didactique des activités lexicales à l'école

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:

0755-7817

i*N

REPRESrecherches en didactique du franais langue maternelle

N8NOUVELLE

SRIE

1993

ur une * cti ue es ctivits lexic les l'c*le

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dpartement " Didactiques des disciplines "

"REPERES"COMIT DE RDACTIONJacques COLOMB, Dpartement "Didactiques des disciplines", INRP

Michel DABENE, Universit de Grenoble III Suzanne DJEBBOUR, IUFM de Crteil, Centre de Melun Gilbert DUCANCEL, IUFM d'Amiens Colette FINET, IUFM d'Amiens Jocelyne FOUQUET, XVIme Circonscription de Paris Marie-Madeleine de GAULMYN, Universit de Lyon II Rosine LARTIGUE, IUFM de Crteil, Centre de Melun Maryvonne MASSELOT, Universit de Besanon Alain NICAISE, Circonscription d'Amiens I Sylvie PLANE, IUFM de Caen, Centre de Saint-L Hlne ROMIAN, Dpartement "Didactiques des disciplines", INRP(rdactrice en chef) Catherine TAUVERON, IUFM de Clermont-Ferrand

COMITE DE LECTURESuzanne ALLAIRE, Universit de Rennes Alain BOUCHEZ, Inspection Gnrale de la Formation des Matres Jean-Paul BRONCKART, Universit de Genve, Suisse Jean-Louis CHISS, ENS de Saint-Cloud, CREDIF Jacques DAVID, IUFM de Versailles, Centre de Cergy-Pontoise Francette DELAGE, IEN, Nantes Simone DELESALLE, Universit Paris VIII Claudine FABRE, Universit de Poitiers Frdric FRANOIS, Universit Paris V Claudine GARCIA-DEBANC, IUFM de Toulouse, Centre de Rodez Jean-Pierre JAFFR, CNRS Claude LELIVRE, Universit Paris V Jean-Baptiste MARCELLESI, Universit de Rouen Maurice MAS, IUFM de Grenoble, Centre de Privas Marie-Louise MOREAU, Universit de Mons, Belgique Yves REUTER, Universit de Lille III Bernard SCHNEUWLY, Universit de Genve, Suisse Jacques WEISS, IRDP de Neuchtel, Suisse

Directeur de publication : Jean-Franois BOTREL, Directeur de l'INRP.Les articles envoys la revue doivent tre dactylographis, ou mieux, saisis sur traitement de texte, et comporter 10 15 pages de 3 500 signes.

REPERES n8-1993

POUR UNE DIDACTIQUE DES ACTIVITS LEXICALES L'COLESommaireDes pistes pour travailler le lexique en classe par Hlne ROMIAN3

Le lexique, comme ensemble de faits culturels, discursifs,

linguistiques explorerLa cohrence des polysmes : un outil pour dbloquer l'enseignement du vocabulaire par Jacqueline PICOCHE, professeur mriteLe mot, unit didactique : une entre dans la langue par le mot par Francine MAZIRE, Universit de Villetaneuse Les palimpsestes verbaux : des rvlateurs culturels remarquables, mais peu remarqus par Robert GALISSON, Universit Paris I, FLE

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Dictionnaires pour enfants et invitation aux activits lexicalesL'exemple et la dfinition dans les dictionnaires pour enfants par Alise LEHMANN, Universit de Picardie Le contournement du mtalangage dans les dictionnaires pour enfants translation, monstration, neutralisation par Josette REY-DEBOVEDes comptences lexicales construire Les connaissances lexicales des enfants d'cole primaire par Agns FLORIN, Universit de Nantes, Laboratoire de Psychologie Educative

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Dfinitions d'enfants : tude de cas par Franoise MARTIN-BERTHET, Universit Paris XIII, Linguistique Apprendre dfinir des mots au Cours Moyen. Aspects syntaxiques de la dfinition par Bernard BLED, IUFM de Caen-St L - INRPDes activits lexicales en classe Activits lexicales aux cycles 1 et 2 par Catherine LE CUNFF et alii, IUFM de Crteil-Melun - INRP Lexique et portraits dans le rcit personnes-personnages : deux logiques didactiques l'cole primaire par Catherine TAUVERON, IUFM de Clermont-Ferrand - INRP Le monde, les mots et l'cole. lments d'une didactique du vocabulaire l'cole lmentaire Grard VIGNER, Mission franaise de Coopration d'Abidjan

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Notes de lecture par Hlne ROMIANNumro coordonn par Hlne ROMIAN, INRP

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INRP, 1993ISBN: 2-7342-0421-5

DES PISTES POUR TRAVAILLER LE LEXIQUE EN CLASSEHlne ROMIAN

L'enseignement/apprentissage du lexique, qui a donn lieu des recherches relativement pousses dans les annes 1970, est aujourd'hui dlaiss, la fois dans les classes et dans les recherches en didactique du fran ais langue matemelle. Ainsi, il est pratiquement absent des colloques organiss ces dernires annes dans ce champ, et des stages de formation des matres. Et pourtant, le lexique fait problme, pour les lves, comme pour les enseignants : les apprentissages incidents, au gr de besoins circonstanciels, ne peu vent pas tout rsoudre. Et pourtant, bien des formateurs ressentent le besoin de reprendre la question. Et pourtant les recherches en lexicologie, en lexicographie, ont sensible ment progress, certaines s'inscrivant dsormais au carrefour de plusieurs des sciences du langage. La psychologie a, de son ct, poursuivi ses investigations sur l'acquisition du lexique.Mais il faut convenir que la plupart des chercheurs et des formateurs ont perdu de vue ce qui a pu tre fait dans les annes 70, et ne sont gure familiers des recherches menes actuellement dans ces champs... La syntaxe, dans les annes 70, la psycholinguistique textuelle, dans les annes 80, ont occup le devant de la scne mtalinguistique. Le moment est peut-tre venu d'approches moins monocentres, qui prennent en compte les faits langagiers et linguistiques selon des dimensions plurielles. La didactique des faits lexicaux, des activits lexicales a tout y gagner.

Compte tenu de ce contexte, notre objectif est certes d'informer nos lecteurs sur des recherches en cours, mais aussi d'inciter les didacticiens s'interroger sur l'occultation des faits lexicaux, qu'ils ne peuvent pas ne pas rencontrer dans leurs propres recherches, et - qui sait ? - les retravailler en tant que tels. Sans prtendre une illusoire exhaustivit, ce numro de REPRES aborde un certain nombre de questions poses par les recherches actuelles en lexicologie, en lexicographie, en psychologie et en didactique. Ces questions, ce sont celles que les chercheurs qui ont accept de s'impliquer dans celui-ci ont considr comme les plus topiques dans une perspective didactique. II en est certainement d'autres.

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LE LEXIQUE, COMME ENSEMBLE DE FAITS LINGUISTIQUES, DISCURSIFS ET CULTURELS, EXPLORERLe regard sur les faits lexicaux eux-mmes est, bien videmment, une ques tion premire. Comme le souligne Jacqueline Picoche, l'extrme mfiance des thories linguistiques l'gard du sens - dans les annes 70 notamment -, a eu pour corollaire une hypertrophie du morphosyntaxique au dtriment du lexicosmantique. Dans le mme temps, l'enseignement du vocabulaire a t de fait livr au hasard des seuls apprentissages en contexte (les Instructions Officielles successives, depuis 1972, sont cet gard trs significatives).

Francine Mazire s'inscrit dans un courant de lexicologie qui cherche dvelopper une nouvelle gnration d'ouvrages didactiques. Ceux-ci visent prendre en compte en classe les proprits linguistiques et discursives du mot "dans la langue par del le dictionnaire, et en dehors du calcul syntaxique", sachant bien que le mot ne peut tre considr comme une unit, au sens lin guistique du terme. Sans nier les avances de la lexicographie et l'utilit des dic tionnaires, elle en montre les limites pour la classe. Elle propose donc de "se servir du mot comme unit didactique, cl pour une entre dans la rflexivit sur la langue, et ce en vertu des proprits discursives du mot". L'analyse de dfini tions d'tudiants permet de lister de ce point de vue des problmes susceptibles d'tre travaills en classe. Une liste de ce type ne peut pas tre exhaustive, mais l'essentiel est qu'ils entrent dans "l'usage langagier, [...] longue histoire de langue et de murs". En corollaire, F. Mazire propose des activits lexicales centres sur l'laboration collective en classe de "fiches d'identit" de mots donns, o les lves mettraient en commun les savoirs pilinguistiques et culturels qu'ils ont pu construire comme locuteurs, inscrivant ainsi le mot la fois dans une (relative) permanence morpho-phonologique et dans une histoire sociale. Cette conception rejoint celles de Robert Galisson, dont on connat les tra vaux sur la structuration interne du lexique dans les annes 1970 et la didactique du franais langue trangre. Celui-ci attire notre attention sur l'troite conni vence entre langue et culture, s'agissant de construction du sens en matire lexi cale. En attestent entre autres les "palimpsestes verbo-culturels" dans lesquels un nonc "peut en cacher un autre", sens dcryptable partir d'une "lexiculture partage", celle de la communication ordinaire. L'exemple type donn par R. Galisson : "Savoie mon got de cuur" renvoie aux jeux lexicaux prsents dans notre environnement, jeux non-orthodoxes que l'cole a longtemps mpri ss. Ces jeux constituent de fait des activits lexicales de "suractivation", qui font partie de la lexiculture de nos enfants, de nos lves. En ce sens, la presse crite et tlvise, la chanson, la BD, la publicit... constituent chaque jour des viviers lexicaux dont une didactique des activits lexicales aurait tenir compte. R. Galisson nous en propose un certain nombre de cls didactiques.

Jacqueline Picoche elle, s'attache montrer la possibilit thorique d'un enseignement systmatique, cohrent du vocabulaire, et choisit pour ce faire, le cas des polysmies. Celles-ci ont en effet "une importance linguistique consid rable, parce que c'est dans leur structure, dans l'organisation des sens, que rside, en grande partie, la spcificit des langues". Par ailleurs, l'hypothse de la polysmie, s'agissant de mots signifis multiples - lorsqu'elle fonctionne -

Des pistes pour travailler le lexique en classe

permet d'expliciter les diverses acceptions de manire cohrente. Montrant les limites de l'analyse smique telle qu'elle a pu tre pratique la suite de Bernard Pottier, elle propose, contre courant, de partir des mots de haute frquence, en les inscrivant dans les diverses structures actancielles par lesquelles ils font sens, en interaction avec leur environnement contextuel. Le mot relverait donc d'une construction "prfabrique et modulable" o les processus mtaphoriques joueraient un rle essentiel. Un enseignement du vocabulaire ainsi conu ren contrerait donc, et la fonction symbolique du langage, et la posie. Ces trois regards croiss sur les faits lexicaux peuvent indiquer des pistes d'activits lexicales pour la classe. Ces activits auraient faire merger et structurer les connaissances expriencielles que les lves ont des formes lexi cales et de leurs usages, partir de leurs pratiques langagires, de celles de leur environnement, d'un point de vue linguistique et culturel la fois. La formation des comptences mtalinguistiques ne pourrait que gagner des activits qui, par construction puissent "faire sens" pour les lves. Mais il n'importerait pas moins que ces activits puissent faire sens aussi d'un point de vue lexical. D'o la ncessit d'un cadre thorique qui permette de penser les faits lexicaux en termes opratoires, qui les rende effectivement intelligibles en tant que plurisystme.

