derades les navigations imaginaires

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1 DERADES PREMIERE PARTIE Prologue CHAPITRE I Des navigations ni réelles, ni imaginaires 1) Comme des emblèmes d'une époque 2) En conséquence 3) Des navigations antiques 4) Le Moyen Age irlandais: 5) Les Temps Modernes : 6) Orientalia: a) Le monde musulman b) Le monde iranien c) Le monde indien 7) Conclusion Notes CHAPITRE II Parentés et affinités apparentes 1) La katabase ou descente aux enfers 2) L'anabase ou voyage céleste 3) Pèlerinages, quêtes, continents disparus 4) Conclusion Notes CHAPITRE III Figures spatiales et modes de connaissance 1) L'Enéide, premier type de parabase : 2) Le Dit du Vieux Marin, deuxième type de parabase 3) Ulysse 4) Conclusion Notes CONCLUSION

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DERADES  

PREMIERE PARTIE

Prologue

CHAPITRE I Des navigations ni réelles, ni imaginaires

1) Comme des emblèmes d'une époque 2) En conséquence 3) Des navigations antiques 4) Le Moyen Age irlandais: 5) Les Temps Modernes : 6) Orientalia: a) Le monde musulman b) Le monde iranien c) Le monde indien 7) Conclusion

Notes

CHAPITRE II Parentés et affinités apparentes

1) La katabase ou descente aux enfers 2) L'anabase ou voyage céleste3) Pèlerinages, quêtes, continents disparus 4) Conclusion

Notes

CHAPITRE III Figures spatiales et modes de connaissance

1) L'Enéide, premier type de parabase :2) Le Dit du Vieux Marin, deuxième type de parabase3) Ulysse 4) Conclusion

Notes

CONCLUSION

 

PROLOGUE

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L'excitation joyeuse qui prélude à quelque voyage commencé sous d'heureux auspices l'emportera toujours dans nos consciences sur l'angoisse de partir, sur la crainte des soucis futurs et l'impuissance où nous sommes de réunir toutes les conditions favorables.

Malgré les désavantages probables, notre voyageur attend peut-être moins l'acomplissement exact d'un itinéraire qu'une rencontre imprévue. Et de plus, il s'est embarqué, confiant sa vie aux caprices des flots.

Nous aussi, nous nous engageons de prime abord dans un domaine agréable, propice à la rêverie : le souvenir des débuts heureux, sert à atténuer les inquiétudes qui surgissent d'un horizon tourmenté.

Une étude comparative des navigations imaginaires est longtemps restée inutile, vu la fascination commode qui entoure chacune d'elles. Vouloir les saisir ensemble, et comprendre leur essence, revient à ruiner cette brume artistique. Si aucune réflexion n'existe à ce propos, aucune assurance n'apparaît non plus de leur communauté. En somme, les conditions ne sont pas réunies pour un trajet aisé et protégé.

Les autorités manquent, les bornes et les signaux sont absents et les tracés qui s'ouvrent vont modifier les opinions premières et le cortège des hypothèses légères. Tout cela s'accompagne d'hésitations, de remords, d'abattements, d'abandons ... Mais chacun de ces arrêts doit précéder un autre départ et son excitation joyeuse renouvelée.

En effet, un "vide" existe, et sans avoir la présomption de le réduire, nous espérons au moins en signaler la présence. Que tous ces récits de navigations imaginaires n'aient pas été rassemblés et comparés, mérite l'attention en raison du poids culturel qu'ils ont dans chacun des pays où ils vinrent au jour. Mais est-ce là la question ?

Nous ne saurions nous contenter de voir la littérature condamnée à être le "reflet" des sociétés, de leurs mentalités, l'expression de désirs et fantasmes retenus, mais nous n'avons pas non plus d'attirance à la regarder comme un jeu tourné sur soi, une citation infinie de fragments et miroitements littéraires, une célébration orgueilleuse de la Forme pour la Forme. Il faut parfois repartir des textes , débarrassés des gloses accumulées par les siècles pour redéfinir une origine oubliée.

De même, ces récits pourraient donner naissance à une étude séparant le véridique de l'imaginaire mais l'intérêt en serait bien mince à considérer ce qu'ils nous proposent et qui nous paraît capital : une représentation de l'espace, une construction même. Or, notre histoire européenne, tant de la pensée que politique, s'instaure dans l'invention d'"espaces" qu'ils soient ceux de "l'au-delà", ceux des terres exotiques ou des nations, ceux de "l'agora" ou du "forum", soit autant de lieux à partager entre les hommes, et qui fondent une communauté.

Les principales règles que nous avons suivies renvoient à l'établissement de faits concordants, à l'usage de points de vue différents, à une constante redéfinition des termes ("imaginaire, au-delà"...) jusqu'à ce qu'ils se subdivisent et perdent de leur force englobante. L'on hérite souvent d'une problématique mal engagée par suite de termes et de concepts imprécis. Le "voyage imaginaire" en est un bel exemple avec son art de regrouper sans distinction aucune.

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Le plan adopté a donc ce mouvement :

a) unifier un ensemble de récits de navigation, - exclure les autres récits ;

b) au moyen de leurs représentations spatiales, classer ces récits, - diviser les concepts d'imaginaire et de rationnel;

c) rapprocher ces analyses d'une théorie géométrique (la théorie des catastrophes) portant sur l'origine des formes - s'interroger sur la façon purement littéraire d'exprimer ces mêmes processus de morphogénèse ;

d) établir enfin que ces textes littéraires permettent de conceptualiser des phénomènes intellectuels, historiques et culturels.

En effet, ces récits de navigation exercent une telle fascination au cours des siècles que nous espérons en avoir trouvé quelques raisons. Une célébrité momentanée a des vertus qui s'estompent souvent peu à peu, tandis que nos navigations, même si l'on vient à affadir leur sens, demeurent un "obstacle" que tout créateur sérieux doit franchir : il doit se heurter à leur force d'investigation, contourner leurs inventions formelles, les "ingérer" et les faire siennes pour que son oeuvre se façonne.

A cela s'ajoute le bénéfice irremplaçable de l'aide secrète et spirituelle que portent en elles ces navigations pour qui veut se plier à leur mouvement de découvertes.

Per diversa loca Oceani ...

UNE ENQUETE COMPARATIVE

CHAPITRE I

DES NAVIGATIONS, NI REELLES, NI IMAGINAIRES

"Plumes errantes sur l'eau noire"

Amers Saint-John Perse.

 

 

Parmi les récits de navigations, aussi nombreux soient-ils, il est d'abord nécessaire d'écarter toute une série d'oeuvres : journaux de bord, documentaires, oeuvres romanesques. Il s'agit de se priver de toute assise réelle, et vraisemblable, et donc de perdre une part du charme et de la force qui émanent de récits tournés vers ce monde-ci. Il suffit de voir combien instinctivement le critique et le lecteur cherchent dans un récit de voyage imaginaire à redonner une réalité géographique à certains périples, pour comprendre que cette exclusion n'est pas sans conséquence.

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Pourtant, nous éliminerons ces récits parce qu'ils peignent plus ou moins un monde réel, possible. L'autre versant, antithétique, concerne alors les oeuvres imaginaires . L'imaginaire, ainsi défini comme opposé au réel ou au vraisemblable, s'apparente à une liberté d'invention totale dans ce cas précis. C'est l'imagination débridée d'un Lucien ou d'un Rabelais, tous deux auteurs de navigations fantasques : le premier dans son Histoire Véritable nous avoue qu'"il est un point sur lequel je dirai la vérité, c'est que je raconte des mensonges" ; le second dans le Quart Livre use de même de sa liberté. On pourrait ajouter les voyages de Sindbad comme référence ancienne, et quelques récits de science-fiction pour plus de modernité. Le goût pour le fabuleux, le plaisir de l'aventure irréelle, l'amour du merveilleux, s'expriment dans ces oeuvres avec un bonheur plus ou moins grand. On ne demande au lecteur que de juger des prouesses inventives, du renversement des valeurs, du rythme et de la variété. Toutefois, ces oeuvres d'imagination, ces récits étranges de voyages sur des mers peuplées de merveilles, n'épuisent pas tout l'imaginaire. Ils n'en sont qu'une vision réduite où l'imaginaire est définie négativement, comme absence de contraintes, et non comme une activité régulée, structurant le monde.

Un troisième groupe de navigations se laisse deviner : à mi-chemin entre une représentation réaliste (vraisemblable tout au moins) et une représentation imaginative (inventée et impossible). L'Odyssée peut servir d'exemple simple à notre propos : elle demeure romanesque et imaginaire, mais n'opte pas pour l'une des deux solutions exclusivement. Le héros connaît la mer, son itinéraire est possible, mais des monstres inquiétants interdisent trop de certitudes cartographiques. On ne sait si une géographie est autorisée ou non, elle est disponible mais non nécessaire. Ce caractère ambigu ne manque pas d'inconvénients : ni romancier, ni utopiste, l'auteur est resté sur sa réserve, n'est pas allé jusqu'au bout des possibilités offertes. Cette situation intermédiaire sera capitale puisque l'on peut se demander à quelle logique ou à quelle réalité correspond cette attitude, ce qui est signifié par là-même, si l'on accepte l'idée que le projet de l'écrivain n'est pas dû au seul souci de jouer sur les deux tableaux pour plaire à tous. Le simple fait que toute étude "centre" son domaine de recherche, peut-il expliquer la place que nous attribuons à ces navigations ? En fait, elle est intermédiaire, non centrale, au sens qu'elle confine deux autres domaines et en tire partie aussi, sans les déprécier ni les organiser.

 

1) Comme des emblèmes d'une époque

Ces navigations entretiennent avec le pays qui les a vu naître des liens privilégiés alors que leur projet essentiel ou leur récit correspond à un éloignement maximal des cités humaines. Là s'énonce un premier paradoxe : aller vers l'au-delà, rechercher l'ailleurs et l'inventorier, se détourner du quotidien et du possible, sont autant de facteurs qui servent à ce qu'un pays s'identifie à une de ces oeuvres dont le but était d'échapper à cette emprise. Pourtant le doute n'est pas permis : si nous nous interrogeons sur l'expression qu'une civilisation (ou un pays, ou une société) laisse comme trace d'elle-même aux hommes, nous demandant quelle oeuvre littéraire la résume et la nourrit, nous serons frappés de constater que viennent à l'esprit, pour la plupart, les titres de navigations imaginaires. Le réflexe de l'opinion publique les désigne en général comme la quintessence des mentalités ou le témoignage le plus fidèle d'une époque, et l'idée sous-jacente à ce choix est contradictoirement d'estimer que l'oeuvre expose non seulement

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un monde particulier mais aussi une réflexion universelle et éternelle. La réunion de tous ces aspects n'est pas pour nuire à la célébrité de la navigation en cause.

Une simple liste d'oeuvres très connues suffit. Si l'on veut grossièrement illustrer la civilisation grecque antique, lui donner une "image de marque" courante et comprise de tous, et cela aujourd'hui comme hier et peut-être demain, l'on n'hésitera pas à recourir à l'Odyssée d'Homère : navigation imaginaire, peu propice à décrire la société de son temps puisqu'elle reproduit la vision idéalisée d'une société antérieure, mais connue de tous au point de devenir un nom commun. En fait, la même approche est possible pour Rome avec l'Enéide de Virgile, les "imrama" et la Navigation de saint Brendan pour l'Irlande médiévale, avec les Lusiades de Camoens pour la péninsule ibérique, l'aventure du Déluge pour les peuples sémitiques et mésopotamiens, le Livre des Morts pour l'Egypte pharaonique qui retrace la Navigation du dieu Osiris ou du dieu Râ vers le Royaume des Morts, les sagas de l'Islande, autant de noms surgis sans effort. Les navigations imaginaires dans un sens, font figure pour des esprits pressés, de synthèse visible d'un moment historique, elles élèvent à la puissance une période, malgré leur désir premier d'éloignement marqué par leur quête d'au-delà.

Maintenant, que l'on veuille bien se demander si à chaque tournant historique capital comme la découverte de l'Amérique ou la révolution industrielle, ne surgit pas une navigation, ne serait-ce que le Quart Livre de Rabelais, ou l'oeuvre de D. Defoë (Robinson Crusoé) en les rendant plus maritimes qu'elles ne le sont. Imprécision propre à toute opinion commune autorisée au nom d'une vérité intuitive. Parmi les premières oeuvres d'un nouvel Etat surgissant sur la scène internationale, se fait jour une navigation imaginaire ou une ébauche de ce genre. Nous n'en donnerons que deux exemples : l'indépendance des Etats-Unis et l'indépendance irlandaise ont été suivies ou annoncées par des textes de navigations imaginaires fameux : pour les uns, les Aventures d' A.G. Pym d'E. Poë ; pour les autres, les Errances d'Ossian de W.B. Yeats. Ailleurs, parfois l'oeuvre avorte ou s'interrompt, lors de soubresauts d'une civilisation , lors d'un commencement sans suite. Ainsi pourrions-nous conclure qu'un consensus est observable dans le fait que communément une navigation imaginaire est choisie pour désigner un état de civilisation.

Certes, il ne s'agit pas d'une loi mais d'une tendance dont il est difficile pour l'heure d'évaluer l'exactitude et l'intérêt. Existe-t-il d'autres genres créatifs pouvant jouer aux yeux de tous le même rôle de symbole et de synthèse commodes ? Certainement nous rencontrerions les épopées, les oeuvres poétiques ou quelques textes religieux qui serviraient de semblables prétentions, mais la grande différence avec nos navigations réside dans leur enracinement dans le monde réel des hommes, là où nos récits en mer s'évadent avec plus ou moins de vigueur de ce même monde. Le paradoxe demeure au regard de textes se voulant "étrangers et extérieurs" et qui, pourtant, résument de l'avis général les caractéristiques d'une société, d'une nation ou d'une culture.

Il est évident que nous ne chercherons pas à savoir si cette image donnée par les navigations d'une société quelconque est juste et appropriée, ni à l'expliquer. C'est l'extraordinaire impact de ces oeuvres sur les comportements et la créativité. Une deuxième zone de paradoxe apparaît ici : ce n'est pas l'oeuvre la plus imaginative ni la plus positive qui emporte les suffrages et suscite l'imitation en tant que modèle exemplaire, mais l'oeuvre "déficiente". On répliquerait facilement que la raison du succès de ces oeuvres réside dans ces déficiences mêmes que l'on songe instinctivement

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à combler mais le paradoxe demeure à les vouloir modèles et références comme si l'inachevé était ici d'une nature spéciale et plus proche de la perfection que la création structurée et pleine.

L'opinion commune ne s'y trompe pas : la navigation imaginaire va être adaptée, imitée, parodiée, reprise de mille manières. Leur influence pénètre les endroits les plus secrets, réservés à d'autres principes d'organisation et l'on ne peut que s'étonner de leur impact sur le réel. En effet, par une vocation interne, la navigation imaginaire place le lecteur loin des rivages connus, à l'écart des routes commerciales, au-delà de ses soucis politiques et familiaux, dans un univers où les rapports humains, ou ceux entre hommes et femmes, échappent au temps et à l'angoisse, face à des êtres défiant les lois naturelles. La description faite de l'au-delà nous entraîne, en dépit des réticences possibles du héros, vers des dérives inutiles et dépourvues des significations attendues et connues.

Il importe de bien poser ainsi ce caractère d'éloignement, d"'écart" propre à la navigation imaginaire afin de mieux comprendre le paradoxe que nous révélions : l'oeuvre ne traite point du monde des hommes, complexe, aux intérêts divergents, avec tous les moyens intellectuels à notre disposition tant rationnels qu'imaginaires, mais l'oeuvre devient un point de référence constant pour une culture et la base d'une série de considérations des plus réelles, en ce sens qu'elle nourrit, illustre, encourage des opinions politiques, des croyances religieuses ou magiques, des discussions philosophiques, voire des recherches scientifiques, des comportements individuels ou de groupe, le tout avec ampleur .

C'est pourquoi une dernière interrogation à propos du caractère paradoxal des navigations imaginaires vient à l'esprit au regard de la réalité qu'elles peuvent bien proposer. Avec elle débute toute une série de réflexions sur la cohérence de la réalité qui nous entoure, tant sur le plan de son origine et de sa finalité, que sur le plan de nos moyens d'action et de compréhension. La navigation, qui raconte une traversée empêchant toute cohérence ferme, qui refuse de se livrer totalement à l'enchantement de l'imagination comme à la satisfaction rationnelle (absence relative de message, de morale), invite à accorder au monde une autre identité.

Là encore, l'opinion commune et la critique se rejoignent pour attribuer à ces navigations une portée philosophique qu'elles ne devraient avoir que par mégarde ou sous réserve, vu qu'elles ne concurrencent ni un traité, ni un roman d'initiation, ni une méditation. L'alternance des moments heureux et malheureux propre à tout drame, ou récit d'une aventure n'y est pas capitale, l'action tend à devenir "linéaire", sans à-coups, la psychologie des héros y est faible, même s'ils se modifient profondément, le style peut abonder en répétitions, en dissymétries, et l'image donnée du monde s'avère fragmentaire.

Le paradoxe est bien dans cette contradiction inattendue qui accorde à l'oeuvre de dégager une cohérence supérieure, d'être une méthode d'approche du réel digne de la science et de la philosophie, alors qu'elle-même se structure de façon opposée à de tels projets. Il suffit de considérer le traitement peut être exceptionnel qu'a subi, à ce sujet, un texte déjà cité et aussi classique que l'Odyssée pour illustrer notre propos et montrer que l'oeuvre fut associée aux conquêtes scientifiques du temps : éclipses, mouvements des marées, art médicinal, se trouvaient au coeur de cette oeuvre, comme des

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connaissances endormies et n'attendant que d'être réveillées après des siècles d'ignorance où elles n'avaient point été vues.

Inutile de pousser plus loin cette analyse des opinions communes reposant sur des paradoxes assez curieux. L'on ne saurait les forcer davantage, les transformer en contradictions logiques, là où l'imprécision et l'intuition s'arrangent pour établir un consensus à peu près stable. Mais l'apport de ces trois zones paradoxales n'est pas nul : les navigations imaginaires invitent à la réflexion. Résumons ces paradoxes :

a) Une civilisation (ou une société, une nation) se reconnaît dans une oeuvre qui lui tourne le dos.

b) Une infinité d'applications s'effectue à partir d'une oeuvre qui ne possède pas les qualités nécessaires à un modèle.

c) Une signification transcendantale ou scientifique est accordée à une oeuvre qui prône l'errance, l'erreur, le fragmentaire dans sa constitution interne.

2) En conséquence

C'est au moyen de trois facteurs qu'il sera possible de constituer un corpus de textes qui servira à une étude comparative. Nous obtenons ces trois paramètres grâce aux paradoxes que nous avons pu relever, en leur donnant un caractère plus strict et une valeur de définition. En effet, il suffit de partir des caractéristiques immédiatement perçues des navigations pour se rendre compte qu'elles illustrent plus ou moins, selon leur identité propre, les trois tendances ou principes suivants :

a) La navigation imaginaire est un moment de dérive (ce qui la différencie de tous les récits où accoster, aborder, atteindre un port, prédominent au détriment de toute traversée). C'est le temps perdu ou passé en mer qui occupe surtout l'auteur et son héros.

b) La navigation imaginaire fuit les cités humaines , s'oriente dans le sens opposé, se veut en rapport avec un "ailleurs" ou un "au-delà" (ce qui élimine toutes les rêveries de cités parfaites, utopistes, réinventant le monde).

c) La navigation imaginaire est imaginairement pauvre , inférieure à un projet vraiment imaginaire, comme elle présente des manques logiques ou des inconséquences qui nuisent à sa perfection (ce qui exclut tout récit privilégiant l'enchantement pour l'enchantement ou la bizarrerie logique).

Nous déduisons ces principes des paradoxes précédents en les schématisant, en ignorant la relation incertaine qui s'est établie entre l'oeuvre et la société (ou le public). Ne demeurent que les particularités les plus marquées d'une navigation idéale puisque chacune d'elles valorisera plus ou moins ces principes, privilégiera l'un plus que les autres, etc.

Voici donc trois termes simplificateurs pour nommer les trois principes devant guider l'établissement du corpus :

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- le facteur d'errance : parmi tous les voyages "imaginaires", seuls sont à retenir les voyages en mer qui racontent une errance dont la durée est primordiale et constitutive du récit

- le facteur d'a-politisme : ce qui compte tout au long de ces navigations, c'est moins l'observation d'autres communautés humaines (leurs lois, leur organisation) que la représentation d'une Altérité ou l'état émotif que connaît le héros

- le facteur de manquements logico-imaginatifs : cette dernière délimitation est la plus difficile à cerner, elle souligne la difficulté où se trouve engagé ce genre de littérature, de n'avoir qu'un minimum de points de référence, de devoir se contenter d'un doute constant, ou d'une mise en oubli du monde apparent.

Cette attitude éloigne ces navigations des systèmes rationnels et imaginaires dont elles utilisent moyennement les possibilités, méfiantes à l'égard des mécanismes du rêve, de la rêverie ou de la raison. Cette affirmation peut paraître gratuite pour le moment : nous la tirons des paradoxes précédents où l'oeuvre est ressentie comme un modèle inachevé, à compléter par des suites, des imitations, des considérations philosophiques et autres. Il ne s'agit pas pour ces textes d"'inventer", de surcharger la réalité d'un nouveau poids de formes étranges ; il ne s'agit pas non plus d'élaborer une représentation exacte du monde que la raison pourrait expérimenter, mais il y a lieu de penser que certaines insuffisances logiques, certaines retenues imaginatives, visent une autre approche du monde.

C'est pourquoi le terme d"'imaginaire" ne convient qu'en partie. Il y aura lieu d'en proposer un autre dès que nous aurons dit quelles oeuvres correspondent aux trois délimitations précédentes : nécessité d'une errance maritime vers l'ultime ; l'a-politisme ou non-réflection des sociétés humaines ; incohérences momentanées significatives de passages ou incomplétudes rationnelles et imaginaires.

3) Des navigations antiques

Prenons au départ de notre tradition ce passage de la Bible où Noé embarqué sur son arche n'a plus de direction à tenir, puisque tout est englouti (principe d'errance), n'aborde en aucun port et s'éloigne à tout jamais de toute cité (principe d'a-politisme), néglige de nous décrire la prodigieuse turbulence des eaux du déluge, les pensées qui l'assaillent, la capture des espèces animales et tout particulièrement celle des poissons dont on ne sait si elle fut nécessaire (principe de manquement logique et imaginatif). Le texte biblique ouvre le chemin , parce qu'il résonne à travers toute la Bible, repris sous d'autres formes, réduit à une symbolique ou à un point de départ essentiel. Qu'il suffise de rappeler brièvement dans ce contexte l'épisode de Moïse, enfant abandonné dans une nacelle aux flots du Nil, et traversant la Mer Rouge pour errer en plein désert, ce qui illustre bien nos trois principes ou l'épisode de Jonas jeté en mer (alors qu'il fuyait l'invite de Dieu), avalé par une baleine, et finissant par accepter sa mission auprès des hommes : l'absence de direction s'observe lorsqu'il demeure dans le ventre de la baleine, comme l'insuffisance rationnelle et imaginative (donnons en contraste l'Histoire Véritable de Lucien, où le héros avalé par une baleine, découvre à l'intérieur forêts, peuples, tout un microcosme, ce qui dénote d'une surenchère imaginaire supérieure au récit de Jonas).

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Jonas préfère le monde des hommes, et fuit l'appel de Dieu, ce qui correspond à notre principe d"'a-politisme" d'abord refusé par le héros qui doit ensuite obéir sans discussion à l'ordre divin de rappeler aux hommes la présence d'un Au-delà. Signalons à ce propos que Jonas signifie en hébreu "colombe", ce qui bien sûr, nous renvoie directement à la colombe lâchée par Noé à la fin de son périple, dans l'idée de retrouver une terre ferme où reconstituer le monde humain.

C'est pourquoi rien n'empêche de considérer ces trois récits bibliques comme des navigations, même si leur étendue n'est pas excessive, en raison toutefois de leur importance à l'intérieur de la Bible toute entière.

La "navigation de Noé" a été souvent rapprochée des différentes versions mésopotamiennes antérieures du déluge dont le héros est Gilgamesh, au point que l'épisode de la Bible passe pour être un remaniement de ces anciennes épopées. Ainsi, Gilgamesh s'aventure sur mer pour rencontrer Um-Napishti, aux travers des eaux de la mort, parce que ce dernier a obtenu des Dieux l'immortalité, après avoir été sauvé d'un déluge général. Le voyage de Gilgamesh est une progression vers le moment espéré où un homme devenu immortel saura lui dire le secret de la vie éternelle, ce qu'il n'obtient qu'en s'éloignant des villes où il règne (principe d'a-politisme) ; mais par le récit qu'Um-Napishti fait de sa propre navigation, lors du déluge, l'on retrouve l'errance et le manquement logico-imaginatif (absence d'explication, par exemple, des raisons de ce déluge puisque les Dieux ne peuvent se mettre d'accord). Certes les deux récits sont d'époque différente, et n'ont été associés que plus tard : tout d'abord Gilgamesh revenait de son voyage, sans connaître le récit d'Um-Napishti sur le déluge ; dans les versions plus tardives, Um-Napishti révélait que Gilgamesh descendait par filiation directe de lui-même , et racontait sa propre expérience lors du déluge . Ainsi la juxtaposition de ces deux navigations s'enchaînant, mérite attention parce qu'elles se complètent étonnamment (l'une correspond à une volonté humaine, l'autre à une injonction divine). En elles deux, se retrouvent les trois principes-clefs (errance, a-politisme, incomplétude). Ce qui a été uni dans la tradition biblique par le personnage de Noé, demeure dans les textes mésopotamiens, d'un développement plus grand et d'une bipolarité capitale.

D'autres textes célèbres appartenant à d'antiques civilisations et trop connus pour être décrits longuement viennent en mémoire : l'Odyssée, l'Enéide, les Argonautiques, des passages du Livre des Morts des Egyptiens. Seuls quelques passages d'errance en mer peuvent correspondre aux trois principes.

Dans l'Odyssée se trouvent deux voyages antithétiques : le premier, celui de Télémaque parti à la recherche de son père, présente ici peu d'intérêt, l'autre, celui d'Ulysse, représente bien l'errance vers les extrémités du monde, l'éloignement à l'égard du monde des humains (dont la complexité est symbolisée par Troie), un déraisonnement menaçant (Athéna, déesse de la Raison, intervient pour activer un retour impossible) au profit d'un imaginaire envahissant (en ce sens, le troisième principe n'est pas absolument respecté d'insuffisance logico-imaginative), mais somme toute conventionnel si l'on en croit G. Germain dont la thèse sur les origines asiatiques de l'Odyssée montre bien tout l'aspect rituel (et non imaginaire) du texte, toute une codification fort commune à l'époque et nullement extravagante qui détruit l'idée d'un récit purement inventif.

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Considérons une des imitations de l'Odyssée : les Argonautiques d'Apollonios de Rhodes (auteur de l'époque hellénistique).

La légende de la nef Argô avait donné lieu à une épopée antérieure à l'Odyssée qui fut perdue ; Apollonios de Rhodes la réécrivit dans un langage proprement homérique, ce qui est déjà fort curieux étant donné que près de six siècles (Homère : X ou VIIIe siècle avant Jésus-Christ; Apollonios de Rhodes : IIe siècle avant Jésus-Christ) séparent ces auteurs et que la langue grecque du Ve siècle avant Jésus-Christ différait déjà de son origine "archaïque". Mais outre cette imitation stylistique, les quatre chants des Argonautiques exposent deux voyages (l'un d'aller, l'autre de retour) opposés, ce qui reproduit cette constante précédemment relevée dans ces navigations d'une double configuration (d'un côté l'entreprise humaine, de l'autre l'intervention divine). Ainsi, Jason, héros argonaute aidé des Dieux, s'en va sans trop d'embûches conquérir la Toison d'Or (premier voyage), mais poursuivi à son retour alors qu'il a enlevé la fille d'un roi (Médée la magicienne), il commet lâchement un meurtre, commençant par là une errance de retour des plus typiques de notre corpus de textes. Une géographie douteuse, imaginaire succède aux rêves symboliques (ses exploits nécessaires à la conquête de la Toison d'Or font penser à une initiation) ; une suite d'événements sans progression cohérente apparaît alors. F. Vian, dans son introduction constate : "à l'aller, l'initiative appartenait aux Argonautes : ils progressaient d'escale en escale vers la Colchide, triomphant des obstacles les uns après les autres, soit par eux-mêmes, soit grâce aux Dieux. Le retour, au contraire, n'est que fuite et errances: fuite improvisée devant la flotte d'Apsyrtos, errances à la recherche de la demeure de Circé, puis à travers une Libye inconnue. L'homme n'est plus que le jouet des événements et du ciel" . Il ajoute : "le calendrier du retour est plus vague que celui de l'aller " , tandis que le héros se trouve affronté à plusieurs épreuves consistant en une perte d'orientation (par exemple les Planctes ces "îles errantes" comme leur nom l'indique). Les trois principes sont facilement reconnaissables. Il semblerait même que le sujet a échappé à l'auteur, que la navigation s'est développée contre lui en un difficile retour qui débordait des concepts initiaux.

Homère maîtrisait mieux le périple de son héros. Ulysse subissait une perte progressive, malgré ses efforts, de ses moyens techniques pour revenir chez lui : une dernière tempête détruit même son radeau (Homère raconte donc cette lente dégradation ou épuration) ; or Jason possède gloire et amour, (acquisition de la Toison d'Or ; amour de Médée), navire indestructible et compagnons en vie, mais son retour est un voyage qui a perdu tout sens, tout but à atteindre, est devenu une fuite et une tromperie (Apollonios de Rhodes décrit ce vide psychologique, ce dépérissement intérieur, un monde livré à la gratuité et au non-sens).

A considérer ce que suggère le principe d'errance, on note un monde rendu à l'indistinction informelle dans la navigation de Noé, un monde victime d'un caprice des Dieux dans le récit d'Um-Napishti, un monde opaque et illusoire, véritable labyrinthe de formes à traverser dans l'Odyssée et dans les Argonautiques.

Une autre navigation appartenant au monde romain se situe dans la lignée homérique : l'Enéide de Virgile. Les six premiers chants sont traditionnellement appelés "l'errance d'Enée", vu que le héros parti des rives de Troie, tente à plusieurs reprises de fonder une nouvelle ville, et doit à chaque fois l'abandonner pour à nouveau courir la mer. La composition même de l'Enéide est à l'inverse de la chronologie d'Homère (racontant

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d'abord la chute de Troie, et ensuite le retour malheureux d'Ulysse), car elle commence par l'errance en mer et s'achève sur les combats d'installation dans le Latium. Seule la première partie est donc à retenir. De même, il y a lieu d'éliminer deux épisodes fameux qui replacent Enée dans un contexte social et humain impropre aux principes retenus, à savoir les amours de Didon et d'Enée, et la Descente aux Enfers d'Enée. Ce dernier épisode où le héros côtoie l'au-delà, ne saurait intervenir ici puisque, loin de nous placer dans une perspective d'éloignement, il nous est conté la destinée future de Rome.

Après un temps précisément d'errance, Virgile impose à son héros une visite du monde infernal juste avant qu'il ne "s'enracine" dans le Latium, ne s'engage dans une réalité conflictuelle difficile, comme s'il y avait eu "sortie du monde" et qu'il faille y revenir par un passage aussi éprouvant qu'une naissance. La première partie de l'Enéide est capitale pour la formation d'une conscience nouvelle (qui se fait par le biais du héros, mais s'étend à tous) qui nécessite avant tout, comme autant d'étapes, une progressive séparation des anciennes formes conceptuelles, rendue possible grâce à l'errance en mer, et à l'éloignement de toute cité. Quant au troisième principe de manquement logico-imaginatif, il s'exprime en partie dans le doute d'un ordre naturel, composé par les Dieux, dans l'effacement du héros (à peine silhouetté, et trop "moral" pour être vivant), dans ces perpétuels retours en arrière, dans une géographie peu imaginaire, traits qui sont particulièrement évidents dans ces épisodes maritimes (plus tard, pour Enée, la volonté divine s'éclaire, son caractère s'affirme, et l'oubli de Troie se fait).

Enfin, comme les précédentes navigations, il est possible de relever deux voyages antithétiques en soi : le premier où le héros se perd et n'entrevoit point d'issue à des malheurs, s'oppose à la "sécurité" de sa descente aux Enfers (où il est conduit et ne subit aucun outrage).

Le problème soulevé par l'Enéide d'une adéquation partielle de l'oeuvre aux trois principes, se manifeste d'une autre manière lorsque nous interrogeons la littérature sacrée de l'Egypte ancienne.

En effet, il paraît nécessaire de concilier plusieurs textes. L'Egypte a vécu et illustré le concept de navigation imaginative, avec une prolifération étonnante : la barque du Soleil navigue le jour dans le ciel et traverse la nuit le monde des morts ; Isis rassemble au cours d'un périple, les membres épars de son époux et frère Osiris, afin de le ressusciter ; l'âme du mort s'embarque vers l'au-delà et poursuit sa route grâce à une connaissance et une pratique de prières qui l'aident à surmonter les dangers rencontrés dans les tombes, outre le matériel funéraire, il est courant d'y adjoindre la barque nécessaire au voyage de l'âme du mort ; enfin, dans un conte, que la traduction française nous livre sous le nom du Naufragé de l'île datant de la XIIème dynastie (2000 à 1800 avant Jésus Christ), le héros, après une tempête, échoue sur une île couverte d'une riche végétation (fruits merveilleux), où il rencontre un serpent gigantesque qui lui promet retour, richesse et surtout de redevenir jeune.

Ce dernier texte, dont la qualité littéraire l'éloigne des simples récits folkloriques, se rapproche de nos navigations en ce sens qu'une tempête réduit le pouvoir de décision du héros (principe d'errance), que sa solitude (au départ le navire comportait 150 hommes d'élite) le détourne et l'isole du monde humain (principe d'a-politisme), que la disparition finale de l'île annoncée par le serpent laisse le lecteur sur une pénible

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impression d'incomplétude (à quoi rime sa soudaine apparition ? que nous signifie-t-elle ?).

Une telle navigation résume l'aventure selon un schéma très épuré. C'est pourquoi il serait peut-être nécessaire d'y greffer ces prières tirées du Livre des Morts des Anciens Egyptiens où le rapport entre l'homme et telle face cachée de la création est décrit, et peut par là-même compléter le conte du Naufragé. Comme la première partie de l'Enéide, qui se clôt sur une "renaissance", le Naufragé égyptien obtient une nouvelle jeunesse ; ce retour à une force vive capable d'un recommencement rappelle la quête malheureuse de Gilgamesh qui perdait dans une source la fleur de l'éternelle jeunesse au profit du serpent. Les dons accordés dans l'Autre Monde ne sont pas tous identiques : ni Noé, ni Ulysse , ni Um-Napishti ne sont dans la même situation face à l'immortalité (Noé n'a droit qu'à une longévité de vie remarquable ; Ulysse la refuse ; Um-Napishti la possède sous forme d'exil et sans accéder au statut de dieu).

4) Le Moyen Age irlandais:

Cette question de la structure et du contenu du temps trouve sa meilleure expression dans les récits de tradition celtique que le Moyen Age irlandais nous a laissés et a diffusés à l'Europe entière. Si l'on a pu parler de "miracle grec", il serait bon de voir dans la prodigieuse activité intellectuelle que l'Irlande connut du VIe au IXe siècle (après Jésus-Christ) non seulement l'essor d'une civilisation, mais surtout des traits de génie particuliers dont la portée est universelle.

Dans le Livre des Conquêtes (XIIe siècle) qui narre sur le mode mythique les différentes conquêtes de l'Irlande, il est remarquable que chaque nouvel arrivant accède, à cette terre promise qu'est la "Verte Erin", après une errance en mer débutant en un lointain Orient (égyptien, grec ou scythique). Chaque fondation (il y en aura cinq) s'effectue après un temps en mer dont le Livre des Conquêtes garde le souvenir sans en faire le récit.

Mais symptomatiquement nous pouvons espérer remplacer ces épisodes manquants ou tout au moins leur schéma, par les nombreuses navigations ou "Imrama", autres textes médiévaux légendaires, en particulier cette Navigation de Saint Brendan qui, d'origine irlandaise, eut un prodigieux succès, et la Navigation de Bran d'essence plus païenne et d'une grande qualité poétique.

Ces textes optent d'emblée pour un autre monde régi selon ses lois, cohérent en soi, loin de l'ambivalence résultant du conflit entre la raison et l'imagination, entre le possible et le souhaitable. Cet "autre monde" n'est pas meilleur que le nôtre, ni l'inverse idyllique ni une projection déformée, mais il se présente à la conscience. La navigation serait ce lien ou "continuum" nécessaire à des fragments isolés, qu'elle rassemble selon un idéalisme et une confiance dans l'issue du voyage souvent notés par les celtisants . Les périples irlandais en mer vers l'ultime connaissent une tendresse et une sérénité typiques, un sens du bonheur accessible, une espérance profonde qui, jusqu'à présent, échappaient à nos navigations.

Il n'est pas temps ici de distinguer ce qui appartient en propre au fond celtique et ce qui revient au christianisme. Bien des critiques l'ont tenté, car il n'est pas sûr que l'un ait pu, en fait, s'exprimer sans l'autre. Cinq navigations , à savoir le Voyage de Maël-Duin, la

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Navigation de Saint Brendan, la Navigation de Bran, le Voyage des Hui Corra, le Voyage de Snegdus et de Riagla, sont à retenir.

Ainsi, la Navigation de Saint Brendan et l'Imram Maël-Duin ont été rapprochées et comparées (la première chrétienne,la seconde païenne) pour donner à l'un de ces deux textes une antériorité qui équivaudrait à une qualité supérieure (jugement contestable d'un point de vue littéraire car l'ancienneté n'est pas en soi un gage de valeur). Saint Brendan opère en plein sacré ; Maël-Duin vise à la variété, à l'étonnement, au roman (le héros cherche le meurtrier de son père). Les deux textes sont de facture différente : d'un côté, quête religieuse ; de l'autre, aventures. Et il n'y a pas lieu de se demander si le premier christianise le second, ou si le second laïcise le premier. On pourrait s'interroger de même sur les rapports possibles entre ces cinq textes, rechercher le modèle premier qui influence les autres, mais la question est inutile dans le contexte qui nous préoccupe et nous préférons poser que leur originalité singulière et suffisante pour chacun d'entre eux nécessite un autre commentaire.

Une autre séparation engendrée par la critique, consiste à différencier deux genres irlandais : "l'echtra" caractérisé par une invite des Dieux auprès d'un héros appelé à visiter l'autre monde ; l'"imram" où le héros s'aventure de son propre chef en mer et dérive vers l'au-delà contre son gré. D'autres critères interviennent (but, motivation), rendant parfois incertaine la situation d'un texte pouvant très bien être tenu pour "echtra" ou pour "imram" (exemple : la Navigation de Bran). La distinction se fera grâce aux trois principes qui élimineront tout texte sans errance. Il importera peu alors de savoir quel genre précède l'autre, ou dans quelle catégorie mettre tel texte, mais uniquement de dégager comment ces oeuvres irlandaises répondent aux caractéristiques des navigations imaginaires.

Voici les deux textes les plus courts qui envisagent la navigation sous forme d'un pèlerinage. Le premier, le Voyage des Hui Corra, narre comment des parents dépourvus d'enfant s'en remettent au Diable pour en obtenir ; le pacte conclu, naissent trois fils (l'un en soirée, l'autre à minuit, le dernier au matin) qui, une fois grands, s'en prennent à toute manifestation de vie chrétienne, tuant prêtres, détruisant églises et couvents, afin de satisfaire leur Seigneur Infernal, jusqu'au jour où ils affrontent leur propre grand-père maternel qui est aussi un prêtre. L'aîné, au cours d'un rêve nocturne, a la vision de l'Enfer et du Ciel, ce qui provoque leur conversion chrétienne et leur volonté de s'amender en restaurant tout ce qu'ils ont détruit. Puis, après avoir exécuté leur temps de réparation, en contemplant le soleil sur le point de se coucher, ils nourrissent l'envie, dans leur émerveillement de connaître les régions où il se couche, de construire un coracle apte à les mener en mer.

Lorsqu'ils s'embarquent avec six autres compagnons, l'histoire de leur navigation commence à peine et n'occupe que la moitié de l'ensemble, preuve de son caractère anecdotique et reproduisant, en le développant, le spectacle de la vision céleste et infernale. Après quarante jours de dérive vers l'Ouest, confiant leur chance à la seule volonté de Dieu (principe d'errance), ils découvrent l'île de la Tristesse, l'île de la Joie (où chaque fois un des membres du groupe débarque, et par mimétisme se réjouit ou s'afflige, mais ne peut revenir, sans que l'on en sache les raisons, principe d'incomplétude logique), des îles aux formes étranges (l'une est montée sur piédestal ou semblable à une colonne ; l'autre est entourée d'une palissade d'airain), mais surtout se montrent à eux, en plusieurs scènes éparses, les peines qui attendent les damnés et les

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joies des bienheureux, selon une alternance assez régulière qui permet d'opposer avec insistance deux types de tableaux. Les Hui Corra, en vain, espèrent une résurrection qui leur est refusée d'île en île, jusqu'à recevoir l'ordre de rentrer afin d'aider à propager la foi chrétienne par le récit de leurs aventures.

Ainsi, se clôt cette navigation qui illustre moyennement les deux autres principes d'a-politisme et d'incomplétude logico-imaginative, puisque la description des peines infernales ne manque pas d'utiliser l'imaginaire (de même, l'Odyssée n'était pas exempte de ce même déchaînement imaginatif, contraire à la retenue des autres navigations où l'imaginaire "s'effondre" en force suggestive, par abandon descriptif), et de nous renvoyer aux malheurs de l'existence humaine gouvernée par tentations et vices (mais l'Enéide face à notre principe d'a-politisme, ne semblait pas non plus radicale dans ces choix, et s'ouvrait elle aussi sur une eschatologie, comme c'est le cas dans le Voyage des Hui Corra).

En fait, cette navigation irlandaise, comme la suivante, s'apparente mieux à l'autre type de voyage en mer que nous retrouvons dans ces récits imaginaires, à savoir le voyage héroïque volontaire où il y a moins d'errance réelle que des difficultés engendrées par une quête (retards et renvois se multiplient dans l'aventure des Hui Corra, sans engagement profond de leur part). Ici, l'absence d'états émotifs donne une image sereine et achevée de la Création (en dépit des horreurs vues puisque les héros ne font que les côtoyer sans intervenir), que l'on retrouve surtout dans la navigation liée à une volonté humaine. Le monde est complet, organisé, prévisible (tout étant à sa place), représentation détruite par l'autre façon de naviguer laissant trop de traces d'énigmes et d'incertitudes (école du doute et de l'hypothèse) et rompant toute continuité spatiale et temporelle.

Le voyage de Snedgus et de Mac Riagla débute ainsi : à la suite du meurtre d'un roi, à l'autorité abusive , les habitants d'une contrée qui se sont rendus coupables de ce forfait, paraissent condamnés par saint Colum Cille (ou Colomban d'Iona) à être livrés à l'Océan ; ils doivent, en effet, s'embarquer et être entraînés par les courants loin des côtes ; Snedgus et Mac Riagla envoyés de Colum Cille, assistent au départ de ces pèlerins forcés, mais ne peuvent se résoudre à rentrer directement à Iona où les attend Colum Cille, avant d'avoir eux-mêmes tenté un voyage en mer de leur propre chef.

L'exemple des condamnés est assez fort pour les décider à partir. Leur navigation commence alors, occupant environ les deux tiers de l'oeuvre en tout. Le texte signale l'abandon du coracle aux courants et aux volontés de Dieu (l'errance y est donc suggérée) si bien que peut alors se dérouler une série de merveilles (oiseaux doués de paroles et prophétisant ; hommes ayant des têtes de chien, de cochon) dont la plus curieuse est bien l'arrivée sur une île où l'on retrouve les criminels du début absous et vivant à proximité d'Elie et d'Enoch, ces deux sages de l'Ancien Testament montés aux cieux sans avoir connu la mort.

Enfin, l'histoire se termine par la rencontre d'un roi excellent, dont la demeure ressemble à une immense église, qui leur prophétise la venue en Irlande d'envahisseurs puisque les Irlandais ont oublié la Parole de Dieu. Il ne leur reste qu'à rentrer pour annoncer à leurs compatriotes ce triste avenir. L'éloignement des cités humaines n'est pas assez grand dans cette navigation pour entrer dans la catégorie d'a-politisme souhaitée, même si les visions de l'au-delà qu'obtiennent Snedgus et Mac Riagla n'ont pas le côté moralisateur

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des peines infernales et des délices célestes présents dans le Voyage des Hui Corra. Les scènes se succèdent de manière à rappeler l'Irlande (rencontre d'un héros gaëlique abandonné sur une île, don d'un éventail pour Colum Cille, etc.) et le fait de se confier à Dieu réduit l'errance à un excellent pilotage sans risque majeur. Même soin du récit à combler le manque logico-imaginatif produit par la décision d'envoyer en mer de pauvres condamnés ayant eu le malheur de se révolter contre un mauvais roi : le fait de les retrouver sur une île, exaucés et repentis, donne un sens à l'oeuvre et l'empêche de rester incertaine et surprenante, d'avoir ces discontinuités qu'il nous importe de reconnaître.

Bien que l'oeuvre soit de caractère religieux, elle n'a pas ce souffle et cette inspiration dont nous avons la trace dans les navigations répondant à nos trois principes. La Navigation de Snedgus et de Mac Riagla, comme celle des Hui Corra, appartient à l'un des versants des périples imaginaires : il n'est pas à rejeter puisque, comme nous l'avons constaté, il accompagne, avec quelque maladresse, l'autre versant de façon sans doute à le faire valoir ou à l'équilibrer.

La Navigation de Maël-Duin, récit plus étoffé tant par ses anecdotes que par l'expression donnée aux sentiments, n'en est pas moins délicate à cerner en fonction de nos trois principes, parce que l'élément romanesque prime et nuit à l'élaboration du mythe. Le héros Maël-Duin est élevé par une reine qu'il croit être sa mère jusqu'au jour où, pour le blesser, il lui est dit que sa vraie mère est une nonne (qui fut violée par un guerrier, son père, lequel mourut à son tour sous les coups des pirates). Rien ne peut mieux rapprocher la situation de Maël-Duin de celle si classique d'un Oedipe (né aussi d'une liaison interdite), ou de Télémaque (parti à la recherche d'un père disparu et voyant sa mère courtisée honteusement), situation qui oblige ces héros à partir, à trouver une justification à leur existence, ou à récupérer richesse ou pouvoir (éléments fondamentaux de tout roman).

Maël-Duin entreprend donc de partir venger la mort de son père afin de bien assumer sa filiation. Commence alors son voyage où les phénomènes naturels sont agrandis et modifiés parmi toutes ces îles étranges que le héros visite. Un critique a même pu prétendre avec assez de justesse, que les délices paradisiaques situés en un seul endroit sont dans le Voyage de Maël-Duin répartis entre plusieurs îles en autant d'aspects merveilleux (fruits, couleurs, fontaines, pierres précieuses, femmes splendides). Pour d'autres , ces étapes sont à considérer comme un processus psychique (semblable au Livre des Morts tibétain) où il est enseigné à l'initié, ce qu'il rencontrera une fois mort et comment guider son âme selon les périls et les merveilles, puisque "les différentes îles sont divisées en principes abstraits, telles l'île de la Joie ou de la Tristesse, en formes géométriques, en éléments ou en catégorie de personnes" .

Il ressort de ces dernières remarques que le principe d'incomplétude logico-imaginatif n!est pas correctement illustré. Le charme éprouvé à la lecture laisse moins d'incertitudes que le plaisir de suivre des rêveries.

Certes, lors de l'embarquement, les trois frères de lait de Maël-Duin s'étaient joints en plus au voyage, déclenchant une fatalité sur tout le groupe (condamné à une fausse errance puisqu'elle est le prétexte à conter les prodiges vus sur l'Océan) et sur eux-mêmes : ils ne pourront revenir en Irlande mais demeureront sur les îles qui correspondent à leur destin (l'un sera attaqué par un chat et réduit en cendre ; le

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deuxième restera sur l'île des pleureurs ; le dernier sur l'île des rieurs). Leur perte provoque une inquiétude ou une interrogation, vu que rien ne nous permet de savoir ce qui leur vaut un tel destin.

Mais il s'agit peut-être aussi d'emprunts à la Navigation de Saint Brendan, de façon à dramatiser le voyage et à conduire Maël-Duin au repentir et à pardonner à ses ennemis, meurtriers de son père (ce qu'il fait en dernier ressort). Si deux de nos principes (errance, incomplétude logico-imaginative) sont médiocrement représentés, le troisième l'est nettement mieux, en raison de cette obligation pour le héros de voir à portée de main les meurtriers de son père se vanter dans leur ivresse de leur meurtre, et d'être dans l'incapacité de les atteindre puisque les vents le poussent au large, loin de l'île où se tiennent ces coupables impunis. Plus rien ne rappelera le monde quotidien des hommes au cours du voyage, si ce n'est l'épisode où Maël-Duin et ses compagnons sont retenus par des femmes et ne peuvent s'en aller qu'en rompant le câble qui s'attache à la main d'un des leurs pour les tirer au port, selon un pouvoir magique. Là, en effet, l'envie de rentrer chez eux est manifestement exprimée, montrant donc que la Navigation de Maël-Duin ne voit dans ces merveilles de l'au-delà qu'un reflet monotone de la réalité, dont la saveur est supérieure . Dans l'Odyssée ou l'Enéide, les errances en des lieux imaginaires, conçus toutefois comme véritables et réels (à la différence du récit de Maël-Duin où le héros n'est pas engagé dans ces visions, mais les voit en spectateur) amenaient une souffrance égale au moins aux misères du monde réel. Le souci du divertissement et de l'émerveillement gène quelque peu l'affirmation d'un réel a-politisme qui s'accompagne toujours pour le héros d'une vraie souffrance.

L'accès à un monde idéal paraît bien être l'originalité de ces textes irlandais . Les oeuvres précédentes n'étaient point marquées par cette confiance en la possibilité d'accéder à un lieu idyllique et en l'existence d'un tel lieu pour les hommes. Accessible par accident ou surprenant le héros, un tel lieu est, dans la culture irlandaise, rendu accessible à des humains encore en vie et posé comme réel. Une nette impression d'optimisme s'en dégage.

Le héros navigateur irlandais effectue un voyage vers des lieux qui sont à proximité du monde des morts, mais qui ne sont pas lieux du royaume des Morts. L'apport du christianisme a, d'ailleurs, développé ce royaume et l'a subdivisé en quatre parties, si l'on adopte la lecture faite par certains critiques des echtrai et des imrama irlandais : l'Olympe ou l'Elysée celtique ou Ciel est le premier endroit ; puis viennent l'Enfer, le Monde de la Joie, le Monde de la Douleur. Le fait que le Ciel et l'Enfer se distinguent du Monde de la Joie et du Monde de la Douleur, permet certainement de considérer ces deux derniers mondes comme proches du nôtre et accessibles peut-être pour un vivant sans que soient dévoilés les mystères de la Justice Divine concernant la mort. Cette séparation est aussi une ouverture à l'intérieur d'un système dualiste (Ciel/Enfer) tandis que ces îles de l'au-delà ont la même position que le monde quotidien, puisqu'elles sont entre Ciel et Enfer de la même manière. Autant dire alors que l'au-delà appartient aux hommes comme une extension de leur activité et une suite normale de la réalité.

Cela explique aussi qu'il devienne vite aussi un lieu laïc d'où le sacré s'absente au profit de merveilles, de richesses, de femmes et de serviteurs qui peuvent être un reflet pur et simple de nos désirs en rapport inverse aux efforts et manques de la vie courante. Une telle dégradation s'observe à certains endroits des navigations irlandaises (surtout celle de Maël-Duin), mais il en reste deux autres qui, par leur pouvoir d'évocation, conservent

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soigneusement cette vertu d'engendrer le mythe, et non de distraire les hommes de leur misérable existence ou de les diriger par persuasion morale.

La Navigation de Bran développe une aventure en mer, alors que, dans les autres voyages vers l'au-delà ou "echtrai", le héros atteint directement le palais de verre (où l'attend la femme fée) dont l'emplacement correspond à une île ou à l'intérieur d'une colline. Il n'empêche que la navigation en soi, tient une place réduite dans l'oeuvre (environ un tiers), ce qui explique que l'on ait pu hésiter entre "imrama" ou "echtrai" lorsqu'il fut question de classer le récit de Bran.

Tout commence, avant même qu'il y ait embarquement, par un éloignement et un désintérêt du monde immédiat qui saisissent Bran après qu'il a écouté le chant d'une femme venue de l'Autre Monde, pour lui en vanter les beautés et l'attrait. Bran a compris que ce chant s'adressait à lui et qu'il était l'élu de cette femme entrée dans le palais de son roi sans que personne ne l'ait vue pénétrer par une ouverture. Son chant célèbre une île lointaine appelée "Terre de Bonté" ou "Très calme Terre" ou "Terre des femmes" , au milieu d'un Océan devenu prairie où courent les chars, île soutenue par des pieds de bronze blanc, où il fait bon vivre à l'abri de toute maladie.

La description qui en est faite, multiplie les épithètes de couleur (une brume entoure l'île de son voile charmeur) et indique le bonheur qui règne en ce lieu. Mais outre l'appel lancé à Bran de rejoindre cette terre, quelques vers, jugés postérieurs et interpolés annoncent la venue du Christ qui apportera aux hommes les mêmes joies que celles réservées pour l'heure aux habitants de la Terre de Bonté.

Bran parti avec trois neuvaines d'hommes rencontre , sans avoir abordé d'île, Manannan, sur un char, ancien Dieu de l'Autre Monde devenu héros, qui en sens inverse de Bran, va en Irlande afin d'avoir d'une femme un fils dont les exploits seront grands. La navigation est interrompue par les strophes chantées au cours de cette rencontre apparemment fortuite et dont le seul intérêt réside dans la différence d'appréciation du monde qui entoure Bran et Manannan : pour ce dernier, l'Océan est une prairie fleurie où tout est lumineux et immortel, et la barque de Bran navigue "sur le sommet des arbres" . Manannan, enfin, annonce à son tour la venue du Christ pour renouveler le monde perverti par la chute, laquelle paraît avoir épargné les îles de l'au-delà.

Ces vers sont de facture chrétienne et s'imbriquent curieusement dans le texte puisqu'ils sont entre la description des îles merveilleuses et la nécessité pour Manannan d'aller en Irlande en vue d'avoir un fils, dont on ne sait s'il préfigure le Christ ou s'il annonce la fin des croyances en la réincarnation (cet enfant ne doit-il pas prendre l'aspect d'un cerf, d'un chien, d'un saumon ?). A moins de retrancher ce passage d'inspiration chrétienne, le respect de l'oeuvre impose de reconnaître ce manque de logique caractéristique de certaines navigations, cette capacité de concilier le contradictoire ou d'associer les éléments sans chercher à les détruire. La juxtaposition brise l'ordre et laisse en évidence une incomplétude qu'il faut préserver (puisqu'un auteur a conçu cette étrange union de strophes non disparates, mais orientées vers plusieurs manifestations du divin).

Certes, le principe de manquement logico-imaginatif ne s'illustre pas sur ces deux plans : seule la logique est mise à mal tandis que l'imagination nourrit des descriptions assez fantasques et littéraires. Lorsque Bran continue sa route, il arrive près de l'île de la Joie où tous les habitants sont pris d'un rire continu, oublieux de tout souci. Un des

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compagnons de Bran, descendu sur l'île, ne peut plus revenir, mais demeure à rire sur place. Dans les autres imrama, d'autres personnes se perdaient dans l'au-delà ; ici, la frayeur est absente et aucune tristesse ne naît au départ de ce compagnon, comme si la Navigation de Bran visait une égalité d'humeur qui ignore tout épisode dramatique romanesque. Enfin, Bran arrive sur l'île des Femmes où une reine l'attire au moyen d'une pelote de fil qui se colle à la paume du héros. On ne note donc aucune errance réelle dans cette aventure pour l'heure, si la dernière anecdote ne modifiait ce jugement de fond en comble : un des compagnons de Bran, pris de nostalgie de sa terre natale, convainc l'expédition de revenir en Irlande ; la femme-fée les prévient de ne pas toucher terre ; Nechtan qui désirait tant revenir passe outre cette recommandation et sitôt au sol, tombe en cendres emporté par les flots. L'errance a donc bien eu lieu, mais à un niveau temporel et non spatial. Le temps a passé sans que Bran ne le sache et lorsqu'il eut raconté son aventure aux hommes "il leur dit adieu et on ne sait où il est allé à partir de ce moment là". L'impression que nous en retirons, est bien que l'errance commence alors spatialement, après avoir été subie temporellement. C'est le premier texte qui nous offre une telle disjonction et une telle fin.

Ailleurs, dans d'autres navigations, le temps perd de sa substance régulière et mathématique, indifférent aux espaces traversés dont il ne mesure plus les distances d'écart. Devenu expression d'événements spirituels qui le rythment en durées longues ou brèves à la manière du vers antique, il servait cependant à délimiter la succession de lieux atteints, de passages difficiles, d'attentes sur des espaces indéterminés. La Navigation de Bran, par cette dissociation déjoue les codes habituels de description, et fait mieux ressortir l'originalité d'oeuvres qui possèdent des tendances similaires. Elle nous amène à ce résultat que le Temps est envisagé comme ayant cette même structure irrégulière que l'espace où ont lieu ces aventures : mêmes absences, mêmes points de passage, mêmes superpositions, même richesse d'aspects et de substances.

Il reste une dernière navigation à étudier, écrite cette fois-ci en latin et dont la diffusion sera non plus seulement irlandaise mais européenne : la Navigation de Saint Brendan. La date de rédaction varie entre le VIIe et le Xe siècle sans que l'on sache qui en fut l'auteur (il y a de fortes chances qu'il fût Irlandais, en raison de son latin teinté de tournures irlandaises) et en quel lieu d'Europe le texte fut écrit. Outre de très nombreuses traductions et adaptations en langues vernaculaires, qui se firent sur ce texte, l'on n'est pas sûr qu'il soit premier. Il se peut en effet qu'une Vie du saint l'ait précédé et l'ait fait appartenir au genre si répandu au Moyen Age que l'on nomme hagiographie, mais l'inverse est aussi vraisemblable, à savoir que le succès de la Navigation ait engendré à son tour l'envie de rendre le texte plus conforme aux exigences littéraires du temps en l'intégrant au cadre habituel des vies des saints.

Ces différentes questions auxquelles il faudrait ajouter l'étude des sources et des influences qui donneraient l'explication de l'origine de l'oeuvre, ont longtemps passionné les critiques, au point de négliger quelque peu la valeur en soi du texte.

Saint Brendan de Clonfert reçoit un jour la visite inattendue d'un autre moine qui lui raconte, comment en mer il a été à proximité du paradis terrestre, comment il a pu l'accoster et en fouler le sol. Rien ne peut autant émouvoir Saint Brendan, qui, avec quatorze compagnons et trois moines venus s'embarquer au dernier moment, fait voile vers cette terre promise. Avant d'y accéder, les îles rencontrées seront souvent les mêmes d'une année sur l'autre, tant le voyage d'une durée de sept ans n'hésite pas à

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répéter et à redire ces épisodes essentiels. Au lieu d'un déroulement incessant d'anecdotes variées, s'impose une monotonie voulue qui va à l'encontre de tout fantasme imaginatif.

De même, en ce qui concerne le manquement logique, la Navigation de Saint Brendan, par le biais d'une alternance entré phénomènes possibles et réels, et phénomènes rêvés, multiplie les inconséquences, ce qui, pendant longtemps eut pour résultat un mépris injustifié pour cette oeuvre : ainsi, les trois compagnons supplémentaires sont laissés sur les îles sans que l'on puisse dire exactement si une fatalité heureuse ou méritée pèse sur eux ; le nombre de quatorze moines se réduit à douze en certains moments de partage de nourriture ; la succession des aventures n'est pas construite à la manière d'une progression ou selon un sens étudié, etc. Nombre d'exemples abondent pour faire preuve de ce retrait volontaire par rapport aux possibilités de l'imagination ou de la raison. Même les merveilles vues en mer, ces "Magnalia Dei" comme il est dit, et qui désignent un énorme poisson sur lequel le navire accoste comme s'il s'agissait d'une île, ou cet arbre couvert d'anges-oiseaux doués de la parole, ou cette colonne de cristal semblable à un axe du monde et entourée d'un filet qui plonge dans l'Océan, ne subissent aucune emphase descriptive, aucune envolée lyrique qui mettraient en valeur formes, couleurs, matières précieuses.

Saint Brendan découvre aussi très vite que sa navigation ne saurait avoir une direction humaine précise mais qu'elle n'est qu'une dérive infinie accompagnée de lassitude, de répétitions, d'interdits qui retardent sans cesse l'échéance. Avec constance et confiance, supportant d'être le jouet d'événements qui, à première vue, sont inutiles mais en fait le renforcent dans sa conviction de la grandeur divine, il endure faim et soif, moins persuadé d'avancer ou de connaître des étapes initiatiques, qu'attentif à l'heure où la Grâce Divine décidera de lui révéler la terre de Promission recherchée. Jamais le principe d'errance ne fut aussi nettement exprimé, puisque l'abandon du gouvernail à Dieu n'est pas le prétexte à une navigation reposante, bien menée, à l'abri des incertitudes et des dangers. Saint Brendan accepte de dériver de manière positive, afin de connaître des états émotifs plus forts, ne serait-ce que l'humilité qui place le regard en contrebas (le coracle dans lequel il navigue, est une embarcation en peaux, peu élevée par rapport au niveau marin). L'idée d'une errance qui aurait des effets constructifs et serait nécessaire sans que l'on y voie une fuite, un relâchement ou une commodité, est très importante, bien que difficile à cerner si nous la situons entre la fatalité et l'insouciance. Le héros peut être victime impuissante d'un destin qui s'acharne sur lui (en quoi, dans ce cas, son errance est valorisée ?), mais aussi il peut souhaiter s'en remettre à sa bonne étoile, par paresse (en quoi, alors, une telle errance serait positive et digne d'être louée ?).

C'est pourquoi, l'errance de Saint Brendan qui ne se fonde ni sur l'un ou l'autre cas, mérite attention : le saint doit obéir mais il doit aussi agir, s'inquiéter, prier. Curieuse position où l'errance subie est à diriger quand même, comme si une logique des contraires simultanés ou conciliés était possible, et définie. A un moindre degré, les héros des précédentes navigations en donnaient l'illustration. Cette notion d'errance n'est pas sans rappeler, de par son caractère ambivalent, le concept indien de "non-acte", cet acte de renoncement et de détachement qui veut que l'on se libère des avantages produits par les actes, mais dont toute assimilation à l'inaction serait fausse. Le héros de l'errance se laisse conduire puisque les conséquences d'un acte échappent toujours à l'homme, comme s'il renonçait à la vaine recherche d'une maîtrise des effets, mais cela

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ne l'empêche nullement d'accomplir son entreprise, de poursuivre son chemin en fonction de règles de conduite des plus exigeantes. Conciliant avec les accidents qui surviennent, notre navigateur maintient le cap de la pensée vers l'ultime, par-delà ce qui heurte, traverse ou détourne sa route. Les îles que Saint Brendan visite, sont désertes ou habitées par des moines qui ont échappé au vieillissement et demeurent dans l'attente, tout en étant conscients de cet état exceptionnel. Le mécanisme du temps est, dans cette oeuvre, d'une véritable complexité puisque Saint Brendan peut rencontrer des êtres d'une haute antiquité (Judas, l'ermite, Paul, les anges déchus de la création) des moines d'une génération antérieure à la sienne (la communauté d'Albe), voir disparaître trois de ses compagnons, et obtenir d'un jeune homme habitant la Terre de Promission une prophétie quant au devenir de la chrétienté irlandaise victime d'invasions dévastatrices.

