descartes - les passions de l'ame

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René Descartes Les passions de l’âme (1649) PhiloSophie © décembre 2010

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Descartes - Les Passions de L'Ame

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  • Ren Descartes

    Les passions de lme

    (1649)

    P h i l o S o p h i e d c e m b r e 2 0 1 0

  • Table des matires

    PREMIERE PARTIE ............................................................... 12

    ART 1. Que ce qui est passion au regard dun sujet est toujours action quelque autre gard. ...................................... 12

    ART. 2. Que pour connatre les passions de lme il faut distinguer ses fonctions davec celles du corps. ........................ 13

    (329) ART. 3. Quelle rgle on doit suivre pour cet effet. .......... 13

    ART. 4. Que la chaleur et le mouvement des membres procdent du corps, et les penses de lme. ............................. 13

    (330) ART. 5. Que cest erreur de croire que lme donne le mouvement et la chaleur au corps. ........................................... 14

    ART. 6. Quelle diffrence il y a entre un corps vivant et un corps mort. ................................................................................ 14

    ART. 7. Brve explication des parties du corps, et de quelques-unes de ses fonctions. ................................................ 15

    (333) ART. 8. Quel est le principe de toutes ces fonctions. ...... 16

    ART. 9. Comment se fait le mouvement du cur. .................... 16

    ART. 10. Comment les esprits animaux sont produits dans le cerveau. .......................................................................................17

    ART. 11. Comment se font les mouvements des muscles. ......... 18

    ART. 12. Comment les objets de dehors agissent contre les organes des sens. ....................................................................... 19

    (338) ART. 13. Que cette action des objets de dehors peut conduire diversement les esprits dans les muscles. .................. 20

    ART. 14. Que la diversit qui est entre les esprits peut aussi diversifier leur cours. ................................................................. 21

    (340) ART. 15. Quelles sont les causes de leur diversit. .......... 21

    ART 16. Comment tous les membres peuvent tre mus par les objets des sens et par les esprits sans laide de lme. ............... 22

    ART. 17. Quelles sont les fonctions de lme. ............................ 23

  • 3

    ART. 18. De la volont. .............................................................. 23

    ART. 19. De la perception. ......................................................... 23

    (344) ART. 20. Des imaginations et autres penses qui sont formes par lme. ..................................................................... 24

    ART. 21. Des imaginations qui nont pour cause que le corps. . 24

    ART. 22. De la diffrence qui est entre les autres perceptions. 25

    346 ART. 23. Des perceptions que nous rapportons aux objets qui sont hors de nous. ............................................................... 25

    ART. 24. Des perceptions que nous rapportons notre corps. 26

    ART. 25. Des perceptions que nous rapportons notre me. .. 26

    ART. 26. Que les imaginations qui ne dpendent que du mouvement fortuit des esprits, peuvent tre daussi vritables passions que les perceptions qui dpendent des nerfs. ............ 27

    ART. 27. La dfinition des passions de lme. ........................... 28

    ART. 28. Explication de la premire partie de cette dfinition. 28

    ART. 29. Explication de son autre partie. ................................. 29

    (351) ART. 30. Que lme est unie toutes les parties du corps conjointement. ........................................................................... 29

    ART. 31. Quil y a une petite glande dans le cerveau en laquelle lme exerce ses fonctions plus particulirement que dans les autres parties. .............................................................. 30

    ART. 32. Comment on connat que cette glande est le principal sige de lme. ............................................................ 30

    ART. 33. Que le sige des passions nest pas dans le cur. ...... 31

    ART. 34. Comment lme et le corps agissent lun contre lautre. ........................................................................................ 31

    ART. 35. Exemple de la faon que les impressions des objets sunissent en la glande qui est au milieu du cerveau. ............... 32

    ART. 36. Exemple de la faon que les passions sont excites en lme. ..................................................................................... 33

    ART. 37. Comment il parat quelles sont toutes causes par quelque mouvement des esprits. ............................................... 34

  • 4

    (358) ART. 38. Exemple des mouvements du corps qui accompagnent les passions et ne dpendent point de lme. .... 34

    ART. 39. Comment une mme cause peut exciter diverses passions en divers hommes. ...................................................... 35

    ART. 40. Quel est le principal effet des passions. ..................... 35

    ART. 41. Quel est le pouvoir de lme au regard du corps. ....... 35

    ART. 42. Comment on trouve en sa mmoire les choses dont on veut se souvenir. ................................................................... 36

    (361) ART. 43. Comment lme peut imaginer, tre attentive et mouvoir le corps. ................................................................... 36

    ART. 44. Que chaque volont est naturellement jointe quelque mouvement de la glande ; mais que, par industrie ou par habitude, on la peut joindre dautres. .............................. 37

    ART. 45. Quel est le pouvoir de lme au regard de ses passions. .................................................................................... 38

    ART. 46. Quelle est la raison qui empche que lme ne puisse entirement disposer de ses passions. ...................................... 38

    ART. 47. En quoi consistent les combats quon a coutume dimaginer entre la partie infrieure et la suprieure de lme. 39

    ART. 48. En quoi on connat la force ou la faiblesse des mes, et quel est le mal des plus faibles. ............................................. 41

    ART. 49. Que la force de lme ne suffit pas sans la connaissance de la vrit. .......................................................... 41

    ART. 50. Quil ny a point dme si faible quelle ne puisse, tant bien conduite, acqurir un pouvoir absolu sur ses passions. .................................................................................... 42

    SECONDE PARTIE ................................................................. 44

    (371) ART. 51. Quelles sont les premires causes des passions. 44

    ART. 52. Quel est leur usage, et comment on les peut dnombrer. ................................................................................ 44

    (373) LORDRE ET LE DNOMBREMENT DES PASSIONS45

  • 5

    ART. 53. Ladmiration. .............................................................. 45

    ART. 54. Lestime et le mpris, la gnrosit ou lorgueil, et lhumilit ou la bassesse. ........................................................... 46

    ART. 55. La vnration et le ddain. ......................................... 46

    ART. 56. Lamour et la haine. .................................................... 46

    ART. 57. Le dsir. ...................................................................... 46

    ART. 58. Lesprance, la crainte, la jalousie, la scurit et le dsespoir. ................................................................................... 47

    ART. 59. Lirrsolution, le courage, la hardiesse, lmulation, la lchet et lpouvante. ........................................................... 47

    ART. 60. Le remords. ................................................................ 48

    ART. 61. La joie et la tristesse. ................................................... 48

    ART. 62. La moquerie, lenvie, la piti. ..................................... 48

    ART. 63. La satisfaction de soi-mme et le repentir. ................ 49

    ART. 64. La faveur et la reconnaissance. .................................. 49

    ART. 65. Lindignation et la colre. ........................................... 49

    ART. 66. La gloire et la honte. ................................................... 49

    ART. 67. Le dgot, le regret et lallgresse. ............................. 50

    (379) ART. 68. Pourquoi ce dnombrement des passions est diffrent de celui qui est communment reu. .......................... 50

    (380) ART. 69. Quil ny a que six passions primitives. ............ 51

    ART. 70. De ladmiration ; sa dfinition et sa cause. ................ 51

    ART. 71. Quil narrive aucun changement dans le cur ni dans le sang en cette passion. .................................................... 52

    ART. 72. En quoi consiste la force de ladmiration. .................. 52

    ART. 73. Ce que cest que ltonnement. ................................... 53

    ART. 74. A quoi servent toutes les passions, et quoi elles nuisent. ...................................................................................... 53

    ART. 75. A quoi sert particulirement ladmiration. ................. 54

    (385) ART. 76. En quoi elle peut nuire, et comment on peut suppler son dfaut et corriger son excs. .............................. 54

  • 6

    ART. 77. Que ce ne sont ni les plus stupides ni les plus habiles qui sont le plus ports ladmiration. ....................................... 55

    ART. 78. Que son excs peut passer en habitude lorsque lon manque de le corriger. ............................................................... 55

    (387) ART 79. Les dfinitions de lamour et de la haine. .......... 56

    ART. 80. Ce que cest que se joindre ou se sparer de volont. 56

    (388) ART. 81. De la distinction quon a coutume de faire entre lamour de concupiscence et de bienveillance. ................ 57

    ART. 82. Comment des passions fort diffrentes conviennent en ce quelles participent de lamour. ........................................ 57

    ART. 83. De la diffrence qui est entre la simple affection, lamiti et la dvotion. ............................................................... 58

    ART. 84. Quil ny a pas tant despces de haine que damour. . 59

    ART. 85. De lagrment et de lhorreur. .................................... 59

    (393) ART. 86. La dfinition du dsir. ...................................... 60

    ART. 87. Que cest une passion qui na point de contraire. ...... 60

    (394) ART. 88. Quelles sont ses diverses espces. .................... 61

    ART. 89. Quel est le dsir qui nat de lhorreur......................... 61

    ART. 90. Quel est celui qui nat de lagrment. ......................... 62

    ART. 91. La dfinition de la joie. ............................................... 63

    (398) ART. 93. Quelles sont les causes de ces deux passions. .. 64

    ART. 94. Comment ces passions sont excites par des biens et des maux qui ne regardent que le corps, et en quoi consistent le chatouillement et la douleur. ................................................. 64

    ART. 95. Comment elles peuvent aussi tre excites par des biens et des maux que lme ne remarque point, encore quils lui appartiennent ; comme sont le plaisir quon prend se hasarder ou se souvenir du mal pass. ................................... 65

    (401) ART. 96. Quels sont les mouvements du sang et des esprits qui causent les cinq passions prcdentes. ................... 66

    ART. 97. Les principales expriences qui servent connatre ces mouvements en lamour. ..................................................... 67

  • 7

    ART 98. En la haine. .................................................................. 67

    ART 99. En la joie. ..................................................................... 67

    ART. 100. En la tristesse. .......................................................... 68

    ART. 101. Au dsir. .................................................................... 68

    ART. 102. Le mouvement du sang et des esprits en lamour. ... 68

    Art 103. En la haine. .................................................................. 69

    Art. 104. En la joie. .................................................................... 69

    ART. 105. En la tristesse. ........................................................... 70

    ART. 106. Au dsir. .................................................................... 70