DICTIONNAIRES POUR ENFANTS ET INVITATION AUX ACTIVITS LEXICALESLes dictionnaires sont loin d'tre des outils thoriquement neutres, utili sables toutes fins didactiques. Des lexicographes explicitent pour REPRES les options prises par les dictionnaires pour enfants, les problmes d'ordre lin guistique, lexicographiques qui se posent, et les solutions mises en euvre pour aider les trs jeunes lecteurs accder au sens.

Alise Lehmann focalise son propos sur le problme des statuts respectifs de la dfinition et de l'exemple. Les auteurs de dictionnaires tant partags cet gard, elle tudie deux procdures opposes, l'exemple glos et la dfinition sui vie d'exemples, dans des dictionnaires conus pour le cycle 3. La question est de savoir si le dictionnaire doit procder du particulier en discours contextualis, au gnral en nonc dcontextualis, ou l'inverse, lorsqu'on veut travailler sur le sens. Si les uns mettent en avant l'importance du contexte dans la compr hension du sens et les difficults de l'abstraction pour les jeunes enfants, les autres s'appuient sur l'activit dfinitoire dont ceux-ci sont capables et sur une diffrenciation entre smantique du discours et comptence lexicale. La proc dure de l'exemple glos n'est d'ailleurs pas si simple : l'auteur souligne l'htro gnit des exemples et les problmes poss par les paraphrases explicatives d'un point de vue lexicographique et lexicologique. Plus problmatique encore est alors la diffrenciation, faire par le jeune lecteur, d'une part entre traits contextuels alatoires et traits pertinents du point de vue du sens du mot, d'autre part entre ce qui rfre l'usage du mot dans une situation donne, et ce qui

relve d'un discours mtalinguistique. Ceci tant, l'exemple glos prsente l'avantage majeur de prsenter le mot dans un contexte linguistique, ce qui est particulirement pertinent lorsqu'il s'agit d'units lexicales rgies par des

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contraintes syntaxiques. En fait, deux dictionnaires parus en sur des principes opposs ont recours aux deux procdures.

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Josette Rey-Debove (directrice des dictionnaires Robert pour enfants), comme Alise Lehmann, opte pour la procdure de la dfinition exemplifie. Se pose alors de front le problme du mtalangage sur lequel elle travaille depuis longtemps. Elle montre comment le Robert des Jeunes "exploite le systme mtalinguistique dans toutes ses potentialits" mais contourne les difficults du mtalangage traditionnel, sans recours ou presque la mtalangue institue des grammaires, en dveloppant tout ce qui apparente le mtalangage au langage ordinaire. Le principe de translation autonymique du signe au monde induit des dfinitions phrastiques qui informent sur le signe en parlant des referents et qui sont susceptibles de servir de matrices tous les exemples possibles ("incas sable adj. Un objet incassable, c'est un objet que l'on ne peut pas casser"). Le principe de monstration conduit liminer toute surimpression d'informations qui perturberait l'image du mot (type soucieux, ieuse...), toute confusion de la dfini tion gnrale et de l'exemple ncessairement particulier, tout comme l'image. Le principe de neutralisation de la terminologie implique la prfrence donne aux termes du langage ordinaire (familles...) pour construire le discours sur les mots (graphies, prononciations..), comme pour construire les notions mtalinguistiques sans les nommer, mais en usant de ressources typographiques ("compare para sol, solaire et insolation : il s'agit du soleil").Le dbat sur la conception des dictionnaires pour enfants est d'importance. Nous suggrons que des questions didactiques entrent en ligne de compte, sinon pour trancher, du moins pour faire avancer ce dbat. Sans doute les proc dures d'accs au sens pourraient-elles tre modules selon la nature des mots. On peut supposer par ailleurs que les fonctions didactiques de l'outil-dictionnaire, tel qu'il est utilis en classe, jouent un rle non ngligeable... La question serait de savoir quand les matres utilisent quels dictionnaires, dans le cadre de quelles activits lexicales, et pour rpondre quels types de problmes lexicaux. Et l'on pourrait alors se demander quel type de dictionnaire est compatible avec quels choix didactiques.

DES COMPTENCES LEXICALES CONSTRUIRELa question des comptences lexicales des enfants d'cole primaire n'est pas parmi les plus tudies. Nous en proposons ici trois approches complmen taires, d'ordre psychologique, linguistique, didactique. Le fait que deux d'entre elles soient centres sur la dfinition et que l'autre lui fasse une part importante, n'est pas sans rapport avec le dbat voqu plus haut, et tmoigne, s'il en tait besoin, de son caractre gnral, au-del du cas des dictionnaires.

Agns Florin rappelle tout d'abord l'volution des recherches en psycholin guistique sur les connaissances lexicales depuis 1970, d'un instrumentalisme d'inspiration structurale une conception centre sur la pragmatique des dis cours et les stratgies des locuteurs. Puis elle prsente les principaux rsultats et les limites de l'enqute de 1978 : le vocabulaire frquemment utilis volue peu du CE1 au CM2, mais les enfants apprennent beaucoup de mots nouveaux

Des pistes pour travailler le lexique en classe

qu'ils utilisent peu ; leurs rpertoires varient selon que leurs milieux socio-cono miques sont plus ou moins favoriss ; les dfinitions catgorielles, qui croissent avec l'ge, sont plus frquentes chez les enfants des milieux les plus favoriss... Les recherches actuelles, sans infirmer ces rsultats, les relativisent selon la nature des tches. Elles proposent par ailleurs diffrents modles explicitant les relations entre connaissances lexicales et comprhension des textes. Si le rle des apprentissages scolaires n'avait pu tre trait en 1978, A. Florin en fait aujourd'hui un objet d'tude: Montrant l'insuffisance des procdures d'enseigne ment dominantes du vocabulaire, elle plaide pour un travail cognitif de type lexi cal et smantique plus qualitatif que quantitatif.Franoise Martin-Berthet propose l'analyse d'un corpus de dfinitions pro duites par sa fille oralement en Grande Section de Maternelle, puis, par crit au CP et au CE1 . Cette analyse confirme l'existence prcoce et l'tendue des com ptences definitoires, mettre en relation avec les travaux qui montrent l'mer gence prcoce de comptences mtalinguistiques. II n'est pas sr qu'on puisse gnraliser, faute d'une enqute portant sur une population plus large. Quoi qu'il en soi, cet article, peut suggrer aux didacticiens la fois des pistes d'analyse des noncs definitoires des enfants et des pistes de travail pour faire merger et dvelopper des comptences centrales pour l'activit lexicale. Ds la mater nelle, l'auteur retrouve les trois types de dfinition classiques la fois dans le discours ordinaire et les dictionnaires : synonymique, morphologique, logique (ou par inclusion), selon des formulations plus ou moins adquates. Les problmes poss par ces dfinitions enfantines rejoignent les proccupations de J. ReyDebove et A. Lehmann : indistinction entre discours rfrentiel et discours mta linguistique, pertinence relative des traits definitoires compte tenu de l'univers de rfrence de l'enfant, tentation de l'encyclopdisme rfrentiel.

Avec Bernard Bled, nous passons l'activit dfinitoire en classe, son contexte didactique, et aux apprentissages qu'elle implique. L'activit prsente peut faire sens pour les lves malgr son abstraction, parce qu'elle constitue explicitement pour eux un dtour d'apprentissage dans la ralisation d'un projet de production de compte rendu qui leur a pos des problmes de dfinition de mots et, singulirement, des problmes d'quivalence grammaticale entre le mot dfinir et la priphrase dfinitionnelle. II est noter que cette question est ga lement voque dans les trois articles prcdents, d'un point de vue mtalexicographique et linguistique. D'un point de vue didactique, B. Bled s'attache tout d'abord montrer que le problme lexico-syntaxique merge dans un contexte discursif donn : les dfinitions des noms verbaux dsignant des oprations techniques ralises par la station de traitement des eaux que la classe a visite et dont il s'agit de rendre compte, ne sont pas d'un maniement syntaxique vi dent. La tche-problme cognitivo-langagire qui leur est propose vise non seu lement rsoudre le problme des fins de communication, mais aussi dvelopper la fois leurs capacits de rflexion sur le langage et de production d'un discours mtalinguistique. Dans cette perspective, l'tude d'itinraires d'apprentissage individuels et en petit groupe tend montrer que la comptence dfinitoire rsulterait de la construction interactive de savoirs langagiers com plexes, la fois d'ordre opratoire, conceptuel, et procdural, dclaratif.

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La relative polarisation de ce numro de REPRES sur la dfinition et l'acti vit dfinitoire ne correspond pas un choix a priori. Sans doute signale-t-elle un courant commun plusieurs champs des sciences du langage. Indique-t-elle pour autant une voie didactique privilgier ? La conclusion de l'article de Franoise Martin-Berthet propose une limite significative l'activit dfinitoire des enfants : celle-ci s'appliquerait sans doute mieux aux mots les moins dpen dants du contexte, et certaines classes de noms. C'est dire que ce type d'acti vit, si important soit-il pour la formation des comptences lexicales en particulier et mtalinguistiques en gnral, et les apprentissages impliqus, ne rsume pas l'ensemble des activits lexicales possibles et ncessaires en classe.

DES ACTIVITS LEXICALES EN CLASSELes analyses d'activits lexicales en classe regroups la fin de notre dos sier n'ont pas d'ambition gnralisatrice. La recherche en didactique du Franais langue matemelle n'en est pas l. II est symptmatique que les recherches dont sont drivs les deux articles qui suivent, tout comme celle de B. Bled, ne por tent pas sur le lexique. Mais, elles n'ont pas pu ne pas rencontrer des problmes lexicaux, dans la mesure o elles mettent en jeu la construction de savoirs mta linguistiques appele par la rsolution de problmes discursifs.

