encadré 6). Les syndicats qui soutiennentles victimes sont également en position difficile etfont l'objet d'un dénigrement ciblé : exagération,clientélisme, manipulation, etc.

Le clan des victimes peut parfois devenir trèsactif dans ses formes de contestation. Il peut égale-ment développer des actions violentes. Il est alorssignalé comme pratiquant lui-même la violence autravail. Les réactions du clan des victimes sontensuite interprétées par le harceleur comme un pro-cessus de harcèlement à son encontre.

Il est important de noter que les clans ne se mobi-lisent pas sur le conflit de personnes, mais dans undébat de valeurs sur la place des personnes dans uneorganisation du travail, sur les notions de respect, decommunication et reconnaissance des personnes etdu travail, sur les régulations en cas de conflit.

On n'est pas ici dans la simple soumission àl'autorité ou dans la position de témoins passifs etapeurés. LEYMANN (1996) avait relevé combien,pour la victime et au-delà de la victime, les situa-tions sur le lieu de travail peuvent s'exacerber, lesrapports de force s'amplifier et les collaborateurspoussés à des situations mentalement insupporta-bles.

On peut s'interroger sur le caractère général deces phénomènes de clans ici rencontrés et rarementcités dans les publications, mais que signalent éga-lement d'autres confrères. On peut en effet penserque la demande d'intervention est le signe de la pré-sence de débats, et donc d'organisation de forcesinternes et de clans. Il faut également une certainetaille d'entreprise ; ces clans ne sont pas possiblesdans les très petites entreprises. On peut aussi sedemander si l'analyse du HM, en dehors desentreprises, permet d'approcher ce phénomène àl'œuvre ?

À ne pouvoir trancher cette question, le lecteurpourra trouver dans l'histoire romancée d'AmélieNOTHOMB (1999) cette scène fameuse qui se dérou-le au Japon. Où les « lieux d'aisance sont devenus lethéâtre d'un débat idéologique à l'enjeu essentiel ».Fréquenter les toilettes du 4ème est devenu l'expres-sion de la soumission à l'autorité absolue, et aucontraire celui qui refuse d'aller aux toilettes du4ème et descend au 3ème, exprime son soutien à« l'étrangère » punie à ce poste et manifeste sonopinion critique vis à vis des décisions de ses supé-rieurs… !

Même si ce soutien n'a pas l'efficacité attendue,ni une généralité certaine, son existence est à consi-dérer, tant pour la victime que pour ceux quil'expriment et pour ses conséquences étendues etdurables dans l'entreprise.

Le harcèlement moral exprimeles tendances fondamentales de l’entreprise

À passer d'une entreprise à l'autre, on voit bienque le processus du HM prend des formes similai-res dans l'exclusion, mais différentes et caractéris-tiques du style de l'entreprise dans les comporte-ments et discours adoptés. On ne harcèle pas tout àfait de la même façon dans la grande distribution, àl'hôpital, dans l'administration, ou dans une entre-prise en pleine restructuration. Les comportementsharceleurs adoptent les formes admises et intériori-sées par les groupes sociaux auxquels ils appartien-nent. Ils en sont des révélateurs par excès.

A contrario, dans les entreprises qui ont repéré,mis en garde et sanctionné le HM, les individus quipratiquent le harcèlement, sont « en décalage »avec les valeurs, habitudes et comportements decette entreprise et donc repérés comme tels. Ils fontalors l'objet de formes diverses de « rappels àl'ordre ».

J'ai interrogé des dirigeants de société d'entrepri-ses industrielles qui insistaient sur le fait que leursobjectifs de production et de vente toujours en

Encadré 6

Le soutien aux victimes,une position difficile

Un cadre racontait un jour comment, avecdeux de ses collaborateurs, ils étaient intervenusauprès de leur directrice pour que cessent enréunion les remarques humiliantes dont faisaitl'objet l'un de leurs collègues. Cette démarcheétait assortie d'une menace de ne plus participeraux réunions. Ce qui fut fait, puisque la directricea continué. Ils sont alors intervenus au niveausupérieur, sans aucun succès. Le salarié concer-né étant, suite à ce harcèlement, en congé longuemaladie, les réunions ont repris, sans lui…

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hausse, la pression permanente de leur direction etde leurs actionnaires provoquaient un stress impor-tant chez les cadres. Stress qui pouvait « facile-ment » dégénérer, par effet de cascade, en harcèle-ment moral sur leurs collaborateurs. A ne pouvoirempêcher cette pression sur les objectifs, ni cestress, une de ces directions « s'organisait » aumoins pour le contenir dans des limites « accepta-bles », en étant vigilant avec le médecin de travail,l'assistante sociale et les syndicats sur les éventuel-les manifestations de dérapage. Ces « organisationsde travail » génèrent effectivement du stress, de lasouffrance psychique, par contre elles ne génèrentpas pour autant, inéluctablement, du harcèlementmoral.