D'autres prophéties émaillent le récit, tout au long de ces sept années, afin de confirmer le courage de chacun mais il serait vain de dégager des durées précises à l'intérieur de ce septennat d'errance, comme il ne sera rien dit du temps nécessaire au retour, une fois le but atteint. Ainsi que dans la Navigation de Bran, le temps se dénoue, se brise, libéré de son enchaînement fatal pour le profit des voyageurs, délivrant les êtres et les ressuscitant comme pour rappeler que chaque homme, quelle que soit son époque, est bien à égale distance du regard de Dieu, ou qu'il s'agit de combiner certains efforts spirituels pour retrouver, par perméabilité du temps, des expériences analogues et complémentaires. Ni instrument de mesure régulier, ni durée affective donnant au présent une épaisseur et une richesse prodigieuse. Le temps nous est décrit dans ces oeuvres comme plusieurs trajectoires venues de points d'horizon différents et s'entrecoupant selon une harmonie étrange. Il n'y a pas arrêt, mais tensions, courbures, attentes. On ne saurait trop reconnaître à ces navigations irlandaises cette réflexion fertile sur un des problèmes les plus angoissants de l'existence humaine, mais aussi cette capacité conceptuelle à dépasser le conflit d'un temps objectif opposé à un temps subjectif, du froid pouvoir de l'horloge vis-à-vis des frêles instants de bonheur, lorsque nous observons que Bran, Maël-Duin, les Hui Corra, Snedgus et Mac Riagla, Brendan, en dépit des différences qui animent leurs aventures, sont attendus à un moment et à une occasion donnés, de façon à répondre à la providence comme si à la réunion de certains événements et à leur accomplissement, devait se joindre ce navigateur involontaire, comme si la conjonction réalisée imposait la présence humaine et son témoignage.

Ainsi cette vision particulière du temps pourrait constituer l'apport le plus essentiel de la littérature irlandaise de cette époque, tant il arrive que nombre de ses héros se trouvent engagés dans un lieu ou une circonstance qui les réclament, moins pour mettre en évidence leurs qualités héroïques que pour les plonger dans un mystère précis qui les accapare et les change profondément et dont on pourrait ainsi résumer les questions :

"De qui ou de quoi suis-je le sauveur et le responsable ?

Pourquoi suis-je le seul à répondre à une attente dont j'ignore les causes ?

En quoi suis-je la pièce manquante à ce mécanisme inconnu livré à ma perception ?"

Trop souvent, par manque d'un éclaircissement conceptuel, cette image du Temps a été assimilée à un arrêt, à une immobilité soudaine survenue dans la marche des heures, laquelle expression suppose un déroulement continu nié précisément par nos textes. De la même façon, elle pourrait être conçue comme une glorification de l'Instant, d'un

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Présent, qui permet une rupture et l'émergence d'une Parousie, qui sauve de tous les autres instants vains et fugaces et ouvre l'homme à l'Unité Première. Dans les deux cas nos navigations irlandaises s'écartent tant de l'idée de cycles et de rythmes réguliers (telle que la pensée grecque l'a mise en évidence), que de la division de l'un en multiples instants, qui engendre l'impression d'une chute irrémédiable, d'une division amoindrissante à moins d'une Rédemption espérée (telle qu'elle s'exprime dans le messianisme tourmenté du monde sémitique).

Le monde irlandais, au travers des textes que nous avons présentés conçoit que le Temps met en place pour l'homme une structure matérielle ou un cadre d'événements qui lui sont destinés, assemblés à son profit totalement, et dans un but qui n'est pas unique en raison du mystère de cette adéquation : ébranlement spirituel, découverte esthétique, transformation morale, nostalgie, révélation, etc ... en exposeraient déjà quelques finalités. Il reste à dire que cet homme n'est pas seul, mais il est accompagné d'un petit groupe (à la manière d'une choeur théâtral amplifiant et partageant les sentiments du protagoniste) et qu'il est choisi moins pour des qualités humaines extraordinaires que pour accepter l'étonnement et l'admiration, tâche et quête qui lui reviennent.

5) Les Temps Modernes :

Outre des motifs commerciaux (atteindre les Indes) il est certain que ces navigations vers l'au-delà préparèrent les consciences aux découvertes maritimes. Mais ce qui n'était que rêverie ou hypothèse, devint soudain solide réalité dépassant l'attente et les cadres commodes de la pensée quotidienne. Pour donner l'expression écrite de ce désarroi et de ces nouveautés, il convient de se tourner vers le monde ibérique qui fut à l'initiative des expéditions en mer vers de nouvelles contrées. Ainsi les Lusiades du poète portugais Luis de Camoens dont la vie fut particulièrement mouvementée, publiés en 1572, racontent la navigation de Vasco de Gama passant le Cap de Bonne Espérance, et atteignant les Indes. Rien à première vue de moins imaginaire puisqu'il s'agit d'une expédition réelle, contemporaine à la vie de Camoens. Le poète lui-même avoue que l'exploit de Vasco de Gama dépasse tout ce qui a été imaginé auparavant en légendes ou autres récits mythiques .

Cette profession de foi l'éloigne même de notre principe d'a-politisme, tant la défense de la nation lusitanienne et de ses prouesses guerrières anciennes et modernes est constamment exprimée et chantée.Par quel biais retenir cette navigation et la rapprocher des oeuvres précédentes ? Est-elle conforme aux trois principes que nous avons posés ? L'humanisme de la Renaissance est-il cause d'une souveraine méfiance envers ce qui échappe au domaine humain, envers monstres, merveilles et miracles qui servaient aux navigations imaginaires ? L'on pourrait même supposer un véritable changement dans les mentalités européennes, à considérer comment les Lusiades rompent avec la précédente tradition, par son réalisme, par son matérialisme commercial voilé de religion et de faits d'arme, si l'on ne craignait l'anachronisme et le jugement hâtif. Reprenons cette épopée et décrivons ces dix chants qui la constituent.

Le chant I consacre que la gloire lusitanienne l'emporte sur toutes les gloires antiques et européennes, que Bacchus éprouve une jalousie envers les navigateurs portugais dont la gloire d'atteindre l'Inde va éclipser le souvenir de son propre séjour en cette lointaine terre, alors que Vénus a plaisir au contraire à favoriser ces hardis marins. L'opposition

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entre Bacchus (Dieu du vin et de la divagation) et Vénus (Déesse de l'amour et du bonheur) est un premier élément du principe d'errance : Bacchus fournira de mauvais guides fallacieux à Vasco ; Vénus sauvera des pièges tendus, ceux qu'elle favorise (chant II). L'errance est involontaire, et non désirée. Les chants III-IV sont occupés par le récit de Vasco au roi de Mélinde sur son pays natal, sur les raisons de son expédition, sur les dangers traversés. C'est l'occasion pour le poète de célébrer tous les rois courageux du Portugal, toute la tradition héroïque de l'Europe en lutte contre les Maures. Batailles et guerres de succession s'enchaînent, tandis que le rêve du roi Manuel (l'Indus et le Gange sous les traits de deux vieillards lui apparaissent pour l'inciter à "passer le mors à tous les peuples" chant IV 74), a pour effet l'envoi d'une expédition maritime devant doubler l'Afrique. Les préoccupations politiques, ce goût pour les rêves (nos navigations précédentes n'en faisaient aucun cas) nous éloignent de nos deux autres principes. Le chant VI avec la description du palais fabuleux du fond des mers de Neptune, avec l'introduction d'un roman courtois de chevalerie, avec l'intervention de Vénus domptant les vents, confirme notre remarque ci-dessus.

L'arrivée en Inde à Calicutt et les complots que les musulmans déjà installés fomentent auprès du roi hindouiste, que content les chants VII et VIII, modifient notre analyse : il apparaît au poète ainsi éloigné de son pays que l'Europe toute entière est brisée, déchue, car l'avidité et la recherche de l'or sont des mobiles plus forts que la défense de Jérusalem ; il lui apparait aussi que les conquérants portugais sont des rustres, ignorants des choses de l'Esprit et des Lettres. Ce jugement n'est possible que grâce à un éloignement physique et intellectuel intervenu progressivement et si les autres navigations s'abstenaient de toute référence aux rivages nationaux, il n'empêche qu'ici, nous avons énoncé un a-politisme soudain, naissant, difficile à promouvoir (tant Camoens était inclus dans son époque).

Cela semble traduire les douleurs d'un arrachement à ce que la civilisation européenne des siècles suivants ne saura pas éviter : l'ethnocentrisme-culturel. Engagé dans cette voie, Camoens, par une sorte de nécessité de remplacement (puisque les îles fortunées de l'Antiquité et le Paradis sont morts ou vont mourir), décrit dans ces deux derniers chants, le "Royaume de Cristal", une île imaginaire surgie des eaux de l'Océan, où des nymphes attisées d'amour attendent les marins portugais sur le chemin du retour.

Curieux épisode lorsque l'on pense à Ulysse fuyant les sirènes ou à Enée quittant Didon, ou aux navigateurs irlandais retenus et aimés par les femmes de l'Autre Monde : ici, le délassement est éphémère, et se veut délassement amoureux. Quelle raison a-t-il à clore ainsi cette épopée par un imaginaire commode, un merveilleux artificiel, si ce n'est que le poète découvre le vide laissé par la disparition des anciennes croyances et tente de le combler par une glorification des sens (jouissance admise et permise) et de la connaissance (une sphère de cristal résumant l'univers est présentée au héros pour qu'il sache combien vaste et encore grand le monde à conquérir pour le Portugal). En ce sens, Les Lusiades illustrent le principe de manquement logico-imaginatif : piètre constatation qu'une île fugace dont la description utilise les recettes d'un imaginaire défini comme source de désirs érotiques ; quant à la raison humaine, la voici restreinte et délimitée à un champ expérimental, pratique avant tout. Cette navigation, passionnante pour ce qu'elle révèle, paraît avoir voulu échapper à l'errance, à l'a-politisme, au manquement logico-imaginatif car il y avait une direction, un message historique, une unité de pensée et de culture comme points de départ. Néanmoins, ces cadres deviennent vite insuffisants et malgré les tentatives du poète de nous en

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maintenir l'assemblage, il reste au lecteur le pénible sentiment d'une expédition sans résultat ; le connu ne prend plus sa source, n'enfonce plus ses racines dans le mystère ; il est limité à l'aventure humaine, privée de ses anciennes certitudes et s'engageant sur une voie hasardeuse et infinie.

Les XVIIe et XVIIIe siècles européens qui consacrèrent la gloire de la civilisation française, ne livrent aucune navigation pour l'enquête. Ni le classicisme français, ni le siècle de lumières ne paraissent avoir eu de goût pour ce genre, au point de créer ce qui, dans les autres civilisations, constitue l'essence même ou la plus belle "fleur" de ces nations. D'autres cas peuvent se produire, comme par exemple le monde byzantin ou le monde scandinave dont nous n'avons pu retenir aucune oeuvre par ignorance.

En ce qui concerne la France du XVIIe, XVIIIe siècles, un manque pareil surprend: l'explication serait de considérer l'importance d'Homère à ces époques et d'admettre que l'Odyssée (dont la traduction entreprise en partie au XVIe siècle par Hugues Salel et Amadis Jamyn, disciple de Ronsard, proposée intégralement par Madame DACIER en 1709 qui offrit pour la première fois aux lecteurs l'ensemble des 24 chants, fut un événement capital et ressenti comme tel), devint la navigation du monde français. L'hypothèse n'a rien d'invraisemblable quand on observe l'influence de ce texte sur nos lettres et les conflits idéologiques qu'il suscita : l'option des Anciens et des Modernes au XVIIe siècle ; le renouvellement du conflit au XVIIIe siècle pour savoir si Homère avait ou non, existé, était le seul auteur, etc.

D'autre part, le retour à l'Antiquité consacré à la Renaissance eut certainement pour résultat de faire de l'Odyssée et de l'Enéide des oeuvres clefs pour tout royaume se voulant l'héritier de la gloire et du savoir antiques .

Survenant après la révolution française dans un monde anglais lui-même en pleine métamorphose et dont le rôle de leadership commence à se faire jour en raison de son efficacité économique et industrielle, est publié un texte étrange et quelque peu prophétique, une navigation "imaginaire", The Rime of the Ancient Mariner, écrite par Samuel Coleridge en 1798. L'ère du romantisme s'ouvre, bientôt diffusant ses thèmes et ses idéaux à l'Europe entière, d'abord sous la forme d'une réaction contre la Raison du siècle des Lumières, universelle et froide, puis comme un appel à d'intimes forces mystérieuses. Lorsque Coleridge édite ce poème, même son ami et poète Wordsworth craint que la bizarrerie du texte ne nuise au succès de leurs oeuvres publiées en commun sous le titre de Lyrical Ballads. Il définit ainsi cette bizarrerie, lors d'une ré-édition :"le poème de mon ami a effectivement de graves défauts d'abord le personnage central n'a pas de personnalité distincte ... ; en second lieu il n'agit pas mais est perpétuellement agi ; troisièmement, les événements n'ayant pas de lien nécessaire, ne découlent pas les uns des autres" .

Dans ces propos, on ne peut que retrouver déjà deux des principes : l'errance (le héros est agi), le manquement logique. En effet, le poème raconte la malédiction d'un marin qui, au large du Pôle Sud tue un albatros, voit, en raison de son acte, ses compagnons mourir, leurs squelettes s'animer sous la lune, et souffrant faim et soif, n'obtient son salut que par un mouvement d'abandon au Ciel et une confession à un saint ermite vivant sur une île. Loin de toute préoccupation politique, essayant même d'en distraire son auditeur du moment (il s'agit d'un garçon invité à des noces qui est fasciné et retenu malgré lui), le vieux marin est condamné à redire son crime éternellement, puni pour

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une faute qui le dépasse. A quoi bon, de même, s'être repenti et avoir été absous par l'ermite, s'il lui faut constamment se délivrer de son acte ? Et pourquoi le meurtre d'un oiseau occasionnerait-il la mort des autres compagnons innocents ou au pire, coupables d'indifférence ? Toutes ces anomalies et bien d'autres, le caractère décousu du récit, nous mènent tout droit à notre principe d'incomplétude logique et imaginaire (aucune surabondance de couleurs, ni de formes; aucune description de monstres ; mais un effroi constant, une sourde émotion d'inquiétude) dont l'auteur lui-même, devant les critiques de ses lecteurs, voulut atténuer la force au moyen de notes directrices.

Or, de toutes les navigations précédemment étudiées, c'est la première qui s'achève par un échec, par l'absence d'un lieu "idéal" dont il faudrait porter aux hommes le message de son existence, par l'image d'une création blessée par l'homme, lui-même condamné à se souvenir de cette blessure et n'attendant aucune absolution totale. Jusqu'à présent, le héros navigateur, victime malheureuse ou acceptant la souffrance, obtenait un salut définitif qui était comme une remise en harmonie du monde (Noé, Ulysse , Enée, Brendan) ou une ouverture à des domaines infinis (Um-Napishti, Bran, les Argonautes, le Naufragé égyptien ou même le héros des Lusiades). Ici, le retour est nouvelle errance auprès des hommes, auprès d'auditeurs qui ne donneront jamais la réplique, comme si le texte devenait une mise en garde face à une menace commune : n'aurions-nous pas tué notre "âme", nouvel avatar d'une chute primordiale, soit à un niveau collectif de civilisation, soit à un niveau de connaissance intellectuelle ? L'auteur ne le dit pas mais il ressort avec Coleridge que l'infernal supplante les terres bienheureuses et que toute navigation ultérieure sera méfiante envers les "arrière-mondes". Ce changement est plus qu'un thème littéraire qui signifierait, comme il a été prétendu, que l'inspiration est plus grande à dire des méfaits et des horreurs qu'à glorifier et à concevoir la perfection, c'est une modification dans la représentation du monde .

Les Wanderings of Oisin ou Errances d'Ossian (1889) de W.B.Yeats et les Aventures de G. Pym (1838) d'Edgard Poë semblent regarder dans deux directions différentes : le premier texte est tourné vers le passé fabuleux de l'Irlande ; le second annonce la future découverte d'une communication souterraine entre les pôles. Mais dans les deux cas, l'aventure, désastreuse, se conclut par une disparition, côtoie la folie et la vanité. Les aventures racontées par Poë disent comment son héros G. Pym embarqué clandestin, assiste à une mutinerie à bord d'un voilier, survit à une terrible tempête, dérive et tire à la courte paille pour se désaltérer du sang d'un compagnon qui sera sacrifié tant la soif les torture, est sauvé de justesse mais poursuit, avec le navire qui l'a recueilli, une course vers le Pôle Sud, où accostant à une île, des sauvages accueillent l'équipage avec joie, acceptent d'établir commerce et de les fournir en produits naturels, jusqu'au jour où un guet-apens leur est tendu dans une ravine de sable s'abattant sur eux et les enterrant tous, sauf G. Pym et son ami ; seuls réchappés sur une île hostile, ces naufragés découvrent d'étranges signes inscrits sur la roche à l'intérieur d'un labyrinthe, s'enfuient a bord d'un radeau et sont engloutis dans un immense tourbillon d'eau situé au centre du Pôle Sud .

Si les trois principes sont bien illustrés (l'errance et l'a-politisme au mieux ; le manquement logique aussi, mais l'abondance de l'imaginaire, des fantasmes et des délires, nuit à ce que nous notons d'ordinaire comme refus de se livrer à la force des rêves et des cauchemars), on ne peut qu'être étonné par cette "négativité", l'engloutissement final du héros que rien ne sauve (nouvelle étape de destruction par rapport au Dit du Vieux Marin). Autre fait du récit : pour faire admettre la véracité de

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l'aventure, les détails réalistes et les informations documentaires sont multipliés par l'auteur, parce que le récit a besoin d'être d'apparence véridique et joue à être cru (l'enchantement des autres navigations ne nécessitait pas de convaincre le public mais s'établissait une adhésion silencieuse et confiante, fondée sur la force mythique).

Certes, cette navigation étant avant tout un roman, il ne saurait y avoir la dominante religieuse de certains récits précédents, mais il faut tenir compte de la portée métaphysique de l'oeuvre comme l'observe Roger Asselineau passant en revue les différentes interprétations proposées . Il reprend la pensée d'un critique Edward H. Davidson (Poë - a critical study) qui insiste sur le côté cognitif du roman (découverte que le monde est incohérent, sans solidité), celle de David Halliburton (Poë - A Phenomenological View) qui remarque combien l'espace et le temps deviennent le lieu de l'impuissance du héros, "voué à l'horizontalité de la victime plus qu'à la verticalité de l'homme d'action", celle de Daniel Hoffmann (Poë, Poë, Poë) concevant que le roman aspire à remplacer une conscience trop rationnelle par une conscience transcendante, etc., autant d'analyses qui soulignent le caractère erratique, a-politique ou a-logique de l'oeuvre et la font adhérer prodigieusement au genre de nos navigations.

R. Asselineau conclut justement : "Les voyages de Pym deviennent très vite de moins en moins réels, et de plus en plus métaphysiques. Ce ne sont ni les peuplades inconnues, ni le Pôle Sud que Pym recherche, ni même sa propre identité, comme tant de héros de romans, mais le sens de l'aventure humaine. Au terme de son éducation par la terreur, ce n'est pas lui-même qu'il trouve mais Dieu. Il ne se trouve pas, il se perd." Et de noter, enfin, que l'énigme des Aventures d'A.G. Pym trouve sa solution dans le poème "Euréka" où Poë aboutit à une connaissance intuitive.On comprendra que le roman de Poë a tous les traits recherchés, en dépit d'un imaginaire très fort qui rend compte à nouveau d'une métamorphose des conceptions sur l'Autre Monde.

"L'Au-delà" n'est plus lieu du Bien et du Mal, mais seulement celui du Mal, comme s'il avait perdu, de façon identique au nôtre, ses terres d'émerveillement. Et lorsque l'écrivain en maintient la douceur possible et les grandeurs, c'est à titre de référence lointaine, car ce monde est désormais inaccessible, exsangue, touché par le cancer de la désuétude et de l'ennui. Tel peut être aussi, dans l'uvre de W.B. Yeats le difficile message d'Usheen (ou Oisin) revenu au monde réel, après des siècles d'errance spatiale et temporelle, et rencontrant Saint Patrick, symbole des temps nouveaux et de la nouvelle religion. Oisin (Ossian) a suivi une fée qui l'aimait, vers les îles de l'Elysée celtique jusqu'au moment où le souvenir de la terre natale et des exploits d'antan lui revient en mémoire et éclipse aussitôt le charme magique de ces lieux bienheureux, lui faisant regretter la vie réelle ; la fée tentera pendant des siècles de le distraire par des combats sans cesse recommencés et des sommeils peuplés d'oubli, mais en vain, si bien qu'Usheen aura le droit de revenir voir la terre, malgré la recommandation qui lui est faite de ne pas toucher le sol ; Usheen oublie cette mise en garde et devenu vieillard, raconte à Saint Patric les gloires de l'ancien monde et les paradis imaginaires qu'il a parcourus si longtemps.

Le regret du monde réel est donc supérieur à la magie des mondes enchantés, dont les plaisirs éternels engendrent ennui et lassitude. Le thème appartient au imrama celtiques (voir le Voyage de Bran par exemple), mais Yeats rêvait d'un retour aux traditions de la vieille Irlande afin que son pays retrouve une identité perdue ou tout au moins étouffée par la domination anglaise. Ses options religieuses même l'éloignaient de tout

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christianisme et l'orientaient vers des mystères spirites ou gnostiques en raison d'une inquiétude métaphysique certaine. On aurait pu donc s'attendre à ce qu'il désirât ressusciter le paganisme celtique dans sa splendeur confiante, comme un passé souverain et entier (même dans ses croyances en l'au-delà). Mais l'Elysée celtique ressuscité n'est pas un arrière-monde désirable, il ne vaut pas les anciens temps réels, et surtout il montre par contraste que le temps écoulé depuis a été décadence.

En ce sens, Yeats peut convier ses lecteurs irlandais à un réveil mais il ne peut leur mentir, quant aux motivations et espérances de leurs lointains ancêtres : l'au-delà celtique est une perversion, une image affadie et vaine de la réalité. Le temps passé dans l'autre monde, selon les autres navigations, ne faisait pas naître d'excessive envie d'en partir. Comme chez Poë, la métamorphose de l'au-delà, dans les temps actuels, s'opère par un sentiment de déréliction qui l'atteint comme toute existence. A noter que l'errance est en sens inverse (de l'Elysée vers le monde réel), que l'a-politisme est subi, regretté, que le manquement logico-imaginatif en tant que principe est minime (progression des scènes selon un plan symbolique ; descriptions imaginaires nombreuses et colorées).

En effet, le symbolisme de l'oeuvre est manifeste, imposant une direction logique précise et des images profondément chargées de sens. Yeats dans ses recherches théosophiques classait les quatre éléments selon leur valeur psychique, insistant sur les correspondances entre le macrocosme et le microcosme. Christiane Joseph nous rappelle que pour l'auteur, le feu est associé au printemps, à la jeunesse, à l'Est, l'eau à l'automne au soir, au chagrin et à la mort, l'air à l'ét et au Sud, la terre à l'hiver, au Nord, à la vieillesse. C'est pourquoi Ossian atteint dans son voyage en Au-Delà, trois îles correspondant aux trois âges de la vie humaine (jeunesse, maturité, vieillesse), chacune de ces îles marquée par une activité principale du héros (danse et chant, combat, repos) et par des images tirées des éléments (lumière heureuse dans la première, ténèbres agitées dans la deuxième, marais blême et silencieux dans la troisième). Ces lieux portent un nom où s'affiche le caractère symbolique de la composition :

Ile de l'Eternelle Jeunesse,

Ile des Combats,

Ile du Bonheur ou de l'Oubli.

C'est aussi une femme qui accompagne le héros, si bien qu'aucune réelle errance n'apparaït. L'élément féminin paraît omniprésent : pour Christiane Joseph, concluant son compte rendu, "le principe masculin ... est dégénéré, mortifié et absent ; il en résulte que l'eau, le principe féminin ne peut être fécondée." Et si "Yeats ne renouvela pas cette expérience de plongée dans les profondeurs obscures de l'inconscient, on peut penser que la tentative eut une valeur purgative" (p 140). Ce dernier trait exclurait de nouveau les Errances d'Ossian du genre des autres navigations proprement dynamiques (l'errance y est une épreuve, et non une croisière insouciante) qui ignorent toute régression à un état foetal et sont peu amenées à fouiller l'inconscient. Quant à l'éloignement a-politique, reconnaissons que l'oeuvre de Yeats puise à même en l'histoire d'un peuple, en son folklore et ses récits, de telle façon que l'écart avec les déterminations politiques n'est pas grand et que tout tend à "renouer" une histoire nationale (coupée en deux périodes: la période pré-coloniale, la période d'occupation anglaise destructrice d'une

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identité). L'Art en a le devoir et la tâche dans un subtil mélange d'aspirations poétiques et politiques.

Il reste à signaler que cette oeuvre est pour Yeats la première grande oeuvre, comme le Dit du Vieux Marin l'était pour S. Coleridge. De tels poèmes, placés au début d'une carrière poétique dans les deux cas exceptionnelle semblent inaugurer et éclairer toute l'oeuvre future, de même qu'ils partagent avec leur époque, les commencements de phénomènes historiques importants (naissance de l'ère industrielle chez Coleridge ; naissance d'une nation moderne chez Yeats ; et rappelons-le, chez Poë naissance d'une civilisation).

Présentant les mêmes particularités (d'être une des premières oeuvres d'importance d'un auteur ; de correspondre à un moment historique, les années 1900 ; d'être dubitatif quant aux charmes de l'au-delà), se trouve être le Voyage d'Urien (1892-1893), d'A. Gide. Urien, las de longues années d'études, s'embarque avec des compagnons inconnus mais connaissant le même dégoût des livres, pour une navigation qui doit leur apporter des aventures dignes de leur vaillance. Se refusant aux plaisirs charnels pour conserver intact leur force (qu'ils estiment nécessaire pour des actes glorieux), ils errent sur des mers languides, connaissent des cités splendides et pleines de tentations, assistent à des féeries de couleurs (flore, faune, pierres précieuses, levers et couchers du soleil), découvrent les maladies de chaque paysage avant d'aboutir, en un dernier effort, vers les glaces du Pôle (Nord ou Sud ?) en un lieu circulaire que ferme une muraille, où il n'y a rien à découvrir (sinon une certaine tiédeur prisonnière des glaces). Echec suprême, quête inutile et orgueilleuse d'un autre monde qui n'a rien de merveilleux ou d'étonnant à proposer. L'errance n'a conduit à rien, si ce n'est à repousser la vie ; l'imaginaire a obscurci toute découverte, et la raison est devenu orgueil, dépassement insensé, mépris du monde ; les cités sont côtoyées plus que délaissées.

J. Giono compose en 1944 Fragments d'un Paradis (publié en 1948), texte en prose dont il voulait se servir pour un poème intitulé "Paradis". C'est un constat navré de la pauvreté de notre imaginaire d'hommes modernes. La navigation s'ouvre par un refus affirmé des pays civilisés où l'on meurt d'ennui. Le but avoué de l'expédition est scientifique (étudier quelques îlots perdus à proximité du pôle Sud) mais le véritable enjeu est d'aller au devant du mystère pour quelque nouvelle vie. Tout au cours de la navigation, des espèces animales anormales affleureront, tomberont, s'étaleront, jetant le trouble et l'effroi. Les différents membres de l'expédition constatent, spéculent, au milieu d'un déploiement naturel éblouissant : toute la nature vit, s'agite, animée de bruits et de couleurs dont les palpitations sont cosmiques (orages sous-marins, crépitements d'étoiles, nuées d'oiseaux sur un monstre marin). La navigation se termine en un point où la pluie incessante laisse à peine entrevoir un monstre énorme portant le navire vers le ciel, quoique plus aucune indication ne soit possible (ciel et mer se rejoignent) et surtout aucune idée du mouvement.L'horreur se révèle à ce dernier trait : ils ne peuvent gouverner, aller ni dans un sens ni dans l'autre, ils sont "inanimés" (d'où cette phrase finale remarquable jouant sur les mots : "C'est pourquoi tous les hommes du navire s'empressent de se découvrir une âme"). L'errance enfin pourrait commencer. Sur les trois principes, visiblement, un seul peut être admis, l'a-politisme ; les deux autres ne sont pas présents. Les personnages en outre sont plus spectateurs qu'acteurs, sauf à la dernière page où l'on devine qu'ils se modifient sans que l'auteur narre leur changement.

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Ces dernières navigations indiquent donc une crise ou un affaiblissement des vertus accordées aux terres lointaines et merveilleuses. L'explication serait que toutes les terres du globe sont de nos jours découvertes, mais chaque époque a pu vivre avec la croyance d'avoir fait le tour du monde réel (les contours seuls se sont étendus ; la perception de leur insuffisance s'impose toutefois comme une constante de notre intuition). Les espaces intersidéraux ont peu inspiré jusqu'à présent de semblables dérives spirituelles , mais plutôt des images inversées de notre situation terrestre. L'imaginaire ou le rationnel y sont trop puissants pour que l'on puisse espérer trouver cette force mythique, cette méthode d'émerveillement et d'assise intellectuelle présentées dans nos navigations.

Il y a eu évacuation des îles fantastiques de nos mentalités et de nos mythes (en ces contrées extrêmes seul le vide et le chaos règnent) .

C'est en se tournant vers les autres civilisations et leurs uvres anciennes que le goût européen a parfois trouvé une compensation. Quête revenue vers un Orient authentique et fidèle, puisque les îles occidentales ont perdu leur magie après avoir envoûté Noé, Ulysse et tant d'autres en des temps d'origine.

6) Orientalia:

a) Le monde musulman

Il est surtout connu du monde musulman, les récits de ces marchands du IXe au XIe siècles qui allaient jusqu'en Chine et en revenaient avec des histoires fabuleuses. A mesure même que le commerce décroît avec l'Inde et la Chine, augmente, par compensation, la part de merveilleux et de fabulation . Si la Relation de la Chine et de l'Inde (datant de 851) a encore quelques préoccupation géographique informant le lecteur des terres visitées, très vite l'insolite pour l'insolite, l'imaginaire pour l'imaginaire l'emporte.

L'Abrégé des Merveilles , Les Merveilles de l'Inde ne sont que récits de négoces, d'animaux fabuleux, de femmes faciles, selon une double optique, à savoir fasciner les auditeurs (Jean Sauvaget signale qu'il existait des bibliothèques payantes où les mondains des villes irakiennes venaient puiser des récits à sensation) et aiguiser l'inquiétude intellectuelle. De son côté, André Miquel remarque le goût pour le particulier, de la pensée musulmane, à la différence de la pensée occidentale aimant l'abstraction universelle, ainsi qu'une "littérarisation" des thèmes de la culture scientifique aboutissant à une culture moyenne, moralisatrice, où l'étrange et l'insolite appartiennent aux peuples non musulmans et donc diaboliques, avant de servir à la glorification du Créateur qui voulut un monde infini et stupéfiant.

Le merveilleux possède alors une fonction sociale, celle d'adapter l'oeuvre au public (le souci du style prime sur le contenu) si bien que "la curiosité va aux curiosités"; tandis que disparaît peu à peu l'idée d'une unité supérieure, insaisissable par l'homme, car divine. D'où au sein de cette littérature des Merveilles, des changements d'optique dont l'effet ultime est une surenchère ("à merveilleux, merveilleux et demi") et un oubli de toute géographie réelle.

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Dans tous ces cas, nous sommes loin de nos principes qui définissent les navigations retenues, tant les motifs commerciaux, les impératifs moraux ou les désirs sexuels sont prédominants. Même plus tard, les Voyages de Sindbad ne peuvent entrer dans notre étude, même si des tentatives d'interprétation symbolique en ont été faites (n'y a-t-il pas sept voyages ? ne voit-on pas Sindbad emporté au ciel par un oiseau-fée ? son bateau n'est-il pas détruit ici ou là, symbole d'autant de renaissances ? etc.). En fait, Sindbad reste un marchand avide de gains, dont les difficultés servent à dramatiser le récit d'un imaginaire touffu et envahissant. L'errance est réduite à des naufrages, l'a-politisme n'existe pas ; la raison et l'imagination trouvent leur compte, l'une dans l'esprit d'entreprise de Sindbad, l'autre dans la description de scènes fantasques. L'anormal remplace le surnaturel ; le prodigieux et l'irréel, le spirituel.

 

b) Le monde iranien

Ces divagations mentales pourraient nous faire désespérer de rencontrer la navigation essentielle, si l'on ne trouvait pas sous la plume d'Henry Corbin ce résumé d'un texte iranien du XIIIe siècle intitulé "Récit des choses étranges et merveilleuses - contemplées et vues dans l'Ile Verte située dans la Mer Blanche" rédigé par al-Fazl ibn Yahyâ, d'après le témoignage du sage Ali Mazandarâni ibn Fâzel. Ce dernier raconte comment arrivé à une "presqu'île des shî-ites", il observe que leur subsistance leur vient des navires annuels provenant de l'Ile Verte située dans la Mer Blanche. A leur arrivée, il s'embarque car il est attendu de façon mystérieuse, les émissaires de l'Ile Verte le lui disent. Au bout de seize jours en mer, se détachent les sept murailles d'une cité splendide aux habitants resplendissants de beauté. Là, il reçoit Savoir et Révélation avant de devoir revenir chez lui. A noter enfin la situation occidentale de cette île. Si l'errance est suggérée, l'a-politisme certain, l'imaginaire discret et restreint, demeure une démarche rationnelle avec ces symboles se voulant initiatiques et d'ordre progressif. Mais l'on ne saurait nier la quête spirituelle qui est au centre du récit et qui nous autoriserait à la mettre au nombre de nos navigations, si le héros se transformait (condition sine qua non).

Pour Henry Corbin, il ne fait pas de doute que le récit en question est d'essence initiatique, même si l'Ile Verte située aux larges des côtes africaines pourrait appartenir aux Canaries (rejoignant ainsi une des localisations de l'Atlantide, ou de l'Ile de Promesse où le saint Irlandais Brendan est dit avoir accosté), ou, à l'opposé aux Iles de la Mer Caspienne. En fait l'île est hors du monde, et la flotte de sept navires qui vient emmener le pèlerin élu nous rappelle une symbolique toute puissante des nombres ( 7 navires ; 7 murailles autour de l'île ; 16 jours en mer et 8 jours d'entretien sur l'île, soit 24 jours - 2 x 12), et une attitude gnostique (pour la Gnose, l'homme est un exilé, séparé des siens) dans le choix du voyageur retrouvant des compagnons inconnus mais qui l'attendent. Henry Corbin, enfin, a raison de souligner les rapprochements possibles avec la légende du Graal (que seul l'élu atteint), ou surtout avec les imrama celtiques décrivant ces paradis occidentaux, ces terres de l'Eternelle Jeunesse dont nous avons parlé.

Dans un autre récit datant du XIIe siècle, antérieur au précédent, intitulé "Les îles aux cinq cités" , d'un certain Ali-al-Alawi al-Hosaynî, des marchands après navigations arrivent à une île immense dominée par une Cité magnifique, d'où ils sont renvoyés par

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le roi pour ne pas présenter tous les caractères du musulman authentique (ils sont sunnites, et le roi est shî-ite). D'autres îles les attendent (cinq en tout), au-delà du monde, où règnent beauté, douceur et santé. Elles sont gouvernées par les fils de l'Imân (dont les shî-ites attendent le retour) et suffisent à convaincre nos marchands de leur erreur confessionnelle. Le temps de navigation est vide et seule compte l'arrivée finale aux cinq îles (aucune errance) dont le regroupement symbolique dénote une rationalité nullement mise en doute. Comme dans le précédent texte, "l'invasion" du symbolisme écarte ces oeuvres des navigations étudiées .

La consultation du Livre des Rois de Ferdousi (XIe siècle) , l'épopée iranienne par excellence ne livre qu'un bref passage.

L'épisode est le suivant : le roi et héros Key Kosraw a eu une enfance solitaire (confié à des pâtres, paraissant idiot ou se cachant sous cette apparence, fort, fils d'un prince iranien excellent et d'une princesse touranienne dont le père est le Magicien du Mal Afrasiâb) ; par suite de l'incapacité du roi iranien, l'Iran est dévasté, perdu à moins d'un héros le sauvant ; ce sera Key Kosraw dont la double appartenance le conduit à être un souverain hors-pair ; il luttera donc contre son grand-père maléfique Afrasiâb qu'il poursuit au delà de la Chine, sur la mer de Zereh après sept mois de navigation ; sur cette mer, deux étrangetés sont à signaler : "Les voiles se retournèrent, les vaisseaux allaient la poupe en avant et sortirent de la route qu'il était raisonnable de suivre" ; d'autre part, on voit au fond de la mer animaux, hommes, hybrides d'animal et d'homme, le tout vivant sans la moindre gêne dans cet infra-monde inquiétant ; Key Kosraw atteindra la rive opposée, s'emparera de la citadelle magique de son grand-père, qui échappe à ses poursuivants une nouvelle fois. Key Kosraw revient en Iran après une autre traversée de la mer à peine signalée.

La navigation décrite est anecdote, et les éléments sont posés pour un éventuel développement qui n'eut pas lieu au sein de ce récit des hauts faits des héros. L'épopée est trop ancrée dans un système de valeurs politiques pour que naisse cet écart, cet éloignement, cette indifférence propres aux navigations "imaginaires". Ni symboliques (comme les textes shî-ites) ni épiques, ces dernières ne laissent pas facilement appréhender leur statut.

Une autre épopée plus romanesque et légèrement postérieure, l'Epopée de Gerchâsp d'Asadi junior de Toûs, neveu de Ferdousi, calligraphe et auteur d'un dictionnaire, ayant vécu au XIe siècle, raconte comment Gerchâsp, une sorte d'Hercule tueur de dragon, qui règne à Kâboul, va en Inde lutter contre un féodal révolté, et après de rudes batailles, s'embarque pour une navigation merveilleuse qui donne lieu à des listes de merveilles, et à des entretiens philosophiques avec des ermites. Cette épopée inclut davantage de sentences morales et métaphysiques que la précédente. Au terme de son périple en mer, Gerchâsp ira en Chine, en Espagne, épousera la fille du roi de Byzance, et visitera le pays des légendes, ce Touran d'où jaillit toujours le Mal prêt à envahir l'Iran. En quoi, sa vie fut bien remplie.

Que dit donc son voyage en mer ? Il a lieu après des batailles confuses en Inde qu'une paix définitive conclut. Le roi de l'Inde accompagne Gerchâsp qui se rend sur le "Pic d'Adam" à Ceylan (à cet endroit, aurait chu Adam chassé du Paradis) ; là, au milieu des fleurs, s'ouvre un puits sans fond, de même qu'il est dit que le pic "s'élève aussi haut que la lune" . Un brahmane et sa femme y vivent

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Gerchâsp s'entretient de sagesse et y écoute des sentences morales, avant de s'embarquer. Ainsi, on note qu'au désordre des guerres succède une période d'accalmie préparatoire du voyage en mer, comme s'il s'agissait d'une purification en cours à mener à son terme, c'est-à-dire en opérant un périple vers des îles lointaines. En ce sens, il y aurait bien pour nous cet "a-politisme" constitutif de la navigation étudiée. Mais l'errance sera minime.

En effet, "il était un marin qui faisait pilote ; les routes de la mer, il les connaissait toutes ; il savait bien ce que toute île contenait ; d'autre part, il pouvait parler toutes leurs langues ; sur la mer, en tout lieu qu'il examinait l'eau, et en sentait la vase, il situait l'endroit quand la mer s'agitant précipitait sa course, il avait un bassin ; il le remplissait d'eau ; et il voyait dans ce bassin tout l'avenir, comme dans un miroir on voit sa propre face" . Avec un tel pilotage, autant dire que la navigation est sans dérive, de plaisance tout à fait. Les îles se succèdent aux merveilles multiples (biens précieux, phénomènes étranges, flore et faune aberrants, êtres mi-humains mi-animaux...). C'est l'occasion d'admirer, de raisonner, de s'étonner des prodiges créés par Dieu, et de convaincre moralement qu'il lui faut obéir. Efforts et peines, angoisses, souffrances disparaissent, comme indignes de la fortune d'un roi excellent. Et c'est dommage pour notre question, qu'il n'y ait point cette remise en cause de l'imagination et de la raison mais que ces dernières soient à ce point à l'honneur, car quelques épisodes auraient pu provoquer une hésitation conceptuelle, un trouble prometteur. Gerchâsp atteint une île qui contient le tombeau du fils du premier souverain iranien, ce qui provoque en lui un sentiment de désarroi devant l'écoulement du temps et la futilité de nos préoccupations. Un sage protège le tombeau et se livre alors à un commentaire moralisateur sur les véritables biens (ceux de l'esprit), détruisant ainsi ce qui aurait pu être une dérive temporelle intéressante .

Sur l'île suivante, un cavalier "mécanique" défend un escalier sur lequel il n'était pas bon de poser pied ; un mécanisme (une chaîne circulaire) provoque la chute d'une pierre lancée par le cavalier. Là, il est notoire que le merveilleux est d'ordre technique et exclut tout surnaturel même si cette citadelle possède des objets ayant appartenu à Adam et Eve et doit un jour disparaître lors de l'arrivée d' un prophète. La navigation de Geschâsp se termine par le spectacle d'une île errante (une tortue, pense-t-il) couverte de forêts, mais cela ne donne lieu à aucune suggestion d'errance et le récits se termine par un "Ensuite l'on passa de la mer à la plaine" , réservant au lecteur le monotone plaisir de parcourir les merveilles terrestres selon le même principe du désir encyclopédique. La navigation occupe donc une place intermédiaire (entre des guerres et des découvertes ) sans d'autre portée que de distraire et de surprendre. Le souci de tout ramener à une explication, de multiplier l'enchantement merveilleux, l'éloigne de notre principe d'incomplétude logico-imaginative, de même que ce parcours sans danger ne peut correspondre à une véritable errance. Seul le premier principe y trouverait son compte. Cela n'est pas suffisant et nous en conclurons que le monde iranien possédait en soi les linéaments nécessaires à une navigation "imaginaire", tenta même d'en structurer les matériaux, mais ne sut jamais provoquer ce miracle d'une remise en cause de son identité ou d'une nouvelle élaboration de cette même identité culturelle. Ulysse , Enée, Saint Brendan, Bran, pour ne citer qu'eux, abandonnaient tout espoir de se diriger tant réellement qu'intellectuellement, et de l'épreuve subie, revenaient porteurs d'une autre réalité livrée à l'homme (digne de son occupation, de la fondation de ses cités, d'une promesse de salut ou d'accompagnement). Ici, ces terres imaginaires sont une parenthèse et un prétexte pour consolider une morale. Il n'en reste pas moins que l'Iran,

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empire profondément continental, eut besoin par le biais de son héros épique principal (Key Kosraw) et d'un autre héros plus romanesque (Gerchâsp), d'envisager des "navigations imaginaires" à un stade de son développement intellectuel qui, aussi, pouvait s'y exprimer. Plus tard, le mysticisme soufiste renouvela la tentative ("L'Ile Verte en Mer Blanche"). Mais cela restera au stade de la virtualité.

 

c) Le monde indien

Plus à l'Est encore, le continent indien possède une littérature très ancienne et d'une grande variété. Mais rien ne prédispose la littérature sacrée hindoue à des navigations. L'héritage indo-européen est d'ordre pastoral, éloigné de tout rapport avec la mer : un seul poème du Rig-Veda (X-135) raconte comment un enfant dont le père est mort, entreprend de construire une barque pour le rejoindre chez Yama, Dieu des morts. Cela se résume à quelques vers :

"O garçon, la voiture nouvelle que tu as faite en imagination, sans roue, à un seul brancard, le front en tout sens tu es monté sur elle, sans le voir.

O garçon, la voiture que tu as fait rouler devant les experts d'éloquence, la mélodie a roulé par derrière, placée d'ici-même sur le vaisseau."

Le navire est ici prétexte à montrer à cet enfant que sans le savoir, il est embarqué, lui aussi, vers la mort, si bien que nulle tentative de navigation n'est nécessaire. Elle a lieu de toute façon. Dans le Mahâbhârata (Ve siècle avant Jésus-Christ environ) cette immense épopée indienne, un épisode est à retenir : il raconte le déluge à l'époque de Manou Vaivasvata . Manou recueille et sauve un petit poisson qu'il doit, au fur et à mesure que sa taille augmente, placer dans des espaces aquatiques de plus en plus grands, jusqu'à le lâcher en pleine mer. En remerciement, il obtient de ce poisson (réincarnation du Dieu Vishnou, dieu aimant l'humanité) d'être prévenu du déluge qui marque la fin d'un âge du monde (ou kaliyuga). Manou, comme l'avait fait Noé, construit un navire où il enferme toute les semences vivantes ("tout ce qui est mobile et immobile") et où il s'embarque avec les sept sages détenteurs du savoir nécessaire au monde futur. Le déluge commence, mais le navire est dirigé par le poisson (à la corne duquel il est amarré) pendant plusieurs séries d'années : "dans cette plénitude d'eau" , "il vacillait sur les grandes lames amoncelées, il chancelait comme une femme ivre", (soit le principe d'errance et d'a-politisme).

Enfin Manou arrête sa course en abordant au sommet d'une montagne d'où il doit recréer les mondes. Les ressemblances avec l'épisode biblique de Noé ne doivent pas faire oublier l'intervention du poisson divin, ni même l'idée des catastrophes cycliques propre à la théorie indienne. Noé était livré à sa solitude, à la terreur de la destruction finale, jusqu'au moment où, sauvé, il offre un sacrifice à Dieu qui en fait le nouveau père de l'humanité. Un processus est désigné alors que le récit indou reste marqué (ou a été ainsi marqué) par un début de symbolisme (progrès du poisson ; les sept sages ; recréation identique), qui est propre à une des façons du penser rationnel. En cela, la navigation de Manou s'éloigne du principe de manquement logique et même imaginaire. Mais bien d'autres textes reprendront ce récit, en particulier dans deux Purânas (récits du Xe siècle après Jésus-Christ) : le Matsya Purâna, et le Bhâgavata Purâna . L'on

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rejoint ici le fait que nos navigations jouissent d'une forte influence sur le cours ultérieur des lettres.

On ne saurait, toutefois, oublier de noter le soin d'éviter toute navigation dans la littérature indienne ultérieure.Traverser la mer tient d'un interdit religieux. Dans l'épopée du Râmâyana, le héros Râma, devant atteindre Ceylan, traverse la mer sur un pont, et en revient grâce à un véhicule aérien, que dans les Purânas, il nous soit décrit sept mers entourant sept continents, tout en niant que ces mers aient été empruntées et sillonnées. Ainsi dans le Bhâgavata Purâna nous dit-on que :

"les sept mers sont formées successivement d'eau salée, de jus de canne à sucre, de suc fermenté de palmier, de beurre clarifié, de lait, de crème, de caillé et d'eau douce ; elles sont autant de fossés qui entourent les sept Dvîpas (continents) ... ; elles ne se confondent pas l'une avec l'autre."

Ici, se clôt momentanément , le catalogue des oeuvres à retenir, prises à diverses civilisations, et possédant en commun quelques traits précis. Nous soupçonnons des manques dans ce recensement des navigations "imaginaires", mais ces récits ne sont parfois ni traduits, ni même connus.

7) Conclusion :

Au terme de ce regroupement de textes, on retiendra :

a) La reconnaissance de caractères communs internes permet d'établir à un niveau littéraire l'existence d'un genre. Mieux qu'une comparaison entre des oeuvres, laquelle porterait sur des idées, des caractères, des motifs et des buts, notre recensement se fonde sur des principes qui signalent une absence ou une privation. L'errance ou la dérive, l'a-politisme et le manquement logico-imaginatif imposent une attitude de retrait et de doute.

Mais ce genre virtuel, constitué de façon négative, n'est pas clos définitivement, il ne doit servir qu'à constituer, par la collection d'oeuvres différentes, un matériau de travail .

b) Le terme de "navigation imaginaire" ne convient peut-être plus puisque l'imaginaire est mis en demeure de s'estomper, ou qu'il n'est pas exploité dans toutes ses fantaisies inventives. Il est même possible de dire que nos auteurs se méfient de ses pouvoirs d'occultation, de remplissage opaque du monde qui font écran à la transparence souhaitée. La fatigue, l'ennui, les désirs le font naître et embarrasse le réel de ses constructions obsédantes. Or toutes nos navigations recherchent davantage l"'éclaircie", obtenue par alignement, atténuation ou effacement, par ce que l'on pourrait appeler "parallélisme à la surface du monde", comme le veut la navigation sur mer. Il n'y a ni profondeur ni élévation, mais soumission à la platitude. En échange de ce point de vue, le continuum de l'espace et du temps, obstrués par nos productions imaginaires et intellectuelles, s'ouvre en des golfes d'ombre ou de lumière, en des lieux dont la fonction est d'enrichir le monde réel courant, lieux de fabrication du visible. C'est pourquoi l'on aimerait proposer le terme de "parabase" tiré du grec (para signifiant "le long de" ; et "base" l'action de marcher, d'aller) et qui rappelle par opposition les descentes aux Enfers nommées "catabases infernales" ou les ascensions célestes dites

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"anabases célestes". Il y aura lieu d'ailleurs de voir que les parabases se différencient des catabases et des anabases.

Toutefois, le terme de "parabase" n'est pas neutre d'emploi puisqu'il correspond à une partie de la comédie grecque antique où le poète harangue le spectateur par la bouche du choeur. Elle se subdivise en plusieurs étapes, où après avoir sollicité la faveur du public et l'avoir admonesté, le poète invoque les dieux, ordonne une danse en leur honneur. Cela peut surprendre le spectateur moderne peu enclin à voir une comédie s'ouvrir à des préoccupations moralisatrices et religieuses. Si le terme de "parabase" a d'ailleurs été choisi, c'est parce qu'il s'agissait d'une digression et d'un jeu de scène où le choeur s'avance vers les spectateurs, s'écartant ainsi de la scène jouée. Car toute "parabase" est en soi une transgression, l'acte de franchir une limite parce qu'il y a eu un déplacement sur le côté ou à côté : au sens figuré, la transgression a suivi ce déplacement hors sentier, est devenu passage au-delà et échappatoire. Il nous semble donc possible de réutiliser le mot "parabase" pour désigner des navigations qui décrivent un passage vers l'au-delà, l'acte de franchir les limites des cités, le désir de s'éloigner et de se tenir à côté, pour un temps. Le sens premier du mot est ainsi restitué avant son emploi par la comédie grecque antique.

On ne saurait en dernier lieu éliminer totalement le terme de "navigation imaginaire" (même si celui que nous proposons de "parabase" est plus précis) parce que cette expression présente en fait l'avantage de nous interroger sur l'imaginaire, d'en comprendre les limites et les spécificités. Il vaut mieux conserver ces deux possibilités de dénomination selon l'optique adoptée et pour la commodité que cela accorde.

 

c) Une évolution dans la description de l"'au-delà" (bien que ce terme comme celui de voyage imaginaire paraisse impropre) a été observée. L'au-delà est d'abord d'une complexité égale au monde réel, présentant l'aspect d'un espace illimité et varié , puis devient menaçant et atteint d'un vide grandissant, vaste zone d'illusion et de malédiction, et enfin s'évanouit au profit de l'Art qui hérite de ses valeurs de transcendance et reçoit de nos jours un quasi culte. Cette évolution est certes propre au monde européen.

Au-delà de cette modification littéraire, l'on peut estimer qu'il s'agit d'un appauvrissement dans notre représentation du monde. Mais considérant les particularités étranges que les parabases nous présentent, il reste à savoir quelle réalité elles décrivent, plutôt que de regretter le déclin de certaines images.

Notes

Notes de Dérades Première partie

Chapitre 1

Prologue : cet ouvrage reprend, en l'allégeant de l'"échafaudage" argumentatif, un travail universitaire (Thèse d'Etat). Seules la première et la deuxième partie sont ici proposées.Qu'elles rendent hommage à la mémoire de M. P. RAFROIDI.

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(1) imrama (singulier "imram") signifie en vieil irlandais : navigations. Leur nom désigne des textes racontant des voyages en mer.

(2) civilisation : On note juste après la Révolution française, le poème didactique "La Navigation" (1803) de J. Esménard, où l'évolution humaine est liée au progrès de l'Art nautique ; même projet chez l'auteur suisse-allemand S. Gessner (Le Premier Navigateur - 1758) qui fait de la navigation le premier acte historique humain.

(3) Odyssée F. BUFFIERE : Les Mythes d'Homère et la pensée grecque - 2ème partie : "Les secrets de l'univers matériel" p 81-248

(4) a-politisme : Nous choisissons ce mot en raison de son étymologie ("polis" signifie ville, cité ; le "a" privatif vaut une négation), et nous l'écrivons "a-politisme" pour le différencier de l'apolitisme au sens étroit et actuel du terme.

(5) déluge: cf. G. CONTENAU - L'Epopée de Gilgamesh, poème babylonien -p 300 et Le Déluge babylonien- p 61-112

(6) Livre des conquêtes : Ch. GUYONVARC'H, Textes Mythologiques irlandais - p 4-23

(7) celtisants : Voir par exemple : Ch. FOULON, Les Voyages merveilleux dans les romans bretons - p 63-92. E. RENAN, "La poésie des races celtiques" in Essai de Morale et Critique - p 375-456

(8) autorité abusive : le thème de "l'oppression" est centrale aux récits mythologiques irlandais. Des êtres de l'Autre Monde - les Fomoire - en sont souvent responsables. Il s'ensuit une révolte souvent accompagnée d'un exil en mer et en terre étrangère pour les révoltés (revenant après des années en Irlande). Ici, ce thème se combine avec celui du "rachat" chrétien et d'un "appel" vers l'aventure.

(9) critique: A. NUTT, Essay upon the Irish vision of the happy otherworld - p 72 et sqA. et B. REES, Celtic Heritage - p 315-325. F. SIEGENTHALER, Récits mythiques et symbolismes de la navigation (en collaboration avec R. CHRISTINGER et P. SOLIER) - p 53.

(10) saveur : On retrouvera cette même constatation dans le poème de Yeats intitulé The Wanderings of Oisin - 18 & 9

(11) critiques : H. ZIMMER,"Keltische Beitrage II ; Brendans Meerfahrt" in Zeitschrift für Deutsches Alterthum- 33 - p 129-220 ; 257-290, 1889.L. MARILLIER, Comptes rendus du livre de K. MEYER et A. NUTT sur le Voyage de Bran, Revue de l'Histoire des Religions, 1896 -p 101-142.

(12) Bran : Trad. Ch. GUYONVARC'H, "La navigation de Bran" in Ogam ,IX 29 - p 304-309

(13) Nechtan : Le nom même de Nechtan renvoie à un ancien dieu des Eaux Primordiales, à rapprocher étymologiquement du latin Neptune, du sanskrit Apam

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Napat. cf. G. DUMEZIL, Mythes et Epopée III - p 21-38 et p 68-69. Ch. Guyonvarc'h rapproche cet ancien dieu dont le puits engloutit les coupables du héros malheureux de la Navigation de Bran, qui cette fois-ci est victime du flot par suite de son rapport même avec l'eau (Celticum, 15 - p 377-382).

(14) Temps : Ch. GUYONVARC'H et Fr. LE ROUX dans Les Druides parlent d'une "suspension du temps", d'une "contraction" ou d'un "allongement" de manière à traduire l'infini, comme la perfection de l'Autre Monde (p 271-289). Mais le temps de la navigation irlandaise nous paraît d'une essence différente, d'une pluralité de directions et d'un décousu plus étranges.

(15) byzantin : L. Brehier, spécialiste de Byzance, ne cite aucun texte de ce genre. Mais il suffit de considérer les nombreux commentaires sur l'Odyssée pour comprendre que l'oeuvre d'Homère fit fonction de cette navigation essentielle à toute civilisation. L. BREHIER, La Civilisation byzantine, p 275-354.

(16) scandinave ; Sur les 120 sagas ou textes irlandais, on ne compte pour l'heure qu'une quinzaine de traductions en langue française. Mais Borgès dans Histoire de l'Eternité signale la richesse des métaphores désignant la mer, appelées "Keningar" (ainsi "Le chemin des voiles" exprime la mer) p 171-196.

(17) français : A un moindre degré, l'Enéide joue en ces siècles le même rôle de navigation imaginaire. Cf: SCARRON : Virgile travesti (1648-1659).

(18) antiques : Le Moyen Age a multipllé les étymologies justificatrices (et fausses) expliquant comment des familles royales avaient des ancêtres troyens ou grecs. Cela prouverait toute une tradition qui identifia et fit correspondre l'histoire européenne aux navigations antiques.

(19) anglais: Parmi les premiers textes de littérature saxonne, que conserve le Codex d'Exeter, on trouve deux poèmes "The Wanderer" (l'Errant) et "The Seafarer" (Le Marin) révélateurs de notre idée initiale : toute culture nouvelle s'enracine dans une navigation imaginaire. cf : l'adaptation du "Seafarer" par E. POUND in Ripostes - 1912.

(20) ré-édition : Cité par Ch. LA CASSAGNERE, Poèmes de Coleridge. Introduction p 20. Ch. La Cassagnère note avec assez de justesse les "incohérences" du récit et la manière de les voiler par la suite par Coleridge annotant son oeuvre, mais son explication se dégage mal du contexte psychanalytique. La traduction de H. Parisot, dans le même livre manque de qualité poétique. D'autres analyses et traductions sont à utiliser. Nous les citerons dans les pages suivantes.

(21) pôle sud : Il s'agit d'une ancienne croyance en un gouffre austral que plusieurs récits imaginaires racontent.Cf. Le passage du Pôle Arctique au Pôle Antarctique par le centre du Monde, d'un anonyme. Ce voyage imaginaire s'apparente aux utopies sociales du XVIIIe siècle que nous traiterons dans les prochains chapitres.

(22) Asselineau : Les Aventures d'A.G. Pym - Introductions et Notes de R. Asselineau - p 11-35

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(23) Christiane Joseph : "W.B. YEATS" in L'Herne (N°40) - Les Voyages d'Usheen par Ch. JOSEPH - p 129-145. cf aussi "La tradition poétique" par P. RAFROIDI - p 60-73.

(24) fabulation : cf. A. MIQUEL, La Géographie humaine du monde musulman jusqu'au XIe siècle - p 120 - 132. A. Miquel étudiant la littérature de "l'ajib" (ou merveille) montre comment la mode d'une connaissance facile à acquérir et mondaine conduit à distraire ou à amuser l'apprenti-savant (souvent honnête homme mondain) et à utiliser les prodiges ou merveilles lorsqu'il y a difficulté, question ardue, paradoxe. De plus, idéologiquement, la Merveille est d'abord réservée à tout ce qui n'est pas musulman (créations monstrueuses, anarchiques), puis sert à glorifier Allah auteur de tant de prodiges.

(25) Sindbad : R. CHRISTINGER, op. cit. : "l'Odyssée d'Homère à un équivalent oriental, le conte de Sindbad le marin ... Le conte présente des ressemblances frappantes avec des récits initiatiques déguisés." - p 68-73.

(26) Corbin: "Face de Dieu, face de l'homme - p 31-36 Voir aussi H. CORBIN : En Islam iranien - t IV p 346-367 :"le voyage à l'Ile Verte en la Mer Blanche".

(27) Manou : Tiré du livre intitulé : l'Aranyakaparvan (Livre de l'exil dans la forêt) (3-185), trad. par PAUTHIER."Le déluge ou l'épisode du poisson", in Revue de Paris, septembre 1832, p 205-210.Il existe une légende plus ancienne dans les Brâhmana (Çatapatha - Brâhmana 1-8-1) où Manou est le seul homme à être sauvé et à repeupler le monde par des rites et sacrifices lui engendrant une femme (nommée Bénédiction ou Hostie) ; avec cette fille et femme, Manou recrée les mondes, grâce à la Descente de cette "Bénédiction" sur terre. J. VARENNE - Mythes et légendes extraits des Brâhmana,p 37-39 et notes p 175.

(28) purâna : Ce dernier a été traduit en 1841 par E. BURNOUF.Voir livre IV et V du tome 2 où est décrite la descendance d'un des Manous successifs - Manou Svambuva - Pour le Matsya Purâna, voir The Sacred Books of the Hindus, Vol XVII, 1917 Allahabad.

(29) Bhâgavata purâna : Op. cit. tome II, Livre V, chap. 1.34, p 175. Voir aussi Livre V, chap. 16, p 233-236 ; chap. 20, p 252-258.

CHAPITRE II

PARENTES ET AFFINITES APPARENTES

Les navigations imaginaires ne sont pas les seules à permettre l'accès en d'autres mondes, ni même à occuper les domaines de l'inconnu. Elles partagent cet avantage avec des récits d'inspiration différente dont la force imaginative vint à éclipser quelque peu le caractère remarquable de la navigation en soi. Avant même que le cheminement vers l'au-delà ne disparût, et ne devînt vision, rêve ou délire, il y eut, dans le choix du "véhicule", comme une prescience de la divergence fondamentale des voyages

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imaginaires selon les routes prises. De revenir à cette distinction séparant la visite de l'Enfer, celle des Cieux, celle de contrées extrêmes, de la vue d'îles étranges et fuyantes, parce que d'un côté se trouvent des voies souterraines, aériennes ou terrestres, et de l'autre la mer, n'est pas illusoire. Les traits particuliers de la parabase ne pourraient autrement ressortir, tant ils se confondent déjà à notre époque dans l'indécision inutile des choses irréelles.

A ce pourtour retrouvé d'oeuvres jusque là mêlées à une famille trop nombreuse, il faudra ajouter que la place leur revenant dans l'édification et le peuplement de l'au-delà est minime. Les autres voyages - ceux qui conduisent vers les royaumes infernaux et célestes situés plus haut ou plus bas ou plus loin dans les terres - sont des prolongements imaginaires réussis, mieux accomplis que l'on peut ainsi montrer. Cela servira à délimiter le propre des navigations.

1) La katabase ou descente aux enfers:

Les parabases sont souvent perçues comme des initiations, des conseils de traversée, des voyages vers le domaine des morts. Il est donc bon de vérifier l'exactitude de ce jugement, en considérant des oeuvres pour lesquelles la descente aux Enfers est motif avoué et but principal.

Ce qu'il nous faut retenir, correspond à trois attitudes du voyageur descendant aux Enfers : soit il subit les peines et risque d'en mourir ; soit il parcourt ces lieux, protégé par un guide, et son sang-froid l'amène à des découvertes de plus en plus stupéfiantes ; soit il demeure observateur étranger à ce qu'il voit, hors d'atteinte des dangers infernaux, incertain quant au sens, recherchant une solution à un problème immédiat.

Le premier type de katabase engage son héros souvent grand pécheur dans l'entrelac des épreuves et peines infernales et juxtapose les scènes vues sans viser à les graduer, à les combiner en des progressions d'horreur ou de malheur, à l'intérieur d'un espace vaste et infini, que l'on traverse sans durée et par bonds successifs, comme autant d'endroits forts du Mal.

Le deuxième type de katabase implique son héros dans une recherche soigneusement délimitée qui le fait avancer d'épisodes en épisodes vers des révélations de plus en plus difficiles, l'initiant à ce chemin où chaque pas ne saurait être fortuit par des symboles et des commentaires assez clairs pour qu'il sache quel degré d'échelle son pied touche, s'il se rapproche ou non du centre ultime, quels lieux restent à franchir.

Quant au dernier type, indifférent à ces espaces infinis ou bien à ces lieux hiérarchisés, il ne vise qu'à l'affleurement du monde infernal à la surface sensée du monde, affleurement momentané et intéressé, pour un héros-témoin impuissant, sans visée de saisie du monde infernal, lequel se présente comme un "écran" ou bref aperçu résumant l'essentiel, série d'images pâles ou crues, avec ou sans relief, déridées, sans suite trop apparente.

Ces trois aspects de la katabase infernale se retrouvent dans une littérature abondante, mais cette commune présentation permet, au milieu de nombreux textes, de discerner trois directions principales qui les regroupent au mieux. L'imaginaire étant la clé de

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voûte de ces constructions, il n'est pas étonnant que nous soyons victimes d'une prolifération de formes des plus curieuses.

Les preuves ne manquent pas, à parcourir les siècles, de ces trois sortes de descentes aux Enfers, quoique nous ne conservions comme illustration que trois grandes oeuvres qui ont favorisé commentaires, continuations et imitations. En les prenant en trois périodes éloignées l'une de l'autre, nous pensons mieux asseoir l'argumentation. Pour plus de clarté, donnons leur ce caractère générique qui leur vaudra d'être plus qu'elles-mêmes.

Le Purgatoire de St Patrick, texte médiéval d'origine irlandaise, constitue notre premier exemple de katabase où le héros connaît des dangers et parcourt en mauvaise compagnie l'Enfer au risque d'être damné.