Catherine Le Cunff et ses collgues travaillent aux cycles 1 et 2, mettre en place une didactique de l'oral impliquant, ds ces niveaux, des activits d'ordre mtalinguistique. Les lves y rencontrent invitablement des problmes d'ordre lexical dont la rsolution s'inscrit dans des situations d'interaction orale progres sivement diffrencies qui appellent une utilisation et un commentaire contextualiss des mots enseigner. Leur hypothse pose l'activit metalangagiere d'ordre lexical comme dimension ncessaire, ds le cycle 1 , de la construction de la comptence langagire. Les objectifs de cette approche sont larges : appropriation d'une culture, communication efficace, construction d'une pense conceptuelle. Ainsi, les enfants d'un cycle 1 d'une ZEP dcouvrent en mme temps l'univers inconnu des euvres d'art et les mots qu'il faut pour le dire. Se construit paralllement la prise de conscience de la ncessit d'avoir recours un lexique technique donn (pour bien expliquer le fonctionnement d'un outil), dont il semble qu'elle soit lie aux comptences discursives. Ds la Petite Section, le moment du conte en petit groupe peut induire un dbut de rflexion sur les fes et leurs pouvoirs magiques, et la circonstance d'un concours peut motiver la recherche collective du sens du mot parcours dont la comprhension est alors dterminante pour gagner le concours en question... Dans tous les cas, l'utilisation des mots techniques adquats, leur juste comprhension ou utilisa tion rpondent un enjeu pragmatique vivement ressenti. Catherine Tauveron inscrit, elle aussi, les problmes lexicaux dans une pro blmatique plus large, qui porte sur la production d'crits et, singulirement les portraits des personnages dans les rcits au CM2. Elle analyse deux logiques didactiques inconciliables thoriquement et qui, pourtant, peuvent coexister dans certaines pratiques de classe. Traditionnellement, le portrait tant cens rsulter d'une observation scrupuleuse du "modle", il s'agit, en travaillant phrase

Des pistes pour travailler le lexique en classe

phrase, voire mot mot, de trouver le "mot propre" qui en traduira les caractres objectifs, et les adjectifs "expressifs" qui le rendront "pittoresque", dans un voca bulaire fourni en prt--utiliser. Par contre, dans une logique discursive, le pro blme lexical rsoudre est celui du choix des modalits nonciatives correspondant aux effets qu'on veut produire, en fonction des contraintes du rcit, selon une double cohrence : celle du personnage dcrit et celle du regard que porte le sujet dcrivant sur ce personnage (l'auteur, le narrateur ou un autre personnage). Elle prsente, dans cette logique, un ensemble de squences de classe sur les critres de construction possibles d'un personnage donn dans un rcit donn, la fois par l'observation et la production de rcits, et en relation avec les slections lexico-syntaxiques correspondantes, Elle en conclut que la composante lexicale du tissu narratif est travailler en classe d'abord d'un point de vue pragmatique, smantique (et pas seulement phrastique) si l'on veut qu'elle fasse vritablement sens.Le dossier se ferme - ou plutt se prolonge - avec la problmatique de recherche prsente par Grard Vigner, dont l'enjeu serait de rexaminer la notion de comptence lexicale et de son acquisition, en relation avec les comp tences de comprhension et de production de textes. Un premier point consiste rait "revisiter" les pratiques traditionnelles, telles les centres d'intrt, la lumire de concepts issus de la psychologie cognitive ("base de connais sance"...). L'hypothse de la recherche poserait qu'il existe une relation rep rable entre la nature de la base de connaissance, le mode de lexicalisation correspondant et le type de texte qui peut actualiser cette comptence. G. Vigner explicite cette hypothse en "revisitant" des exercices de manuel qui pourraient s'interprter en termes de "scripts" utilisables pour des mises en situation des apprentissages faire, ou d'"inventaires-types" dans le cadre d'oprations de traitement et de stockage de l'information, appelant un jugement du sujet sur l'information ainsi traite. Partant de ce principe, la recherche pourrait se propo ser d'laborer un "inventaire raisonn, par domaines et par niveaux d'acquisition, qui pourrait servir [d'outil aux enseignants] chaque fois que les enfants rencon trent un problme" en lecture ou en production d'crits.II s'agit l, bien videmment de pistes, parmi d'autres, et pas forcment convergentes, qu'une recherche visant construire une didactique du lexique l'cole primaire aurait explorer. Leur dnominateur commun est, d'une part le refus d'une approche exclusi vement phrastique du lexique, et d'autre part son inscription discursive ou tex tuelle, envisage d'un point de vue pragmatique et/ou smantique. Une premire divergence porte sur un problme classique : en matire de comptences lexicales, le rle de l'cole est-il essentiellement "d'enrichir le voca bulaire" de manire systmatique et/ou de le "structurer" ? Posant cette question en 1970, le Plan de Rnovation INRP optait pour la seconde perspective, sans exclure cependant la premire. Le dbat n'est toujours pas clos. Une autre diver gence porte sur la nature des comptences lexicales : la fonction constitutive de ces comptences est-elle d'ordre langagier et/ou cognitif ? L encore le dbat est loin d'tre tranch. Une troisime divergence porte sur les dimensions mta linguistiques des activits lexicales : ont-elles rfrer en premier lieu des blocs de savoir lexical constitus enseigner et/ou des activits de construe-

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tion de savoirs lexico-syntaxiques par les lves, de type rsolution de pro blmes ? Affaire suivreAffaire suivre en effet. Ce numro de REPRES pourra-t-il contribuer susciter ou enrichir des projets de recherche tendant mettre en place une didactique des activits lexi cales, parit et en relation avec les activits syntaxiques et orthographiques, dans le cadre d'activits mtalinguistiques ? II n'a pas d'autre ambition.

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LA COHERENCE DES POLYSMES, UN OUTIL POUR DBLOQUER L'ENSEIGNEMENT DU VOCABULAIREJacqueline PICOCHE, Professeur mrite l'universit d'Amiens

Rsum : Cet article met en lumire quelques principes de base qui pourraient fonder un enseignement systmatique du vocabulaire : tenir compte des fr quences ; commencer par une tude approfondie des mots les plus usuels, et greffer sur cette tude un enrichissement progressif du vocabulaire ; prendre conscience que tout verbe et mme tout mot abstrait a des "actants", et que tout mot concret peut tre l'actant d'une structure verbale ; constituer de vastes champs lexicaux transcendant les catgories morpho-syntaxiques en faisant fonctionner les structures actancielles ; lorsqu'on a affaire un mot sens mul tiples, prfrer toujours et jusqu' preuve du contraire, l'hypothse de la polys mie o rside en grande partie la spcificit des langues l'hypothse de

l'homonymie.

Cet article ne prtend pas apporter des vues psycho-pdagogiques et des stratgies d'apprentissage adaptes l'cole primaire, mais seulement quelques principes de base qui paraissent l'auteur fondamentaux et fconds. Des pda gogues devraient pouvoir s'appuyer sur eux pour inventer divers types d'activits de langage, les adapter tout public, et mettre sur pied un enseignement du vocabulaire qui soit systmatique, alors que jusqu'ici il n'a t que trop souvent un jeu de hasard et a dcourag les meilleures volonts.II faut reconnatre que les thories linguistiques dominantes depuis plu sieurs dcennies - et qui sont en train d'voluer - n'ont gure contribu dblo quer la situation, caractrises qu'elles taient par une extrme mfiance l'gard du sens et privilgiant dans l'tude de la langue tout ce qui est mca nique : oppositions phonologiques, fonctionnement de morphmes, tests syn taxiques. Mais enfin, la langue est faite pour parler d'autre chose que d'elle-mme, disons, en bref, de l'Univers, et c'est le rle du lexique de nous en donner les moyens. Les structures ci-dessus permettent au lexique de fonction ner ; elles sont porteuses de certains lments de sens, et leur apport la smantique lexicale est solide et non ngligeable ; mais des mthodes fondes sur elles seules sont insuffisantes pour puiser la complexit du dicible.

Nous n'avons pas l'intention de commencer, de faon ngative, par une cri tique de ces mthodes. Nous les rencontrerons, et nous ouvrirons le dialogue, au fur et mesure que nous exposerons les points qui nous paraissent particulire ment positifs.

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J. PICOCHE

Nous ne prtendons pas nier le phnomne de l'homonymie : ainsi le lama, prtre thibtain est videmment homonyme du lama, animal d'Amrique du Sud, ou la baie de Rio de Janeiro et celle du groseiller. Mme des mots ayant une ty mologie commune, comme les deux voler ou les deux grve peuvent, au cours des sicles, s'tre disjoints tel point qu'ils sont devenus aussi homonymes que les prcdents. On peut aussi tre amen, pour des raisons pratiques, prfrer la solution homonymique : ainsi ngligera-t-on la cohrence du polyseme raffiner dans un ouvrage technique traitant du ptrole. Nanmoins, les polysmies nous paraissent avoir une importance linguistique considrable, parce que c'est dans leur structure, dans l'organisation des sens que rside, en grande partie, la sp cificit des langues. Comme le dit Grard Moignet qui, pourtant, tait syntacticien et pas du tout lexicologue, "le langage est informateur de la pense, sa premire formalisation, une thorie non savante de l'Univers" (Revue des deux Mondes, 1971 p. 541). Mais toutes les langues ne le formalisent pas ni ne le thorisent de la mme faon.