Ces exemples a contrario sont également confir-més par quelques auteurs. « Qui ne dit motconsent », c'est ainsi que LEYMANN (1996) souli-gnait le fait que le « mobbing » ne se développe que« parce que personne à la direction ne veut s'enoccuper ». Pour J.-P. LE GOFF (2002), le HM est unepsychologisation des rapports sociaux de l'entrepri-se. C. BALICCO (2001) souligne l'importance de la« culture d'entreprise » dans la survenue du HM.Pour lui, il faut trois facteurs réunis pour faire unHM : un conflit ou un désaccord, la personnalité del'agresseur et la culture d'entreprise, et celle-ci estdirectement insufflée par le style des dirigeants.C. AUROUSSEAU (2000) au Quebec, a développé unmodèle d'explication et d'analyse autour des trois« ancrages » : organisationnels, sociaux et indivi-duels.

Ces observations et ces réflexions nous amènentà considérer le HM dans le champ du culturel et dusocial. A notre avis, il exprime, dans les relationshumaines et sociales au travail, les tendances pro-fondes de la culture d'entreprise. Il fait écho à lareprésentation de l'homme au travail qui est en jeudans la politique de cette entreprise vis à vis de sessalariés. Le HM s'élabore dans les failles et sous-produits des cultures managériales, qu'elles soientmodernes, archaïques ou classiques : pratiques dés-humanisantes, tendances méprisantes et punitives,exclusion des plus faibles, intolérance à la différen-ce, rivalité et jalousie, machisme et misogynie,homophobie, dénigrement des personnes, compro-missions et familiarités, détournements des procé-dures et des lois… Il trouve son lit dans la peur desconflits et des vagues, l'incapacité relationnelle,l'irresponsabilité.

Dire que le HM est une question d'organisationserait une façon de signifier que c'est un problèmed'entreprise et qu'il ne peut être « réduit » à un pro-blème de personnes, ou de groupes. Autant le stress

est bien un problème d'organisation du travail,autant le HM met en jeu les composantes culturelleet éthique de l'entreprise, de sa direction et de sessalariés qui vont bien au-delà de la seule organisa-tion du travail.

Le lien entre la culture et les comportementshumains avait été bien résumé dans sa fameuseformule par K. LEWIN (1968) : C = f ( P * E). Elleest apparue chaque fois très éclairante dans lescontextes d'intervention. Elle permet de souligner àquel point les comportements (C), sont le résultatd'une personne (personnalité, P) en interaction avecl'environnement (E), au sens de la culture politiqueet du climat social. On ne peut pas changer les per-sonnalités, mais on peut agir sur les comportementspar l'environnement de travail. Les exemples sontmultiples.

Cette approche des organisations se démarque ducourant de la sociologie de la domination, pourlaquelle l'organisation est une donnée extérieure, unmodèle imposé et intangible, une réponse méca-nique à des contraintes extérieures qui écarte alorstout jeu possible. Elle s'appuie sur les courants de lasociologie de l'interaction et de l'analyse stratégiquepour lesquels l'organisation est un construit contin-gent, politique et culturel, que les acteurs se sontforgés, et co-construisent pour « régler » leurs inter-actions dans le processus de production. (AMBLARD

et coll. 1996, SEGRESTIN, 1996). « L'organisation »désigne alors « l'action organisée » dans des moda-lités qui peuvent évoluer du fait de ses acteurs, dontla responsabilité est alors engagée.