La Divine Comédie de Dante livre un deuxième état de katabase puisque, guidé et progressant selon des cercles soigneusement ordonnés, l'auteur s'aventure dans un au-delà couvert de signes et de symboles.

Enfin, la Nekuia ou chant IX de l'Odyssée, nous propose un regard sur l'Hadès sans que son héros navigateur ait besoin d'y pénétrer ou d'en connaître les accidents.

Mais que dire d'Une Saison en Enfer de Rimbaud, des Visions de Yeats, des poèmes sur la Bouche d'Ombre de Hugo, de la pièce de Claudel Le Repos du Septième Jour, pour ne citer que ceux-là et pour y découvrir assez aisément les trois attitudes précédemment décrites ? Ainsi dirons-nous que l'Antiquité a eu ses purgatoires, ses divines comédies et ses nékuias , de même que le Moyen Age ou tout autre période, d'autant que ces trois formes de katabases sont à associer avec des images spatiales et des façons de se repérer universelles. Il sera bientôt évident que la figure du carré nécessitant la constitution d'un plan cartésien où abscisses et ordonnées se croisent (dans le temps aussi), celle du cercle (ou de la spirale) se développant concentriquement autour d'un axe polaire, et celle du labyrinthe oh le nombre de pas et de tournants sont les seuls points de repère, sont, toutes trois, autant de désignations des expériences infernales .

La première oeuvre, ou Purgatoire de Saint.Patrick naît en Irlande entre le Ve et le XIIe siècle où la légende constituée est écrite et diffusée dans toute l'Europe. Elle s'appuie sur des faits réels et des pratiques cultuelles, qui cesseront au XVIe siècle sur l'ordre du Pape Alexandre VI ou du roi anglais Henri VIII, bien que la foi populaire se soit perpétuée jusqu'à nos jours et en consacre la permanence, sous forme de pèlerinages.

En effet, le lieu du Puits Saint Patrick est visible : il s'agit d'une île au milieu d'autres îlots, située sur le lac Derg ("Lough Derg" ou lac rouge), portant le nom d'île Saint Davoc, dans le comté de Donegal (nord-ouest de l'Irlande). En cette île s'ouvrait un souterrain ou puits profond qui fut fermé, puis comblé (XVIIIe siècle), avant que s'édifie une église à sa place. Ce lieu, favorisé par cette mise en scène naturelle (eaux rougeâtres, poussière d'îlots verts, grotte souterraine, etc.), avait, peut-être, avant le christianisme accueilli un oracle païen, mais la légende veut que Saint Patrick dans son effort de conversion, ait désiré donner une preuve matérielle des peines infernales et des délices du Paradis ; frappant la terre de son bâton, il ouvrit une crevasse d'où flammes et rumeurs sortaient, et qui permettait une communication avec le monde d'en bas à qui avait le courage d'y pénétrer. Le Purgatoire devenu ainsi accessible, cette ouverture fut

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l'objet d'un cérémonial d'introductions pour tout visiteur souhaitant expier ses péchés. Légende et culte commençaient à mêler leurs écheveaux, rendant incertaine la question de leur respective précession. Mais ce qui est évident, c'est déjà l'expérience du labyrinthe à laquelle était soumis le néophyte ou le postulant et qui ne peut que rappeler les mystères orphiques d'Eleusis et le Nékromantéion homérique de l'Achéron, tant par l'accès au lieu que par les épreuves traversées.

Chez l'auteur espagnol (XVIe siècle), Juan Perez de Montalban dont les sources d'information sont des plus assurées on lit : "Il n'est pas permis à tout le monde d'entrer dans la caverne... Une lagune entoure l'île de détours si tortueux qu'il ne faut pas moins de neuf jours pour les franchir. Le pénitent prend place dans un bateau si étroit que son corps y tient à peine. Tant que dure la traversée, il doit jeûner au pain et à l'eau ... Ces premiers devoirs accomplis (= confession au prieur de l'île ; baiser de la pierre où St Patrick laissa l'empreinte de ses pieds), le prieur lui assigne une cellule pénitentielle, réduit à peine plus spacieux que le cercueil où il reste sept jours, défunt au siècle et occupé de faire pénitence ... Le soir du huitième jour, celui qui persiste en son dessein est enfermé dans une cellule plus profonde encore que la première sans lit ni siège où il emploie son temps à prier Dieu et à se remémorer sa vie passée, au cas où il lui resterait quelque faute à confesser. A partir de ce moment, il ne boit ni mange... Le dernier jour, qui est le neuvième, le prieur, ayant convoyé tout le clergé des environs et tous les habitants du voisinage, descend avec lui à l'église, reçoit une dernière fois sa confession, lui administre la Sainte Eucharistie et célèbre à son intention, comme s'il était déjà trépassé, une messe de requiem. Puis, du haut de la chaire, il dépeint en un discours effrayant les dangers du Purgatoire, dangers qui s'évanouiront d'eux-mêmes si le pénitent ferme l'oreille à l'astuce des démons..." . Là dessus, conduit en procession, le pécheur va à l'entrée de la caverne; les portes se ferment derrière lui et ne s'ouvriront que le lendemain. S'il a triomphé, il sera retrouvé vivant ; s'il n'est pas là, c'est que sa perte est survenue.

Cette préparation décrite avec précision laisse apparaître des traits permanents à d'autres katabases du même genre : détours tortueux d'un labyrinthe, jeûnes répétés, eaux lustrales, simulations de la mort par le bateau, cellule et sermons adéquats, conseils et formules à retenir, autant d'éléments communs à des récits d'initiation.

Il est possible de supposer l'usage d'après les informations archéologiques qu'un lieu en Grèce consacré à des pratiques similaires - le "nékromanteion" situé sur l'Achéron (nord-ouest de la Grèce) à proximité d'un lac marécageux seulement navigable pour des barques - révéla l'usage de toute une pharmacopée de plantes hallucinogènes aptes à produire des effets psychosomatiques convenant à une initiation. Le responsable des fouilles du Nékromantéion, Sotirios Dakaris , s'exprime en ces termes : "L'épreuve physique et mentale, pendant le long séjour dans les chambres, l'isolement, les actes magiques, les prières et les invocations, la course errante dans les couloirs sombres et le labyrinthe, la foi commune à l'apparition des morts, créaient chez le pèlerin une disposition convenable Pendant les fouilles, on découvrit des tas de féveroles, espèce de fèves à petits grains ("vicia faba") et des grains de gesse, lesquels ont des propriétés toxiques et causent des perturbations de la digestion, et un émoussement des sens qui atteint le vertige, les hallucinations ..."

Pour Léo Rouanet, "analyser cette légende comme elle mériterait de l'être, ce serait écrire l'histoire des idées, des lettres et des arts au Moyen Age ; la seule énumération

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bibliographique des ouvrages relatifs, de près ou de loin, à St Patrick, formerait un volume compact" (p 269). En effet, l'audience de cette légende, même si les oeuvres qui la narrent, peuvent nous apparaître au XXe siècle d'importance moindre que la Divine Comédie ou l'Odyssée, fut énorme.

Dès le Xe siècle, Probus signale dans sa Vie de Saint Patrick , longtemps attribuée à Bède le Vénérable, une caverne expiatoire ouverte par le saint. Mais c'est au XIIe siècle que se concrétise la légende par des récits et témoignages : le moine cistercien de l'abbaye de Furnsey, Jocelin , et Henri de l'abbaye de Saltrey écrivirent de leur côté cette histoire dont les traits fabuleux paraissaient normaux et proprement hagiographiques. Ces deux manuscrits latins furent abondamment copiés, puis traduits en langues vulgaires au XIIIe siècle, tandis que le récit de cette légende nourrissait à son tour d'autres créations littéraires (la dernière en date serait la pièce h Calderon vers 1640 intitulée Le Purqatoire de St Patrick). certains auteurs s'en inspiraient à des degrés divers pour consolider leurs thèses. Elle laisse voir sa marque intellectuelle sur des esprits comme Marie de France, Froissard, Lope de Vega, Montalban, Calderon.

Or, ces quelques auteurs avaient grand souci des transgressions morales, si bien que la figure du labyrinthe paraît ressortir de cette problématique sur la nature et le rôle du Mal, sur le destin de l'homme ballotté, tenté, incertain quant aux chemins à suivre. Dans le résumé des aventures vécues par Henry de Saltrey au fond du Puits de Saint Patrick, six siècles après l'ouverture du puits par Saint Patrick, un chevalier, "natif des pays d'Allemagne", du nom d'Owein ou d'Oenus , entreprit de vouloir visiter ce lieu souterrain, moins par esprit de pénitence comme certains critiques le suggèrent, que par sentiment de la vanité de toute chose ("considérant que tout en ce monde n'est que misère").

Sachant pertinemment le risque qu'il encourt de mourir et d'être damné, après jeûnes et autorisations ecclésiastiques, le chevalier, muni du conseil de formuler en cas de péril une prière ("Jésus, fils de Marie, je te rends mon corps et mon âme"), entre dans le puits, "se confiant à la puissance de Dieu". La première rencontre en une salle immense ressemblant à un cloître par ses colonnes et des piliers, est celle de quatre cent quinze hommes vêtus de blanc qui le mettent une dernière fois en garde. L'oeuvre s'ouvre et se fermera par la même présence radieuse d'hommes élus.

Jusque-là, Owein n'avait pas été présenté comme un grand pécheur dont les crimes nécessiteraient une telle cure et épreuve : le monde, dirions-nous aujourd'hui, avait pour lui perdu son sens et c'est en redécouvrant, par expérience, la réalité de l'au-delà qu'Owein espérait revivre à l'existence. L'émergence d'un Bien et d'un Mal - l'un ouvrant et achevant, l'autre central mais illusoire et perdant - , place déjà ce texte sur un plan moral, et presque moralisateur. Owein doit regagner les lieux où son destin reprend une direction, ces carrefours où il doit choisir entre la damnation et l'espoir, puisqu'il a réussi dans l'au-delà à vaincre ses tentateurs et à maintenir son droit chemin.

Dans la vie courante, il ne pourra que perpétuer et continuer ces prouesses. Outre la formule salvatrice à retenir, le chevalier reçoit d'autres recommandations de ces mêmes hommes l'invitant à se méfier des promesses diaboliques ("chevalier, mon ami, je te prie, pour quelques tourments et menaces que les diables te fassent, de ne te rendre aucunement à leurs paroles", (p 87).

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Le contexte ne saurait être plus "moralisateur" (au blanc des vêtements et au calme des traits, succèdent le noir et les ricanements des diablotins), sans la moindre idée de progression dans les fautes, sans que l'on dise la cause des supplices vus par le chevalier.Les malheureux punis ne sont là que pour l'effrayer, lui faire perdre tête, et nul ne sait ce qui vaut aux uns d'être cloués, et à d'autres d'être lacérés ou engloutis.

La salle ressemblant à un cloître s'est muée en rôtissoire bruyante. En vain, les diables tenteront de l'effrayer et sa prière viendra à propos à ses lèvres en chaque occasion. Owein ne voyage pas, il est transporté d'un lieu en un autre, sans durée de traversée. Le second endroit où il est emmené, est une région ténébreuse à la fin de la terre, dont les vallées sont pleines de douleurs et de cris (hommes et femmes cloués au sol, ventre contre terre). Puis en un troisième lieu, le voilà près d'un fleuve fétide de plomb brûlant, peuplé de crapauds : sur les rives, des gibets où les gens pendus par les pieds ont la langue étirée par ces mêmes crapauds.

Owein, toujours sans frayeur, se retrouve en quatre vastes champs mitoyens où des hommes et femmes cloués dos contre terre côtoient des dragons, sont lacérés par des becs d'oiseaux, sont traversés des pieds jusqu'à la tête par des clous (le vent froid couvre leurs cris épouvantables), sont enchaînés, distendus, arrosés de métaux en fusion.

Une cinquième fois entraîné, le chevalier arrive en une maison "affreuse et puante, pleine de fumée, d'une étendue sans fin", vaste étuve où plongent des malheureux. Toujours sauvé par le souvenir de sa prière, il est porté sur une montagne d'où il est chassé par un vent violent qui le jette dans une rivière glacée. A ce sixième séjour, s'ajoute, en direction du soleil couchant, l'immersion dans le "puits d'enfer" trou plein de flammes et de soufre. Là, il oublie sa formule, confondu de douleur, mais le Seigneur veut le sauver et lui accorde la grâce de se souvenir.

A nouveau, pris en charge par d'autres diables qui veulent le mener au vrai Enfer (qui ne saurait être ce simple puits décrit précédemment), il est entraîné "vers une rivière merveilleusement vaste" charriant des flammes, sur laquelle court un pont "si étroit qu'à peine aurait pu s'y tenir un oiseau". Le pont ploie, et nos diables tentent de faire revenir Owein par des promesses de salut mais il se souvient de sa prière, et voit le pont s'élargir et s'affermir. De l'autre côté, s'ouvre le paradis (soit le neuvième lieu) où il est accueilli par des gens d'église qui le mènent en un pays "merveilleusement vaste", clair et parfumé. Il ne s'agit que du Paradis terrestre, ce dont il doit témoigner par son retour auprès des hommes. Owein, ébranlé par cette expérience, retourne en Allemagne où il devient ermite, mourant peu après, et gagnant alors le Paradis céleste.

La lecture du texte offre une succession de scènes horribles appréhendées par les sens de la vue, de l'ouïe ou de l'odorat, scènes qui sont, de plus, vécues par le héros. Owein, lui-même, subit les épreuves, connaît la peur, la souffrance, et ne peut s'appuyer sur aucun guide, sur aucune idée telle qu'il y aurait, à chaque nouvelle péripétie, un surcroît d'horreur (cette idée serait en soit déjà une direction ; le chevalier pourrait se dire : "Je vais vers plus de mal, je sais donc où je vais ; y aura-t-il une fin à cela ?"). Tel n'est pas le cas puisqu'il est entraîné, sautant d'un lieu vers un autre, descendant, montant, allant à l'Ouest, tombant en un centre, jeté sur des rives, transporté ailleurs..., se heurtant toujours au mensonge, à la menace, à la tentation de renoncer. Quelle image plus nette du labyrinthe pourrait nous être donnée ? Dans ce tourbillon vertigineux, où chaque scène est un tournant malheureux, rendant même impossible le calcul des distances,

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Owein est seul, au milieu d'un monde certes hostile mais - et c'est important - vaste, illimité, déformé. L'espace n'y est point clos, comme cela le sera chez Dante ou chez Homère, ni même organisé. C'est une réalité mouvante, incertaine, aussi impalpable que les sons (bruits et gémissements) qu'elle produit, où prédominent des forces naturelles (vent, rivière, flammes) brutales et insensées.

Aussi cette représentation spatiale est-elle celle du labyrinthe , non pas une suite de galeries étroites et bifurquantes, mais l'espace qui naît du sentiment d'être perdu : cela accroît les moindres parcelles de lieu, les distend et les rend monstrueuses. Abandon et déréliction qui secouent l'être et l'obligent par affolement à découvrir que la solution est d'une cohérence supérieure et transcendante.

Le héros est, d'autre part, soigneusement préparé à ce dépassement par le biais de jeûnes qui ne peuvent qu'aviver ses sensations. C'est pourquoi le Purgatoire de Saint Patrick présente une position originale. En voici les principaux traits : le héros met en jeu sa vie ou son salut ; il doit choisir constamment entre deux voies; l'image donnée à voir pour qu'apparaissent ces incessantes croisées de chemins, est celle du labyrinthe ; s'il ne s'agit pas d'un labyrinthe matériel, l'expérience du vertige, de l'incertitude des routes suivies et à parcourir, reste la même, typiquement enracinée dans celle du dédale ; l'espace figuré est infini et vaste, sujet à des élargissements et des déformations ; au sentiment de vacuité générale, correspond un infra-monde divisé en deux conceptions se heurtant et irréconciliables, article de croyance jamais remis en cause, pour une raison simple : le héros doit rencontrer l'adversité du Mal pour redonner un sens au monde ; il s'ensuit finalement une préférence marquée pour les descriptions infernales aux dépens des scènes paradisiaques.

Enfin, si le moyen âge Irlandais nous a livré ce "Purgatoire" comme modèle, nous aimerions suggérer que le Second Faust de Goethe (où le héros s'enfonce dans le domaine de Proserpine puis des Mères, et recherche désespérément une morale positive et active pour notre monde) ou même Une saison en Enfer de Rimbaud (où le poète part en quête d'un dérèglement des sens, forme renouvelée du jeûne, poursuit une nouvelle approche de l'Art et de la Vie), mériteraient, sans vouloir réduire leur originalité respective, d'être assimilés à ce premier type de katabases. D'autres, de même .

Dante servira à dégager un deuxième groupe de textes s'appliquant aussi à décrire les Enfers, mais avec un esprit différent. Avec la Divine Comédie qui plonge ses racines dans le chant VI de l'Enéide où l'on peut lire que le héros Enée et la Sibylle parcourent les lieux infernaux, s'ouvre tout un corpus de textes symboliques se prolongeant jusqu'à La Flûte Enchantée de Mozart ou dans les visions de Swedenborg, par exemple. Ample conception du monde infernal qui se dessine ici, à la manière d'un système profondément intellectuel et d'une cohérence sans faille.

Lorsque Dante entreprend sa descente aux Enfers, il reconnaît avoir perdu le vrai sentier, c'est-à-dire s'être fourvoyé dans son existence et vivre au milieu d'une forêt obscure, symbole de ses passions. Loin de se convertir ou de se repentir comme le faisait le chevalier Owein, puisqu'il ne doute pas de Dieu, il a du mal à retrouver la voie qui conduit vers le "mont délicieux". Puisqu'il constate des obstacles à gravir cette voie du salut, Dante ne connaîtra pas non plus les dangers, les menaces et les affres de l'abîme, en raison du guide attentif et dévoué qui l'accompagne, le poète Virgile.

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Epreuves limitées, se bornant à voir les peines d'autrui, à en saisir la cause, ne nécessitant que la manifestation de sentiments et la peinture d'émotions.

Ce type nouveau de héros, assisté, portant un jugement sur une période de sa vie ("au milieu du voyage de notre vie, je me trouvai dans une forêt obscure" chant I,l) ne risquant nullement la mort au cours de son aventure, désirant moins modifier radicalement son existence que l'ordonner vers une certitude découverte selon une progressive épuration, a des caractéristiques distinctes du type précédent de héros.

Quel écart entre "l'aveuglement", comme le représentent Owein et tout autre adepte d'une voyance éperdue, et l'acceptation sereine de la vision dont bénéficie Dante comme d'une grâce divine livrant au poète les secrets de l'autre monde ! D'un côté, l'effort demandé a valeur de modèle ; de l'autre, le don s'accompagne d'une mission, celle de rendre compte d'une réalité invisible aux humains mais, ô combien réelle.

Comment s'étonner alors que les lieux où circulent Dante ou Virgile, n'ont rien à voir avec un labyrinthe, mais offrent comme figure centrale, celle de cercles concentriques s'achevant en un cône, axe ou pôle infernal laissant un passage aux antipodes vers la montagne du Purgatoire ? Au lieu d'une vastitude illimitée, se fonde un lieu clos profondément hiérarchisé qui va de noirceurs infimes à des noirceurs plus grandes par des argumentations graduées de tourments et de crimes, lesquelles, de plus, rassemblent les époques, les font cohabiter en une grandiose perspective historique .

Virgile s'était, lui aussi, soucié de réunir des personnages de la légende et de l'histoire au fond de son Tartare. Dante y ajoute douze siècles supplémentaires d'événements européens, enrichissant la galerie de figures et de portraits qu'éclaire la pâle lumière infernale.

On ne saurait que noter par contraste, l'absence d'une telle préoccupation dans le premier type de katabases. Dante n'aura pas d'hésitation à distinguer le Bien du Mal, même si certains coupables punis durement, provoquent en lui quelque mouvement de commisération ; il n'est point victime du tracé incertain de tout labyrinthe vertigineux, puisqu'il possède un guide le protégeant et chaque pas supplémentaire l'épure, le purifie, le mène à une catharsis soigneusement méritée.

Par suite les problèmes de toute conversion et de toute pénitence disparaissent, au profit d'un symbolisme savant, ésotérique pour certains, éminemment lettré aux yeux de tous. Dante n'a pas commis tous les péchés qu'il voit, ni même n'est menacé d'avoir tant et de telles tentations auxquelles succomber. Mais chaque retard ou obstacle, loin d'être une épreuve à franchir, constitue une étape intellectuelle erronée, un état mental condamnable qu'il faut combattre afin d'atteindre cette pureté et cette vérité entrevues au départ.

Drame initiatique et didactique jonglant avec les multiples facettes de tout symbole, de toute allégorie, et de l'avis même de l'auteur imposant quatre niveaux de lecture , aussi drame philosophique et scientifique privilégiant la question de la Vérité, s'inquiétant des façons de la construire et de la perdre, peu enclin, de fait, aux considérations sur le salut moral d'un individu (comme le chevalier Owein) lequel individu n'a de place qu'à l'intérieur d'un système dont il illustre les grands chapitres, pour plus d'évidence.

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Nombre d'auteurs seront attirés par ce type de katabases explicatives et totales qui engagent l'être avec grandeur dans un projet hiérarchisé, cohérent, muni d'une direction. Le monde s'y résume ou plutôt abandonne son émiettement. Chaque partie, chaque éclat de ce miroir est à nouveau serti, reconstitué. Aucune pièce ne manque, ce qui nous délivre de l'angoisse, d'une schizophrénie inévitable, d'avoir vécu dans l'éparpillement des êtres et des choses. Acte de confiance et de création qui ne peut que nourrir un profond optimisme, comme il apparaît dans La Flûte Enchantée plus tard, dans le mythe d'Orphée bien avant, dans d'autres oeuvres où prédominent le don de vision, la figure du cercle, l'ordonnancement des épisodes symboliques, la présence d'un guide et protecteur, la découverte d'une vérité ontologique. En quoi, ces katabases peuvent être groupées, et former ce deuxième groupe ainsi mis en lumière.

Le dernier groupe de textes s'apparente aux katabases par son motif eschatologique, bien qu'au sens strict du terme, on ne puisse parler de "descente" volontaire ou accordée. Il s'agit plutôt d'obtenir une manifestation quelconque, un signe possible provenant des autres mondes où vivraient les morts. Le héros ne s'engage pas sur les routes infernales mais par un moyen de son choix, évoque, appelle, interroge.

Ainsi, Ulysse , au chant XI de l'Odyssée, envoyé par Circé la magicienne, conduit une procession rituelle en un lieu propice à cette évocation des âmes des morts. Le texte est, à ce sujet, clair ; il creuse une fosse, y répand de la farine et du sang, et sur ce fond qui lui sert de miroir, défileront les ombres pâles dont les traits encore marqués sont ceux d'amis morts ou de figures antiques et légendaires. A aucun moment, Ulysse ne pénètre par une fissure à l'intérieur de l'Hadès mais se contente d'ouvrir comme une trappe par où voir les Enfers ou plutôt un aspect très limité tout au moins de cet infra-monde puisqu'il procède en maître de maison, pourrait-on aussi dire, invitant à sa table des gens d'autrefois et d'ailleurs conviés momentanément.

Tous les critiques ne sont pas d'ailleurs d'accord, et ce depuis l'Antiquité, sur le fait qu'Ulysse n'effectue pas de descente aux Enfers . L'ambiguïté des mots même demeure : le chant XI est parfois nommé "nékuia" c'est-à-dire scènes chez les morts et descente, parfois "nékromantéia", soit évocation des morts, selon que l'on privilégie ou non l'arrivée d'Ulysse dans le pays des Cimmériens dans lequel il pourra ouvrir sa fosse, et consulter les morts. En effet, ne serait-il pas comme Enée ou Dante, guidé, de loin, grâce aux conseils de la magicienne Circé ? Ce paysage d'eaux dormantes aux rives plantées de saules noirs n'est pas des plus riants et pourrait fort bien convenir à quelque description terrifiante de l'Hadès.

Mais à analyser de la sorte, il est à craindre que les katabases des deux autres types, vu leur célébrité envahissante, n'empêchent de considérer cette autre attitude devant les royaumes de la Mort et ne nous cachent, dans un mouvement englobant par trop généreux, la véritable identité de ces textes proches de l'Odyssée et pour lesquels il ne saurait être question de voyager tout en bas mais seulement d'y jeter un regard et d'en obtenir une confirmation, un espoir, ou toute autre bribe de réponse.

Limité à ce point de vue et à ce but d'interrogation, le héros est acculé à cet acte de nécromantie qu'il réprouverait même, s'il le pouvait, mais il se doit à cette opération par suite d'une impérieuse nécessité de survie .

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Comment dès lors, ne pas comprendre que la "prudence" dont il fait preuve est plus qu'une réticence ? C'est à la fois une "pré-voyance" et une "providence" comme le veut l'étymologie, mais aussi le désir d'intéresser le destin à un sort douloureux en le provoquant, en lui imposant de se manifester et d'apparaître.

Des trois types de katabases, c'est bien cette dernière qui est la plus angoissée devant le devenir humain sur cette terre et recherche un espoir immédiat. C'est pourquoi la figure spatiale, encore une fois, se modifie et a pris la forme d'un écran ou d'un carré, plan limité sans profondeur d'où naissent des images fuyantes, chaotiques, se précipitant sans ordre ni enseignement, qu'il faut "régler", choisir afin que s'engendre un vrai message. Si le labyrinthe exprimait les hésitations de toute existence sans croyance établie (ou en vue d'en établir une), si le cercle offrait le réconfort d'embrasser conceptuellement la pluralité du monde, le plan carré ou rectangulaire en général (qui devient la table de l'adepte du spiritisme, ou la tombe familiale pour les cultes aux Mânes et Ancêtres), se veut pour un témoin extérieur lieu de contact entre deux mondes normalement obturés, brève communication en raison d'un mutuel désarroi d'un côté comme de l'autre ; d'où le besoin moins de développer une géographie infernale que de trouver un artifice rendant compte de l'identité des situations.

L'archétype du miroir, mince surface lisse, paroi glacée verticale ou horizontale, qui inverse les visages sans peine, ressurgit et s'affirme alors comme instrument magique ayant capté de toute éternité toutes les images possibles ou bien se montre apte à aider les hommes par son incommensurable expérience du passé, ou enfin témoigne de notre vieillissement irrémédiable qu'un dieu seul en son sein pourrait arrêter ou détruire. Cette inquiétude d'une vie future quelle qu'elle soit, dégagée des-codes ou des systèmes humains, livre des textes à incidences prophétiques dont la portée métaphysique ne fait aucun doute, ne serait-ce que par la perplexité et le questionnement qu'ils procurent, bien loin de l'humanisme des premières katabases, et de l'intellectualisme majestueux des deuxièmes.

Les repères sont autres : l'observateur-questionneur rencontre le mouvement des êtres disparus et l'illusion des existants ; à la jonction de ces deux tracés, se manifeste le supra-naturel, le divin, la lumière (selon le vocabulaire adopté), autant de signes prophétiques pour les vivants et pour les morts d'une espérance toujours possible.

Il reste à préciser combien ce dernier type de katabase existe à toute époque et, outre ce qui est peut-être un besoin et une curiosité de connaître la vie de morts aimés et regrettés, on aperçoit que de grands artistes n'ont pas hésité à formuler et organiser cette inclinaison.

Ainsi V. Hugo passionné de spiritisme, consultant les esprits et rédigeant une Légende des siècles qui doit beaucoup à ses croyances et pratiques. Plus près de nous encore, l'auteur dramatique P. Claudel dans sa pièce Le Repos du Septième Jour, raconte comment un empereur chinois sur la demande de son peuple victime d'un retour anormal des ombres des morts, accepte, pour rétablir l'harmonie du monde, de dialoguer avec les habitants des Enfers en se procurant les services d'un nécromancien. Le désarroi des morts lui paraît tel qu'il accepte, à la manière d'une préfiguration du Christ, de prendre sur soi une terrible maladie. Ce geste de sacrifice non seulement apaise les Morts parce qu'il suggère l'espoir d'une résurrection les délivrant du Mal, mais en plus

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soulage les vivants de la pesanteur mortelle en leur livrant l'exemple d'une victoire sur la mort.

Comme, dans l'Odyssée, l'Enfer échappe à toute description géographique, mais y surgissent des figures humaines (rappelons les processions ou catalogues de figures légendaires inclus chez Homère) venues dire leur tourment moral sans idée d'une causalité trop réglée (à tel acte impie, telle punition), presque indifférenciées ou variantes d'une même détresse : la Mort, le Mal. Images de victimes moins expiatoires ou punies que démontrant l'inanité de la condition humaine, à moins d'une promesse insensée. Et si Ulysse découvre que dans le monde des Ombres on continue à vivre selon le même élan que dans la vie, attendant que cet élan peu à peu, se ralentisse, et que l'on est condamné aux gestes et métiers qui occupèrent l'existence, son retour auprès de Pénélope, s'il se réalise, doit donc être perçu comme source d'espoir pour les vivants et les morts, puisqu'il indique un échappatoire à la fatalité, à la normalité des événements, et propose un dépassement exemplaire. En ce sens, Claudel (et Hugo) nous aide à lire l'Odyssée.

On trouverait bien d'autres titres pour illustrer ce troisième type de katabases, mais il paraît plus important de faire remarquer que ce classement ne vise pas à condamner, et à encenser un type plutôt que l'autre, qu'il sert, proprement à mettre en évidence des traits distincts jusque là restés confondus et qu'il permet d'échapper aux relations d'influences et d'imitations (utiles pour les détails formels, stylistiques ou conceptuels).

De même il est bon de préciser que les voyages au ciel, dont nous allons parler, ne s'opposeront pas aux katabases par la seule vue de douceurs paradisiaques. La coupure du cosmos en un Haut Heureux et un Bas détestable, est tardive, empêche l'usage de nuances. Bi-polarité dangereuse, simplificatrice et surtout inexacte. Résumons brièvement, par un tableau, l'analyse des trois types de katabases , afin d'en faire ressortir les principaux écarts.

 OeuvreLe Purgatoire de saint Patrick

La Divine Comédie

Chant XI de l'Odyssée

Moyen de descente

Aveuglement Vision Evocation

Figure spatiale LabyrintheCercles concentriques

Eran miroir -déroulement d'images

HérosRisquant sa vie, audacieux

GuidéPrudent, pré-Voyant

Motif de la descente

Vacuité du monde ou pénitence

Catharsis et remise en ordre

interrogation à visée prophétique

DécouverteMorale de conversion

Symbolisme unificateur initiatique

Espérance, Transcendance

2) L'anabase ou voyage céleste :

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Contrairement au sentiment commun qui la placerait volontiers en opposition par rapport à la descente en Enfers, l"'anabase", (si ce terme ne choque point trop les amateurs de l'Antiquité grecque pour qui il ne saurait désigner que l'oeuvre militaire de Xénophon), ou voyage imaginaire par voie aérienne, recoupe facilement la division précédente en trois groupes. Certaines engagent leur héros dans une aventure où il risque son âme, d'autres rêvent d'ascensions éthérées vers le Bien Suprême, d'autres enfin ont des souhaits de sociétés futures, revues et corrigées.

Les anabases sont-elles moins nombreuses ? A peine moins que les descentes, avec une difficulté plus grande parfois à décrire les joies paradisiaques lorsque l'auteur y est contraint. Mais le Paradis n'est qu'un aspect du monde céleste qui comporte en son sein aussi des lieux de souffrances, des cités humaines ou bien habitées de monstres, des cercles d'illumination céruléens, des arcs-en-ciel de fantaisies.

Gardons-nous de l'idée reçue d'un ciel réservé au(x) Dieu(x) et d'un Enfer souterrain conçu pour le(s) diable(s). La Science-Fiction et le Fantastique qui sont pour l'heure le dernier avatar des anabases, serviraient à le prouver si nous ignorions que l'imaginaire chrétien lui-même n'est pas responsable de ce dualisme (puisque les sabbats de sorcières ont lieu sur des montagnes élevées accessibles par la voie de l'air), mais bien plutôt un effondrement progressif de nos croyances en l'au-delà, d'abord simplifié et divisé en deux lieux opposés, puis renvoyé dans la fantaisie et l'illusion.

Bien plus, nous retrouverons que chaque époque se commet à ces trois genres de récits imaginaires aériens, mais avec une tendance plus marquée vers la laïcisation, là où les descentes aux Enfers conservaient un effroi sacré indestructible. Les cosmogonies des anabases tournent vite aux fantaisies parodiques ou morales, et aux considérations sociales avouées.

La première forme d'anabase a pour souci majeur d'exposer la pluralité des mondes, de montrer que l'hypothèse d'une infinité de mondes n'est pas vaine et s'autorise d'expériences psychiques ou techniques. L'importance du moyen de transport n'est pas à négliger dans cette littérature, puisque, par lui, le vertige indispensable sera créé et permettra de croire en ces mirages d'autres mondes peuplés d'habitants étranges, alarmants aussi.

Toute la science-fiction est contenue dans ce thème et le choix d'un ouvrage ne poserait pas de problème si nous ne voulions savoir si cette tendance de l'esprit humain a existé à toutes les époques, en des temps où la technique moins puissante était moins source de rêves lointains. Alors, il est moins aisé d'obtenir avec évidence un ou plusieurs ouvrages de la sorte, car cette idée d'une pluralité des mondes n'est pas admise automatiquement et reçoit des religions consacrées de nombreux démentis.

Il suffit de prendre l'épisode de Key Kaous dans le Livre des Rois de Ferdousi, auteur iranien du XIe siècle, dont l'épopée est un recueil de toutes les légendes anciennes de la Perse, pour comprendre que des réticences existent. Le roi Key Kaous n'a obtenu du Ciel que Biens et Chances exceptionnelles, victoire sur les Divs (démons ou titans) qu'il exploite durement en se servant d'eux pour construire ses palais et châteaux. L'un des Divs pour détourner l'esprit du roi de son oeuvre d'ordonnateur du monde, lui insuffle le désir de connaître les mystères du Ciel : "Pourquoi le soleil te cache-t-il sa marche ascendante et descendante ? Quelle est la nature de la lune, de la nuit et du jour, et qui

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est le maître de la rotation du ciel ? Tu t'es emparé de la terre et de tout ce qui s'y trouvait à ta convenance, mais le ciel doit encore t'obéir." (p. 32, op. cit.).

Le roi Key Kaous ne rêve alors plus que d'un moyen de s'élever dans les airs, et il invente un véhicule mu par des aigles : il s'agit d'un trône en bois léger muni de lances d'où pendent des quartiers de viande comme appâts à des aigles attachés au trône et désireux de se nourrir. Ce char céleste peu commun permet au roi de s'élever dans les nues, tant que la fatigue des rapaces n'est pas excessive. Puis, las de leurs efforts, ces derniers tombent au sol, entraînant dans leur chute ce roi orgueilleux rendu à de plus humbles considérations, objet de railleries des princes.

Toutefois de son expédition, il ne ramène rien, aucune vue des espaces supérieurs qui aurait valu le déplacement. Coup d'épée dans l'air !

Si l'expérience de Key Kaous est échec, parce que Ferdousi en fidèle croyant ne saurait admettre d'autres mondes échappant au rôle tout puissant dévolu à l'homme par Allah (dont la Création est offerte à la contemplation de l'homme seul), d'autres écrivains relatent des aventures intellectuelles prenant la forme d'anabases réussies.

Anciennes interrogations sur les éventuels habitants de la lune, âmes des trépassés ou monstres exilés cherchant à dévorer la lumière. C'est par le rêve, le coma, ou une ivresse toute intellectuelle, que l'on est alors transporté en ces royaumes célestes. Une préparation psychique s'observe : un homme menant une vie scandaleuse, à la suite d'un accident, ou d'un discours avec un sage, est emmené au Ciel ou reçoit la révélation des mondes d'en Haut. Le voyage peut avoir lieu physiquement (origine de la science-fiction) mais aussi psychiquement (envol de son âme ou envol de son esprit). Il est autorisé en vertu de son pouvoir d'édification morale.

Mais si le héros du premier type de katabase subissait jeûnes et drogues, ici, bien qu'il y ait même projet d'une conversion et d'une prise de conscience, (à noter aussi combien souvent dans les romans de science-fiction le voyageur inter-galactique revient avec une vision différente de l'existence), le héros de cette ascension est saisi soudainement, presqu'indépendamment de lui. Violence d'une coupure qui le plonge aussitôt dans l'infini. Ainsi prendrons-nous comme exemple une oeuvre morale de Plutarque intitulée Des délais de la Justice divine (Traité 41).

Plutarque en moraliste et philosophe, conceptualise davantage ce que d'autres envisagent de manière éparse et abondante.

Dans d'autres traités, Plutarque concevait l'existence de quatre mondes (en raison des quatre éléments) et d'îles océanes séjour des Bienheureux , mais ce qui le caractérise, c'est sa volonté d'inclure ces légendes à l'intérieur d'un système cosmogonique et moral. Platonicien convaincu, il estimait que sous l'apparence illusoire de notre réalité se cachent des principes ou Idées que son maître Platon découvrait par la voie du raisonnement ; pour lui, la voie d'accès est morale et comporte un engagement moins intellectuel que vécu reposant sur une solide confiance en la Bonté des Dieux et en la Perfection de leurs oeuvres.

Lorsqu'il s'interroge sur les retards que prend la Justice Divine à punir certains criminels ou à récompenser des hommes de bien, il recourt en dernière analyse à un mythe,

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comme pouvait le faire Platon lui-même à la fin d'une argumentation difficile nécessitant quelques images évocatrices. Mais ici , il s'agit de dépasser la conception propre à la tragédie où la faute est transmise héréditairement et où la punition s'abat sur des descendants innocents des méfaits ancestraux. A cette forme de justice que Plutarque ne récuse pas, s'en ajoute une nouvelle, applicable à l'individu pour ses propres actes.

Tel est le cas de Thespesios, homme sans foi ni loi, poursuivant par tous les moyens la richesse, dépravé et malhonnête, qu'une chute brutale plaça en plein coma pendant deux jours avant de revenir à lui et de devenir l'homme le plus scrupuleux et honnête qui fût. La raison bien évidente de sa conversion appartient au voyage céleste que son âme entreprit durant ce laps de temps. Saisie dans un tourbillon, cette dernière vit le lieu des peines des âmes coupables (sorte d'Hadès céleste) et des grottes enivrantes où l'âme prise au piège des délices décidait, par tentation, de se réincarner, et l'oracle de la sibylle (bien qu'il ne pût voir l'éclat du dieu Apollon).

Comme dans le cas du chevalier Owein du Purgatoire de St Patrick l'espace est infini , immense, occupé de rayons lumineux qui emportent les âmes comme sur une mer illimitée ; la figure spatiale demeure confuse, de tous côtés pouvant s'augmenter soit en plis profonds ou grottes, soit en des abîmes agités par le mouvement spasmodique d'âmes troublées et incertaines quant au chemin à suivre, soit en des trônes où siègent des déesses justicières, si bien que resurgit l'image archétypale du labyrinthe vaste, inachevé, n'offrant aucune gradation mais un savoureux désordre vertigineux et coloré. En effet, les âmes présentent des changements de couleurs dûs à l'état de pureté manifesté.

Devant ce spectacle Thespesios qui a reconnu son propre père en Enfer et qui, sans être guidé, reçoit des explications d'un cousin, tout d'un coup risque, lui-même, d'être victime des peines qu'il mérite si une bienfaisante intervention divine ne lui accordait un sursis. Cela nous rappelle que, comme dans les premières katabases, le héros affronte réellement une réalité dangereuse dont il ne sort vainqueur qu'après un profond repentir. D'où le moralisme ambiant qui entoure de telles oeuvres, même si, devenues romans de science-fiction, elles ne paraissent de nos jours raconter que drames, appétit de puissance et de gains, jouissances sans fin au lieu de conseiller la modération, l'ascèse ou le détachement . Mais dans le fond, elles demeurent très moralisatrices dans leurs préférences pour des héros humains et solides, et dans leurs conflits entre des forces maléfiques et d'autres bénéfiques.

Aussi retrouvant les principaux traits déjà signalés dans certains katabases, nous conviendrons que la similitude est suffisante pour aborder le deuxième groupe d'ascensions célestes. Dante pourrait être encore très utile à considérer comment il progresse vers le Ciel aussi après avoir connu la descente infernale. Le monde n'est plus donné comme multiple mais comme un tout hiérarchisé avec, au sommet, un Dieu unique et créateur. La confusion labyrinthique disparaît ; il lui est préféré un agencement soigneux des gradations, chacune d'entre elles protégées et méritées.

Mais nous en trouvons l'illustration dans le mythe d'Er le Pamphylien de Platon, dans les Ascensions du Prophète dans le monde musulman, dans le poème d'Ibn Arabi qui aurait influencé Dante , dans tant de visions d'enlèvement ou de songes eschatologiques, dans le poème de Milton (Le Paradis Perdu ).

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Dans toutes ces oeuvres, se manifestent comme soucis majeurs la place attribuable à chaque partie de la création et l'économie interne présidant à la Création. Le moralisme s'estompe au profit d'un propos cosmogonique désignant le plan divin. Satan, dans Le Paradis Perdu, se souvient d'une prophétie entendue autrefois lorsqu'il n'était pas encore déchu, portant sur le projet de Dieu de créer un nouvel univers peuplé de créatures entre toutes aimées. Convoquant tous les autres démons dans un esprit de vengeance, il est désigné (et se propose) pour voler jusqu'au Ciel afin de corrompre ce nouveau monde et détruire l'oeuvre divine.

Du fond de l'abîme, il prend son envol, aboutit aux portes de l'Enfer fermées de neuf lames et entourées de flammes que commandent Terreur et Péché, deux femmes hideuses que Satan réussit à soudoyer pour qu'elles lui entrouvent les portes du puits infernal. L'ascension de Satan se poursuit alors, non pas directement au Ciel mais au travers du vaste Chaos antique qui précéda la Création : "sombre et illimité océan, sans borne, sans dimension, où la longueur, la largeur et la profondeur, le temps et l'espace sont perdus, où la Nuit aînée et le Chaos, aïeux de la nature, maintiennent une éternelle anarchie au milieu du bruit des éternelles guerres, et se soutiennent par la confusion" .

Cette figure spatiale au sortir de l'Enfer a de quoi surprendre, et correspond à une invention poétique étonnante d'autant qu'elle prépare par contraste le lecteur à la contemplation de la Création, ressentie comme une harmonie miraculeuse. Dans le Chaos, "berceau de la nature et peut-être son tombeau" , où sont les embryons d'atomes gouvernés par le Hasard, Satan qui doit traverser ce "détroit", subit une chute qui n'aurait pas eu de fin, s'il n'avait été arrêté par l'explosion d'une nuée qui le projette sur le pourtour de la Création, en présence du roi Chaos. Ce dernier se plaint - et le détail est significatif - de la réduction que subit son empire empiété des deux côtés par le puits infernal et par le Paradis terrestre : "D'abord l'Enfer, votre cachot, s'est étendu long et large sous mes pieds; ensuite, dernièrement le Ciel et la Terre, un autre monde, pendent au-dessus de mon royaume..." . Propos indiquant nettement la disparition progressive de la figure spatiale labyrinthique, jugée archaïque, au profit d'une nouvelle représentation, celle de voûtes et de cercles englobant, dont la perfection close est rendue par une muraille d'opales et de saphirs entourant la Création.

Arrivé sur la surface convexe de ce cercle, Satan erre en ce lieu, qui, par la suite, prendra le nom de "lieu de vanité" où finissent toutes les oeuvres artificielles que l'homme et la nature dans leurs vains et imaginaires délires ont pu concevoir en pure perte.

Milton, à cette occasion, explique que cette convexité enveloppe "les orbes inférieurs lumineux, les sépare du chaos et de l'invasion de l'antique nuit" , et qu'elle conduit aussi par des degrés à un grand édifice montant au Ciel. Juste à cet endroit, s'ouvre un passage vers la Terre par où s'engouffre Satan. Le spectacle qu'il a sous les yeux l'éblouit : étoiles, soleil, constellations échauffent l'univers et lui insufflent d'invisibles vertus. Un ange même lui signale l'existence de la Terre, séjour de l'Homme. Sa tâche est alors de corrompre Eve, même si un profond.remords le tiraille à la vue du couple humain d'une beauté et d'une harmonie si parfaites. Ne s'écrie-t-il pas : "Je pourrais les aimer, tant la divine ressemblance éclate vivement en ces créatures et tant la main qui les pétrit a répandu de grâces sur leur forme !" ? .

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Après avoir soufflé des paroles empoisonnées à l'oreille d'Eve endormie, Satan surpris par les anges en plein Paradis Terrestre, est reconduit, chassé, revient sous forme d'un serpent, réussit à tenter Eve et fier de son succès s'avance vers l'Enfer. Un pont est construit à travers le chaos entre l'Enfer et la Terre afin de faciliter les trajets de la Mort et du Péché. Le voyage pour Satan est alors accompli.

Il convient donc de dresser le portrait de cet étrange héros choisi pour ces défauts et qui nous propose moins quelque progression graduée vers un Bien Absolu, mais plutôt un double mouvement : son ascension des Enfers par le Chaos jusqu'à l'orbe terrestre et les portes du ciel nous livre une glorification du cercle, symbole de perfection après des lieux labyrinthiques ; quant au second mouvement, qui commence dans les volutes du Serpent, il manifeste les progrès du Mal s'achevant par la chute de l'Homme et sa déréliction. Point de guide, quelques aides ou repères ; révélations des fins dernières de l'Humanité sauvée par l'incarnation du Christ ; une symbolique claire et efficace : autant de traits caractéristiques du poème. Mais l'originalité réside dans cette "initiation noire" (comme il existe une magie noire) où le héros satanique nous apprendrait à être ses adeptes, à chacune de ses nouvelles tentatives infâmantes.

Dans les autres textes, il y a aussi cette volonté eschatologique et cosmogonique, la figure spatiale des cercles concentriques, la graduation des étapes et leur portée symbolique, l'absence de périls encourus par le héros. Que l'on prenne le mythe d'Er le Pamphylien inclus dans la République de Platon (Rép. X 614a-621b), ou les Ascensions du prophète dans la double tradition du "miraj" ou de l"'isra" , ou la dernière partie de la Divine Comédie de Dante, ou l'oeuvre plus récente de Tolkien, qui inclut certains voyages célestes dans Le Seigneur des Anneaux, se conservera, sans beaucoup de nuances, le cadre que nous venons d'observer dans Le Paradis Perdu de Milton.

A la différence de Thespesios de Plutarque, le héros mythique de Platon, Er le Pamphylien n'est pas coupable endurci. Laissé pour mort sur le champ de bataille, il assiste aux mouvements réguliers des âmes vertueuses montant au Ciel et des âmes criminelles s'enfonçant sous terre pour y être purifiées. Tout l'univers est à l'image d'une sphère grandiose tournant autour d'une colonne de lumière ou axe principal sur lequel s'articulent les rotations des astres et des planètes, selon une harmonie sublime. Ainsi, Er découvre la structure de l'univers, les principes de son architecture, les fondements de son armature. Pour parachever cette rotation générale, le système des réincarnations souligne le trajet de tout âme individuelle condamnée à mourir, à être purgée de ses fautes, à contempler le Ciel, à l'oublier et à revenir sur terre dans quelque enveloppe matérielle dégradante. L'ascension se termine aussi ou peu s'en faut, sur une même représentation de la chute comme dans le pomme de Milton.

Le premier verset du 17ème chapitre du Coran ("Dieu appela Mahomet à un voyage nocturne du temple de la Mecque au temple de Jérusalem pour lui montrer ses merveilles") engendra deux développements littéraires dès le IXe siècle.

Le premier ou "Isra" raconte qu'au cours de son voyage nocturne, le Prophète, après avoir gravi une montagne ou y avoir été transporté, vit huit degrés célestes: cinq scènes de Purgatoire ; le sixième degré était l'enfer ; le septième et le huitième montraient les saints, les martyrs et le Trône de Dieu. Le second développement littéraire est le "Miraj", ascension dont l'ange St Gabriel est le guide, dont le véhicule est souvent un

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oiseau, et qui ouvre au Prophète la vue de sept cieux allégoriques de plus en plus merveilleux jusqu'à l'arrivée au trône de Dieu.

Cette tradition s'alimenta aux sources de l'imagination populaire (toujours enthousiaste devant la peinture des supplices), de courants hérétiques (les Soufis prétendaient avoir visité eux aussi ces autres mondes, alors que seul Mahomet y était autorisé), de pensées philosophiques vivaces (en particulier le platonisme connu et admiré en Iran et en Espagne). Trente cinq ans avant la naissance de Dante, mourait un poète arabe, Ibn Arabi, dont l'oeuvre Le Livre du Voyage Nocturne jusqu'à Dieu rassemble tous ses développements issus du voyage de Mahomet. Il fut même question d'envisager une influence de sa poésie sur Dante. Esotérisme, allégories, symboles y tiennent une grande place, sans compter les planètes dispersées pour signaler des gains de connaissance ou de purification. Là encore, le projet est d'être une encyclopédie du savoir, et une explication de l'ordre divin. La figure spatiale du cercle en domine la représentation, prouvant que ces traits sont communs quelle que soit l'origine du texte.

S'il paraît plus difficile de donner des exemples plus modernes, cela nous paraît provenir de cette "disparition de l'au-delà" déjà remarquée pour les voyages en mer. Mais le symbolisme de la montagne que le héros doit gravir, et de là s'envoler, n'est point mort. Disons qu'il sommeille en nous, attendant la venue du magicien idoine.

Le dernier groupe s'apparente à la rêverie sociale, s'éloignant des rêves du premier ou des songes du deuxième. Il a pour but de peindre une utopie ou lieu lointain accessible après un voyage aérien .

Trop d'utopies ont assise en des îles pour ne pas faire comprendre qu'îles et étoiles présentent les mêmes attraits et les mêmes qualités . Dans ce type de récits, le voyage est tenu pour nul, et toute l'attention de l'auteur se porte sur des "fragments" de l'au-delà dignes d'une utopie. Fi du voyage qui, en mer se termine immanquablement par un naufrage après vifs tourbillons, et en air, ne dure pas et place le héros immédiatement dans l'autre monde. Sans doute, le meilleur exemple en serait l'oeuvre de l'Irlandais Swift, Les Voyages de Gulliver, qui transcende ce genre de récits par la variété prodigieuse de ses thèmes et la hauteur de vue de son auteur. Une de ses îles d'ailleurs flotte en l'air (l'île Laputa - 3ème voyage) ce qui lui permit d'introduire une critique indirecte de la politique anglaise à l'égard de sa colonie irlandaise. Le temps du voyage dure peu, est conventionnel. Il n'y a pas d'errance, ni d'a-politisme, mais un récit immédiat sur les sociétés rencontrées par Gulliver.

Le troisième groupe de katabases ne comportait pas de voyage mais une simple évocation des scènes non terrestres. Ce dernier type d'anabase, lui aussi, tient peu compte du déplacement. Et les voyages en mer à but utopique ne sauraient être, du coup, considérés comme partie des parabases qui s'écartent de toute satiété et se désintéressent de leurs problèmes.

Les utopies ont connu, ces dernières années, un succès qui a engendré nombre d'études . Vieux souci des hommes d'imaginer l'instauration d'un point fixe. La traversée tumultueuse en mer ou par mer aboutit toujours à ce lieu de stabilité. L'île ou la cité des nuages s'oppose à l'instabilité du monde terrestre, à ses constantes transformations, refuse l'Histoire ou lui invente un nouveau cours.

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Parmi les utopistes, il y a les réactionnaires rêvant d'un passé idéal proche de l'"état de nature", et des révolutionnaires souhaitant un avenir fixe, déterminé, mettant fin à l'Histoire. Comme Ulysse interrogeant les Morts pour discerner quelque base d'une espérance, l'utopiste s'aventure en des endroits où les habitants ont conservé une sagesse primitive ou ont construit un modèle de cité d'une intelligence digne de la terre. Pour ce faire, la rêverie a besoin d'une image spatiale particulière, déjà rencontrée, celle du miroir. L'île ou la planète sont un laboratoire, un résumé des activités humaines corrigées, un plan merveilleusement lisse où apparaît le Bonheur. Raison et rêverie y font bon ménage, invitent à l'imitation de leurs oeuvres.

Aussi le voit-on nettement dans l'oeuvre du Cyrano de Bergerac, L'Autre Monde ou les Etats et Empires de la Lune, (1657), laquelle prend sa source dans une longue suite d'utopies aussi fameuses (Lucien, Histoire Véritable ; Thomas Moore, Utopie ; etc.). Si nous laissons de côté les attaques politiques et philosophiques de Cyrano, propres au genre qui, à l'instar du miroir, inversent et corrigent une réalité terrestre obtuse, nous observons que le voyage aérien du sieur Cyrano est bref, n'introduit aucune angoisse face aux abîmes traversés, ni aucune vision de l'architecture cosmique : l'intérêt pour l'auteur réside dans les rencontres et discussions ; personnages bibliques demeurant au Paradis, dont la foi inopérante n'agit pas sur la vie des hommes, habitants divers de l'Etat de la Lune, dont la société est organisée assez habilement et dont l'esprit est libre.

Quant aux odyssées, qui coururent en Europe pour critiquer le pouvoir au XVIIe siècle au XVIIIe siècle pour terminer leur course dans le Robinson Crusoë de D. Defoë, leur schéma identique est le suivant : après le naufrage, un homme rescapé découvre une société exempte de défauts (ou la construit), revient en Europe pour en écrire le récit.

Voici ce qu'en dit Van Wijngaarden : "Les premières odyssées philosophiques (du XVIIe siècle) étaient toutes d'une même affabulation : la description du naufrage du héros, son sauvetage miraculeux, suivis de quelques chapitres consacrés à la religion, à l'éducation, au gouvernement et aux moeurs du peuple nouvellement découvert. Au XVIIIe siècle, au contraire, l'auteur se plaît à imaginer une suite d'aventures périlleuses, de rencontres imprévues, quitte à disséminer dans ce fatras d'anecdotes, de digressions et de dissertations quelques rares observations philosophiques et morales".

Le message rapporté aux humains après consultation de ces esprits aériens ou insulaires a varié. Une évolution s'est faite : au communisme intégral avec partage, pauvreté, travail obligatoire (aux racines monacales), succèdent la glorification du commerce, l'autorisation du luxe, la valorisation du travail manuel et technique (horreur des langues mortes inutiles, mépris pour les Beaux-Arts et la Religion), et même souvent l'inégalité dans l'éducation de la fille et du garçon (les précédentes utopies voulaient effacer la différence des sexes en vue d'une égalité totale).

Ces changements donnent une idée de la variété des conseils et suggestions prônés en vue d'une réforme de nos sociétés, mais ce qui demeure, à la façon des "nékuias" évoquant les morts, c'est que la parole entendue (qu'elle soit sacrée ou profane) s'adresse à une collectivité et lui apporte une raison d'espérer.

De nos jours, enfin, existe toute une littérature proche de la science-fiction qui utilise le biais de l'aventure spatiale pour désigner à notre planète son avenir et les menaces qui pèsent sur cela même.

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Proposant moins que donnant une projection futuriste de ce qui sera, ces oeuvres présentent les mêmes traits : le voyage est sacrifié ; la forme de l'univers est oubliée ; l'avance technologique d'une société autre apporte bonheur ou tout au moins progrès ; cette société est l'image future de la nôtre ; le héros-témoin en pressent le danger ou l'espérance.

En conclusion, ces trois types de voyages aériens ou "anabases", montrent la similitude structurale que ces oeuvres présentent avec les descentes en Enfer. Découverte d'une extrême importance puisque facilitant notre projet de distinction entre les récits purement imaginaires et les voyages en mer.

Un tableau résumera ces remarques :

 Oeuvres (paradigmes)

Le Mythe de Thespésios (Plutarque)

Le Paradis perdu (Milton)

L'Autre Monde (Cyrano de Bergerac)

Moyen utilisé Rêve, cauchemarSonge Rêverie

Figure spatialeLabyrinthe, vastitude

Cercles, ensembles clos

Miroir, Astre, Ile

Hérosvictime luttant contre un péril

guidé ou non Observateur

Motif de l'ascension

Accident, rupture dans l'existence

Soulèvement et enlèvement (initiation)

Curiosité , démonstration d'une thèse

 Découverte

Moralisme, présence d'univers merveilleux à mériter

Eschatologie cosmogonie Symbolisme

 Pluralité des mondes et des croyances, espérance politique

Autres oeuvres

Key Kavous in Livre des rois de Ferdousi ; science-fiction

Divine Comédie (Dante) ; Mythe d'Er (Platon Rep. X); Le Voyage nocturne d'Ibn Arabi

 Histoire vraie de Lucien ; Odyssées philosophiques; science-fiction

 

3) Pèlerinages, quêtes, continents disparus :

Un dernier groupe d'oeuvres raconte des voyages par chemins et routes terrestres. Après les scènes marquantes qui nous ont été peintes des Enfers ou de l'Empyrée, ces récits de voyages en terre ferme peuvent sembler quelconques. Dans la mesure où les jardins, murailles, châteaux, royaumes surgissent soudain pour disparaître aussitôt, avec la même luxuriance qu'auparavant, comment ne pas les admettre ? Ce sont bien des voyages imaginaires, qui utilisent l'imagination, et établissent d'autres relations avec la

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réalité (transposition, exagération, destruction, imitation, élimination, construction, etc.). Ici l'imaginaire complète la réalité, la dédouble, lui donne une ombre plus épaisse, la comble d'un poids plus lourd, d'une immanence plus grande.

D'où vient donc, si telle est l'économie de l'imaginaire, que se forment trois attitudes, trois corpus de textes à tout jamais productifs ? Quels sont les "manques" de la réalité pressentis si fortement ? Car il ne s'agit pas d'une simple angoisse devant la Mort. Ces "arrière -mondes" contrairement à l'opinion reçue, ne distraient pas de notre vie ici bas, mais visent à la consolider à trois niveaux : sur un plan individuel (découverte d'une morale), sur un plan divin (découverte d'un ordre par un itinéraire ), sur un plan historique (découverte d'un sens et d'une espérance). L'homme reprend place à l'intérieur de la réalité, par le biais du rêve, du songe et de la rêverie, reconstitue un centre stable d'où il peut gouverner en harmonie avec une "totalité", alors que la raison inventive l'en avait écarté à son seul avantage, méfiante à l'égard de ce qu'elle nomme fantasmes tentaculaires, nourris de refoulements, de troubles ou de désirs illusoires.

C'est pourquoi étrange est la situation des "parabases" parce que, de leur côté, elles négligent aussi bien l'imaginaire que le rationnel, et témoignent peut-être d'une troisième potentialité propre à l'homme, encore indistincte.

Quant aux voyages imaginaires sur terre, les premiers sont des pèlerinages vers des domaines inaccessibles à l'intérieur des terres, en de profondes vallées ou sur des montagnes titanesques. Extrémités du monde accordant à qui les atteint paix, ou apaisement, certitude du sens de l'existence, confirmation du mérite dû à tout effort. Ce trajet, d'ailleurs, est parfois celui même de l'artiste dont l'oeuvre est poursuivie désespérément, vers quelque illumination la justifiant. N'est-ce point une "recherche" pour Marcel Proust, une "oeuvre en progrès" pour J. Joyce, au travers du labyrinthe des souvenirs et des sensations, au milieu de la confusion des langues et des mots, flot que rien n'endigue et qui suppose, de la part du créateur, l'immersion complète, et un lent détachement, la découverte d'une nouvelle moralité ? Le Moyen Age connaît ces itinéraires à Jérusalem (Itinera Hierosolymitana ) remplis de miracles, ces légendes hagiographiques (par exemple la Vita Sancti Macarii ) narrant des pèlerinages insensés, et à chaque époque , tout ce qui a trait à la marche et à l'errance, jusqu'à ce que le pénitent, le mendiant, l'exilé s'ouvrent à une nouvelle compréhension de la vie.

Les deuxièmes racontent des quêtes mystiques ou allégoriques, des graals obtenus au prix d'une progressive purification, des transformations alchimiques de la matière et de la pensée, pour des héros engagés dans des châteaux aperçus et disparus, sur des montagnes bordant l'invisible, héros en partance pour d'impossibles conquêtes. Il vient à l'esprit le roman de Chrestien de Troyes, Perceval (jeune enfant élevé à l'écart du monde, naïf et innocent, hôte d'un château magique où tous attendent qu'il pose un question salvatrice sur le "graal", chevalier errant depuis à la recherche de ce château évanoui où il fut fautif...). Mais le thème de Chrestien de Troyes est universel et l'on a voulu parfois en trouver l'origine dans le monde celtique, persan ou byzantin. Dans le cas du Livre des Rois de Ferdousi (XIe siècle), le héros iranien Iskender (c'est-à-dire Alexandre), las de conquêtes militaires, entreprend une quête spirituelle qui le mène à interroger les sages (brahmanes en Inde lui parlant de la vanité du monde ; Iskender va en pèlerinage à La Mecque), comme il interroge chaque peuple sur les merveilles et étrangetés du pays qu'il visite. Il luttera contre un dragon, des loups monstrueux, des Amazones, approchant chaque fois plus du Couchant où il recueille l'eau d'une source

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de vie jaillissant à l'endroit du coucher du soleil, conversera avec des oiseaux nichés sur deux colonnes d'aloès s'élevant jusqu'aux nues, verra l'autre côté du monde, puis reviendra vers l'Orient où il construira le rempart de Gog et Magog protégeant son royaume de l'intrusion d'animaux monstrueux ; enfin, d'un arbre double de sexe mâle et femelle, doué de la parole, il apprendra sa mort prochaine.

Quête spirituelle inachevée parce qu'elle n'aboutit ni à l'Ouest ni à l'Est à la moindre révélation sur l'agencement cosmique, mais riche d'éventuelles suppositions de cet ordre puisque Iskender émeut dans son besoin d'invisible et en pressent l'existence sans qu'aucune révélation décisive ne se fasse. D'autres rois de l'épopée iranienne de Ferdousi, en particulier Key Kaous (abandonnant son royaume et atteignant avec quelques fidèles chevaliers une haute montagne où il disparaît, enlevé par Dieu, au milieu d'une tempête de neige , souscrivent à cette quête spirituelle, initiatique ou symbolique, constitué d'étapes graduées agrandissant l'horizon circulaire de l'au-delà. Un dernier titre du XXe siècle sera donné, à titre d'indication suggestive, le roman de Th. Mann, La Montagne Magique : dans un sanatorium, lieu où se jouent la vie et la mort, le héros par le biais de rencontres et discussions, découvre le sens caché de la vie, grâce à de multiples épreuves. L'espace est rétréci mais la durée a grandi. Jean Paris écrivait à ce sujet : "L'essentiel a été accompli, cette alchimie de la durée, cette lente initiation d'un homme par le temps, son accession à la maîtrise, qui est aussi son retour symbolique au sein de la mort ... Tout événement qui, dans l'Odyssée, dans l'Enéide comme dans les quêtes du Graal, requérait une étendue géographique, réelle ou imaginaire, apparaît ici transposé dans le temps, au point que la notion de lieu, partant d'étapes, s'efface devant celle, souveraine, de moment" .

Comment ne pas être stupéfait devant la permanence de ce type d'imaginaire qu'il soit descensionnel, ascensionnel ou horizontalo-temporel ? Ces quelques exemples, nous permettent de pressentir l'étendue, et surtout les traits distinctifs de ce type de voyage .

Les derniers textes à considérer, de façon aussi rapide et imparfaite, nous renvoient aux notions d"'El Dorado" ou de "continents engloutis" dont on aperçoit un bref instant l'existence. Ces fugaces apparitions portent en elles la nostalgie d'édens, irrémédiablement perdus, retrouvés par hasard, et, dont le héros chassé une seconde fois ne saura en garder qu'un souvenir de tristesse accrue. L'espace figuré est bien celui d'un miroir délimité d'où surgit l'image rêvée et merveilleuse. Toute une littérature s'est développée autour de cette représentation : ainsi les bibliothèques d'ouvrages sur l'Atlantide, la Lemurie, Hyperborée, ainsi la brève vision du Paradis dans la Bible contenant en son sein tant de développements possibles du thème, ainsi ces Jardins des Hespérides, ces pays où l'on arrive jamais, ces sanctuaires inviolés, où l'on ne s'engage qu'une fois par suite d'une magie avare .