    ART. 107. Quelle est la cause de ces mouvements en lamour. ..71

    ART. 108. En la haine .................................................................71

    ART. 109. En la joie. .................................................................. 72

    (410) ART. 110. En la tristesse. ................................................. 73

    ART. 111. Au dsir. ..................................................................... 73

    ART. 112. Quels sont les signes extrieurs de ces passions. ...... 73

    (412) ART. 113. Des actions des yeux et du visage. ................... 74

    ART. 114. Des changements de couleur. ................................... 75

    ART. 115. Comment la joie fait rougir. ...................................... 75

    (414) ART. 116. Comment la tristesse fait plir. ........................ 75

    ART. 117. Comment on rougit souvent tant triste. .................. 76

    ART. 118. Des tremblements. .................................................... 77

    ART. 119. De la langueur. .......................................................... 77

    (417) ART. 120. Comment elle est cause par lamour et par le dsir. .......................................................................................... 78

    ART. 121. Quelle peut aussi tre cause par dautres passions. 78

    ART. 122. De la pmoison. ........................................................ 79

    (419) ART. 123. Pourquoi on ne pme point de tristesse. ......... 79

    ART. 124. Du ris. ....................................................................... 79

  • 8

    (420) ART. 125. Pourquoi il naccompagne point les plus grandes joies. .............................................................................80

    ART. 126. Quelles sont ses principales causes. .........................80

    ART. 127. Quelle est sa cause en lindignation. ......................... 81

    ART. 128. De lorigine des larmes. ............................................ 82

    ART. 129. De la faon que les vapeurs se changent en eau. ...... 82

    ART. 130. Comment ce qui fait de la douleur lil lexcite pleurer. ...................................................................................... 83

    ART. 131. Comment on pleure de tristesse. ............................... 84

    ART. 132. Des gmissements qui accompagnent les larmes. .... 84

    ART. 133. Pourquoi les enfants et les vieillards pleurent aisment. ................................................................................... 85

    ART. 134. Pourquoi quelques enfants plissent au lieu de pleurer. ...................................................................................... 85

    ART. 135. Des soupirs. ............................................................... 86

    ART. 136. Do viennent les effets des passions qui sont particulires certains hommes. .............................................. 86

    ART. 137. De lusage des cinq passions ici expliques, en tant quelles se rapportent au corps. ................................................. 87

    (431) ART. 138. De leurs dfauts, et des moyens de les corriger. ..................................................................................... 88

    (432) ART. 139. De lusage des mmes passions, en tant quelles appartiennent lme, et premirement de lamour. .. 89

    (433) ART. 140. De la haine. ..................................................... 89

    (434) ART. 141. Du dsir, de la joie et de la tristesse. ............... 90

    ART. 142. De la joie et de lamour, compares avec la tristesse et la haine. ................................................................................. 91

    ART. 143. Des mmes passions, en tant quelles se rapportent au dsir. ..................................................................................... 91

    ART. 144. Des dsirs dont lvnement ne dpend que de nous. .......................................................................................... 92

  • 9

    ART. 145. De ceux qui ne dpendent que des autres causes, et ce que cest que la fortune. ........................................................ 93

    (439) ART. 146. De ceux qui dpendent de nous et dautrui. ... 94

    ART. 147. Des motions intrieures de lme. ........................... 95

    ART. 148. Que lexercice de la vertu est un souverain remde contre les passions. .................................................................... 96

    TROISIEME PARTIE .............................................................. 97

    (443) ART. 149. De lestime et du mpris. ................................ 97

    ART. 150. Que ces deux passions ne sont que des espces dadmiration. ............................................................................. 97

    ART. 151. Quon peut sestimer ou mpriser soi-mme. ........... 98

    ART. 152. Pour quelle cause on peut sestimer. ........................ 98

    ART. 153. En quoi consiste la gnrosit. ................................. 99

    ART. 154. Quelle empche quon ne mprise les autres. .......... 99

    ART. 155. En quoi consiste lhumilit vertueuse. .................... 100

    ART. 156. Quelles sont les proprits de la gnrosit, et comment elle sert de remde contre tous les drglements des passions. .................................................................................. 100

    ART. 157. De lorgueil. .............................................................. 101

    ART. 158. Que ses effets sont contraires ceux de la gnrosit. ................................................................................ 101

    (450) ART. 159. De lhumilit vicieuse. ................................... 102

    (451) ART. 160. Quel est le mouvement des esprits en ces passions. .................................................................................. 102

    ART. 161. Comment la gnrosit peut tre acquise. .............. 104

    ART. 162. De la vnration. ..................................................... 105

    ART. 163. Du ddain. ............................................................... 105

    ART. 164. De lusage de ces deux passions. ............................. 106

    ART. 165. De lesprance et de la crainte. ............................... 106

    (457) ART. 166. De la scurit et du dsespoir. ...................... 107

  • 10

    ART. 167. De la jalousie. .......................................................... 107

    (458) ART. 168. En quoi cette passion peut tre honnte. ..... 107

    ART. 169. En quoi elle est blmable. ....................................... 108

    ART. 170. De lirrsolution. ..................................................... 108

    ART. 171. Du courage et de la hardiesse. ................................. 109

    ART. 172. De lmulation. ......................................................... 110

    ART. 173. Comment la hardiesse dpend de lesprance. ........ 110

    ART. 174. De la lchet et de la peur. ....................................... 111

    ART. 175. De lusage de la lchet. ........................................... 111

    ART. 176. De lusage de la peur. ............................................... 112

    (464) ART. 177. Du remords. .................................................... 112

    ART. 178. De la moquerie. ........................................................ 113

    ART. 179. Pourquoi les plus imparfaits ont coutume dtre les plus moqueurs. ......................................................................... 113

    ART. 180. De lusage de la raillerie. ......................................... 113

    ART. 181. De lusage du ris en la raillerie. ................................ 114

    ART. 182. De lenvie. ................................................................ 114

    ART. 183. Comment elle peut tre juste ou injuste. ................. 114

    ART. 184. Do vient que les envieux sont sujets avoir le teint plomb. ............................................................................. 115

    ART. 185. De la piti. ................................................................ 116

    ART. 186. Qui sont les plus pitoyables. .................................... 116

    ART. 187. Comment les plus gnreux sont touchs de cette passion. ..................................................................................... 116

    ART. 188. Qui sont ceux qui nen sont point touchs. ............. 117

    ART. 189. Pourquoi cette passion excite pleurer. .................. 117

    ART. 190. De la satisfaction de soi-mme. ............................... 118

    ART. 191. Du repentir. .............................................................. 118

    ART. 192. De la faveur. ............................................................. 119

    ART. 193. De la reconnaissance. .............................................. 119

  • 11

    ART. 194. De lingratitude. ...................................................... 120

    (475) ART. 195. De lindignation. ............................................ 120

    ART. 196. Pourquoi elle est quelquefois jointe la piti, et quelquefois la moquerie. ....................................................... 121

    ART. 197. Quelle est souvent accompagne dadmiration, et nest pas incompatible avec la joie. .......................................... 121

    ART. 198. De son usage. ........................................................... 121

    ART. 199. De la colre. ............................................................ 122

    ART. 200. Pourquoi ceux quelle fait rougir sont moins craindre que ceux quelle fait plir. ......................................... 123

    ART. 201. Quil y a deux sortes de colre, et que ceux qui ont le plus de bont sont les plus sujets la premire. ................. 123

    ART. 202. Que ce sont les mes faibles et basses qui se laissent le plus emporter lautre. .......................................... 124

    ART. 203. Que la gnrosit sert de remde contre ses excs. 125

    (482) ART. 204. De la gloire. .................................................. 125

    ART. 205. De la honte. ............................................................ 126

    ART. 206. De lusage de ces deux passions. ............................ 126

    ART. 207. De limpudence. ...................................................... 126

    ART 208. Du dgot. ............................................................... 127

    ART. 209. Du regret. ............................................................... 127

    ART. 210. De lallgresse. ........................................................ 128

    ART. 211. Un remde gnral contre les passions. .................. 128

    ART. 212. Que cest delles seules que dpend tout le bien et le mal de cette vie. ....................................................................... 130

    propos de cette dition lectronique .................................. 131

  • 12

    PREMIERE PARTIE

    DES PASSIONS EN GNRAL : et par occasion,

    de toute la nature de lhomme (AT, XI, 327)

    ART 1. Que ce qui est passion au regard dun sujet est toujours action quelque autre gard.

    Il ny a rien en quoi paraisse mieux combien les sciences que nous avons des anciens sont dfectueuses quen ce quils ont crit des passions. Car, bien que ce soit une matire dont la connaissance a toujours t fort recherche, et quelle ne semble pas tre des plus difficiles, cause que chacun les sentant en soi-mme on na point besoin demprunter dailleurs aucune observation pour en dcouvrir la nature, toutefois ce que les anciens en ont enseign est si peu de chose, et pour la plupart si peu croyable, que je ne puis avoir (328) aucune esprance dapprocher de la vrit quen mloignant des chemins quils ont suivis. Cest pourquoi je serai oblig dcrire ici en mme faon que si je traitais dune matire que jamais personne avant moi net touche. Et pour commencer, je considre que tout ce qui se fait ou qui arrive de nouveau est gnralement appel par les philosophes une passion au regard du sujet auquel il arrive, et une action au regard de celui qui fait quil arrive. En sorte que, bien que lagent et le patient soient souvent fort diffrents, laction et la passion ne laissent pas dtre toujours une mme chose qui a ces deux noms, raison des deux divers sujets aux-quels on la peut rapporter.

  • 13

    ART. 2. Que pour connatre les passions de lme il faut distinguer ses fonctions davec celles du corps.

    Puis aussi je considre que nous ne remarquons point quil y ait aucun sujet qui agisse plus immdiatement contre notre me que le corps auquel elle est jointe, et que par consquent nous devons penser que ce qui est en elle une passion est com-munment en lui une action ; en sorte quil ny a point de meil-leur chemin pour venir la connaissance de nos passions que dexaminer la diffrence qui est entre lme et le corps, afin de connatre auquel des deux on doit attribuer chacune des fonc-tions qui sont en nous.

    (329) ART. 3. Quelle rgle on doit suivre pour cet effet.