Le HM me paraît alors comme un révélateur dela faillite ou de l'absence d'une pensée et d'unecohérence d'action sur les questions humaines dansl'entreprise. Les logiques gestionnaires, lescontraintes financières et techniques ont envahi toutle champ de communication. Le quotidien etl'urgence font le reste. Cette perte ou cette absenced'élaboration sur le sens de l'action organisée, est,me semble-t-il, tout autant présente, pour des rai-sons différentes, dans les nouvelles organisationsque dans les anciennes (administrations, collectivi-tés territoriales, secteur médico-social, etc), quin'ont pas ré-élaboré de projets fondés sur une visionréactualisée et partagée de leur action avec les sala-riés. Il s'ensuit des conflits de logiques, de valeurs etde sens, qui se cristallisent ponctuellement surquelques individus, mais qui engagent de fait desgroupes sociaux plus larges. Ils n'ont pas eu l'occa-sion et ne sont toujours pas invités à partager, etencore moins à parler de ce qui les rassemble dansl'entreprise et qui maintenant les divise. Le fait quece phénomène se manifeste particulièrement lors de

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changements de structures de direction et d'organi-sation me semble confirmer cette hypothèse dechangements culturels brutaux, sur des idées et desvaleurs non partagées, et même dans certains casexcluantes, ce qui provoque, alors, inéluctablement,du HM. Quand la raideur des relations fait office derigueur de gestion, les salariés ont le sentimentd’une chape de plomb qui s’abat sur eux.

De la construction socialeà la construction du délit

L'effet de surprise produit par l'irruption du HMdans les entreprises et le débat social à la suite dupremier livre de M.-F. HIRIGOYEN (1998) n'a pas finid'étonner. Ce qui était normal hier, ou ne faisait l'ob-jet d'aucune contestation organisée, est devenu toutà coup anormal avec la flambée de témoignages etde plaintes, le développement des associations devictimes. La loi de modernisation est venue confir-mer le caractère délictueux de ces comportementsen les inscrivant dans le registre pénal.

La sociologie de la déviance nous aide àcomprendre ce processus. H.-S. BECKER (1963) parses nombreuses observations a mis en évidencecomment le déviant fait carrière et apprend cesconduites dans l'environnement d'un groupe socialparticulier où son comportement est considérécomme « normal » par ses proches. C'est le fait decaractériser, à un moment donné, ces conduitescomme telles, qui leur donne leur caractère déviant.Autrement dit, il n'y aurait pas de déviance en soi,c'est le regard de l'autre qui qualifie le comporte-ment comme déviant, grâce au travail d'un certainnombre « d'entrepreneurs de morale ». C'est ainsique BECKER nomme les institutions ou personnesqui sont à l'origine de régulations sociales de cetype. Nombre d'exemples montrent comment certai-nes pratiques sont passées soit d'une stigmatisationnégative à un statut social accepté ou bien aucontraire d'une position sociale acceptée au délit. Le« placard » a été longtemps une pratique presqueofficielle pour gérer les incompatibilités politiqueset journalistiques, et donc les exclusions non justi-fiables légalement, des chaînes officielles de radioet TV.

Ceci permet de comprendre l'effet de déstabilisa-tion provoqué dans les entreprises par la dénoncia-tion puis la constitution en délit de ce qui estappelé « harcèlement moral ». Les normes culturel-les et sociales ont changé. C'est aussi ce qu'ontexprimé les victimes, les associations et la loi demodernisation.

Nombre de dirigeants ont du mal à désavouerles pratiques de management par la pression et lacoercition qui leur paraissent indispensables pourobtenir les productivités qu'ils recherchent. Nombrede salariés et syndicats ont du mal à désavouer despratiques machistes, de bande ou d'exclusion entrecollègues ou envers leur hiérarchie. Dans la plupartdes cas, les directions d'entreprise sont dans l'inca-pacité de reconnaître le HM, dans l'impossibilité decontredire un de leurs membres et a fortiori de sévir.Pour eux, ce sont les réactions des « victimes » quileur paraissent hors normes.

La délimitation entre ce qui est considéré commenormal ou délictueux, au sens de la loi, est particu-lièrement délicat. Les différences de traitement desaffaires de harcèlement entre le pénal et le civil et lajurisprudence qui s'ensuit sont également un signedes difficultés d'élucidation et d'arbitrage de cesproblèmes.

Les constats issusde l'intervention

Les demandes et les contextes

Les interventions dont il est question ici ontchaque fois été demandées et obtenues dans le cadrede pressions syndicales fortes, CHSCT extraordi-naires, grève du personnel, et demande du médecindu travail pour faire intervenir un tiers extérieur.Elles ont ensuite été « commandées » par les direc-tions administratives ou politiques, par le conseild'administration.