C'est l'occasion ici de refaire une place aux navigations profondément imaginaires que nous avions dû séparer des parabases au cours du précédent chapitre. Que faire des Voyages de Sindbad, des Errances d'Ossian (de Yeats), de l'Histoire Veritable (de Lucien), des Merveilles de l'Inde, de l'Abrégé des Merveilles, des Voyages de Gulliver (de Swift) et tant d'autres navigations où la part de l'imaginaire est prépondérante, et se note à des attitudes de moralisme, de symbolisme ou d'utopie qui les font exclure de la parabase ? L'a-politisme, cet éloignement et ce désintérêt des cités humaines, les insuffisances logiques et imaginatives, le temps perdu en mer à errer, n'y étaient point suffisants pour promettre leur appartenance à un genre "parabasique" entrevu et

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distingué. Toutefois, rien n'empêche que ces récits trouvent leur exacte place au sein de tous les voyages imaginaires que nous venons de décrire, avec pour seule différence de se commettre sur voie d'eau (et non plus au travers des enfers, des cieux ou des terres). Rien n'interdit non plus de les regrouper en trois catégories, de noter le moralisme latent de l'Abrégé des Merveilles, le symbolisme éventuel de Sindbad, celui évident des Errances d'Ossian (de l'aveu même de son auteur), l'utopisme de l'Histoire Véritable et des Voyages de Gulliver.

Là encore, la classification proposée permet de mieux mesurer les caractères spécifiques de l'oeuvre qui décrit un voyage imaginaire quel qu'il soit. Il n'y entre aucun jugement de valeur, ou de préférence, mais s'établit un juste rapport de leurs ambitions et de leurs projets. De plus, une lecture comparative portant sur un type de voyage, sans tenir compte cette fois-ci de l'espace traversé (aérien, marin ou terrestre), fait ressortir tant de points communs dans le choix du héros, de ses motivations et de ses découvertes, qu'il y a lieu de se satisfaire de cette présentation.

4) Conclusion :

Reste l'ambiguïté de nommer "imaginaires" les navigations qui nous occupent. Car, une fois la première impression d'une similitude dégagée, (laquelle n'a pour elle d'autres arguments que la commune accession à des terres situées hors du champ de l'expérience, seul point de rencontre entre parabases et autres récits imaginaires) il ne demeure plus de caractères essentiels que l'on pourrait répartir sans crainte entre ces deux domaines. Là où l'espace prend une figure cohérente et organisée, en dépit de son peuplement par des êtres protéiformes et fantasmagoriques se succédant en images multiples, là où le héros utilise des images lourdes de symboles ou de rêveries, et se voit engagé dans une aventure unique qui augmente sa valeur personnelle, là où un message existentiel est livré après une suite d'étapes initiatrices, à cela rien de tel dans les parabases ne fait écho de façon systématique : comment, en effet, l'espace aurait-il une cohérence puisqu'il y a désordre et vide, comment le héros serait-il héroïque s'il erre, victime des éléments, et à qui donner un message quand l'humanité est comme disparue ?

Aussi une ressemblance portant sur le seul fait de se placer hors du monde véritable et mesurable, peut à juste raison paraître faible. Il y a moins parenté, filiation ou cousinage, qu'articulation entre deux membres séparés ayant leur fonction propre bien que se complétant et nécessaires l'un à l'autre. Cette double existence est préférable à concevoir plutôt qu'un dangereux rapprochement dont l'effet principal serait l'élimination des traits distinctifs. Alors il faut supposer une autre faculté de représentation qui ne soit ni imaginaire, ni rationnelle, pour expliquer l'originalité des parabases. Depuis le début, il s'avérait délicat de les désigner comme étant le seul produit de l'imaginaire ; maintenant ces voyages imaginaires vers le ciel, sous la terre, ou ailleurs, en donnent la preuve. Les parabases avaient pour caractéristiques premières de prôner l'errance, l'a-politisme, le manquement logico-imaginatif au point qu'à cette description très négative et frustrante, venait souvent s'ajouter un deuxième voyage (celui-là imaginaire ou satisfaisant l'esprit) en guise de "ballant". Cette proximité est peut-être cause de la confusion des genres.

La construction de l'espace telle qu'elle apparaît dans les trois types de récits imaginaires, s'écarte de celle qui surgit du principe d'errance propre aux parabases ; de

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même, la doxalité de l'imaginaire, c'est-à-dire sa tendance à se soumettre aux opinions reçues et aux aspirations humaines les plus connues (rêveries d'utopies, valorisation de l'ascension, purification de descente, etc.), s'oppose à l'"a-politisme" de la parabase, à sa perte de valeurs et à son solipsisme ; enfin, le "matérialisme" de l'imaginaire qui comble de sens le monde, l'oriente et l'articule, lui donne une plénitude aliénante, est à cent lieues des infirmités et des discontinuités de la réalité décrite dans les parabases. C'est pourquoi s'affirme la séparation des deux genres, même si la façon de désigner la vérité repose sur de communes terres irréelles. Mais, une configuration spatiale, en apparence commune, ne saurait suffire à englober indifféremment des modes de connaissance et de description dissemblables .

Il sera alors plus important de s'interroger sur les moyens dont dispose la parabase, en tant que pôle particulier de l'esprit humain, pour affronter le réel et en donner une image qui n'aurait besoin ni d'être exacte (cela est obtenu par l'expérience rationnelle), ni d'être efficace (cela ressort de l'imaginaire en tant qu'horizon chimérique réclamant des actes). De même, par analogie, si l'on établit que les trois types d'espace représentés dans les voyages imaginaires (labyrinthe, cercle, miroir) sont adéquats pour désigner trois sortes d'imaginaire, alors trois sortes de raisons inscrites dans trois autres espaces peuvent leur répondre.

suite chapitre III

Notes:

Notes de Dérades Première partie

Chapitre 2

(1) nékuia : On en aurait, s'il le fallait, un excellent exemple dans la Thébaide de STACE qui raille ce lieu commun de la littérature épique : au chant VIII (v. 1 à 123), le devin Amphiaraüs, un des assiégeants de la ville de Thèbes, descend tout armé aux Enfers et provoque ainsi les plaintes du dieu des Enfers (Pluton ou Hadès) énumérant tous les mortels ayant eu droit de visite chez lui, sans être morts préalablement (Thésée, Heraclès, Orphée, etc.) - Ch. VIII v. 1-123, p 212-213.

(2) infernales : Les trois figures s'inscrivent dans une représentation de l'espace des plus vécues.cf. A. MOLES, Labyrinthes du Vécu, L'espace : matière d'actions .

(3) J. MARCHAND, L'Autre monde au Moyen Age (Traduction fidèle et satisfaisante faisant suite à une traduction de la Navigation de St Brendan).

(4) légende : cf la Vie de St Patrick publiée par les Bollandistes (Acta Sanctorum 17 Mars, t. II, réed. 1865, P 512 à 589). La vie de St Patrick est celle qu'écrivit JOCELIN (p 537 à 577). Mais JOCELIN (ch. XVII - p 572) rapproche la montagne Cruachn'Aigle où St Patrick fut tenté par les démons (des milliers d'oiseaux noirs l'environnant, il ouvre une éclaircie dans ce ciel funeste, grâce à sa croix) du lieu fictif du Purgatoire. Une caverne dans cette montagne aurait servi d'entrée en Enfer ; en fait la proximité du

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lac Derg le conduisit à superposer ces deux lieux. Le texte complet se trouve aussi dans la vieille édition de John COLGAN : Triadis Thaumaturgae - Lovanii 1647, t. II, p 64-108.De même, un intéressant commentaire fait par les Bollandistes (op. cit. p 585-689 § V "De Purgatorio S. Patricii") explique les raisons de la fermeture du puits après enquête de Rome, ainsi que le rituel qui lui était attaché.

(5) Montalban : L. ROUANET, Les drames religieux de Calderon (Notice sur le Purgatoire de St Patrick, p 269-294).

(6) pain : Il s'agit d'un pain cuit sous la cendre ou sur un gril ou d'une bouillie d'avoine non cuite ("una refectione ex pane subcinericio vel cocta in craticula, vel certe farina avenacea incocta", Acta Sanctorum, Socii Bollandiani, p 589, col.l) et d'une eau stagnante et ferrugineuse ne causant aucune incommodité ("es vis istius aquae quamvis stagnantis ut quantumis ex ea te velis ingurgitare, nullum inde gravamen sentias ..." ; op. cit.)

(7) L. ROUANET, op. cit. p 273-274. On doit noter aussi une série de parcours faits sur les genoux autour de l'Eglise et du cimetière, l'étroitesse du puits lui-même où neuf pèlerins descendent par une corde, et l'orientation vers le Nord des bâtiments religieux par rapport à l'orientation vers l'Ouest des bâtiments pour recevoir les hôtes. D'après David ROTHUS (cité par les Bollandistes, op. cit.).

(8) vie de saint Patrick : W. STOKES, The tripartite life of Patrick with other documents, I - 138-140.

(9) Saltrey : K. WOLLMÖLLER, Romanische Forschungen VI, 2, Col. 143-95, Col. 146-96.

(10) Oenus : Francis BAR : Les Routes de l'Autre Monde. Le nom d'Oenus rappelle le Dieu celtique de la jeunesse Oengus (p 95, Note 2).

(11) cf. Paolo SANTARCANGELI dans Le Livre des Labyrinthes, (p 15), développe à ce sujet, combien variées peuvent être les formes d'un labyrinthe, comment les époques sont fascinées par ce symbole (modes circulant au cours des siècles), et signale surtout qu'en faire l'expérience c'est accepter de ne plus savoir les frontières de l'Identique et du différent. St Augustin, qu'il cite (Confessions II, 9, 1), a cette remarquable formule : "Inhorresco in quantum dissimilis ei sum, inardesco in quantum similis ei sum" (Je tremble tant je lui suis dissemblable ; je brûle tant que je lui suis semblable). Le chevalier Owein le constate dans ce lieu mouvant et indifférent à la stabilité.

(12) cf l'oeuvre de G. de NERVAL, Aurélia, laquelle rend compte de la dégradation de sa santé mentale et de la montée de la folie, mais veille à tirer de cette "descente" de quoi nourrir un nouvel équilibre et une autre connaissance. Nerval achève cette oeuvre par cette phrase : "Toutefois, je me sens heureux des convictions que j'ai acquises, et je compare cette série d'épreuves que j'ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l'idée d'une descente aux enfers."

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(13) Dante : Pour les traductions françaises, celle de la Pléiade par A. PEZARD utilise les ressources du Vieux Français pour rendre au mieux la langue de Dante.Sinon, celle d'A. BRIZEUX, plus ancienne (1841), bénéficie d'une intéressante introduction de Ch. LABITTE sur les prédécesseurs de Dante (et sur leurs oeuvres narrant des voyages imaginaires).

(14) lecture : cf. J. PEPIN, Dante et la tradition de l'allégorie.Les quatre niveaux sont historique, allégorique, moral et analogique selon St THOMAS (Quaestio 1 art. 10). Ainsi la mer peut être la Mer Rouge traversée par Moise, (ler niveau), le flot de difficultés de la vie, (2ème niveau), la somme des péril (3ème niveau), et l'espace pour l'âme à traverser pour se libérer, (4ème niveau). Voir P. BRUNEL, L'Evocation des morts et la descente aux Enfers (Homère, Virgile, Dante, Claudel (Chapitre IX plus particulièrement).`On note à l'égard d'Homère dès l'Antiquité (HERACLITE LE PONTIQUE - IIe siècle après J.C.) une exégèse physique, morale et historique (Les Allégories d'Homère).

(15) oeuvres : On pourrait même émettre l'hypothèse d'une laïcisation scientiste à propos du Voyage au Centre de la Terre de Jules VERNE. En effet, le savant qui lance l'histoire est capable de lire les runes et servira de guide à l'expédition. L'origine géologique et zoologique sera éclairé, une unité conceptuelle se fonde, etc.Voir la thèse de Simone VIERNE : Jules Verne et le roman initiatique. S'appuyant sur les recherches de Mircea Eliade, Simone Vierne souligne combien l'univers imaginaire des romans de Jules Verne est construit comme une progressive "initiation" des héros.

(16) Enfers : Les titres de l'Odyssée sont du IIe siècle après J.C. (Elien) ou même du XIIe siècle (l'Evêque Eustathe de Thessalonique). Ce dernier entreprit de commenter vers par vers l'Iliade et l'Odyssée. Il propose de séparer la "nékuia" de la "nékromantéia", (Commentarii ad Homeri Odyssean, T. 1, chant XI, T. I). Au XXe siècle, le critique et traducteur V. BERARD soutiendra que la "descente" est une intruse dans "l'évocation", (Introduction à l'Odyssée, Vol. III, p 257-273).HEGEL de son côté, n'imaginait pas Ulysse descendant dans les Enfers. Mais P. BRUNEL (op. cit. ch II : "Questions de terminologie") qui rappelle le problème, pense à une structure de forces antagonistes (appeler les morts c'est les rejoindre) semblable à l'ambivalence du sacré (les morts sont aimés et haïs).

(17) situations : Dans la littérature celtique propre à l'Irlande, on note que, bien des fois, des fées venues des tertres ( ou "Sids" : châteaux merveilleux de l'autre monde) sont tombées amoureuses d'un mortel qu'elles invitent dans leur domaine. Une barque de verre les emmène. Des incantations magiques ont permis au héros de subir cet envoûtement.cf. Le voyage de Condlé le Bossu : trad. de D'ARBOIS de JUBAINVILLE, op. cit. t. 5, p 385-390 ; ou Cuchulainn malade et alité, p 172-216.Ce qui, dans ces cas, joue le rôle du miroir, est évidemment la mer traversée sans mal, sans aucune durée, selon une course légère sur une surface limpide.

(18) katabases : Dans la thèse en langue latine d'A. Frédéric OZANAM (De Frequenti apud veteres poetas heroum ad inferos descendu (des nombreuses descentes des héros aux Enfers chez les vieux poètes - Paris 1839), on retrouve une classification en trois groupes selon les motifs de la descente : rite de purification, amour de la science, désir de vaincre sa destinée de mortel. Cela correspond assez bien à notre propre

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tableau. Après avoir rassemblé par la forme (épopée, drame, comédie...) les récits en question ; Ozanam propose d'en rechercher la cause dans les dogmes religieux qu'ils illustrent et ainsi commentent.

(19) âme : Il exista un ancien genre littéraire, propre au Moyen Age byzantin et (par influence) occidental, qui s'établit sur un "dialogue entre l'âme et le corps" devant se séparer par suite de mort. Qui des deux est responsable de la vie menée par l'homme réceptacle d'une âme et porteur d'un corps ? Le corps qui entraîna l'âme à la luxure ou l'âme qui ne sut le commander ? Les deux protagonistes s'affrontent avec des arguments subtils avant de rejoindre leurs lieux réciproques, donnant l'occasion de peindre un voyage et une terre imaginaires.Voir à ce sujet : Th. BATIOUCHKOV, "Le débat de l'âme et du corps", Romania 20 (1891) pp 1-65, 513-578.

(20) Bienheureux : Pour Ch. GUYONVARC'H et Fr. LEROUX, (Les Druides) il ne fait presque aucun doute que Plutarque connaissait les récits et les légendes celtiques sur les îles à l'Ouest du monde. Ainsi écrivent-ils (p 301) : "Plutarque nous informe d'ailleurs mieux encore, comme s'il avait déjà lu ou entendu les récits des navigations irlandaises" (voir p 301 à 311). Cela prouve une curiosité, pour la question des autres mondes, très nette chez ce penseur.Un autre traité (n° 26) de PLUTARQUE revient sur ce sujet "De facie in orbe lunae".

(21) cf Miguel A'SIN : Islam and the Divine Comedy. L'importance littéraire des Apocryphes de la Bible, du Livre des secrets d'Enoch et de l'Ascension d'Isaie, y est clairement montrée

(22) confusion : Trad. CHATEAUBRIAND, op. cit. p 38 - chant II (v. 891-897) :"The secrets of the hoary Deep - a darkIllimitable ocean, without bound,Without Dimension, where length, breadth, and highthAnd time, and place, are lost ; where eldest NightAnd chaos, ancestors of Nature, holdEternal Anarchy, amidst the noiseof endless wars and by confusion stand."

(23) tombeau : Op. cit. p 39 - chant II - v. 910-911 :"... Into this wild Abyss,The Womb of Nature, and perhaps her grave..."

(24) royaume : Op. cit. p 40 - chant II - v. 1002-1005 :"... first HellYour dungeon, stretching far and wide beneath ;Now lately Heaven and Earth, another worldHung o'er my realm "

(25) artificielles ; "Tous les ouvrages imparfaits du moins de la nature, les ouvrages avortés monstrueux, bizarrement mélangés, après s'être dissous sur la terre, fuient ici, errent ici vainement jusqu'à la dissolution finale."

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(Op. cit. p 52, ch. III)"All the unaccomplished works of Nature's hand,Abortive, monstruous, or unkindly mixed,Dissolved on Earth, fleet hither, and in vain,Till final dissolution, wander here." v. 455-458 :Cette dissolution atteint aussi les hommes aimant les choses vaines.

(26) nuit : Op. cit. p 51 - chant III, v. 420-421 : "The luminous inferior orbs, enclosed/From chaos and the inroad of Darkness old".

(27) forme :Op. cit. p 67 - chant IV, v. 363-365 :"... and could love ; so lovely shinesIn them divine ressemblance, and such graceThe hand that formed them on their shape hath poured"

(28) qualités : cf la revue Silex (N° 14, Iles) où l'utopie aérienne et insulaire est traitée sur le même pied. Ainsi : Michel GILOT, Iles d'après et avant les Lumières, p 28-32 ; Jean SGARD, L'Ile inaccessible, p 33-38 ; Yves DE LA HAYE, L'Icarie de Cabet, p 52-55. textes traités : le roman utopiste de CABET (Voyage en Icarie, 1848) et celui de RESTIF DE LA BRETONNE (La Découverte australe par un homme volant, 1781).Le XVIIe et le XVIIIe siècles ont aimé les romans de la sorte où l'utopie sociale est reine.

(29) études : cf. G. LAPOUGE, Utopie et Civilisation.Pour le monde anglais, citons H. GREVEN-BORDE, Formes du roman utopique en Grande-Bretaqne (1918-1970), Dialogue du Rationnel et de l'Irrationnel.On y trouvera une étude des symptômes sociaux et psychologiques que les utopies traduisent. Idéologie et romanesque s'y rencontrent et alimentent les récits. L'individu affronte l'Etat.Auparavant, l'utopie d'avant 1910 est étudiée par V. DUPONT, L'Utopie et le roman utopique dans la littérature anglaise : projet de réforme sociale et naissance d'un genre littéraire aux lois nouvelles.

(30) Les Odyssées Philosophiques en France entre 1616 et 1789 - p 204.VAN WIJNGAARDEN effectue un recensement minutieux de toutes ses oeuvres, la plupart de circonstances, et qui n'accèdent que peu au statut d'oeuvre littéraire, en raison de leur médiocrité. Mais elles traduisent parfaitement les aspirations de telle ou telle partie de la société. Quoiqu'oubliées, elles participent au mouvement des idées d'une époque.

(31) stable : Chacun connaît les mots d'Archimède : "Donne moi un endroit où me tenir ferme et j'ébranlerai le monde". Si l'imagination a cet objectif, c'est qu'à l'instar de la raison, elle vise une consolidation du monde, mais il a fallu notre époque pour lui reconnaître aussi ce pouvoir et en juger objectivement les résultats (bons ou mauvais)..

( 32) Patrologie Latine, LXXIII Col. 415-426. Cette vie de Saint Macaire raconte comment trois moines vont à travers Perse, Inde et des terres imaginaires, à la recherche du Paradis. Ils ne rencontrent que St Macaire parti comme eux avant, et demeurant aux portes du Paradis.

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(33)Jean Paris : Cahiers Renaud Barrault, n° 34"Le voyage et le rêve", Mars 1961 ("Le voyage magique" par Jean PARIS, p 110-125). L'essentiel du voyage "c'est qu'il nous modifie ... qu'il opère en nous cette transmutation de la vie par l'épreuve, car sa nature est d'initier" (p 110). On ne peut que retenir ce dernier mot "initier" qui convient tant selon nous ce deuxième type de voyage privilégiant épreuves et étapes psychiques.

CHAPITRE III Figures spatiales et modes de connaissance

1) L'Enéide, premier type de parabase :2) Le Dit du Vieux Marin, deuxième type de parabase3) Ulysse 4) Conclusion

Notes

CONCLUSION

CHAPITRE III

FIGURES SPATIALES ET MODES DE CONNAISSANCE

 

"L'essaim serré des jeunes vagues"Amers Saint-John Perse

 

Ce qui nous a retenu jusqu'à présent , c'est une représentation particulière de l'espace dans les voyages imaginaires. L'ensemble de ces caractéristiques forme un tout archétypal, dont l'intérêt est de montrer les principales voies qu'emprunte l'imaginaire pour se donner à voir.

La même recherche appliquée au "rationnel", fait apparaître des figures spatiales nettement autres. Labyrinthes, cercles concentriques, ou miroirs disparaissent comme archétypes des diverses manifestations devant servir à expliquer cet autre mouvement cognitif, au profit d'autres figures : celles du "chemin", de la "route à tracer" au milieu de l'épaisseur d'une forêt vierge (celle de la réalité des sensations et des choses), et du "phare" illuminant de son faisceau l'opacité environnante, ensuite celle du "pont" lancé entre deux rives extrêmement éloignées, enfin celle de la digue stable placée afin d'enclore, et de saisir ou du "ponton" immuable avançant ses "jetées" dans le sein du devenir mouvant. Est-il temps, ici, de justifier comment se reconnaissent ces images ? Disons seulement, à défaut de citer des textes, que, par définition, la Raison est Mesure (= digue, jetée ), Relation (= pont) et Direction (= route, phare).

Lorsqu'elle devient Mesure, elle cherche à domicilier, à étiqueter, à capturer ou à étalonner, si bien qu'elle est dite "repérage", "recensement", "archivage" et "statistique" et que revient le souci d'une protection contre l'indifférencié et l'arbitraire (pensons aux

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images associées à un Code des Lois par exemple). Mais si la Raison est Relation, primera l'idée du rapprochement astucieux, du panorama étonnant au point que la liaison entre deux ensembles séparés y est primordiale et nourrit ces images de jonction, de "pont", d'allées et de venues d'un plan à un autre. Quant à la Raison qui est Direction, son rôle est une réflexion sur elle-même, sur sa "méthode" (c'est-à-dire son chemin), sur ses capacités et ses limites, sur l'origine de ses acquisitions afin que se dégagent un sens, une généralité ou une transcendance.

Le changement des formes spatiales entre l'imaginaire et le rationnel désigne deux facultés humaines d'appréhension. Cependant des similitudes sont à signaler (la principale en serait cette continuité d'enchaînement appliquée aux événements réels, luttant contre toute "disparition" ou tout surgissement trop anarchique). D'autre part peut-on envisager l'existence d'une troisième faculté s'il s'avérait que d'autres figures spatiales prévalent, qui ne soient ni celles courantes pour expliquer le rationnel, ni celles précédemment décrites pour l'imaginaire ? L'analogie se poursuivrait par l'étude de la réalité ainsi mise en évidence. Quelles sont donc les figures spatiales des parabases ?

L'imaginaire défini par ces trois groupes (utopiste, symbolique, moraliste) et le rationnel lui aussi triple (empirique, formel, transcendental) manifestent, en outre, des propriétés communes (qui, par analogie, aideront à délimiter l'activité liée aux parabases).

Chacun de leurs modes engendre dans les domaines différents de toute activité intellectuelle des réponses typées. Au constat de la variabilité du monde, correspondent pour l'imaginaire, le groupe d' uvres moralisantes, et pour le rationnel, la raison expérimentale (chaque expérience tend vers une loi où la répétition annule l'imprévu aléatoire du monde) ; au désir de comprendre les événements, de modifier le cours des choses, vont, pour l'un, l'imaginaire prophétique et utopiste (c'est-à-dire arrêtant le cours de l'Histoire), pour l'autre, le rationnel transcendantal (lequel est recherche de principes universels et atemporels) ; enfin, au goût ludique pour les métamorphoses et variations à l'intérieur des créations intellectuelles, citons le symbolisme comme le formalisme : l'un comme l'autre joue sur les niveaux de significations et tente d'en dégager les plans ou étapes hiérarchisés. On obtient alors par rapprochement ce couple d'images typiques : labyrinthe-jetée (digue) ; miroir-route (phare), cercle-pont.

On conçoit ainsi qu'une relation interne existe et forme des couples où l'opposition ne va pas sans une certaine similitude de plan.

C'est pourquoi, il est probable que les parabases, en tant que signe d'un troisième pôle de l'esprit humain, se laissent regrouper en trois ensembles principaux. L'analyse de leurs figures spatiales le dira.

1) L'Enéide, premier type de parabase :

Le dégoût et le manque d'aptitudes des Romains pour les choses de la mer écartent toute emphase. Nombre d'auteurs latins font part de cette angoisse devant l'aventure en mer (1). La formulation la plus célèbre en revient à Lucrèce dans son poème De naturà Rerum où son conseil est le suivant : "Il est doux, quand sur la vaste mer les vents soulèvent les flots, d'assister de la terre aux rudes épreuves d'autrui..." (trad. Ernout)(2).

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A ce trait culturel qui aurait dû tenir Virgile à l'écart de toute description d'un périple marin et le desservir, il faut convenir que l'auteur lui-même, de par son origine paysanne (Mantoue) et sa formation intellectuelle, ne connaissait en rien directement la navigation, et s'appuyait visiblement sur des connaissances livresques. Les courses de son héros en Méditerranée semblent trop réelles, parce que les contours et rivages de cette mer sont trop connues, pour avoir préoccupé critiques et lecteurs modernes (plaçant d'instinct à l'Orient Troie, situant sans hésitation La Crète et Carthage) et les avoir amenés à en noter l'indétermination et le fantastique. Mais s'il se produisait, par quelque métamorphose géologique que cette mer vînt à se modifier, ce ne serait point par le biais de l'Enéide que l'on serait en mesure d'en reconstruire le pourtour(3). De même, l'opinion d'une création quelque peu artificielle, imitation d'un modèle homérique, disparaît si l'on tient compte de la différence d'aventures connues par Enée, de leur nature, ou de l'économie de moyens descriptifs utilisés par Virgile à l'égard des épisodes identiques. L'allusion demeure l'allusion et ne devient jamais développement.

Aussi ces quatre notations (celui d'un peuple peu marin ; l'éducation paysanne de l'auteur ; une géographie indéterminée ; un modèle moins suivi qu'on ne le dit) doivent servir à décrire l'originalité de l'Enéide. En effet, l'étendue du vocabulaire désignant la mer surprend chez Virgile, comme les multiples transformations qu'elle subit, au point d'être "sentie de l'intérieur". Aucun autre auteur latin (4) ne renouvellera l'expérience et seul Virgile aura le privilège, à l'intérieur de la littérature latine, de tenter l'aventure intellectuelle de la parabase.

Cette aventure a été analysée, sur un mode psychologique, par Joël Thomas (Structures de l'imaginaire dans l'Enéide). Le paysage marin s'inscrit selon lui dans une perspective d'inquiétude propre à Virgile dont les causes seraient une hantise du désordre et de l'instabilité. Pour transcrire une telle angoisse, la mer et ses tempêtes, en dépit des clichés et de l'imitation d'Homère, serviraient à rendre compte du mouvement des passions et des pulsions instinctives : Virgile renouvelle alors, en raison de ses propres angoisses, en raison de son imaginaire, la description de la mer. Le décor est en corrélation avec le monde intérieur des personnages ; il se "colore" de leurs craintes. "Ainsi la menace cachée que représente l'inertie de l'Océan peut très vite se matérialiser dans une tempête où les vagues deviennent autant de tourbillons de mort : si la mer ne peut être un adjuvant de l'action héroïque, par contre, elle apparaît souvent comme un obstacle. La force de l'eau devient incontrôlable, et nous rejoignons là une des grandes angoisses de l'univers de l'Enéide. L'eau est alors le support et l'expression symbolique de cette crainte : c'est le Gouffre qui engloutit, et la chute dans un élément hostile, doublée de la hantise de la noyade et de l'étouffement, introduit l'épouvante "dans le monde virgilien" (o. c. p. 77).

Joël Thomas poursuit en notant le caractère obsessionnel du Tourbillon, l'absence d'images maternelles pour désigner la Mer (le Dieu Poséidon, principe masculin, domine seul, là où Homère inclut l'image de Thétys), et l'originalité de Virgile qui "faute d'avoir vu ces tempêtes, et d'avoir pu nous en rapporter, dans une description d'après nature, le visage furieux, les a vécues de l'intérieur" (o.c. p. 80). "Il nous en donne une image très abstraite, très orientée autour de mouvements, de formes privilégiées qui la rattachent à l'idée qu'il se fait d'un univers de la dispersion et de la violence" (p 102). L'univers imaginaire de Virgile hanté par la violence désordonnée, organise l'univers marin autour d'images et de phantasmes tels que le tourbillon, les ténèbres, la convulsion, la monstruosité, "prédilection inconsciente" fort révélatrice.

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Nous sommes loin des descriptions objectives d'Homère s'inquiétant de la direction des vents et des distances vraisemblables qu'un bateau parcourt par temps de tempête. Toutefois, Joël Thomas ne semble pas avoir été surpris par l'abondance du vocabulaire désignant la mer.

Parmi les termes désignant la mer, citons, outre "mare" qui renvoie à l'eau salée entourant la terre et constitue la nomination la plus neutre : "aequor" ou surface unie, plaine liquide (de même racine que le verbe "aequo"" aplanir, rendre égal) ; "fluctus", vague, flot, et qui prend au pluriel le sens d'ondes et de mer, se rattachant à une racine notant l'écoulement, le ruissellement égal et continu ; "unda", l'eau agitée, la vague, et au pluriel le remous, l'onde houleuse et tourmentée, le bouillonnement abondant qui peut s'appliquer à la fumée, aux marées ; "pontus", la haute mer immense et sans fond, mot d'origine grecque et réservé à la poésie, assimilable à une racine indo-européenne signifiant le chemin ou même le pont (ce qui indiquerait à l'origine une navigation d'île en île en Mer Egée à la manière dont un pont enjambe une crevasse) ; l'adjectif "altum", ou haute mer dans le sens de haut et de profond, d'étendue profonde, de retraite et de fond secret ; le mot "aqua" propre à l'eau douce mais aussi évoquant la mer, dans son élément essentiel, et son opposé "salum" mer salée ; le terme grec de "pelagus", pleine mer recouvrant des abîmes qu'elle inonde et dont la connotation exotique devait renforcer ce caractère inquiétant pour la sensibilité latine ; le terme précis de "fretus", détroit, bas de mer, lequel devient par extension mer en poésie ; les expressions poétiques inventées ou non par Virgile "caerula", mer azurée d'un bleu foncé ou très sombre rappelant le ciel ; "vastus gurges", vaste tourbillon d'eau, masse s'ouvrant en gouffre prêt à engloutir ; "hiems", ce nom de l'hiver devenu tempête ; "imber", ce nom de la pluie devenu rouleau de la vague soulevée ; "spumae salis", écumes de la mer salée qui soulèvent le navire vers le ciel, et bien d'autres expressions encore traduisant quelques aspects de la mer.

La couleur intervient peu dans cet abondant vocabulaire si l'on retire le mot "caerula" qui lui-même peut désigner uniquement l'étendue et la courbure du ciel appliquées à la mer. Ce qui revient le plus comme observations, c'est le volume que représentent les flots, cette masse tantôt grosse tantôt creuse, ridée ou plane, tourbillonnante ou éparpillée en gerbes d'écumes, emplissante selon des courants inconnus, repoussant la côte. L'imagerie pourrait en être traditionnelle si cette "matérialité" de la mer n'était sans cesse affirmée par des verbes de mouvement consolidant sa substance et nous la durcissant comme une lave au point que par un renversement de l'opinion commune, elle devient plus solide et réelle que la Terre elle-même fuyante, dangereuse ou momentanée.

Ces multiples expressions de la mer ne sont pas employées l'une pour l'autre, pour des besoins métriques ou autres, mais coincident à cette image spatiale que nous cherchons à faire peu à peu surgir. Un relevé méthodique dans les chants I, III et V où ont lieu les épisodes maritimes de l'Enéide, nous éclaire à ce sujet.

Le mot "mare" (pluriel "maria") apparaît dans des formules où il se joint au ciel et à la terre (I v. 280 "Juno/quae nunc maria terrasque metu caelumque fatigat" - "Junon qui maintenant fatigue de ses craintes mer, terre et ciel ; 58-59"... maria ac terras caelumque profundum / quippe ferant rapidi secum...", "Les vents emporteraient assurément dans leur course rapide mers, terres et ciel profond" ; v. 9 et sq) ou bien désigne une globalité achevée et créée que le héros parcourt (I-v. 32 "errabant acti fatis maria omnia circum" -

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"ils erraient poussés par les destins par toutes les mers" ; I-v 524 "ventis maria omnia vecti" - "balottés sur toutes les mers" ; les nombreuses répétitions de "media mari" - "au milieu de la mer" ; I-v 598 "terrae marique exhaustos" - "épuisés par tant de revers sur terre et sur mer".

Dans cette représentation sacrée de la mer, peuvent s'ajouter les deux mots "pontus" et "pelagus" d'origine grecque et empruntés par les Latins comme nous l'avons dit. La personnification y est plus forte car la mer se dote de bruits, d'une descendance, d'une fonction... mais il s'agit de la même appréhension d'une unité divine en soi ou d'une création proprement divinisable. On retrouve l'image de sacrifices et d'offrandes : I.v 39-40 "Pallas ne.../...ipsos potuit submergere ponto" - "Pallas n'a-t-elle pas pu engloutir les Grecs dans la mer" (pour les punir) ; I.v 70 "disjice corpora ponto" - "disperse leurs corps sur la mer" ; "Dona pelago et flammis restantia" - "les dons épargnés par la mer et les flammes", tandis que "pelagus" est semblable à la réponse fracassante de la divinité, pour être associé au bruit et à la force : I 138 "imperium pelagi" - "l'empire de la mer échu à Neptune" ; I 134 "sic cunctus pelagi cecidit fragor" - "ainsi tomba tout le bruit de la mer" ; II 204-5 "tranquilla per alta/...angues/incumbant pelago" - "par les flots tranquilles, deux serpents s'allongent sur la mer" (à la suite d'un sacrifice du prêtre Lacoon sur le rivage troyen) ; III 555 "gemitum ingentem pelagi" - "le gémissement puissant de la mer" ; V 617 "perferrre labor pelagi" (les troyennes lasses de "supporter le travail de la mer"). Enfin cette divinité terrible paraît avoir une descendance dans les Sirènes (III 241) "ces impurs oiseaux de la mers" ("volucres... obscaenas pelagi") et dans d'autres monstres abyssaux.

Les trois autres termes ("aequor, unda, fluctus") n'ont plus cette valeur d'entité sacrée, mais indiquent des mouvements de rupture et de distension (en hauteur, en profondeur, en étendue, en courbure).

Cela ne signifie pas que la mer soit considérée uniquement dans sa substance liquide (image traditionnelle ou opinion commune). Elle devient peu à peu capable de modeler le monde, force plastique ou contenant infini apte à modifier le pourtour de certains lieux. Les expressions suivantes le disent : "unda" et "fluctus" vont exprimer un état discontinu de la mer . "Unda" va correspondre à une libération de forces disjointes, tandis que "fluctus" transmet l'impression d'extension anormale où l'eau lie la terre et le ciel en un rouleau cosmique. "Unda" et "fluctus" associés à des verbes indiquant une rupture, sont dans ce premier passage, les deux mots-clefs : l'un vaut pour son dynamisme déchaîné et l'autre pour une situation verticale vertigineuse 104-107)

"... tum prora avertit et undisDat latus ; insequitur cumulo praeruptus aquae mons.Hi summo in fluctu pendent ; his unda dehiscensTerram inter fluctus aperit ; ..."

"alors la proue se détourne et livre le flanc (du navire) à la vague ; s'abat en masse une montagne d'eau qui s'écroule :les uns sont suspendus sur la pointe du flot ;pour d'autres la vague entrouverte découvre la terre entre les flots."

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Nous rendons par "vague" "unda" et "fluctus" par "flots", bien que le sens en soit bien plus fort. Ainsi, le navire se heurte aux forces éparses que représente "unda", qui se déchire de surcroit ("dehiscens") ou fait penser à une montagne en à pic se fissurant et s'écroulant ("praeruptus mons" où "praeruptus" dit bien étymologiquement cette rupture par devant). De son côté, "fluctus", représente ici une pointe ("summo in fluctus") et les deux versants du flot entrouvert, béance qui va jusqu'au fond et montre la terre, pour mieux se refermer. Le passage est significatif de l'emploi des termes et les exemples ultérieurs ne font que confirmer ces différences. En I, 160-161, nous avons :"... quibus omnis ab altofrangitur inque sinus scindit sese unda reductos""sur ces brisants, toute la vague venue du large se brise et se scinde en ondulations reconduites" (même image de rupture)En I-127, le Dieu "Neptune dressa sa tête calme par-dessus la vague" ("summà placidum caput extulit undà" image d'un espace vide laissé par le passage de la tête de Dieu) ;En I-147; "il effleure des roues légères (de son char) la tête des vagues" ("Atque rotis summas levibus perlabitur undas"; il n'est point question de "labourer la mer" mais de montrer un char qui se déplace sur la partie la plus fine de la vague (celle prête à se détacher et à faire violence ailleurs) ;En I-383 "à peine sept navires brisés par les vagues et l'Eurus subsistent" ("vix septem convulsae undis Euroque supersunt") ;En I-442,"les Phéniciens (sont) battus par les vagues et les vents" ("jactati undis et turbine Poeni") ;En I-537, (Orion) "dispersa la flotte d'Enée à travers les vagues, impuissante devant la mer, et à travers les rochers inaccessibles" ("perque undas, superante salo, perque invia saxa/dispulit" ; cette dernière image met sur le même plan la vague et le rocher inaccessible, soulignant ainsi la nature dure, en soi suffisante de la vague dont Virgile note moins l'allure continue que la force de brisure). `En I-596, Enée se présente comme "arraché aux vagues libyennes" soit "Libicis ereptus ab undis" où le participe "ereptus", arraché, enlevé, soustrait, renvoie donc à une "porosité" des vagues laissant échapper leur proie.En I-618, Vénus est dite avoir enfanté Enée près du cours du Simois, image d'une parturition nécessitant le mot d"'unda" par analogie à sa valeur disruptive ("Alma Venus Phrygii genuit Simoentis ad undam").

Dans le livre II consacré à la chute de Troie, un seul exemple apparaît: deux serpents de la mer apparaissent au cours d'un sacrifice et "leurs crêtes sanglantes sortaient des vagues" ("jubaeque/Sanguineae exsuperant undas"). Dans ce cas là, l'on voit bien comment la cassure de la surface unie de la mer qui s'agrège en "vagues", permet dans ces interstices la percée d'êtres monstrueux.

Au livre III, l'aspect inquiétant de "unda" est aussi net.En III-214-215, "jamais plus terrible fléau et colère divine ne sortirent des vagues du Styx" ("...nec saevior ulla / Pestis et ira deum Stygiis sese extulit undis") montrant que "unda" est une sorte de ventre maternel d'où ne peut jaillir que l'horreur (ici, il s'agit de Céléno, Harpie immonde).En III 285 "unda" est bien proche de la glace puisque Virgile écrit que "l'hiver glacial ramène les Aquilons, hérisse les vagues ("glacialis hiems Aquilonibus asperat undas" :En III 420-3, à proximité du détroit où sont tapis Charybde et Scylla, se retrouvent proches "unda" et "fluctus" en un passage très expressif :

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"Dextrum Scylla latus, laevum implacata CharybdisObsidet, atque imo barathri ter gurgite vastosSorbet in abruptum fluctus, rursusque sub aurasErigit alternos, et sidera verberat unda" -"sur le flanc droit est Scylla, à gauche l'implacable Charybde se tient en maître, et au plus profond du gouffre de l'abîme,engloutit par trois fois les vastes flots dans un précipice, puis les revomit sous les airs tour à tour, et la vague frappe les astres".

La vague monte au ciel un temps puis s'effondre et le flot a pour patrie le gouffre et le précipice (cet "abruptum" au nom si évident), ce qui dénote bien la parenté descriptive des deux mots liés à toute représentation d'effritement ou de cassure du calme miroir des eaux marines(5).

Au livre V, le héros Enée, après avoir abandonné l'amoureuse Didon, gagne le Latium, dernier épisode de sa navigation. On relève alors l'expression (v. 11) "inhorruit unda tenebris" - "la vague se hérisse dans les ténèbres", semblable à quelque animal monstrueux, toujours caractérisée par une surface irrégulière et acérée. Enfin, devant traduire la mort du pilote Palinure que le Dieu du Sommeil réclame comme victime à la course d'Enée s'achevant, Virgile utilise encore une fois cette "unda" ouverte à toutes les apparitions effroyables et à toutes les disparitions: "liquidas projecit in undas" - "il précipite dans les vagues limpides - V, 859".

Les emplois de "fluctus" signifient moins quelque déchirure comme "unda", mais montrent un état anormal de la mer, celui où elle se dresse comme un mur courbe, et se voit par en bas. Il est aussi moins fréquent dans le poème. Ainsi, Eole, Dieu des vents, a le pouvoir "d'adoucir ou de soulever les flots" (I-66 "mulcere... fluctus et tollere" comme on caresse ou irrite un fauve); en I-86 les quatre vents "roulent vers le rivage des flots énormes" ("vastos volvunt ad littora fluctus") si bien que la tempête "emporte les flots vers les astres" (I-103 "fluctusque ad sidera tollit") et que "les Troyens sont écrasés par les flots et la ruine du ciel" (I-129 "Fluctibus oppressos Troas caelique ruinà"). Le caractère combatif et révolté des flots apparaît bien dans ce que l'on pourrait appeler des noces interdites mais tentés avec le ciel ("la ruine du ciel" ; soulèvement des flots vers les astres). En I-584, se présente le cas d'un navire perdu en mer, "englouti aux creux des flots" ("médio in fluctu... submersum") reprenant l'image d'une eau entrouverte ("l'unda" précédente) mais déjà refermée, enveloppant sa proie dans une étreinte de forme annulaire. Ailleurs, en I-756, Enée sera décrit comme "errant par toutes les terres et les flots", ce qui, au delà de la formule, pourrait signifier ce même encerclement, cette fois-ci double, car incluant le cercle des terres ("l'orbis terrarum" de la géographie ancienne) et le cercle coupable des flots voulant s'unir au ciel ou faisant crevasse pour mieux engloutir (6). Un dernier emploi relevé du mot nous importe car il montre Enée (fuyant Carthage) qui conduit sa flotte et "fend les flots rendus noirs par l'Aquilon" (V-2, "fluctusque atros Aquilone secabat"), ce qui prouverait qu'il faut briser, couper, fendre, ce cercle des flots dont la couleur n'est guère non plus attrayante.

Si "unda" a pour champ sémantique la libération de forces violentes et décousues, "fluctus" renvoie à une menace d'indistinction, de débordement vertical, d'encerclement général. Les deux mots ont en commun de détruire l'image d'une mer unie ou même agitée de soubresauts juxtaposés et enchaînés, ce qui lui laisserait sa substance pleine. Ici, la mer s'agrège en amas éphémères, s'entoure de vides et précipices, s'élance pour

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tout envelopper en se creusant en son centre. Elle n'a plus le visage sacré d'une divinité (que traduisaient "pontus" et "pelagus") ni le sage pourtour d'une oeuvre divine créée (comme l'entend "mare"). Mais là ne s'arrête pas sa métamorphose spatiale si l'on en juge par "aequor".

C'est, en effet, le terme qui revient le plus fréquemment, toujours associé à des verbes ou à des qualificatifs qui en augmentent la valeur d'étendue plane s'évasant et se distendant à l'infini, au point de présenter une surface de dispersion maximale. En I 29-30 "les Troyens jetés sur toute la surface de la mer" ("jactatos aequore toto/Troas...) subissent le courroux de Junon jalouse du pouvoir de Pallas qui "dispersa les navires grecs et retourna la mer par les vents" (I-44 "disjecitque rates, evertitque aequora ventis"). Si un navire est englouti, c'est "un rapide tourbillon qui le dévore au sein de la mer" (I-117 "rapidus vorat aequore vortex" ; le tourbillon n'étend-il pas la surface de la mer par ses bords concentriques s'éloignant du centre ?). En I-128, Neptune, Dieu de la mer, "voit la flotte d'Enée dispersée sur toute l'étendue marine ("disjectam Aeneae tot videt aequore classem" (7)) et "apaise cette surface boursouflée I-142 "tumida aequora placat") qu'il apaise (I-146 "temperat aequor" où "temperare" signifie au sens premier, "unir, combiner, disposer" donnant donc l'image d'une mer désassemblée, décomposée qu'il faut recombiner, ou bien qu'il contemple sans en voir la fin (I-154 "aequora... prospiciens")).

Après une violente tempête, la rade calme d'une île s'ouvre et offre l'image d'une autre mer d'une splendide étendue (I-164 "une mer apaisée se tait" - "aequora tuta silent"). Complétant cette image d'espace infini, qui subit d'étranges extensions, prenons, en I-l91, l'expression "nous courons sur l'immense surface au moyen de nos navires creux " ("vastumque cava trabe currimus aequor"), qui devient "faire le tour de la plaine salée" (III-385 "salis... lustrandum... aequor"), puis est consolidée par trois autres images, celle de "vents adoucis qui étalent la mer" (V-769 "placidi straverunt aequora venti"), celle des compagnons d'Enée frappant de leurs rames la mer et "balayant la surface marine" (V-778 "aequora verrunt") et celle de Neptune dont le char " vole en une course céleste, léger, effleurant l'étendue marin, [dont] la surface gonflée s'aplanit" (V-818-821) "Caeruleo per summa levis volat aequora curru ; ... tumidum... / sternitur aequor aquis"). Il ressort donc, avec évidence que le terme d"'aequor", outre son sens de surface ou d'étendue, reçoit de Virgile un dynamisme intérieur qui vise à distendre à l'infini cet espace. Principe d"'évasement", rendu manifeste par la présence de navires éparpillés, de vents et de dieux effleurant la mer et l'étalant, de tourbillons la repoussant en ondes vers des bords encore plus éloignés, le tout afin d'en agrandir l'immensité plane, malléable, élastique même, nécessaire milieu à une errance en mer.

Aussi, le vocabulaire de Virgile montre combien cette mer connue - la Méditerranée - devient autre, sans commune mesure avec les clichés conventionnels de la mer. La figure spatiale, quelles que soient ses variations, traduit un profond ébranlement de la réalité environnante. Que ce soit le ciel, ou le littoral, ou les îles surgies, ils subissent tous cette démesure, ce débordement insensé, cette modification des êtres et des apparences, que surprend le héros Enée.

Ses accostages et ses aventures le racontent à qui veut y prêter attention. Car il y a similitude de modifications entre l'évasement maritime et le recul du littoral, au fur et à mesure de l'avancée de son exil. Le regard même n'établit plus de repères stables, tout se déforme ; les côtes s'incurvent, les sommets se courbent, des géants (cyclopes) se

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dressent sur l'horizon, les points de fuite voient s'échapper les lignes qui concourent vers eux, si bien que commence à naître pour nous cette première figure spatiale des parabases où l'oeil de l'observateur placé en contre-bas, élargit la réalité proche.

Trois mots se partagent en latin le sens de côte, rivage, littoral ("litus" pour ce dernier sens ; "ora" valant pour bord, limite, entrée, bouche ; "ostium", embouchure, entrée) et, s'ils sont employés indifféremment, c'est avec des verbes indiquant "atteindre", "tendre à", "abandonner", "se tourner vers", "longer". D'où le fameux "littoraque Epiri legimus" ... III-292 (qui plaisait tant à Racine). Rien de bien essentiel sur quoi bâtir une réflexion. Il n'en est pas de même à considérer "l'inconsistance" de ces terres et de ces îles qui se cachent derrière leurs rivages. Virgile, abandonne son héros au mouvant, moins chassé comme il a été dit que découvrant l'irréalité de ce qui l'entoure. Le poème nous livre alors à nouveau l'originalité de son message, ce trait distinctif de la parabase.

Enée, à la demande de la reine de Carthage (fin du chant I), entreprend le récit de ses sept années en mer et en exil, depuis la chute de Troie (racontée au chant II ; ce récit d'une conflagration, cause de l'exil d'Enée, préfigure l'évanescence du monde, d'abord humain puis physique, que l'errance en mer confirme et accentue). Le chant II est donc le début de l'errance elle-même, qui à tout moment paraît pouvoir s'arrêter, ou tel est du moins l'espoir de ceux qui la vivent. Bien loin de commander ou de diriger les événements, Enée subit son sort, selon le principe d'errance de la parabase. Les verbes sont au passif et peu de traducteurs leur laissent cette valeur (III-ll "Feror exsul in altum" - "je suis emporté en exil sur la mer haute" III16 "Feror huc, et littore curvo..." - "je suis emporté là, et sur le rivage courbe...").

La première étape en Thrace où Enée trace une nouvelle ville sur le sol, ne dure pas ; d'un tertre jaillit un arbrisseau dont la racine arrachée se met à saigner tandis qu'une voix gémissante se fait entendre d'en dessous, révélant à Enée qu'ici mourut un Troyen assassiné traîtreusement par les indigènes. Le gémissement d'une voix a plus de puissance et de "solidité" que la terre elle-même. Virgile repousse au loin les exilés, leur rendant dangereux ce premier arrêt que des funérailles terminent et closent. La force d'une voix venue d'entre les morts entraîne un départ : III-72 "provehimur portu ; terraeque urbesque recedunt" - "nous sommes entraînés loin du port ; et terres et villes reculent".

C'est à l'île de Delos qu'Enée accoste ensuite dont on nous rappelle curieusement qu'elle fut "errante le long des côtes et des rivages" (III-75-76) avant d' être fixée et stabilisée par le Dieu Apollon ; là aussi Enée "est porté" (III-78 "huc feror") et une manifestation divine s'observe par un tremblement de terre soudain affectant portes du temple et montagne voisine (III-90-93)). Autre exemple de l'incertitude et de l'instabilité du sol terrestre. Enée poursuit sa route sur une mer unie ("pelago volamus" III-124) vers la Crète qu'un cataclysme et une révolution ont rendu déserte. Au loin, des îles éparses côtoyées ; Enée, à nouveau fonde une ville, persuadé de retrouver le berceau de ses ancêtres. Une épidémie s'abat sur les moissons et sur les hommes, l'air est infecté (III-138), les obligeant à fuir, après qu'un songe a prédit à Enée d'aller plus à l'Ouest. Là encore, comme en Thrace, le sol se dérobe, perd de sa solidité, tandis que l'air impalpable et le songe subjectif en gagnent et pèsent sur le Destin avec force. Le passage à l'Occident, lieu où vont les morts dans les légendes de nombreux peuples, ne s'effectue pas sans tempête, ténèbres et terreur. Le fantastique croît en importance, et

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ces éléments sont là pour que le lecteur comprenne que le héros passe d'un monde dans un autre, au travers d'un goulet terrifiant.

Pendant trois nuits et trois jours, ce ne sont que ténèbres et noirceur au milieu "d'une aveugle obscurité" (III-203 "caecà caligine") où Enée est entraîné malgré lui (III-200 "Nous sommes jetés hors de notre route et errons sur des vagues aveugles"). Au quatrième jour, la terre qui apparaît n'a plus rien de réel : elle est habitée par des harpies qui empuantissent et salissent tout aliment. L'odeur et la saveur sont souillées ; cela rend cette terre inhospitalière et nécessite le départ. Là encore, le sol perd de sa stabilité ; les sens ainsi affectés en sont la cause. Les îles suivantes sont aux mains d'ennemis (les Grecs, et Ulysse plus précisément) ; une colonie troyenne survit en Epire, pâle reflet de Troie où vit Andromaque ; tout y est une image réduite des splendeurs d'antan, mais le passé ressuscité en miniature ne peut subvenir aux besoins de tous. Il faut partir, et visiblement le passé s'éloigne, disparaît.

Cette terre a vertu de réconfort mais non d'havre sûr et puissant. La côte italienne offre aux voyageurs Charybde et Scylla, le mont Etna qu'habitent les Cyclopes. Fumées, tremblements, vapeurs inquiétantes occupent l'espace et l'ébranlent. La vue livre d'étranges distorsions alors, celles de géants touchant le ciel de leurs têtes (III-677-8) se tenant en cercle sur le rivage, semblables à une forêt de cyprès et de chênes formant assemblée. Après l'audition, l'odorat et le goût, la vue à son tour n'établit plus un monde objectif constant mais en déforme les extrémités (la tête des Cyclopes s'évase comme la cime des chênes, ou se rétrécit comme celle des cyprès).

Le reste de la navigation se poursuit le long des côtes de la Sicile qui, toutes, semblent inaccessibles (8). Une violente tempête à nouveau se produit, que Virgile rompant avec la chronologie a placée au chant I. Comme la précédente, elle peut être interprétée comme un second passage : le père d'Enée, Anchise, meurt juste avant cette nouvelle tourmente ; d'autre part, Enée devra abolir ses sentiments d'amour envers la reine de Carthage, où il aborde après cette tempête. Double renoncement au charme du passé et à l'envoûtement du présent, au nom d'un avenir encore lointain. Et si les sens ont rendu toute terre fuyante et illusoire, les sentiments la rendent stérile, infructueuse et doivent être surmontés pour que naisse la Terre Promise annoncée.

A l'extraordinaire description de la tempête, qui place d'emblée l'Enéide dans le genre de la parabase (parce qu'il y a errance, a-politisme par exemple), et nous a livré cette figure d'un espace marin s'étendant et se brisant, fait suite une toute aussi étrange peinture d'une île dont le calme s'oppose aux flots tourmentés. Mais, outre ce contraste, il devient frappant de considérer l'image même du lieu, sa géométrie.

En voici une traduction proche du texte (I-156-169) :"Harassés, les gens d'Enée, en leur course, tentent d'atteindre les plus voisines rives, et se tournent vers les bords libyens. Prend place dans un enfoncement évasé, une île formant port par l'insistance de ses brisants, contre lesquels toute la vague venue du large se brise et se scinde en ondulations reconduites. De part et d'autre, de prodigieuses parois et des pics jumeaux s'attaquent au ciel, sous la courbure desquels une mer apaisée se tait. Tout en haut, le demi-cercle des forêts couchées par les vents ; et un bois noir de son ombre horrible surplombe. En face, sous des rocs suspendus, une grotte ; à l'intérieur, des eaux douces, des bancs pris à la pierre vive, la demeure des Nymphes.

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Là, aucune attache ne retient les navires harassés, et l'ancre de son croc recourbé ne s'accroche. (9)"

Les principales figures d'un espace imaginaire s'y trouvent rassemblées : à la difficulté de joindre la rive, d'une ligne courbe et évasée, s'associe le double portrait de la mer (se brisant en vagues d'un côté, et de l'autre, sa distension ou extension) ; les verticales se referment par le haut ou s'incurvent par le bas ; enfin l'absence de fixation des navires rappelle combien toute terre est incertaine.

Mais pour que cet évasement maximal existe, il a fallu au héros subir des effondrements (ceux de la mer en "vagues" ou "unda") et des encerclements (le flot - fluctus - monte au ciel et vous étreint). Un mouvement de va-et-vient a distendu l'espace : tantôt jeté à l'extérieur, tantôt plongé à l'intérieur, Enée a connu l'insuffisance du Lieu (impossibilité de fonder une ville nouvelle) comme si l'espace se creusait et se vidait de sa matière ; il a connu aussi la puissance du surnaturel et du monstrueux (prodiges, épidémie, monstres, tempêtes). Car il y a identité de situation entre les métamorphoses de l'espace marin et la transformation de la réalité environnante. Tel un nageur dont la tête fait surface un temps puis s'enfonce dans l'eau, Enée a pu avancer et constater combien s'élargissait peu à peu l'horizon historique qui lui était promis.

Mais ce n'est point encore une histoire, seulement une ouverture originelle retrouvée à partir de laquelle tout peut commencer, toutes les possibilités sont encore à égalité, si bien que la notion du philosophe Heidegger d"'historialité" convient ici excellemment. Enée fait un trajet qui le jette en pleine attitude historiale ; incertain devant tant de virtualités présentées, il se situe dans un monde ambigu et passionnant.

Nous sommes loin des autres figures spatiales propres au rationnel (route, digue, point) et à l'imaginaire (miroir, labyrinthe, cercle). A quoi peuvent donc faire penser ces lignes évasées qui s'écartent l'une de l'autre ou se recoupent de façon elliptique, obtenues après un fourmillement de vagues discontinues ou après un empiétement hors du domaine bi-dimensionnel, à savoir une abondance volumineuse obscurcissant le réel et raréfiant les nécessaires séparations des objets créés et distincts ?

Nous nommerons momentanément cette figure "écartement des lignes de l'horizon" ce qui indique, au préalable, une transformation matérielle libérant des forces éparses et les assemblant en masses inquiétantes.

Mais il y a lieu d'en préciser l'image en utilisant une autre parabase qui présente avec ces chants de l'Enéide une parenté certaine : la Navigation de St Brendan, d'origine irlandaise, écrite en latin vers le VIIe, VIIIe siècle. Comme Enée, Saint Brendan, ne serait-ce que par sa fonction, est "pieux", ou "saint"; comme lui, il entraîne dans son aventure des compagnons et recherche une Terre de Promission qui sera dévoilée en temps voulu, au peuple irlandais qui connaîtra persécutions et destructions dans un proche avenir ; comme pour le héros latin, son voyage dure sept ans avec des répétitions ou des arrêts. Là où Virgile suivait un modèle homérique avec lequel il prenait de nombreuses libertés, l'auteur de la Navigation s'inscrit dans un courant religieux dont les fêtes rythment l'aventure, tout en intégrant de multiples traditions celtiques. Les deux parabases sont donc très proches d'autant que la même figure spatiale s'y observe.

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Le vocabulaire désignant la mer est moins étendu dans la Navigation peut-être parce que l'auteur anonyme mais certainement Irlandais, emploie une langue étrangère pour s'exprimer, ou bien parce qu'il s'agit d'une traduction en latin et en prose d'un texte, autrefois versifié.

Cependant on note des choix identiques à ceux de Virgile : la mer est rendue par "plaga", étendue, surface, plage, à laquelle se joint une direction, i.e, occidentale, orientale, etc. (et quelle meilleure manière de montrer que l'on ne va pas vers un point précis mais vers un évasement, un agrandissement se faisant à l'insu du cercle de l'horizon), par "diversa loca Oceani", "les multiples lieux de l'Océan", mais aussi plans divers séparés comme les pièces d'une habitation, par "aequora Oceani", dont le sens d'étendue infinie est évident, - ces deux dernières expressions sont liées aux verbes "emporter" et "agiter" employés au passif pour désigner le navire du saint.

Sinon, le mot "unda" conserve sa valeur de mer déchirée ("labourer les vagues" "scultare undas/ per aequora", "se mouvoir comme la vague"" se movere sicut unda", etc.) et "fluctus", celle de flots déchaînés comme en un tourbillon ("une toile était agités par les flots comme c'est coutume pour un navire qui fait l'épreuve d'un tourbillon" Ch. 32 "agitatur fluctibus sicut navicula solete quando periclitatur a turbine", "la violence de la mer et des flots" - "impetus maris et fluctuum", etc.). Quant à "mare", il perd sa connotation sacrée pour accéder à plus de matérialité; à noter que la mer n'a jamais de couleur mais qu'elle peut être "transparente" ou "congelée" (par le froid) ou "bouillonnante comme un chaudron". En deux seuls endroits, un rappel de l'Antiquité latine apparaît avec le nom de "Thétys" pour exprimer la mer puisqu'il s'agit d'une divinité des eaux. Le vocabulaire est donc moins abondant que chez Virgile, mais il recoupe assez bien les différents aspects conceptuels de la mer auxquels nous aboutissions pour l'Enéide. Saint Brendan n'aborde pas à des côtes de continents, uniquement à des îles que l'on peut classer en deux groupes : le premier correspond à quatre îles sur lesquelles, chaque année, le saint revient pour célébrer les fêtes religieuses de la Cène, de Pâques, de Pentecôte et de Noël ; le second groupe est d'une grande diversité et constitue la part constamment renouvelée des "Merveilles" (Magnalia Dei, soit grandeurs, merveilles, étonnements) que Dieu donne à voir à ses compagnons.

Les quatre premières îles posent un délicat problème de constitution de l'espace. Elles sont formées d'une île peuplée de moutons de haute taille et servant à la Célébration de la Cène, d'une île-poisson nommée Jasconius(10) pour la Pâques, d'une île portant un arbre disparaissant sous des oiseaux doués de paroles pour la Pentecôte, et enfin d'une île où se tient un monastère où la règle principale est celle du silence, et qui offre une halte au temps de Noël. Or, Saint Brendan, durant les sept ans que dure sa navigation, revient en ces quatre endroits chaque année, même si le texte ne nous les décrit et cite que trois fois. Pour les critiques la tentation fut alors grande de concevoir l'itinéraire du saint comme une série de sept cercles se superposant et indiquant le retour périodique en quatre points de la circonférence. Visiblement le saint irlandais "tournait en rond" avant d'atteindre la Terre de Promission.

Une telle représentation nierait toute nouvelle figure spatiale. Nous ne raisonnerons pas ainsi, lorsque nous placerons ces quatre îles comme les autres nouveaux points cardinaux préparant la Terre à atteindre, non à la façon d'un carré puisque trois d'entre elles sont liées et se jouxtent (île des moutons, île poisson, île des oiseaux) et se séparent

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de la quatrième (île d'Albe pour le temps de Noël) par des périodes longues de navigation, mais à la manière d'un cône s'allongeant (en profondeur) ou de triangles s'agrandissant (en surface). Le circuit décrit s'augmente jusqu'à la Terre recherchée (11).

Loin d'être stables, ces quatre îles, au début découvertes l'une après l'autre, sans aucune autre île les séparant, vont se scinder en deux groupes (trois d'un côté, une de l'autre) entre lesquels prennent place d'abord une île, puis trois, puis cinq, indépendamment de tout cycle annuel qui ne nous est pas décrit (le voyage dure sept ans mais ne comporte nullement sept "tours" ; seuls deux retours aux mêmes quatre îles). Et l'on peut supposer que l'auteur, refusant une image proche du cercle (en raison de sa portée imaginaire, engendrant notions de progressions, d'étapes psychiques ou symboliques ou morales), s'en est donc éloigné pour dégager celle d'un espace dont les extrémités s'écartent, par la saturation de l'intervalle médian au moyen de phénomènes (ici des îles) surprenants et "dé-formants". Le rôle de la quatrième île (celle du monastère du silence qui correspond à Noël) est capital puisque cela signale une distance d'écart comme si les événements ultérieurs venant y prendre place repoussaient la position de l'île elle-même.

On retrouve alors ce qui advenait à Enée dont le souci majeur de fonder une nouvelle Troie, lui faisait entreprendre par trois fois un site convenant à son projet (Enéades en Thrace, Pergamée en Crète et Carthage en Libye). Mais il était renvoyé plus loin et contraint à subir des épreuves de plus en plus nombreuses (comme ici, nos îles). De même, l'île d'Albe a même statut que ces fausses Troies, puisqu'elle disparaît la troisième fois (les compagnons de Saint Brendan ont rejoint les trois autres îles ; ils devraient donc après quelques aventures rejoindre l'île d'Albe mais le récit rompt cette structure, les fait revenir à la première île, et de là, ils vont directement vers la Terre de Promission) et se trouve remplacée par la Terre tant désirée et espérée.

Enée, après Carthage, laisse en Sicile les femmes révoltées, et directement après, atteint le rivage du Latium : Carthage qui aurait pu être une nouvelle Troie a été écartée, comme l'île d'Albe à la troisième fois s'efface devant le vrai site attendu. Quant aux trois îles de la Navigation, qui,elles aussi,servent à marquer un progressif écart vis-à-vis du monde réel, nous verrions dans l'Enéide, jouant le même rôle, le souvenir de Troie (drame historique irrémédiable) et le souvenir de l'Odyssée (oeuvre littéraire à dépasser), comme Pâques indiquait au saint le drame de la Crucifixion et Pentecôte l'oeuvre d'évangélisation à mener.

Il reste un deuxième groupe d'îles, et sans mal nous retrouverons la même vision amplifiante des formes qui s'évasent en haut, s'enroulent, sont infinies, ou effrayantes (quoique l'effroi soit moindre) avec pertes d'hommes et irruption de démons à la surface des eaux brisées.

