dits et ecrits tome 4

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Ces Dits et écrits, qui réunissent, parallèlement à ses grands livres, la totalité des textes publiés du vivant de Michel Foucault (1926-1984), constituent l'autobiographie intellectuelle de l'un des grands esprits du XXe siècle. On y découvre l'immensité de sa culture, la variété de ses préoccupations, une curiosité toujours en éveil, une liberté et une générosité de parole et d'engagement, qui permettent de mieux cerner le personnage et éclairent la lecture de ses ouvrages.

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  • Bibliothquedes Sciences humaines

  • MICHEL FOUCAULT

    DITS ET CRITS1954-1988

    IV

    1980-1988

    dition tablie sous la directionde Daniel Defert et Franois Ewald

    avec la collaboration

    de Jacques Lagrange

    Ouvrage publi avec le concoursdu Centre national du livre

    mf

    GALLIMARD

  • Traducteurs du tome IV

    Gilles BARBEDE1TE nM 326, 344; Pierre-Emmanuel DAUZAT: n" 291,364; Fabienne DURAND-BOGAERT nos 280, 295, 306, 310, 317, 326,336, 358, 362, 363; Annie Ghizzardi n 299; Herny MERLIN DECALUW n 349; Plinio-Walder PRADO, Jr. n"s 297, 315.

    ditions Stock, Paris, 1980, pour le texte n" 275. ditions du Seuil, Paris, 1979,

    pour les textes n" 277, 278, 279. ditions de Minuit, Paris, 1981,

    et ditions Gallimard, Paris, 1994,

    The University of Utah Press, Salt Lake City, 1981, pour le texte n' 291. The University of Chicago Press, 1982 et 1983,

    et ditions Gallimard, Paris, 1994,

    Presses universitaires de France, Paris, 1984,et ditions Gallimard, Paris, 1994, pour le texte n" 345.

    et ditions Gallimard, 1994,

    pour le texte n" 290.

    pour les textes n" 306 et 326.

    ditions Gallimard, 1994.

  • 1980

    275 PrfacePrface, in Knobelspiess (R.), Q.H.S. quartier de haute scurit, Paris, Stock, 1980,pp. 11-16.

    Roger Knobelspiess caic alors incarcr pour un vol main arme, qu'il niait avoir commis.Rejug par la cour d'assises de Rouen, il fur libr aprs huit annes de prison, en 1981. Uncomit pour la rvision de son procs runit de nombreux intellectuels. M. Foucault n'en fitpas partie, mais avait accept de prfacer son livre sur l'instauration rcente des quartiers dehaute scurit dans les prisons.

    Se prtend innocent etn'accepte pas sa peine.

    Voici un rude document. Il n'a pas t crit, il n'est pas publicomme un tmoignage de plus sur la vie carcrale. Depuis dixbonnes annes s'est instaur en France mais dans d'autres paysaussi un dbat voix multiples. Certains s'en impatientent ilsaimeraient que l'institution propose d'elle-mme, et au milieu dusilence des profanes, sa propre rforme. Il est bon qu'il n'en soit pasainsi. Les transformations relles et profondes naissent des critiquesradicales, des refus qui s'affirment et des voix qui ne se cassent pas.Le livre de Knobelspiess appartient cette bataille.

    Ce n'est pas le livre d'un prisonnier sur la prison en gnral ilvient d'un point nvralgique du systme pnitentiaire. D'un pointprcis et nouveau ce qu'on appelle les quartiers de haute scurit.En fait, il existe deux choses les < maisons > et les < quartiers descurit renforce >, institus en 1975 (ils sont destins certainsdtenus condamns et considrs comme < dangereux > l'adminis-tration pnitentiaire les y place en prenant en principe l'avis du jugede l'application des peines; Lisieux est l'une de ces maisons descurit renforce, o Roger Knobelspiess a pass un certain temps)et les quartiers de plus grande scurit que les directeurs des mai-sons d'arrt ont leur disposition et o ils peuvent placer les dte-

  • Michel Foucault, Dits et crits 1980

    nus sur leur seule dcision (ainsi Fresnes, o est pass galementKnobelspiess).