La demande s'est faite sur fond de souffrance autravail et de harcèlement moral : dépressions, inap-titudes, mutations, maladie reconnue imputable auservice, tentatives de suicide. Ces entreprises recon-naissent l'existence d'un débat interne sur la réalitéet la gravité des faits et des allégations. Pour résu-mer, on peut dire que l'objectif des interventionsétait de comprendre « comment on en est arrivélà », « comment en sortir », « comment éviter lerenouvellement de telles situations ». Ensuite, danschaque entreprise, les attentes, positions et déci-sions des directions, des salariés et des syndicatsvont s'avérer très variables. Chacun investit l'inter-vention et le consultant à sa façon, en souhaitant luivoir jouer le rôle et la fonction attendu, lui faireadopter son point de vue, « son diagnostic sponta-né » dont il devra, au contraire, s'affranchir, commele souligne Damien CRU (2000).

Le conflit interne va rejaillir en permanence dansl'intervention et sur les consultants, traduisant les

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débats et leurs enjeux. Les recours et poursuitesjudiciaires dont font l'objet médecins du travail etconsultants confirment que la nature du débat sesitue au-delà du simple conflit individuel, au-delàégalement d'une « pure » question d'organisation dutravail.

Analyser, nommer, reconnaître

Vis-à-vis des salariés, en entretien et en groupe,l'analyse de leurs problèmes individuels a toujoursgagné à faire la différence entre une souffrance liéeà des charges de travail trop importantes et nonreconnues, à un stress général, une insatisfaction ouà des agissements caractéristiques de harcèlementmoral. Chaque fois, pour eux-mêmes et pour leurscollègues, cette distinction a permis de mieuxmaîtriser la compréhension de ce qui leur arrive etd'envisager des actions appropriées.

Pour l'encadrement, c'est également l'occasion defaire le point, par rapport aux craintes qui sont lesleurs, aux plaintes dont ils sont éventuellementl'objet et par rapport à leur style de management.

Mais qu'il s'agisse de stress, de malaise ou deharcèlement moral, il est frappant d'entendre lessalariés dire à quel point ils manquent de reconnais-sance élémentaire pour eux-mêmes et pour leur tra-vail. Des objectifs toujours augmentés, des moyensréduits, l'absence de dialogue élémentaire sur le tra-vail. Tout cela crée un sentiment d'inexistence, demépris, de précarité, d'exclusion possible, mêmelorsque l'emploi est garanti. L'encadrement se plaintégalement d'être mis à l'écart des processus déci-sionnels et réduit à exécuter des objectifs dont lesens et la faisabilité lui échappent de plus en plus. Ilexprime sa lassitude, sa démotivation, et pour lesplus âgés sa hâte de partir en retraite. Les situationsde stress, de surcharge, ne sont pas reconnues etperdurent, malgré les signes manifestes d'épuise-ment et les alertes des médecins du travail. La ques-tion de la reconnaissance au travail pose de façonfondamentale la question de la conception de l'hom-me au travail, de sa place et du sens que prend sonactivité dans les équipes auxquelles il participe, dela considération dont il est ou non l'objet.

Tous les propos entendus laissent apparaître quele HM se développe dans un contexte général de« déconsidération » humaine, en dépit des discoursofficiels et des chartes de toute sorte.

Méconnaissances, occultations et dénis

En principe, lorsqu'il y a une demande d'inter-vention de consultant, on peut imaginer qu'il existeau préalable une forme de reconnaissance implicite

du caractère dysfonctionnel de la situation et unecertaine volonté d'y remédier. Ce fut le cas dans laplupart des interventions et des entretiens que nousavons eus. La position initiale était effectivement deconstater que « cela n'allait pas », et qu'il étaitnécessaire de faire « quelque chose ».

Mais ces demandes se produisent dans un débatcontradictoire à l'intérieur de l'entreprise. La décou-verte progressive, pour chacun des acteurs (salariés,syndicats, cadres et dirigeants), lors de l'interven-tion, de leur nécessaire investissement dans unedémarche cognitive et heuristique, peut être sourcede réactions contradictoires. Soit on assiste à desévolutions et à un véritable travail de recadrage, soiton assiste à des blocages qui vont renforcer desmécanismes de défense et le déni.