Parmi les épisodes les plus marquants, citons celui où Saint Brendan voit une colonne dans la mer qu'entoure un filet de cristal (de longues lignes se perdant dans le ciel et dans la mer), celui où un monstre marin tente de les engloutir, semblable à un rouleau gigantesque, celui où, à proximité de l'Enfer, des forgerons cyclopéens les assaillent de leur métal en fusion, tandis que Judas abandonné sur une roche voit la mer se couvrir de démons persécuteurs, etc.

Il suffit de lire ces récits pour comprendre combien l'auteur a moins développé l'aspect imaginaire (merveilleux ou horrible) que servi une représentation de l'espace s'ouvrant

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sur l'infini et une attitude profondément historiale exprimée par le héros lui-même, attentif à l'extrême et tant soucieux d'harmonies à saisir.

Une dernière référence conclura , c'est le récit de l'Exode dans la Bible, où Moïse, enfant placé dans une "arche" abandonné au cours du Nil (dérive à noter), est accueilli par la fille du Pharaon (son destin subit un accroissement), se révolte à la vue de la servitude des Hébreux, est élu par Dieu pour cet esprit d'insurrection, affronte le pharaon et ses magiciens (modifications de la nature, bouleversement de la réalité), conduit son peuple hors d'Egypte en un gué prodigieux (ouverture de la mer, dont les versants se referment sur les ennemis), en vue d'une Terre Promise qu'il faudra mériter par des années dans le désert.

Et l'on peut se demander si ce désert où tout peut changer de forme (le bâton est serpent, source ; appel de Dieu sur la montagne ; nuées divines ou nourriture céleste ; etc.), n'est pas semblable aux mers de nos parabases, avec le même type d'évasement et d'agrandissement de l'espace, des êtres et des objets. L'errance, loin des cités humaines et loin des systèmes de pensée, conduit à une entrée dans l'Histoire (attitude historiale), à la découverte de terres, mais surtout nous livre une faculté de l'esprit humain d'asseoir l'existence sur le "débordement du réel".

Un tableau servira de résumé :

 OeuvresEnéide

Navigation de saint Brendan

 Figure spatiale

- cônes, triangles

- évasement, écartement des lignes de l'horizon (perspectivisme inversé)

Héros pieux, sint, élu, ascète, homme d'action

Motif  Prophétie, appel

DécouvertesCréation continuée pour une transcendance ; historialité

Autres oeuvres

Exode (Moïse)

 

2) Le Dit du Vieux Marin, deuxième type de parabase :

S. Coleridge avait un goût marqué pour les philosophies néo-platoniciennes (12). Sa poésie ressemble, dans ce Dit du Vieux Marin, à la quintessence d'une réflexion philosophique. Il cherche, et il l'écrit à de nombreuses reprises, une connaissance qui se situerait entre le monde de la raison et celui des impressions. Toute sa vie en est préoccupée : voyages à pied, insomnies et cauchemars, maux de tête traités par l'opium, inconfort dû à la misère, sont comme les témoins de cette quête insatisfaite. Esprit doué et précoce, il reçoit une éducation suffisamment sérieuse (Université de Cambridge) pour qu'on puisse considérer son goût pour la spéculation métaphysique comme la

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preuve de ses capacités intellectuelles et non comme le trouble d'un cerveau confus et impuissant.

Il trouve dans les théories du mathématicien antique Jamblique, auteur d'une méthode allégoriste pour étudier les textes, dans celles du philosophe et historien byzantin Psellos, persuadé de l'existence d'esprits intermédiaires entre le monde céleste et le monde terrestre, de quoi alimenter sa réflexion et surtout confirmer sa propre conception d'un troisième univers qu'il ne cesse de poser et d'envisager. Il s'agit chez Coleridge d'une activité consciente et posée comme telle : "Dès mon enfance, j'avais coutume d'abstraire et pour ainsi dire de déréaliser tout ce dont l'intérêt extraordinaire retenait longuement mes regards, et par une sorte de transfusion et de transmission de ma conscience, de m'identifier avec l'objet" (Biographia epistolaris II).

En exergue au Vieux Marin (cf. infra ch. 1 pour un résumé), nous trouvons. cette phrase inaugurant le poème, due à un certain Burnet et que Coleridge prend plaisir à citer pour sa croyance à des "natures invisibles" sans qu'il nous soit dit qu'elles sont célestes : "Il y a profit... à considérer dans son esprit, comme sur une carte, l'image d'un monde plus grand et meilleur" ("Juvat... in animo, tanquam in tabula, majoris et melioris mundi imaginem contemplari").

"Comme sur une carte", de quoi inviter à l'analyse de la figure spatiale qui sert de scène à ce poème. A la différence de l'espace précédent représenté dans son évasement, ici, la mer est l'nique réalité et aucune île, aucune terre ne vient la border ou la côtoyer. Cette situation exceptionnelle élimine toute disproportion formelle d'objets jetés sur un rivage et vus de la mer. La mer occupe tout le champ et n'attend pas d'un morceau de terre de créer l'événement dramatique. La Création se résume en un immense océan qui recouvre tout et interdit toute direction ou mouvement (dans quel sens aller, puisque l'océan est partout ?), ce qui explique l'immobilité fondamentale du navire : après le meurtre de l'Albatros, alors que le navire, "les mâts penchés, la proue plongeante... filait rapide" (v. 45 et 49 "With sloping masts and dipping prow, ... the ship drove fast") et qu'il était entré dans une zone où la neige et le brouillard gomment les formes (v. 55-58 : "All through the drifts the snowy clifts/Did send a dismal sheen :/Nor shapes of men nor beasts we ken/the ice was all between" -"A travers les rafales, des falaises enneigées projetaient de sombres miroitements ; ni formes d'hommes ou d'animaux nous ne voyions ; la glace occupait tout l'espace médian").L'Océan surgit comme une "mer silencieuse" pour la première fois pénétrée (v. 105-106) sur laquelle plus aucune brise ne souffle. L'absence de côtes, de paysages, de ports est totale et rend compte d'une solitude extrême et désespérante. Toutefois, cet Océan n'est pas purificateur ; il n'a aucune vertu divine d'instrument de punition (comme le déluge, par exemple, sert le projet divin de "catharsis") bien que la terre ait disparu.

Alors que Noé et Um-Napishti emmenaient des êtres vivants et s'éloignaient de l'humanité, ici le navire est peuplé d'hommes coupables de complicité morale au meurtre d'un albatros si bien que l'on peut se demander si cet oiseau qui les guidait ne correspond pas au corbeau ou à la colombe des récits de Déluge babylonien ou hébreu, comme si toute situation venait à se renverser : un héros coupable de meurtre, au lieu d'un homme pur et honnête, une eau putride au lieu des eaux célestes mêlées aux eaux terrestres ; une terre absente et innocente au lieu d'une terre corrompue ; un navire plein d'hommes coupables rescapés, et non engloutis ; un oiseau massacré, garantie d'aucune terre à venir, qu'il aurait annoncée s'il avait été encore vivant, etc. L'Océan est d'une

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matérialité honteuse ; semblable à une peinture (v. 117-118 "As idle as a painted ship upon a painted ocean" - "tel un vaisseau peint sur un océan peint") ; il perd sa vie comme un cadavre (v. 122 "The very deep did rot..." - "L'océan lui-même pourrissait") et devient fange (v. 125-126 "Yes, slimy things did crawl with legs / Upon the slimy sea" - "Oui, des êtres visqueux se traînaient avec leurs pattes sur une mer visqueuse"), pour se décomposer en un chaudron de sorcière (v. 129-130) "the water, like a witch's oil, / Burnt green and sad blue and white" - "l'eau, semblable à l'huile ensorcelée, flambait verte, et bleue et blanche"). A plusieurs reprises, Coleridge reprend cette image d'incendie de la mer libérant des bouillons de serpents et de créatures informes, tandis que le navire immobile paraît se rétrécir (v. 120 "And all the boards did shrink" - "Et toutes les planches se resserraient") et perdre vie (masse lourde comme du plomb, habitée de cadavres, et qui s'engloutit une fois le vieux marin remis à un ermite (v. 546-549).

Aussi la figure spatiale ne saurait être la même que précédemment où la substance se brisait, s'étendait et s'ouvrait. Ici, rien n'arrive sinon un processus de décomposition, sous l'oeil implacable du Ciel représenté par un "soleil de sang" (v. 112), "tâché de barres, ... comme si à travers la grille d'un cachot, il nous eût transpercé avec une surface large et ardente" (v. 177-180). L'espace sans verticalité ni profondeur est tout juste ridé par la présence de serpents nageant dans l'ombre ensorcelée du navire et dans son onde épaisse comme de l'huile brûlante.

C'est en considérant les trajectoires que l'on découvre la figure spatiale sous-jacente : le marin, en tuant l'oiseau, commet ce meurtre au moyen d'une flèche d'arbalète ; jusque là le navire a couru, obtenant même de passer à travers la banquise qui s'était fendue ; une voile sur une coque nue, avec pour tout équipage un squelette et un vampire jouant aux dés, poussée par aucune brise ni courant, approche du navire et disparaît aussitôt ; les âmes des marins s'enfuient, et claquent auprès du vieux marin comme le bruit de l'arbalète; un vent céleste entraîne les voiles du navire, sans bruit ni ride sur la mer.

Ces trajectoires relevées, à part les premières (qui servent d'antithèses), ont toutes un point commun : elles n'aboutissent jamais à une rencontre ou à un croisement de forces (contraires ou de résistance). D'autres seraient à noter comme ces rayons de soleil que seule une grille semble intercepter, ou ceux de la lune narguant l'Océan de leur fraîcheur impossible à offrir (v. 267-271) ou le souffle du vent qui ne s'approche point des voiles mais dont le bruit est suffisant pour les secouer (v. 309-311).

Dans tous ces cas, il y a comme un vide à l'endroit où le mouvement, la trajectoire d'un phénomène devraient se joindre et se croiser ( 13)à un autre mouvement ou à un objet. Telles des ombres s'effleurant sans point d'intersection (14), ou plutôt animées de déplacement parallèles sans heurt, semblables à des rayures fugaces qui laissent le navire à part, en dehors de toute harmonie (au sens étymologique d'agencement, d'arrangement) sont les apparitions fugitives qui se produisent autour de ce navire maudit.

La seule trajectoire efficace, dotée d'un résultat est celle de la flèche tuant l'oiseau ; or, curieusement, et cela peut servir de preuve a contrario, "l'Albatros au lieu de la Croix, autour du cou me fut pendu" (v. 141-142 "Instead of the Cross, the Albatross / About my neck was hung"), ce qui donnerait à penser que la punition réside dans un

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"décroisement" de la nature lorsque l'activité humaine ne respecte pas certains accords ou unions pré-existants.

Les forces dynamiques de la nature qui se rencontrent et servent à l'homme par un don d'amour qui les met à la disposition de chacun, sont à l'image de l'affection que l'Esprit des Glaces a pour l'Albatros, et ce dernier pour le Vieux Marin. Qui ignore cet amour (dont l'expression ultime est la Croix du Christ) et qui le détruit, se met à l'écart des mouvements intimes et créateurs du monde.

Le Vieux Marin retrouve la route du pardon lorsque le spectacle de la mer couverte de reptiles sous les rayons de la lune l'émeut par sa beauté et libère en lui un transport, un désir de prière. Dès lors, l'Aide céleste est possible, mais sans contact ni croisement avec le monde matériel. Il faudra que le marin se confesse auprès de l'ermite, (ou auprès de chaque homme, par la suite) se voit à son tour "crucifié" pour découvrir la présence de Dieu dans l'univers et l'Harmonie qui s'ensuit. Citons cette strophe à cet égard: (v. 578-381) :"Fortwith this frame of mine was wrenchedWith a woeful agony,Which forced me to begin my tale ;And then it left me free."

"Dès lors ce corps que tu vois fut déchiréD'une torture atroceQui me força de raconter mon histoire,Et alors j'en fus délivré" (Trad. G. d'Hangest)

Enfin, durant la période où la synchronie universelle a disparu, toutes les perceptions sont modifiées par la soif et l'insolation, auxquelles s'ajoutent le trouble de la conscience, l'isolement, la culpabilité. Des sons deviennent sourds (ou bien le silence règne), les couleurs sont avivées et contrastées, les odeurs, malgré le pourrissement général, sont inexistantes. Par deux fois, il y a référence à l'évanouissement : le bateau pénètre dans les glaces avec "les bruits que l'on entend dans un évanouissement" (v. 62) ; les anges en guidant le retour du navire le font aller si vite que le marin s'évanouit (v. 392).

Si le départ est joyeux et s'accompagne de cris heureux et d'une lumière limpide, le retour, après l'immobilité et la pesanteur dues à la malédiction, est d'une vivacité surnaturelle et nous conduit dans une baie "limpide comme un miroir" (v. 472) surmontée d'un rocher et d'une église ; là, sur chaque cadavre de marin, se dresse un séraphin. Toutes ces images de verticalité prometteuse croisent une surface étale dont la transparence permet le reflet et la profondeur retrouvés.

L'ermite en confessant le marin l'autorise ainsi à regagner le sein de l'humanité, lui redonne une histoire et un destin, un message à communiquer, celui de témoigner de son aventure auprès d'autrui. Le marin sera donc à la croisée des chemins (un jour de nocespar exemple comme l'écrit Coleridge cart c'est ub jour d'affluence), là où les hommes risquent d'oublier Dieu et de préférer la distraction inutile, se devant de rencontrer tout homme qu'un sentiment supérieur lui révèle comme étant celui auquel il doit parler (V 588-589 "That moment that his face I see/ I know the man that must hear me).

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Peu de textes ont cette démarche; parmi les autres parabases elle fait figure d'isolée, en raison de sa modernité. Mais il y a similitude avec le récit biblique du Déluge ou celui d'Um-Napishti dans l'épopée de Gilgamesh : même disparition du monde, même immobilité et attente, même absence de rencontre. Une alliance s'ensuit, comme dans le Vieux Marin, bien que ce dernier texte traduise peu la joie d'une création recommencée, seulement celle d'une création possible et enjeu d'un Drame.

Un tableau servira de résumé :

 OeuvresVieux Marin; Déluges et Noé

Déluge babylonien

 Figure spatiale

dé-croisement, décomposition, désharmonisation

trajectoires non croisées et fugaces

Héroshomme capable de se racheter ; mêmes traits pour l'Humanité si le héros est au contraire élu et innocent

MotifRachat d'un crime (oubli de Dieu)

Châtiment possible et accepté

DécouvertesExemplarité de la nature (aimante et soumise)

Transfiguration du monde

3) Ulysse , Jason ou Jonas, un troisième type de parabase :

Ces héros exemplaires et fort célèbres - Ulysse , Jason, Jonas - ont des projets en rien communs avec les préoccupations collectives d'un Enée (fondateur d'un empire) ou d'un Brendan (annonçant à la chrétienté une terre promise), et avec le désarroi du Vieux Marin (quête d'un salut) ou d'un Noé (élu pour une Alliance Salvatrice). Ulysse pense à rentrer chez lui ; Jason de même, Jonas à vivre comme tout le monde sans avoir à porter le message de Dieu. Certes, leur destin est d'être contrarié dans leurs désirs très simples et très humains, et même d'atteindre un point ultime qui brise en eux tout espoir d'être satisfait. Cette "akmé" intervient soit brutalement, soit progressivement, mais de toutes façons elle se produit, réduisant à néant leur premier désir (de retour ou de fuite), les brisant par une errance dont nous connaissons déjà le caractère éminemment positif et propre aux parabases.

La figure spatiale centrale s'organise comme un effondrement sans fin, qui n'aurait pas lieu de haut en bas, mais d'est en ouest, d'un centre du monde vers une de ses extrémités latérales vers laquelle le héros glisse. Ce bord du monde perd de son assise et s'écoule à son tour par cette voie ouverte. Les lignes s'inclinent, la matière s'effrite, un maelström est à proximité. Comment, dès lors, supposer une géographie réelle ou à l'inverse, imaginaire à ces récits puisque la diversité, la consistance et le contour des formes vont disparaître et être reconduits en une unité principielle inconnue, antérieure à toute naissance ?

Là se repose la question sur la nature du rationnel et de l'imaginaire par rapport au propre des parabases, parce que l'un et l'autre ''comblent' le monde, l'ordonnent et

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l'inventent, lui donnent sens et ordre, le stabilisent, tandis que le "parabasique" le transfigure, l'appréhende en un point crucial où il est dessaisi et surpris, le dégage de nos constructions mentales trop nombreuses et le rend à une pureté souveraine. Mais, de même que le rationnel est lié à l'imaginaire et en diffère aussi, de même le parabasique peut faire alliance avec ces derniers à des niveaux ou plans qui ne seront pas identiques pour les deux. Ainsi pourra s'achever cette recherche présente lorsque ces trois pôles apparaîtront avec leurs relations et la nature de ces relations.

Jonas, ce prophète malgré lui, qui n'a nulle envie d'aller courir à Ninive prêcher le repentir, ressemble à Ulysse que la légende montre se cachant pour ne point partir à la guerre de Troie, ou bien à Jason contraint par son roi Pélias de conquérir une toison d'or (lequel roi souhaite sa mort).

Ensuite, l'ordre des événements se modifie ; Jonas fuit à l'extrémité du monde - Tarsis ou Tartessos, à l'ouest, à situer au Portugal- connaît une violente tempête au cours de sa navigation et retourne prêcher à Ninive ; Ulysse part d'abord à Troie mais ne peut revenir qu'au cours d'une longue errance en mer ; Jason connaît deux navigations, l'aller où il obéit, le retour où il fuit. Mais si ces événements se succèdent de manière différente, on remarquera que tous trois atteignent le bout du monde, c'est-à-dire l'ouest, lieu des Ombres et des Immortels, et accomplissent leur missions. Cet accès à une extrêmité de la terre est marqué dans Jonas par une tempête au cours de laquelle les marins dans le souci d'apaiser les dieux en colère jettent leur cargaison, puis sur le conseil du responsable lui-même, Jonas en personne, lequel est englouti et avalé par une baleine. Ce déchargement du navire, cet abandon des objets et des biens traduisent cette perte de substance, cet effondrement spatial que nous nommions plus haut. Se débarrasser pour être allégé est plus qu'un geste courant de sauvegarde, il dit une attraction soudaine en un lieu qui s'écroule sur soi-même, même si la Bible se refuse à tout développement trop littéraire (.

Ulysse connaît un processus de déperdition qui, en revanche, est des plus fournis en épisodes. Ses compagnons lui sont ravis peu à peu, ses richesses aussi ; il pénètre dans un monde de l'oubli (Lotophages, premier épisode de l'errance), de la cruauté et de la dévoration, de la réduction des êtres (sans humanité ni formes plaisantes) jusqu'à se retrouver seul sur une planche au milieu de l'Océan.

Jason a même aventure : son retour n'a rien de glorieux et le voilà hésitant sur les lacs des Celtes (IV,635-645), risquant de sombrer en l'Océan pour se tromper de route, naviguant au milieu de la féerie incertaine des îles Planctes (= îles errantes) (IV 753-884) pour ensabler son navire dans la mer des Sirtes (IV 1223-1380) et accoster à une terre couverte de dunes où les nymphes aperçues tombent en poussière dès qu'on les approche (IV 1408-1409) Puis Jason conduira son navire en un lac sans issue apparente (IV 1537-1590).

Les images, dans les trois cas, sont nettes d'un espace qui détruit toute consistance, attire le malheureux héros dans sa désagrégation totale. Dénudement aussi pour lui.

Enfin nos trois héros se font engloutir d'une façon ou d'une autre. C'est la baleine de Jonas qui le sauve de la disparition au sein d'un espace qui s'enfonce, et le recrache sur le rivage après un acte de repentir et une prière émouvante au dieu bafoué. Ulysse vit sur une île au milieu de l'Océan - parfois nommée de plus "nombril des mers" (16) -

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auprès d'une déesse Calypso qui rêve de l'épouser et dont l'habitation tient de l'antre profonde ; là, seul, il pleure sur le rivage, certain d'être à tout jamais exilé et enfermé dans cette prison dorée ; l'ordre des dieux émus devant ses prières vient le libérer et lui ouvrir le retour. Jason, dont la nef est ensablée, reçoit l'oracle de porter sa mère, autrement dit de porter celle qui le porte, son navire (belle image du ventre maternel !), ce qu'il fait avec ses compagnons jusqu'au lac Triton où, à nouveau enfermé, il ne voit point d'issue vers la mer au milieu de ces méandres de roseaux. Le dieu du lac auquel il a livré sacrifice d'une brebis, lui montre la passe (IV 1571-1586).

La similitude des situations est évidente : même encerclement (ventre de la baleine, antre de Calypso, lac Triton), même désespoir et même libération par la prière. Après ce passage en abîme où le héros est protégé de la pure et simple disparition, l'espace se reconstitue avec une fraîcheur aurorale assimilable au sentiment d'un malade clos dans sa chambre et sortant pour la première fois.

L'expérience odysséenne n'est point psychique ou mentale ; elle nous paraît cognitive comme celle de Jonas qui ose parler aux gens de Ninive (position de supériorité due à un savoir) et sait les convaincre de se repentir (c'est-à-dire de ne pas se conforter dans leur réussite momentanée). Ulysse agira de même en imposant son autorité à Ithaque en son palais envahi de parasites. Et Jason, sur le chemin du retour, pris une dernière fois dans une nuit "sépulcrale"( Iv 1694-1764), aborde l'Ile de l'Apparition que le Dieu Apollon lui montre comme une ultime révélation de sa Toute-Puissance.

Un dernier tableau servira de résumé:

 Oeuvres Jonas ; Odyssée chant IX à XII ; Argonautique

Figure spatiale

Effondrement d'une extrémité du monde ; engloutissement par attraction générale, déclivité

HérosTrès enraciné dans son humanité quotidienne, refusant la fatalité

Motif  Injonction divine refusée ou mésinterprétée

DécouvertesAccueil d'une transcendance, seul gage d'un savoir actif et efficace

4) Conclusion

L'existence de figures spatiales particulières aux parabases est prouvée ; comme ce ne sont pas les mêmes (ni leurs antithèses) que celles de la Raison et de l'Imagination, il faut supposer une autre faculté, un troisième état qui n'est pour l'heure révélé que par l'espace et assure une continuité lors de grands bouleversements.

Le résultat ou aboutissement de cette réflexion transmise par une littérature bien spécifique est chaque fois marqué par le biais d'une terre trouvée, redevenue assise sûre, ou retrouvée après avoir été inaccessible. Un sujet connaissant, ne perdant jamais ses facultés intellectuelles, ignorant le délire ou la folie, d'une complète lucidité, s'est imposé sous les traits d'un navigateur au projet surprenant. Enfin, la réalité n'a pas été uniquement fractionnée et détruite, mais avec une cohérence répétée dans plusieurs

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textes, elle a pu apparaître aussi agitée de mouvements de transformations pourvues de sens.

En comparant ces résultats avec ceux obtenus pour la Raison et l'Imagination, on obtient un tableau intéressant :

 Raison (A)  Imagination (B)   - ?- (C)

 Expérimentale A1 (digue,jetée)

Moraliste B1 (labyrinthe)

Catastrophique C1 (décroisement)

 Transcendentale A2 (phare, route)

Utopiste B2 (miroir)Historiale C2 (évasement)

 Formelle A3 (pont)Symboliste B3 (cercle)

Convertissante C3 (effondrement)

La lecture de ce tableau se fait verticalement et horizontalement. Et c'est par l'horizontalité que nous obtenons maintenant les meilleurs résultats, tant les plans ainsi rapprochés présentent des affinités essentielles et écartent le sentiment qu'elles seraient fortuites. Verticalement, de même, on ne saurait manquer d'observer combien les chemins de la pensée sont différents et ne peuvent être simplifiés, regroupés en une seule colonne en dépit des correspondances aperçues horizontalement. Là où la Raison est Mesure (Al), Concept (A2), Connexion (A3), ce qui suppose une réalité délimitée, rassemblée, remplacée par un réseau de codes, l'Imagination est Valorisation (Bl), Direction (B2), Plénitude (B3), ce qui donne une réalité intentionnelle, possédant une signification dans le temps, inventée en de multiples formes superosables. Quant à l'inconnue C, présente dans et par les parabases, son mouvement est d'aller là où les domaines respectifs de A et de B s'arrêtent, de se pointer en leurs bords extrêmes pour que resurgisse une réalité "innocente" des apports humains (Cl), proprement "déliée" de ses entraves (C2), retrouvant sa disponibilité première (C3). Mais cette position en une bordure du vide n'est pas contemplation et jouissance du néant, en dépit de sentiments de vertige et de fascination, elle nous paraît deviner d'autres "terres", permettre un devenir, intégrer et ramener dans l'univers humain l'inespéré, en bref assurer une continuité là où tout semble la nier, si bien que le rationnel et l'imaginaire s'avanceront à leur tour et l'entoureront jusqu'à disparition. D'une situation extrême, à une "médianité" entamée et partagée !

Il demeure pour tâche de nommer cette troisième faculté. S'agit-il de la première fois ? Devons nous inventer un nom ? Notre langue ne sépare point, à la différence du latin, ce qui reçoit pour la première fois un nom, du simple usage d'appellation. "Nominare" correspond à ce dernier cas ; "nuncipare" est propre à une désignation première, selon une solennité des plus sacrées. C'est à une "nuncipatio" que nous sommes contraints d'obéir, malgré nous, parce qu'il n'existe aucune réflexion fondée sur les parabases.

Mais nous restons persuadé que d'autres penseurs (17) ont relevé, pressenti cette faculté, et notre nomination convenant aux parabases recoupera et rencontrera ces autres définitions. Notre époque fait grand usage de nouveaux adjectifs substantivés et le reproche de sacrifier à une mode facile pourrait nous être adressé si nous n'établissions maintenant qu'il s'agit d'un moyen efficace et respectueux de "baptiser" un mode essentiel de l'esprit humain, de lui octroyer droit de cité et de le rendre à notre connaissance, bien plus que de proposer un voile agréable pour couvrir un domaine

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indistinct ou inexistant. C'est pourquoi, après maintes hésitations, nous avons opté pour la création de mots à partir d'une racine indo-européenne * AK signifiant pointe, aiguille, extrêmité, et par là force, élan de santé, dont nos multiples langues rendent encore compte (Anglais : Acute - fin, pénétrant ; Allemand : Ecke - coin, angle ; mais aussi l'anglais et l'allemand ont cette racine dans le nom de l'épi de blé : "Ear", 'Ahre), tandis que les langues mortes nous renvoient à son sens premier d'extrémité pénétrante et d'instantanéité unique : par exemple, en sanskrit, outre "açrih" - arète, côté, nous notons "agra" - extrêmité, façade, signifiant adverbialement en présence de , au devant de ; en grec "acmé", à la fois pointe et remède, force, apogée et occasion. Quant à nommer cette troisième position, le mieux est de partir d'"acmè" dont le sens est de décrire une situation de bordure, et de créer "acméen" ou "acméité" (18).

Notes

Première partie

chapitre 3

(1) mer : E. de SAINT DENIS : Le Rôle de la Mer dans la poésie latine.L'auteur remarque combien les descriptions de tempêtes sont chez Virgile livresques et s'apparentent aux clichés les plus stéréotypés puisqu'elles ne s'appuient sur aucune observation réaliste. F.A. SULLIVAN dans "Some Vergilian seascapes" in Classical Journal, April 1962, 57, n° 7, pp 302-309 souligne que Virgile reste un observateur de la mer depuis la côte, indifférent aux paysages de haute mer, s'accordant en cela à l'attitude commune des écrivains latins.

(2) Lucrèce : "Suave mari magno turbantibus aequora ventisE terra magnum alterius spectare laborem" (v, 1-2 Livre II) ;voir aussi Sénèque (Ep. VIII 70, 1, 2) comparant le mal de mer à l'inquiétude de l'homme devant la fuite du temps.

(3) pourtour : De plus, les Romains avaient une représentation cartographique de la Méditerranée différente de la nôtre : les nations s'enfilent les unes après les autres sur l'étroite bande de terre que décrit la Table de Peutinger (carte des voies de l'Empire Romain au III-IVe siècle après J.C. dont une copie était conservée par l'humaniste Peutinger au XVIe siècle). Chez VIRGILE, il en est de même : Enée navigue comme au centre d'une bande, dont les bords ou rives défilent continûment, et dont il se rapproche parfois. Mais on ne perçoit pas de changement de cap.

(4) Valerius FLACCUS dans ses Argonautiques, serait plus un romancier, amateur d'un sujet d'inspiration commode, qu'un vrai créateur. cf. R. MARTIN et J. GAILLARD, Les Genres littéraires à Rome (Tome l) - p 37

(5) eaux marines : cf. III-564 "Subductà ... undà" - "Et dans la vague affaissée, nous sombrons vers les Mânes profonds".cf. III-417-418 "venit medio vi pontus et undis/ ... abscidit" - "La mer se fraya par la force un passage et sépara par ses vagues l'Hesperie de la Sicile".

(6) engloutir : On verra, en seconde partie, qu'une cloque se forme, distendant l'espace premier (aequor) par heurt et repoussement des flots se brisant (unda), et se tordant

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(fluctus) vers deux extrémités opposées (terre et ciel). Cette image de la tempête y aura une vertu prophétique.

(7) classem : Image reprise en I-376 "diversa per aequora vectos" "poussés de mers en mers" ; I-511-512 "ater quos aequore Turbo/dispulerat" - "eux que le noir tourbillon avait dispersés sur la surface marine", III-325 "per diversa aequora" etc.

(8) inaccessibles : Au chant V, nous aurons de même cette évasion du réel rendue cette fois-ci par l'incendie d'une partie de la flotte d'Enée (les femmes troyennes se refusent à continuer le voyage et incendient leurs navires ; un orage survient à temps ; elles resteront en Sicile, ce qui traduit bien un progressif éloignement du passé si l'on considère la femme comme origine et attachement à la terre nourricière), et par la mort du pilote Palinure (qui s'endort et tombe à la mer, victime d'une mer ouverte et oublieuse).

(9) I, 156, sq. : "Defessi Aeneades quae proxima littora, cursuContendunt petere, et Libyae vertuntur ad orasEst in secessu longo locus ; insula portumEfficit objectu laterum, quibus omnis ab altoFrangitur sinus scindit sese unda reductosHinc atque hinc vastae rupes, geminique minanturIn cælum scopuli quorum sub vertice lateAequora tuta silent ; tum silvis scena coruscisDesuper, horrentique atrum nemus imminet umbra.Fronte sub adversa scopulis pendentibus antrum ;Intus aquae dulces, vivoque sedilia saxoNympharum domus, Hic fessas non vincula navesUlla tenent, unco non alligat ancora morsu".

(10) Jasconius : Ce poisson d'une antiquité originelle, s'enfonce une fois la cérémonie religieuse effectué- Chapitre XI ms. Alençon, p 150-151, ch. 10, ed. C. Selmer, p 20.- Chapitre XXI ms. Alençon, p 168-170, ch. 15, ed. C. Selmer, p 40.Il sert aussi de guide vers la Terre de Promission :- Chapitre 36 ms, Alençon, p 200, ch. 27, ed. C. Selmer p 76. Pour le ms. Alençon, voir notre thèse de troisième cycle reproduite sur le site (Recherches sur la Navigation de St Brendan), seule édition du ms. d'Alençon (X-XIe siècles). C. Selmer établit son texte à partir du ms. de Gand (XIe siècle) et collationne les variantes de dix autres mss. Le ms. Alençon nous paraît plus archaïque et proche de l'original que le ms. de Gand.

(11) terre recherchée : Même phénomène dans l'Enéide : Enée, par trois fois, fonde ou s'arrête en des villes (en Thrace, en Crète, en Numidie) et reçoit autant de messages divins ou prophéties (Delos, les Harpies, le roi-devin Helenus). Entre ces trois arrêts et ces trois promesses d'avenir s'intercalent les aventures de plus en plus nombreuses. Les séquences sont donc fortement identiques entre les deux oeuvres.

(12) néoplatonicien : Le Démiurge, selon ces théories, a créé l'univers en le dotant d'une Ame, "l'Ame du Monde" qui tient une place médiane entre le Modèle Idéal et l'Autre ou Devenir.

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Voir à ce sujet le Timée de Platon. Cette "Ame du Monde" est dotée d'une parcelle de l'énergie divine et d'une connaissance des images universelles qu'elle peut dévoiler sous certaines conditions à l'homme. Le néo-platonisme insistera sur cette puissance magique de la Nature qui se révèle par vision.

(13) Le verbe "se croiser" est d'un usage ambigu ; il peut signifier "se couper, se traverser", mais aussi "passer l'un auprès de l'autre dans des directions différentes" cela sans idée de croisement.

(14) Ces quatre vers sont significatifs (v. 428-425) :"But what drives on that ship so fast, "Mais pourquoi le navire file-t-il si viteWithout a wave or wind ? sans aucune vague ni vent ?The air is cut away before - L'air se fend devant luiAnd closes from behind." et se referme derrière."

(15) littéraire : Erich AUERBACH, dans Mimesis (la représentation de la réalité dans la littérature occidentale) à propos d'un épisode de l'Odyssée (reconnaissance d'Ulysse par sa nourrice grâce à une cicatrice) montre en revanche comment la Bible ignore toute détermination spatio-temporelle (le sacrifice d'Isaac par exemple) et laisse au lecteur le soin de définir cette localité inexprimée (p 11-34).

(16) L'île d'Ogygie. Plusieurs étymologies ont été proposées : "île mystérieuse" (racine indo-iranienne) ; "île arrondie" (racine sémitique) ; "île éloignée" (racine méditerranéenne). cf. G. GERMAIN, op. cit., p 547-551.

(17) penseur: Le plus sûr d'entre eux est Platon qui, outre la Dialectique comme moyen d'atteindre les Idées et de s'écarter des illusions des sens, et outre l'imagination mimétique des artisans et artistes reproduisant le réel, admet une faculté propre aux devins et aux poètes inspirés, liée à la Mémoire de Nature, ou "Anima Mundi", ce corps matériel du monde où se cache une vie divine.

(18) Toutefois, historiquement, le terme d"'acméisme" a déjà servi pour désigner un courant littéraire russe de la fin du XIXe siècle en réaction contre le symbolisme alors ambiant et le décadentisme. Ses principaux acteurs furent Gorodeckij, Gumilèv, Mandelstam. C'est un retour vers la réalité sombre et multicolore, belle et laide, telle qu'elle se présente, sans les échappatoires et renoncements symbolistes. D'où le nom d"'acméisme", au sens de vision claire et courageuse du réel, de perfection formelle et de goût pour l'équilibre. A ce besoin d'"altitude", de pureté souveraine et brève, fut trouvé aussi un autre vocable, celui d"'adamisme" soit une restauration de l'Adam primitif, c'est-à-dire de la clarté et de la force. cf Ettore LOGATTO, Histoire de la Littérature Russe de ses origines à nos jours p 649. Le faible emploi du terme "acméisme" le laisse en fait neutre et propre à un autre usage.

CONCLUSION de la première partie

Cette première partie uniquement comparative a poursuivi sans relâche la même démonstration : des textes racontant des navigations étaient porteurs d'une réflexion originale.

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Le premier travail fut, donc, de leur donner un statut littéraire en les regroupant et en insistant sur la cohérence interne de ces oeuvres. Trois principes structurent ces navigations et leur donnent une communauté de traits exemplaire et digne d'un genre. Ce qui est remarquable, c'est qu'elles se présentent toujours en-deçà de ce qu'elles auraient pu être : errance, a-politisme, manquements logico-imaginatifs, leur font cette physionomie "en pointillés" si particulière et si attachante. Le nom de "parabase" fut proposé à cette occasion.

Le deuxième effort revient à départager ces oeuvres d'autres créations avec lesquelles elles sont confondues si l'on se fie seulement à des apparences de situations et de destinations. Au sein de l'imaginaire qui se nourrit de tant de rêves, désirs et rêveries, il fallait opérer un classement des voyages irréels et de leur nature, afin de bien être sûr qu'au travers de cette grille, les navigations en cause ne pouvaient trouver leur place. Le relevé de figures spatiales différentes (cercle, labyrinthe, miroir) a servi à dégager des archétypes inhérents à l'imaginaire et par extension, au rationnel.

Revenait donc, en dernière analyse, de dire à quoi correspondaient ces navigations ou "parabases" dont on notait la constitution de figures spatiales spécifiques, et par là, d'attitudes intellectuelles. Un terme nouveau s'impose pour décrire cette volonté de se porter en un point extrême où naît l'inespéré (qu'aucun imaginaire ou rationnel ne peut donner) : l'"acméité" et l'adjectif "acméen". L'acquisition la plus importante est de considérer finalement, ces textes comme une méthode de connaissance, alors qu'ils paraissaient de prime abord comme une vision trop particulière d'une réalité qui ne l'était pas moins.

DERADES  

DEUXIEME PARTIE

CHAPITRE I Acméité et catastrophes

1) Le lieu chez S. Coleridge et chez W.B. Yeats 2) La Théorie des Catastrophes de René Thom 3) Relecture "catastrophiste" du Dit du Vieux Marina) Singularité .b) Morphogénèse c) Extension

Notes

CHAPITRE II Terres promises irlandaise et romaine

1) Deux catastrophes pour une Terre Promise 2) La Navigation de Saint Brendan 3) L'histoire d'Enée 4) Conclusion

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Notes

CHAPITRE III Revirements et ombilics

1) "Merugud Uilix Maicc Leirtis" : l'errance d'Ulysse 2) Pour une lecture "ombilicale" de l'Odyssée 3) Le Livre de Jonas et quelques mots sur Jason 4) Conclusion

Notes

CHAPITRE IV Sur l'espace de la pensée

1) Critique de la Raison et de l'Imagination 2) Vers une pensée acméenne 3) Différences de potentiel et inventivité

Notes

CONCLUSION

 

 

REPRESENTATIONS SPATIALES

 

CHAPITRE I ACMÉITÉ ET CATASTROPHES

 

L'acméité se présente comme un vaste champ très vide, distendu, instable dont il faut moins maintenant poser l'existence que découvrir l'organisation et la manière d'être. On sait aussi son effort pour "délivrer" le réel, le priver de formes stables et le déployer en des figures géométriques déconstruisantes (décroisement, évasement, effondrement).

La première de ces figures (décroisement)(1) est illustrée par des textes dont les héros, prisonniers d'une arche ou d'une embarcation close aux prises avec un monde en pleine destruction, à vrai dire se défaisant, étaient Um-Naphishti, Noé ou le Vieux Marin de Coleridge. Sur le même plan que le rationnel expérimental ou l'imaginaire moraliste, cette sous-classe de l'acméité entretient, selon le tableau, avec ces dernières le soin de concentrer un événement pour l'amener à être unique.

En effet, la raison expérimentale juge dans l'ensemble des faits indistincts que l'un deux est spécial, et pour l'évaluer, invente la mesure (courbes de fonction, métriques, ...) ; l'imagination moralisante dans l'écheveau inextricable des faits, découvre un fil

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directeur propre à le débrouiller et découvre la valeur morale (échelles de valeurs différentes...), cette issue au désordre des passions et des tentations.

L'acméité "catastrophique", elle-même, accorde face à une situation de chute, la possibilité de s'y opposer et de renverser une fatalité (Déluge, Malédiction) : elle dégage un "sursaut" au processus d'écoulement et de disparition. Il s'ensuit donc qu'elle peut nous livrer, dès le départ, l'organisation de son espace autour de ces points de force qui immobilisent un flux de plus en plus indifférencié et destructeur de tout croisement (ni hauteur ni largeur ni profondeur, par exemple). Le but est de délimiter son domaine et de considérer les objets qu'elle met ainsi en avant, ou les formes secrètes qu'elle signale de ces mêmes objets. Commencer par elle se justifie comme une maîtrise simplifiée de repères nécessaires, là où les autres figures acméiques donneraient des mouvements ou des rapprochements plus complexes.

Toutefois, à la différence des autres domaines de l'acméité qui accordent aux parabases de nombreux prolongements (adaptations, imitations...) en direction du rationnel et de l'imaginaire, ce domaine-ci nous renvoie à trois parabases essentielles (deux anciennes : Déluge mésopotamien, Déluge biblique ; une moderne : le Dit du Vieux Marin), ce qui réduit l'interprétation. Mais des navigations qui n'étaient pas pleinement des parabases, peuvent servir, par contraste, à mettre en relief les traits principaux de ce nouvel espace. Là où s'effectue la séparation, le début du champ acméique et un premier repère apparaissent. Les autres navigations peuvent servir, en vertu de leur nature quelque peu approchante, à définir les limites de l'acméité, comme une série de projections sur deux plans différents permet, là où un plan a trop de paramètres inconnus, de comprendre une position sur un autre plan mieux connu. Sans être du domaine acméen, elles peuvent être utilisables pour être des transpositions en un plan imaginaire et rationnel d'événements appartenant à un autre plan.

De plus, les parabases présentent ainsi la possibilité d'échapper au littéraire ou à l'artistique, et d'avoir une portée plus grande, plus universelle, de décrire des phénomènes dont la présence ne sera pas uniquement "poétique" (au sens étymologique de "fabrication humaine), mais s'insérera dans une large réalité. Il y a lieu de comprendre qu'elles peuvent s'appliquer, comme le rationnel et l'imaginaire, à différents domaines, et que l'on atteint une universalité. Reste à montrer que l'espace décrit par les parabases, pour aussi étrange qu'il soit, existe réellement.

1) Le lieu chez S. Coleridge et chez W.B. Yeats :

Dans l'acte même de penser et d'écrire, l'on observe une part de manifestation que l'on ne peut traduire autrement que par des notions d'espace. La poésie, en utilisant des images, rend encore plus visible cette trace de nos émotions et de nos réflexions dans un substrat étendu. La figuration peut en être très différente, mais "l'ancrage" dans un support spatial en est toujours aussi nécessaire. Les parabases, d'autre part, envisagent un "au-delà" que nous pouvons d'abord nous représenter comme un univers supplémentaire. On connaît le fort ancien problème métaphysique du nombre d'univers possibles (si un seul ne suffit pas), des visions en tous genres dissertant sur l'Invisible. Mais outre qu'aucune preuve n'est possible, disons que la question de leur existence est mal posée à la différence des parabases qui donnent un espace nouveau à une activité de la pensée, hors des projections et constructions rationnelles et imaginaires.

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On comprend mieux dès lors que Coleridge et Yeats se soient passionnés pour le platonisme et le néoplatonisme, par suite de l'apport de ces philosophies à la question du "Lieu". Le mot n'est pas neutre et déborde les concepts d'étendue et d'espace. Le "Lieu" est antérieur à "l'Espace"(2), non parce qu'il serait moins continu et appartiendrait à la magie (où l'espace a une structure telle qu'il permet l'action à distance et l'ubiquité), mais parce qu'il reste doté de qualités, en particulier celle de recevoir les objets et de se modeler à eux.

Le Lieu n'est pas matière non plus, il sert à manifester la matière. Il faut le concevoir, d'après A. Rey (3) comme un intervalle à la manière de l'intervalle numérique ou logique : c'est un champ déterminé par des forces ou des présences données. Mais ce n'est pas le vide absolu puisque le Lieu permet aux différentes unités qui le comblent de ne pas rester isolées les unes des autres. Le Lieu est un "opérateur" ; grâce à lui, la création sensible est permise. "Aussi convient-il (à notre avis) de définir la Chôra Lieu), non point par ce qu'elle est... mais par ce qu'elle permet..." (p 255). Le Devenir est en cours grâce à son intermédiaire, puisqu'il autorise que les Principes (ou Idées) participent entre eux, se mélangent et se séparent (sans intervalle, chaque élément est indiscernable), se multiplient (les intervalles permettent une infinité de rapports), posent des existants (l'intervalle reçoit l'empreinte de ce qui le délimite). Le Lieu platonicien n'a donc rien à voir avec l'étendue cartésienne qui est en soi "une substance", là le Lieu n'est qu'un "réceptacle". Le Lieu possède des vertus, il accompagne l'oeuvre du Créateur, permet le Devenir, ne peut ni se quantifier ni se laisser voir, est qualitatif ; au contraire, l'espace est dépourvu de qualités, est le point commun de tous les objets réels, est une étendue mesurable et quantifiable; dans l'histoire de la pensée philosophique et scientifique, ce fut certes un progrès lorsque Descartes débarrassa le Lieu des qualités, et en fit l'Espace. Mais ce que l'on gagna en efficacité technique, fut accompagné d'un dualisme achevé (opposition de la matière et de l'esprit). Et il est normal de voir deux auteurs romantiques refuser ce détournement au nom d'un mystère plus grand. Coleridge et Yeats trouvèrent dans la notion de "Lieu" de quoi alimenter et justifier les intuitions de leur oeuvre poétique. Ils ne procédèrent point de la même manière mais ce "retour à Platon" leur est commun.

Le Lieu s'identifie à une Nature agissante et pensante, capable de nous instruire ; le Lieu est aussi modèle d'existence (soumission à la loi du Devenir) et exemple d'une chute (l'homme projeté hors de l'Etre a entraîné avec lui la Création) ; le Lieu est "Espace intermédiaire" entre la matière et l'esprit, parfois même cette "Ame du monde" mélange du Même et de l'Autre (des Idées et des illusions) qui nous dote d'un troisième pouvoir de compréhension et d'une troisième réalité. Si Coleridge et Yeats choisissent la mer comme moyen physique de traduire une recherche, cela s'explique par ce besoin d'un espace qualifié et semblable au Lieu, étant donné que traditionnellement l'air renvoie trop au monde de l'idéalisme (et de la Raison) et la terre au matérialisme (et à l'illusion). L'espace marin se compose et se décompose en des figures qui sont autant de signes ou de lettres d'un alphabet inconnu. Les constructions de l'esprit et de l'imagination humaines n'y sauraient avoir de prise, et il ne reste qu'à suivre ce mouvement et à faire l'apprentissage de ses "vagues" et de ses "amers". Mais ce Lieu, possibilité posée par Platon, les néo-platoniciens, auront tendance à l'abstraire de la réalité et l'identifier à un monde intermédiaire d'anges et de démons, relais entre Dieu et l'homme. Loin de constituer comme chez Platon une troisième réalité, il n'est plus qu'une étape, un moyen pour Dieu d'être plus efficace auprès des hommes, ce qui préservait en revanche le caractère sacré de la Nature auquel tenait le paganisme. Les forces secrètes de Dame

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Nature, ses énergies n'étaient point diaboliques, mais vents, pluies et autres phénomènes étaient le fait d'anges animant la création.

Les critiques ont bien du mal à cerner toutes les influences littéraires possibles décelables dans Le Dit du Vieux Marin. Tout le travail critique de John Livingston Lowes (4), sur les Carnets de notes de Coleridge (5) où il retraçait ses lectures et ses projets d'écriture, nous donne une idée de l'étendue de ses recherches. On y relève Platon, Berkeley, Dante, l'Edda comme classiques ; mais aussi des ouvrages ayant trait aux religions et à leur origine (le français Dupuis : Origine des Cultes - Paris 1795 ; l'anglais Burnet : Telluris Theorica Sacra (De Diluvio et Paradisio ; De Conflagratione Mundi et de Futuro Rerum) - Londres 1689, ou aux phénomènes naturels Erasmus Darwin : Botanic Garden ; Joseph Priestley: Optiks, manuel d'optique et recueil de faits étranges optiques et lumineux). On y apprend aussi que Coleridge projetait d'écrire un essai sur Tobie, une vie de David, des hymnes au Soleil et à la Lune, un traité sur l'abolition de la propriété, et qu'il acheta les oeuvres de Jamblique (De Mysteriis), de Psellos (De Daemonibus) , de Porphyre (De Divinis et daemonibus), de l'empereur Julien, de Marcile Ficin, tous auteurs connus pour leurs théories sur l'Invisible, etc. Il y a un projet sur "Avalonian Isle" (Les îles Avalon, domaine du Dieu des morts chez les Celtes, domaine merveilleux aussi) ; d'autre part, il retient dans tous ces livres des preuves d'un "intermundium", d'une zone torride intraversable (comme sur les anciennes cartes où l'on séparait ainsi les deux hémisphères), d'un monde intermédiaire peuplé de forces étranges que seul un autre Caïn affronte (Coleridge semble associer Caïn au Vieux Marin).

En 1945, dans son introduction, d'Hangest (6) , proposait ceci, d'une manière générale : "la diversité multiple des sources textuelles... démontre à la fois la richesse des lectures de Coleridge, sa mémoire vaste et sûre, sa maîtrise des ressources lentement assemblés, la sûreté du choix opéré parmi elles, l'économie parfaite de leur distribution, de leur enchaînement et de leur fusion jusqu'aux effets inévitables".

Deux noms - Psellos, Jamblique - sont souvent cités par Coleridge. A son ami Wordsworth qui lui proposait d'écrire un "poème gothique", c'est-à-dire fantastique, où l'imaginaire aurait eu toute place et liberté, Coleridge répond par un récit métaphysique, plongeant ses racines dans le réalisme des platoniciens, dans le lyrisme de Milton (qui, lui aussi, conçoit que la chute entraîna la perte de toute vision directe et interne de la nature, ce que l'acméité tendrait de reconstituer), dans le syncrétisme opéré par le savant Robert Fludd entre Platon, la Bible et la Kabbale.

Toutefois, l'hésitation entre platonisme et néo-platonisme demeure aux noms de Jamblique, Psellos, et Fludd. Pour Maren-Sofie Røstvig, qui dévoile dans un article (7) l'influence de Fludd, il n'y a pas de doute. Il s'agit bien de néo-platonisme et d'une tradition qui part de Giordano Bruno et de Francesco Giorgo, et de Marsile Ficin aux XVe-XVIe siècles, pour trouver un ardent continuateur en la personne de Fludd. Ce dernier, passionné de magnétisme, et concevant l'action du Bien et du Mal sur le modèle d'attraction et de répulsion, savant honnête et s'entretenant avec Kepler, reconcilia, dans son oeuvre Mosaïcal Philosophy (1659), Hermès, Moise et Platon. Des forces antipathiques et répulsives détruisent l'harmonie du monde que protègent des anges tutélaires agissant sur les vents, les pluies pour rappeler à l'homme le caractère spirituel de la Création. Ces anges vivent dans un monde intermédiaire nommé Aeviall et sauvegardent les liens unissant les êtres entre eux. Appliquée au Dit du Vieux Marin,

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cette théorie se retrouverait dans les conséquences du meurtre de l'Albatros que l'Esprit des Glaces protège. Une simple rupture dans la chaîne des êtres provoque une catastrophe, une malédiction que seule l'admiration aimante du plus vil des animaux - le serpent - rompra : lorsque le Vieux Marin peut émettre cet amour pour un animal aussi chargé de négativité, alors la salvation est proche. Et Røstvig de conclure :

"Dans cet univers, rien n'échappe à la scène divine, rien n'est sans protection, rien n'est sans importance. Là où chaque chose est unie en un orchestre symphonique d'harmonie, la destruction d'un seul lien signifie une destruction totale" (8).

Nous serions, si nous adoptions ce point de vue, en plein symbolisme néoplatonicien : l'âme doit s'unir à l'Un et parcourir les étapes de cette élévation. Le poème, certes, prend un sens satisfaisant, mais l'analyse ne rend pas compte de ce que "l'espace intermédiaire" n'est pas au-dessus ou à proximité du Vieux Marin (domaine des anges tuteurs et coordonnateurs) mais l'expérience mène, le substrat en soi de la navigation. Le néo-platonisme est hiérarchie, superposition d'autres mondes ; ici, comme pour Platon, une seule réalité suffit même si elle est étrange et déroutante. Son étrangeté même nous est fascination et interrogation. S'il y a influence de Fludd sur Coleridge, ce n'est que dans l'existence de phénomènes magnétiques qui décrivent des champs de forces parfaitement ambiguës ou dans des phénomènes voulant s'extraire de leurs rivalités.

Cependant Jamblique et Psellos sont bien proches eux aussi du néo-platonisme. Le premier est connu pour avoir été un mathématicien cherchant dans les nombres une symbolique universelle applicable aux dieux gréco-latins, égyptiens ou orientaux (9). D'origine syrienne, participant à cette "restauration païenne" face aux progrès du christianisme, marquée par une volonté de donner une assise rationnelle à des cultes confus, contradictoires, devenus incompréhensibles et résistant mal à la cohérence chrétienne, Jamblique (mort en 330) reprend à la théorie pythagoricienne que les Nombres sont la clef de l'univers et sont habillés du nom des dieux. L'allégorisme est érigé en méthode et en système dans ses Theologoumena arithmetica (10), et dans son traité des Mystères (11), et sert à expliquer les traités de Platon, comme à subdiviser les degrés de l'existence que concevait le fondateur du néo-platonisme, Plotin. Pour Albert Rivaud (12) , "le plus curieux peut-être de toute l'oeuvre de Jamblique est sa description du monde, avec la foule innombrable de dieux, de démons, de demi-dieux, de héros dont il est peuplé et que l'on peut dénombrer et classer mathématiquement". N'est-ce point dans ce classement que l'on peut voir de quoi influencer Coleridge si l'on considère que l'Albatros a même fonction que le nombre, à savoir de porter quelque message divin, quelque propriété caractéristique d'un dieu ? Le lien qui unit l'Esprit à l'Albatros est de cet ordre, une manifestation visible à décoder pour l'homme, d'une présence surnaturelle trouvant à s'exprimer par le biais d'un oiseau (comme cela pourrait être d'un nombre). Mais en fait Coleridge est indifférent à une arithmologie sacrée, et surtout n'imite en rien la construction du monde des néo-platoniciens, intercalant, à l'intérieur d'un vaste cône, une succession hiérarchisée d'êtres et de lieux. Les espaces intermédiaires que Jamblique assimile à la suite des nombres (depuis l'Un jusqu'à l'Infini), sont inopérants en tant que notion sur l'esprit du poète. Tout juste garde-t-il l'idée d'une présence manifestée par un oiseau ! Son néo-platonisme est bien succinct.

Psellos apparaît aussi sous la plume de Coleridge. Il vécut à Byzance au XIe siècle (1018-1078), et fut un théologien qui voulut rapprocher platonisme et christianisme (ce que les Pères de l'Eglise avaient déjà souhaité faire), de façon honnête en indiquant

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convergences et divergences. Son traité Sur les Démons, est un classement topologique (et non mathématique comme celui de Jamblique) des démons (de l'empyrée aux enfers) (13). Voici ce qu'en dit Louis Bréhier (14), dans son histoire de la civilisation byzantine : "Pour la première fois les philosophes hellènes sont regardés comme les prédécesseurs du christianisme... L'ambition de Psellos était de tenter une vaste synthèse de toutes les disciplines, en y comprenant même les sciences occultes... Chaque être, chaque phénomène a sa cause, et l'on remonte ainsi jusqu'à Dieu, cause première, mais qui agit par l'intermédiaire de la nature de chaque être, de chaque phénomène".

Mais si tout a sa raison d'être, il s'en faut de beaucoup que toutes les causes soient connues et beaucoup échappent à notre raisonnement. C'est ainsi que "tout le divin ne nous est pas abordable et toute la nature ne peut être saisie par la raison". Raison, corps et âme sont nos trois moyens d'appréhension et de ressemblance à Dieu ; la raison a valeur politique (rapports avec autrui) ; le corps a valeur ascétique (souffrance et purification) ; l'âme a valeur intuitive, contemplative (connaissance directe). L'ensemble forme l'homme. Cette division célèbre, inspirée de Platon, aura un grand retentissement. Mais Coleridge ne le comprend pas dans ce sens, puisque ses anges ne sont pas visibles après une ascèse volontaire (faim et soif sont subies par le Vieux Marin) ni après une vision et une contemplation exquises (un simple coma et une somnolence suffisent). L'espace où se meut le Vieux Marin n'a rien de céleste ni d'admirable ou d'effroyable : il est douloureux et s'élargit peu à peu. La pensée de Coleridge est plus proche de celle de Platon disant que "ce Monde est véritablement un être vivant, pourvu d'une Ame et d'un intellect" (Timée 30 c) ou qu'il existe trois réalités dont l'une - le Lieu - ne peut mourir, "perceptible comme en un rêve", mais inaccessible à la raison et à la sensation (Timée 51 b-c) parce que n'étant ni le devenir des êtres ni l'essence de ces êtres, seulement leur réceptacle.

En ce sens, Coleridge peut être dit "platonicien" s'il admet moins de décrire une cascade d'influences qu'un processus de maintien de la Création, une oeuvre perpétuellement en cours à l'intérieur de laquelle son héros accepte de s'introduire pour en déceler l'immense valeur exemplaire. Le Lieu, en tant qu'être vivant, attend de l'homme une compréhension de son rôle d'espace offert. Coleridge sépare dans ses écrits théoriques (15) deux pouvoirs. "The fancy" ou association d'éléments tout faits de l'ordre du fixe et du défini, sorte de mémoire agrégeante, et "the imagination" dissolvant, dissipant pour re-créer, "pour idéaliser et unifier, redonnant vie à ce qui est mort et fixe". Cette dernière faculté toute acméenne - est au coeur d'une théorie de l'invention inaugurant de nouvelles formes.

Ces deux facultés offertes au poète pour son travail - outre la raison commune aux hommes - ne fonctionnent pas de façon identique. Une étude des Carnets de Coleridge montre combien ce problème occupa sa vie et l'amena à penser qu'elles sont un moyen pour lutter contre la fugacité des perceptions et l'instabilité de la mémoire. Forces en fait de recréation. Dans un article (16) sur "les métamorphoses du souvenir dans les Notebooks de Coleridge", M.J. Vosluisant signale que "cet homme toujours tenté par l'introspection", tenant sans discontinuer ses carnets de l'âge de vingt-deux ans jusqu'à sa mort, et sans grand soin (il utilise le même carnet indifféremment par les deux bouts), a, au cours de ses voyages, entrepris de mettre en évidence ses deux facultés pour maintenir un souvenir. L'imagination "the fancy", se voit à des relevés précis de lecture (poèmes, traités philosophiques, mais aussi dates, prix et durée de route) : ce sont ces éléments fixes qui entretiennent la pensée de l'auteur, la stabilisant sur des formes

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naturelles ou intellectuelles, autorisent une "incarnation" durable et mémorable. Parmi les auteurs lus, cette page du philosophe médiéval Irlandais Scot Erigène, auteur du De Divisione Naturae, montrant que la raison et l'intelligence nous renseignent seulement sur les propriétés des choses et nullement sur leur quiddité ou leur essence. M.J. Vosluisant signale combien il s'agit pour Coleridge ici d'une interrogation fondamentale : que connaissons-nous vraiment du réel, au moyen de la raison ou de "l'imagination-fancy", si ce n'est une fixation momentanée et artificielle d'éléments ? Cela nous éloigne plus du monde que nous le croyons.

Il s'agit "d'un mécanisme simple, descriptif, passif" (ibid. p. 41). Coleridge alors enquête sur un autre rapport possible, celui lié à la Nature. Il écrit ainsi : "In Natural Objects, we feel ourselves, or think of ourselves, only by likeness among men too often by differences" (Avec le monde naturel, nous avons une perception personnelle, ou une pensée de nous-mêmes seulement par Sympathie - parmi les hommes trop souvent par Différences). Un second pouvoir - "Imagination" (terme repris au poète Milton) qui tient du rêve douloureux, de l'atrophie des mots et des sens, du mouvement convulsif des choses se transformant, d'une Conscience alertée et dissolvante, que nous aimerions traduire par "acméité" parce qu'elle indique une suspension de la pensée comme des sensations, apparaît alors dans sa tentative de décrire un rêve infernal : "we live without consciousness of breathing" ; "we see without eyes and hear without ears" ; "the thought is wholly suspended" ; "in sleep you are perfectly detached from the Dreamatis Personae and they from you" - ibid. p. 44 - (Nous vivons sans conscience de respirer; nous voyons sans yeux, et entendons sans oreilles ; la pensée est totalement suspendue ; dans le sommeil vous êtes parfaitement détaché des Dreamatis Personae - Personnages du Drame Rêvé - et eux de vous). Mais cette faculté dissolvante se reconnaît dans les "mouvements convulsifs de la larve, puis de la chenille" qui traduisent "les transformations considérables imposées à l'animal par la nature": selon les judicieuses remarques de M.J. Vosluisant qui rapprochent cette description faite par Coleridge d'un passage du Vieux Marin entouré de "choses gluantes" ("slimy things").

En effet, une bonne partie de ces remarques est prise au premier volume du Notebooks couvrant les années 1794-1804, soit un peu avant et un peu après l'élaboration du Vieux Marin (1797-1798). L'image du monde que procure ce pouvoir imaginant - acméique - "est éclatée en mille et un morceaux" - "a cracked looking-glass, such is man's mind" comme conclut M.J. Vosluisant. Cela conduit à penser que l'importance accordée par Coleridge à la naissance des formes nouvelles ne va pas pour lui sans l'usage d'une faculté humaine particulière accompagnée de douleurs mais aussi de révélations lumineuses. Nous verrions une autre manière de cerner cette faculté par Coleridge, lorsqu'il s'intéresse à la philosophie de l'allemand Schelling (17), au point que ce dernier remercie dans la huitième leçon de sa Philosophie de la Mythologie, Coleridge, de l'avoir si bien compris.

En effet, Schelling soutient l'idée que le mythe exprime de façon figurée des vérités générales liées à la conscience humaine et à la structure de l'esprit. Une philosophie est à l'oeuvre dans le mythe qui n'est ni invention poétique, ni affabulation historique ni début primitif, mais que l'on doit voir comme une vraie pensée ne désignant qu'elle-même. Et Coleridge de proposer pour cette notion le terme de "tautégorique" (référence à soi-même) alors que le mythe fut souvent considéré comme une allégorie (référence à un autre). Le philosophe allemand écrit alors ceci : "J'emprunte ce mot au savant connu Coleridge, le premier anglais qui ait compris et su intelligemment utiliser la poésie, la

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science, et surtout la philosophie allemandes". Et d'ajouter "l'intelligent auteur anglais", homme vraiment génial" pour désigner son article paru dans "Transactions of the Royal Society of Literature".

Or, il n'y a pas de doute que l'intérêt de Coleridge pour la mythologie considérée comme une forme de pensée, quand on note le caractère proprement irréel de l'aventure du Vieux Marin, s'apparente à une volonté de délimiter ou de consolider ce qu'il appelle "imagination", processus amenant à une conscience renouvelée, plus directe, au moyen d'images mobiles, fluctuantes, indépendantes en superficie mais non en profondeur. Comment Coleridge ne souscrirait-il pas à cette phrase (s'il a pu la lire) de Schelling (l0ème leçon) : "La Révélation a dans la religion naturelle ses conditions, ses antécédents naturels... elle la porte en son sein, comme ce qui supprime et sous-entend porte ce qui est à supprimer... pourquoi serait-il défendu de voir dans le christianisme un paganisme redressé?". Que ce soit mythiquement, religieusement, ou intellectuellement, le Dit du Vieux Marin traduit une soudaine catastrophe illustrant aux yeux de Coleridge, une dissolution des formes fixes au profil d'une recréation, (destruction de l'équipage d'un navire et de sa mission première, salvation étrange d'un seul membre). Le poème tout entier dans son économie indique la nécessaire représentation d'un espace pour que s'incarne cette forme de pensée que Coleridge tenta, sa vie durant, de conceptualiser et d'étudier.

Un autre aspect de Coleridge nous retiendra, c'est son goût dans sa jeunesse pour la politique. D'origine modeste, souvent sans subsistance, le jeune poète voit la Révolution française d'un oeil favorable, songe même à émigrer aux Etats-Unis avec des amis pour y fonder une société juste et équitable (la "Pantisocratie"), se marie même dans ce but et sans conviction, puis, devant l'échec du projet politique, s'isole, découvre avec son ami Wordsworth le plaisir de marcher longtemps dans la campagne. Leur poésie se fera l'écho du langage parlé des villages, pensent-ils même, lorsqu'avec provocation paraît leur recueil commun de Ballades lyriques (1798) où la simplicité populaire s'exprime par le biais de contes, de légendes, de chansons anciennes. Le romantisme remet à l'honneur les folklores européens, le vécu quotidien, l'émotion populaire. Mais, à part la forme, le Dit du Vieux Marin n'a rien de vraiment villageois : la langue est volontairement archaïsante, soutenue et resserrée, le rythme et la rime emprisonnent de leur exigence le poème, sans parler du thème même très métaphysique. De quelle culture populaire s'agit-il ?