    A quoi on ne trouvera pas grande difficult si on prend garde que tout ce que nous exprimentons tre en nous, et que nous voyons aussi pouvoir tre en des corps tout fait inani-ms, ne doit tre attribu qu notre corps ; et, au contraire, que tout ce qui est en nous, et que nous ne concevons en aucune fa-on pouvoir appartenir un corps, doit tre attribu notre me.

    ART. 4. Que la chaleur et le mouvement des membres procdent du corps, et les penses de

    lme.

    Ainsi, cause que nous ne concevons point que le corps pense en aucune faon, nous avons raison de croire que toutes sortes de penses qui sont en nous appartiennent lme. Et cause que nous ne doutons point quil y ait des corps inanims qui se peuvent mouvoir en autant ou plus de diverses faons que

  • 14

    les ntres, et qui ont autant ou plus de chaleur (ce que lexprience fait voir en la flamme, qui seule a beaucoup plus de chaleur et de mouvement quaucun de nos membres), nous de-vons croire que toute la chaleur et tous les mouvements qui sont en nous, en tant quils ne dpendent point de la pense, nappartiennent quau corps.

    (330) ART. 5. Que cest erreur de croire que lme donne le mouvement et la chaleur au corps.

    Au moyen de quoi nous viterons une erreur trs consid-rable en laquelle plusieurs sont tombs, en sorte que jestime quelle est la premire cause qui a empch quon nait pu bien expliquer jusques ici les passions et les autres choses qui appar-tiennent lme. Elle consiste en ce que, voyant que tous les corps morts sont privs de chaleur et ensuite de mouvement, on sest imagin que ctait labsence de lme qui faisait cesser ces mouvements et cette chaleur. Et ainsi on a cru sans raison que notre chaleur naturelle et tous les mouvements de nos corps dpendent de lme, au lieu quon devait penser au contraire que lme ne sabsente, lorsquon meurt, qu cause que cette chaleur cesse, et que les organes qui servent mouvoir le corps se corrompent.

    ART. 6. Quelle diffrence il y a entre un corps vivant et un corps mort.

    Afin donc que nous vitions cette erreur, considrons que la mort narrive jamais par la faute de lme, mais seulement parce que quelquune des principales parties du corps se cor-rompt ; et jugeons que le corps dun homme vivant diffre au-tant de celui dun homme (331) mort que fait une montre, ou autre automate (cest--dire autre machine qui se meut de soi-mme), lorsquelle est monte et quelle a en soi le principe cor-

  • 15

    porel des mouvements pour lesquels elle est institue, avec tout ce qui est requis pour son action, et la mme montre ou autre machine, lorsquelle est rompue et que le principe de son mou-vement cesse dagir.

    ART. 7. Brve explication des parties du corps, et de quelques-unes de ses fonctions.

    Pour rendre cela plus intelligible, jexpliquerai ici en peu de mots toute la faon dont la machine de notre corps est compo-se. Il ny a personne qui ne sache dj quil y a en nous un cur, un cerveau, un estomac, des muscles, des nerfs, des ar-tres, des veines, et choses semblables. On sait aussi que les viandes quon mange descendent dans lestomac et dans les boyaux, do leur suc, coulant dans le foie et dans toutes les veines, se mle avec le sang quelles contiennent, et par ce moyen en augmente la quantit. Ceux qui ont tant soit peu ou parler de la mdecine savent, outre cela, comment le cur est compos et comment tout le sang des veines peut facilement couler de la veine cave en son ct droit, et de l passer dans le poumon par le vaisseau quon nomme la veine artrieuse, puis retourner du poumon dans le ct gauche du cur par le vais-seau nomm lartre veineuse, et enfin passer de l dans la (332) grande artre, dont les branches se rpandent par tout le corps. Mme tous ceux que lautorit des anciens na point en-tirement aveugls, et qui ont voulu ouvrir les yeux pour exami-ner lopinion dHervaeus touchant la circulation du sang, ne doutent point que toutes les veines et les artres du corps ne soient comme des ruisseaux par o le sang coule sans cesse fort promptement, en prenant son cours de la cavit droite du cur par la veine artrieuse, dont les branches sont parses en tout le poumon et jointes celles de lartre veineuse, par laquelle il passe du poumon dans le ct gauche du cur ; puis de l il va dans la grande artre, dont les branches, parses par tout le reste du corps, sont jointes aux branches de la veine cave, qui

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    portent derechef le mme sang en la cavit droite du cur ; en sorte que ces deux cavits sont comme des cluses par chacune desquelles passe tout le sang chaque tour quil fait dans le corps. De plus, on sait que tous les mouvements des membres dpendent des muscles, et que ces muscles sont opposs les uns aux autres, en telle sorte que, lorsque lun deux saccourcit, il tire vers soi la partie du corps laquelle il est attach, ce qui fait allonger au mme temps le muscle qui lui est oppos ; puis, sil arrive en un autre temps que ce dernier saccourcisse, il fait que le premier se rallonge, et il retire vers soi la partie laquelle ils sont attachs. Enfin on sait que tous ces mouvements des muscles, comme aussi tous les sens, dpendent des nerfs, qui sont comme de petits filets ou comme de petits tuyaux qui vien-nent tous du cerveau, et contiennent ainsi que lui un certain air ou vent trs subtil quon nomme les esprits animaux.

    (333) ART. 8. Quel est le principe de toutes ces fonctions.

    Mais on ne sait pas communment en quelle faon ces es-prits animaux et ces nerfs contribuent aux mouvements et aux sens, ni quel est le principe corporel qui les fait agir. Cest pour-quoi, encore que jen aie dj touch quelque chose en dautres crits, je ne laisserai pas de dire ici succinctement que, pendant que nous vivons, il y a une chaleur continuelle en notre cur, qui est une espce de feu que le sang des veines y entretient, et que ce feu est le principe corporel de tous les mouvements de nos membres.

    ART. 9. Comment se fait le mouvement du cur.

    Son premier effet est quil dilate le sang dont les cavits du cur sont remplies ; ce qui est cause que ce sang, ayant besoin doccuper un plus grand lieu, passe avec imptuosit de la cavit

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    droite dans la veine artrieuse, et de la gauche dans la grande artre ; puis, cette dilatation cessant, il entre incontinent de nouveau sang de la veine cave en la cavit droite du cur, et de lartre veineuse en la gauche. Car il y a de petites peaux aux entres de ces quatre vaisseaux, tellement disposes quelles font que le sang ne peut entrer dans le cur (334) que par les deux derniers ni en sortir que par les deux autres. Le nouveau sang entr dans le cur y est incontinent aprs rarfi en mme faon que le prcdent. Et cest en cela seul que consiste le pouls ou battement du cur et des artres ; en sorte que ce battement se ritre autant de fois quil entre de nouveau sang dans le cur. Cest aussi cela seul qui donne au sang son mouvement, et fait quil coule sans cesse trs vite en toutes les artres et les veines, au moyen de quoi il porte la chaleur quil acquiert dans le cur toutes les autres parties du corps, et il leur sert de nourriture.

    ART. 10. Comment les esprits animaux sont produits dans le cerveau.

    Mais ce quil y a ici de plus considrable, cest que toutes les plus vives et plus subtiles parties du sang que la chaleur a rarfies dans le cur entrent sans cesse en grande quantit dans les cavits du cerveau. Et la raison qui fait quelles y vont plutt quen aucun autre lieu, est que tout le sang qui sort du cur par la grande artre prend son cours en ligne droite vers ce lieu-l, et que, ny pouvant pas tout entrer, cause quil ny a que des passages fort troits, celles de ses parties qui sont les plus agites et les plus subtiles y passent seules pendant que le reste se rpand en tous les autres endroits du corps. Or, ces par-ties du sang trs subtiles composent les esprits animaux. Et elles nont besoin cet effet de recevoir aucun autre changement dans le cerveau, sinon quelles y sont spares des autres parties du sang moins subtiles. Car ce que je nomme ici des esprits ne sont que des corps, et ils (335) nont point dautre proprit si-

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    non que ce sont des corps trs petits et qui se meuvent trs vite, ainsi que les parties de la flamme qui sort dun flambeau. En sorte quils ne sarrtent en aucun lieu, et qu mesure quil en entre quelques-uns dans les cavits du cerveau, il en sort aussi quelques autres par les pores qui sont en sa substance, lesquels pores les conduisent dans les nerfs, et de l dans les muscles, au moyen de quoi ils meuvent le corps en toutes les diverses faons quil peut tre m.

    ART. 11. Comment se font les mouvements des muscles.

    Car la seule cause de tous les mouvements des membres est que quelques muscles saccourcissent et que leurs opposs sallongent, ainsi quil a dj t dit ; et la seule cause qui fait quun muscle saccourcit plutt que son oppos est quil vient tant soit peu plus desprits du cerveau vers lui que vers lautre. Non pas que les esprits qui viennent immdiatement du cerveau suffisent seuls pour mouvoir ces muscles, mais ils dterminent les autres esprits qui sont dj dans ces deux muscles sortir tous fort promptement de lun deux et passer dans lautre ; au moyen de quoi celui do ils sortent (336) devient plus long et plus lche ; et celui dans lequel ils entrent, tant promptement enfl par eux, saccourcit et tire le membre auquel il est attach. Ce qui est facile concevoir, pourvu que lon sache quil ny a que fort peu desprits animaux qui viennent continuellement du cerveau vers chaque muscle, mais quil y en a toujours quantit dautres enferms dans le mme muscle qui sy meuvent trs vite, quelquefois en tournoyant seulement dans le lieu o ils sont, savoir, lorsquils ne trouvent point de passages ouverts pour en sortir, et quelquefois en coulant dans le muscle oppos. Dautant quil y a de petites ouvertures en chacun de ces muscles par o ces esprits peuvent couler de lun dans lautre, et qui sont tellement disposes que, lorsque les esprits qui vien-nent du cerveau vers lun deux ont tant soit peu plus de force

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    que ceux qui vont vers lautre, ils ouvrent toutes les entres par o les esprits de lautre muscle peuvent passer en celui-ci, et ferment en mme temps toutes celles par o les esprits de celui-ci peuvent passer en lautre ; au moyen de quoi tous les esprits contenus auparavant en ces deux muscles sassemblent en lun deux fort promptement, et ainsi lenflent et laccourcissent, pendant que lautre sallonge et se relche.