La force du déni individuel et collectif est un élé-ment essentiel du phénomène de harcèlement. Dénipar les harceleurs, pour qui les faits reprochés nesont que des pratiques normales dans le cas duharcèlement hiérarchique, ou des plaisanteriesanodines dans le cas de harcèlement entre collè-gues. Déni par la hiérarchie et la direction del'entreprise qui minimisent les faits et les relativi-sent. Tous reportent la responsabilité de l'état des« victimes » sur la fragilité des individus et dénon-cent l'exploitation syndicale qui fait recette sur unphénomène de mode.

Cette attitude de déni n'est pas étonnante dans lecas de personnalités perverses, pour lesquelles c'estun mécanisme de défense à l'égard de la réalitéextérieure, bien connu des psychologues. L'éthiquedes pervers narcissiques repose sur la conscienced'œuvrer pour le bien d'autrui et sur la banalisationdes méfaits de son action, comme le souligneEIGUER (2001). Ils ne sont pas ou peu accessibles àune remise en question. Cette attitude n'est pas éton-nante dans le cas des harcèlements institutionnelspuisqu'il s'agit de stratégies montées de toutespièces et justifiées en tant que telles sur des objec-tifs et motifs énoncés.

En revanche, dans les autres cas, la position deshiérarchies et des collègues, qui occultent les situa-tions de harcèlement et protègent les harcelants estd'une autre nature. C'est un construit social qui pos-sède sa rationalité dans des logiques de pouvoir etde cohésion sociale de groupes existants. Admettrele harcèlement d'un « semblable » nécessiterait dese remettre en question soi-même, de se démarquer,et de rompre certaines solidarités fondamentales, aurisque de passer pour un « traître ». On peut trouverdes problèmes de même nature lorsque le harceleurappartenant à l'une des instances syndicales, celle-cipeut adopter les mêmes mécanismes de déni de laréalité pour protéger un salarié.

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Cette attitude, qui consiste à nommer systémati-quement « la fragilité individuelle » et à dédouanerl'entreprise de toute responsabilité, existe danspresque tous les débats de pathologie professionnel-le. Le dernier exemple en date est celui qui toucheaux TMS, (troubles musculo-squelletiques). Lesinstances patronales et nombre de directions conti-nuent de penser que tendinites et canal carpien sontle fait de caractéristiques individuelles, alors quetoutes les études scientifiques internationales attes-tent du rôle de l'organisation du travail dans leurgenèse. Il n'est donc pas étonnant que ce type dedébat ait lieu sur la souffrance psychique et sur leharcèlement.

Mais s'agit-il vraiment de déni ? Cette questionest délicate dans le cas du HM. En effet, la rapiditéet la gravité des symptômes sont incompréhensiblessans un minimum de formation. L'état des victimesest chaque fois interprété comme étant lié à la fragi-lité personnelle et sociale des personnes. La mécon-naissance fondamentale en psychologie laisse placeaux théories simplistes qui contribuent à renforcerces positions de déni. Ensuite, compte tenu du pro-cessus de fragilisation opéré par le harcèlement, laplupart des observateurs confondent les effets duharcèlement, l'état anxiogène et de dépression, avecde supposés traits de personnalité des victimes.Enfin, plus grave encore, nombre de harcèlements

touchent des salariés effectivement en difficultépersonnelle (handicapés, problèmes de santé, pro-blèmes personnels), et, dans ces cas, tout se passecomme si cette fragilité dédouanait les harceleursde leur responsabilité dans l'effondrement de cespersonnes !

Il faut aussi tenir compte du fait général que laquestion du malheur au travail a toujours eu du malà s'objectiver comme le soulignent BEAUDELOT etGOLLAC (2001), et que nombre de cadres, consul-tants et chercheurs ont parfois préconisé des chan-gements générateurs de souffrance, tout en étantpersuadés du bien-fondé de leurs intentions… Lesentretiens avec des cadres ont permis d'identifierleurs incertitudes quant à la conséquence de leurstyle de management.

Il faut se garder de trancher trop vite cette ques-tion. C'est le travail issu de l'analyse de la demandeet de l'intervention qui permettra de distinguer, dansl'action, les évolutions visibles de ce construit socialou au contraire sa persistance et son inscriptiondans le déni.