N'y aurait-il pas lieu de parler d'art savant plutôt? L'intention généreuse d'aimer le peuple paraît ne pas s'accorder avec le résultat, même si l'on a pu remarquer la condition modeste du héros (un marin) et la banalité du cadre de l'histoire (18). En fait, Coleridge inscrit la réalité courante sur un autre plan, lui donne d'autres racines, celles du domaine acméen parce que dans sa brutalité et sa rudesse, elle porte moins la trace des métamorphoses déjà culturelles, rationnelles et imaginatives. D'où l'absence de toute ville, place d'une urbanité culturelle sans cesse renouvelée, l'absence de toute femme, réseau de désirs amoureux, l'absence d'une morale évidente ou d'une religion déclarée, objets d'une tradition imposée ou sans vie. Le retour au peuple correspond à une recherche d'une première et pure vérité, bien plus qu'à un souci politique doté d'efficacité. Tels sont les deux axes qui importent dans la formation de Coleridge : un platonisme profond, un goût pour la politique subordonné au vrai. Qu'en est-il pour W.B. Yeats ? Visiblement, l'on retrouve ces deux mêmes axes, mais l'orientation est somme toute différente.

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Dans un article paru dans la revue L'Herne (n°40, p. 60-73), P. Rafroidi s'interrogeant sur la tradition poétique précédant Yeats, note avec humour comment cet auteur est annexé au profit de la littérature anglaise. Les modèles de Yeats seraient à trouver chez les écrivains anglais romantiques uniquement : Blake, Wordsworth, Coleridge, Keats ... déniant à Yeats toute identité irlandaise. Les liens sont évidents, de l'aveu même du poète qui reconnut sa dette au romantisme. Mais l'influence entre Blake et Yeats est plus nette qu'entre Coleridge et le même.

Yeats fut, en effet, éditeur de l'oeuvre de Blake dont il goûtait les visions et les convictions ésotériques. La magie, la sorcellerie, les doctrines théosophiques enchantèrent toujours Yeats ; la tête plus métaphysique et philosophique de Coleridge ne s'en accommoda pas beaucoup. L'identité de leurs engagements n'est donc pas à chercher de ce côté. Aucune influence directe. L'auteur de l'article, heureusement, signale l'importance des écrivains français dans la poésie de Yeats : amour de Ronsard, de Villon, de Mallarmé et de tant d'autres. A la limite, rappelons le penchant de Coleridge pour la révolution française. Mais il n'y a plus, dès que l'on s'intéresse à la tradition irlandaise elle-même, à sa littérature trop souvent méprisée et négligée. Patrick Rafroidi a raison de ne pas croire aux générations spontanées et de poser l'existence d'une littérature irlandaise de langue anglaise spécifique, originale. Partagés entre le gaélique, langue ancestrale et l'anglais, langue moderne mais imposée, les écrivains irlandais longtemps hésitèrent à croire à leur identité artistique, ou plutôt à ce que cette identité pût se maintenir et se développer dans une autre langue. Pourtant une culture naît de tels apports contradictoires, ce que comprit vite Yeats. Une tradition anglo-irlandaise amenait donc Yeats à la politique, à une réflexion sur l'avenir de son pays qu'un amour malheureux pour une belle nationaliste conforta.

A l'époque des Errances d'Oisin (1889), ce projet de participer à la libération de ses concitoyens n'est pas certain. C'est une propension latente ; partant d'une "matière irlandaise" (faite de légendes, de croyances et de vieux textes encore vivants dans l'imagination populaire), et prenant le relais d'autres écrivains (comme James Clarence Mangan, un grand poète irlandais méconnu), Yeats compose son poème sur Oisin à l'écart d'une claire volonté politique. Il s'agit d'un thème vivant et culturellement proche, aux nombreuses références où le romantisme de ce jeune homme trouve à s'épancher. L'engagement politique et culturel, en tant que défense, connaissance, maintien ou conversation de la culture irlandaise, viendra plus tard et occupera l'horizon du poète. Bien différentes sont donc les positions de Coleridge et de Yeats en matière politique, pour l'un, l'expérience politique est antérieure, et son rapprochement du monde populaire reste soumis à une quête d'une vérité universelle ; pour l'autre, le champ politique est postérieur et son écoute du peuple irlandais est perçue comme enquête sur une vérité particulière, étouffé comme une nation peut l'être. Les plans se dégagent et ont nécessité de la part des deux auteurs la même dose de courage. Coleridge fut un chercheur solitaire ; Yeats connut une gloire politique. Destins divergents que souligne l'usage du langage quotidien prôné dans l'une et l'autre oeuvre. Coleridge transposait ce langage sur un autre domaine (archaïsmes, resserrements, assonnances...) ; Yeats veut lui conserver sa saveur historique toute chargée de sens et de symboles.

Le deuxième axe est celui du platonisme ou du néo-platonisme de Yeats. Le symbolisme évident des Errances d'Oisin nous place dès le départ dans cette forme de "Mimesis" que condamne Platon : l'art n'est qu'une imitation des Formes Idéales propres au Démiurge, imitation imparfaite mêlée de sensations et de désirs, reproduction au

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second degré, en bref imagination inférieure à la vraie connaissance. Si le platonisme est écarté, il reste le néo-platonisme qui réconcilia l'Art et le Bien dans son affirmation que l'Art dans son dégagement du Beau nous indique le vrai chemin vers le Bien et les Idées. L'Art est possibilité de transcendance, au même titre que la connaissance pure et philosophique. Les poètes sont de nouveau admis dans la République d'où ils avaient été chassés. Tel peut être résumé l'apport esthétique du néo-platonisme.

Dans les Errances d'Oisin, l'eau est symbole d'un temps circulaire infini ; les îles au nombre de trois sont autant d'âges de la vie humaine et prennent leur coloration de "l'eau psychique" qui les environne (amoureuse, guerrière, assagie) ; une femme de l'Autre Monde, tour à tour amante, inspiratrice de valeurs héroïques, et mère, accompagne un héros de tous côtés cerné et impuissant à se dégager de cet univers circulaire, féminin, modelable selon ses désirs. Christiane Joseph, dans L'Herne n°40 p. 129-145) interprétant l'oeuvre selon la méthode de Bachelard de regroupement de chaque imagination autour d'un élément (ici, l'eau), dégage alors dans ce symbolisme, ce profond message: "S'abandonner aux eaux, c'est effectuer une plongée dans l'inconscient. Le poème met en scène, sous une forme symbolique, la lutte des deux tendances contraires enfouies dans les profondeurs du psychisme de Yeats. Niam (la femme de l'Autre Monde), les aspects de l'eau qu'elle incarne, les univers où elle conduit Usheen (Oisin), ne sont rien d'autre que les expressions de la tentation éprouvée par Yeats de s'abandonner à sa nature féminine. A chaque rappel de la terre, Niam entraîne Usheen vers un autre aspect de l'eau, c'est-à-dire d'elle-même, pour l"'apaiser", le "consoler", en fait le séduire, lui faire oublier le monde de l'effort, pour le garder près d'elle. L'on assiste, au cours du déroulement du poème, à une démission progressive de tout élément dynamique, volontaire autrement dit du principe viril. L'eau, expression de ce principe féminin, est envisagée dans son pouvoir d'envelopper, et de noyer, de désagréger et de dissoudre...". Et de conclure que Yeats réagira et ne recommencera plus cette expérience négative, et apprendra à devenir ce roc qui s'oppose à la vague, une façon d'allier les deux principes complémentaires de l'univers.

Volonté et désir, imagination sont proprement romantiques et n'ont rien de platonicien. Le système philosophique les rangerait du côté des sens, des impulsions trompeuses, de l'illusion du Devenir, de ces fameuses ombres de la Caverne auxquelles il faut s'arracher pour retrouver l'origine et les vraies formes. Dans la mesure où l'imagination agit comme le Créateur, où l'artiste est un démiurge créant ou reproduisant l'acte de création, où il imite une perfection, elle trouve une autre place dans le néo-platonisme car les deux moments se superposent,fondent l'unité du microcosme et du macrocosme. Dans ce travail sur le folklore irlandais, Yeats recherche une inspiration qui l'aligne à quelque tradition universelle et éternelle. C'est être très proche de ce que notre époque appelle l'imaginaire, ce domaine commun aux hommes et qui vaudrait pour une définition anthropologique. Dès l'âge de dix-sept ans, il écrivait : "Puisque ces êtres imaginaires sont créés à partir de l'instinct le plus profond de l'homme, pour lui servir de mesure et de norme, tout ce que mon imagination peut faire dire par ces bouches est peut-être l'approximation la plus serrée que je puisse former de la vérité."

Cela situe bien Les Errances d'Oisin. Ce poème est issu des images du désir, sans discussion possible. Ensuite, les oeuvres postérieures de W.B. Yeats ne prendront jamais l'aspect d'une parabase. Elles en seront (et c'est pour nous plus désespérant) le balbutiement : ainsi, dans le cas de Byzance, ou Voile vers Byzance, l'ébauche est évidente mais cela demeure au niveau de la potentialité inachevée, du seuil jamais

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franchi. On y constitue le pouvoir des images du Désir :"Images qui toujours,Engendrent des images nouvelles,Mer déchirée de dauphin, mer tourmentée de gongs" (19)On fait référence à Coleridge (comme le notait Patrick Rafroidi op. cit. p. 66): "J'acclame le surhumain/ Je l'appelle Mort-dans-la-Vie et Vie-dans-la-Mort (Byzance)" là où Coleridge fait voir à son marin "Le Cauchemar Vie-dans-la-Mort (Qui glace le sang humain)" (vers 193-194). Mais l'aventure n'est point tentée. Et c'est conformément à une attitude globale néo-platonicienne que s'interprète l'oeuvre poétique de W.B.Yeats, trop souvent romantique et symboliste, alors qu'intellectuellement, de par la tradition irlandaise populaire, il conçut l'existence d'un troisième espace ou d'une troisième faculté.

De ces deux auteurs si proches et si dissemblables, que conclure, sinon que leur recherche se scinde en deux directions. D'une base commune, on aboutit à deux espaces disjoints : l'espace chez Yeats est continu, fondé sur des symboles s'enchaînant les uns aux autres comme dans les Errances d'Oisin ; l'espace chez Coleridge, est celui d'une catastrophe, mêlant l'ancien et le nouveau, immobile et vertigineux, déterministe et cassant tout mécanisme, vivant de l'étrange vie de ce qui se métamorphose et s'ouvre à d'autres formes, comme dans le Dit du Vieux Marin. Si Platon a tant servi au cours de cette partie, de référence, c'est pour opérer une première analogie avec une réflexion non littéraire et d'ordre philosophique. L'ennui est bien de voir Platon signaler l'existence de ce pouvoir extatique et ne pas avoir voulu y appliquer toutes les ressources de son intelligence pour nous le dévoiler, en décrire les structures et les figures. Cela revenait donc à la poésie et à la littérature de rendre visible cette partie invisible qui est moins un autre monde, extérieur ou supplémentaire au nôtre, qu'un domaine réel transposant des modifications de la réalité. Le délire de la Pythie n'est pas projection imagée ni formulation définie ; il traduit des moments de ruptures, souvent positives, existant bien dans le réel (comme il existe des phénomènes mesurables et des images signifiantes). L'acméité revient à notre capacité d'appréhender des changements qualitatifs, de leur donner une forme et de les poser en un Lieu.

En écrivant cette dernière phrase, nous pensons opérer un deuxième rapprochement avec une théorie mathématique fort curieuse et d'en noter les correspondances avec nos parabases. Puisqu'il existe un espace, il est normal que la science qui s'intéresse aux espaces (par la géométrie et l'algèbre décrivant des courbes) soit nommée. Quittons l'histoire de la pensée et la philosophie pour une autre manière de définir l'acméen.

2) La Théorie des Catastrophes de René Thom :

L'acméité catastrophique est sur le même plan dans le tableau des figures spatiales que la raison expérimentale et l'imagination moraliste. Ces dernières apportent une réticulation régulière de l'espace : la première par la métrique (art de mesurer, de quantifier, d'établir des statistiques... etc., de façon à contrôler un phénomène) ; la deuxième par la valeur (art de donner un sens, de nuancer, d'établir des priorités... etc., afin de diriger une action). Il manque pour l'acméité catastrophique un semblable "découpage" de son espace. Or la Théorie des Catastrophes fournit, par le biais de ses sept catastrophes élémentaires, de quoi appréhender plus facilement des passages d'un espace à un autre.

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Le fondateur de cette théorie qui commence à être connue est un mathématicien français de l'Institut des Hautes Etudes Scientifiques, René Thom, dont l'apport est considérable en des domaines souffrant d'un manque de théorisation, comme l'imaginaire ou la linguistique, ce qui aurait été impossible (surtout en sciences humaines) si ses modèles avaient été quantitatifs. L'introduction des mathématiques dans les sciences non-exactes s'est souvent soldée par des relevés statistiques et des engendrements de formules répétitives (20). Ainsi, en littérature, on en vint à compter la fréquence de certaines images, de certains mots et à recourir à l'idée qu'un texte se "produit" par une structure se développant indéfiniment. Le résultat fut en général de consolider une assertion commune grâce a des preuves tangibles et mesurées, et d'orienter la création vers le choix d'un procédé itératif et variant en de faibles proportions (21).

Comment, sans entrer dans la formulation mathématique, présenter sans erreur, le corps de la doctrine ? Plusieurs grands traits sont ainsi à isoler : une théorie qui va du global au local pour rendre intelligible certains phénomènes, l'existence posée d'un espace substrat continu malgré les accidents qui le tendent, la nécessité de figures géométriques invisibles ou abstraites permettant le passage d'un état stable à un autre, un intérêt pour la forme engendrée au détriment de toute considération sur la substance de cet objet ou sur les forces et leur nature qui s'attachèrent à cet objet, etc. Le terme de catastrophe qui prend le sens positif de moyen pour un objet ou un système stable d'assurer sa survie lorsqu'il est attiré dans un autre contexte, appelé "bassin d'attraction" ou "potentiel". Pour ce faire, il doit souvent effectuer un "saut" de passage et modifier sa forme. La catastrophe régule ainsi son saut, elle rend compte de sa trajectoire et de son chemin parcouru. S'il y a eu engendrement d'une nouvelle forme, on peut s'interroger sur le "moment d'un tel processus" où un objet passe d'une forme à une autre. La Théorie des Catastrophes y répond en appelant ces moments des "singularités que l'on peut déployer sur un espace, pour en noter les différentes figures et les classer (au nombre se sept), de manière à rendre intelligibles ces modifications. Un tel espace est invisible et par essence, inexpérimental, auxiliaire mais en lui se définit une figure géométrique précise qui par projection a pu donner origine à la nouvelle forme observée. Ainsi le mot "catastrophe" est une construction abstraite à première vue, facilitant l'explication d'une modification de formes d'un objet : facilité mathématique donnant à cet instant de passage (jusque là inconnu et non identifiable au moyen de fonctions continues décrivant des états stabilisés) l'occasion de correspondre à un espace si l'on veut bien déployer cette singularité et à ces figures géométriques en nombre limité occupant cet espace. Pour nous, la tentation est grande de considérer que la parabase illustre ce déploiement (vu l'instabilité qui y règne et les transformations auxquelles elle aboutit).

Dans Stabilité Structurelle et Morphogénèse, Essai de Théorie Générale des Modèles (p.321), René Thom définit ainsi le point de départ de sa réflexion : "Tout objet, ou toute forme physique, peut être représenté par un attracteur C d'un système dynamique dans un espace M de variables internes. Un tel objet ne présente de stabilité, et de ce fait ne peut être aperçu que si l'attracteur correspondant est structurellement stable. Toute création ou destruction de formes, toute morphogenèse, peut être décrite par la disparition des attracteurs représentant les formes initiales et leur remplacement par capture par les attracteurs représentant les formes finales. Ce processus, appelé catastrophe, peut être décrit sur un espace P de variables externes".

René Thom emploie aussi pour définir la stabilité d'un objet le mot de bassin ou de puits d'attraction dont les lois (variables internes) organisatrices de ce milieu stabilisent

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l'objet. Cela constitue des "îlots structurellement stables" (à noter l'usage du mot "îlot") qu'il nomme "chréodes" (d'une racine grecque disant le chemin obligé, la voie nécessaire). Ces puits d'attraction entrent en conflit provoquant une capture de l'objet par l'un des attracteurs. Pour l'objet, il s'agit d'une catastrophe qui l'altère et le déforme, le temps qu'il s'adapte aux nouvelles variables internes de son nouveau milieu. Cette transformation peut être un processus continu, évolutif, limitant l'accident au minimum : le modèle quantitatif suffira et pourra décrire l'objet (par sa masse, son intensité, sa substance, etc.). Mais si la discontinuité est totale, il est nécessaire de poser qu'une structure formelle a causé cette nouvelle forme, a permis la constitution d'une nouvelle réalité, a pu effectuer cette morphologie. Des exemples courants peuvent illustrer ces idées: le passage d'un état liquide à un état gazeux en fonction d'une température correspond à l'engendrement d'une nouvelle forme matérielle entre deux bassins d'attraction aux lois différentes, et la théorie posera entre les deux un être géométrique indiquant la compétition des états (cet être est une "fronce"), des seuils ou points critiques qu'une habile formulation algébrique permettra de placer et de mesurer (22); la transformation d'une cellule qui se scinde en deux a même valeur de répartition géométrique, par discontinuité, d'une substance en deux phases.

René Thom en vient alors à considérer que toute "chréode" ou stabilité structurelle (entourant un objet), sorte d'îlots de déterminismes, est séparée par des zones instables, qu'elle entre en compétition avec d'autres chréodes, et surtout qu'elle même a été engendrée par des discontinuités antérieures d'ordre catastrophique. La stabilité est exceptionnelle, éphémère, ce n'est qu'un ''îlot''. Elle a été engendrée par un processus qui ne peut être que le même que celui existant entre deux chréodes rivalisant. Ce processus utilise donc les structures formelles (êtres géométriques) précédentes lesquelles limitent le domaine de l'attracteur. Ce dernier est entouré de ces discontinuités qui lui ont donné naissance, l'ont constitué en espace stable et ont permis à un objet de se stabiliser en lui. Dès que l'objet s'approche de certains des bords de l'attracteur, par suite d'attraction, il peut tomber en un autre puits grâce à l'être géométrique catastrophique permettant le passage et le changement de formes. Le renversement est donc total puisque "l'instabilité" prime sur la stabilité, mais en sachant que cette instabilité est positive, régulatrice, créatrice et utilise des structures formelles absolues et indépendantes. En effet, ces dernières ne sauraient dépendre ni de la matière, puisqu'elles l'organisent, ni de l'énergie puisqu'elles l'orientent. Cela explique qu'on puisse les utiliser en tout domaine (23) (et peut-être dans un contexte biochimique et physique autre que terrestre) mais qu'on soit impuissant à en faire l'expérience puisqu'elles sont des modèles explicatifs. L'expérimentation n'est valable que dans le puits d'attraction stabilisé, où l'objet peut être mesuré, contrôlé, pesé avec les instruments de mesure les plus élaborés. La théorie des catastrophes voit dans ces conflits entre attracteurs, l'existence de régulations possibles liées à des figures géométriques que l'analyse déploie, là où n'apparaît qu'un seuil de passage singulier. Et par conséquence, ces catastrophes sont premières, causales, puisqu'elles font naître de nouvelles formes liées à des espaces stabilisés. René Thom dit à ce sujet oP. cit. p. 159) : "La stabilité de tout être vivant, comme en fait, de toute forme structurellement stable, repose ... sur une structure formelle, en fait un être géométrique, dont la réalisation biochimique est l'être vivant" (24) . Peu importeront, dans cette modélisation, le substrat des formes et la nature des forces : un objet sera saisi dans sa forme (entourée de discontinuités l'ayant engendré et pouvant le métamorphoser) indépendamment de sa substance matérielIe et des énergies l'agitant. Cette théorie renvoie à notre recherche de figures géométriques archétypales, ou tout au moins des préoccupations similaires, d'autant que la substance peut être

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laissée au domaine de la Raison (l'expérimentant, lui donnant une temporalité, la conceptualisant et lui inventant un ordre) et l'énergie (ou ensemble des désirs psychiques, biologiques) au domaine de l'Image (qui, en littérature, la moralise, la projette, ou la finalise). Cette théorie d'êtres géométriques inexpérimentables inaccessibles, sorte d'au-delà singulier (25) que la mathématique et la parabase décrivent en figures, pourrait vraisemblablement se superposer et former le domaine acméen.

Une autre manière d'envisager la théorie, de manière plus mathématique, pourra nous confirmer cette analogie. Imaginons (26) une "boite noire", sorte d'automate avec deux fentes. D'un côté s'effectuent des entrées, de l'autre des sorties. Si l'entrée détermine la sortie, aucune énigme (une fonction suffit) ; mais si la sortie dépend de l'entrée comme du système intérieur de la boîte noire, il faut reconstruire cet espace intérieur, "reconstruire la dynamique des états sur un espace S hypothétique". Cette reconstruction suppose, en vertu de certaines sorties, de considérer que des entrées ont subi une altération qui a permis une survie du système (se manifestant par une sortie). Cette altération est la catastrophe assurant la discontinuité observée entre les entrées et les sorties. La boîte noire est l'espace déployé entre deux stades A et B, espace que l'analyse doit rajouter pour expliquer le passage de A et B, là où l'observation ne note qu'un seuil, un point, ou un moment suivi d'une discontinuité ou d'une nouvelle qualité. Comment rendre compte de ce saut qualitatif (27), si ce n'est par le biais d'un espace invisible qui permet à une entrée d'actualiser une virtualité contenue dans une soudaine instabilité ? Aussi, René Thom dans Paraboles et Catastrophes reprend le mythe de la Caverne exposé par Platon pour expliquer que les objets sont des reflets : "La Théorie des Catastrophes suppose justement que les choses que nous voyons sont seulement des reflets et que pour arriver à l'être lui-même il faut multiplier l'espace substrat par un espace auxiliaire et définir, dans cet espace produit, l'être le plus simple qui donne par projection son origine à la morphologie observée". Là où Platon faisait défiler devant un feu les Idées ou Formes structurant l'Univers s'inscrivant sur le fond de la Caverne en autant d'ombres plurielles, René Thom propose des êtres géométriques (descriptibles sur un espace invisible) dont la fonction est d'engendrer de nouvelles formes (les sorties observées). Le Feu chez Platon servait à cette projection ; la figure géométrique est dotée chez Thom de ce pouvoir créateur, étant à la fois Feu et Idées. Dans la réalité, elle est concentrée en un point singulier (ou en plusieurs), qui engendre une forme stable.

La différence avec Platon vient alors à l'esprit, même si René Thom propose, selon l'adage scientifique, de "substituer au visible compliqué de l'invisible simple": chez Thom, les configurations stables sont sous nos yeux ; nous ne pouvons expliquer leur changement que par le constat de formes stables se succédant; voilà pour la partie visible ; en creux, dans l'invisible, des êtres géométriques ont assuré le passage et le changement de formes (28) ; l'apport de Thom, c'est d'avoir nommé et calculé ces êtres géométriques. Mais sa position est éloignée de Platon qui n'admettrait pas la réalité stable des objets et ''l'instabilité" essentielle des Idées. Chez ce philosophe, la stabilité et la forme ne peuvent être livrées à notre perception première mais nécessitent un effort de redressement ; quant au rôle d'engendrement des Idées si on les assimile aux êtres géométriques de Thom, c'est aller contre leur essence immuable, pure, ne pouvant se mêler au vain Devenir. Rappelons que c'est le rôle, dévolu au Lieu ou Chôra que de permettre la naissance des Formes par leur mélange et leur séparation : ce Lieu, comme ici, était qualitatif et on lui devait l'apparition des formes. C'est donc au Lieu que reviennent les sept catastrophes de René Thom comme des moyens a-temporels.

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Si ces êtres en nombre limité, indépendants de la nature, jouent ce rôle "dégradant", de différenciation morphogénétique, alors ils ne sauraient se confondre avec les Idées de Platon puisque tout le platonisme se lit comme un rappel de l'Unité principielle au moyen de la pensée rationnelle principielle. La Théorie des Catastrophes effectue là encore un renversement de points de vue des plus originaux. Et cela est pour nous à nouveau capital puisqu'il aurait fallu placer la Théorie des Catastrophes dans la colonne du domaine rationnel, dans le cadre d'une pensée transcendantale (ce qu'elle est en partie dans sa justification philosophique) alors que profondément elle s'approche de l'acméité dans son choix des termes, des concepts (singularité, bordure, extrémité, espace invisible) et dans son désir de décrire un bouleversement, le changement des êtres lors d'une crise (ou acmé). L'analogie une fois de plus paraît possible.

René Thom, auteur d'une telle théorie, l'utilise pour l'investigation de sciences non mathématiques. D'autres le suivirent aussi en biologie, en histoire, tandis que Thom s'intéressait à l'imaginaire et au langage. Ces deux dernières questions se rapprochent de la littérature bien qu'à ce jour peu d'applications de la Théorie des Catastrophes aient été tentées dans ce domaine. Sa lecture des Structures Anthropologiques de l'Imaginaire de G. Durand, mérite l'attention (29). Quant aux trois régimes de l'imaginaire relevés par cet auteur, le premier régime d'ordre mystique est lié aux images de la "Coupe", de la digestion, de la profondeur intime, de la descente cachée et douce (archétypes et symboles renvoient au ventre maternel, à l'île, au centre...) ; le deuxième régime d'ordre schizomorphique, est basé sur la séparation, l'hétérogénéité avec les images du "Glaive" qui tranche, et correspond à la posture debout de l'homme craignant de chuter dans l'indifférencié, rêvant de monter et de s'élever, porté vers l'avenir ; le troisième régime d'ordre synthétique assume le lien entre les opposés, recense et rassemble en vue d'un progrès et prend son assise dans le rythme sexuel (images du bâton, de la spirale, du briquet, de la roue... de tout ce qui unit les contraires). René Thom, compare ces régimes au développement embryologique et montre que les différents régimes se constituent l'un à partir de l'autre. La classification se trouve alors dotée d'un dynamisme précieux.

La cellule par gastrulation se divise en ectoderme (à l'origine du système nerveux) et en endoderme (à l'origine du système digestif et intestinal) grâce à une des catastrophes de régulation (cet être géométrique précédemment posé). Certaines cellules refusant le choix ectoderme-endoderme, donnent naissance au mésoderme (à l'origine des muscles et des os). De plus, ces trois moments sont assimilables aux divisions grammaticales:

Sujet (endoderme/digestion)Verbe (mésoderme/muscles, os)Objet (ectoderme/nerfs)

On reconnaît là deux bassins d'attraction, et entre les deux une catastrophe intermédiaire, une discontinuité (le mésoderme ou le Verbe plaçant leur énergie respective d'un bassin à l'autre). Cette capture d'énergie sera à la racine de l'imaginaire selon Thom qui prend l'exemple d'un chat voulant attraper une souris. Au départ, le prédateur affamé rêve de sa proie grâce à son système nerveux qui lui projette l'image où il s'aliène entièrement : son aliénation nous renvoie au régime mystique de la Coupe, de l'anéantissement dans le désir, de la profondeur intime. Sa perception lui apporte alors l'image d'une souris vivante qu'il reconnaît en dehors de lui-même ; libéré de son image par une catastrophe de perception, il redevient le prédateur cherchant la capture

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de la victoire, ce qui nous rappelle le régime schizophrénique du Glaive et des images triomphantes. Enfin, il digère sa proie après l'avoir ingérée, faisant fusionner sujet et objet, s'endort même parfois, preuve supplémentaire que le prédateur est redevenu sa proie, comme au départ, mais selon un autre régime, celui de l'union des contraires liée au symbolisme du bâton et de la sexualité. Ainsi, le stade initial et le stade final sont également stabilisés après avoir connu une catastrophe de perception et de capture propre au stade médian (celui du mésoderme, celui du Verbe mettant en rapport les deux actants Sujet et objet ). Cet exemple permet à Thom de dire que la prédation (ou la capture) est essentielle à l'imaginaire (comme à la langue) et qu'un dynamisme existe entre ces différents régimes.

R. Thom n'hésite pas à parler d'analogie entre le macrocosme et le microcosme au lieu de la démarche actuelle qui voit dans le microcosme uniquement une part du macrocosme et non l'inverse. L'analogie proposée est bien sûr structurale, et ne doit pas "projeter dans le macrocosme une structure régulatoire spécifique du microcosme" (30) . Les deux plans ne sont pas à confondre mais leurs structurations étant analogues, elles permettent cette harmonie entre l'esprit et le réel, source d'une connaissance possible. Penser et Etre sont bien identiques.

Aussi, vu que la littérature a une fonction cognitive (quelque peu négligée), l'étude des parabases mène à découvrir par une autre voie les êtres géométriques de Thom dont ils traduisent le déploiement sur un espace auxiliaire (nommée Au-delà) : toute la suite de cette étude réside dans cette proposition. Nommons donc ces sept catastrophes et leur équivalent linguistique selon le tableau proposé dans le livre (recueil d'articles précédents) Modèles mathématiques de la morphogénèse. (31)

Voici les sept noms de ces singularités qui sont d'une complexité de plus en plus grande par l'introduction de paramètres supplémentaires : le Pli, la Fronce, la Queue d'Aronde, le Papillon, l'Ombilic Hyperbolique, l'Ombilic Elliptique, l'Ombilic Parabolique. Ainsi, le pli est assimilé au bord, au bout, au verbe finir (et commencer); la fronce à la faille, à capturer, casser, rompre (et engendrer, devenir, unir). Le pli et la fronce, en raison de leur proximité sémantique, conceptuelle ou géométrique (la fronce complique le pli) ressemblent à la figure acméenne première de "dé-croisement" (fin et cassure), d'oppression supportée (capture) avec ces images d'extrémité et de faille que l'on retrouve dans l'aventure du Vieux Marin, de Noé, d'Um-Napishti (un monde disparaît par faillite et un autre s'engendre ; à une rupture, se joint une alliance, etc.). Les deux singularités suivantes la Queue Aronde et le Papillon, nourrissent respectivement les interprétations spatiales de fente, de coin, et de poche, d'écaille. A la fente, sont joints les verbes "déchirer" ("coudre"), "fendre" ; à la poche ou l'écaille s'exfolier, s'écailler, remplir une poche (donner, recevoir, vider une poche) - image même d'un espace s'emplissant, s'évasant - si bien que les joignant pour des raisons de proximité (une fente peut s'agrandir), nous retrouvons la deuxième figure d'évasement après fissure (pensons aux vagues de l'Enéide tantôt éclatées, creusant la surface liquide, la brisant, tantôt agrandissant les êtres, ouvrant la mer et l'horizon). L'analogie, en rien forcée, surprend même par son adéquation. Trois singularités demeurent, soit différents types d'ombilic.

Le premier - l'ombilic hyperbolique - est crête de vague, voûte, a pour équivalents verbaux "se briser", "s'effondrer" (et en positif recouvrir) ; le second - l'ombilic elliptique - est aiguille, pique, d'où piquer, pénétrer (et boucher un trou, anéantir) ; le troisième - l'ombilic parabolique - est jet d'eau, champignon, bouche, et correspond à

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lancer, percer, pincer, prendre (lier, ouvrir, fermer). Ces trois singularités reproduisent la dernière figure d'effondrement généralisé que rencontrèrent Ulysse , Jason et Jonas. Mais elles lui sont plus complètes car elles indiquent toutes une pointe de sommet prêt à s'écrouler, à percer et piquer là où nous ne sentions qu'un espace incertain et engloutissant. Cet espace prend plusieurs aspects pour ses fins destructrices : à l'écroulement, il ajoute la morsure, la propulsion et la pénétration par piqûre.

Une considération nouvelle se fait jour par suite de ce rapprochement, considération qui éclaire les parabases autrement. L'enjeu n'est pas un objet, mais un homme. C'est lui et lui seul qui s'éloigne d'un espace stabilisé et subit ces catastrophes dangereuses bien que créatrices de modifications et salvatrices en soi. L'on comprend mieux dès lors que cet homme revienne de son voyage "transformé", soit porteur d'un message, fasse fonction d'héros, de surhomme, de saint. Le trajet de ces marins est unique, inimitable, et ne peut s'exprimer qu'en poésie, vu que cet art est concentration, resserrement, "re-cueillement" (32). La théorie des catastrophes nous dit aussi que l'espace où a lieu la parabase est bien "réel", mais d'une réalité invisible, ou mieux qu'il est "excrit du réel" (et non inscrit en lui) pour mieux le modeler et l'engendrer (la catastrophe a vertu créatrice), acceptant de s'incarner, de se quantifier, de s'étendre. Cela expliquerait enfin que chaque civilisation se retrouve comme dans un miroir dans ces parabases parce qu'elles lui décriraient un processus de création qui servirait alors à lui donner un fondement universel, un rapport avec l'invisible, une relation avec le Devenir. L'idée conduit à l'hypothèse qu'en choisissant une singularité et une parabase l'exprimant, plutôt qu'une autre, une civilisation accepte une destinée déterminant le cours de ses événements.

3) Relecture "catastrophiste" du Dit du Vieux Marin:

Plusieurs points apparentent ce texte à la théorie des catastrophes.

a) Singularité.

La première similitude a trait au problème de la cause trop infime par rapport à l'énormité des conséquences. C'est une manière de décrire ce point singulier, trop qualitatif pour être analysé, et qui provoque une morphogénèse. Ici, un albatros tué par un marin entraîne une malédiction terrifiante et hors de proportion au meurtre d'un oiseau (même symbolique). Nous avions vu les efforts de la critique pour rendre compte de ce déséquilibre : pour J.L. Lowes (o.c. Livre III, ch.XIII), Coleridge créait ainsi l'impression de rêve voulu (en un rêve, un événement sans importance a des effets colossaux), pour Røstvig, l'influence néo-platonicienne servait à l'expliquer. En fait, il est possible de revoir ce problème en remarquant qu'avant le "meurtre", le bateau vogue sans ennui sur un espace serein malgré une tempête qui l'a entraîné sur un bord (le Pôle Sud joue le rôle de point-pivot extrêmement dangereux) où il se heurterait à des parois de glace s'il ne passait un albatros.

Voici le texte (Ière Partie) :(v. 60-63) "The ice was all around : It cracked and growled, And roured and howledLike noises in a swound !At length did cross an albatross(v. 69-70) The ice did split with a thunder-fit ;The helmsman steered us through !"

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(La glace tout à l'entour craquait, grondait, rugissait, hurlait : comme bruits dans un évanouissement A la fin nous croisa un albatros...La glace se fendit avec l'éclat du tonnerre ; le pilote nous conduisit à travers.)

Se trouve décrite une "stabilité" originelle (le bateau sur la mer), pour un objet touchant le bord de cet espace continu (et qui le portait) où il risque de sombrer et de disparaître. L'arrivée de l'Albatros prépare donc un saut (33), qui assure un passage d'un espace à un autre, propre au plan courbe du "Pli" et de la "Fronce" (34). La disparition de l'Albatros installe le bateau dans un espace dangereux : plus de vent poussant vers le bord, mais l'immobilité, la paralysie sur une mer décomposée.

La cause est minime mais elle provoque des phénomènes anormaux, des changements d'état dégradants, tels la mort des marins et la putréfaction de l'Océan. Comment mieux définir une "capture" d'un puits d'attraction par un autre, ce "no man's land" indifférencié destructeur de la forme d'un objet sans pour autant lui en avoir accordé une autre ? Typique des catastrophes du Pli et de la Fronce (où dominent disparition, évasement, fin et capture, cassure, rupture, changement), est la description du poème. Et le choix d'un oiseau (investi d'une puissance magique, abstraite et secrète) ne pouvait être meilleur pour désigner un point "singulier", n'appartenant pas à l'espace continu de la mer ; sa mort et les conséquences qu'elle entraîne nécessitent de "déployer" un espace pour indiquer le changement en cours de "l'objet", sa morphogénèse, c'est-à-dire la transformation intérieure du coeur du marin.

On comprend alors mieux les expressions :v. 120 "All the boards did shrink" "Toutes les planches se resserraient";v. 123 "The very deep did rot" "L'océan profond se putréfiait";v. 135-136 "And every tongue, through utter drought, Was withered at the root""Et chaque langue, par sécheresse extrême, se flétrissait à sa racine" etc.

La mort de l'Albatros entraîne un processus mortel général culminant avec l'apparition d'un bateau-fantôme sur une mer enflammée à bord duquel jouent aux dés la Mort et son Epouse (dont le nom "Life-in-Death" traduit bien un processus). Le seul survivant est à la fois le témoin horrifié et "l'objet" même subissant le passage : au seuil de deux états (antérieur et postérieur), il remplace le bateau et son équipage dont il accomplit le destin. D'un côté, il observe la mort surgissant tout autour, de l'autre, par un mécanisme de dépassement (admiration et prière), il est transformé (vision des anges conduisant le bateau avec une vélocité et un glissement surnaturels, vers un espace continu, normalisé et civilisé : le port et l'église de l'ermite) et devient un autre homme. La prière provoque une poussée nouvelle (surnaturelle en sens inverse, ce que René Thom appelle "cycle d'hystérésis", c'est-à-dire cette poussée (pour reprendre l'exemple de la carte de jeu) qui redonne à l'objet sa forme première et lui permet de revenir dans le puits d'attraction premier (stabilité retrouvée).

Le poète Coleridge, à la différence du mathématicien, ne calcule pas ces sauts, ces seuils traversés en des courbures étranges, mais nous livre déjà une structure catastrophique (de sa cause singulière à sa résolution finale). L'exactitude provient des images et des situations choisies pour un tel témoignage là où le mathématicien tente par ses paramètres de donner une représentation géométrique à ce processus.

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A titre de comparaison, notons que cette approche, n'existe pas chez Yeats. La rencontre avec la Dame de l'Autre-Monde, apparue soudainement dans toute sa beauté, (v. 22-23 "And like a sunset were her lips A stormy sunset on doomed ships"."Semblables au couchant étaient ses lèvres, A un couchant orageux sur des navires en perdition". (Trad. Cazamian) ne correspond pas à une cause infime suivie d'effets disproportionnés, mais l'on obtient un passage immédiat du héros Oisin quittant le monde humain pour l'Au-Delà imaginaire. A l'invite de la Dame, le héros répond sans hésitation et transformation psychique, et aussitôt ils passèrent tous deux "au-delà des rivages humains"(v. 144 "But we rode out from the human lands").

La capture d'un espace par un autre s'est opérée sans crise de conscience, sans heurt d'idéologies, avec une continuité totale, dans un prolongement par l'Au-delà du monde réel. Projections du désir et du rêve sont alors permanentes, et proviennent des deux côtés : rêveries des hommes sur le bonheur matériel dans l'Au-delà, mais aussi rêveries des dieux sur le prix de la vie humaine. Ce dernier trait se voit au regret sans cesse manifesté par tous les habitants de ces Iles Bienheureuses, de la vie des hommes, leur tristesse lorsque cette vie est évoquée. Et si l'on s'interroge sur les raisons de cette tristesse, de ces regrets, l'on découvre que les dieux sont las d'une immortalité répétitive et qu'ils envient dans la vie des hommes la coupure de la mort en ce que cette "catastrophe" peut laisser espérer d'inconnu et de divin. Il y aurait eu possibilité d'appliquer la Théorie des Catastrophes si vraiment le moment de passage entre les deux mondes avait été décrit, mais, même dans ce cas, cela aurait-il suffi puisque le domaine acméen ne s'interpose pas entre le réel et l'imaginaire, seulement entre le réel et le réel ?

b) Morphogénèse.

La deuxième similitude est liée à l'engendrement d'une nouvelle forme qui affecte l"'objet". En mathématiques, un "objet" peut être compris en bien des sens. Il est ce que l'on peut situer à tout moment de son trajet, au moyen de fonctions. Il est loin de posséder obligatoirement cette épaisseur matérielle que nous lui accordons en langage courant. Pour René Thom, l"'objet" n'est pas intéressant pour la matière physico-chimique qui le constitue ni pour les forces qui l'animent car sa morphogénèse en est indépendante et seul importe l'être géométrique qui engendre sa forme.Chez Coleridge, l'objet en question est clairement désigné comme un être humain. On ignore ainsi l'âge du marin tant à l'époque où il naviguait qu'à l'heure où il narre pour la nième fois son récit ; on ne sait pas grand-chose de son aspect physique (taille, maintien, vêtements, etc.) Cela exprime bien en soi le souci d'éliminer tout paramètre qui lui accorderait une consistance et une direction, une "épaisseur" humaine et une destinée romanesques.

Mais il est possible de repérer son déplacement d'une aire stable à une autre, par le biais du "dé-croisement" relevé que l'on pourrait nommer "dé-réticulation" d'un espace (les points-repères sont abandonnés, ne quadrillent plus la surface), en utilisant le témoignage suivant : la perception du Vieux Marin présente des "anomalies" qui s'expliquent par le saut ou la discontinuité opérés et par la structure de l'espace intermédiaire ("excrit" du réel, à proprement parler inexpérimental, quoique nécessaire, comme il a été dit). Quoiqu'il s'agisse d'une Fronce qui autorise un objet à passer pour capturer ou être capturé d'un espace stable à un autre, nous aurons d'abord décrit les deux bords extrêmes de ces deux espaces aux lois différentes pour stabiliser l'objet. Le premier puits d'attraction couvre le port d'où part le navire, le passage de la Ligne séparant les deux hémisphères, la mer de glace qui le borde ; ce qui indique le

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déplacement, est la position du soleil soigneusement notée par Coleridge : (v. 25-30 "The Sun came up upon the left Till over the mast at noon" ;v. 6 "The Sun now rose upon the right...") quant au risque de destruction totale que marquerait la figure du Pli, elle est envisagée par la tempête qui secoue le navire et le fait pencher :(v. 41-50 ; v. 45 "With sloping masts and dipping prow...) (35) l'inclinant vers la banquise, bordure extrême de cet espace. Le second puits d'attraction a pour limite la mer de feu où s'immobilise le navire, s'étend au vert océan d'abord sans ride ; enfin le retour à la normale, à la rade du port surmontée d'une église (nouveau centre stabilisant, abri et refuge), correspond à l'hystéresis permettant une redécouverte sous un autre jour du premier puits d'attraction.

Entre les deux espaces, on assiste au déploiement d'une singularité. Comme il s'agit d'un point en rien tangent aux deux puits, mais d'un point posé par l'analyse pour expliquer le passage, Coleridge choisit l'Albatros dont le meurtre montre qu'il n'existe plus réellement, même si la portée de sa disparition mérite attention. De l'autre côté du seuil, le texte nous offre un rétrécissement de toutes les formes,v. 120 :"And all the boards did shrink"v. 135-136 : "And every tongue, through utter droughtWas withered at the root". (toutes les planches se resserraient, chaque langue par sécheresse extrême, se flétrit à sa racine )et une réduction des plans de vue :v. 114 : "No bigger than the Moon" pas plus grand que la lune v 206 : "The stars were dim, and thick the night"; les étoiles étaient vagues, et épaisse la nuit (la lune remplace le soleil) v. 210 : "The horned Moon" la lune cornue .

Puis l'on échappe à cet espace d'eaux mortelles et dormantes par des mouvements d'élan vertigineux et de glissement extrêmement rapide. Dans le creux d'une Fronce, la vue des objets se fait au travers de deux plans (le plan quitté et le plan de la chute). Le texte nous livre alors l'ondulation des serpents (déformation des mouvements des vagues se courbant sur elles-mêmes), une étoile paraissant dans la corne de la lune (superposition des plans), la mort des marins (chute sourde des corps et fuite de leurs âmes semblable à une flèche, double mouvement contraire), le soleil disparaissant (opacité de la nuit, c'est-à-dire des plans), l'apparition de la Mort et de son Epouse (risque encouru dans cette dégradation). En période suivante de glissement salvateur la vitesse augmente de façon surnaturelle (le navire entraîné par les anges, sur un océan sans ride, avec des vents s'ouvrant devant la proue et non poussant l'embarcation). Il s'agit du moment où (36) la récupération par le puits d'autrefois s'effectue, redonnant même vie pour un temps aux marins déjà morts, puisque tout est saisi par ce tourbillon accéléré. Enfin, une stabilité nouvelle se fonde autour de l'ermitage : description de son calme, du caractère serein de la baie, de la douceur du lieu et de l'homme sage - (v. 472-489 ; v. 514-526) - tandis que s'enfonce à tout jamais le navire.

Cette disparition dénonce la morphogénèse effectuée, à considérer que le navire représente le marin, comme un vêtement l'enveloppant et devenu désuet : l'ancienne forme meurt, s'évanouit ; une nouvelle forme est créée, d'abord réduite à la barque de l'ermite, ensuite développée symboliquement par l'errance du Vieux Marin doué d'une force étrange de parole. La différence est remarquablement notée : le premier état est

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d'abord étendu, quantitatif (un vaisseau, des marins, etc.) puis, par suite de l'aventure, condensé, qualitatif (une barque, un homme solitaire, etc.) ; l'on est passé d'un plan réel et commun, à un plan humain et salvateur où l'on est "plus triste mais aussi plus sage", grâce à une intensité plus forte de la pensée. Cette intensification dénote d'un changement radical de comportement. La similitude est donc possible, elle peut être saisie sans aucun effort ni aucune torsion du récit. Avouons notre fascination.

Le graphe de la catastrophe de la Fronce, rend compte des étapes de ce processus, tel que l'oeuvre de Coleridge le raconte. Nous pouvons le visualiser grâce à un tel graphe : un système (ici l'oeuvre) s'inscrit sur une carte sans échelles (puisque les phénomènes de morphogénèse sont non-mesurables et que la théorie des catastrophes ne traduit que des changements de niveaux) possédant deux facteurs de contrôle (sortes d'abscisse et d'ordonnée) ; ces deux facteurs de contrôle en croissant ou en décroissant, en prenant donc des valeurs différentes, amènent le système à modifier son comportement, à déterminer deux états stables (l'un au-dessus de la courbure que forme la Fronce, l'autre au-dessous). Nous réduisons ainsi l'oeuvre poétique en cause à une surface nervurée sur laquelle apparaît à un endroit donné une bifurcation imposant au héros un saut d'un état à un autre. Les facteurs de contrôle sont les principes généraux qui ont servi à déterminer certaines navigations et à les nommer "parabases" : l'errance (ici réduite à presque rien), l'a-politisme (grandissant) et la cohérence logico-imaginative (de plus en plus incertaine). Le déplacement du bateau (et du héros) se fera en fonction de l'importance successive de ces deux derniers facteurs : le fait de quitter le monde anglais et de passer la "Ligne" (l'Equateur) conduit le héros à une extrémité mais c'est en augmentant les éléments troublant la raison et l'imagination que se produit la catastrophe. Si ce trouble n'existait pas, le héros continuerait un voyage sans fin (spatialement parlant) et s'il n'était pas parti au loin (absence du principe d'a-politisme), mais eut abandonné toute cohérence logico-imaginative, nous aurions un processus continu d'aliénation mentale. Ici, le poème de Coleridge indique une brusque métamorphose dans le comportement, la nécessité d'un miracle, ce qui justifie l'emploi de la Théorie des Catastrophes propre à toute discontinuité.C'est par la présence de ces trois facteurs que l'on obtient une tension. Chacun d'eux envisage un éloignement des normes humaines mais use, pour cela d'une voie qui lui est propre. S'il existait seul, l'oeuvre disparaîtrait. L'errance conduit à la divagation répétée ; l'a-politisme au voyage sans fin et nihiliste ; la cohérence logico-imaginative en défaut mènerait à l'aliénation. Il y a tension parce qu'ils visent à une même action destructrice, ce qui impose au système un saut critique.

 

FIGURE DE LA FRONCE

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a - Départ d'Angleterre Passage de la Ligneb - Tempête et banquise

c - Seuil critique : l'Albatros d - Meurtre de l'Albatros Immobilisation du navire

e - Putritude et mort f - Intervention miraculeuse des anges

a' - Retour et confession à l'ermiteg - Obligation de narrer son histoire éternellement

Le Vieux Marin mu par une variété de prométhéisme rêve de dominer le monde et ne voit aucun mal à tuer un albatros ; ses certitudes et convictions sont brisées et une nouvelle intuition du monde lui apparaît, basée sur l'harmonie et le caractère vivant de toute la Création. Il y a eu modification de comportement.

La catastrophe de la Fronce est assimilée à une capture : le prédateur (le Vieux Marin) est capturé par sa proie (Albatros) en fait. René Thom a souvent remarqué qu'il en était ainsi , parce que l'imagination du prédateur s'aliène dans son désir de la proie une première fois, puis après capture, son énergie décroît pour permettre par la digestion une fusion biochimique. Toutefois le système se complique du fait de l'hystérésis qui impose aux deux actants (prédateur/proie) un échange des rôles : le Vieux Marin redevient "prédateur", c'est à dire s'éveille à une autre conscience, se désaliène de ses anciennes

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proies. L'inspiration poétique de Coleridge a préféré d'autres images plus amples mais où l'idée d'acquisition et celle d'harmonie tiennent une grande place.

Le cycle d'hystérésis (c, d, e, f) peut être, grâce à l'art du poète, décrit soigneusement avec des images qui nous rendent compte, de l'intérieur, de cette catastrophe : la courbure de la Fronce suppose une superposition des plans, une poche inférieure rétrécie et pour en sortir, un mouvement d'ascension vertigineux. Ainsi la perception du marin suppose un espace courbe comme celui d'une Fronce. Ce que voit d'abord le marin, se résume à un premier phénomène de réduction des plans de vue et à un rétrécissement des formes (de c à d) que nous venons de citer :- Le soleil apparaît plus petit et comme noyé dans le ciel (v. 111-114 "Dans un ciel tout de flamme et de cuivre, à midi était là- haut le soleil de sang, juste au-dessus du mât, pas plus grand que la lune" (37) - Les planches du navire se rétrécissent (v. 120)- La langue des marins se rétracte :(v. 135-136) "Et chaque langue, par sécheresse extrême, se flétrit à sa racine" - La vue ne s'étend pas au-delà du pourtour du navire, dans tous les cas.

Le second phénomène a trait à un pourrissement général, à la naissance de formes serpentueuses et à des apparitions fantomatiques (point d). L'Océan est atteint du même coup par ce processus : v. 123-130 "L'Océan lui-même pourrissait : O Christ ! qu'on puisse voir pareille chose ! Mais on voyait grouiller, avec leurs pattes, des créatures fangeuses sur la mer fangeuse. Tout autour, tout autour de nous, en un tourbillon de vertige, les feux de la Mort dansaient la nuit. . Pareille aux huiles d'une sorcière, l'eau flambait verte, et bleue, et blanche" (38) .Un vaisseau-fantôme passe au loin et signifie la mort toute proche :v. 171-180 "La mer à l'ouest flambait toute entière. Le jour touchait presque à sa fin. Large et brillant, à l'ouest le soleil reposait presque sur la mer, lorsqu'arriva soudain cette forme étrange entre nous et le soleil" (39) et aux vers 187-198, se voient les deux seuls marins de ce bateau : la Mort et la Vie-dans-la-Mort.

Ce spectacle terrorise notre marin. Sa vie est jouée aux dés, et au lieu de mourir, il vivra avec la Mort en lui. Ce que traduit ensuite (de d à e) le marin, c'est une impression de chute, où il est renversé tandis que ses compagnons meurent. La nuit n'est précédée d'aucun crépuscule, et la lune paraît avec à l'intérieur de son croissant une étoile (anomalie optique qui fait penser à une superposition de plans) :v. 209-211 "La lune cornue, avec en bas une étoile brillante à l'intérieur de sa pointe, à l'est surgit de l'horizon" (40) .

Ses compagnons s'affaissent frappés par la mort :v. 216-219 "Quatre fois cinquante hommes en vie (et je n'entendis ni soupir, ni plainte) avec un bruit sourd, telle une masse inerte, un par un tombèrent" (41).

Enfin, ce puits mortel (de e à f) est abandonné car le marin ébloui par la beauté funeste de ce qui l'entoure, est profondément ému. Une violente accélération se produit, semblable à une poussée mystérieuse et soulevante. Une intervention divine née de la prière du Vieux Marin a lieu. Il se met à pleuvoir, le vent souffle, "une rivière d'éclairs" s'abat, le navire avance sans toucher l'eau. L'aurore se lève, les marins retrouvent pour un temps vie. Le navire, d'un mouvement extrêmement rapide, est aspiré hors du puits d'attraction mortel et regagne le lieu de départ (de f à a').

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D'autres règles (plus religieuses) le domineront, remplaçant les règles initiales. Le marin se confesse à un ermite, après avoir été guidé par des anges vers son port natal dont on notera le calme et la stabilité. Toute la partie V du poème décrit cette métamorphose du vers 292 à 513. Nous ne citerons que ces vers décrivant le mouvement du navire jusque là arrêté et soudain ramené (selon un cycle d'hystéresis) en un lieu adapté à sa fonction :v. 383-392 "Le soleil droit au-dessus du mât, l'avait fixé sur l'océan ; mais en une minute, il se mit à bouger, en arrière, en avant, d'une demi-longueur, avec des mouvements brefs malaisés. Alors lâché, tel un cheval qui piaffe, il fit un bond soudain ; brusquement mon sang fut projeté dans ma tête ; je perdis connaissance." (42)v 452-455 "Mais bientôt d'un vent je sentis l'haleine : il ne faisait ni bruit ni mouvement : sur la mer sa route n'était tracée ni par une ride ni par une ombre."(43)Le spectacle du port - stabilité propre au centre d'un puits d'attraction - est très significatif :v. 472-475 "La baie du port était limpide comme un miroir, tant la mer était unie et étale ! Et sur la baie le clair de lune, avec l'image de la lune." (44)

Nous conclurons ce trajet en nous demandant s'il ne nous viendrait pas des images similaires s'il nous fallait rendre compte, de l'intérieur, de la catastrophe de la Fronce. Ainsi nous avons :

- une cause infime pour des effets démesurés - la capture (ou saut) d'un régime réel par son envers mortel, et le retour au premier régime - la métamorphose morale d'un marin cruel ou indifférent devenu témoin repenti - le témoignage interne de la catastrophe avec ses trois plans : chute, rétrécissement, élévation

Toutefois, au lieu de la morphogénèse d'un objet, il s'agit de celle d'un homme investi d'une mission chrétienne : le Vieux Marin devra sans cesse raconter son histoire. Aventure exemplaire ! Le vocabulaire volontairement archaïsant du poème n'est pas indifférent au projet. Il situe les faits dans une sorte d'éloignement face au présent, lui accorde une valeur éternelle. Là où l'on notait un "décroisement", c'est-à-dire un espace où la réticulation disparaît, la Théorie des Catastrophes permet de dégager les phases de ce "décroisement".

c) Extension

Dans les Déluges bibliques et mésopotamiens, le héros élu assure la continuité. On a bien comme dans une catastrophe, deux puits d'attraction en lutte (le monde des hommes, le monde des dieux ou de Dieu), et une morphogénèse par capture ou par destruction (changement et nouvelle alliance ; mort et nouveau début). L'humanité est brisée, affaiblie, détruite, mais, par son héros, elle gagne en échange un surcroît de divinité. Dans l'Epopée de Gilgamesh, Um-Napishti raconte à Gilgamesh comment débuta le déluge : "En ce temps-là le monde regorgeait de tout ; les gens se multipliaient, le monde mugissait comme un taureau sauvage et le grand Dieu fut réveillé par la clameur" (trad. Hubert Combe p. 91 sq.).

Enlil entendit la clameur et il dit aux dieux assemblés : "Le vacarme de l'humanité est intolérable et la confusion est telle qu'on ne peut plus dormir". Ainsi les dieux furent-ils d'accord pour exterminer l'humanité". Le bruit des hommes gêne les dieux, détruit une

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harmonie et impose aux dieux une action dont ils ne mesurent pas la portée : "Même les dieux étaient terrifiés par l'inondation ; ils fuirent jusqu'au plus haut du ciel, le firmament d'Anu ; ils rampaient le long des murs, courbés comme des chiens" Un espace de catastrophe est alors mis en place (digues et barrages retenant l'eau du ciel sont ouverts ; puits et canaux retenant l'eau de l'enfer débordent ; cela, en soi, dénonce une "érosion" des bordures extrêmes de la chréode (ou espace stable) et "l'objet", à savoir le héros sauvé, obtient d'être emmené sur une île où il vivra immortel : "Enlil toucha nos fronts pour nous bénir, disant : "Dans le passé, Um-Napishti était un homme mortel ; dorénavant lui et sa femme vivront au loin, à l'embouchure des rivières". Une humanité a disparu ; la descendance du seul rescapé en commence une autre, qui a la certitude des dieux qu'aucune autre inondation n'aura lieu (gain précieux). La catastrophe nommé "Pli" en rend compte, que l'on visualise ainsi :

Mais s'ajoute à cette description de l'espace, une adaptation parfaite du héros à un "moule" divin (45), autre manière de désigner l'"objet" devant se métamorphoser (dans les graphes il est symbolisé par une boule !) : son vaisseau. Dans un espace qui se gonfle, se bombe, devient moins une étendue qu'une élévation (avec accostage du bateau sur la plus haute montagne), ce qu'exprime le "Pli" (46), une arche surnage, à l'intérieur de laquelle un homme survit avec sa famille et les semences de tous les êtres vivants. Au milieu du chaos, un espace est vide de perturbations et permet à un homme d'effectuer le passage d'un champ stable à un autre avec engendrement d'une nouvelle forme (des hommes moins gigantesques mais plus proches des dieux).

Le même constat vaut pour la Bible narrant l'épisode du Déluge et l'élection de Noé. Enfermé dans son arche Noé est porté par les eaux (élévation destructrice semblable au Pli) mais bénéficie d'une enveloppe protectrice où demeure la vie, dans l'attente de nouvelles lois qui commanderont le nouvel espace stable, si bien que la morphogénèse s'opère par une réduction des espèces impures et dangereuses (seulement un couple contre sept couples d'espèces pures emmenées dans l'arche), par une alliance de Dieu avec l'humanité (qui vivra moins longtemps, sera moins gigantesque, mais qui sera préservée du Déluge et sera aimée de Dieu).

Un graphe en visualiserait le processus :

- Pli - :

un axe de contrôle: l'a-politisme (l'errance et la cohérence logico-imaginative n'ont aucune valeur)un axe de comportement: dysharmonie humaine ; nouvelle Alliance.

 

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Le puits d'attraction disparaît peu à peu :

1 Existence d'un homme resté pur (Noé - Um-Napishi). Construction de l'Arche2 Le Déluge : érosion de la stabilité (l'eau monte)3 Faveur du Dieu : saut protégé4 Un nouveau puits : une alliance nouvelle (une nouvelle loi régit cette chréode)

Avec la catastrophe du Pli, le système recherche un potentiel minimum (en effet l'Humanité sera moins monstrueuse et gigantesque ; elle perdra en force et en énergie, mais sa fragilité lui gagnera l'amour de Dieu) après oscillation autour d'un point d'inflexion (l'Arche est à la jonction des eaux du Ciel et des Eaux d'En-bas, et assiste à cette montée des eaux qu'elle surmonte ; risque de sombrer ou de ne point trouver de terre ferme). En fin de processus, les eaux reprennent leur place, "s'évanouissant" . L'imagerie en est claire et ne nuit pas à ce que dit la catastrophe elle-même.

De poser cet éclairage, redonne à ces textes le droit de s'entretenir de la structure du monde matériel, et les dégage du statut de n'être que des témoins ou des reflets de faits psychologiques et sociologiques. La conformité relevée avec des descriptions mathématiques laisse espérer, outre une simple similitude, soit une complémentarité, soit (et c'est plus important) l'occasion de dresser la carte de nouveaux problèmes.

Du "Lieu" platonicien, doué de vie, réceptacle soumis, que la raison et l'imagination ne peuvent totalement atteindre, à l'espace catastrophique se déployant et assurant la naissance des formes, le chemin parcouru paraît vaste avec ce projet : définir les lois qui régissent le domaine acméen.

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notes

Chapitre 1

(1) Ce concept de "décroisement" renvoie inextricablement à l'image d'une prison ou d'un espace dense et constant, qui soudain viennent à être "dénoués".

(2) Le grec ancien distingue le mot chôra ou Lieu, du mot topos (d'où topographie, etc.) ou endroit neutre et commun, à l'intérieur du Lieu (chôra).HEIDEGGER dans Introduction à la métaphysique, p 75, écrit : "Ce dans quoi quelque chose devient, c'est ce que nous nommons "espace". Les Grecs n'ont pas de mot pour "espace". Ce n'est pas un hasard ; car ils ne font pas l'expérience du spatial à partir de l'extension (extensio), mais à partir du Lieu (topos), c'est-à-dire comme Chôra, et il ne faut entendre

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par là ni lieu ni espace, mais ce qui est près et occupé par ce qui se trouve là. Le Lieu appartient à la chose même".

(3) A. REY : La Maturité de la pensée scientifique en Grèce (Ch. III, Participation et Théories Platoniciennes; p 243-271)

(4) J.L. LOWES, The Road to Xanadu. A Study in the Ways of Imagination. Boston 1927 (London 1951).

(5) The Notebooks of Coleridge : Ed. Kathleen Coburn - Vol. 1, 1774-1804 publié en 1957 - vol. 2, 1804-1808 publié en 1962 vol. 3, 1808-1804 publié en 1973.Voir aussi l'étude de Kathleen Coburn, The Self-Conscious Imagination, et celle de Paul Deschamps, La formation de la Pensée de Coleridge (dont le chapitre III s'intitule "Platoniciens du XVIIe siècle).

(5) Coleridge : Vingt-cinq poèmes, p 75

(7) "The Rime of the Ancient Mariner and the cosmic system of Robert Fludd" in Tennessee Studies Litterature vol. XII-1967, p 69-87.

(8) Rostvig : "In this universe, nothing is outside the divine scene, nothing is unprotected, nothing is unimportant. Where everything is united in a symphonical band of concord, the destruction of a single link means total destruction." Op. cit. p 79

(9)La connaissance par Jamblique des "Oracles chaldaïques'', ensemble de textes théurgiques versifiés, traduit l'influence de l'Orient sur la pensée grecque rationnelle. Ainsi une triade - Père, Esprit, Puissance - est à l'origine. La puissance, c'est Hécate, Déesse des forces obscures de la Nature, lien plein d'amour entre le Père et l'Esprit. Cette philosophie cherche à mettre en contact l'âme avec Dieu, non par la seule voie de la Raison, mais par des actes (rites et formules magiques). Texte établi et traduit par Etienne Des PLACES, Oracles chaldaïques.

(10) Jamblique, Théologoumena arithmetica : texte établi par DE FALCO (Teubner).

(11) Jamblique, Mystères : ed. E. Des Places.

(12) A. Rivaud : Les grands courant de la pensée antique, p 216. Voir aussi de Léon ROBIN, La Pensée grecque, p 450.

(13) "Suntne, o Marce, multa daemonum genera ? Multa inquit, atque diversa... adeo ut et aer, qui supra nos est, et qui circa nos, sit plenus daemonum, plena et terra, mareque et loca abdita atque profunda". Psellos cité par J.L. LOWES (Op. cit. chapitre XIII). Trad. "Y a-t-il, Marcus, de nombreuses sortes de démons ? Oui, dit-il, nombreuses et variées, si bien que l'air autour et sur nous, en est plein, et la terre et la mer, et les lieux cachés et profonds". Psellos croit en des démons qui parlent la langue du pays, habitent les profondeurs, se transforment en oiseaux et peuplent les quatre éléments.

(14) Bréhier : La Civilisation byzantine, p 361.

(15) Biographia Literaria - Ch. XII et XIII, p 140-167.

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(16) Vosluisant : Images de l'Ailleurs dans la littérature anglo-américaine p 35-47

(17) Schelling : Introduction à la philosophie de la mythologie, p 237-238 (vol. 1)

(18) Coleridge dans ses Biographia Literaria intitule un chapitre de ses mémoires "La Meilleure partie du langage est le produit des philosophes et non des clowns et des bergers ; la langue de Milton en tant que langue de la vie réelle est incomparablement meilleure à celle du cottage" (Ch. XVII). L'art du cottage définit l'art poétique de Wordsworth. En dépit de son amitié, Coleridge s'écarte de cette façon de voir la poésie et lui donne une mission supérieure à celle d'imiter la vie courante.