Prenons l'exemple simple et amusant du bestiaire implicite que chacune porte en elle, autrement dit la symbolique des animaux. Igor Melc'uk, linguiste russo-qubecois, nous fournit l'exemple du rfrent "ne", qui possde en russe deux dnominations signifiant mtaphoriquement, l'une, pjorative, "personne stupidement entte", et l'autre, meliorative "personne courageuse qui fournit sans rechigner un travail assidu et fatigant". Soit, par comparaison, en franais, l'ne, la bourrique, le bourricot, la mule, le cheval, et le buf. Comment Bernard Pottier, dont la mthode d'analyse smique, illustre par la srie des noms de "siges", a connu un si grand succs, aurait-il trait cette srie ? II aurait, j'ima gine, d'abord cherch sinon un archilexme (inexistant), du moins un archismme, et aurait coiff le tout par quelque chose comme : "grand mammifre domestique, apte servir de bte de trait ou de somme", et il aurait oppos l'ne, le cheval, la mule et le bsuf par des traits distinctifs appels "smes", de nature zoologique tels que le nombre de leurs ongles, le fait d'tre ruminant ou non, chtr ou non, hybride ou non ; il aurait constitu pour chacun d'entre eux un "smme" (ensemble de smes, base de la dfinition) propre le distinguer des autres. Et il aurait trait la bourrique et le bourricot tout autrement, en se plaant sur le plan stylistique des niveaux de langage, ces mots tant des manires populaires, familires et pittoresques de dire nesse et petit ne.Notons d'emble un problme pos par l'analyse en smes, calque sur l'analyse des phonmes en traits distinctifs : on ne peut pas affirmer combien il faut de smes pour dfinir un mot car le nombre des smes pertinents opposant une unit lexicale d'autres units de sens voisin est fonction du nombre de ces units, et, plus on allonge la liste, en principe ouverte, des parasynonymes et antonymes, plus on trouve de smes intgrer, et aussi hirarchiser dans le smme du mot tudi (ou dans ses diffrents smmes, si c'est un polyseme, mot signifis multiples, donc multiples smmes).A l'intrieur de la liste donne, le rsultat aurait t un tableau o chaque item aurait possd son smme et son niveau de langage, un instrument parfait permettant de choisir la dnomination exacte pour chaque animal. Quelque

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chose d'absolument prcis et clair, orient vers l'universalit et propre faciliter le passage d'une langue une autre langue.Mais ces dfinitions n'auraient en rien aid comprendre des emplois comme Jean est un ne (il est bte) - Quelle bourrique ! (quel super-ne, particu lirement stupide) - Je suis charg comme un bourricot ( l'exclusion de tout autre animal de la liste, comme si le bourricot avait l'exclusivit de porter des far deaux trop lourds pour lui) - i4//ce esf une tte de mule (elle est entte) - Sylvie est un grand cheval (une femme trop grande, osseuse et disgracieuse) - Marc n'est pas le mauvais cheval (il a des qualits, on peut parier sur lui) - Luc est un cheval (il est capable de donner un "coup de collier", de faire un travail deman dant une force suprieure la moyenne) ; c'est un buf de labour (il est capable d'un travail dur, persvrant et rgulier)... Or, rien de plus "franais" que de telles formules, et la "matrise de la langue" suppose qu'on est capable de les com prendre et de les utiliser. Les mtaphores lexicalises sont un dbut de polys mie, et leur prise en considration est indispensable, non certes pour dire ce qu'est un ne par opposition un buf, mais ce qu'est le mot ne par opposition au mot buf. Et il est essentiel qu'un enseignant, quand il enseigne, sache s'il enseigne la zoologie ou le vocabulaire. . .

1. FRQUENCE ET POLYSMIE

1.1. Explorer le vocabulaire commun (*)Le nombre des units utiles une communication courante et mme la lecture de la plupart des textes littraires est illimit, certes, mais nullement astronomique : Le Dictionnaire du franais contemporain, ou DFC (qui pourtant multiplie les homonymes) affiche 25 000 entres et la Grande Encyclopdie Larousse n'en atteint 200 000 qu'en intgrant un grand nombre de mots qui ne sont utiliss - et encore rarement ! - que par des spcialistes de diverses sciences et techniques trangres la comptence du professeur de franais. Les recherches, dj anciennes, sur le "franais fondamental" ont bien montr que le vocabulaire dont un individu a besoin pour s'exprimer sans difficult dans la vie courante n'est que de quelques milliers d'units et que 8 ou 10 000 mots sont dj une belle richesse, de sorte qu'il ne devrait pas tre impossible, au cours d'une scolarit, de faire une exploration systmatique peu prs complte du vocabulaire commun. II semble donc raisonnable de tenir compte de la fr quence pour aller du plus usuel au plus rare. Dans cette perspective, le point de dpart d'un enseignement systmatique du vocabulaire rside dans l'tude des mots trs peu spcifiques qui apparaissent en tte des diverses listes de fr quences, et que tout le monde croit connatre. Or, il y a un lien entre frquence et polysmie. Les mots en question sont la fois les plus frquents, les plus poly smiques et ceux qui donnent le plus de fil retordre au linguiste. Cependant, la frquence n'a attir l'attention que de rares linguistes, soit pdagogues, soit sta tisticiens. Ni Bernard Pottier, ni aucun de ceux qui se sont confronts au pro blme de la polysmie, comme Igor Melc'uk, Jean-Jacques Franckel, ou Robert Martin ne l'ont prise en considration.(*)

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1.2. Frquences et dictionnaires (*)Un Dictionnaire des Frquences (Paris, Didier, 1 971 , 5 volumes) a t tabli partir du corpus qui constitue la matire premire du plus grand dictionnaire des XIXe et XXe sicles, le TLF ou Trsor de la Langue Franaise. Les textes dpouills, en majeure partie littraires, sont compris entre 1789 et 1965 et ont fourni 70 317 234 occurrences, pour 70 000 vocables. E. Brunet a consacr son Vocabulaire franais de 1789 nos jours son exploitation et a bien mis en lumire la structure pyramidale du lexique. De ses calculs, il ressort que les mots de frquence suprieure 7 000, qui sont 907, reprsentent environ 90 % de l'ensemble des occurrences de n'importe lequel des textes dpouills. Viennent ensuite environ 5 800 mots de frquence suprieure 500 qui en reprsente raient 8 %, puis, (si l'on nglige quelque 20 000 "hapax", ou "mots qui n'apparais sent qu'une seule fois") 40 000 vocables d'autant plus riches d'information qu'ils sont plus rares, reprsentant environ 2 % du corpus. C'est parmi ces derniers qu'on trouve le plus de mots monosmiques, souvent techniques, traits dans les dictionnaires en de courts articles ne prsentant pas de subdivisions. II n'est donc pas utile, pour ce travail prliminaire, de dpasser le rang 1 000 et mme 900. Compte tenu de la grande frquence des mots grammaticaux, restent envi ron 750 mots lexicaux qui peuvent servir de point de dpart. On en trouvera la liste dans l'ouvrage cit.

Les chiffres du TLF doivent tre considrs avec une certaine circonspec tion, pour diverses raisons : un certain nombre d'archasmes, frquents dans une certaine littrature du XIXe sicle seraient limins si l'on ne se fondait que sur des textes contemporains ; il y a parfois plusieurs mots sur un seul rang ; les homonymes ne sont pas distingus sauf s'ils sont de catgorie grammaticale dif frente ; enfin, et surtout, les infinitifs (sous lesquels sont classes les formes conjugues), les participes prsents et les participes passs des verbes sont systmatiquement dgroups, sans qu'il soit possible de distinguer parmi eux les emplois adjectivaux des emplois participiaux. II est certain que, s'ils taient regroups, une plus grande prdominance de verbes apparatrait dans le dbut de la liste. Nanmoins, ces donnes fournissent une base de dpart non arbi traire pour l'exploration du vocabulaire franais et sont d'une ampleur sans com mune mesure avec celle des listes de frquences tablies antrieurement et qui peuvent lui tre compares :Le Franais Fondamental qui repose sur un corpus oral runi en 1956, com portant 312 135 occurrences, pour 7 995 vocables semble mal nomm et relati vement marginal, lorsqu'on compare ses 1 000 premiers mots avec ceux de chacune des principales listes existantes, toutes fondes sur des corpus crits, celle de Juilland (corpus littraire compris entre 1920 et 1950), qui repose sur 464 1 34 occurrences, pour 5 082 vocables et celle d'Engwall (corpus littraire compris entre 1962 et 1968) qui repose sur 500 096 occurrences pour 4 853 vocables.

communes 80 % jusqu'au rang(*)

Les listes provenant des corpus littraires (TLF, Juilland et Engwall) sont 1 000, alors que la liste du FranaisIntertitre : rdaction de la revue.

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Fondamental n'est commune avec le TLF qu' 65 %. Reposant sur un corpus oral, auquel ont t ajouts des mots de basse frquence jugs indispensables dans la vie courante, et incluant un nombre non ngligeable d'interjections et de vulgarismes, elle s'carte considrablement des trois autres.La courbe des carts entre les diffrentes listes permet de considrer qu' partir du rang 500 environ, il est lgitime de pondrer une liste par l'autre en se fondant sur des critres qui ne seraient plus uniquement statistiques, mais fon ds sur l'intrt linguistique des mots en question (ainsi, Monsieur, Madame, qui sont des mots trs frquents, sont relativement pauvres, et ne se prtent pas beaucoup de rapprochements). Un dictionnaire des mots franais de haute fr quence, qui devrait tre un outil pour ceux qui se sentiraient la vocation d'labo rer des exercices de vocabulaire dans la perspective d'un enseignement cohrent et systmatique du lexique, est actuellement en chantier et l'on espre pouvoir un jour crire en bibliographie : Picoche (J.) et Honeste (M.-L.) Dictionnaire des mots de haute frquence. Paris, CILF.

2. POLYSMIE ET STRUCTURES ACTANCIELLES[N-B. A, suivi d'un numro, dsigne les diffrents actants d'un verbe ; on entend par ce mot le sujet et les divers complments essentiels sans lesquels le verbe ne peut pas avoir un sens complet ; les circonstants ne sont pas des actants. II ne doit pas tre trs difficile de prsenter des enfants les actants humains d'un verbe comme les acteurs d'un petit drame ou d'une petite comdie, et les circonstants comme un fond de dcor... ].

2.1. L'exemple du verbe dfendre (*)Considrons l'exemple, particulirement significatif, du verbe dfendre. II possde deux acceptions principales dont l'une peut tre paraphrase par "inter dire", l'autre par "protger". La tentation est grande de le traiter comme deux homonymes, d'autant plus que le nom d'agent driv dfenseur et l'adjectif dfendable ne correspondent qu' l'acception "protger" et que les structures syntaxiques de surface sont dissemblables : A1 humain dfend A2 humain de + inf. pour "interdire" et A1 humain dfend A2 contre A3 pour "protger". C'est le parti que doivent prendre, logiquement, Jean Dubois, dans les diffrents diction naires qu'il dirige (Dictionnaire du Franais Contemporain, Lexis) et Igor Melc'uk dans son Dictionnaire Explicatif et Combinatoire du Franais Contemporain, puisque les critres qui les guident dans la distinction et la disjonction des sens sont justement les critres syntaxiques, les critres drivationnels et le fait de pouvoir faire entrer le mot trait dans diffrents paradigmes de parasynonymes.Cependant, une autre possibilit apparatra si l'on choisit de dfinir le verbe non l'infinitif mais la troisime personne du prsent de l'indicatif, avec la rali sation en surface du plus grand nombre d'actants possibles, notamment, si on dveloppe + inf., l'infinitif en question pouvant trs bien tre transitif et avoir un complment essentiel, et si on emploie comme dfinissants, pour dnommer les smes, des mots aussi proches que possible des primitifs smantiques (c'est-(*)

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dire eux-mmes indcomposables en smes). En effet, les smes ne s'expri ment pas dans une mtalangue tombe du ciel, mais avec les mots de la langue naturelle, qui nous offre gnralement, pour une certaine notion, tout un ventail de possibilits lexicales. Le choix de l'une ou de l'autre de ces possibilits n'est pas sans incidence sur la cohrence du traitement lexicographique d'un poly seme. Des dnominations cohrentes, d'un smme l'autre, permettront d'apercevoir la cohrence de la polysmie, des dnominations incohrentes la masqueront.En prenant ces diverses prcautions, on obtient une analyse de ce genre : DFENDRE v. trans. I. A1 humain dfend A2 humain de faire un mal quelconque A3 : A1 , ayant autorit sur A2, par une parole adresse A2, essaye d'tre cause que A2 ne fasse pas de mal A3 [notons qu'on pourrait remplacer plus simplement et plus sommairement "ayant autorit sur A2" par

"plus fort que A2"j. II. 1. A1 humain dfend A3 contre A2 : A1, par quelque moyen que ce soit, essaye d' tre cause qu'A2 ne fasse pas de mal A3. II. 2. A1 dfend A3 contre A2 : A1 est destin tre cause que A2 ne fasse pas de mal A3. II. 3. A1 dfend A3 : A1 est destin tre cause que A3 ne subisse pas de mal.