Dans certains cas on assiste à des évolutions dansles représentations, les analyses, les comporte-ments, les décisions et les actions des directions, del'encadrement, des salariés. C'est ce que nous avonseu l'occasion de constater lors de quelques interven-

Encadré 7

Un déni indéracinable

Dans l'une des interventions, nous avons découvert au fur et à mesure l'ampleur du déni d'une équipe dedirection. Depuis des années, les salariés s'étaient plaints et avaient eu recours aux syndicats, médecins, élus, àla DRH et à la direction. Certains, suite aux inaptitudes médicales et à l'impossibilité de reprendre de l'activité dansleur service avaient obtenu une mutation ; pour l'un d'entre eux, sa maladie avait été reconnue comme « imputa-ble au service ». Mais pour l'équipe de direction, l'explication était unanime et sans faille, il s'agissait chaque foisde « fragilité individuelle, d'erreur de recrutement, d'excès de sensiblerie, de mauvaise volonté des salariés, d'exa-gération du médecin du travail, d'exploitation syndicale », et au final, également, d'erreur de « casting » du consul-tant…Impossible de partager un point de vue sur les faits et les réalités tant les interprétations étaient divergen-tes, mais aussi impossible d'en discuter et de faire avancer la question. Le déni n'admet pas la discussion. A nepouvoir déplacer de telles positions, les actions qui s'en suivent sont vouées à l'échec.

Groupes de travail, débats divers, chartes, sont restés lettre morte face à une direction immobile. Le proces-sus s'est « bloqué ». Les gens parlaient, mais rien n'était fait de cette parole, aucun effet, aucune réflexion, aucu-ne conclusion, aucune décision. Le « symptôme de l'oued », c'est à dire de la parole qui se perd dans les sablesdu désert, continuait, presque à l'identique, dans un dispositif nouveau. Ceci s'apparente en première impressionà une incapacité à conduire une réunion, mais se révèle en réalité comme une résistance au changement et à laprise de responsabilités de la part de ces directions. Ce comportement, campant sur ses positions initiales, immua-ble, hermétique à la discussion, est même devenu agressif vis-à-vis des salariés demandeurs de cette évolution

et du consultant.

Une évolution de cette ampleur nécessite, il est vrai, de très sérieuses remises en questionculturelles, intellectuelles, professionnelles et éthiques au niveau de l’équipe de direction.

ÉTUDES

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tions. Un conseil d'administration en cohérencetotale avec son directeur, va évoluer et construireune autre analyse du contexte lui permettant deprendre les décisions nécessaires à la sortie de crise.Dans un autre cas, c'est toute une ligne hiérarchiquequi s'est mobilisée dans la compréhension etl'accompagnement des équipes de travail pourmettre en œuvre d'autres communications etd'autres formes de collaboration dans les équipes.

Dans d'autres cas, il n'y a pas d'évolution possibleet le processus se « bloque » en cours d'intervention.Et malgré les tentatives à l'œuvre, on peut alors direque le déni s'installe et l'emporte dans un processusde durcissement et d'auto-protection de l'équipedirigeante (encadré 7). On se trouve alors typique-ment dans des situations de « banalisation du mal »,comme les ont analysées A. HARENDT (1966) etC. DEJOURS (1998). Ces situations de déni sont alorsdramatiquement pathogènes. Les travaux deWTAZLAWICK et coll. (1975) ont parfaitement traduitces situations dans d'autres circonstances, sous leterme de « terribles simplifications ». Ces auteursconstatent que « le déni des problèmes indéniablesa des effets interpersonnels plus sérieux et plusspectaculaires que ceux que l'on serait en droitd'attribuer au déni comme mécanisme de défenseintra-psychique ». La position de celui qui exposece déni est alors très critique. Il sera vite taxé demalignité ou de folie. « Celui qui perce la façade sedamne s'il voit et dit ce qu'il voit, ou se rend fou s'ilvoit mais n'ose pas se l'avouer » (idem p. 61). C'estdire les difficultés que rencontrent les salariés, lessyndicats, les médecins du travail et les intervenantsqui vont sur ce terrain.

C. BALICCO (2001) insiste sur la volonté et lecourage des dirigeants pour « vaincre le déni ».« C'est uniquement quand le dirigeant a dépassé cesdeux barrières, dit-il, qu'il peut insuffler la forcenécessaire pour ébaucher les pistes de réflexion quipeuvent déboucher sur des solutions capablesd'endiguer la question du harcèlement. » Perdre laface en reconnaissant le HM, ou la perdre enl'occultant, « that is the question ».