(19)"Byzance" (trad. J. BRIAT), L'Herne, p 127

(20) Voir "Application des Mathématiques aux Sciences Humaines" in Mathématiques et Sciences Humaines n° 86, p 9-30.Une tentative de bilan y est proposée avec un point de vue intéressant sur l'apport de la Théorie des Catastrophes face aux difficultés méthodologiques inhérentes aux questions où la mesure est impossible (p 27-30).

(21) La littérature échappe au domaine des Sciences Humaines (psychologie, écologie, politique, géographie, etc.) vu que sa critique recherche l'originalité de toute oeuvre, là où une science vise des caractères communs et globaux.

(22) Voir Mathématiques et Sciences Humaines, n° 59, t. 1, p.39-79 (filage d'un exemple).

(23) Cette idée a été la plus difficile à faire admettre au monde scientifique reprochant à René Thom d'assimiler des domaines différents et sans rapport au moyen d'une trop ambitieuse analogie.

(24) op. cit. p 159 (repris in Mathématiques et Sciences Humaines, n° 59 - 1977 - p 11).

(25) Il est remarquable de noter que R. Thom voit dans les représentants de la Naturphilosophie allemande (Schelling, Goethe ou Novalis) des précurseurs. Schelling - que Coleridge comprit si bien - estimait que des vérités générales identiques dans la nature comme dans l'esprit humain (correspondance structurelle interne) sont à l'oeuvre et renvoient à Dieu. Anne Jobert ("René Thom et la Théorie des Catastrophes - Vers un nouvel idéalisme ?" in Nouvelle Ecole, n° 42, Eté 83, p 129-131) écrit à ce sujet : "Les sept formes de la T. C. nous sont proposées comme version moderne de noumème. Géométriser le phénomène, c'est pour Thom remonter vers la forme métaphysique, l'idée, et vers l'universalité. Il y a pour lui priorité de la forme fondamentale sur les entités physiques concernées, primat de l'idée sur le phénomène" (p 131).

(26)Voir à ce sujet l'article de R. THOM paru dans "Circé" n°8-9 Morphogénèse et imaginaire, 1978, p 3-24.

(27)Il n'est point régulier et donné par tangente. Il est singulier car irréversible.

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(28) Cette stabilité du changement est essentielle. Pour illustrer cette idée, il suffit d'observer des phénomènes naturels comme les lézardes d'un mur, la chute d'une feuille, les branches d'un arbre, la forme d'un nuage, qui, tous, supposent, en "arrière plan" des patterns de croissance immuables en raison d'une similitude qualitative évidente. "Quelque chose" engendre ces formes immédiatement repérables et identiques, et leur donne ce pourtour bien reconnaissable.

(29) Article paru dans la revue Circé, n° 8-9, "Les racines biologiques et symboliques", p 40-51

(30) Circé, "Les archétypes entre l'homme et la nature" p 52-64.

(31) Chapitre X, "Sémantique et Linguistique" - p 163-190 tableau - p 188-189.

(32) re-cueillement : Nous retrouvons par le style l'idée de "singularité à déployer".

(33) Semblable au "saut" d'une carte à jouer tenue entre deux doigts et recevant une poussée centrale : à un certain moment, elle effectue un saut (de concave à convexe et vice-versa). Ici, l'Oiseau représente cette poussée soudainement interrompue dans son égalité, et provoquant un heurt, un saut subit.

(34) Chaque catastrophe complexifie la catastrophe précédente : ainsi, dans la fronce il y a le pli. Le pli traduit la disparition totale d'un puits d'attraction, la fronce la co-présence de deux puits. Ici le texte désigne une fronce, mais fonctionne d'abord avec les images du pli.

(35) Trad. d'HANGEST : v. 25 à 30 (p 212)

"Le soleil monta sur la gauche ;il s'était levé dans la mer ; puis sa lumière fut éclatante,et sur la route il descendit dans la merDe plus en plus haut chaque jour, et jusqu'au-dessus du mât à midi..."

v. 83 - 86 (p 216)"Alors le Soleil se levait sur la droite :il sortait de la mer, toujours caché dans les brumes ;et il descendait dans la mer sur la gauche."

v. 41 à 50 (p 212)"Et alors ce fut la rafale de l'orage :elle fut tyrannique et puissante ;elle nous frappa de ses ailes plus rapides que le navire,et sans cesse nous chassa vers le sud.Les mâts penchés, la proue plongeante,tel qui fuit sous les cris et les coupset dont le pied marche encore sur l'ombre de son ennemiet qui courbe en avant la tête.Le navire filait rapide et la rafale rugissaitet sans cesse nous fuyions vers le sud."

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(36) A proprement parler, de l'hystérésis, ou règle du retard, qui veut qu'un objet reste le plus longtemps possible dans sa forme (ou puits) à cause d'une barrière d'énergie qu'il ne franchit que grâce à un supplément d'énergie.

(37) "All in a hot and coppersky,The bloody Sun, at noon.Right up above the mast did stand,No bigger than the Moon.

(38) "And every tongue, through utter drought,was withered at the root.The very deep did rot : O ChristThat ever this shoult beYea, slimy things did crawl with legsUpon the slimy sea.About, about, in reel and routThe death-fires dances at night ;The water, like a witch's oils,Burnt green, and blue and white". (p 218 - op. cit)

(39)"The western wave was all aflame.The days was well nigh done !Almost upon the western waveRested the broad bright sun ;When that strange shape drove suddenlyBetwixt us and the Sun." (p 220 - ibid)

(40) "Till clomb above the eastern barThe horned Moon, with one bright starWithin the nether tip". (p 223 - Trad. G. D'Hangest)

(41)"Four times fifty living men(And I heard nor sigh nor groan)With heavy thump, a lifeless lump,They dropped down one by one." (p 224 - idem)

(42)"The Sun, right up above the mastHad fixed her to the Ocean :But in a minute she 'gan stir,Backwords and forwards half her lengthWith a short uneasy motion.Then like a pawing horse let goShe made a sudden bound :It flung the blood into my headAnd I fell down in a swound." (p 234 - op. cit.)

(43)"But soon there breathed a wind on me,No sound nor motion made :Its path was not upon the sea,In ripple or in shade." (p 238 - ibid)

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(44)"The Harbour-bay was clear as glass,So smoothly it was so strewn !And on the bay the moonlight lay,And the shadow of the Moon." (p 240 - ibid)

(45) Ce "moule" a aussi un caractère d'oppression ou de resserrement, comme l'exprime cette expérience où le héros voit son monde se rétrécir et disparaître. Donc, ce "moule" est instrument de salut et de concentration.

(46) Notons qu'en sanskrit, le verbe PLU qui sert à désigner toute inondation a d'abord le sens de "sauter, surgir" et qu'il devient "inonder" au causatif (c'est-à-dire "faire sauter, faire surgir"). Tout Déluge est bien un saut.

 

CHAPITRE II TERRES PROMISES IRLANDAISE ET ROMAINE

 

"La Mer comme une Pâque d'herbe verte "Amers Saint-John Perse

 

Nous avons coutume de dire et de penser que le rêve d'une Terre Promise comme lieu aimable où une seule saison règne, celle du Printemps, renvoie à un désir d'arrêter le Temps, de nous arracher aux conflits, bref de nous retirer de l'Histoire. Cela est possible dans la mesure où la "terre promise" est assimilée par la raison et par l'imagination à un des lieux de l"'au-delà", fictif et peu descriptible. Toute autre est l'idée que, par ce moyen, un concept trouve sa représentation géométrique, et loin d'ignorer le devenir, entretient avec l'histoire un lien privilégié, puisqu'il saisit le moment crucial d'une naissance, un avènement dont il détermine l'orientation. L'attitude historiale a été définie comme un épanouissement auroral (1) ; son acméité est d'être en une pointe extrême sans retour possible, en un lieu "délié" de toute entrave ancienne (d'où son amabilité). Toute la question reste alors de savoir comment une telle "terre" se produit et se "dé-couvre" car elle désigne pour la pensée le moment d'une invention, l'apparition d'une forme nouvelle. A la manière d'un foyer irradiant sa chaleur, se dessine le rôle de ces oeuvres centrales dont l'influence est évidente. L'Enéide et la Navigation de Saint Brendan permettent de dégager ce deuxième pôle acméen fondé sur une perception d'évasement après une déchirure de la surface des flots.

La différence avec les oeuvres précédentes est à noter. Les Déluges mésopotamien et biblique, le Dit du Vieux Marin donnaient à sauver un représentant de l'humanité tandis que cette dernière sombrait corps et biens. Ici, l'Enéide, la Navigation de Saint Brendan, l'Histoire de Moïse, ont pour but de préserver tout un groupe social, ou mieux d'amener une certaine humanité à être sauvegardée.

Quelle est la figure spatiale qui apparaît dans l'acméité historiale ? Nous l'avons décrite comme un "évasement" associant un double mouvement de flots brisés et d'espace distendu, si bien que les lignes de l'horizon semblent pour un instant écartées ; de même,

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la structure même des récits est à cette image de ruptures successives, d'épisodes s'intercalant qui servent à retarder et à préparer l'échéance finale (beaucoup plus ample que celle prévue par le héros), d'aventures où la perception livre des objets au-dessus des tailles moyennes, etc.

Les premières parabases traitées (les Déluges, et surtout le Dit du Vieux Marin), nées d'une réflexion sur l'espace en tant que Lieu vivant, conduisaient à ces "sauts" de survie d'un système (passant d'un espace réticulé à un autre) par attraction soudaine et engageaient la pensée à émettre la supposition des espaces intermédiaires excrits du réel, assurant le maintien en vie, comme s'ils avaient bien été pourvus de la vie qu'une certaine philosophie platonicienne leur avait attribuée (2) et que certains poètes continuaient à révéler. Quels plans montre à leur tour, ce deuxième type de parabases ?

1) Deux catastrophes pour une Terre Promise :

La Théorie des sept Catastrophes de René Thom se scinde en trois parties : deux catastrophes apparentées : celles de la Queue d'Aronde et du Papillon - vont convenir assez bien à l'acméité historiale. L'intérêt d'une description mathématique est dans la définition plus claire et topologique d'une figure spatiale, de façon extérieure là où les mots et les images poétiques nous imposent surtout une vision interne, plus mouvante et contradictoire, même si les deux observations finissent par se rejoindre. A la différence des catastrophes du Pli et de la Fronce qui désignaient la compétition entre deux régimes et la résorption de l'un par l'autre, celles de la Queue d'Aronde et du Papillon plus complexes (3) indiquent la rencontre de deux régimes et surtout la transformation respective qui s'ensuit : déchirure dans un cas, exfoliation ou cloquage dans le second. La disparition de toute trace de la collision était plus radicale dans les catastrophes précédentes où un régime soit disparaissait, soit effectuait un saut dans un autre régime ; ici, à la jonction de deux régimes, se développe dans le cas de la Queue d'Aronde une déchirure ou une séparation à l'intérieur de l'un au moins des deux régimes et dans le cas du Papillon la naissance d'une écaille (pouvant devenir cloque, poche ou alvéole) en tant que résultat du heurt des deux régimes. Le néant et l'inversion font place à une coupure ou à une excroissance.

Evolution de la Queue d'Aronde

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Etape 1 : a et b appartiennent au même régime

 

 

Etape 2 : a et b: formation de deux régimes différents c: zone de turbulence maximale

 

La Queue d'Aronde est ainsi nommée parce qu'elle désigne un triangle curviligne où les trois côtés sont creusés, si bien qu'une ligne de conflit ou médiatrice sépare deux nouveaux régimes soit en les maintenant juxtaposés soit en perpétrant une déchirure. Ce triangle curviligne aux flancs creux est le fait de la rencontre de deux puits d'attraction, de leur choc si l'on veut, où l'un peut reculer (rebroussement) et l'autre subir un éclatement (déchirure) De même qu'il est impossible de définir exactement le moment où la lame d'un couteau pénètre la chair, ce moment où elle n'est ni dehors ni dedans, de même ce triangle curviligne sert à rendre compte géométriquement de cet instant et de ce point double où les deux régimes se heurtent et subissent les altérations déjà dites. La singularité (ce point tangent infini) se trouve alors développée sous cette forme là. Se présentent aussi des cas où les deux régimes sont symétriques et se rejoignent en leurs extrémités si bien que les champs séparés s'assemblent de part et d'autre et que la ligne de séparation court d'un régime à l'autre (ce sera la singularité "bec à bec"). Cela revient à établir une déchirure dans les deux régimes au lieu d'un rebroussement et d'une déchirure. Rappelons que les termes de "fente", de "coin", de "déchirer", de "fendre" sont associés par René Thom à cette catastrophe élémentaire, vu que le langage s'est, selon l'auteur, constitué autour de telles expériences de transformation, autour de ces moments de devenir où une forme s'altérait sous l'effet d'une autre.

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Quant à l'autre catastrophe nommée Papillon, sa complexité est plus grande, même si elle est de configuration proche de la Queue d'Aronde, c'est-à-dire un triangle curviligne se subdivisant en deux autres triangles internes semblables à des ailes de papillon. Imaginons deux vagues (soit deux régimes) se rencontrant en pleine ascension ; à leur intersection se produira une turbulence qui traduit leur poussée respective, avec des côtés curvilignes au centre et des pointes identiques dans l'un et l'autre espace (indiquant leur mutuelle pénétration). Les pointes mises bout à bout donnent la forme d'un papillon. Le résultat de la confrontation est l'apparition en ce lieu d'une cloque fermée (ou d'une exfoliation, comme une écaille ou un éclat qui se détache), qui peut évoluer vers une ouverture, l'alvéole, "phénomène qui symbolise la capture du régime intermédiaire de la cloque par l'un des régimes limitrophes, celui vers lequel se fait l'ouverture. Outre le bouton bien connu qui crève notre peau, on donnera comme illustration de ce processus, la formation de petits dômes de sables sur une plage à marée basse" (Stab. struct. et morph. p. 87-89).

Il est évident pour l'auteur que sémantiquement il faut associer cette catastrophe à l'idée de remplir une poche ou à l'inverse de donner, de recevoir et de vider, si l'on privilégie un sens constructif réparateur des violences catastrophiques. Mais retenons qu'à la jonction de ces deux régimes se forme une poche, une boursouflure, hérissant le lieu de l'affrontement lui enlevant sa continuité lisse. Cette naissance d'une forme dressée (dôme ou éminence), gonflée (bouton), n'a pu se faire qu'en déployant un espace singulier partagé entre deux attirances se heurtant. En page suivante une figuration :

La Queue d'Aronde et le Papillon, par rapport au Pli et à la Fronce, décrivent un processus plus contraignant dans la mesure où il faut "composer" et non simplement s'imposer et survivre. Peut-on poser leur analogie avec la Terre Promise ? Rien ne semble plus étrange au départ que de rapprocher la représentation d'une Terre Promise aux figures catastrophiques de la coupure et de la cloque, de la fente et du bouton, du coin et de l'alvéole, même si, pour atteindre cette terre, il soit admis de passer par une zone de turbulence et de séparation, par une période de conflits entre des puissances rivales ou entre des réalités opposées. Comment parvenir à ces images souriantes du "paradis", cet enclos protégé dont rêve l'exilé ou le voyageur, et dont le nom provient d'un mot persan évoquant quelque jardin entouré de murs, semblable à ces déclivités et oasis qui creusent la surface du grand plateau iranien ? Même en prenant les verbes qui ont un sens constructif et sont liés aux catastrophes sus-dites, comme "coudre", et "donner" (ou ce qui revient au même "recevoir"), on obtient peu de connotations lyriques de ce point de vue réparateur. C'est alors qu'il faut revenir à la notion de singularité déployée par un espace annexe excrit du réel ; c'est elle qui permet de comprendre comment une nouvelle forme a surgi là où tout semblait la condamner à la disparition ou mieux la priver d'un devenir. Quand un conflit surgit, qui soit de l'ordre d'un drame humain, la Terre Promise, si elle joue le rôle de la singularité déployée, n'est pas à considérer comme le but ultime, la fin de l'histoire, mais comme la figure qui a permis la métamorphose, le passage entre deux états, l'être géométrique qui engendre une modification et un déroulement.

Forme du Papillon(tirée de Stabilité structurelle et morphogénèse) (p 86 - p 71 n. ed.)

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Mais des images colorées hantent ces terres parce que les poètes dans leur intuition les auront divinisées là où le mathématicien les redonne désacralisées. La Terre Promise, atteinte finalement, placée à l'ultime bout d'une quête, a présidé en fait à toutes les aventures et transformations du récit. N'est-elle pas cette solution à un long problème que conterait le poème ? Au lieu d'être finale, la voici centrale, secrète et première, de quoi émerveiller et mieux découvrir les textes qui l'ont courageusement cherchée. Et cela explique que, maintenue en suspens, supposée et saisie dans ses effets sans pouvoir faire autrement que la nommer, elle vienne à se colorer de pouvoirs miraculeux pour présider à des naissances douloureuses et à des affrontements dangereux, avec une immuable bienveillance et une présence constante. La mythologie païenne concevra que sur les Iles Fortunées règne le dieu du temps, vieillard exclu entouré d'une jeunesse aimante selon une association (vie-mort) qui en dit long sur le pouvoir créateur de cette figure. D'autres épopées (celle de Moïse ou d'Enée) replaçant la Terre Promise au centre d'une Révélation, assumeront ce pouvoir historique, cet enfantement (fondation et séparation) d'événements nouveaux, là où il suffisait de demeurer en un régime stable mais monotone et oppresseur.

Figure de dépassement et d'innovation, centrale mais décrite à la fin d'un parcours qui en narre le pouvoir créateur, la Terre Promise se charge des valeurs spirituelles qui sont les siennes, à partir du moment où l'on accorde aux catastrophes ce rôle descriptif du monde de la pensée et de ne plus les cantonner à visualiser des moments de la réalité matérielle.

Il y a donc lieu de distinguer les textes qui, par une référence à une Terre Promise, en rêvent à titre de soupir nostalgique, de ceux qui en découvrent la nécessité comme fondement d'événements appelés et orientés dans le Temps. Or, cet aspect est proprement mythique. Le mythe, dans sa fonction de comprendre l'Etre, retient des faits leur portée universelle par le biais d'une théorie imagée "absolvante" (dégagée des faits et proposant une solution). Là où la catastrophe concerne des phénomènes matériels objectifs, le mythe s'adressera au devenir humain avec une invite à l'action propre à son pouvoir d'occuper l'esprit et d'enclencher une croyance. Notre recherche, alors, s'applique à interroger les textes sur deux plans (catastrophique, mythique) dans l'espoir d'une vraie correspondance (par enrichissements mutuels plus que par superposition). Pour traiter ce sujet, deux figures de proue : Enée et Saint Brendan.

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2) La Navigation de Saint Brendan :

La Navigation de Saint Brendan est à rapprocher de la catastrophe de la Queue d'Aronde (ce triangle curviligne sur le tracé d'une déchirure et d'un rebroussement). Le vocabulaire représente la mer comme une étendue plane ("plaga") et comme un flot se brisant ("fluctus"), chacune des deux expressions servant un agrandissement de l'espace, une modification permettant le surgissement d'un événement. La perception rend compte d'une distanciation anormale des objets aux tailles gigantesques (effrayantes ou non), ce qui placerait le regard en contrebas dans un des deux puits d'attraction nouveaux produits par la déchirure (comme une coupe hémisphérique venant à se briser en deux parties voit les deux morceaux retrouver un nouveau centre d'équilibre) ; enfin, la structure du récit, l'agencement des épisodes rythmé par le retour annuel sur quatre îles (toujours les mêmes), s'avère procéder selon un "éclatement" progressif ou un "remplissage" qui consiste à introduire entre ces trois îles et la quatrième de plus en plus d'épisodes (concrétisés par des îles) merveilleux, ce qui réduit à néant l'idée de cycles répétitifs.

Le vocabulaire en soi conduit à la question du style de la Nav. : maladroit, répétitif au premier abord, d'un latin assez pauvre, ce texte est, semble-t-il à l'opposé d'un style littéraire. Quand on en vient à l'analyser, l'on obtient qu'il correspond aux défauts de langue et à la méconnaissance du latin qui caractérisent l'Epoque mérovingienne (VIe-VIIIe) avant que ne se produisît la réforme carolingienne qui redresse en général le niveau des connaissances grammaticales et autres. A cette gaucherie dans l'utilisation d'une langue qui donne à ce récit le charme de l'archaïsme, s'ajoute l'influence du Vieil-Irlandais dont l'ordre des mots est différent de celui du latin, sans compter les expressions qui, traduites littéralement, n'ont plus grand sens. Il faut même supposer que la forme de la Nav., c'est-à-dire d'être en prose, n'est pas première mais correspond à une traduction ou à une adaptation d'un texte versifié, en raison du caractère lyrique et rythmé que certains passages conservent. Telle est l'énigme de ce style dont on ne sait s'il faut le désigner comme étant laborieux ou original puisque nous ne pouvons dire s'il est voulu ou non. D'autre part, un fait a frappé bien des commentateurs : la Nav. est à une confluence de deux langues (une étrangère, une nationale), de deux traditions culturelles et religieuses, de deux formes (poétique et prose), de deux époques (ni romaines ni barbares), comme s'il fallait que deux régimes se rencontrent.

Enfin, étant donné que tout mode nouveau de pensée n'existe qu'en fonction d'un arrangement spécifique des mots, cet arrangement issu de la tradition latine et de la tradition celtique, croisement hybride mais fécond par ses résonances originales, a créé un autre mode de pensée, un nouveau champ de réflexion. Et de retrouver alors le thème de la Terre Promise nécessitant une séparation (dichotomie entre l'Ancien et le Nouveau, entre le Mal et le Bien), et l'adoption d'une nouvelle gravité - moindre dans le cas où l'on repousse l'autre, et plus ample dans celui où l'on se lie en partie à lui. Entre ces deux attracteurs (Bien et Mal), une déchirure s'installe, offrant un espace intermédiaire lézardé ou cassé net qu'on représente ainsi (c est le lieu de la fissure) :

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Dans le cas de la Fronce, le héros voyait les choses se rétrécir et se superposer ; ici, l'on est surpris de voir les moines-marins se heurter à des falaises sans lieu d'accostage, recevoir une pluie de projectiles de cyclopes furieux, subir l'assaut de griffons aériens, découvrir un arbre couvert d'oiseaux à la cime céleste et une colonne de cristal tout aussi immense, etc. - ce qui constitue un premier lot d'images dont le trait dominant est l'immensité et qui décrirait assez bien quelque bord déchiré, qui vient à se relever et en attire les éléments qu'il contient (ce qui expliquerait l'effort inefficace des moines d'atteindre une île toute proche parce qu'elle est située sur une des surfaces de la déchirure). Un deuxième groupe d'images a trait à ce nouvel espace intermédiaire et singulier (irreprésentable sauf par la catastrophe) qui compense le choc : la baleine prise pour une île qui ne cesse de vouloir mordre sa queue, l'île aux grappes de fruits si doux, l'île aux brebis si grosses et lourdes de-lait, le rocher de Judas battu par les vents et les flots, la grotte de l'Ermite Paul que nourrit une loutre, etc., autant d'images qui traduiraient bien, soit un équilibre intermédiaire (après coupure), soit une position en porte à faux dangereuse et ruineuse pour être sur l'axe même de la déchirure comme c'est le cas pour Judas dont l'assise branlante est abondamment notée.

Double dialectique qui convient à la diversité des épisodes et à leur richesse, et qui renvoie à la notion de Terre Promise : elle se produit hors de la monotonie oppressante et du désespoir mais elle impose l'exil douloureux, une modification du comportement, comme nous le verrons. D'autre part, les perceptions jugées déformantes que décrit le texte, vont trouver assez bien leur raison dans la configuration catastrophique choisie.

La structure de l'oeuvre est, elle aussi, comme il a été dit, porteuse de ce même "message". La composition s'articule autour d'un espace défini par quatre îles, points cardinaux de la religion chrétienne (Vendredi Saint, Pâques, Pentecôte et Noël), quoique ces points au lieu d'indiquer quatre directions forment plutôt un "cône" ou un triangle (trois îles à la base, une au sommet). Cet espace vient à s'effiler de plus en plus, au fur et à mesure que des îles peuplent et occupent ce triangle. Le mouvement d'aller et de retour entre les trois îles de la base (de plus en plus lointaines) et l'île du sommet (ou île de la Nativité, titre significatif en soi) permet d'obtenir tous les points de vue nécessaires à l'opération en cours. L'Ile au sommet (Ile d'Albe) correspond à Noël : des vieillards à l'abri du vieillissement et de la mort y tiennent un monastère où nul ne parle ; les candélabres de leur église ne s'usent jamais et une flèche céleste vient les enflammer tous les jours; une nourriture comme une manne leur est distribuée de façon mystérieuse. Ces faits miraculeux s'associent certes bien à la logique d'une naissance divine (absence de mort, de temps destructeur) mais si nous identifions cette île avec le point double de la Queue d'Aronde, point de rencontre des deux régimes (se le partageant), et point singulier aussi, nous comprenons mieux les vertus qui lui sont attribuées et le rôle qu'elle joue.

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On perçoit déjà mieux la raison de son ambiguïté : lieu où l'on célèbre la naissance et où le temps est exclu ; lieu sans bruit où l'on communique par écrit, traversé par une flèche qui, à l'instar du Buisson Ardent, brûle sans brûler.

En effet, l'île représente ce point extrême entre deux régimes se séparant. Lorsqu'il est déployé, l'on "descend" vers les trois autres îles tandis que se produit une déchirure créatrice d'une nouvelle configuration spatiale. Son rôle est clairement dit à la fin du texte où les moines ne reviennent plus sur l'île d'Albe qui laisse sa place à la Terre de Promission tant recherchée. Ne s'agit-il pas d'une seule et même réalité ? C'est pourquoi la Terre Promise atteinte est donnée comme la station finale de la transformation décrite. De même, à son opposé, il est bon de regarder le rôle d'une des îles de la base curviligne : il s'agit de Jasconius, un poisson si ancestral (le premier créé) et si important qu'il est pris pour une île. Les moines y célèbrent chaque an la nuit sainte de la Résurrection (Samedi Saint et Dimanche de Pâques). Il disparaît ensuite. Il est évident que ce Poisson est un symbole du Christ et de l'Eglise mais, de plus, dans notre cadre d'explication, il a comme la charge de "recoudre" les deux plans déchirés, d'assurer le passage entre la vie et la mort, comme s'il était la substance profonde qui maintient les deux plans, et en explique la formation. D'ailleurs sa fonction sera de conduire les moines de l'Ile du Vendredi Saint à l'Ile du Lundi de Pâques, juste avant qu'ils se dirigent vers la Terre de Promission, agissant comme un lien une dernière fois. L'île d'Albe ( ou Terre de Promission) et Jasconius sont des équivalents de "l'armature abstraite" de la catrastrophe : ils sont "excrits" du réel afin d'expliquer comment la création se fend (s'ouvre) et révèle Dieu en son sein et non le néant.

Toutefois la représentation de cette Terre Promise n'a rien à la fin d'un point abstrait et se fonde comme un espace infini ("Et ainsi, durant quarante jours, ils parcouraient en tous sens la terre et ne pouvaient pas en découvrir l'extrémité" (4) ), couvert de pommes et de sources, qu'un grand fleuve divise de ses sinuosités. Là, un jeune homme apparaît, confirmant que le fleuve est infranchissable et que cette terre sera révélée quand surviendra la persécution des Chrétiens. Certes, un lien étroit entre cette terre et les divers secrets de l'Océan immense, est avoué : les moines devaient parcourir l'Océan pour arriver à la "source" de toutes les merveilles qu'ils ont vues, ce qui explique qu'ils n'y sont arrivés qu'après sept ans d'errance. Or l'espace qu'ils ont visité était celui d'un régime en train de se déchirer, victime d'un Drame (séparation d'un Bien et d'un Mal) et cet espace est à l'image de la Terre de Promission elle-même, coupée en deux par un fleuve, dont on voit le seul côté lumineux (le Christ en est la Lumière) puisque cette terre enchanteresse a valeur exemplaire et certainement eschatologique. En se développant, le fleuve médian devient la ligne de choc qui court à travers l'Océan, et au delà à travers l'existence humaine. Au bas de la construction, de son écoulement temporel aussi, se situe l'Ile-Poisson de la Pâques qui rappelle la victoire de la résurrection, le raccommodage de la déchirure temporelle. La "Fente" a pour symétrique positif la "Couture", comme une plaie peut aussi se refermer. Mais il est sûr que lors de la déchirure, la mort est présente (d'où l'effroi réel des compagnons du saint) et ne peut être conjurée que par le Christ (un plan en remplace un autre). Plusieurs autres faits s'interprètent mieux.

Alors que Saint Brendan met sept ans à atteindre la Terre Promise, aucune durée n'est indiquée pour son retour. Comment comprendre cette étrangeté ? D'abord, le texte prend soin de séparer la Terre Promise de l'île des Délices qui lui est proche. Cela vise, à notre sens, à dégager le concept de "Terre Promise" de ses connotations faciles d'un Temps

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arrêté (propre à une Ile des Délices) alors que nous sommes en présence de chemins que l'on trace . Ensuite, trois compagnons venus en plus (contre la volonté de Saint Brendan) le jour du départ, sont victimes d'une interdiction de retour : le premier meurt absous (puni d'un vol qu'il confesse bien avant que la navigation entre les quatre principales îles ait commencé ; le deuxième est attendu et rejoint un groupe de choristes chantant les louanges de Dieu; le troisième finit ses jours auprès de diables. A moins de disparaître et d'aller au Ciel comme le premier (catastrophe du Pli, où un puits d'attraction disparaît), sur quels plans se situent les deux autres ? Le régime réel où ils étaient s'est déchiré en deux zones : l'une est infernale ; l'autre est contemplative.

Cela doit nous faire comprendre le sens général de l'oeuvre : un régime réel humain soudain traversé révèle le "régime" de Dieu ; les événements sont l'enjeu d'un Drame qui se voit à des modifications de champs (agrandissement d'un côté, alourdissement et oppression de l'autre). On y peint des mouvements contradictoires du Temps : des périodes d'immobilité humble (île où l'eau endort ; mer coagulée), ou de conflits menaçants et gratifiants, (Ile des Forgerons, de Judas...). Cette vision de l'Histoire n'a rien à voir avec l'idée que toute navigation symbolise la traversée de la vie et retrace psychologiquement les dangers et les joies de tout être humain.

L'engagement ici est autre car il structure notre perception des événements, donne les cadres de pensée qui servent à "coincer" ces événements. La présence de l'Autre (Dieu vainqueeur de la mort) agrandit et repousse (déchirure et rebroussement), est cassure et raccommodage, ouvre et ferme. Peut-on alors définir les principaux concepts décrivant cette vision de l'Histoire ? Disons négativement qu'on n'y relève aucune fondation de cité, aucune ambition de conquête, mais on y voit une création en attente ou en suspens et se prétend à ce jeu messianique. Finalement et curieusement, le retour de Saint Brendan, s'il n'est pas dit sa durée, n'est pas "historique", n'a pas à paraître puisque le plan réel du départ a disparu au profit d'un plan réel traversé par le divin qui le remplace. Par convention, le moine devait revenir en sa terre natale, laquelle s'est métamorphosée en un espace promu à une Terre Promise, entre-temps.

La Queue d'Aronde nécessite trois facteurs de contrôle pour déterminer l'axe de comportement. Les facteurs de contrôle traduisent une tension qui provoque à un moment donné (celui de la catastrophe) une transformation du comportement. Ici Saint Brendan part d'Irlande mu par un sentiment de curiosité et d'émulation (un autre saint lui a appris l'existence d'une île délicieuse à proximité du Paradis) ; son errance lui impose une nouvelle vision du monde ; son comportement est modifié puisqu'il se trouve investi d'une fonction (témoigner des Merveilles de la Création) et d'une mission prophétique (annoncer un temps de persécution et l'existence d'une Terre Promise). Les trois principes qui parcourent les navigations ou "parabases", à savoir l'errance, l'a-politisme, les manquements logico-imaginatif, seront donc les facteurs de contrôle qui entretiennent entre eux une relation (tension, engendrement, union, mouvements mutuels, etc.). Graphiquement, on ne peut pas représenter un espace à quatre dimensions (3 axes de contrôle, 1 axe de comportement) "mais on peut obtenir des tranches tridimensionnelles du graphe en fixant la valeur de l'un des facteurs de contrôle" (Woodcock &, op. cit. p. 63).

Dans un premier temps, l'espace se courbe : le facteur "a-politisme" et celui de la "cohérence logico-imaginative" engendrent cette configuration (à trop s'éloigner des représentations humaines, on en perd les instruments qui élaborent ces constructions).

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2 Axes de contrôle: - A-politisme (à valeurs mobiles) - cohérence logico-imaginative1 Axe de contrôle: - Errance (valeur fixe)1 Axe de comportement: - chef d'une congrégation/navigateur

 

a Irlande (Clonfert)b Récit du saint visiteur de l'Ile des Délicesc Départ en dépit de toute raison et de toute imagination (l'Ile des Délices est aussi un monastère)

Dans un deuxième temps, on introduit un troisième facteur de contrôle (l'errance) et on considère que l'a-politisme aura même valeur. Pour Woodcock et Davis, "dans un modèle de Queue d' Aronde, la catastrophe a lieu lorsqu'un système quitte la surface pour aller soit à une autre couche de la surface, soit à une position qui n'est pas sur la surface" (p 65). Cela convient parfaitement à notre interprétation qui pose la déchirure du plan humain par le plan divin, le saut de ce plan à cet autre plan et la perception à partir de ce plan divin des couches inférieures (Enfer) et supérieures (Merveilles de Dieu) du plan humain.

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a Départb Errance (40 jours)

c Perte du compagnon-voleur(venu en plus - son rachat)d, e, f Les 3 îles: Ile aux Moutons (Cène)Jasconius (Pâques) Ile aux Oiseaux (Pentecôte)

g, i Ile d'Albe (Noël) se superpose finalement à l'Ile de Promission (Nativité -Terre Promise)

h Bordure infernale(Ile de Judas, Ile des Forgerons, Mer coagulée, etc.)

h' Bordure des Merveilles de Dieu (Iles des Grappes, Colonne de Cristal, île de l'Ermite Paul, etc.)

Ces lettres a, b, ...i, résument le trajet du Saint et le changement de son comportement (prise de conscience de la valeur universelle de son aventure au départ toute personnelle). Le trajet s'effectue avec comme support le plan divin (saut d'un plan humain que la présence divine déchire, oriente selon un processus créationnel). Ce saut est symbolisé par le Poisson Jasconius qui reçoit les voyageurs sur son dos à Pâques, avant de s'enfoncer, comme s'il était le lien entre les deux berges : du lieu de la Cène (condamnation du Christ parmi les hommes) au lieu de son retour sous la forme de l'Esprit Saint (Pentecôte). On comprend mieux de même les phénomènes de perception amplifiés, si l'on se souvient que la Queue d'Aronde suppose plusieurs couches (Judas illustre ce point : il sort momentanément de plus bas pour affleurer un temps à la surface de la mer) et que, d'autre part, les voyageurs situés sur le plan "divin" voient leur support continuer les lignes déchirées du plan humain, les agrandir en des strates de transition ("singularité lèvre" où le plan divin un instant reflète la division du plan humain, et "joint ses lèvres à celles des hommes" si le lecteur nous autorise cette expression pour désigner une variation dans le processus de la catastrophe). René Thom

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signale cette strate de transition par le schéma de deux coupes séparées par une médiatrice:

 

 

En conclusion, si le concept de Terre Promise s'apparente en partie à la catastrophe de la Queue d'Aronde, c'est qu'il joue un rôle de morphogénèse (l'expliquant et la favorisant). L'"usage" de la Terre Promise est dans la Navigation d'ordre spirituel : le plan divin modifie le plan humain en produisant une histoire (diverses scènes l'illustrent et nourrissent la réflexion).

3) L'histoire d'Enée :

L'histoire d'Enée pourrait se résumer comme la promesse faite à un peuple par les dieux, de lui donner une terre où il pourra prospérer et d'où il pourra gouverner les autres nations. Si l'imagerie de la "terre promise" et son concept sont présents, on notera sans effort combien le projet diffère de la Navigation de Saint Brendan. La Terre Promise romaine est toute politique et s'apparente peu à la louange de l'immensité que livre la Terre Promise irlandaise. L'étude du vocabulaire marin de l'Enéide avait conduit à parler d"'évasement", ou d'"écartement des lignes d'horizon".

Un destin supérieur concourait à travers une issue, à délivrer le héros du poids du passé (Troie) et du charme du présent (Carthage) au profit d'un avenir incomparable. Toutes ces remarques convenaient assez bien aussi à la Terre Promise irlandaise (évasement commun) quoique leurs projets (l'un politique, l'autre religieux) fussent très divergents.

On obtient une meilleure approche grâce à la Théorie des Catastrophes : une catastrophe - le Papillon - est requise à cet effet.

Pour décrire rapidement le Papillon, imaginons deux vagues (c'est-à-dire deux régimes) se rencontrant et disons de force égale ; à l'intersection de leur mouvement respectif, sur cette crête se forme un espace intermédiaire qui correspond à l'avance d'une vague dans le territoire de l'autre et vice-versa ; cette zone détruit le caractère rectiligne de la crête, la scinde d'une double ondulation curviligne avec deux pointes de part et d'autre de chaque régime; ces deux pointes se croisent en une torsion, là où les liquides respectifs empiètent dans leurs régimes opposés. Leur forme rappelle les ailes d'un papillon et engendre matériellement à cet endroit une écaille (destruction du caractère lisse d'un régime se heurtant à un autre), ou une poche (de la cloque à l'alvéole). Comme pour toute catastrophe il y a eu compétition entre deux états et la création d'incertitudes sur le régime à adopter (bifurcation possible) qui s'est résolue non par une capture mais par un espace intermédiaire, un "no man's land" commun aux deux régimes. Au niveau du langage, l'image de "remplir une poche" renvoie à celle d'une boursouflure et d'une excroissance, ou d'un accident de terrain. A l'inverse, lorsque l'excroissance disparaît, nous aurons des images propres aux verbes "donner", "recevoir" ou "vider une poche".

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La catastrophe précédente valait pour une déchirure de l'espace ; celle-ci vaut pour un cloquage, la formation d'un réceptacle protecteur. La déchirure portait sur une séparation (une amputation) qui introduisait une dramaturgie et donc de l'événementiel ; le cloquage invite à la protection et à l'empiétement, au jeu mouvant des empires, ou à la constitution de zones parasites profitant des apports contraires, ce qui révèle là aussi de l'événementiel par des séries d'alliances et de rejets.

En donnant au concept une figure géométrique, en le géométrisant, son intelligibilité s'accroît à l'intérieur d'un texte qui le pose comme essentiel à la constitution d'une histoire. Tout Rome est en jeu dans l'errance d'Enée, et Virgile prend soin, en raison même du destin historique de son pays, d'expliquer cette errance par l'idée que seul le concept de "terre promise" donne un sens à l'exceptionnelle fabricatrice d'événements qu'est Rome, à son rôle unique et à la série de faits majeurs de son histoire. A la différence de la Navigation de Saint Brendan qui traitait de la Nature et de la Création heurtées par l'économie du plan divin, l'Enéide renvoie à la Culture en tant que productions en tous genres des hommes (historique, politique, mythique, etc.) interprétée selon un plan supérieur qui devrait donner un sens à cette pluralité désordonnée de faits et d'événements. Pour cela, un centre organisateur est nécessaire, un point singulier que la catastrophe déploie et que la littérature nomme "terre promise" dans un but similaire: car expliquer une nouvelle forme dans son processus de naissance peut servir à donner une raison (transcendante) au déroulement de faits dont le caractère accidentel hérisse la calme surface du temps uniforme. En ce sens, peut se fonder l'analogie : terres promises irlandaises et terres promises romaines seront les deux versants appropriés à une réflexion sur le temps humain.

"Æquor" (surface plane) désigne un espace lisse, délivré de ses cloques et de ses poches, de ses écailles et de ses boutons dont les bords crénelés d'un côté se dressent pour un temps vers le Ciel comme s'ils partaient à sa conquête et de l'autre, s'effondrent en des creux vertigineux raclant la terre, aspérités en tous sens que rendent les termes de "fluctus" et d"'unda". En ces endroits de turbulence extrême, les navires d'Enée faisaient la triste expérience de l'espace intermédiaire dessiné par le Papillon avec ses torsions et rebroussements brusques.

Plus capitale au rapprochement, sera l'étude des modifications de perception : ces lignes courbes, évasées, ces agrandissements monstrueux, ces anses profondes cernées de bois. Dans tous les cas précédents, l'observateur (le héros en fait partie) donne une représentation interne de la catastrophe, il en est le témoin central rapportant ce qui se passe à l'intérieur de la compétition des régimes. Le marin de Coleridge, immobilisé entre deux points, dont l'un se nécrosait et se réduisait, voyait les objets se rétrécir, se superposer, et les êtres devenir spectres ou ombres incendiées, ce qui correspond bien à la figure d'une Fronce où un régime s'aliène à un autre, se voit sans issue et effectue un saut désespéré ; St Brendan de même, en suivant la déchirure en cours, voyait surgir des perspectives plus amples, plus effilées, ou se sentait menacé d'être broyé, repoussé et impuissant à rejoindre une île, parce que deux régimes ouvraient leurs plans déchirés en deux nouvelles unités.

Les visions ne sauraient être les mêmes si les catastrophes diffèrent. Ainsi, d'être voué à connaître cette "cloque" pour Enée, explique déjà le recul des terres : on avait remarqué combien les rivages et les côtes devenaient incertains, illusoires, inaccessibles. Chaque fois qu'il veut réintégrer le centre stable du régime, il en est repoussé par une turbulence

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nouvelle qui le happe et le conduit à perdre des compagnons. Quand il est au centre de la catastrophe, il discerne bien s'évasant d'un côté des pointes hérissées (style Cyclopes), de l'autre des dénivellations (Charybde; fond de la mer) et s'il se retourne (puisque le Papillon implique une torsion) il aperçoit le même paysage inversé de pointes et de dénivellations - ce qui dans les deux cas simulent parfaitement ces lignes de l'horizon qui, au lieu de se rejoindre, s'écartent les unes des autres, et ouvrent un champ évasé étrange. La seule remarque nécessaire à ajouter est que le récit dilue ces images, épisodes après épisodes, là où nous les rencontrons en une seule catastrophe. Mais rien n'empêche d'en imaginer plusieurs (plus petites) qui permettraient à chaque fois au héros de compléter son témoignage.

Historiquement, Rome est née à la conjonction de deux cultures et zones d'influence : au nord, l'Etrurie et sa civilisation bien particulière ; au sud, la Grande Grèce et son art brillant. La légende même rapporte assez bien que Romulus s'entoure de gens peu recommandables (voleurs, brigands) et n'hésite pas à pratiquer le détournement (pensons au rapt des Sabines) pour que grandisse sa ville. De son côté, Virgile est originaire de la plaine du Pô où s'entremêlent les dernières influences étrusques et les premières celtiques, le vieux fond ligure et l'apport romain. A Rome, où il continue ses études, il assiste aux derniers soubresauts républicains avant l'instauration définitive de l'empire, tandis qu'artistiquement triomphe le goût hellénistique alexandrin : retour aux sources archaïques d'un peuple et d'une langue. Tous ces éléments (5), quoique disparates, sans être des causes certaines n'ont pu que favoriser en Virgile l'élaboration du concept de "terre promise" comme figure à privilégier pour expliquer un enchaînement historique. On retrouve aussi dans son uvre la même particularité que dans l'analyse précédente : le concept en cause n'est pas final ; mais tout récit étant linéaire, le concept en devient le but quoiqu'il serve à constituer les épisodes principaux, en soit la clef et l'explication. Ainsi, lorsque Troie disparaît, Enée qui est le survivant de cette destruction d'un régime (catastrophe du Pli), qui pourrait aussi sauter dans un autre régime (catastrophe de la Fronce), se trouve exclu du régime destructeur (le monde grec) quand il rencontre un autre régime favorable (celui de Carthage) : le saut de l'un à l'autre suffirait ; l'arrêt des dieux ne le veut pas et commande de s'écarter de ce second régime. Comment, sinon par un espace intermédiaire, mouvant, fait de resserrements, de pointes, qui dessinera entre les deux régimes, une "poche" par exemple ? L'errance sera d'aller d'une pointe à l'autre, d'un bord de capture à un autre, jusqu'à pouvoir concrétiser et stabiliser ce lieu, lui donner une consistance, jusqu'au jour où l'alvéole clos sur lui-même s'ouvre et s'empare à son tour des régimes avoisinant qu'elle recouvre de ses bords, selon le principe du don et de la poche se vidant.

Le problème avec cette interprétation réside dans le fait que le monde grec n'affronte pas dans l'Enéide directement le monde carthaginois, et qu'ils semblent tous deux plutôt juxtaposés. C'est là que se situe alors l'arrière-plan divin : Neptune, Dieu de la mer, protège les troyens ; Athéna, les Grecs ; et Vénus s'empare de la reine de Carthage, lui insufflant un vif amour pour Enée. Athéna et Vénus sont, depuis toujours, des déesses rivales (Raison et Amour) qui ont, chacune, choisi leur camp. Le conflit entre les deux régimes existe donc bel et bien (par dieux interposés, de façon évidente) tandis que l'on retrouve la vieille fonction du Dieu Neptune qui construisit les murailles labyrinthiques de la ville de Troie, puisque sur son sein marin, s'établit en préfiguration l'espace intermédiaire nécessaire à une terre promise, et que la configuration de cet espace a tout lieu de faire penser à quelques murailles crénelées. La cohérence est sauve sans prouesse ni contorsion. Il n'y a pas à le nier. La catastrophe simplifie et clarifie

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l'intervention. La navigation errante a placé le héros au sein d'une "béance" qui servira de "nid" à Rome ; une fois installé en son sein, Enée accomplit le destin, le découvre progressivement et en s'y maintenant, permettra la naissance d'une nouvelle "forme", celle d'une nation toute entière. D'autres épisodes ultérieurs reprennent et confirment le rôle de cette "terre promise catastrophique" (en rien idyllique comme il se doit pour toute création) : la descente aux Enfers et la guerre dans le Latium accentueront ce qui a commencé dans l'errance, à savoir cet espace ouvert entre deux régimes.

Une dernière remarque concerne le projet "impérialiste" de l'Enéide (6), souvent critiqué de nos jours et qui a en effet contre lui la soumission de l'art à une commande et à une idéologie politique.

Il paraît possible de dégager Virgile de ce "péché" de cette manière : en choisissant la notion de "terre promise" telle qu'elle s'éclaire par le Papillon, il en a poursuivi jusqu'au bout la logique. En effet, quoi de plus naturel qu'une poche se gonfle en bouton et que le bouton vienne à éclater ? Autrement dit, l'épanouissement romain était la suite morphogénétique normale, la consécration d'un rayonnement que le poète imagine aller jusqu'aux confins du globe. Toute ville devenue capitale rêve de cela. Tout le problème est de devenir une capitale, ce qui n'est possible que par référence à une "terre promise" avec les turbulences "catastrophiques" afférentes. Mais aucune histoire ne s'effectuera autrement, avant qu'au coeur de la cité, ne s'impose cette référence, en chaque citoyen. Ne doit-elle pas être plus centrale que finale ? Une conception de l'histoire se fait jour moins axée sur la déchirure temporelle (Drame métaphysique) nécessitant une complémentarité divine (immensité spatiale, création infinie, terres inconnues incessantes), comme pour la Navigation de St Brendan - que sur l'émergence d'une identité culturelle unique (fondation de la ville) où prédomine la notion de Centre du Monde, et sur l'alternance de moments destructeurs (assauts mettant en cause le monde tout entier puisque la Cité le représente) et d'épanouissement (une "culture" puissante se surimposant à une "nature" précédente jugée barbare). Et quoique toute fleur finisse par se faner, et son arôme par disparaître, semblable à un soleil butiné, elle survit en modèle toujours immortel.

Ainsi, le concept unitaire de "terre promise" se trouve spécifié de manière précise: comme toute catastrophe, il est origine d'une forme nouvelle, laquelle n'est pas seulement matérielle mais affecte la naissance d'un peuple (l'on passe d'un plan physique à un plan intellectuel ; et l'on répond aux questions : comment expliquer l'histoire humaine, et comment se produit-elle) au travers de la prise de conscience de son héros fondateur qui peu à peu découvre son rôle et sa mission. Mais, la Terre Promise irlandaise (catastrophe de la Queue d'Aronde) s'inscrit en continuité avec la nature dont elle montre le côté soumis aux hommes et son destin d'être victime elle aussi de la Mort (du péché). La Terre Promise romaine lui fait antithèse (catastrophe du Papillon) par son développement concret et fondateur, s'emparant par double cassure de cultures opposées pour en créer une nouvelle, domptant la nature et lui imposant une loi, essentiellement "artificielle" (c'est-à-dire ajoutée au réel), désignant l'histoire comme le lieu d'avancées et de reculs, de progrès et de déclins, d'ouvertures et de fermetures. Deux aspects antithétiques qu'une unité interne relie : s'occuper d'une collectivité humaine, peut-être même croire en une Humanité dont elle construit le concept par extensions progressives (déchirure infinie, cloquages reproductibles).

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Si l'on étudie maintenant le comportement d'Enée afin de comprendre en quoi il se modifie, on s'aperçoit que certaines analyses venues de points de vue étrangers à notre propos concourent à une même réflexion. Toute catastrophe correspond à des phénomènes discontinus et qualitatifs. Celle du Papillon ouvre une béance qui va permettre au héros de comprendre son destin, et provoquer une modification dans les attributions d'Enée. On pourrait supposer que, dès le départ (après la chute de Troie), son projet est clair mais que, pour des raisons dramatiques, Virgile en retardera la réalisation par une série d'échecs et d'épreuves, afin de rendre la fondation de Rome plus désirée et attendue. Enée, dans ce cas, resterait le même (7) à savoir "pius Aeneas", victime obéissante des dieux injustes. C'est par Georges Dumézil (Mythe et Epopée I, p. 337-437) qu'une réponse nouvelle est apportée: montrant comment la trifonctionnalité est à l'oeuvre dans l'Enéide, comment elle nécessite l'alliance de trois peuples pour préparer la fondation de Rome, Dumézil accorde à Enée d'être un héros de la première fonction (souveraineté juridico-religieuse), à Tarchon, chef d'une révolte en Etrurie contre un tyran, de représenter la deuxième fonction (force militaire) et à Latinus, riche roi des Latins qui a promis à Enée sa fille Lavinia en mariage, de convenir à la troisième fonction (fécondité et richesse). Mais, si dans les six derniers chants de l'Enéide, cette structure se met bien en place, il reste à savoir à partir de quand Enée s'apparente à la première fonction, alors que tout dans le début du poème (et même chez Homère) l'identifie avec la classe des guerriers. En effet, au Chant II, G. Dumézil fait remarquer qu'au cours de la destruction de Troie, Enée a un comportement essentiellement guerrier: il veut mourir les armes à la main en défendant sa ville et entreprenant de lutter jusqu'au dernier souffle. Seule la mort de son roi l'oblige à s'interroger sur le sort des siens et à envisager de les sauver. A ce moment, lui apparaît la déesse Vénus qui le tire de son désarroi pour l'inviter à fuir. Un deuxième signe divin le conduit à taire son désespoir (la vue d'une couronne de fleurs sur la tête de son fils Iule (v. 679-704)). Dumézil alors commente ce passage : "par ce signe commence la nouvelle, la vraie carrière d'Enée ; le guerrier de la première Troie n'est plus, ni le pauvre homme un instant hébété ; le sauveur des dieux ancestraux et le roi de la Troie future se découvrent" (o. c. p. 400)

Mais pour G. Dumézil, ce changement de fonction ne s'effectue pas seulement à ce moment. Ainsi écrit-il: "la complexe mission d'Enée - sauver les dieux troyens et leur donner une nouvelle patrie dont il sera le roi - lui a été lentement, laborieusement révélée du deuxième au sixième chant. Non sans les contradictions, d'ailleurs, que le poète eût certainement corrigées : dès la fin du deuxième chant par exemple il lui a été annoncé par l'ombre de Créuse que ses courses le mèneront en Italie, sur les bords du Tibre, où il se remariera à une princesse et deviendra roi (781-784); nous le voyons pourtant, au chant troisième, se demander si le terme de ses voyages est ou non la Crète. Mais l'intention n'est pas douteuse : c'est une découverte progressive de ses "fata", des raisons d'être et des prolongements romains de ses "fata", que Virgile impose à Enée à travers les tempêtes des flots et des coeurs" (o.c. p. 393). C'est bien ce que notre analyse nous confirme : du chant II au chant VI par le biais d'une catastrophe, Enée entrevoit son destin et construit un espace intermédiaire préfigurant le royaume à fonder. Sur la mer, espace neutre et vide, il était plus facile d'expliquer et de montrer cette transformation qualitative, de lui donner une valeur générale, avant de l'impliquer dans la réalité politique du Latium.

Une autre approche du comportement d'Enée, ne devant rien à l'idéologie trifonctionnelle, mais partant d'une analyse psychologique, admet l'idée d'une

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transformation d'Enée lorsque l'on étudie sa représentation du monde. C'est l'argumentation de Joël Thomas ( 8) qui applique à l'Enéide les catégories et régimes de l'imaginaire selon l'oeuvre de G. Durand. Les quatre premiers chants appartiennent au régime nocturne où tout est instable, contradictoire, instinctif. Les huit derniers rétablissent l'image d'un univers ordonné où les pulsions sont contrôlées et les événements ont un sens : régime diurne divisé en période d'initiation (découverte d'une connaissance synthétique) et en période d'engagement guerrier (imposition d'un ordre par différenciation). La structure de l'Enéide révèle donc trois plans ou trois représentations de l'univers ; la première négative s'oppose aux deux autres positions. Enée vit d'abord dans un "monde non-dominé" où règnent les pulsions sauvages, puis s'évertue par une longue suite d'épreuves, à franchir les deux degrés d'initiation nécessaires à sa formation (réalisation d'un projet héroïque).

Joël Thomas ne dégage pas dans la partie nocturne la figure spatiale annonciatrice d'avenir que nous remarquons, mais il décrit soigneusement toutes les sensations et les visions qui déterminent ces quatre premiers chants, et surtout affirme le changement de comportement d'Enée entre son errance en mer et son arrivée et accostage en Italie. Que ressent le héros pendant cette période catastrophique ? Images, vocabulaire, donnent alors durant ces quatre chants, de façon obsessionnelle, et avec fréquence, le même constat : Enée craint la perte de cohérence de son Soi (hantise de la chute, de la glissade que les' verbes "labor" et "volvere" multipliés signalent) : sa peur de l'encerclement, de la noyade, de l'aveuglement, de l'étouffement et de l'écrasement se voit aux images de tourbillons (prédilection pour les mots "æstus", "turbidus", "ferveo", etc.) et de masses lourdes et tombantes (montagnes d'eau s'écroulant ou murs d'une ville en flammes) si bien que "cette hantise est constante tout au long du Livre II où l'incendie et l'effondrement sont les deux manifestations symboliques de l'anéantissement de la ville condamnée... au premier Livre c'était l'Océan qui écrasait les Troyens" (o.c. p. 136). Virgile attribue à la mer des traits de résistance et de pesanteur qui l'apparentent à la terre (usage de verbes révélateurs : "procumbo", "ruo", "opprimo", "obruo", "incido", etc.). Rien ne peut être plus net que cette représentation émotive d'un espace s'ouvrant et se cloquant, devant visiblement faire naître des angoisses de cet ordre. Sur le moment, la Terre Promise en tant que lieu intermédiaire, s'accompagne de la peur de voir ses bords instables et mouvants se refermer (que l'on pense au passage le la Mer Rouge par les Hébreux) et devenir un tombeau asphyxiant. L'analyse psychologique de Joël Thomas nous apporte ce témoignage sur les sentiments et les effrois qui surviennent en cette période : à la description objective de la catastrophe, basée sur la représentation spatiale, s'ajoute cette vision des mouvements de l'âme du héros. Cette angoisse constante s'adjoignant à la catastrophe du Papillon l'enrichit sans aucun doute d'une nouvelle approche.

Quant à Enée, son comportement devenu autre, il s'enfoncera dans les Enfers et affrontera les guerres du Latium, de plus en plus assuré. Les images se modifient en conséquence. Là où le Temps était pesant (pesanteur d'un futur douteux et d'un passé douloureux), Enée découvre peu à peu l'épaisseur d'un présent fait de signes divins, de promesses se concrétisant, de guerres où tout l'être s'investit. Alors qu'il ne goûtait jamais le présent, vivait avec l'image du passé troyen ou doutait de tout avenir, il est tout à ses alliances et aux guerres à mener dans le Latium, activant une histoire en train de naître et de prendre forme. Enée, si souvent abattu et subissant le destin, possède une nouvelle qualité : celle de l'attention, nous dit Joël Thomas, au monde ; "la deuxième moitié de l'Enéide, celle qui suit la révélation majeure que constitue la Descente, nous

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montre un Enée ontologiquement différent, et enfin maître de son destin" (o.c. p. 219). En effet, il n'a plus besoin de guide, il sait interpréter seul les oracles et les signes divins, il s'impose comme un chef spirituel sûr de sa mission. A la différence des personnages condamnés (comme la reine Didon ou le roi des Rutules, Turnus, son ennemi), il a réussi une évolution, conclut l'auteur.

Ces deux approches (celle de Dumézil et celle de Thomas) désignent par deux voies différentes la mutation d'Enée. Une représentation graphique synthétisera la question. La catastrophe du Papillon dépend de quatre facteurs de contrôle. Nous aurons donc errance, a-politisme, manquement logique, et manquement imaginaire, dédoublant ce dernier principe jusque-là unifié par commodité ; du fait que Virgile a conscience de construire une oeuvre d'art, on peut estimer, comme dans le cas de la Fronce associée au Vieux Marin, que les zones rationnelles et imaginaires sont mieux réparties et coordonnées si l'on considère que le souci esthétique joue sur les deux tableaux et comble une double attente. Là où ce souci disparaît ou s'estompe, le rationnel et l'imaginaire sont moins distincts, s'imbriquent l'un dans l'autre comme il apparait dans une oeuvre politique, religieuse ou autre.

A ces quatre facteurs de contrôle, un axe de comportement qui correspond au saut effectué entre les couches de la surface que l'on peut représenter d'abord grâce au schématisme des potentiels (a et b s'affrontent ; c et d sont les zones intermédiaires se stabilisant sous forme d'une poche e) :

 

On dira que a est la puissance grecque destructrice de Troie, b la puissance fusionnante de Carthage, c sera les fondations avortées de nouvelles Troies, trop proches des Grecs, d l'arrivée d'Enée dans le Latium après qu'il s'est arraché de Carthage : e préfigure Rome, héritière de Troie et des peuples du Latium.

Pour représenter cette catastrophe par une vue à trois dimensions, il convient de fixer deux facteurs de contrôle à une valeur donnée, d'en donner une vue, puis de fixer une nouvelle valeur pour ces deux mêmes facteurs, de manière à obtenir une nouvelle coupe transversale de la catastrophe. Choisissons pour cela le facteur de l'errance avec ce trait dominant (valeur fixe) de ne cesser de reculer et d'éloigner les rivages, de les rendre fuyants et instables, selon l'analyse précédemment menée sur la transcription d'une réalité devenant illusoire ; nous lui donnerons ensuite la valeur de rendre la mer instable à son tour, c'est-à-dire s'ouvrant et se dissociant ("fluctus" et "unda"). Le facteur de l'errance varie donc d'un pôle où le réel est illusoire et repousse les voyageurs vers un pôle où le réel est tout puissant et engloutit les voyageurs. Le deuxième facteur dont nous pouvons fixer les valeurs sera celui de l"'a-politisme" qui ne recoupe pas celui de l'errance puisqu'il s'agit d'accès à la notion de ville comme point d'ancrage et de stabilité, et non de divagation sur un espace. A plusieurs reprises, Enée tente de fonder une nouvelle Troie, image en réduction, dans l'esprit de recommencer l'Histoire et de la

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répéter, ce qui est la meilleure façon pour que rien de tel ne se produise. Ce sera la première valeur fixée : le désir de maintenir une identité. La seconde valeur apparaît avec Carthage qui est une ville déjà constituée et décidée à intégrer ces nouveaux venus Troyens : solutions d'intégration et de disparition du monde troyen à moins que l'on ne parle de fusion. Le facteur d'a-politisme varie d'un potentiel de forte identité culturelle à celui moindre d'un potentiel d'inclusion et de fusion.

Les facteurs 3 et 4 peuvent être ainsi particularisés: d'un côté, l'imaginaire qui évolue en référence avec les oeuvres littéraires marquant Virgile (Homère par exemple) d'un état de faible imitation (destruction de Troie, non racontée par Homère) à un état de forte imitation (le voyage occidental d'Enée reprend celui d'Ulysse ), considérant que l'imaginaire est dans toute parabase éliminé peu à peu ou tout au moins réduit et que son essence est de l'ordre des variations infinies du désir ; de l'autre, le rationnel pose la question dans ce cas précis de l'ordre du monde, de la cohérence des événements et du plan divin s'il existe : le sentiment de l'incohérence universelle va croitre pour Enée au fur et à mesure que ses tentatives échouent - d'une époque où il reçoit des présages aux moments où les oracles deviennent confus, comme celui des Harpies l'invitant à manger ses tables - (Ch. III - v. 247-258).

On peut s'inquiéter à juste titre de voir rassemblés ces différents plans que décrivent nos quatre facteurs et se demander ce qui autorise ainsi à les rapprocher. L'oeuvre est saisie sur quatre niveaux orientés dans des sens opposés :

- plan géographique (déplacement sur un espace ou errance) - plan historique (apparition d'un Evénement ou fondation d'une capitale activant l'histoire) - plan créatif (invention littéraire par rapport à une tradition épique) - plan philosophique (regard porté sur le monde par le biais d'un héros malmené)

Il existe d'autres niveaux d'analyse pour une oeuvre, mais ces directions sont suffisantes pour une approche globale.

L'axe de comportement, enfin, traduit le changement de fonction d'Enée, de guerrier à vagabond des mers, avec toutes les nuances qu'il faudrait apporter à ces nouveaux états d'âme.

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Facteur Errance et facteur A-politisme définis :Errance: rivages inaccessibles

A-politisme : fondations illusoires de villes)

a : Troie en flammes (Vénus invite Enée à fuir) b : ler essai de fonder une ville en Thrace(voix d'un trépassé : "fuyez")

c : 2ème essai de fonder une ville en Crète(oracle de Délos ; vision nocturne) d-e : Tempête pour entrer en mer occidentaleIle des Harpies (prophétie désespérante) f : Rivage de l'Epire : rencontre d'Andromaque en un fac-similé de Troie (III v. 349 "je

retrouve une petite Troie") g : Rivage sicilien : cyclopes et monstres odysséens(Echec de l'Enéide retrouvant la

trace d'Homère)

Modifions les 2 facteurs (Errance - A-politisme) comme il a été dit, pour rendre compte de la poche qui se forme alors. Le facteur de l'errance devient menace d'engloutissement de la mer (dans le ler cas, la mer était plus sûre que le rivage) ; celui de l'a-politisme correspond à l'apparition de Carthage, une ville toute prête à recevoir les Troyens (alors qu'auparavant, ils étaient toujours obligés de fuir) au risque de leur faire perdre identité. Les 2 facteurs traduisent deux dangers différents mais ouvrent tous deux l'espace intermédiaire catastrophique.

 

 

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Facteur Errance et facteur A-politisme à différentes valeursErrance: mer béante

A-politisme: Carthage

g: rivages de la Grande Grèce (Sicile) h : traversée de la mer béante

i : Carthage h - h': choix d'un espace intermédiaire (couches successives : abandons de l'errance de la

mer ; la descente aux Enfers ; le Latium)

Par ces deux graphiques, se visualise la transformation d'Enée faisant l'expérience de la catastrophe, la décrivant de l'intérieur dans ses couches s'évasant et écartant les perspectives. Entre Carthage et le monde grec destructeur de Troie, entre la perte d'identité par fusion et celle par destruction, se fonde une situation de compromis préfiguratrice de Rome. On retrouve d'ailleurs, dans la guerre du Latium, une série d'images qui renvoient à nouveau à l'idée d'un espace intermédiaire, qui pourrait ou devrait s'ouvrir à la manière de la catastrophe Papillon.