    ART. 12. Comment les objets de dehors agissent contre les organes des sens.

    Il reste encore ici savoir les causes qui font que les esprits ne coulent pas toujours du cerveau dans les (337) muscles en mme faon, et quil en vient quelquefois plus vers les uns que vers les autres. Car, outre laction de lme, qui vritablement est en nous lune de ces causes, ainsi que je dirai ci-aprs, il y en a encore deux autres qui ne dpendent que du corps, lesquelles il est besoin de remarquer. La premire consiste en la diversit des mouvements qui sont excits dans les organes des sens par leurs objets, laquelle jai dj explique assez amplement en la Dioptrique ; mais afin que ceux qui verront cet crit naient pas besoin den avoir lu dautres, je rpterai ici quil y a trois choses considrer dans les nerfs, savoir : leur mlle, ou substance intrieure qui stend en forme de petits filets depuis le cerveau, do elle prend son origine, jusques aux extrmits des autres membres auxquelles ces filets sont attachs ; puis les peaux qui les environnent et qui, tant continues avec celles qui envelop-pent le cerveau, composent de petits tuyaux dans lesquels ces petits filets sont enferms ; puis enfin les esprits animaux qui, tant ports par ces mmes tuyaux depuis le cerveau jusques aux muscles, sont cause que ces filets y demeurent entirement libres et tendus, en telle sorte que la moindre chose qui meut la partie du corps o lextrmit de quelquun deux est attache, fait mouvoir par mme moyen la partie du cerveau do il vient,

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    en mme faon que lorsquon tire un des bouts dune corde on fait mouvoir lautre.

    (338) ART. 13. Que cette action des objets de dehors peut conduire diversement les esprits dans

    les muscles.

    Et jai expliqu en la Dioptrique comment tous les objets de la vue ne se communiquent nous que par cela seul quils meu-vent localement, par lentremise des corps transparents qui sont entre eux et nous, les petits filets des nerfs optiques qui sont au fond de nos yeux, et ensuite les endroits du cerveau do vien-nent ces nerfs ; quils les meuvent, dis-je, en autant de diverses faons quils nous font voir de diversits dans les choses, et que ce ne sont pas immdiatement les mouvements qui se font en lil, mais ceux qui se font dans le cerveau, qui reprsentent lme ces objets. A lexemple de quoi il est ais de concevoir que les sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, la douleur, la faim, la soif, et gnralement tous les objets, tant de nos autres sens extrieurs que de nos apptits intrieurs, excitent aussi quelque mouvement en nos nerfs, qui passe par leur moyen jusquau cerveau. Et outre que ces divers mouvements du cerveau font avoir notre me divers sentiments, ils peuvent aussi faire sans elle que les esprits prennent leur cours vers certains muscles plutt que vers dautres, et ainsi quils meuvent nos membres. Ce que je prouverai seulement ici par un exemple. Si quelquun avance promptement (339) sa main contre nos yeux, comme pour nous frapper, quoique nous sachions quil est notre ami, quil ne fait cela que par jeu et quil se gardera bien de nous faire aucun mal, nous avons toutefois de la peine nous empcher de les fermer ; ce qui montre que ce nest point par lentremise de notre me quils se ferment puisque cest contre notre volont, laquelle est sa seule ou du moins sa principale action, mais que cest cause que la machine de notre corps est tellement com-pose que le mouvement de cette main vers nos yeux excite un

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    autre mouvement en notre cerveau, qui conduit les esprits ani-maux dans les muscles qui font abaisser les paupires.

    ART. 14. Que la diversit qui est entre les esprits peut aussi diversifier leur cours.

    Lautre cause qui sert conduire diversement les esprits animaux dans les muscles est lingale agitation de ces esprits et la diversit de leurs parties. Car lorsque quelques-unes de leurs parties sont plus grosses et plus agites que les autres, elles pas-sent plus avant en ligne droite dans les cavits et dans les pores du cerveau, et par ce moyen sont conduites en dautres muscles quelles ne le seraient si elles avaient moins de force.

    (340) ART. 15. Quelles sont les causes de leur diversit.

    Et cette ingalit peut procder des diverses matires dont ils sont composs, comme on voit en ceux qui ont bu beaucoup de vin que les vapeurs de ce vin, entrant promptement dans le sang, montent du cur au cerveau, o elles se convertissent en esprits qui, tant plus forts et plus abondants que ceux qui y sont dordinaire, sont capables de mouvoir le corps en plusieurs tranges faons. Cette ingalit des esprits peut aussi procder des diverses dispositions du cur, du foie, de lestomac, de la rate et de toutes les autres parties qui contribuent leur pro-duction. Car il faut principalement ici remarquer certains petits nerfs insrs dans la base du cur qui servent largir et trcir les entres de ces concavits, au moyen de quoi le sang, sy dila-tant plus ou moins fort, produit des esprits diversement dispo-ss. Il faut aussi remarquer que, bien que le sang qui entre dans le cur y vienne de tous les autres endroits du corps, il arrive souvent nanmoins quil y est davantage pouss de quelques parties que des autres, cause que les nerfs et les muscles qui

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    rpondent ces parties-l le pressent ou lagitent davantage, et que, selon la diversit des parties desquelles il vient le plus, il se dilate diversement dans le cur, et ensuite produit des esprits qui ont des qualits diffrentes. Ainsi, par exemple, celui qui vient de la partie infrieure du foie, o est le fiel, (341) se dilate dautre faon dans le cur que celui qui vient de la rate, et celui-ci autrement que celui qui vient des veines des bras ou des jambes, et enfin celui-ci tout autrement que le suc des viandes, lorsque, tant nouvellement sorti de lestomac et des boyaux, il passe promptement par le foie jusques au cur.

    ART 16. Comment tous les membres peuvent tre mus par les objets des sens et par les esprits sans

    laide de lme.

    Enfin il faut remarquer que la machine de notre corps est tellement compose que tous les changements qui arrivent au mouvement des esprits peuvent faire quils ouvrent quelques pores du cerveau plus que les autres, et rciproquement que, lorsque quelquun de ces pores est tant soit peu plus ou moins ouvert que de coutume par laction des nerfs qui servent aux sens, cela change quelque chose au mouvement des esprits, et fait quils sont conduits dans les muscles qui servent mouvoir le corps en la faon quil est ordinairement m loccasion dune telle action. En sorte que tous les mouvements que nous faisons sans que notre volont y contribue (comme il arrive sou-vent que nous respirons, que nous marchons, que nous man-geons, et enfin que nous faisons toutes les actions qui nous sont communes avec les btes) ne dpendent que de la conformation de (342) nos membres et du cours que les esprits, excits par la chaleur du cur, suivent naturellement dans le cerveau, dans les nerfs et dans les muscles, en mme faon que le mouvement dune montre est produit par la seule force de son ressort et la figure de ses roues.

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    ART. 17. Quelles sont les fonctions de lme.

    Aprs avoir ainsi considr toutes les fonctions qui appar-tiennent au corps seul, il est ais de connatre quil ne reste rien en nous que nous devions attribuer notre me, sinon nos pen-ses, lesquelles sont principalement de deux genres, savoir : les unes sont les actions de lme, les autres sont ses passions. Celles que je nomme ses actions sont toutes nos volonts, cause que nous exprimentons quelles viennent directement de notre me, et semblent ne dpendre que delle. Comme, au con-traire, on peut gnralement nommer ses passions toutes les sortes de perceptions ou connaissances qui se trouvent en nous, cause que souvent ce nest pas notre me qui les fait telles quelles sont, et que toujours elle les reoit des choses qui sont reprsentes par elles.

    ART. 18. De la volont.

    Derechef nos volonts sont de deux sortes. Car les (343) unes sont des actions de lme qui se terminent en lme mme, comme lorsque nous voulons aimer Dieu ou gnralement ap-pliquer notre pense quelque objet qui nest point matriel. Les autres sont des actions qui se terminent en notre corps, comme lorsque de cela seul que nous avons la volont de nous promener, il suit que nos jambes se remuent et que nous mar-chons.

    ART. 19. De la perception.

    Nos perceptions sont aussi de deux sortes, et les unes ont lme pour cause, les autres le corps. Celles qui ont lme pour cause sont les perceptions de nos volonts et de toutes les ima-ginations ou autres penses qui en dpendent. Car il est certain

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    que nous ne saurions vouloir aucune chose que nous napercevions par mme moyen que nous la voulons ; et bien quau regard de notre me ce soit une action de vouloir quelque chose, on peut dire que cest aussi en elle une passion dapercevoir quelle veut. Toutefois, cause que cette perception et cette volont ne sont en effet quune mme chose, la dnomi-nation se fait toujours par ce qui est le plus noble, et ainsi on na point coutume de la nommer une passion, mais seulement une action.

    (344) ART. 20. Des imaginations et autres penses qui sont formes par lme.

    Lorsque notre me sapplique imaginer quelque chose qui nest point, comme se reprsenter un palais enchant ou une chimre, et aussi lorsquelle sapplique considrer quelque chose qui est seulement intelligible et non point imaginable, par exemple considrer sa propre nature, les perceptions quelle a de ces choses dpendent principalement de la volont qui fait quelle les aperoit. Cest pourquoi on a coutume de les consid-rer comme des actions plutt que comme des passions.

    ART. 21. Des imaginations qui nont pour cause que le corps.

    Entre les perceptions qui sont causes par le corps, la plu-part dpendent des nerfs ; mais il y en a aussi quelques-unes qui nen dpendent point, et quon nomme des imaginations, ainsi que celles dont je viens de parler, desquelles nanmoins elles diffrent en ce que notre volont ne semploie point les for-mer, ce qui fait quelles ne peuvent tre mises au nombre des actions de lme, et elles ne procdent que de ce que les esprits tant diversement agits, et rencontrant les traces de diverses impressions qui ont prcd dans le (345) cerveau, ils y pren-

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    nent leur cours fortuitement par certains pores plutt que par dautres. Telles sont les illusions de nos songes et aussi les rve-ries que nous avons souvent tant veills, lorsque notre pense erre nonchalamment sans sappliquer rien de soi-mme. Or, encore que quelques-unes de ces imaginations soient des pas-sions de lme, en prenant ce mot en sa plus propre et plus par-ticulire signification, et quelles puissent tre toutes ainsi nommes, si on le prend en une signification plus gnrale, tou-tefois, parce quelles nont pas une cause si notable et si dter-mine que les perceptions que lme reoit par lentremise des nerfs, et quelles semblent nen tre que lombre et la peinture, avant que nous les puissions bien distinguer, il faut considrer la diffrence qui est entre ces autres.