    Cette < rforme > avait t prsente en 1975 comme une picencessaire l'humanisation de l'appareil pnitentiaire si on veutassouplir celui-ci, accorder plus largement les permissions de sortie,les librations conditionnelles, les semi-liberts, il faut en mmetemps limiter les risques. Et, pour rassurer aussi bien le personnelpnitentiaire que le public, il faut disait-on, doter la prison d'unrgime spcial et renforc pour ceux auxquels ces facilits ne pour-raient offrir que des occasions de rcidive. C'est logique et raison-nable, n'est-ce pas? Et, de toute faon, ces Q.H.S. ne concernentqu'une poigne de furieux.

    Le texte de Roger Knobelspiess est n de cette exprience. Et il enmontre les effet rels.

    1) Rapparat la vieille ide qu'on connat depuis le xixe sicleil faut deux modes de punition, parce qu'il existe en fait deuxclasses de criminels, deux catgories sociales, psychologiques, psy-chiatriques et, pourquoi pas? biologiques, comme le pensent cer-tains les pauvres types d'un ct, et, de l'autre, les durs, les irr-cuprables. Ceux dont on ne peut rien faire, et dont il faut faire ensorte qu'ils ne soient plus rien. En principe, la loi et les tribunaux neconnaissent qu'une gradation continue des peines. Le systme desQ.H.S. permet de tracer, dans les faits, le partage dont on rvedepuis si longtemps entre bons et mauvais criminels. Ceux qu'onredresse et ceux qu'on limine.

    2) Et ce partage se fait comment? Par la manire dont le dtenuse tient en prison. Ce qui donne l'administration pnitentiaire lapossibilit de surimposer la justice ses propres sentences et demodifier de fait la peine inflige par le tribunal. Ce qui lui permetaussi de faire de l'adaptation la prison la condition pour s'en sortirle plus vite possible comme si la prison tait d'une manire quel-conque une prparation l'existence relle. Regardez le cas de RogerKnobelspiess il a t condamn pour un crime qu'il nie farouche-ment. Pouvait-il s'accorder la prison sans se reconnatre de lui-mme coupable? Mais on voit le mcanisme puisqu'il rsiste, on lefait passer au Q.H.S. S'il est au Q.H.S., c'est qu'il est dangereux.< Dangereux > en prison, donc plus encore s'il tait en libert. Il estpar consquent capable d'avoir commis le crime dont on l'accuse.Peu importe qu'il le nie, il aurait pu l'avoir fait. Le Q.H.S. relaie lespreuves; la prison montre ce que l'instruction avait peut-tre insuffi-samment dmontr.

    3) En crant dans les prisons un double circuit, le Q.H.S. met en

  • Michel Foucault, Dits et crits 1980

    place le fameux substitut qu'on cherche pour la peine capitale. Lejour o la peine de mort sera abolie ou qu'elle sera du moins tom-be en dsutude, on aura avec le Q.H.S. ce qui permet de la rem-placer au plus juste l'enfermement indfini et complet. On laissevivre mais dans un temps sans limites et dans un lieu dont on nesort pas. Il faut lire les pages trs belles que Knobelspiess a critessur cette < asphyxie cubique >. La destruction au jour le jour tientlieu d'excution. Tel serait le vrai substitut au chtiment capital.La mort, qu'on n'limine pas si facilement, sera toujours l maisce sera celle que le dtenu s'inflige lui-mme. Aprs toutn'apportera-t-elle pas dlivrance au condamn et soulagement laconscience des autres? Ceux-l, au moins, seront rassurs que lachose se soit faite si proprement et de la main mme de celui quitait coupable.

    Taleb Hadjadj, un rsident des Q.H.S., s'est pendu l'an der-nier dans sa cellule. Il crivait au moment de mourir < Il me

    reste quatorze ou quinze ans faire. Toutes ces annes faireainsi, quand au bout de cinq ans je n'en peux plus. Je n'ai pasassez de lchet ou de courage pour rsister. Alors reste l'utrusde Thanatos. >

    Roger Knobelspiess a t enfin dirig vers un rgime de dten-tion plus souple Melun.

    Le dbat sur la peine de mort est important. Parce qu'il s'agit dela mort. Et parce qu'il ne s'agit pas de remplacer une mise mortpar une autre. L'limination de la mort comme mesure de justicedoit tre radicale. Elle demande qu'on repense le systme entier despunitions et son fonctionnement rel.