L'acception I correspond par exemple : La matresse dfend aux garons de battre les filles (dans la cour de rcration, circonstant). Mais on notera que A3 n'est pas obligatoirement humain. On pourrait aussi bien dire : La matresse dfend aux lves d'crire sur les tables. L'acception II. 1. correspondrait la matresse dfend les filles contre les garons ou, de faon plus percutante, la police devrait bien dfendre plus active ment les enfants contre les racketteurs et les dealers. Avec des paroles peuttre, mais aussi tout autre moyen lgitime et disponible. L'acception II. 2. correspondrait par exemple Les haies de cyprs dfen dent les cultures contre le mistral et l'acception II. 3. Le fort St Nicolas dfend l'entre du port de Marseille o les actants ne sont pas humains. En apparence du moins. Car enfin, c'est bien quelqu'un qui a cultiv, redout un vent trop vio lent, dress des haies de cyprs et qui a intrt ce que ses cultures russis sent. C'est bien quelqu'un, suppos hostile ou indsirable, qui peut chercher entrer dans le port de Marseille et quelqu'un d'autre qui cherche le contrler, ventuellement l'interdire et qui, cet effet, a construit un fort... Le verbe dfendre dans toutes ses acceptions met toujours en cause trois actants de forces ingales et en relations conflictuelles, et parmi eux se cache toujours au minimum un tre humain.

Cette manire de prsenter la ralit linguistique, outre l'avantage d'tre cohrente, prsente celui de faire remonter au grand jour la notion, implicite dans ce verbe, qu'il y a un lien entre interdiction et protection ; qu'une interdiction se justifie par la protection d'un bien prcieux et fragile, d'un droit, d'une libert : les filles ont bien le droit de jouer tranquilles, les lves qui succderont cette classe-ci de trouver des tables propres, les enfants de ne pas tre vols ou inci ts se droguer, etc.

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2.2. L'exemple du verbe interdire (*)Le verbe interdire n'en dit pas tant : A1 humain interdit A2 humain de faire une action quelconque signifie seulement : "A1 , ayant autorit sur A2, par une parole adresse A2, essaye d'tre cause que A2 ne fasse pas l'action en ques tion" ; il n'implique pas une justification de cet acte d'autorit qui prend l'allure d'un impratif catgorique. C'est pourquoi, en mai 68, on a pu crire sur les murs // est interdit d'interdire mais on n'aurait jamais pu crire // est dfendu de dfendre. II se peut que dans une gare on puisse lire indiffremment Dfense de traverser les voies ou // esf interdit de traverser les voies. Les deux formules recouvrent la mme ralit pratique. N'empche qu'elles ne recouvrent pas la mme ralit linguistique et que les deux verbes, constructions conceptuelles dif frentes, permettent des points de vue diffrents sur la ralit.

Par surcrot, une telle tude permet de rvler que bien souvent, dans nos discours, il y a des actants cachs, surtout quand le contenu du verbe est nominalis (dfense de...) ou que le verbe est impersonnel (il est interdit de...). II serait assez intressant de collectionner quelques unes de ces formules et de chercher qui est A1 qui est A2 qui est A3 ; si ce sont vraiment les voies (appa remment A3), qu'il s'agit de protger en interdisant A2 de les traverser, ou si ce ne serait pas plutt la personne mme de A2, dfendue contre elle-mme ; de savoir qui parle qui quand on voit crit sur une porte entre ou sortie, ou, des sin sur un mur, un rond contenant une cigarette barre. On peut aussi chercher s'il n'y a pas parfois une intention maligne dans le fait de cacher un actant... Mais tout cela nous ramne la syntaxe.

2.3. Libre et libert (*)A l'exception de ceux qui nominalisent des adjectifs de sensation (la rou geur, la clart), les noms abstraits, ainsi que les adjectifs qui leur correspondent recouvrent d'ordinaire des structures verbales. Ainsi va du nom libert et de l'adjectif libre qui sont, en dernire analyse, des ngations de contraindre et d'empcher. Ces verbes peuvent tre dfinis ainsi : A1 contraint A2 faire une action quelconque = A1 plus fort que A2 est cause que A2 fait une action qu'il ne voudrait pas faire. A1 empche A2 de faire une action quelconque = A1 plus fort que A2 est cause que A2 ne fait pas une action qu'il voudrait faire. A2 peut tre dit libre lorsqu'il existe un A1 en situation d'autorit mais qui ne fait pas usage de son autorit, ou lorsqu'il n'existe pas de tel A1 , auquel cas, le mot indpendance est substituable au mot libert.Or, toute la polysmie des mots libre et libert repose sur la spcification des actants A1 et A2 : il existe des actants non humains (une roue libre, que la pesanteur seule entrane, des cheveux en libert, qu'aucune pince ou ruban de retient) ; des actants non humains en apparence cachant des actants humains,

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car enfin qu'est-ce qu'une place libre, sinon une place o un actant humain quel conque a la libert de s'asseoir ? qu'est-ce qu'une soire libre sinon une soire o un actant humain est libre de faire ce qu'il veut ?Enfin, et c'est le cas le plus courant, A1 et A2 sont des actants ouvertement et explicitement humains. Leur catgorisation permet d'opposer la libert l'esclavage, la dtention dans une prison, la sujtion un rgime politique totalitaire, ce qu'impose la loi crite et la loi morale, l'obligation contractuelle, aux mille et unes obligations non contractuelles de la vie pratique, la violence de passions irrsistibles. Une fois catgoriss et classs ces actants, on peut les qualifier, dire ce qu'ils permettent et ce qu'ils interdisent, bref, de proche en proche, explorer un vocabulaire trs considrable o les mots relativement rares ne manqueront pas d'apparatre en situation et d'appeler des prcisions de sens et d'emploi.En voici, par ordre alphabtique, une liste non exhaustive:

assujettir, assu

jetti, astreindre, autoriser, autoritaire, autorit, chef, circonstances, citoyen,contraint, contrainte, dfendre, de bon gr, de force, de mauvais gr, dsobis sant, dtenu, dtention, discipline, discipliner, disciplin, docile, dominer, emp cher de, lve, employ, esclavage, esclave, facultatif, faire + infinitif, forc, forcer, indpendant, indpendance, indocile, interdire, laisser + infinitif, laxiste, loi, matre, malgr lui, obir, obissant, obligatoire, obligatoirement, obliger, opprimer, patron, permettre, pouvoir (subst.), prsident, professeur, prisonnier, puissance, puissant, pulsion, rebelle, rbellion, rvolte, rvolt, se rvolter, roi, servage, (se) soumettre, soumis, sujet, sujtion... C'est ainsi que la plupart des exercices que nous suggrons dans notre manuel s'intitulent Autour de tel ou tel mot trs frquent, et donnent les moyens de regrouper autour de lui des mots plus rares, ventuellement savants, qu'un bon francophone doit nanmoins connatre et tre capable d'utiliser.La pratique des champs actanciels que nous prsentons ici va dans le sens de la thorie extrmement abstraite de la polysmie expose par J.-J. Franckel, linguiste de l'cole d'A. Culioli, qui prfre dire "dpourvu d'autonomie sman tique" plutt que "polysmique". Pour lui, un terme est susceptible de corres pondre une multiplicit de valeurs smantiques qui ne s'engendrent que par interaction avec l'environnement contextuel ; il existe une combinatoire qui ne convient qu' un seul mot et les proprits d'un mot hors emploi peuvent se dfi nir en termes de configurations diverses d' un petit nombre de paramtres opra toires. En "dsintriquant" ce qui provient du terme lui-mme et ce qui ne provient que de la combinatoire, il espre raliser son ambition de faire une "grammaire lexicale". II n'est d'ailleurs pas le seul aujourd'hui intgrer la syntaxe une cer taine smantique lexicale. On pourrait citer galement les recherches de Maurice Gross et de Dominique Willems.

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3. L'ORDRE DES ACCEPTIONS D'UN POLYSEME

3. 1. L'ordre des acceptions est obligatoire.3. 1. 1. L'exemple du verbe marcher:Nous avons affaire ici un verbe un seul actant, mais qui, selon la nature de cet actant, produit des effets de sens bien diffrents : 1 . tout tre anim pourvu de pieds ou de pattes marche lorsqu'il se dplace en mettant un pied devant l'autre sans jamais quitter compltement le sol ; 2. une machine marche lorsqu'elle consomme de l'nergie et produit l'effet en vue duquel elle a t construite, ce qui peut aussi se dire fonctionner ; 3. une affaire, un travail peu vent marcher, autrement dit aller bien, tourner rond, suivre un cours favorable ; 4. enfin, un tre humain, considr non en tant que bipde, mais qu' "animal (plus ou moins) dou de raison", marche lorsqu'il croit navement ce qu'on lui dit, accepte sans s'en rendre compte, ou en s'en faisant complice, une combinaison louche.