L'importance des questionsde références, de règles et de légalité

Dans tous les entretiens et surtout dans les grou-pes de travail, les salariés expriment leur désarroiface à des règles qu'ils disent inexistantes. Ils ontl'impression de perdre leurs repères dans un universen changement permanent, que chaque chef peut enfaire à sa tête. Ils sont démunis face au développe-ment des incivilités quotidiennes. Le monde qu'ilsévoquent est celui de l'arbitraire, de l'aléatoire, de

l'injustice, de l'incontrôlable. Ils sont en demande derepères, de règles plus visibles et mieux partagéespar tous.

Les syndicats sont aussi en demande de référen-ces et règles mieux articulées, plus visibles, plustransparentes. Ils envisagent souvent l'écriture d'unecharte qui pourrait créer un nouveau consensusautour de valeurs partagées, et d'un rappel dequelques règles fondamentales. C'est également laconclusion de nombre d'auteurs, qui appellent à unrenouvellement et une affirmation de l'éthique desentreprises.

Il est très étonnant d'entendre de façon aussi répé-tée et aussi forte cette demande de règles. Il estimpensable que la résolution des problèmes enten-dus se fasse par « des règles nouvelles ou plus derègles » , mais il est indéniable que cette demandeexprime un malaise profond, qui prend une tonalitéparticulière dans chaque entreprise.

Ceci est d'autant plus troublant que la plupart desharceleurs hiérarchiques font aussi fortement réfé-rence aux règles, aux lois et à l'importance de l'écrit,ils expriment le souci de situer leurs interventionsdans des cadres légitimés, de ramener les salariésdans l'application des règles au travail. La prise endéfaut d'un salarié par rapport à des règles prisesisolément de leur contexte est une de leurs pra-tiques. L'usage de courriers nombreux portant surdes rappels de règles ou pointant des manquementsdivers sont une des méthodes courantes pour inti-mider, menacer et constituer des dossiers de faute.

Tout se passe comme si l'univers des règles avaitperdu sa capacité de repérage, de régulation, de pro-tection, provoquant un no man's land insécurisant.En fait, en entendant cette demande de règles, il mesemblait toujours entendre une autre demande :demande d'équité, de transparence, de considéra-tion, de respect, de communication, d'autorité, derégulation, d'exemplarité, de capacité à sortir desimpasses, des conflits divers, bref des demandes quiseraient de l'ordre de l'intelligence sociale et d'unecertaine autorité légitimée…

Ce malaise fait écho à un problème de société engénéral, dont l'entreprise est une sorte de « miniatu-re » . En étudiant les évolutions de la dépression etde la souffrance psychique, EHRENBERG (2000)considère qu'une des modifications fondamentalesde cette deuxième partie du XXème siècle est la nou-velle place de la loi et de la discipline : « le partagedu permis-défendu qui normait l'individualitédepuis les années 50-60 a perdu de son efficacité ».Le souci inflationniste pour le rappel à la loi, « auxlimites à ne pas dépasser » trouve là son ressort,

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mais pas forcément sa solution. Il soulignecomment la souffrance psychique et la dépressionsont la contrepartie de cette évolution qui n'est passeulement celle du travail, mais de l'ensemble descorps sociaux.

Parallèlement, le rapport aux règles dans l'exécu-tion du travail a également beaucoup évolué. Denombreuses recherches ont mis en exergue à quelpoint la « transgression » des règles de travail estune nécessité intrinsèque, presque une nouvellenorme. La revue Management (2002) conseille auxcadres de « s'affranchir des règles de leur entrepri-se » pour asseoir leur autorité ! La notion de règlescontingentes aux valeurs et aux activités, doncévolutives et négociables, nécessite d'autresrapports à la règle et de nouveaux savoir-faire descadres dans la direction des équipes de travail.

C'est pourquoi la conclusion d'un tel malaise nepeut se satisfaire d'un nouveau règlement intérieurou d'une charte de valeurs, même s'ils sont désirés,utiles et nécessaires. Tous ceux qui s'y sont penchésl'ont souligné, le HM pose un véritable problèmed'éthique. BALICCO (2001) le soulignait dans sonouvrage, le HM est une magnifique opportunitépour prouver la véracité de ce qu'on affirme. Il y aune différence entre celui qui dit : « j'ai du respectpour mes collaborateurs » et qui le montre concrè-tement, sans nécessairement le dire, (éthique deresponsabilité), et celui qui énonce le même postu-lat, (éthique de conviction), et qui fait le contraire.« C'est uniquement dans l'action et dans les situa-tions de crise que l'éthique à laquelle on fait réfé-rence pourra se parer des habits de la vertu ». Cettenotion d'éthique rejoint la notion de culture d'entre-prise comprise comme une vision partagée de ce quirassemble et qui se traduit par des comportements,des pratiques, des relations et des habitudes, visi-bles et en cohérence de sens avec les objectifsannoncés par la direction de l'entreprise.