    ART. 22. De la diffrence qui est entre les autres perceptions.

    Toutes les perceptions que je nai pas encore expliques viennent lme par lentremise des nerfs, et il y a entre elles cette diffrence que nous les rapportons les unes aux objets de dehors, qui frappent nos sens, les autres notre corps ou quelques-unes de ses parties, et enfin les autres notre me.

    346 ART. 23. Des perceptions que nous rapportons aux objets qui sont hors de nous.

    Celles que nous rapportons des choses qui sont hors de nous, savoir, aux objets de nos sens, sont causes, au moins lorsque notre opinion nest point fausse, par ces objets qui, exci-tant quelques mouvements dans les organes des sens extrieurs, en excitent aussi par lentremise des nerfs dans le cerveau, les-quels font que lme les sent. Ainsi lorsque nous voyons la lu-mire dun flambeau et que nous oyons le son dune cloche, ce son et cette lumire sont deux diverses actions qui, par cela seul

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    quelles excitent deux divers mouvements en quelques-uns de nos nerfs, et par leur moyen dans le cerveau, donnent lme deux sentiments diffrents, lesquels nous rapportons tellement aux sujets que nous supposons tre leurs causes, que nous pen-sons voir le flambeau mme et our la cloche, non pas sentir seulement des mouvements qui viennent deux.

    ART. 24. Des perceptions que nous rapportons notre corps.

    Les perceptions que nous rapportons notre corps ou quelques-unes de ses parties sont celles que nous avons de la faim, de la soif et de nos autres apptits (347) naturels, quoi on peut joindre la douleur, la chaleur et les autres affections que nous sentons comme dans nos membres, et non pas comme dans les objets qui sont hors de nous. Ainsi nous pouvons sentir en mme temps, et par lentremise des mmes nerfs, la froideur de notre main et la chaleur de la flamme dont elle sapproche, ou bien, au contraire, la chaleur de la main et le froid de lair auquel elle est expose, sans quil y ait aucune diffrence entre les actions qui nous font sentir le chaud ou le froid qui est en notre main et celles qui nous font sentir celui qui est hors de nous, sinon que lune de ces actions survenant lautre, nous jugeons que la premire est dj en nous, et que celle qui sur-vient ny est pas encore, mais en lobjet qui la cause.

    ART. 25. Des perceptions que nous rapportons notre me.

    Les perceptions quon rapporte seulement lme sont celles dont on sent les effets comme en lme mme, et des-quelles on ne connat communment aucune cause prochaine laquelle on les puisse rapporter. Tels sont les sentiments de joie, de colre, et autres semblables, qui sont quelquefois excits en

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    nous par les objets qui meuvent nos nerfs, et quelquefois aussi par dautres causes. Or, encore que toutes nos perceptions, tant celles quon rapporte aux objets qui sont hors de nous que celles quon rapporte aux diverses affections de notre corps, soient vritablement des passions au regard (348) de notre me lors-quon prend ce mot en sa plus gnrale signification, toutefois on a coutume de le restreindre signifier seulement celles qui se rapportent lme mme, et ce ne sont que ces dernires que jai entrepris ici dexpliquer sous le nom de passions de lme.

    ART. 26. Que les imaginations qui ne dpendent que du mouvement fortuit des esprits, peuvent tre daussi vritables passions que les perceptions qui

    dpendent des nerfs.

    Il reste ici remarquer que toutes les mmes choses que lme aperoit par lentremise des nerfs lui peuvent aussi tre reprsentes par le cours fortuit des esprits, sans quil y ait autre diffrence sinon que les impressions qui viennent dans le cer-veau par les nerfs ont coutume dtre plus vives et plus ex-presses que celles que les esprits y excitent : ce qui ma fait dire en larticle 21 que celles-ci sont comme lombre ou la peinture des autres. Il faut aussi remarquer quil arrive quelquefois que cette peinture est si semblable la chose quelle reprsente, quon peut y tre tromp touchant les perceptions qui se rap-portent aux objets qui sont hors de nous, ou bien celles qui se rapportent quelques parties de notre corps, mais quon ne peut pas ltre en mme faon touchant les passions, dautant quelles sont si proches et si intrieures notre me quil est impossible quelle les sente sans quelles soient vritablement telles quelle les sent. Ainsi souvent lorsquon dort, et mme (349) quelquefois tant veill, on imagine si fortement cer-taines choses quon pense les voir devant soi ou les sentir en son corps, bien quelles ny soient aucunement ; mais, encore quon soit endormi et quon rve, on ne saurait se sentir triste ou mu

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    de quelque autre passion, quil ne soit trs vrai que lme a en soi cette passion.

    ART. 27. La dfinition des passions de lme.

    Aprs avoir considr en quoi les passions de lme diff-rent de toutes ses autres penses, il me semble quon peut gn-ralement les dfinir des perceptions ou des sentiments, ou des motions de lme, quon rapporte particulirement elle, et qui sont causes, entretenues et fortifies par quelque mouvement des esprits.

    ART. 28. Explication de la premire partie de cette dfinition.

    On les peut nommer des perceptions lorsquon se sert g-nralement de ce mot pour signifier toutes les penses qui ne sont point des actions de lme ou des volonts, mais non point lorsquon ne sen sert que pour signifier des connaissances vi-dentes. Car lexprience fait voir que ceux qui sont les plus agi-ts par leurs passions ne sont pas ceux qui les connaissent le (350) mieux, et quelles sont du nombre des perceptions que ltroite alliance qui est entre lme et le corps rend confuses et obscures. On les peut aussi nommer des sentiments, cause quelles sont reues en lme en mme faon que les objets des sens extrieurs, et ne sont pas autrement connues par elle. Mais on peut encore mieux les nommer des motions de lme, non seulement cause que ce nom peut tre attribu tous les changements qui arrivent en elle, cest--dire toutes les di-verses penses qui lui viennent, mais particulirement parce que, de toutes les sortes de penses quelle peut avoir, il ny en a point dautres qui lagitent et lbranlent si fort que font ces pas-sions.

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    ART. 29. Explication de son autre partie.

    Jajoute quelles se rapportent particulirement lme, pour les distinguer des autres sentiments quon rapporte, les uns aux objets extrieurs, comme les odeurs, les sons, les cou-leurs ; les autres notre corps, comme la faim, la soif, la dou-leur. Jajoute aussi quelles sont causes, entretenues et forti-fies par quelque mouvement des esprits, afin de les distinguer de nos volonts, quon peut nommer des motions de lme qui se rapportent elle, mais qui sont causes par elle-mme, et aussi afin dexpliquer leur dernire et plus prochaine cause, qui les distingue derechef des autres sentiments.

    (351) ART. 30. Que lme est unie toutes les parties du corps conjointement.

    Mais pour entendre plus parfaitement toutes ces choses, il est besoin de savoir que lme est vritablement jointe tout le corps, et quon ne peut pas proprement dire quelle soit en quelquune de ses parties lexclusion des autres, cause quil est un et en quelque faon indivisible, raison de la disposition de ses organes qui se rapportent tellement tous lun lautre que, lorsque quelquun deux est t, cela rend tout le corps d-fectueux. Et cause quelle est dune nature qui na aucun rap-port ltendue ni aux dimensions ou autres proprits de la matire dont le corps est compos, mais seulement tout lassemblage de ses organes. Comme il parat de ce quon ne saurait aucunement concevoir la moiti ou le tiers dune me ni quelle tendue elle occupe, et quelle ne devient point corps, mais quelle sen spare entirement lorsquon dissout lassemblage de ses organes.

  • 30

    ART. 31. Quil y a une petite glande dans le cerveau en laquelle lme exerce ses fonctions plus

    particulirement que dans les autres parties.

    Il est besoin aussi de savoir que, bien que lme soit jointe tout le corps, il y a nanmoins en lui quelque (352) partie en laquelle elle exerce ses fonctions plus particulirement quen toutes les autres. Et on croit communment que cette partie est le cerveau, ou peut-tre le cur : le cerveau, cause que cest lui que se rapportent les organes des sens ; et le cur, cause que cest comme en lui quon sent les passions. Mais, en exami-nant la chose avec soin, il me semble avoir videmment reconnu que la partie du corps en laquelle lme exerce immdiatement ses fonctions nest nullement le cur, ni aussi tout le cerveau, mais seulement la plus intrieure de ses parties, qui est une cer-taine glande fort petite, situe dans le milieu de sa substance, et tellement suspendue au-dessus du conduit par lequel les esprits de ses cavits antrieures ont communication avec ceux de la postrieure, que les moindres mouvements qui sont en elle peu-vent beaucoup pour changer le cours de ces esprits, et rcipro-quement que les moindres changements qui arrivent au cours des esprits peuvent beaucoup pour changer les mouvements de cette glande.

    ART. 32. Comment on connat que cette glande est le principal sige de lme.

    La raison qui me persuade que lme ne peut avoir en tout le corps aucun autre lieu que cette glande o elle exerce imm-diatement ses fonctions est que je considre que les autres par-ties de notre cerveau sont (353) toutes doubles, comme aussi nous avons deux yeux, deux mains, deux oreilles, et enfin tous les organes de nos sens extrieurs sont doubles ; et que, dautant que nous navons quune seule et simple pense dune

  • 31

    mme chose en mme temps, il faut ncessairement quil y ait quelque lieu o les deux images qui viennent par les deux yeux, o les deux autres impressions, qui viennent dun seul objet par les doubles organes des autres sens, se puissent assembler en une avant quelles parviennent lme, afin quelles ne lui re-prsentent pas deux objets au lieu dun. Et on peut aisment concevoir que ces images ou autres impressions se runissent en cette glande par lentremise des esprits qui remplissent les cavits du cerveau, mais il ny a aucun autre endroit dans le corps o elles puissent ainsi tre unies, sinon en suite de ce quelles le sont en cette glande.