    276 Introduction

    < Introductionin Herculine Barbin, Being the Recently Discovered Me/noirs of a NineteentbCenlury French Hermaphrodite, New York, Panthon Books, 1980, pp. VII-XVII. Voir infran"287.

  • Michel Foucault, Dits et crits 1980

    277 La poussire et le nuage< La poussire et le nuage >, in Perrot (M.), d., L'Impossible Prison. Recherches sur le systmePnitentiaire au xix* sicle, Paris, d. du Seuil, coll. L'Univers historique, 1980,pp. 29-39. (Rponse un article de J. Lonard, < L'historien et le philosophe. propos deSurveiller et Punir. Naissance de la prison >, ibid., pp. 9-28.)

    En 1976, l'historienne Michelle Perrot donna une confrence sur l'histoire des prisons en1848, l'assemble gnrale de la Socit d'histoire de la rvolution de 1848. En dcoula, l'initiative de la socit, une srie d'tudes sur le systme pnitentiaire au dbut du xix' siclequi furent publies dans les Annales historiques de la Rvolution franaise (n" 2, 1977).Jacques Lonard y faisait un compte rendu critique de Surveiller et Punir, paru en 1975, inti-tul < L'historien et le philosophe >, auquel rpond < La poussire et le nuage>. Si J. Lo-nard reconnaisait en M. Foucault < un historien que nous [les historiens} avons intrt cou-ter >, il opposait, la thse de la normalisation massive, la poussire des faitsetcomparait M. Foucault un < cavalier barbare qui parcourait trois sicles bride abattue>.L'article de M. Foucault reprend tous les points soulevs par J. Lonard.

    Ce qui fait entre autres choses la force et l'originalit de l'article deM. Lonard, c'est la vigueur avec laquelle il donne cong au stro-type de l'< historien > oppos au < philosophe >. Ce qui demandaitdu courage, sans doute, et une vue trs juste des problmes. Il y estparvenu de deux faons. Sur le mode srieux, en fondant, mieuxque je n'aurais pu le faire moi-mme, la possibilit d'une analysehistorique des rapports entre pouvoir et savoir. Sur le mode iro-nique, en mettant en scne, dans la premire partie de son texte, unhistorien fictif, l'un des < gens du mtier> comme il dit en sou-riant. Avec un peu de cruaut peut-tre, il lui fait jouer les grandsrles ingrats du rpertoire le chevalier vertueux de l'exactitude(< Je n'ai peut-tre pas beaucoup d'ides, mais, au moins, ce que jedis est vrai >), le docteur aux connaissances inpuisables ( Vousn'avez pas dit ceci, ni cela, et a encore que je sais et que certaine-ment vous ignorez , le grand tmoin du Rel, lui (< Pas de grandssystmes, mais la vie, la vie relle avec toutes ses richesses contradic-toires , le savant dsol qui pleure sur son petit domaine que lessauvages viennent de saccager comme aprs Attila, l'herbe n'ypoussera plus. Bref, tous les clichs les petits faits vrais contre lesgrandes ides vagues; la poussire dfiant le nuage.

    Je ne sais quel est le degr de ralisme de ce portrait charge. Jeserais tent (seule rserve ce texte la fois amusant et remar-quable, dont j'approuve absolument le sens profond), je serait tentde penser que M. Lonard a un peu forc la note. En prtant sonhistorien imaginaire beaucoup d'erreurs, il a rendu peut-tre un peutrop facile la tche de la rplique. Mais cette satire du chevalier del'exactitude, emptr dans ses propres approximations, est faite avecassez d'intelligence pour qu'on y reconnaisse les trois points de

  • Michel Foucault, Dits et crits 1980

    mthode que M. Lonard veut proposer la discussion. Et qui mesemblent, moi aussi, pouvoir servir de point de dpart undbat

    1) De la diffrence de procdure entre l'analyse d'un problmeet l'tude d'une priode.

    2) De l'usage du principe de ralit en histoire.3) De la distinction faire entre la thse et l'objet d'une analyse.

    PROBLME OU PRIODE? LE PARTAGE DU GTEAU

    Depuis Beccaria, les rformateurs, avaient labor des programmespunitifs caractriss par leur varit, leur souci de corriger, la publi-cit des chtiments, la correspondance soigneuse entre la nature dudlit et la forme de la peine tout un art de punir inspir parl'Idologie.