*

* *

Mieux comprendre les processus en œuvredevrait nous amener à être plus pertinents sur lesméthodes d'intervention, d'action et de préventionfort attendues. Chaque semaine un nouveau livrevient proposer de « vaincre » le harcèlement moralet donner les outils et recettes pour « s'en sortir ».

Et pourtant la confrontation au déni, aux aspectscollectifs et culturels du HM nous amène à consta-ter que les méthodes d'action et de prévention nesont pas aussi simples que cela. C. BALICCO souli-gne, en conclusion de son ouvrage (2001), à quel

point les méthodes et conseils développés par lesauteurs sont inapplicables ou inefficaces.

Les formes d'intervention sont à resituer chaquefois en fonction du statut des demandeurs et descontextes d'intervention.

Le démarrage de ces intervention doit faire placecomme d'habitude à l'analyse de la demande etdu contexte. L’intervenant doit afficher, peut-êtreencore plus que d'habitude, le fait qu'il n'adopte pasde fait le diagnostic qui lui est prêté, mais qu'il leprend comme point de départ en proposant d'élargirla compréhension et le cadre des interprétations etdes actions possibles.

La question problématique est celle du déni ; etpas seulement celui du harceleur, mais de façon plusimportante de ce déni collectif plus ou moins mani-feste, toujours présent. Autant dire que nous nesommes pas dans le domaine des outils et recettes,mais dans une démarche qui propose de créer unenouvelle dynamique d'interaction et de connaissan-ce. Le principe de deux niveaux d'interaction telsqu'ils sont décrits par HATCHUEL (1994) rend biencompte des processus à mettre en œuvre. « En lamatière, il n'y a pas de procédures universellementvalables » précise-t-il. L'intervenant doit proposerune démarche « activatrice », il n'est pas un inter-prète ou un miroir, il n'est pas l'antichambre du juge,il doit mobiliser la production de nouveaux pointsde vue.

La façon d'aborder cette question du déni est fon-damentale. Les risques de le renforcer par des inter-ventions inappropriées sont permanents. Opposer àune simplification une autre simplification peutaggraver le problème originel. Le travail de « reca-drage » tel qu'il est développé par les tenants del'école de Palo ALTO (WATZLAWICK, 1975) noussemble une méthode particulièrement pertinentedans ce type d'intervention.

La prévention viendra dans un deuxième temps,elle ne peut s'imposer tant qu'un travail préalable n'apas eu lieu dans la compréhension de ce qui est enjeu. A défaut on risque de voir appliquer des recet-tes (débats, chartes, conférences, cellules diverses,formations) qui ne seront qu'une instrumentalisationde plus.

L'intervention n'est ni une expertise, ni une étudede poste, ni une enquête, c'est un processus mobili-sateur qui permet à chacun de se recadrer dans unensemble de références et de prendre ensuite sesresponsabilités dans les analyses, les décisions, etles actions à venir.

ÉTUDES

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Sortir du malaise du HM, faire de la prévention,c'est accepter un processus d'écoute, de réflexion,c'est adopter de nouvelles façons de voir les choses.C'est prendre de nouvelles orientations et décisionsqui s'inscrivent et se manifestent dans de nouveauxcomportements dans les relations de travail et lesrelations sociales. Comme le souligne encoreHATCHUEL (1994), c'est la « transformation desacteurs qui entraîne de nouveaux comportements ».

Cette problématique complexe nous invite mani-festement à renouveler nos approches, mais certai-

nement pas sur le mode des outils et recettes. Trois

niveaux d'intervention semblent indispensables : le

niveau interpersonnel et individuel, tant de la victi-

me que du « harceleur », le niveau organisationnel

des situations de travail concernées, et enfin le

niveau politique et culturel avec la direction géné-

rale et les instances syndicales. Pour chaque niveau

et chaque problématique, les méthodes différentes

doivent être développées pour être adaptées aux

spécificités de chaque contexte.

• 43 • Travail et Emploi n° 97 • Janvier 2004

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