    ART. 33. Que le sige des passions nest pas dans le cur.

    Pour lopinion de ceux qui pensent que lme reoit ses passions dans le cur, elle nest aucunement considrable, car elle nest fonde que sur ce que les passions y font sentir quelque altration ; et il est ais remarquer que cette altra-tion nest sentie, comme dans le cur, que par lentremise dun petit nerf qui descend du cerveau vers lui, ainsi que la douleur est sentie comme dans le pied par lentremise des nerfs du pied, et les astres sont aperus comme dans le ciel par lentremise (354) de leur lumire et des nerfs optiques : en sorte quil nest pas plus ncessaire que notre me exerce immdiatement ses fonctions dans le cur pour y sentir ses passions quil est nces-saire quelle soit dans le ciel pour y voir les astres.

    ART. 34. Comment lme et le corps agissent lun contre lautre.

    Concevons donc ici que lme a son sige principal dans la petite glande qui est au milieu du cerveau, do elle rayonne en tout le reste du corps par lentremise des esprits, des nerfs et

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    mme du sang, qui, participant aux impressions des esprits, les peut porter par les artres en tous les membres ; et nous souve-nant de ce qui a t dit ci-dessus de la machine de notre corps, savoir, que les petits filets de nos nerfs sont tellement distribus en toutes ses parties qu loccasion des divers mouvements qui y sont excits par les objets sensibles, ils ouvrent diversement les pores du cerveau, ce qui fait que les esprits animaux conte-nus en ces cavits entrent diversement dans les muscles, au moyen de quoi ils peuvent mouvoir les membres en toutes les diverses faons quils sont capables dtre mus, et aussi que toutes les autres causes qui peuvent diversement mouvoir les esprits suffisent pour les conduire en divers muscles ; ajoutons ici que la petite glande qui est le principal sige de lme est tel-lement suspendue (355) entre les cavits qui contiennent ces esprits, quelle peut tre mue par eux en autant de diverses fa-ons quil y a de diversits sensibles dans les objets ; mais quelle peut aussi tre diversement mue par lme, laquelle est de telle nature quelle reoit autant de diverses impressions en elle, cest--dire quelle a autant de diverses perceptions quil arrive de divers mouvements en cette glande. Comme aussi r-ciproquement la machine du corps est tellement compose que, de cela seul que cette glande est diversement mue par lme ou par telle autre cause que ce puisse tre, elle pousse les esprits qui lenvironnent vers les pores du cerveau, qui les conduisent par les nerfs dans les muscles, au moyen de quoi elle leur fait mouvoir les membres.

    ART. 35. Exemple de la faon que les impressions des objets sunissent en la glande qui est au milieu

    du cerveau.

    Ainsi, par exemple, si nous voyons quelque animal venir vers nous, la lumire rflchie de son corps en peint deux images, une en chacun de nos yeux, et ces deux images en for-ment deux autres, par lentremise des nerfs optiques, dans la

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    superficie intrieure du cerveau qui regarde ses concavits ; puis, de l, par lentremise des esprits dont ses cavits sont remplies, ces images rayonnent en telle sorte vers la petite glande que ces esprits environnent, que le mouvement qui com-pose chaque point de lune des images tend vers le (356) mme point de la glande vers lequel tend le mouvement qui forme le point de lautre image, lequel reprsente la mme partie de cet animal, au moyen de quoi les deux images qui sont dans le cer-veau nen composent quune seule sur la glande, qui, agissant immdiatement contre lme, lui fait voir la figure de cet animal.

    ART. 36. Exemple de la faon que les passions sont excites en lme.

    Et, outre cela, si cette figure est fort trange et fort ef-froyable, cest--dire si elle a beaucoup de rapport avec les choses qui ont t auparavant nuisibles au corps, cela excite en lme la passion de la crainte, et ensuite celle de la hardiesse, ou bien celle de la peur et de lpouvante, selon le divers tempra-ment du corps ou la force de lme, et selon quon sest aupara-vant garanti par la dfense ou par la fuite contre les choses nui-sibles auxquelles limpression prsente a du rapport. Car cela rend le cerveau tellement dispos en quelques hommes, que les esprits rflchis de limage ainsi forme sur la glande vont de l se rendre partie dans les nerfs qui servent tourner le dos et remuer les jambes pour senfuir, et partie en ceux qui largis-sent ou trcissent tellement les orifices du cur, ou bien qui agitent tellement les autres parties do le sang lui est envoy, que ce sang y tant rarfi dautre faon que de coutume, il en-voie des esprits au cerveau (357) qui sont propres entretenir et fortifier la passion de la peur, cest--dire qui sont propres tenir ouverts ou bien ouvrir derechef les pores du cerveau qui les conduisent dans les mmes nerfs. Car, de cela seul que ces esprits entrent en ces pores, ils excitent un mouvement particu-lier en cette glande, lequel est institu de la nature pour faire

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    sentir lme cette passion. Et parce que ces pores se rappor-tent principalement aux petits nerfs qui servent resserrer ou largir les orifices du cur, cela fait que lme la sent principa-lement comme dans le cur.

    ART. 37. Comment il parat quelles sont toutes causes par quelque mouvement des esprits.

    Et parce que le semblable arrive en toutes les autres pas-sions, savoir, quelles sont principalement causes par les es-prits contenus dans les cavits du cerveau, en tant quils pren-nent leur cours vers les nerfs qui servent largir ou trcir les orifices du cur, ou pousser diversement vers lui le sang qui est dans les autres parties, ou, en quelque autre faon que ce soit, entretenir la mme passion, on peut clairement entendre de ceci pourquoi jai mis ci-dessus en leur dfinition quelles sont causes par quelque mouvement particulier des esprits.

    (358) ART. 38. Exemple des mouvements du corps qui accompagnent les passions et ne dpendent

    point de lme.

    Au reste, en mme faon que le cours que prennent ces es-prits vers les nerfs du cur suffit pour donner le mouvement la glande par lequel la peur est mise dans lme, ainsi aussi, par cela seul que quelques esprits vont en mme temps vers les nerfs qui servent remuer les jambes pour fuir, ils causent un autre mouvement en la mme glande par le moyen duquel lme sent et aperoit cette fuite, laquelle peut en cette faon tre exci-te dans le corps par la seule disposition des organes et sans que lme y contribue.

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    ART. 39. Comment une mme cause peut exciter diverses passions en divers hommes.

    La mme impression que la prsence dun objet effroyable fait sur la glande, et qui cause la peur en quelques hommes, peut exciter en dautres le courage et la hardiesse, dont la raison est que tous les cerveaux ne sont pas disposs en mme faon, et que le mme mouvement de la glande, qui en quelques-uns ex-cite la peur, fait dans les autres que les esprits entrent dans les pores du cerveau qui les conduisent partie dans les nerfs qui servent remuer les mains pour se dfendre, (359) et partie en ceux qui agitent et poussent le sang vers le cur, en la faon qui est requise pour produire des esprits propres continuer cette dfense et en retenir la volont.

    ART. 40. Quel est le principal effet des passions.

    Car il est besoin de remarquer que le principal effet de toutes les passions dans les hommes est quelles incitent et dis-posent leur me vouloir les choses auxquelles elles prparent leur corps ; en sorte que le sentiment de la peur lincite vouloir fuir, celui de la hardiesse vouloir combattre, et ainsi des autres.

    ART. 41. Quel est le pouvoir de lme au regard du corps.

    Mais la volont est tellement libre de sa nature, quelle ne peut jamais tre contrainte ; et des deux sortes de penses que jai distingues en lme, dont les unes sont ses actions, savoir, ses volonts, les autres ses passions, en prenant ce mot en sa plus gnrale signification, qui comprend toutes sortes de per-ceptions, les premires sont absolument en son pouvoir et ne

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    peuvent quindirectement tre changes par le corps, comme au contraire les dernires dpendent absolument des actions qui les produisent, et elles ne peuvent (360) quindirectement tre changes par lme, except lorsquelle est elle-mme leur cause. Et toute laction de lme consiste en ce que, par cela seul quelle veut quelque chose, elle fait que la petite glande qui elle est troitement jointe se meut en la faon qui est requise pour produire leffet qui se rapporte cette volont.

    ART. 42. Comment on trouve en sa mmoire les choses dont on veut se souvenir.

    Ainsi, lorsque lme veut se souvenir de quelque chose, cette volont fait que la glande, se penchant successivement vers divers cts, pousse les esprits vers divers endroits du cer-veau, jusques ce quils rencontrent celui o sont les traces que lobjet dont on veut se souvenir y a laisses ; car ces traces ne sont autre chose sinon que les pores du cerveau, par o les es-prits ont auparavant pris leur cours cause de la prsence de cet objet, ont acquis par cela une plus grande facilit que les autres tre ouverts derechef en mme faon par les esprits qui viennent vers eux ; en sorte que ces esprits rencontrant ces pores entrent dedans plus facilement que dans les autres, au moyen de quoi ils excitent un mouvement particulier en la glande, lequel reprsente lme le mme objet et lui fait con-natre quil est celui duquel elle voulait se souvenir.

    (361) ART. 43. Comment lme peut imaginer, tre attentive et mouvoir le corps.

    Ainsi, quand on veut imaginer quelque chose quon na ja-mais vue, cette volont a la force de faire que la glande se meut en la faon qui est requise pour pousser les esprits vers les pores du cerveau par louverture desquels cette chose peut tre repr-

  • 37

    sente. Ainsi, quand on veut arrter son attention considrer quelque temps un mme objet, cette volont retient la glande pendant ce temps-l penche vers un mme ct. Ainsi, enfin, quand on veut marcher ou mouvoir son corps en quelque autre faon, cette volont fait que la glande pousse les esprits vers les muscles qui servent cet effet.

    ART. 44. Que chaque volont est naturellement jointe quelque mouvement de la glande ; mais

    que, par industrie ou par habitude, on la peut joindre dautres.