Voil un difice smantique tout fait propre au franais et qui s'explique parfaitement si l'on fait une navette entre ces acceptions, cherchant ce qui, dans l'une peut expliquer l'autre, et si l'on compare marcher ses parasynonymes, pour en dterminer la spcificit.II y a dans l'acte de marcher tel que le voit la langue franaise non seule ment les traits smantiques vidents de /dplacement/ /sur le sol/ /sans quitter le sol/ /en mettant alternativement un pied devant l'autre/ mais d'autres, plus secrets et plus spcifiques, qui nous sont rvls par l'acception n 2 o appa raissent les traits /activit/ /rgularit/ production d'un effet voulu par un concep teur/. Tout cela n'est que l'utilisation particulire de ce qu'on appelle la "modalit d'action" de ce verbe qui montre une activit dans son droulement sans que son commencement ni sa fin soit envisags. D'autre part, si l'on compare mar cher ses parasynonymes nager, courir, voler, ramper, sauter, non seulement dans leurs emplois spatiaux mais aussi dans leurs emplois mtaphoriques, on constatera que pour la langue franaise, nager, est une manire souple et habile d'agir en milieu hostile ou dfavorable, courir une manire rapide d'agir, voler un intensif de courir insistant sur une rapidit extraordinaire, ramper une manire d'agir humiliante insistant sur une infriorit que le sujet accepte et dont il joue, sauter une manire d'agir discontinue et capricieuse. Bref, que la marche est une manire de se dplacer beaucoup moins bizarre que la course, le trot, le galop, le saut, la reptation, la natation, ou le vol. Ainsi apparaissent ou rapparaissent les traits /activit/, /normalit/, /caractre satisfaisant de cette activit/.

Notons bien que nous n'obtenons ce rsultat que parce que nous compa rons des polysmies entires et pas seulement des acceptions isoles. Si nous comparions les verbes ci-dessus uniquement dans les emplois o ils disent un dplacement dans l'espace, nous obtiendrions seulement les traits /dans l'air/, /dans l'eau/, /sur terre/, /avec les pieds/, / avec le ventre/, / sans perdre contact avec le sol/, /en quittant le sol par instants/.

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Une mine de "traits smantiques" jusqu'ici gnralement laisss dans l'ombre, peut tre exploite par des navettes entre les diffrents smmes du mme polyseme. II est vrai qu'ils n'ont pas exactement le mme statut que les prcdents et qu'ils entrent difficilement dans des dfinitions de type classique. Mritent-ils d'tre appels "smes" ou faut-il rserver ce terme aux traits perti nents diffrentiels qui opposent des parasynonymes et les appeler, par exemple "traits connotatifs" ? Ce point de terminologie me parat de peu d'importance, et je pense qu'il serait commode d'appeler "sme" tout lment de sens entrant dans la construction smantique prfabrique et modulable qu'est un mot.

Ces comparaisons permettent d'affirmer que la conception de la marche implicite dans la langue franaise est que les pieds sont faits pour marcher et que les mettre rgulirement l'un devant l'autre est la manire de se dplacer normale par excellence, la moins fatigante, la plus efficace, donc finalement la plus satisfaisante pour les vertbrs bipdes que sont les hommes - ce qui n'est pas le cas en anglais o les machines ne "marchent" pas mais "travaillent" (work) et o le verbe to walk n'a jamais signifi "croire navement". Et pourtant beau coup d'Anglais sont de bons marcheurs, mais ce n'est pas la question...Une fois compris comment les machines peuvent marcher, on s'expliquera facilement que des affaires peuvent marcher, puisqu'elles sont des combinaisons prvues par un concepteur, et aussi (acception n3) comment un naf peut jouer inconsciemment le rle qu'attend de lui le concepteur d'une machination. La polysmie de marcher est une suite de mtaphores et ne se comprend que si on respecte l'ordre dans lequel ces mtaphores s'engendrent les unes les autres. Or, en quoi consiste l'activit mtaphorique de l'esprit ? En un processus d'abs traction. Et en quoi consiste l'abstraction ? Comme l'tymologie l'indique, reti rer progressivement des lments de sens, en commenant par les plus "concrets" (ceux qui permettent de rfrer des tres mesurables et objets de sensations). II y a l un mcanisme de simplification progressive trs gnral, qui ne se limite pas au passage du concret l'abstrait, et que le linguiste Gustave Guillaume, auquel nous empruntons quelques concepts et une partie de sa ter minologie, appelait "subduction". Dans l'acception n1 apparaissent le sol, les pieds, le dplacement dans l'espace, l'activit, le fonctionnement rgulier et normal de membres faits pour faire ce qu'ils font, le caractre satisfaisant de cette activit. De l'acception n 2 sont limins le sol, les pieds, le dplacement, l'espace, restent seulement le fonctionnement rgulier, normal, satisfaisant, de pices combines par un concepteur de faon faire ce qu'elles font. Dans l'acception n 3 reste seule ment l'ide qu'une combinaison abstraite d'lments aboutit au rsultat souhait par son concepteur. Enfin, dans l'acception n4, l'ide qu'un lment (en l'occur rence humain) d'une combinaison abstraite (en l'occurrence louche) fait de faon satisfaisante ce qu'on attend de lui.Dans un cas de ce genre, o une polysmie repose sur un seul mouvement de subduction, l'ordre des acceptions, sous peine d'inintelligibilit, est absolu ment obligatoire, et il ne doit pas tre trs difficile, je ne dis pas d'exposer thori quement, mais de faire sentir des enfants le passage d'une acception l'autre.

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Et qui sait si cela ne leur donnera pas le got de la marche ? et qui sait si cela ne les retiendra pas un jour de "marcher" dans une combine douteuse ?Le verbe marcher est un bon exemple de polysmie reposant sur une suite de mtaphores, la mtaphore tant un procd de langage qui consiste, l'int rieur d'un mme mot, passer par comparaison d'un smme concret plus com plexe, un smme moins complexe, souvent abstrait. Elle n'est pas seulement une figure de rhtorique ; c'est un des mcanismes fondamentaux par lesquels l'esprit humain se rend capable d'apprhender l'univers. Lakoff et Johnson ont bien montr que nous vivons inconsciemment dans un rseau de mtaphores lexicalises qu'il est du plus haut intrt de rendre conscient.

C'est pourquoi il me semble que rduire le sens de A marche quelque chose comme "dans le tout A chaque lment fait ce qu'il est destin faire", et considrer tout le reste comme contextuel serait excessivement rducteur et insuffisamment spcifique, ne permettant pas, par exemple de distinguer mar cher de fonctionner.Or, c'est la tendance de J.-J. Franckel et, autant que je puisse le connatre par le compte-rendu qu'a donn R. Landheer de son ouvrage, le linguiste amri cain Ch. Ruhl, qui postule que les mots ont une signification unique, gnrale et hautement abstraite qui doit tre soigneusement distingue des apports du contexte, qui sont l'origine de la multiplicit des sens rpertoris par les diction naires. Mais voil que, dans son analyse du verbe bear, ce sens unique suppos faire l'unit de tous les emplois en discours est "si hautement abstrait qu'il en devient impossible paraphraser de faon adquate".

Plutt que de chercher l'unit, de faon statique, dans un simple rsidu smantique, il me semble plus fcond et plus raliste de la chercher, de faon dynamique, dans un ou plusieurs cintismes allant du plus complexe au plus evanescent.

3. 1. 2. L'exemple du mot verreLe second mouvement de pense, que nous avons relativement nglig dans nos travaux antrieurs, et pour lequel on pourrait proposer, par contraste, le nom de "transduction", consiste rutiliser tout ou partie d'un smme A dans un smme B ventuellement aussi riche, ou plus, que le prcdent, cette opra tion pouvant facilement se rpter plusieurs fois et constituer une chane de transformations. C'est celui dans lequel s'inscrit la mtonymie, figure de rhto rique dans laquelle, l'inverse de la mtaphore, la rutilisation des smes va souvent de l'abstrait au concret.

Les relations mtonymiques-types sont les suivantes : la matire et la chose (le mtal nomm fer et les diffrents objets appels fer, qui peuvent tre faits d'un autre mtal que le fer) ; le contenant et le contenu (la substance nomme verre, le rcipient du mme nom, et le liquide qui s'y trouve) ; le lieu d'origine de la fabrication et la chose fabrique (le village de Camembert et le fromage appel camembert) ; la cause et l'effet (tude : action d'tudier et ouvrage o un auteur expose les donnes d'une question qu'il a tudie) le symbole et ce

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qu'il voque (l'alliance du trne et de l'autel) ; l'abstrait et le concret (rallonge "action de rallonger" et "planche de bois servant rallonger une table" ou "cordon lectrique servant en rallonger un autre").Le verre nous offre un bon exemple de mtonymies en chanes aboutissant un smme terminal qui n'a plus un seul sme en commun avec le smme initial : - smme A : verre : substance dure, cassante et transparente fabrique partir de silicates alcalins, - smme B : rcipient individuel fait de verre, destin boire des liquides froids, - smme C : le mme rcipient, fait d'une substance ressemblant auverre ,

smme D : contenu d'un tel rcipient, - smme E : quantit de liquide pouvant tre contenue dans un tel rci pient de taille normale, soit 20 cl..II y a des polysmies intelligibles si on les traite comme des mtaphores et absurdes si on les traite comme des mtonymies, et des chanes de mtonymies qui se droulent sans difficult si on les prend par le bon bout et qui se mettent grincer et coincer si on les prend l'envers. Essayez un peu d'engendrer, partir de la notion de "20 cl.", celle de "substance dure, cassante et transparente fabrique partir de silicates alcalins"...

On remarquera toutefois que la polysmie par mtaphore est un chemin vers la posie et le symbolisme, donc qu'elle est profondment unitaire, tandis que la polysmie par mtonymie est le chemin des curiosits tymologiques et qu'elle est fortement disjonctrice.

3. 1.3.

Questions propos de la polysmie (*)

Robert Martin traite la question de la polysmie dans Pour une logique du sens, o, thorisant la pratique et la terminologie usuelle des dictionnaires, notamment les indicateurs mtalinguistiques p. ext., p. restr., p. mton., p. anal., au fig., et combinant les critres d' "ajout de smes", de "suppression de smes", de "modification" ou d' "identit de construction", de "restriction" ou d' "extension" sur le sujet ou les objets des verbes, il obtient les deux grandes catgories de "polysmie de sens" et de "polysmie d'acception", subdivises en multiples sous-catgories, de sorte qu'il y aurait selon lui six types diffrents de polysmie du substantif.

Cette conception, proche de la ntre, malgr des diffrences de formulation, bien faite pour satisfaire les esprits logiques, et reposant sur une pratique qui a fait ses preuves depuis quelques sicles, laisse pourtant sans solution deux pro blmes : d'une part, les deux indicateurs mtalinguistiques p. ext., p. restr., ainsi que les oprations "soustraction" ou "addition de smes" semblent interchan geables dans la thorie, alors qu'ils ne le sont certainement pas dans la ralit.(*)

Intertitres : rdaction de la revue.