    Or, ds 1791, on a opt pour un systme punitif monotonel'incarcration, en tout cas, y est prpondrante. tonnement dequelques contemporains. Mais tonnement transitoire la pnalitd'incarcration est vite accepte comme une innovation perfection-ner plutt qu' contester de fond en comble. Et elle le reste long-temps.

    De l un problme pourquoi cette substitution htive? Pour-quoi cette acceptation sans difficult?

    De l aussi le choix des lments pertinents pour l'analyse.1) II s'agit d'tudier l'acclimatation dans le nouveau rgime

    pnal d'un mcanisme punitif tout de suite appel devenir domi-nant. Voil pour l'objet.

    2) Il s'agit d'expliquer un phnomne dont la manifestationpremire et majeure se situe dans les toutes dernires annes duxvme sicle et les toutes premires du xixe. Voil pour le temps fortde l'analyse.

    3) II s'agit enfin de vrifier que cette dominance de l'incarcra-tion et l'acceptation de son principe se sont bien maintenues mme l'poque des premiers grands constats d'chec (1825-1835). Voilpour les limites dernires de l'analyse.

    Dans ces conditions, la question poser un tel travail n'est pasla Grande Rvolution a-t-elle t convenablement honore? Les par-tages ont-ils t bien gaux entre les xvme et xix` sicles? Les spcia-listes de chaque priode, comme des enfants joufflus qui se pressentautour d'un gteau d'anniversaire, ont-ils t quitablement traits?

    Il serait plus raisonnable de se demander1) Quels sont les documents ncessaires et suffisants pour faire

    apparatre les programmes punitifs prvus, les dcisions effective-

  • Michel Foucault, Dits et crits 1980

    ment prises et les considrations qui ont pu motiver les uns et lesautres ?

    2) O chercher l'explication du phnomne? Du ct de ce quile prcde, ou du ct de ce qui le suit? Aussi les dcisions de 1791doivent-elles tre expliques par la manire dont on avait pensjusque-l, ou par la manire dont on a tu par la suite?

    3) Les vnements ultrieurs (l'exprience des tribunaux popu-laires, la guillotine en permanence, les massacres de septembre1792), sur quelles parties du systme pnal ont-ils eu un effet? Surl'organisation des institutions judiciaires? Sur la dfinition desrgles de procdure? Sur la lourdeur des sanctions prises par les tri-bunaux ? (On peut le supposer, puisque tout cela s'est trouv modi-fi la fin de la Rvolution.) Mais qu'en est-il du < carcro-centrisme > des punitions prvues, qui, lui, n'a pas boug et n'a tremis en question par aucun des artisans des lgislations et des codesultrieurs ?

    4) Dans le fonctionnement judiciaire des annes 1815-1840,quels sont les lments qui manifestent une remise en question del'emprisonnement pnal? Comment en fait-on la critique? Pourquelles raisons et dans quelles limites?

    Par rapport ces questions qui organisent la recherche, le cheva-lier de l'exactitude, le docte au savoir infini imagin par M. Lonardpeut bien accumuler les reproches d'omission; ils manifestent enfait

    absence de rigueur chronologique que vient faire la suppres-sion en 1848 de la peine de mort pour crime politique, dans cettetude qui s'arrte en 1840?

    perception confuse de l'objet trait la < sociologie des avo-cats> ou la typologie des criminels sous Louis-Philippe concernent-elles la forme des punitions choisies en 1791 ?

    ignorance de la rgle de pertinence car il ne s'agit pas de s'attendre > un dveloppement sur les massacres de septembremais de prciser en quoi ils auraient pu avoir un effet sur les dci-sions de 1791 ou en tout cas sur leur transformation ultrieure;

    fautes de lecture ( absences> d'lments qui sont prsents),apprciations arbitraires (telle chose ne serait pas < assez> sou-ligne) et gros contresens (s'il a t affirm que le choix en faveur del'incarcration pnale tait un tour de passe-passe, c'est par certainscontemporains qui ont pu avoir cette impression; tout le livre essaiede montrer que ce n'en tait pas un).