    Toutefois ce nest pas toujours la volont dexciter en nous quelque mouvement ou quelque autre effet qui peut faire que nous lexcitons ; mais cela change selon que la nature ou lhabitude ont diversement joint chaque mouvement de la glande chaque pense. Ainsi, par exemple, si on veut disposer ses yeux regarder un objet fort loign, cette volont fait que leur prunelle slargit ; et si on les veut disposer (362) regar-der un objet fort proche, cette volont fait quelle strcit. Mais si on pense seulement largir la prunelle, on a beau en avoir la volont, on ne llargit point pour cela, dautant que la nature na pas joint le mouvement de la glande qui sert pousser les esprits vers le nerf optique en la faon qui est requise pour lar-gir ou trcir la prunelle avec la volont de llargir ou trcir, mais bien avec celle de regarder des objets loigns ou proches. Et lorsquen parlant nous ne pensons quau sens de ce que nous voulons dire, cela fait que nous remuons la langue et les lvres beaucoup plus promptement et beaucoup mieux que si nous pensions les remuer en toutes les faons qui sont requises pour profrer les mmes paroles. Dautant que lhabitude que nous avons acquise en apprenant parler a fait que nous avons joint laction de lme, qui, par lentremise de la glande, peut mouvoir la langue et les lvres, avec la signification des paroles

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    qui suivent de ces mouvements plutt quavec les mouvements mmes.

    ART. 45. Quel est le pouvoir de lme au regard de ses passions.

    Nos passions ne peuvent pas aussi directement tre exci-tes ni tes par laction de notre volont, mais elles peuvent ltre indirectement par la reprsentation des choses qui ont coutume dtre jointes avec les passions que nous voulons avoir, et qui sont contraires (363) celles que nous voulons rejeter. Ainsi, pour exciter en soi la hardiesse et ter la peur, il ne suffit pas den avoir la volont, mais il faut sappliquer considrer les raisons, les objets ou les exemples qui persuadent que le pril nest pas grand ; quil y a toujours plus de sret en la dfense quen la fuite ; quon aura de la gloire et de la joie davoir vaincu, au lieu quon ne peut attendre que du regret et de la honte davoir fui, et choses semblables.

    ART. 46. Quelle est la raison qui empche que lme ne puisse entirement disposer de ses passions.

    Il y a une raison particulire qui empche lme de pouvoir promptement changer ou arrter ses passions, laquelle ma donn sujet de mettre ci-dessus en leur dfinition quelles sont non seulement causes, mais aussi entretenues et fortifies par quelque mouvement particulier des esprits. Cette raison est quelles sont presque toutes accompagnes de quelque motion qui se fait dans le cur, et par consquent aussi en tout le sang et les esprits, en sorte que, jusqu ce que cette motion ait ces-s, elles demeurent prsentes notre pense en mme faon que les objets sensibles y sont prsents pendant quils agissent contre les organes de nos sens. Et comme lme, en se rendant fort attentive quelque autre chose, peut sempcher dour un

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    petit (364) bruit ou de sentir une petite douleur, mais ne peut sempcher en mme faon dour le tonnerre ou de sentir le feu qui brle la main, ainsi elle peut aisment surmonter les moindres passions, mais non pas les plus violentes et les plus fortes, sinon aprs que lmotion du sang et des esprits est apai-se. Le plus que la volont puisse faire pendant que cette mo-tion est en sa vigueur, cest de ne pas consentir ses effets et de retenir plusieurs des mouvements auxquels elle dispose le corps. Par exemple, si la colre fait lever la main pour frapper, la volont peut ordinairement la retenir ; si la peur incite les jambes fuir, la volont les peut arrter, et ainsi des autres.

    ART. 47. En quoi consistent les combats quon a coutume dimaginer entre la partie infrieure et la

    suprieure de lme.

    Et ce nest quen la rpugnance qui est entre les mouve-ments que le corps par ses esprits et lme par sa volont ten-dent exciter en mme temps dans la glande, que consistent tous les combats quon a coutume dimaginer entre la partie in-frieure de lme quon nomme sensitive et la suprieure, qui est raisonnable, ou bien entre les apptits naturels et la volont. Car il ny a en nous quune seule me, et cette me na en soi aucune diversit de parties : la mme qui est sensitive est raisonnable, et tous ses apptits sont des volonts. Lerreur quon a commise en lui faisant jouer divers personnages qui sont ordinairement contraires les uns aux autres ne vient que de ce quon na pas bien distingu (365) ses fonctions davec celles du corps, auquel seul on doit attribuer tout ce qui peut tre remarqu en nous qui rpugne notre raison ; en sorte quil ny a point en ceci dautre combat sinon que la petite glande qui est au milieu du cerveau pouvant tre pousse dun ct par lme et de lautre par les esprits animaux, qui ne sont que des corps, ainsi que jai dit ci-dessus, il arrive souvent que ces deux impulsions sont con-traires, et que la plus forte empche leffet de lautre. Or on peut

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    distinguer deux sortes de mouvements excits par les esprits dans la glande : les uns reprsentent lme les objets qui meu-vent les sens, ou les impressions qui se rencontrent dans le cer-veau et ne font aucun effort sur sa volont ; les autres y font quelque effort, savoir, ceux qui causent les passions ou les mouvements du corps qui les accompagnent ; et, pour les pre-miers, encore quils empchent souvent les actions de lme ou bien quils soient empchs par elles, toutefois, cause quils ne sont pas directement contraires, on ny remarque point de com-bat. On en remarque seulement entre les derniers et les volonts qui leur rpugnent : par exemple, entre leffort dont les esprits poussent la glande pour causer en lme le dsir de quelque chose, et celui dont lme la repousse par la volont quelle a de fuir la mme chose ; et ce qui fait principalement paratre ce combat, cest que la volont nayant pas le pouvoir dexciter di-rectement les passions, ainsi quil a dj t dit, elle est con-trainte duser (366) dindustrie et de sappliquer considrer successivement diverses choses dont, sil arrive que lune ait la force de changer pour un moment le cours des esprits, il peut arriver que celle qui suit ne la pas et quils le reprennent aussi-tt aprs, cause que la disposition qui a prcd dans les nerfs, dans le cur et dans le sang nest pas change, ce qui fait que lme se sent pousse presque en mme temps dsirer et ne dsirer pas une mme chose ; et cest de l quon a pris occasion dimaginer en elle deux puissances qui se combattent. Toutefois on peut encore concevoir quelque combat, en ce que souvent la mme cause, qui excite en lme quelque passion, excite aussi certains mouvements dans le corps auxquels lme ne contribue point, et lesquels elle arrte ou tche darrter sitt quelle les aperoit, comme on prouve lorsque ce qui excite la peur fait aussi que les esprits entrent dans les muscles qui servent re-muer les jambes pour fuir, et que la volont quon a dtre hardi les arrte.

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    ART. 48. En quoi on connat la force ou la faiblesse des mes, et quel est le mal des plus faibles.

    Or, cest par le succs de ces combats que chacun peut con-natre la force ou la faiblesse de son me. Car ceux en qui natu-rellement la volont peut le plus aisment vaincre les passions et arrter les mouvements du corps qui les accompagnent ont sans doute les mes (367) les plus fortes. Mais il y en a qui ne peuvent prouver leur force, parce quils ne font jamais com-battre leur volont avec ses propres armes, mais seulement avec celles que lui fournissent quelques passions pour rsister quelques autres. Ce que je nomme ses propres armes sont des jugements fermes et dtermins touchant la connaissance du bien et du mal, suivant lesquels elle a rsolu de conduire les ac-tions de sa vie. Et les mes les plus faibles de toutes sont celles dont la volont ne se dtermine point ainsi suivre certains ju-gements, mais se laisse continuellement emporter aux passions prsentes, lesquelles, tant souvent contraires les unes aux autres, la tirent tour tour leur parti et, lemployant com-battre contre elle-mme, mettent lme au plus dplorable tat quelle puisse tre. Ainsi, lorsque la peur reprsente la mort comme un mal extrme et qui ne peut tre vit que par la fuite, si lambition, dautre ct, reprsente linfamie de cette fuite comme un mal pire que la mort ; ces deux passions agitent di-versement la volont, laquelle obissant tantt lune, tantt lautre, soppose continuellement soi-mme, et ainsi rend lme esclave et malheureuse.

    ART. 49. Que la force de lme ne suffit pas sans la connaissance de la vrit.

    Il est vrai quil y a fort peu dhommes si faibles et irrsolus quils ne veulent rien que ce que leur passion (368) leur dicte. La plupart ont des jugements dtermins, suivant lesquels ils

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    rglent une partie de leurs actions. Et, bien que souvent ces ju-gements soient faux, et mme fonds sur quelques passions par lesquelles la volont sest auparavant laiss vaincre ou sduire, toutefois, cause quelle continue de les suivre lorsque la pas-sion qui les a causs est absente, on les peut considrer comme ses propres armes, et penser que les mes sont plus fortes ou plus faibles raison de ce quelles peuvent plus ou moins suivre ces jugements, et rsister aux passions prsentes qui leur sont contraires. Mais il y a pourtant grande diffrence entre les rso-lutions qui procdent de quelque fausse opinion et celles qui ne sont appuyes que sur la connaissance de la vrit ; dautant que si on suit ces dernires, on est assur de nen avoir jamais de regret ni de repentir au lieu quon en a toujours davoir suivi les premires lorsquon en dcouvre lerreur.

    ART. 50. Quil ny a point dme si faible quelle ne puisse, tant bien conduite, acqurir un pouvoir

    absolu sur ses passions.