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La cohrence des polysmes, un outil pour dbloquer l'enseignement du vocabulaire

La thorie en question ne dit pas quand il convient de soustraire et quand il convient d'additionner, ou, plus exactement, elle semble considrer la question comme rsolue d'avance par la tradition lexicographique, et l'ordre d'exposition des diffrents exemples choisis comme indiscutable. Or, on l'a vu, l'ordre dans lequel on expose les diffrents smmes d'un polyseme n'est, souvent, pas indif frent. D'autre part, elle considre les "smes" servant dfinir les mots et la dnomination de ces smes comme une donne de fait incontestable, ce qui n'est pas le cas, on l'a vu aussi. Elle ne dit pas comment, parmi tous les smes possibles, on va slectionner les "bons smes", et surtout comment on va les dnommer pour rendre intelligible le principe d'unit qu'on aura cru dtecter dans un polyseme.On peut se poser la mme question propos d'Igor Melc'uk, qui, dans la terminologie de son Dictionnaire explicatif et combinatoire du franais contempo rain oppose les "lexies" : units lexicales prises dans une seule acception bien dtermine (mots seuls ou expressions, figes ou demi figes comme lumire, coup de foudre, voie ferre) aux "vocables" : ensemble de toutes les lexies dont les signifiants sont identiques et les signifis lis directement ou indirectement. La lexie est l'unit de base de description du DECFC et ses conditions d'emploi sont tudies avec le plus grand soin et le plus grand dtail possible. Quand leur regroupement en "vocables" au moyen de "ponts smantiques", il ne le fait que lorsqu'il constate l'existence de smes communs deux lexies. Mais com ment a-t-il choisi, ordonn et dnomm ses smes ? Voil qui nous ramne au problme voqu ci-dessus. S'il dfinit les parties sans aucune considration du tout, le hasard aura une grande part dans la reconstitution du tout, les parties ont de bonnes chances de rester des membra disjecta, et c'est bien souvent le cas, en effet.

3. 2. L'ordre des acceptions est facultatifII est rarement compltement indiffrent. Mme dans le cas du verbe dfendre o l'acception "interdire" et l'acception "protger" semblent vraiment rversibles, on peut trouver des arguments pour commencer, comme nous l'avons fait, par "interdire". Mais enfin, cela se discute et ce n'est pas d'une importance capitale.

Je prendrai l'exemple du mot oiseau dont je prsente ainsi une analyse nul lement zoologique mais "linguistique", puisque fonde sur une phrasologie usuelle en franais. (Voir page suivante)

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OISEAU (nom)1. Drle d'animal : l'oiseau se distingue des autres animaux par un corps couvert de plumes au lieu de poils, des ailes qui lui permettent de voler au lieu de pattes de devant, un bec au lieu de dents, un chant agrable au Heu de cris, la ponte de ses oeuf dans un nid o il lve ses petits. De mme qu'on peut traiter un homme d'"animar, ironiquement ou injurieusement, on peut le traiter (familirement) d'"oiseau" si l'on veut dire qu'il est un "animal tout fait parti culier" : Qu'est-ce que c'est que cet oiseau-l ? "Qui est cette personne qui, au premier abord, me semble surprend ?" un oiseau rare : "une personne comme il y en a peu" ; un drle d'oiseau "une personne bizarre" ; un vilain oiseau "une personne dplaisante". Un oiseau de mauvais augure est une personne qui prdit des malheurs (allusion la pratique courante dans l'antiquit de chercher lire l'avenir dans le vol des oiseaux). Loe. fam. don ner quelqu'un des noms d'oiseau : l'insulter en le traitant de serin, de butor, de vautour etc.

2. Diffrentes sortes d'oiseaux : 2.1 . dans le langage courant : les petits oiseaux (moineaux, pinsons, fauvettes etc.), l'oiseau-mouche (colibri, espce exotique trs petite) - un oiseau de proie (se nourrit de petit gibier et peut tre utilis pour chasser : v. faucon, pervier etc.) - les oiseaux des les (loe. un peu vieillie) : exotiques, recherchs cause de leurs vives couleurs, en particulier l'oiseau de Paradis ainsi appel cause de ses merveilleux panaches de plumes ; 2.2. dans la mythologie, les contes : l'oiseau de Jupiter (l'aigle) l'oiseau de Junon (le paon), l'oiseau de Vnus (la colombe), l'oiseau bleu (mtamorphose d'un prince pour visi ter son amie enferme) ; 2. 3. dans le langage savant des ornithologues : oiseaux diurnes, nocturnes, domes tiques terrestres, marins, migrateurs, percheurs, plongeurs, sauteurs, coureurs. 3. Les actions des oiseaux et ce qu'elles symbolisent : l'oiseau picore avec son bec plutt qu'il ne mange, d'o loe. manger comme un oiseau "manger trs peu" ; il chante : la joie de vivre est exprime par chanter comme un oiseau, tre gai comme un oiseau qui chante (v. pinson). II est normalement libre, mais il arrive qu'on le mette dans une cage oiseau pour qu'il gay la maison par son chant et les couleurs de son plu mage. Enfin, c'est, malgr son peu de forces, un animal btisseur, travailleur, vivant en famille : d'o le proverbe, encourageant la persvrance : Petit petit l'oiseau fait son nid, et la citation, encourageant la confiance en l'avenir : Au petit des oiseaux Dieu donne sa pture. Mais surtout, l'oiseau se pose et s'envole de faon imprvisible avec une extrme rapidit, d'o loe. tre comme l'oiseau sur la branche" se trouver dans une situation tout fait provisoire" - il vole dans les airs, semble dfier la pesanteur, d'o lger comme un oiseau (en pariant d'un tre humain) - son yoj ne rencontre aucun obstacle qu'il serait oblig de contourner, d'o, "ces deux villes sont distantes vol d'oiseau (loe. adv.), en ligne droite, de 75 kms, mais de 100 kms par la route". II voit la terre de trs haut, d'o "une perspective vol d'oiseau" : dessine comme vue d'en haut - En compagnie de beaucoup de ses semblables, il forme un vol (nom) ou une vole, ou mme, s'ils sont assez nom breux pour cacher le soleil, une nue d'oiseaux - un vol d'oiseaux migrateurs parcourt annuellement, selon la saison, des milliers de kms du nord au sud et du sud au nord, d'o loe. un oiseau de passage "une personne qui ne s'tablit pas demeure".4. Objets ressemblant vaguement, par leur forme, un oiseau : petit rcipient long bec pour faire boire les malades - rcipient dans lequel les maons portent sur l'paule une charge de ciment - chevalet que les couvreurs attachent la charpente d'un toit

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La cohrence des polysmes, un outil pour dbloquer l'enseignement du vocabulaire

C'est l'intrieur des sections 2 et 3 que l'ordre des lments pourrait tre sans inconvnient interverti. Notamment, la section 3 se compose de toute une srie d'emplois mtaphoriques du mot oiseau, qui constituent chacune un cintisme court. L'ensemble de ces cintismes constitue ce que j'ai appel un "arch type smantique".

Cet "archtype" ressemble dans une certaine mesure au "prototype" mis la mode par la psycholinguiste amricaine E. Rosch, dont les travaux ont fait rcemment l'objet d'une excellente synthse de G. Kleiber. Cependant les diff rences sont importantes.Alors que mon problme est celui de la polysmie, le sien est celui de la catgorisation : quelles reprsentations mentales correspondent, dans une cer taine socit, aux diverses catgories de referents ? Comment se font les discri minations et les gnralisations partir desquelles l'esprit humain catgorise et appelle l'tre volant qui vient de se poser sur une branche animal, oiseau, ou moineau ? Elle le traite partir d'enqutes socio-linguistiques. Le rsultat est moins une dfinition des mots qu'une description de leur rfrent, d'origine sociale et non encyclopdique, ensemble flou de traits smantiques dont aucun n'est absolument ncessaire. Dans mes dfinitions, au contraire, les traits smantiques retenus ne me sont pas dicts par une enqute sur un chantillon reprsentatif de locuteurs, mais par la prise en considration des cooccurrences usuelles, syntaxiques et lexicales, plus ou moins figes, que l'ensemble des locuteurs franais a, au cours des sicles, tisses autour de ce mot. Leur nombre, indfini dans la premire thorie est limit par la phrasologie dans la seconde.La thorie du prototype a un intrt essentiellement psychologique, et ses retombes linguistiques sont limites : c'est une manire rfrentielle et non dif frentielle de traiter le sens, qui ne fournit pas un modle universel de description lexicale. La mthode des tests psychologiques ne convient gure que pour des catgories intermdiaires de noms rfrent concret : objets naturels et fabri qus correspondant ce que les traducteurs d'Aristote appellent "espce", mais pas pour les "genres", ni les "sous-espces". Les noms abstraits, et les autres catgories grammaticales que le nom y sont plus ou moins rebelles. Elle ne fait aucune place ces phnomnes linguistiques fondamentaux que sont la mta phore et la mtonymie. Au contraire une vision dynamique du signe, tenu pour relativement indpendant de ses referents, permet de proposer un signifi de puissance pour n'importe quel mot prsentant une polysmie, quel que soit son degr d'abstraction, et peut rendre intelligibles les sens figurs, les relations du concret et de l'abstrait et le passage de l'un l'autre. D'o un plus vaste champ d'applications et un caractre plus spcifiquement linguistique : dfinitions de mots, et non de choses.

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CONCLUSIONRcapitulons nos principes de base : tenir compte des frquences ; aller du connu l'inconnu ; commencer par une tude approfondie des mots les plus usuels, et greffer sur cette tude un enrichissement progressif du vocabulaire ; prendre conscience que tout verbe et mme tout mot abstrait a des "actants", et que tout mot concret peut tre I'actant d'une structure verbale ; faire fonctionner les structures actancielles ; lorsqu'on a affaire un mot sens multiples, mettre toujours d'abord l'hypothse de la polysmie, qui est celle de la cohrence, et n'admettre la solution homonymique, qui est celle de l'incohrence, que lorsqu'elle s'impose en dernier ressort pour des raisons smantiques ou pra tiques. L'auteur a essay de frayer ces voies dans une sorte de "livre du matre" rcemment publi chez Nathan sous le titre de Didactique du vocabulaire fran ais auquel cet article emprunte beaucoup.Une objection souvent faite qui recherche la cohrence d'un polyseme, est que le locuteur tant inconscient du lien qu'on suppose unir deux acceptions, ce lien n'existe pas, ou n'existe plus. A cela on peut rpondre d'abord que le sen timent de l'existence de ce lien est subjectif et variable d'un locuteur l'autre, et ensuite que lorsqu' un syntacticien dit, par exemple : "les verbes dont le sujet n'est pas agentif ne sont pas passivables", il n'est pas l'objet de la mme objec tion, alors que la notion de "sujet agentif" est totalement inconsciente chez le locuteur non linguiste. Pourquoi cette diffrence de traitement ? Le linguiste n'a-til pas justement pour tche, quels que soient les aspects du langage dont il s'occupe de faire affleurer la conscience des ralits inconscientes ?Un enseignement qui prendrait en compte ces ralits serait ouvert sur le symbolisme, donc la posie, et permettrait ventuellement des crations stylis tiques nouvelles.