    Et pourtant, cet apparent fatras reprend forme, aussitt qu'onveut bien y reconnatre les principes d'un travail, fort lgitime, maisd'un tout autre type que l'analyse d'un problme.

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  • Michel Foucault, Dits et crits 1980

    Pour qui en effet voudrait tudier une priode, ou du moins uneinstitution pendant une priode donne, deux rgles parmi d'autress'imposeraient traitement exhaustif de tout le matriau et qui-table rpartition chronologique de l'examen.

    Qui, en revanche, veut traiter un problme, apparu un momentdonn, doit suivre d'autres rgles choix du matriau en fonctiondes donnes du problme; focalisation de l'analyse sur les lmentssusceptibles de le rsoudre; tablissement des relations qui per-mettent cette solution. Et donc indiffrence l'obligation de toutdire, mme pour satisfaire le jury des spcialistes assembls. Or c'estun problme que j'ai essay de traiter celui que j'ai indiqu encommenant. Le travail ainsi conu impliquait un dcoupage selondes points dterminants et une extension selon des relations per-tinentes le dveloppement des pratiques de dressage et de surveil-lance dans les coles du xvme sicle m'a paru de ce point de vueplus important que les effets de la loi de 1832 sur l'application dela peine de mort. On ne peut dnoncer les < absences> dans uneanalyse que si on a compris le principe des prsences qui y figurent.

    La diffrence, M. Lonard l'a bien vu, n'est donc pas entre deuxprofessions, l'une voue aux tches sobres de l'exactitude, et l'autre la grande bousculade des ides approximatives. Plutt que de fairejouer pour la millime fois ce strotype, ne vaut-il pas mieuxdbattre sur les modalits, les limites et les exigences propres deuxmanires de faire? L'une qui consiste se donner un objet et essayer de rsoudre les problmes qu'il peut poser. L'autre quiconsiste traiter un problme et dterminer partir de l ledomaine d'objet qu'il faut parcourir pour le rsoudre. Sur ce point,M. Lonard a tout fait raison de se rfrer une intervention trs

    intressante de Jacques Revel

    RALIT ET ABSTRACTION.LES FRANAIS SONT-ILS OBISSANTS?

    Dans cette < naissance de la prison >, de quoi est-il question? De lasocit franaise dans une priode donne? Non. De la dlinquanceaux xvme et xixe sicles? Non. Des prisons en France entre 1760 et1840? Pas mme. De quelque chose de plus tnu l'intention rfl-chie, le type de calcul, la ratio qui a t mise en uvre dans larforme du systme pnal, lorsqu'on a dcid d'y introduire, nonsans modification, la vieille pratique de l'enfermement. Il s'agit en

    Foucault et les historiens >, Magazine littraire, n 101, juin 1975, pp. 10-13.

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  • Michel Foucault, Dits et crits 1980

    somme d'un chapitre dans l'histoire de la < raison punitive>. Pour-quoi la prison et la rutilisation d'un enfermement dcri?

    On peut prendre deux attitudesfaire jouer le principe de < commodit-inertie >. Et dire

    l'enfermement tait une ralit acquise depuis longtemps. Il taitutilis hors de la pnalit rgulire et parfois en elle. Il a suffi del'intgrer compltement au systme pnal pour que celui-ci bnfi-cie d'une institution toute prpare et pour que cette institution enretour perde l'arbitraire qu'on lui reprochait. Explication peu satis-faisante, si on songe aux prtentions de la rforme pnale et auxespoirs qui la soutenaient;

    faire jouer le principe de < rationalit-innovation >. Cette nou-veaut de l'incarcration pnale (bel et bien perue comme nou-veaut), quel calcul obissait-elle? Qu'est-ce qu'on en attendait?Sur quels modles s'appuyait-elle? De quelle forme gnrale depense relevait-elle?

    On voit les objections faire ainsi l'histoire de la raison puni-tive, vous ne saisissez rien, ou presque, de la ralit, pleine, vivante,contradictoire. Tout au plus une histoire des ides et encore une his-toire bien flottante, puisque le contexte rel n'apparat jamais.

    L encore, essayons d'viter les approximations auxquellescondamne l'usage de schmas critiques tout faits. quelles exi-gences devrait donc rpondre une analyse historique de la raisonpunitive la fin du xvme sicle?