    Et il est utile ici de savoir que, comme il a dj t dit ci-dessus, encore que chaque mouvement de la glande semble avoir t joint par la nature chacune de nos penses ds le commencement de notre vie, on les peut toutefois joindre dautres par habitude, (369) ainsi que lexprience fait voir aux paroles qui excitent des mouvements en la glande, lesquels, se-lon linstitution de la nature, ne reprsentent lme que leur son lorsquelles sont profres de la voix, ou la figure de leurs lettres lorsquelles sont crites, et qui, nanmoins, par lhabitude quon a acquise en pensant ce quelles signifient lorsquon a ou leur son ou bien quon a vu leurs lettres, ont cou-tume de faire concevoir cette signification plutt que la figure de leurs lettres ou bien le son de leurs syllabes. Il est utile aussi de savoir quencore que les mouvements, tant de la glande que des esprits et du cerveau, qui reprsentent lme certains objets, soient naturellement joints avec ceux qui excitent en elle cer-

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    taines passions, ils peuvent toutefois par habitude en tre spa-rs et joints dautres fort diffrents, et mme que cette habi-tude peut tre acquise par une seule action et ne requiert point un long usage. Ainsi, lorsquon rencontre inopinment quelque chose de fort sale en une viande quon mange avec apptit, la surprise de cette rencontre peut tellement changer la disposi-tion du cerveau quon ne pourra plus voir par aprs de telle viande quavec horreur, au lieu quon la mangeait auparavant avec plaisir. Et on peut remarquer la mme chose dans les btes ; car encore quelles naient point de raison, ni peut-tre aussi aucune pense, tous les mouvements des esprits et de la glande qui excitent en nous les passions ne laissent pas dtre en elles et dy servir entretenir et fortifier, non pas comme en nous, les passions, mais les mouvements des nerfs et des muscles qui ont coutume de les accompagner. Ainsi, lorsquun chien voit une perdrix, il est naturellement port courir vers elle ; et lorsquil oit tirer un fusil, ce bruit lincite naturellement senfuir ; mais nanmoins on dresse ordinairement les chiens couchants en telle sorte que la vue dune perdrix fait quils sarrtent, et que le bruit quils oient aprs, lorsquon tire sur elle, fait quils y accourent. Or ces choses sont utiles savoir pour donner le courage un chacun dtudier rgler ses pas-sions. Car, puisquon peut, avec un peu dindustrie, changer les mouvements du cerveau dans les animaux dpourvus de raison, il est vident quon le peut encore mieux dans les hommes, et que ceux mme qui ont les plus faibles mes pourraient acqurir un empire trs absolu sur toutes leurs passions, si on employait assez dindustrie les dresser et les conduire.

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    SECONDE PARTIE

    Du nombre et de lordre des passions, et lexplication des six primitives

    (371) ART. 51. Quelles sont les premires causes des passions.

    On connat, de ce qui a t dit ci-dessus, que la dernire et plus prochaine cause des passions de lme nest autre que lagitation dont les esprits meuvent la petite glande qui est au milieu du cerveau. Mais cela ne suffit pas pour les pouvoir dis-tinguer les unes des autres ; il est besoin de rechercher leurs sources, et dexaminer leurs premires causes. Or, encore quelles puissent quelquefois tre causes par laction de lme qui se dtermine concevoir tels ou tels objets, et aussi par le seul temprament du corps ou par les impressions (372) qui se rencontrent fortuitement dans le cerveau, comme il arrive lors-quon se sent triste ou joyeux sans en pouvoir dire aucun sujet, il parat nanmoins, par ce qui a t dit, que toutes les mmes peuvent aussi tre excites par les objets qui meuvent les sens, et que ces objets sont leurs causes plus ordinaires et princi-pales ; do il suit que, pour les trouver toutes, il suffit de consi-drer tous les effets de ces objets.

    ART. 52. Quel est leur usage, et comment on les peut dnombrer.

    Je remarque outre cela que les objets qui meuvent les sens nexcitent pas en nous diverses passions raison de toutes les

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    diversits qui sont en eux, mais seulement raison des diverses faons quils nous peuvent nuire ou profiter, ou bien en gnral tre importants ; et que lusage de toutes les passions consiste en cela seul quelles disposent lme vouloir les choses que la nature dicte nous tre utiles, et persister en cette volont, comme aussi la mme agitation des esprits qui a coutume de les causer dispose le corps aux mouvements qui servent lexcution de ces choses. Cest pourquoi, afin de les dnombrer, il faut seulement examiner par ordre en combien de diverses faons qui nous importent nos sens peuvent tre mus par leurs objets. Et je ferai ici le dnombrement de toutes les principales passions selon lordre quelles peuvent ainsi tre trouves.

    (373) LORDRE ET LE DNOMBREMENT DES PASSIONS

    ART. 53. Ladmiration.

    Lorsque la premire rencontre de quelque objet nous sur-prend, et que nous le jugeons tre nouveau, ou fort diffrent de ce que nous connaissions auparavant ou bien de ce que nous supposions quil devait tre, cela fait que nous ladmirons et en sommes tonns. Et parce que cela peut arriver avant que nous connaissions aucunement si cet objet nous est convenable ou sil ne lest pas, il me semble que ladmiration est la premire de toutes les passions. Et elle na point de contraire, cause que, si lobjet qui se prsente na rien en soi qui nous surprenne, nous nen sommes aucunement mus et nous le considrons sans passion.

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    ART. 54. Lestime et le mpris, la gnrosit ou lorgueil, et lhumilit ou la bassesse.

    A ladmiration est jointe lestime ou le mpris, selon que cest la grandeur dun objet ou sa petitesse que nous admirons. Et nous pouvons ainsi nous estimer ou nous mpriser nous-mmes ; do viennent les passions, (374) et ensuite les habi-tudes de magnanimit ou dorgueil et dhumilit ou de bassesse.

    ART. 55. La vnration et le ddain.

    Mais quand nous estimons ou mprisons dautres objets que nous considrons comme des causes libres capables de faire du bien ou du mal, de lestime vient la vnration, et du simple mpris le ddain

    ART. 56. Lamour et la haine.

    Or, toutes les passions prcdentes peuvent tre excites en nous sans que nous apercevions en aucune faon si lobjet qui les cause est bon ou mauvais. Mais lorsquune chose nous est reprsente comme bonne notre gard, cest--dire comme nous tant convenable, cela nous fait avoir pour elle de lamour ; et lorsquelle nous est reprsente comme mauvaise ou nuisible, cela nous excite la haine.

    ART. 57. Le dsir.

    De la mme considration du bien et du mal naissent toutes les autres passions ; mais afin de les mettre par ordre, je distingue les temps, et considrant quelles (375) nous portent bien plus regarder lavenir que le prsent ou le pass, je com-

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    mence par le dsir. Car non seulement lorsquon dsire acqurir un bien quon na pas encore, ou bien viter un mal quon juge pouvoir arriver, mais aussi lorsquon ne souhaite que la conser-vation dun bien ou labsence dun mal, qui est tout ce quoi se peut tendre cette passion, il est vident quelle regarde tou-jours lavenir.

    ART. 58. Lesprance, la crainte, la jalousie, la scurit et le dsespoir.

    Il suffit de penser que lacquisition dun bien ou la fuite dun mal est possible pour tre incit la dsirer. Mais quand on considre, outre cela, sil y a beaucoup ou peu dapparence quon obtienne ce quon dsire, ce qui nous reprsente quil y en a beaucoup excite en nous lesprance, et ce qui nous reprsente quil y en a peu excite la crainte, dont la jalousie est une espce. Lorsque lesprance est extrme, elle change de nature et se nomme scurit ou assurance, comme au contraire lextrme crainte devient dsespoir.

    ART. 59. Lirrsolution, le courage, la hardiesse, lmulation, la lchet et lpouvante.

    Et nous pouvons ainsi esprer et craindre, encore que lvnement de ce que nous attendons ne dpende (376) aucu-nement de nous ; mais quand il nous est reprsent comme en dpendant, il peut y avoir de la difficult en llection des moyens ou en lexcution. De la premire vient lirrsolution, qui nous dispose dlibrer et prendre conseil. A la dernire soppose le courage ou la hardiesse, dont lmulation est une espce. Et la lchet est contraire au courage, comme la peur ou lpouvante la hardiesse.

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    ART. 60. Le remords.

    Et si on sest dtermin quelque action avant que lirrsolution ft te, cela fait natre le remords de conscience, lequel ne regarde pas le temps venir, comme les passions pr-cdentes, mais le prsent ou le pass.

    ART. 61. La joie et la tristesse.

    Et la considration du bien prsent excite en nous de la joie, celle du mal, de la tristesse, lorsque cest un bien ou un mal qui nous est reprsent comme nous appartenant.

    ART. 62. La moquerie, lenvie, la piti.

    Mais lorsquil nous est reprsent comme appartenant dautres hommes, nous pouvons les en estimer (377) dignes ou indignes ; et lorsque nous les en estimons dignes, cela nexcite point en nous dautre passion que la joie, en tant que cest pour nous quelque bien de voir que les choses arrivent comme elles doivent. Il y a seulement cette diffrence que la joie qui vient du bien est srieuse, au lieu que celle qui vient du mal est accom-pagne de ris et de moquerie. Mais si nous les en estimons in-dignes, le bien excite lenvie, et le mal la piti, qui sont des es-pces de tristesse. Et il est remarquer que les mmes passions qui se rapportent aux biens ou aux maux prsents peuvent sou-vent aussi tre rapportes ceux qui sont venir, en tant que lopinion quon a quils adviendront les reprsente comme pr-sents.

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    ART. 63. La satisfaction de soi-mme et le repentir.

    Nous pouvons aussi considrer la cause du bien ou du mal, tant prsent que pass. Et le bien qui a t fait par nous-mmes nous donne une satisfaction intrieure, qui est la plus douce de toutes les passions, au lieu que le mal excite le repentir, qui est la plus amre.

    ART. 64. La faveur et la reconnaissance.

    Mais le bien qui a t fait par dautres est cause que nous avons pour eux de la faveur, encore que ce ne soit point nous (378) quil ait t fait ; et si cest nous, la faveur nous joi-gnons la reconnaissance.

    ART. 65. Lindignation et la colre.

    Tout de mme le mal fait par dautres, ntant point rap-port nous, fait seulement que nous avons pour eux de lindignation ; et lorsquil y est rapport, il meut aussi la colre.

    ART. 66. La gloire et la honte.

    De plus, le bien qui est ou qui a t en nous, tant rapport lopinion que les autres en peuvent avoir, excite en nous de la gloire, et le mal, de la honte.

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    ART. 67. Le dgot, le regret et lallgresse.

    Et quelquefois la dure du bien cause lennui ou le dgot, au lieu que celle du mal diminue la tristesse. Enfin, du bien pas-s vient le regret, qui est une espce de tristesse, et du mal pass vient lallgresse, q