Plus fondamentalement encore, il serait ouvert sur les structures mentales sous-jacentes la langue franaise, ce qui constitue une sorte de rflexion pr philosophique : Une tude ainsi conduite, devrait donner aux locuteurs de tous bords, en la faisant passer de l'implicite l'explicite, une plate-forme concep tuelle commune leur permettant de devenir des interlocuteurs : celle qui existe dans la langue, pralable toutes les idologies qu'elle permet de construire, trsor commun tous ceux qui la pratiquent.

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LE MOT, UNITE DIDACTIQUE : UNE ENTRE DANS LA LANGUE PAR LE MOTFrancine MAZIRE URA 381 , Celex, Universit Paris XIII

Rsum : Cet article propose une rflexion et des lments de pratique. Il dfend deux positions lexicologiques : d'une part, l'utilit de la dfinition pour cerner la signification, et donc l'utilit des dictionnaires, mais leur limite didac tique, et d'autre part, l'utilit de faire dfinir des mots trs simples pour donner conscience la fois du systme de la langue et des effets discursifs, et donc la ncessit, paralllement aux dictionnaires et aux grammaires, de dvelopper une nouvelle gnration d'ouvrages didactiques qui prennent en compte les propri ts linguistiques et discursives du mot.

Dans le rapport entre grammaire et lexique, beaucoup de choses se modi fient l'heure actuelle. La spcificit du lexique, trop vite efface par l'accent mis sur la construction syntaxique dans les annes 70, est toujours pense en termes d' atomes dans certaines descriptions grammaticales, en termes de donnes dans le dictionnaire. Elle est cependant reprise en systme grce un exceptionnel renouveau des tudes morphologiques qui dplacent le rapport forme/sens, traditionnellement log dans la syntaxe. l'oppos, la pragmatique fractionne la signification en singuliers non reptables, allant jusqu' dnier la possibilit d'un sens hors emploi pour les mots. Des lieux de dbat existent donc(1).Si on admet de faon gnrale que le mot peut s'individualiser par sa forme phonologique, par ses proprits grammaticales (sa morphologie et sa catgorie, ses proprits syntaxiques), on continue dbattre essentiellement de la des cription donner la signification lexicale. Bien que le dictionnaire soit l comme une sorte de preuve matrielle, sensible, que le mot est un individu singulier puisqu'il a pour lui tout seul une dfinition et qu'il oblige confectionner des ins truments lourds, encombrants et fort peu formaliss qu'il organise par la simple liste, le dictionnaire n'est pas une preuve pour le grammairien et n'a sa place que marginalement dans une histoire des outils linguistiques (2) et mme des outils pdagogiques. Ceci est peut-tre le signe qu'il manquerait la didactique une gamme d'ouvrages travaillant l'individu lexical dans la langue par del le diction naire, et en dehors du calcul syntaxique (3).Ici je m'efforcerai une interrogation et une formulation classiques des questions, au sens de pertinentes pour la classe. Les enfants ont une notion intuitive du mot : ils butent sur des mots, demandent le sens d'un mot, crent des mots. Or, entre lecture, plus ou moins explique, et manipulation, plus ou moins systmatique, du dictionnaire, y a-t-il place pour des pratiques linguistiques d'un

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type nouveau, nourries des recherches historiques et thoriques sur les gram maires et les dictionnaires, mais aussi nourries des entreprises d'analyse des discours que l'on peut rencontrer dans l'ensemble des sciences humaines, his toire et sociologie en particulier ?Pour rpondre la question - bien entendu ma rponse est positive - je voudrais voquer quelques problmes que les outils classiques et en particulier les dictionnaires, trop parfaits, trop homognes dans leurs choix thoriques et pratiques, ne peuvent traiter, mme si toute la lexicographie actuelle ne cesse d'innover dans le cadre rigide lgu par trois sicles de tradition.Et par l proposer de se servir du mot comme unit didactique, cl pour une entre dans la rflexivit sur la langue, et ce en vertu de proprits discursives du mot.

1. LE MOT, UNIT DISCUSSIVELe mot a acquis un terrible privilge : depuis quelques sicles dj (mais ce n'tait pas le cas pour le latin qui liait les mots), il est cern par le blanc. Cela n'en fait pas pour autant une unit simple. Et de cela, la tradition tmoigne.

Depuis les premiers dictionnaires (Premier Dictionnaire de l'Acadmie, 1694) jusqu'au Dictionnaire du Franais Contemporain (DFC) de J. Dubois, on voit les efforts des lexicographes pour conjuguer le traitement alphabtique strict et le regroupement morphologique (faire, dfaire, refaire, padaire ; pleuvoir, pluie, pluvieux...). Ces efforts sont peu satisfaisants puisque l'option morpholo gique de Acadmie 1 a t abandonne ds Acadmie 2 (soit dix ans plus tard) et que le DFC n'a pas fait carrire, Lexis et le Petit Robert modrant la systmati cit du linguiste (4).Depuis les glossaires spcialiss du xvie sicle (un sicle avant les pre miers dictionnaires monolingues) l'unit-entre est un problme : porter le cha peau et porter sont-ils de mme niveau ?- problme de la locution - dire des mots doux/des galanteries doit-il voisiner avec conter fleurette ?- problme de la synonymie discursive que systmatisera Girard un sicle plus tard dans son dic tionnaire des synonymes (1718).

Autrement dit, alors que nul ne conteste le mot dlimit par ses blancs, nul ne peut ignorer, au plan formel, que cette unit ne soit souvent ou trop grande (fleur-ette) ou trop petite (conter fleurette) pour servir de lieu l'tude de la signi fication lexicale. Par ailleurs, au del de l'unit individualise, dans le systme langue, se pose un problme de dissmination du sens. On sait comment cha cun, par la mise en systme d'une synonymie partielle, tente de respecter la fois l'unicit du mot hors emploi et ses potentialits discursives. Le dictionnaire normalise le phnomne par l'organisation des articles en dfinitions succes sives suivies de renvois d'autres units sur sens partiels, et/ou par des renvois en fin d'article quelques mots de la mme famille. Mais ces procds ad hoc ne peuvent pas expliciter les systmes de morphologie lexicale, pas plus que les sites de substituante et d'exclusion pour la synonymie. Ainsi, paradoxalement, deux systmes au moins de condensation du sens et de jeu des valeurs dans la

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Le mot, unit didactique : une entre dans la langue par le mot

langue (l'un morphologique, la composition, l'autre lexical, la synonymie) ne peu vent tre pris en compte que trs partiellement par le dictionnaire, outil linguis tique juste titre le plus populaire.Comme ces systmes de description lexicale ne relvent de la grammaire qu'au niveau trs gnral, et que cependant ils tombent sous le contrle de la comptence pilinguistique des sujets parlants, comme en tmoignent les innombrables jeux de mots qui reposent sur eux, il reste les aborder avec les lves partir d'exemples simples valant initiation, et en rupture avec les pra tiques les plus rpandues de la consultation de dictionnaire.En effet, pour un lve, aller chercher une dfinition dans un dictionnaire implique la plupart du temps de n'aller chercher que les mots rares, ou dont un des sens est plus rare, ou dont un emploi est instable dans la communaut lin guistique et donc sujet controverse (ainsi par exemple : controverse / contreverse, rfection par dcomposition dite populaire , c'est--dire remotivant la signification par image : contre-verser). D'o l'efficacit limite, souvent, des dic tionnaires pour les petits. Ils ne contiennent pas le mot ou le sens recherch. Ces ouvrages ne peuvent tre de consultation .

L est le paradoxe pdagogique. On parle d' apprendre la grammaire, alors que tout locuteur natif possde la langue dans ses formes reptables et que l'activit sur la langue est d'explicitation et de manipulation plutt que d'acquisition (5). Et on consulte le dictionnaire pour connatre , savoir , plus souvent vrifier . Quoi ? des mots ? (c'est l'expression courante), du sens, des emplois, des synonymes, du systme ? Est-ce un simple contrle ou une extension des connaissances ?

La consultation n'est efficace que pour des apprentissages limits et mas querait plutt les problmes de signification en faisant comme s'ils taient rso lus (6). Le pdagogue est donc peut-tre accul un retournement qui consisterait, partir de l'lve et non du dictionnaire, exploiter la comptence pilinguistique des parlants-apprenants et, pour cela, inverser l'activit pdago gique, c'est--dire de faire rdiger des dfinitions de mots connus, familiers, pour prparer la lecture de toute dfinition, pour faire jaillir problmes, solutions, dcouvertes en langue, apprentissages culturels.

Je propose concrtement d'illustrer ce propos par la relation commente de pratiques en classe.

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2. UN EXERCICE DE DEFINITIONJe travaille avec des tudiants. Malgr une longue utilisation du/des diction naires, ils sont souvent d'une totale ignorance de son fonctionnement gnral. Analyser leurs productions de dbut d'anne sur des mots fort simples (je choisis bte pour le plaisir des lecteurs) peut tre difiant pour des enseignants de tout niveau (7).

Voici les productions

:

tudiant A

:

1

)

animal ou insecte

2) adj. Par analogie la bte, qui n'est pas dou d'intelligence (syn. idiot)

Etudiant B

D animal2) insecte 3) personne qui ne sait rien (sens pjoratif) btail : groupe de btes btement : adverbe

bestial : relatif aux btestudiant C:1

)

caractristique gnrale pour dsigner un animal domes tique ou non c'est une bte -sauvage - froce - intelligentesale bte

bestial bestialement bestiaux

comme une bte (caractristique de la sauvagerie animale) petits animaux inoffensifs

2) caractre d'une personne qui est peu intelligente, idiote

tre bte comme ses pieds (sens trs pjoratif) il est trs bte btement : d'une faon btetudiant D:

1) n. fam. animal

:

bestiole 2) aoy. : qui n'est pas intelligent bta - btise

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Le mot, unit didactique : une entre dans la langue par le mot

3. EXPLOITATION SOUS FORME DE SUGGESTIONSCe petit exercice pdagogique n'est pas destin aboutir un article de dictionnaire mais nourrir une squence d'apprentissage reposant sur la prise de conscience de la comptence linguistique (et pas seulement lexicale) des lves. Cet chantillon, pris au hasard dans un