    1) Non pas dresser le tableau de tout ce qu'on peut savoiraujourd'hui de la dlinquance cette poque; mais, en comparantce qu'on peut savoir aujourd'hui (grce des travaux comme ceuxde Chaunu et de ses lves) et ce que les contemporains disaientquant la ncessit, aux buts, aux moyens ventuels de la rforme,tablir quels ont t les lments de ralit qui ont jou un rle op-ratoire dans la constitution d'un nouveau projet pnal. En somme,fixer les points d'ancrage d'une stratgie.

    2) Dterminer pourquoi telle statgie et tels instruments tac-tiques ont t choisis, plutt que tels autres. Il faut donc inventorierles domaines qui ont pu informer de tels choix

    des manires de penser, des concepts, des thses qui ont puconstituer, l'poque, un consensus plus ou moins contraignantun paradigme thorique (en l'occurrence, celui des < philosophes >ou des < idologues >)

    des modles effectivement mis en uvre et expriments ail-leurs (Pays-Bas, Angleterre, Amrique);

    l'ensemble des procdures rationnelles et des techniques rfl-

  • Michel Foucault, Dits et crits 1980

    chies, par lesquelles l'poque on prtendait agir sur la conduitedes individus, les dresser, les rformer.

    3) Dterminer enfin quels effets de retour se sont produits cequi, des inconvnients, dsordres, dommages, consquences impr-vues et incontrles, a t peru, et dans quelle mesure cet < chec >a pu susciter une reconsidration de la prison.

    Je conois trs bien et je trouve excellent qu'on fasse la sociologiehistorique de la dlinquance, qu'on essaie de reconstituer cequ'taient la vie quotidienne des dtenus ou leurs rvoltes. Maispuisqu'il s'agit de faire l'histoire d'une pratique rationnelle ou plu-tt de la rationalit d'une pratique, c'est une analyse des lmentsqui ont jou rellement dans sa gense et sa mise en place qu'il fautprocder.

    Il faut dmystifier l'instance globale du rel comme totalit res-tituer. Il n'y a pas < le > rel qu'on rejoindrait condition de parlerde tout ou de certaines choses plus < rellesque les autres, etqu'on manquerait, au profit d'abstractions inconsistantes, si on seborne faire apparatre d'autres lments et d'autres relations. Ilfaudrait peut-tre aussi interroger le principe, souvent implicite-ment admis, que la seule ralit laquelle devrait prtendre l'his-toire, c'est la socit elle-mme. Un type de rationalit, une manirede penser, un programme, une technique, un ensemble d'effortsrationnels et coordonns, des objectifs dfinis et poursuivis, des ins-truments pour l'atteindre, etc., tout cela c'est du rel, mme si a neprtend pas tre < la ralit> elle-mme ni < la > socit toutentire. Et la gense de cette ralit, ds lors qu'on y fait intervenirles lments pertinents, est parfaitement lgitime.

    C'est ce que l'historien mis en scne par M. Lonard n'entend pas,au sens strict du terme. Pour lui, il n'y a qu'une ralit qui est lafois < la> ralit et < la> socit.

    C'est pourquoi, quand on parle de programmes, de dcisions, derglements, et qu'on les analyse partir des objectifs qu'on leurdonnait et des moyens qu'ils mettaient en oeuvre, il croit faire uneobjection en disant mais ces programmes n'ont jamais fonctionnrellement, jamais ils n'ont atteint leurs buts. Comme si jamaisautre chose avait jamais t dit; comme s'il n'tait pas soulignchaque fois qu'il s'agit de tentatives, d'instruments, de dispositifs,de techniques pour. Comme si l'histoire de la prison, centrale danscette tude, n'tait pas justement l'histoire de quelque chose qui n'ajamais < march >, du moins si on considre ses fins affirmes.

    Quand je parle de socit < disciplinaire>, il ne faut pasentendre < socit discipline >. Quand je parle de la diffusion

  • Michel Foucault, Dits et crits 1980

    des mthodes de discipline, ce n'est pas affirmer que < les Fran-ais sont obissants > Dans l'analyse des procds mis en placepour normaliser, il n'y a pas < la thse d'une normalisation mas-sive >. Comme si, justement, tous ces dveloppements n'taientpas la mesure d'un insuccs perptuel. Je connais un psychana-lyste qui comprend qu'on affirme la toute-puissance du pouvoir, sion parle de la prsence des relations de pouvoir, car il ne voit pasque leur multiplicit, leur entrecroisement, leur fragilit et leurrversibilit sont lis l'inexistence d'un pouvoir tout-puissant etomniscient

    Mais laissons toutes ces erreurs (il faudrait citer toutes leslignes). Et envisagons le problme extrmement difficile queM. Lonard lui-mme nous suggre qu'en est-il de ce relqu'est, dans les socits occidentales modernes, la rationalit?Cette rationalit qui n'est pas simplement principe de thorie etde techniques scientifiques, qui ne produit pas simplement desformes de connaissance ou des types de pense, mais qui est liepar des liens complexes et circulaires des formes de pouvoir.Qu'en est-il de cette rationalit, comment peut-on en faire l'ana-lyse, la saisir dans sa formation, et sa structure ? (Tout celan'ayant, bien sr, rien voir avec une mise en accusation desLumires quel lecteur surprendrai-je en affirmant que l'analysedes pratiques disciplinaires au xvme sicle n'est pas une maniresubreptice de rendre Beccaria responsable du Goulag?)

    L'OBJET ET LA THSE. LE PROBLME DE LA STRATGIE

    M. Lonard a parfaitement compris que c'taient l sans doute lesproblmes les plus importants qu'il y avait soulever propos de cegenre d'tude. Et je crois qu'il en fait apparatre la dimension prin-cipale avec beaucoup de lucidit. Et cela en faisant commettre sonhistorien imaginaire deux grosses sries d'erreurs. En voici deuxparmi les plus significatives.

    1) Lecture du texte. Il s'tonne qu'on puisse dcrire les projetsdes rformateurs avec des verbes employs l'infinitif < dpla-cer >, < dfinir >, < poser >, < diminuer >, comme s'il s'agissait deprocds anonymes et automatiques, une pure machinerie sansmachiniste. Or, ce que l'historien ne dit pas, c'est que ces dix lignesen question rsument quinze pages qui prcdent et amorcent dix-

    1. On pourrait se reporter au livre trs remarquable de G. Vigarello, Le Corpsredress (Paris, J. P. Delarge, 1978 fN.d..J). On y trouvera non pas une histoire glo-bale du corps, mais une analyse spcifique d'un ensemble de techniques structurelles,que l'auteur dcrit comme des tactiques et des stratgies.

  • Michel Foucault, Dits et crits 1980

    pages qui suivent; et, dans ces vingt-cinq pages, les principales idesdirectrices de la rforme pnale la fin du xvm* sicle sont caractri-ses avec chaque fois rfrences et noms d'auteur. (Une bonne ving-taine.) Absence de stratgie? L aussi, c'est plutt le trop-plein qu'ilfaudrait redouter.

    2) Sens des mots. Ce serait une < curieuse stratgie> que cellequi n'aurait pas < un point d'origine unique >, qui pourrait servir < bien des intrts diffrents> et qui permettrait des < combatsmultiples >. Imagine-t-on, se demande-t-il, une pareille stratgie?Je ne vois qu'une rponse imagine-t-on une stratgie qui ne soitpas justement cela? Une stratgie qui ne soit pas ne de plusieursides formules ou proposes partir de points de vue oud'objectifs diffrents? Une stratgie qui ne trouverait pas sonmotif dans plusieurs rsultats recherchs conjointement, avecdivers obstacles tourner et diffrents moyens combiner?Peut-on imaginer une stratgie (militaire, diplomatique, commer-ciale) qui ne doive sa valeur et ses chances de succs l'intgra-tion d'un certain nombre d'intrts? Ne doit-elle pas, par prin-cipe, cumuler les avantages et mutiplier les bnfices? C'est bienen ce sens, admis par tous, que, pas trs loin de l, une excellentehistorienne parle de la < stratgie de l'amendement> dans la pen-se des philanthropes du xixe sicle.

    En fait, sous ces erreurs bnignes, il s'agit d'une confusion impor-tante des plans celui des mcanismes proposs, pour assurer unerpression pnale efficace, mcanismes qui sont prvus pouratteindre certains rsultats, grce certains dispositifs, etc.; et celuides auteurs de ces projets, auteurs qui pouvaient avoir ces projetsdes motivations diverses plus ou moins visibles ou caches, indivi-duelles ou collectives.

    Or qu'est-ce qui est automatique? Qu'est-ce qui marche toutseul, sans personne pour le faire fonctionner ou plutt avec desmachinistes dont le visage et le nom importent peu? Eh bien juste-ment, les machines prvues, penses, imagines, rves peut-tre,par des gens qui ont, eux, une identit bien prcise et qui sont effec-tivement nomms.

    < L'appareil disciplinaire produit du pouvoir > < peu importequi exerce le pouvoir > le pouvoir < a son principe dans une cer-taine distribution concerte des corps, des surfaces, des lumires, desregards > aucune de ces phrases ne constitue ma conception per-sonnelle du pouvoir. Toutes, et de la manire la plus explicite,dcrivent des projets ou des amnagements, conus ou mis en place,avec leurs objectifs et le rsultat qu'on attendait d'eux en parti-

  • Michel Foucault, Dits et crits 1980

    culier il s'agit de ce que Bentham esprait du panoptique tel quelui-mme l'a prsent (qu'on veuille bien se reporter au texte citsans aucune quivoque possible, c'est l'analyse du programme ben-thamien).

    L'automaticit du pouvoir, le caractre mcanique des dispositifso il prend corps n'est absolument pas la thse du livre. Mais c'estl'ide au xvme sicle qu'un tel pouvoir serait possible et souhaitable,c'est la recherche thorique et pratique de tels mcanismes, c'est lavolont sans cesse manifeste alors, d'organiser de pareils dispositifsqui constituent l'objet de l'analyse. tudier la manire dont on avoulu rationaliser le pouvoir, dont on a conu, au xvme sicle, unenouvelle < conomie> des relations de pouvoir, montrer le rleimportant qu'y a occup le thme de la machine, du regard, de lasurveillance, de la transparence, etc., ce n'est dire ni que le pouvoirest une machine ni qu'une telle ide est ne machinalement. C'esttudier le dveloppement d'un thme technologique que je croisimportant dans l'histoire de la grande rvaluation des mcanismesde pouvoir au xvme sicle, dans l'histoire gnrale des techniques depouvoir et plus globalement encore des rapports entre rationalit etexercice du pouvoir, important aussi dans la naissance de structuresinstitutionnelles propres aux socits modernes, important enfinpour comprendre la gense ou la croissance de certaines formes desavoir, comme les sciences humaines, en particulier.

    tant entendu, bien sr, que reste ouverte toute une srie dedomaines connexes qu'en a-t-il t des effets de cette technologielorsqu'on a essay de la mettre en uvre? Ou encore qui donctaient ces hommes qui l'ont imagine, propose? Quelle tait leurorigine sociale ou, comme on dit classiquement, < quels intrts ilsreprsentaient >? Sur ce point, et d'une faon plus gnrale sur tousles groupes ou individus qui ont essay de repenser moins les fonde-ments juridiques du pouvoir que les techniques dtailles de sonexercice, il faut dire que les travaux historiques sont encore peunombreux. Mais sans doute ces tudes de sociologie historiquedemanderaient-elles que l'on fasse l'analyse prcise de ce que furenten elles-mmes ces tentatives de rationalisation du pouvoir.

    Vouloir traiter de faon spcifique les rapports entre technologie

    Bentham (J.), Panopticon, or the Inspection Home, Containing the Idea ofa NewPrinciple of Construction Applicable to any Sort of Establishment, in which Versons of anyDescription are to be kept under Inspection; and in Particttlar to Penitentiary-Houses, Pri-sons, Houses oflndustry and Schools, Londres, T. Payne, 1791(Le Panoptique. Mmoire surun nouveau principe pour construire des maisons d'inspection et nommment des maisons deforce, adapt par E. Dumonr, Paris, Imprimerie nationale, 1791; rd. Paris, Belfond,1977).

  • 275. Prface, in Knobelspiess (R.), QHS: Quartier de haute scurit276. Introduction, in Herculine Barbin, Being the Recently Discovered Memoirs of a Nineteenth-Century French Hermaphrodite277. La poussire et le nuage (M. Perrot, L'Impossible Prison)