En fait, Virgile réutilise les mêmes expressions d'une mer démontée à l'occasion de la guerre qui se produit à l'arrivée d'Enée dans le Latium : le roi Latinus aimerait bien que sa fille épouse Enée mais un prétendant. écarté, Turnus, roi des Rutules, réussit à soulever et son peuple et le peuple de Latinus contre l'étranger Enée. Entre Latins (auxquels il doit s'allier selon des destins) et les Rutules (animés par Turnus), Enée se doit de créer par le champ de bataille, ce lieu où s'imposer. Il le fera en s'associant aux uns et aux autres, une fois leurs forces vaincues. De l'antagonisme brutal, naît l'alliance fondatrice.

Le plus étrange est de remarquer qu'au cours des cinq engagements guerriers des armées, Virgile reprend cinq fois l'image des flots se heurtant. Si la situation rappelait le heurt de forces contraires, le poète s'est clairement imposé d'annoncer ou de redire la situation : ce n'est qu'avec le changement de comportement des Latins et des Rutules

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aveuglés que s'arrêtera la guerre ; c'est donc un saut qualitatif de type catastrophique qui achèvera le conflit. Les cinq affrontements conduiront peu à peu à cette modification. Or, à chaque fois, Virgile les comparera plus ou moins brièvement au mouvement des flots qu'il nous a décrit précédemment. Pourquoi ce soin s'il n'en savait la valeur explicative, pourquoi, sinon, s'être ingénié à ces répétitions qui seraient à la limite du poncif (9) (deux armées comparées à deux vagues, alors que l'on pourrait inventer des images plus adéquates) s'il n'avait voulu, une nouvelle fois, diriger notre regard et assurer une continuité ? La seule différence serait que le héros Enée n'a plus à être modifié, et que le conflit entraîne pour ses ennemis une nouvelle attitude à adopter.

Des présages l'annoncent comme cet essaim d'abeilles s'installant soudainement sur le laurier sacré du palais de Latinus (VII - v. 59-70) ; le devin est formel: cela signifie l'installation au sein de ce pays d'un peuple nombreux qui a traversé "l'éther liquide". L'image de cette prédiction importe au sens où un essaim représente une sorte de poche formée "par des noeuds mutuels s'entrelaçant les pieds" ("pedibus per mutua nexis" - v. 66), à la cime d'un arbre et que cela provoque chez les devins l'idée immédiate d'une fondation inédite, étrangère, devant métamorphoser un état antérieur (10).

Le premier affrontement entre Troyens et Latins est provoqué malencontreusement (un cerf domestiqué est tué par le fils d'Enée qui ignore tout de cet animal). Les deux troupes sont face à face et Virgile a cette image :(VII - 527-530) "ainsi, lorsqu'au premier coup de vent le flot commence à blanchir par degrés, la mer se soulève et dresse ses vagues plus haut, puis du fond de l'abîme s'élance jusqu'au ciel"(11)

Cette image nous est familière (ouverture de la mer) avec les mêmes particularités de vocabulaire ("fluctus", le flot brisé ; "unda", la vague anarchique). Mais la guerre commence, et aucun espace intermédiaire permettant l'accord n'est offert malgré l'opposition du vieux roi Latinus qui, seul, a accepté l'ordre des destins et "comme un rocher immuable de la mer (pelagus) fait obstacle, à l'assaut violent du fracas, et entouré d'innombrables vagues aboyantes, oppose sa masse ; en vain autour de lui, rocs et pierres écumantes mugissent, l'algue brisée sur son flanc est repoussée" (VII -586-590) (12). Lui seul, est installé au centre de la catastrophe sachant patiemment qu'une alliance viendra, mais il ne peut entraîner dans cette attitude trop nouvelle son peuple et sa propre femme. De même Enée, quoique chef d'une troupe, au cours de sa recherche d'alliés (Chant VIII), obtient de la déesse Vénus un bouclier où l'avenir de Rome est représenté ; il sait donc que son peuple se mêlera à celui des Latins et que Rome naîtra de cette conjonction. Il est donc absent des deux premiers accrochages qui servent de causes objectives.

Le deuxième affrontement - plus sérieux - oppose le camp troyen sans Enée, à l'armée "latino-rutule" commandée par Turnus. Virgile envisage alors comme image celle de deux fleuves gonflés, se rétractant pour mieux engloutir le camp aux murailles dressées. Soit deux rouleaux de vagues prêtes à se heurter. "Tel le Gange grossi de sept fleuves paisibles se gonfle silencieusement, tel le Nil aux riches alluvions quand il reflue des champs, déjà se renferme en son lit (IX - 30-32) (13).

Le troisième heurt des armées se produit au retour d'Enée que renforcent des guerriers étrusques. Tarchon commande ces derniers mais son navire au lieu de s'enfoncer dans le sable du rivage, échoue sur un banc de sable et se renverse. C'est le seul moment où le

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contact entre les deux troupes est retardé, interrompu. Mais les mots de "fluctus" et d"'unda" réapparaissent si brièvement que l'on y voit comme le regret d'un lieu momentané, instable en intervalle. "La poupe du navire , s'étant heurtée au dos inégal du gué, tandis qu'elle est suspendue, instable, longtemps oscillante, elle fatigue les flots ; elle se brise et répand les héros au milieu des vagues : les débris des rames et les bancs de rameurs flottant les gênent et la vague refluant en même temps entraîne leurs pieds" (X - 303-307) (14). Mais l'accident de Tarchon n'a aucune conséquence, il faisait fonction d'un rappel ou d'une possibilité inemployée (un retard dans l'échéance guerrière). Tarchon s'illustrera aux combats.

Au quatrième combat, sous les murs de la cité des Latins, dernier combat massif où s'engagent les peuples avant le duel d'Enée et de Turnus, pour désigner le mouvement d'avancées et de reculs des deux camps selon leur ardeur respective, Virgile propose à nouveau la mer comme illustration. "Ainsi la mer (pontus) dans son gouffre alterne venues et reculs ; tantôt elle se rue sur les terres, couvre les rochers de ses vagues, écumeuse, et se répand en plis sur le sable éloigné ; tantôt en un prompt retour, se rétractant, tourbillonnant, elle abandonne les rochers qu'elle a roulés et déserte le rivage, redevenu sablonneux et lisse" (XI - 624-628) (14) . Et d'ajouter que par deux fois les Rutules reculent face aux Etrusques (alliés des Troyens), puis par deux fois progressent, jusqu'à ce que le cri des mourants de part et d'autre s'élève (629-635). Là encore, le lieu intermédiaire est celui des mourants, et se trouve dépossédé de tout saut qualitatif, d'un changement de comportement positif et valable pour des vivants. De plus, ce rêve d'une "poche" est exprimé mais il est détourné de sa fonction. Le roi des Rutules, Turnus, a prévu un piège, défilé profond entouré de bois et de rocs où l'armée d'Enée sombrera, prise par mégarde dans cette poche devant se refermer sur eux. "Il est une vallée d'une profonde fissure ("curvo anfractu"), convenant aux ruses et pièges de la guerre que serrent de chaque côté de noires forêts épaisses ; un étroit sentier y conduit, des défilés angoissants et de méchants accès y mènent. Au-dessus, sur les rochers et sur la crête du mont, s'étend un plateau inconnu, poste d'observation assuré... Le héros y vient par des routes connues ; il s'empare du lieu et s'embusque dans ces bois perfides" (XI - 522-527 ; 530-531).(15) Mais Turnus ne pourra utiliser son piège et devra se retirer à l'arrivée même de la troupe d'Enée qu'il guettait, en raison du désastre qui se produit sur ses arrières. Ainsi, par deux fois, la "poche" catastrophique ne conduit qu'à la mort ou au désir d'extermination.

Le dernier affrontement a été précédé de différents revirements (au roi Latinus trouvant cette guerre inutile, s'est adjoint enfin sa femme ; un combat singulier entre Enée et Turnus doit éviter les tueries collectives) impuissants à modifier le cours du destin. Enée est blessé, en voulant s'interposer entre les belligérants oublieux de leur accord d'en finir grâce à un duel entre les chefs. Turnus profite de la situation et se rue au combat : Virgile le compare alors à un rouleau de vagues poussé par le vent que rien n'arrête ni ne contrarie.

"Ainsi, lorsque le souffle du Borée du fond de l'Edonie résonne sur la mer Egée au large, le flot ("fluctus") l'accompagne vers le rivage là où les vents s'abattent et prennent en chasse les nuages du ciel, de même Turnus s'ouvre en tous sens une route et brise les bataillons" (XII - v. 365-368).(16) A cette force, aucune autre force ne fait obstacle, puisqu'Enée s'est retiré. Lorsqu'il reprend le combat, à nouveau Virgile emploie l'image d'un coup de vent s'abattant en mer "Tel, lorsque l'orage dans un ciel brisé court par l'étendue marine vers les terres, - hélas, les coeurs des malheureux paysans l'ont

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pressenti et s'affolent car il détruira les arbres, renversera tout au loin -, les vents devant lui emportent le bruit de son fracas vers les rivages, tel sur ses ennemis qui lui font face le chef des Troyens conduit son armée" (XII - 451-457) (17).

Dans les deux cas, aucune ouverture ne se fait par la rencontre des deux forces mais l'auteur insiste sur leur commune identité, leurs conséquences et effets ressemblants, préparant ainsi le moment où leur rencontre les stabilisera par un espace intermédiaire possible. Virgile visualisera cet espace, au cours du combat ultime entre Enée et Turnus, de différentes manières : l'épée de Turnus se brise, l'obligeant à fuir, le voici encerclé par les Troyens, entre un marécage, et les remparts de la ville close (v. 731-745) ; sur l'Olympe, Jupiter s'accorde avec Junon pour fondre la race troyenne et la race latine (v. 791-842) et arrêter au plus tôt le combat, associant ainsi leurs deux plans divins respectifs et antagonistes en une entente intermédiaire ; enfin, dans un premier mouvement de "flot dressé", Turnus tente d'écraser sous un rocher Enée, mais ses forces lui manquent, et paralysé, il s'effondre, conscient d'être impuissant et voué à mourir (sa perception de la réalité est alors assimilée par Virgile à celle que nous avons dans un rêve où nous ne pouvons plus agir malgré nos efforts pour échapper à une menace) (v. 896-918). La fuite de Turnus, l'Olympe, le cauchemar final, dessinent autour d'Enée un lieu d'où les perspectives s'agrandissent: la déesse Junon, l'ennemie des Troyens, accepte la solution nouvelle et favorisera le peuple à nouveau ; les deux armées s'associeront autour d'Enée, symbole d'entente après la mort de Turnus, symbole de conflit.

La seconde partie de l'Enéide, persuade aisément le lecteur que Virgile a maintenu son intuition d'un espace catastrophique comme le seul pouvant exprimer un changement, quel que soit le substrat choisi (mer ou terre). Ici, le changement n'a pas lieu, Turnus est resté le même et tout au long le regret d'un espace intermédiaire a transparu, comme autant d'images avortées. Mais l'image d'une "poche" apparentée à la catastrophe du Papillon revient ainsi tout au cours de son long poème, après avoir été mis en évidence au cours de l'errance en mer. Cela revient à donner à la Théorie des Catastrophes un précurseur dont la "théorisation"-, de l'ordre de la vision, adjoint à une catastrophe déterminée un flot d'images, d'impressions et de sentiments précis.

S'il en est bien ainsi, cela donne aux épopées comme l'Enéide, une puissance explicative des plus grandes puisqu'elles peuvent appréhender des processus à l'oeuvre universellement. Justement Virgile aurait, selon J. Lallemant (18), puisé une partie de son inspiration dans la grande épopée hindoue le Mahâbhârata, pour les derniers livres de l'Enéide. Peu importe si le rapprochement est valide ou non, mais il est intéressant de voir comment un critique est sensible à une structure générale propre aux deux oeuvres. En effet, dans le Mahâbhârata, le conflit entre les deux groupes a le même aspect fratricide ou patricide inutile que dans l'Enéide: deux familles s'affrontent malgré leur cousinage ; l'inutilité du conflit apparaît plusieurs fois aux yeux des combattants (le plus célèbre épisode est celui où Arjuna écoeuré reçoit du dieu Krishna, conseil, encouragement, et découvre la notion de "renoncement" - Bhagavad-Gitâ) ; l'aveuglement d'un héros est la cause de cette guerre et seule sa mort permettra la réconciliation.

Or, cette mort n'intervient qu'après une série d'épisodes guerriers dégageant progressivement sur le champ de bataille, un lieu privilégié car tissé de rapports de force dont l'horreur aura valeur d'exemple et cimentera la nouvelle communauté.

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4) Conclusion :

Dans un autre domaine, il faut aussi parler de Moïse l'homme de la Terre Promise. La déchirure s'est produite en quittant l'Egypte grâce à l'intervention divine fendant la mer et mettant au coeur de chaque Juif cette promesse de terre. L'errance ne s'y fait point en mer (pour des raisons géographiques) mais au désert ; durant l'Exode, Moise légifère et donne à son peuple un centre nouveau consacré (la Tente où l'Autel de Dieu se trouve) préfigurant la Jérusalem future si bien qu'une entrée dans l'Histoire est possible (avec des déboires et des heures de gloire) et que Jérusalem devient comme Rome le modèle de la Cité. Dans ce récit biblique, les deux aspects de la Terre Promise sont rassemblés et correspondent d'ailleurs aux deux articulations principales : la sortie d'Egypte, les quarante ans de désert. Moïse arrache son peuple à l'attraction très "progressiste" de la civilisation égyptienne mais il ne le fait pas revenir à un stade "régressif" de pur nomadisme : la vie au désert n'est qu'une attente propitiatoire. Il y a bien formation d'un espace intermédiaire avec des tentations de retour (adoration du Veau d'Or) ou de régression (la manne céleste ou stade de la cueillette, conçue toutefois comme exceptionnelle et donc momentanée) : le plan réel est traversé et déchiré par le plan divin, comme dans le cas de la Terre Promise irlandaise (l'illustration en est le Passage de la Mer Rouge); d'autre part, la Tente de l'Arche anticipe la fondation de Jérusalem, à la manière du mode romain. Moïse réforme la religion ancestrale, en empruntant aux Egyptiens par exemple l'usage d'une Loi écrite, mais il repousse l'adoration des idoles pour se conformer à un monothéisme pur. En ce sens, son attitude ressemble à celle d'Enée, et correspond à une volonté de solution médiane propre à la catastrophe du Papillon.

En conclusion, l'on obtient de cette analogie (Terre Promise - catastrophe) que la Terre Promise est "centrale", est un "laboratoire" des événements et que les deux catastrophes sont convenantes à un domaine humain (philosophie de l'Histoire) qu'elles décrivent correctement.

retour chapitre II

suite chapitre III (deuxième partie)

NOTES DEUXIEME PARTIE

 

Chapitre 2

(1) Nous pensons au texte philosophique de Martin HEIDEGGER : Introduction à la métaphysique où la "physis", le devenir est conçue comme l'Etre s'épanouissant, "la prédominance de ce qui s'épanouit" (p 186).Quant à l'historialité, définissons-la comme une situation de recommencement identique à l'aurore fondatrice, "ce pro-venir à son commencement" (p 55).

(2) L'espace, chez Platon, n'est doté ni d'une forme ni d'une matière. Indépendant de tout substrat, il participe de l'Etre et du Devenir.

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(3) A. WOODCOCK et D. DAVIS (La Théorie des Catastrophes) dans un souci de présentation simplifiée, signalent (p 63) que "chaque catastrophe élémentaire est construite à partir de celles qui sont de dimension inférieure. La catastrophe de la Fronce contient deux catastrophes de Pli... De même, la Queue d'Aronde contient une catastrophe de la Fronce ... et ainsi de suite".

(4) Ed. Selmer - Ch. 28, p 79 ; Ed. ms Alençon - Ch. 37 p 201 "Et ita perquadraginta dies perlustrabant totam terram et non poterant finem illius venire".

(5) Virgile, dès sa première oeuvre Les Bucoliques, a toujours été passionné par la promesse d'un retour de l'âge d'or. Il suffit de considérer la fameuse 4ème Eglogue où il annonce la venue d'un enfant merveilleux. Les spécialistes ont longtemps débattu des sources possibles (étrusque, celtique, orientale, etc.) où Virgile aurait pu puiser son inspiration. Cf. CARCOPINO : Virgile et le mystère de la IVème églogue.

(6) La notion d'"imperium" est d'ailleurs,chez Virgile, plus une ébauche d'universalité qu'un esprit de conquête. .

(7) Opinion de V. POSCHL, trad. en anglais par G. SELIGSON -The Art of Virgil - Image and symbole in the Æneid - cité par J. THOMAS, op. cit., p 220-221

(8) Joël THOMAS, Structure de l'imaginaire dans l'Enéide.

(9) On la retrouve chez Homère : par exemple, Iliade IV - 423-428.

(10) Dans la tradition des oracles, l'essaim d'abeilles est associé à un présage funeste - cf. R. FLACELIERE : Devins et Oracles Grecs -

(11)"Fluctus uti primo coepit quum albescere vento,Paulatim sese tollit mare, et altius undasErigit, inde imo consurgit ad aethera fundo."

(12) "Ille, velut pelagi rupes immola, resistit(Ut pelagi rupes, magno veniente fragore),Quae sese, multis circum latrantibus undis,Mole tenet ; scopuli nequidquam et spumea circumSaxa fremunt, laterique illisa refunditur alga."

(13)"Ceu septem surgens sedatis amnibus altusPer tacitum Ganges, aut pingui flumine Nilus,Quum refluit campis, et jam se condidit alveo.""Namque, inflicta vadis dorso dum pendet iniquo,Anceps, sustentata diu, fluctusque fatigat ;Solvitur, atque viros mediis exponit in undis :Fragmina remorun quos et fluitantia transtraImpediunt, retrahit pedem simul unda relabens."

(14)"Qualis ubi alterno procurrens gurgite pontusNunc ruit ad terras, scopulosque superjacit undam

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Spumeus, extremamque sinu perfundit arenam :Nunc rapidus retro, atque aestu revoluta resorbensSaxa fugit, litusque vado labente relinquit."

(15) "Est curvo anfractu valles, ad commoda fraudiArmorumque dolis ; quam densis frondibus atrumUrget utrinque latus ; tenuis quo semita ducit,Angustaeque ferunt fauces aditusque maligni.Hunc super in speculis summoque in vertice montisPlanities ignota jacet, tutique receptus :.................................................Huc juvenis nota fertur regione viarum ;Adripuitque locum, et silvis insedit iniquis."

(16) "Ac velut Edoni Boreae quum spiritus altoInsonat Aegaeo, sequiturque ad litora fluctus,Qua venti incubvere ; fugam dant nubila caelo :Sic Turnus, quacumque viam secat, agmina cedunt."

(17)"Qualis, ubi ad terras abrupto sidere nimbusIt mare permedium : miseris, heu ! praescia longeHorrescunt corda agricolis ; dabit ille ruinasArboribus, stragemque satis ; ruet omnia late ;Ante volant, sonitumque ferunt ad litora venti :Tales inadversos ductor Rhoeteius hostisAgmen agit : ...".

(18)"Une source de l'Enéide : le Mahâbhârata" in Latomus Avril-Juin 1959 - Tome XVIII, fasc. 2, p 262- 287. Il s'agit des livres V à X du Mahâbhârata, partie la plus ancienne

Chapitre III REVIREMENTS ET OMBILICS (Ulysse , Jonas, Jason)

 

"Qui navigant mare enarrant pericula ejus". (Ecclésiastique 43-24).

 

Alors que partir et voyager sont synonymes de rêves et d'aventures, et que toute une littérature en loue les vertus, le héros par excellence du voyage, Ulysse , s'embarque à regret pour Troie et ne désire que rentrer. Le thème du retour, ce fameux "nostos" dont la nostalgie est le mal, parcourt l'Odyssée avec force, au détriment du plaisir à retirer de récits célébrant des péripéties appréciées autant que fabuleuses. A la différence des romans d'aventures, l'Odyssée chante "un retour", certes retardé, mais profondément désiré. Plus net encore est le paradoxe qui anime l'épisode de Jonas dans la Bible : indifférent à l'appel divin qui risque de rompre sa tranquillité, il s'embarque pour fuir dans la direction opposée, tandis que toute son aventure en mer n'est qu'un processus pour le contraindre à une mission qu'il juge déraisonnable et dépassant ses possibilités. Que l'on songe un instant, par contraste, à la soif d'aventures et de richesses qui anime

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Sindbad (et bien d'autres...). Un dernier personnage, tout aussi "parabasique", a toutes les qualités nécessaires au héros voyageur (force, aide divine, chef d'autres héros) : Jason, cependant, les abdique peu à peu au contact d'une magicienne Médée, plus redoutable que ses propres armes. A l'image heureuse du départ, d'une croisière dans un but précis, succède un retour par voie d'errance, le plus souvent subi mais cent fois plus formateur.

Dans chacun de ces cas, une transformation du héros est en cours. Il était, et il devient. Nous proposons même de nommer ce processus, du terme de "conversion" puisqu'une rupture s'établit, de façon répétée. En effet, il s'agit moins d'une lente évolution intérieure que d'un brusque revirement, ou d'une contrariante "remise en cause" : Ulysse , le roi couronné de lauriers, rentre en Ithaque déguise en mendiant ; Jonas, l'individualiste, prêche le repentir collectif sur la place publique ; Jason, porté par la nef Argo, finit par la porter à son tour, symbolisant son nouveau service (fini l'esclavage d'un roi injuste qui l'envoya, en vue de le perdre, conquérir la Toison d'Or ; commence son commerce avec les dieux). Mais ces quelques exemples ne rendent pas compte des images qui servent à expliquer la conversion, à la préparer et à l'ordonner. Projetant sur le monde extérieur, par des images, l'intimité du coeur humain et le comportement associé, le poète indique un détachement : un homme nouveau naît. La conception en est douloureuse, hésitante, reconduite à plus tard, engagée ou immédiate. Le phénomène se montre en plusieurs moments se renforçant l'un l'autre. Comparons à Enée, ou à Saint Brendan, qui, eux aussi, se modifiaient : Enée s'installait en une intersection, Saint Brendan affrontait une déchirure infinie. Ici, l'enjeu est autre : il s'agit d'échapper à une contrainte, à une étreinte, de s'en libérer ou de s'en alléger. Enée proposait une fusion, Saint Brendan une ouverture ; l'un et l'autre y installaient une terre et un peuple. Ulysse ne regagne que son lieu, Ithaque qu'il débarrasse de la présence encombrante des Prétendants, Jonas le quitte forcé et n'y revient pas, mais s'installe au désert, Jason va pouvoir secouer une tutelle funeste et injuste. Tous trois se soulèvent contre une oppression.

Ce motif de l'oppression transparaît d'une certaine représentation de l'espace selon une dialectique précise où l'englobé soudain échappe à l'englobant. L"'enveloppe" s'effondre, disparaît, après avoir "porté" ou avoir voulu étouffer. Pour désigner ce phénomène, nous parlions déjà d"'effondrement" lorsque nous nous attachions à définir les lieux de l'acméité. Mais il est possible de mieux comprendre en rapprochant cela des "ombilics" de la Théorie des Catastrophes. Leur forme rappelle un "nombril" creux ou pointu; leur sens est de dire qu'une nouvelle entité est née et a pris aspect, selon la psychologie immanente à une oppression : le héros la repousse et s'en libère d'autant que lui-même est un homme hyperactif.

L'hyperactivité, en effet, nuit au recueillement ou à l'épanchement des sentiments qui sont comme prisonniers : les portes de sortie ont été closes, les moyens pour relâcher la tension intérieure ont disparu. Il s'ensuit ordinairement un excès de forces contenues jusqu'au moment où l'individu s'exprime avec violence, déclenche un processus de révolte souvent créateur, quoique vite dilapidé. Nos héros auront donc ce comportement étrange de paraître imbriqués dans la réalité tout en la repoussant parfois brutalement. Ils aimeront agir, seront ancrés dans les problèmes réels, et en même temps ils se sentiront cernés, contraints, confinés et n'auront d'autres issues que l'affrontement et le renversement. Qu'il suffise de regarder l'attitude d'Ulysse , homme d'action perpétuel, n'acceptant pas de "perdre" ou de "démissionner", pour comprendre que nous sommes

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loin des qualités de Saint Brendan ou d'Enée, tournés vers des signes et des contemplations, ou observons les remords du Vieux Marin en raison du meurtre d'un oiseau ! L'oppression commande un autre type de héros, porteur d'une autre vision. Des images le disent avec force, confirment que, dans ce cas, le Destin ne se constitue pas avec des attentes et des promesses divines, mais par une série d'évasions hors de l'indistinct, hors de la menace de l'étouffement.

L'oppression pétrifie, mortifie, arrête le mouvement comme elle le canalise et annule sa direction. Ainsi le héros errant est-il souvent bloqué dans sa course ou détourné. Ici, l'errance se dote d'un aspect négatif bien différent des autres cas : l'arrêt du temps pour les Déluges ou le Dit du Vieux Marin (le mouvement y était apparent ou nul), la lente élaboration et maturation pour St Brendan ou Enée. L'errance devient aveuglement, affolement, réduction du monde dans un premier temps, celui où l'oppression domine, puis elle devient doute, "déboussolement", actes désemparés, ivresse. En usant de la surface marine, le poète décrit ce double aspect (accompagné d'un double comportement aussi) que prend alors l'errance (temps de blocage, temps de surprise ou de "déprise") parce qu'une fois de plus l'espace y est amplifié, a une valeur trans-historique, évolue vers une représentation que l'on pourrait dire mi-abstraite, mi figurative (en ce sens que l'abstrait y a ses figures propres et que le figuratif se nourrit d'un réel soumis à des modèles).

Un renversement de perception se produit, ce que R. Abellio (1) nommerait "inversion d'inversion", c'est-à-dire selon sa phénoménologie, une mutation qui se produit lorsqu'une intensification spirituelle inverse les rapports au moyen d'une crise. Par exemple, et de façon imagée, l'enfant dans le sein de sa mère, une fois né, englobe pour le téter ce même sein ; une intensification a eu lieu, de l'espace clos du monde utérin à l'espace plus vaste du monde enfantin, ce que l'ambivalence du mot "sein" exprimait. Le second exemple est celui de la pomme de Newton tombant sur la terre tandis que cette même terre semble stable dans l'Univers mouvant : il faut inverser ce rapport et supposer que la même attraction s'exerce sur la terre de la part de l'Univers.

A l'inversion, c'est-à-dire à l'englobant premier, au "repliement", succède une "inversion d'inversion", une opération de "dépliement" intégrant la première perception. De même que Jonas, se croyant libre dans son univers quotidien et tranquille, découvre une liberté infinie liée à la grâce de Dieu, de même Ulysse aux extrémités du monde y est plus prisonnier qu'auprès de son épouse qui a préservé sa place libre, parce que cette fidélité est à l'image de la pureté et de la perfection, que Jason sur les bords lointains du Lac Triton s'embourbe et s'enlise avant que ne survienne l'apophanie du Dieu de la Lumière comme signe de sa maîtrise sur un univers jusque-là dangereux et étouffant. Chacun de ces héros se détache de la Caverne où il est prisonnier. L'errance en mer sera le récit, à valeur de paradigme, de la double mutation effectuée pour sortir d'un monde devenu étroit grâce à la perception de son caractère illusoire, récit donc de l'oppression renversée et d'une vastitude gagnée.

Certes, le fait que le héros se modifie, et subisse une transformation intellectuelle et morale par suite d'une insistance oppressante de ses antagonistes, apparaît dans la tragédie, le roman et l'épopée. Dans les navigations ou parabases, l'espace lui-même prend une force excitée, différente de la normale, et c'est sur cette "excroissance" spatiale soudaine que s'articule le récit avec le comportement héroïque adéquat. L'oppression y a pris un aspect visuel indéniable tandis que le héros y acquiert forme et

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mouvement. Le latent et le sous-jacent sont mis en évidence en tant que processus à l'oeuvre qu'il faut narrer. On sait aussi que ce processus est fait d'une rupture (saut catastrophique) dont le temps est raconté, là où, dans les autres genres, il est souvent "continu" (montée d'une crise, par exemple) ou bien est constitué d'accidents qui n'intéressent que pour leurs causes ou leurs conséquences. Face à une situation d'oppression et de délivrance, le tragédien, le poète épique ou le romancier l'utilisent pour une recherche et analyse des ressorts (passions, pulsions dans la tragédie), des causes et des mobiles (enchevêtrement des dieux et des hommes dans l'épopée, par exemple) et des intérêts et des désirs (dans le roman). Dans les parabases, la situation en soi est déclarée objet d'entendement, grâce à une spatialisation, indépendamment du fait qu'elle soit présente en bien des endroits ou lieux de toute narrativité.

L'errance peut être double : à l'intérieur d'un ensemble qui vise à détruire l'entité errante et à l'intégrer, à l'extérieur d'un autre ensemble qui refuse de l'accepter en son sein. Imaginons une entité : elle peut être prisonnière et vouloir s'échapper, elle peut aussi être déjà détachée et ne savoir où retomber et en quel lieu on l'attend. C'est cette seconde attitude qui prime dans de nombreux cas de littérature populaire où l'idée d'un élément laissé "en suspens", sans attache et comme "voletant" au-dessus de l'ordre admis, provoque un sentiment de malaise, une insatisfaction de l'esprit devant le spectacle d'une rupture de l'harmonie possible. Tout l'effort du créateur sera donc de reconduire cet élément au sein d'un ensemble où il prendra place et achèvera sa course errante. Le monde se clôt à nouveau sur lui-même, s'agrandissant un peu à cette occasion de nouvelles perceptions, mais visiblement la force d'intégration a prédominé sur l'irruption d'une forme, sur ce "projet" (au sens premier) devant nous entraîner au-delà. En revanche, les oeuvres principales choisissent de peindre et d'exprimer comment une "monade" s'est formée envers et contre des forces asphyxiantes, a réussi sa percée et son envol au prix d'une lutte, même si des points sont restés inconnus, même si la monade a laissé des êtres (ou des questions) en suspens et n'aboutit à aucune conclusion intégrant et synthétisant tout le processus de création. Le travail second, celui des commentateurs et imitateurs, sera de reprendre ces monades et de leur donner une solution.

Ces deux attitudes (ramener l'anormal à la norme ; sortir d'une norme devenue étroite pour une autre meilleure), symptômes de deux processus différents, vont s'éclairer d'une comparaison entre l'Odyssée et une version médiévale irlandaise de ce même texte. L'Ulysse irlandais est un exclus qui songe à rentrer dans la norme sociale ; l'Ulysse d'Homère quitte une norme guerrière aimée pour une normalité nouvelle. Directions inverses.

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1) "Merugud Uilix Maicc Leirtis" : l'errance d'Ulysse fils de Laërte :

Cette courte histoire provient de deux manuscrits datant l'un du XIIIe siècle (fin), l'autre du XIVe siècle (fin) appelée respectivement ms Stowe n 992 et ms du Livre de Ballymote (p 445 a - p 447 b). Il revient à Kuno Meyer d'en avoir donné une édition en 1886 et une traduction en langue anglaise. Les questions qu'il aborde dans son introduction cernent adroitement le texte : il semble avoir été écrit directement en irlandais et n'est point la traduction d'une version en latin ou en français, ou en anglais ; il n'y a pas de lien avec le roman médiéval, si célèbre en ces temps-là, de Benoît de

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Sainte More, La Destruction de Troie qui intègre une brève errance d'Ulysse quoique presque sans rapport avec Homère, mais paraît bien être le résultat de lectures personnelles provenant de diverses sources ; il se peut même qu'une lointaine connaissance du texte grec ou d'une traduction latine se fasse jour dans ce texte irlandais, vu certains éléments dispersés ici et là (Kuno Meyer, p IX : We seem to catch but faint echoes now and then of the Homeric poem"). Bien qu'il soit impossible de dire comment l'histoire d'Ulysse est parvenue en Irlande, puisque la version médiévale de Benoît de Sainte More semble hors de cause, l'on aperçoit à certains textes, selon Meyer, l'introduction de thèmes homériques dans la poésie irlandaise (L'épisode des Sirènes, par exemple) et d'une réélaboration de ces thèmes à l'intérieur de la culture irlandaise comme l'exprime ce texte même de l'Errance d'Ulysse . A noter enfin qu'il est considéré dans le catalogue des Livres de Bibliothèque Nationale de Paris comme une traduction irlandaise d'Homère (n 1575 des traductions ; 8 Yb 186), ce à quoi il ne saurait prétendre. Son intérêt est autre. En voici donc brièvement le récit.

Ulysse et ses compagnons, après la destruction de Troie, atteindraient presque leur terre natale si une tempête subite ne les repoussait en mer durant un an ; puis d'accoster à une Ile aux moutons où ils demeurent trois nuits. Ulysse convainc ses compagnons de repartir, aborde à une autre île surmontée d'une montagne en or mais habitée par un Cyclope. Ce dernier en écrase certains, en élève neuf autres dans ses bras dont Ulysse qui, parvenant à s'enfuir, se munit d'une lance qu'il enfonce dans l'oeil unique du Cyclope. Un flot d'eau en jaillit et menace de les engloutir. Un homme est abandonné sur une île pour mutinerie quoique le texte soit pudique à ce sujet : son sort sera de rencontrer Enée qui le tirera de sa vie de Robinson antique. Une épidémie décime une partie de l'équipage. Sur une autre île qui évoque celle d'Eole, Ulysse obtient du "Seigneur de Justice" moyennant un poids d'or rouge à chaque fois renouvelé, trois instructions ou conseils à suivre pour rentrer chez lui. Si ces instructions sont observées, le retour s'effectuera sans ennui. Elles sont données dans l'ordre inverse de leur future utilisation. Le Seigneur de Justice, en outre, leur offre au moment du départ, une boîte à ne pas ouvrir avant d'être au terme des aventures. Après cet accueil somme toute énigmatique, Ulysse revient chez lui, à sa place au royaume d'Ithaque. Sa femme Pénélope y est reine : derrière elle un beau jeune homme qu'Ulysse ne reconnaît pas comme étant son fils Télémaque. Jaloux, il découvre secrètement la vérité après avoir surpris une conversation de nuit entre la mère et le fils alors qu'il voulait se venger d'eux. Cet épisode le décide à déclarer son identité, mais la méfiance de Pénélope est telle, qu'elle lui impose trois preuves confirmant qu'il est bien Ulysse , en particulier la reconnaissance par une chienne d'aspect fort diabolique que seul Ulysse maîtrisait. Pénélope lui demandera en outre de retrouver la forme qu'il avait autrefois, sa beauté de jadis, tant le voyage l'a usé, tandis qu'Ulysse ouvrant la boîte donnée par le Seigneur de Justice, y trouvera tout l'or offert pour les trois consultations.

Il est évident, bien sûr, qu'une comparaison avec l'Odyssée montrerait à l'évidence et de façon vaine, tous les épisodes oubliés, rétrécis, etc. Ce qui importe, c'est plutôt de se dire que l'auteur poursuivait un schéma précis que seuls certains épisodes pouvaient ornementer. Or la réflexion de l'auteur irlandais s'appuie sur une tradition spécifique d'errance, ou "imram" au cours de laquelle le héros, libéré de ce bas monde, vagabonde dans l'autre, avec pour principal danger celui d'être "attaché", à tout jamais lié par un pouvoir magique à une île de l'Au-delà.

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On se souvient de la figure de Maël Duin, victime d'une pelote de laine lancée par une fée, qui ainsi le ramène en son palais, en dépit de son envie de revenir chez lui, ou de celle de Bran qui n'a pas vu le temps passer et se trouve dans l'impossibilité de poser pied en Irlande, etc. Ce thème hante, d'une certaine façon, aussi notre texte puisque Ulysse et ses compagnons forment cette monade dont nous parlions, ne sachant comment retrouver une place demeurée vacante et risquant en plusieurs occasions d'être "prise". Angoisse de l'inadéquation, même si l'exil n'est pas toujours détestable et ouvre des perspectives charmeuses. Analysons donc précisément l'attitude d'Ulysse .

Lorsqu'il est en vue de son pays, il s'exclame qu'en raison de son absence, sa place doit être tenue par un autre roi régnant sur sa terre : "Ce que nous trouverons là, nous causera douleur... il y aura un autre roi sur notre territoire et notre terre sera en sa possession, et la vieillesse tombera sur nos corps, bien que cette terre nous appartienne de droit." (p 17 - tr. angl.) (2)

A quoi ses compagnons lui répondent : "Ne laisse pas cela t'oppresser..." (soit en Irlandais "Na cuirid fort su sin...") où "cuirid" renvoie à une verbe "cuirethar" dont le sens est jeter, rejeter, soumettre, se révolter, repousser, selon une ambivalence pour nous précieuse d'action et de réaction. En effet, dès le départ, l'auteur nous livre l'enjeu avec le mot-clef, celui de l'oppression : être errant, c'est curieusement devoir vieillir plus vite. Il est nécessaire de réintégrer sa place pour retarder quelque peu le mouvement du temps. D'ailleurs, dès qu'Ulysse se sera fait reconnaître par Pénélope, tout à la fin, il retrouvera beauté et vigueur.

Etre hors de son lieu revient à subir les outrages du temps, à être opprimé par une échéance menaçante et imminente, là où traditionnellement Ulysse nous est donné comme un homme préoccupé par le présent et rêvant d'un avenir qui lui accorderait le bonheur du retour. Dans cette version irlandaise, le héros se sent dans la tourmente du devenir, conçoit les conséquences d'un acte passé (avoir quitté son royaume), rêve de les effacer. C'est à une trame dont il est arraché qu'il veut se rattacher, cherchant à mettre entre parenthèses ou en oubli un passé aux effets à supporter. Le Temps n'est pas succession d'un passé, d'un présent et d'un futur, qui fait de l'Ulysse d'Homère un homme vivant son présent en vue d'un futur, mais le héros irlandais paraît doté d'une conscience marquée par la pesanteur du passé sur l'avenir. Il revient au héros, la tâche d'échapper à cette situation. Avoir quitté Ithaque, avoir détruit Troie, autant de facteurs qui l'ont isolé et placé à l'état de "monade" errante vouée à la mort rapide.

Aussi, l'on contera les différents essais tentés pour retrouver un milieu convenant. Au lieu d'une naissance, il sera décrit une involution aux étapes inverses de celles qui avaient produit l'éclosion de cette monade aventureuse. L'oppression sera constituée de ces arrêts forcés, où le héros risque d'être lié et de ne pouvoir revenir au point de départ, mais qui servent à lui montrer comment il est devenu tel et comment il retrouvera son identité. Et il se délivre moins par lutte que par sentiment d'étroitesse, par prise de conscience de la vacuité de ce qui l'a jusqu'alors façonné et motivé. Il doit "revenir à de meilleurs sentiments" pour ne plus être privé d'une socialité qu'autrefois il connaissait.

Sur l'Ile aux moutons, première île rencontrée après un an de tempête, la subsistance est suffisante jusqu'au jour du Jugement, selon le texte lui-même : "Nous avons abondance de nourriture jusqu'au Jour du Jugement, tant il y a de moutons ici. - Voici, dit-il, que je ne vous laisserai pas pour votre salut, renoncer à tenter d'atteindre notre terre natale."(3)

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Sur quoi, les compagnons d'Ulysse se plaignent que leur chef ne désire que leur mort, après avoir provoqué celle de tout son peuple. Première condamnation de l'héroïsme d'Ulysse : responsable de la mort d'innocents et première oppression, celle du bien-être facile, obtenu sans effort, et qui ressemble fort aux habitudes de pillage. Ses compagnons lui servent autant de prise de conscience et de remords à avoir que de faire-valoir. Ne résiste-t-il pas au charme de cette solution confortable, quoique inachevée ?

Sur la deuxième île atteinte, se trouve une montagne d'or. "Voilà qui est une bonne trouvaille, dirent les hommes d'Ulysse . Comment le savez-vous ? dit-il. N'avez-vous pas emporté bien assez de trésors en Troie ?"(4)

Mais ses compagnons font la sourde oreille et se précipitent vers l'or. Ce goût du lucre se visualise alors par l'apparition du Cyclope qui les écrase entre ses bras, brisant certains, comprimant neuf autres dont Ulysse qui, jouant des coudes, réussit à se glisser par en bas. Sauvé, il rejoint le reste de l'équipage au navire dont l'avis est: "Emplissons nos vaisseaux des trésors et poursuivons notre chemin".

Ulysse ne l'entend pas ainsi et songe à libérer ses compagnons pris par le Cyclope, au grand dam de l'équipage. Certes il désire se mesurer au géant mais surtout il veut savoir comment "ses" hommes "lui" furent enlevé. Et il découvre que "la nature sauvage (du géant) qui est dans son corps, peut être un handicap pesant, aisément surmontable lorsque son corps est assoupi"(5). Le type d'oppression par force brutale et sauvage renvoie au comportement guerrier, sans foi ni loi qui a dû être le sien à Troie, et qu'Ulysse découvre odieux pour avoir à le subir lui-même. Il pourrait continuer à en appliquer les règles, en abandonnant ses compagnons à leur sort, il résiste à cette forme de tentation et détruit ainsi l'oppression exprimée. En effet, il organise l'évasion de ses compagnons en les faisant glisser le long du dos du géant, puis crève de sa lance l'oeil unique et s'enfuit pour éviter le raz de marée qui s'ensuit : "Et il eut la tâche difficile de se sauver hors de ce lac vaste et large d'eau qui jaillissait de l'oeil".

L'acte de crever l'oeil, dans cette histoire, correspond à un affranchissement certes matériel (mais après tout, l'acte est inutile puisque Ulysse aurait pu partir sans le commettre), plutôt moral comme si le héros se débarrassait d'un double. Aveuglé, le géant maintenait à l'intérieur l'eau prisonnière qui s'épanche : une poche se vide, une oppression s'écoule, un aveuglement signale la disparition dans le néant d'une façon de voir.

La suite du texte réduit le nombre des compagnons à neuf membres : exil de l'un, épidémie des autres. A la différence d'Homère qui fait rentrer Ulysse seul, l'auteur irlandais lui maintient une petite compagnie qui l'alourdit et le retarde, mais sert à montrer de quel point évolue Ulysse , de quelle illégalité a-sociale il s'extirpe. Ses compagnons sont intéressés, âpres au gain, cruels, avares, en bref, ils n'ont plus aucune norme sociale. L'écrivain prend un vif plaisir à montrer comment Ulysse au contraire vise l'intégration, recherche le chemin de la sociabilité. Ainsi signale-t-il son goût pour les langues :

"Maintenant cet homme était très rusé, un homme intelligent, tout à fait sage, prenant part à maintes langues car il était habitué à parler la langue de chaque pays où il arrivait et à questionner les habitants dans la langue qu'ils utilisaient."(6)

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Ulysse compense le fait d'être monade détachée, par une attention à l'autre, nouveau comportement prometteur. Il cherche conseil, et compte pour cela utiliser ses biens là où ses compagnons s'écrient :

"Nos cheveux sont tombés, nos yeux ont décliné et nos visages sont devenus noirs et nos dents jaunes, et nous n'avons nullement besoin de dilapider notre or et nos biens pour une instruction qui ne pourrait être d'aucun usage pour nous."(7)

On retrouve ici le thème du vieillissement accéléré lorsque l'on est hors de son lieu, errant à l'extérieur de toute entité sociale chargée d'une valeur de permanence propre à étonner si l'on oublie l'importance de la lignée et de la tradition (sortes d'anti-destin, victoire sur le temps) dans les sociétés premières. Les trois instructions qu'Ulysse consultant obtient du Maître de Justice (pâle souvenir d'Eole), ont une particularité commune, elles mettent l'accent sur le renforcement de l'unité. Le premier avis à suivre revient à prendre une décision lorsqu'il y a accord unanime des membres (et cela trois fois de suite) et lorsqu'Ulysse aura maîtrisé ses passions, en retenant sa respiration par trois fois aussi. Les règles de contrôle de soi et de vie collective sont clairement exprimées. Le deuxième avis se fonde sur l'obligation de ne point s'écarter de la route principale pour emprunter un détour ou un raccourci, autant dire de faire cesser l'errance, d'autant que le retour ne se fera que par voie de terre. En soi, ce changement est bien significatif d'une volonté de tourner le dos à une vie essentiellement maritime jusque là. Le troisième avis donné a trait à la position du soleil convenant pour le départ :

"Ne permettez qu'aucun de vous ne quitte sa place ou son habitation, quelque forte que puisse être son impatience jusqu'à ce que le soleil ait atteint la position où il est maintenant"(8). L'auteur irlandais nous montre bien par là qu'il conçoit la fin des aventures d'Ulysse comme une remise en ordre harmonieuse où chaque chose est à sa place. Le moment n'est plus indifférencié, il est choisi ; le groupe s'organise et s'impose discipline. Certes, à chaque instruction, les compagnons d'Ulysse ont protesté de voir leur or rouge dilapidé pour de vains propos, et lorsqu'ils seront à nouveau en chemin, ils obéiront à contre-coeur, reprochant à Ulysse de les conduire à leur perte. Mais l'unanimité se fera, sans qu'ils s'en rendent compte n'ayant rien d'autre à proposer et mettant en application le premier avis donné d'être tous d'accord. Le groupe social se reconstitue et se resserre. Le séjour chez le Seigneur de Justice dans des conditions de confort de nuit en nuit meilleures, semble comme indiquer le bonheur du civilisé, bonheur retrouvé.

Si nous regardons maintenant comment s'effectue le retour et l'installation en Ithaque, nous retrouvons ce thème de l'adéquation progressivement atteinte. D'avoir attendu que le soleil occupe une position précise, sauve Ulysse et ses compagnons de la mort ; d'autres, partis avant, sont enfouis lors d'une ouverture de la terre qui les engloutit.Dans le désert qui suit, deux hommes oublient de rester sur la route principale, et meurent, réduisant le nombre des survivants à huit personnes. Ces deux épisodes, aussi brefs soient-ils, choisissent des images très "catastrophiques" : une fracture du sol, un saut hors d'un champ stable suivi de mort immédiate. Toute morphogénèse semble interdite puisqu'il s'agit de revenir et de réintégrer une zone de stabilité.

De même, l'arrivée d'Ulysse devant Pénélope, ne nécessite aucun conflit contre des prétendants opprimant le sol d'Ithaque tel qu'on le découvre chez Homère, mais une

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dernière série d'adaptations. La "monade" n'est point sûre d'avoir encore une place disponible. Il faut vérifier que Pénélope, quoique accompagnée d'un beau jeune homme, est bien restée fidèle à Ulysse , là où Homère n'entretenait aucun doute à ce sujet. L'Ulysse irlandais se souvient d'un souterrain traversant le palais et donnant sur la chambre à coucher. Afin d'entendre la conversation, il entreprend ce projet après discussion avec ses compagnons craintifs, se surprend à vouloir se venger en tuant Pénélope et l'homme qu'il croit être son amant, puis se souvient de devoir contrôler ses premiers instincts.

Bien lui en chaut puisque Pénélope se réveille et raconte à son fils qui dort à ses côtés, comment elle vient de rêver du retour de son époux. Ulysse rassuré s'endort. Toute la scène est dominée par le souci d'une intimité possible, préservée, qu'il reste à retrouver. Le souterrain, le rêve, les paroles de Pénélope affirmant "n'avoir point connu d'autre homme"(9), contredisent le seul acte envisagé et refusé, celui de la décapitation dont la violence rend compte de l'éviction, de la guerre, de la séparation d'un ensemble harmonieux en deux monades perdant toute existence. Ulysse peut donc s'abandonner au sommeil, le moment est proche où tout rentrera dans l'ordre.

Lorsqu'enfin, Ulysse avoue son identité, le lendemain matin, il subit une dernière épreuve et avance trois preuves (paroles ayant trait à leur vie conjugale ; une broche en or échangée ; une chienne nommée, décrite, n'aimant que son maître). Seule la description de la chienne,("Elle a deux côtés d'un blanc brillant, un dos d'un pourpre lumineux, un ventre très noir et une queue verte" )(10) rompt avec le cadre très quotidien et vraisemblable. L'auteur, peut-être, nous indique par là qu'un tel animal proprement "merveilleux" (d'un aspect diabolique!) est plus proche par son instinct d'une juste authentification que les hommes, et que plus la bête est sauvage, plus la certitude peut être grande. Ce serait un retour à la "vérité naturelle" primordiale, terrestre, s'opposant aux errances incertaines, aux entités nomadisant, aux envols désordonnés des existences humaines. Homère faisait seulement rendre à la chienne d'Ulysse un dernier souffle à la vue de son maître. Cela suffisait parce que tout en Ithaque était opprimé, et que la chienne était un pieux souvenir du maître, laissé pour compte. Ici, la chienne a bien été traitée comme si elle devait servir à la reconnaissance finale. Tout, d'autre part, en Ithaque, est resté identique, régulier. C'est le voyageur, et lui seul, qui a subi l'outrage du temps puisque Pénélope s'écrie une première fois (lorsque Ulysse se fait connaître):"Où se trouve votre beauté et où sont vos hommes, si vous êtes Ulysse ?" (11) puis elle admettra qu'il est bien son époux, quoiqu'elle ait craint que ce soit une illusion forgée par des Esprits : "Le peuple des Esprits est nombreux, et je ne m'étendrai pas avec vous tant que vous ne retrouverez pas votre visage d'autrefois"(12). Etre errant, isolé, hors d'un lieu continu, correspond à une destruction accélérée, au milieu d'esprits malfaisants qui cherchent à capturer l'isolé, le vagabond, et lui découvrent par quelles violences il est devenu "a-social" parce qu'elles opèrent sur lui à la façon dont il opéra souvent sur autrui, l'appauvrissant, le réduisant (perte de ses compagnons), vouant le détruire et l'amoindrir physiquement. Juste retour des choses, où la morale est sauve, rassurante, en l'honneur du genre humain, ce que l'auteur irlandais ne manque pas une dernière fois d'exprimer quand il laisse à Ulysse le soin d'ouvrir cette boîte offerte par le Seigneur de Justice, et le plaisir d'y découvrir enfermée la somme d'or rouge versée pour les instructions. Rien n'est perdu, Ulysse a retrouvé la place qui lui convient, et dirions-nous, l'ordre est restauré dans la joie de tous.

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Ce texte pourrait appartenir au genre des contes (13) dans la mesure où il ramène le lecteur à des considérations morales et sociales et le rassure par son souci d'aboutir et de combler, de ne rien abandonner en suspens. Il y appartient, en bonne part, mais pour notre analyse, il présente un avantage capital : il est le reflet du mouvement d'errance ordinaire, il en est le problème inversé. Au lieu de montrer que l'errance est une progressive délivrance, une lutte contre l'arrêt emprisonnant, il s'interroge sur les dangers consécutifs à cette situation : tentatives pour happer le héros errant, l'absorber ou le détruire en des lieux qui ne lui vont pas ; élaboration d'une conscience sur la violence qui a été nécessaire pour devenir une entité sans attache et sans règle. Ce dernier point demeure à un niveau latent, non-dit, si ce n'est par les remarques acerbes des compagnons d'Ulysse et par leur volonté de vivre comme auparavant, sans mea culpa ni remords.

Ulysse s'impose de revenir à une conduite ordinaire, et c'est ce qui le conduit chez lui, lui fournit le moyen de faire correspondre son existence à un lieu adéquat où sa femme l'attend.

Ce texte, malgré sa brièveté et son caractère peu littéraire, préserve en lui une réflexion sur les conséquences d'une "sortie" hors de l'humanité. Une problématique se fonde entre ce goût pour la mesure et l'appel de l'inconnu ; des surfaces et des champs sémantiques s'opposent tandis que l'on dénie à Ulysse le devoir de "se convertir" et que l'on invite le héros seulement à "revenir", à "se dévertir". L'auteur alerté par la réflexion homérique la suit en l'inversant, avec une lucidité remarquable pour présenter une thèse opposée, soit une capacité d'analyse intuitive louable. Cela semble indiquer aussi que certains développements d'une oeuvre acméenne s'instaurent dans une relative négation de l'oeuvre en question, tandis que d'autres suites ne sont qu'une amplification du thème, ou que d'autres conduisent à un schéma plus commun, itératif et imaginaire, ou que d'autres combinent l'histoire à des fins actuelles. Ces quatre directions ont ceci de commun, d'avoir une certaine autonomie par rapport à l'oeuvre centrale qu'elles orientent et déplacent. Ici, l'Ulysse irlandais se dirige dans le sens inverse de l'Ulysse homérique.

2)Pour une lecture "ombilicale" de l'Odyssée :

La perspective est donc celle où le principal effort du héros est d'échapper à une oppression qui arrêterait son évolution afin de gagner cette liberté qui lui permettra le retour, puisque l'errance est conçue comme manoeuvres déjouées d'emprisonnement et tensions vers une conversion ou modification morale.

La tension est interne contre un englobement constant et menaçant, alors que précédemment le héros était livré à lui-même, aux caprices de ses passions, et désirait mettre un terme à son isolement. Ici, la densité s'accroît, s'alourdit, si bien que le héros est plongé dans des voIumes épais dont il doit percer l'enveloppe. La nécessité de l'effilement apparaît de jour en jour, ce qui explique la perte progressive de ses compagnons de façon à ce que seul et acéré, il soit à même d'acquérir cette aisance d'homme délivré. Son errance n'est donc point un simple vagabondage au gré des flots, c'est la rencontre de la pesanteur qui fait dévier la direction, la coiffe ou la brise. L'Ulysse irlandais se purgeait de ses désirs a-sociaux ; le véritable Ulysse devient un nouveau type d'homme qu'aucune oppression n'a pu vaincre, entreprenant et révolté,

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débarrassé d'une socialité vaine et contestable (n'a-t-il pas vu "les villes et les moeurs de nombreux hommes", c'est-à-dire n'est-il pas plus universel ?).

Les différents épisodes de l'Odyssée portent avec eux des images bien concordantes, utilisent un ensemble d'expressions et une composition qui nous renvoient aux "ombilics" de la Théorie des Catastrophes. Déjà l'espace odysséen nous était apparu comme s'effondrant : or ce sentiment que tout s'affaisse parce que tout plie sous un poids ou manque d'un appui et cède brusquement, correspond aussi à une analyse secrète d'un processus de naissance qui va dans le sens inverse de ce mécanisme étouffant. L'effondrement rend d'abord la réalité brutale, fuyante, vertigineuse. L'Odyssée donne une série d'images marquantes à ce propos dont l'unité paraît être le premier pas vers une théorisation, à savoir que la Théorie des Catastrophes a déjà été appréhendée poétiquement et intuitivement parlant et que sa systématisation nous permet d'en retrouver le chemin. D'un autre côté, elle acquiert de ces textes fort anciens et si présents dans l'histoire du monde occidental, une puissance sémantique impressionnante.

Pour expliquer certaines morphogénèses, qui ne se font ni par attraction d'un puits dans un autre (Fronce) ni par déchirure (Queue d'Aronde) ni par cloquage (Papillon), mais se manifestent par un gonflement et détachement, René Thom réemploie le terme d"'ombilics" en ce qu'il indique une forme ronde de laquelle s'ensuivent une chute et une séparation.

L'ombilic, d'autre part, est au centre de toute naissance (attachement - détachement, ce qui nous rapproche du thème de l'oppression et de l'effondrement). Son étymologie ("umbilicus") le rattache à "umbo" pièce ronde ou conique faisant saillie, pouvant désigner la bosse du bouclier, le rebord d'un trottoir, le moyeu d'une roue, le pli de la toge pointant sur la poitrine, ou enfin lorsque "umbo" est élargi par "l" en "umbilicus" le bouton du cylindre d'un volume, une tige métallique pour cadran solaire, le centre, etc (14). Bien que la question ait été discutée par les linguistes sur l'identité du latin "umbo" avec le grec "omphalos", il s'avère bien que la racine est commune et s'apparente à l'idée de "briller" (cf. skt bhâs, lumière, éclat) d'où provient ce sens de saillir, d'apparaître, de se montrer.(15)

Toutes ces images que nous renvoie l'étymologie, font ressortir un processus de jaillissement s'effilant par manque de support ou d'appui, à la manière d'un nombril d'enfant pointant et détaché, ou d'un phallus en érection. René Thom dégage trois types d'ombilics dont la succession donne des phases souvent représentées dans la Nature. Ces ombilics représentent des catastrophes d'une grande complexité puisqu'ils possèdent cinq et six dimensions. Selon les valeurs combinées de ces cinq et six facteurs de contrôle, un saut catastrophique aura lieu comportant deux axes de comportement (16): "une transition catastrophique (de ce type) doit être imaginée non comme un point sautant le long d'une ligne droite (comme c'est le cas dans le graphe de la catastrophe de la Fronce) mais comme une ligne sautant au travers d'un plan"(17). Cela provient du nombre plus grand de dimensions .

On obtient donc l'ombilic hyperbolique associé dans sa forme au crêt d'une vague ou à une voûte venant à s'effondrer ; puis l'ombilic elliptique semblable à une aiguille ou à un poil, dont la fonction est de pénétrer ; enfin l'ombilic parabolique correspond à la goutte

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qui se forme au sommet d'un jet d'eau s'élançant et fendant l'air, ou bien à un champignon étalant les pointes de sa tête, ou à de l'eau que l'on verserait dans un broc.

Une dialectique s'instaure ordinairement entre l'ombilic elliptique et l'ombilic hyperbolique parce que le premier vaut pour un état de tension (jet d'eau, épée pointue, poil dressé) tandis que le second tend à un état de relâchement (effondrement de la voûte, écroulement de la crête de la vague, dispersion soudaine).

Dans une note (18), René Thom commentera ce processus ainsi : "Cette dialectique perpétuelle elliptique-hyperbolique n'est pas sans rappeler l'opposition yin-yang de la médecine chinoise, ou encore l'opposition excitation-inhibition, chère aux neuro-physiologistes. Le sexe masculin présente, à cause de la nature même de transport spatial de l'acte sexuel mâle, une nature plus elliptique que le sexe féminin... Dans le même ordre d'idées, on sait le rôle étendu que Freud a attribué au symbolisme sexuel (dans les rêves notamment) ; il faut bien admettre que si les formes géométrico-dynamiques représentant les processus sexuels se rencontrent dans tant d'objets de la nature animée ou inanimée, c'est parce que ces formes sont les seules structurellement stables dans notre espace-temps à réaliser leur fonction fondamentale comme l'union des gamètes après transport spatial" (p 107).

Le processus ordinaire allant de l'elliptique à l'hyperbolique décrit un état intermédiaire encore plus complexe. Il s'agit de l'ombilic parabolique, transition entre les deux autres que René Thom assimile en hydrodynamique à l'extrémité d'un jet d'eau où se forme d'abord une grosse goutte, régime instable qui se subdivise en gouttelettes: "de plus, il y a rupture avec le régime initial encore présent à la base du jet, en sorte que le pédoncule reliant la goutte à la base du jet se rompt également" (p 102 op. cit.). En biologie, la comparaison serait celle d'un champignon à pied, d'abord se dressant (elliptique), puis formant son chapeau aux extrémités instables et prêtes à déferler, "zones de gamétogénèse et de sporulation", (stade parabolique), enfin plissement (formation de lamelles) s'opérant à l'extrémité vers les lamelles prêtes à se répandre et à s'écrouler (stade hyperbolique).

A ces deux exemples tirés de phénomènes naturels, nous tenterons donc d'ajouter une représentation identique provenant de la littérature. Toutefois, signalons qu'il peut exister des transitions en sens inverse, partant de l'hyperbolique pour aller vers l'elliptique, ou une transition composée hyperbolique-elliptique-hyperbolique, quoiqu'elles soient beaucoup plus rares (19). Mais dans tous les cas, "l'ombilic ou nombril se dit en principe pour la singularité par laquelle un organisme-fils se sépare de l'organisme-parent" (p 96). Et pour figurer superficiellement ces catastrophes, avec deux dimensions, représentons-les ainsi :

 

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 elliptique  parabolique  hyperbolique

 (jet ou pénétration à l'intérieur d'un espace se creusant par une pointe)

 (grosse goutte ou chapeau de champignon)

 (gouttelettes ou crêt de vague s'écroulant)

Certes les figures sont d'une complexité plus forte mais ces dessins vont nous servir de symboles ou de signes simplifiés permettant une meilleure reconnaissance des formes décrites dans l'Odyssée.

Le récit ne nous renverra pas à un état de société ou à un état de la langue, mais simplement au choix d'images et d'une structure privilégiées, étant donné qu'elles sont en relation avec une morphogénèse. Nous centrerons d'abord notre effort sur les errances d'Ulysse telles que ce dernier les raconte aux Phéaciens - partie la plus ancienne semble-t-il et dont les épisodes sont fameux.

La première mésaventure d'Ulysse (IX-39-66) a lieu chez les Kikones (en Thrace vraisemblablement) ; après avoir quitté Troie, il n'hésite pas à piller leur ville quand survient de l'intérieur une troupe de renfort dont le nombre est considérable :v. 51-52 "Plus denses qu'au printemps les feuilles et les fleurs" (Trad. V. Brard)

Le combat est inégal, et Ulysse , devant les pertes subies par es hommes, ordonne de repartir. A part l'indication du nombre, rien de bien marquant quant à l'oppression. De plus, l'épisode est controversé et peut avoir été ajouté postérieurement.

En fait, la véritable aventure commence par une tempête au vers 67 qui disloque la voilure des bateaux et par une dérive après le Cap Malée qui dure dix jours (IX v. 67 à 83). L'entrée dans l'Autre-Monde se fait souvent au moyen d'une perturbation des éléments. Tous les commentateurs l'ont relevé et nous disent qu'alors s'ouvre vraiment la carrière d'Ulysse . Là, commence l'élaboration d'un espace acméen s'écartant des représentations rationnelles et imaginaires, et désignant les singularités catastrophiques.

Le premier indice donné par le texte est cette brève description de l'ouragan s'abattant sur les vaisseaux. L'aspect d'enveloppement se voit par une traduction plus proche du texte (soulignant les mots-clefs, conservant leur parenté de racine ou sémantique) :"Zeus l'assembleur des nuées projeta sur les vaisseaux le vent Borée en un ouragan divin, puis avec les nuages, il couvrit terre et mer ; la nuit du fond du ciel se jeta. Et nos vaisseaux étaient emportés obliquement....

L'attitude des hommes est d'abord de ramer vers la côte (tension) puis de s'abandonner au mouvement en demeurant étendus. Le dernier verbe (keimai : être étendu) va ponctuer chaque épisode, comme un retrait sur soi après ou avant une épreuve. Après cette tempête, la route paraît irrémédiablement coupée et les voilà prisonniers d'un

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courant qui les entraîne :"Mais la vague, le courant, le vent Borée me repoussèrent du Cap Malée que je contournais, me firent dévier de Cythère".

Désormais, pris à l'intérieur d'un monde clos, il leur faudra forcer l'ouverture, à chaque épisode. Le thème de l'englobement a été annoncé : Homère va l'illustrer et en précise l'image. Le héros aura pour devoir d'échapper à cet enfermement, de le rompre, sous tous les aspects qu'il prendra, effondrement, oppression, étreinte, écrasement, et même volupté.

Les critiques ont essayé de définir la logique interne aux dix aventures d'Ulysse sur la mer du Couchant auxquelles s'ajoute la Consultation des Morts. La meilleure typologie nous paraît revenir à Gabriel Germain (20) qui les associe deux à deux et met au centre la Consultation qui est l'aboutissement d'un processus d'éloignement et le début d'un autre mouvement de rapprochement vers Ithaque. Le parallèle établi par Gabriel Germain est riche par les comparaisons possibles qui se font jour. En voici l'analyse :

Nékuia(Consultation des morts)

 5 Circé la magicienne  Les Sirènes 6

 4 Les Lestrygons, harponneurs d'hommes

 Charybde et Scylla 7

 3 Eole, dieu hospitalier bafoué Les boeufs interdits du dieu Soleil 8

 2 Le Cyclope en son antre aveuglé

 Calypso, fille d'un géant,en sa grotte abandonnée 9

 1 Les Lotophages, hommes paisibles

 Les Phéaciens, hommes 10honnêtes

Les correspondances sont nombreuses et parlent à l'esprit, mettant en valeur l'épisode central de la Nékuia où Ulysse apprend son destin et celui de l'humanité. Mais plus intéressante est cette volonté de "réduire" la diversité des épisodes d'en dégager les doublets puisque nous recherchons une unité encore plus forte. Nous avons déjà placé la Consultation des morts dans l'imaginaire en raison de l'image choisie - celle de l'écran - qui correspond à une tendance de notre esprit de rêver sur le temps par le biais du miroir où se reflèteraient et s'inscriraient les événements passés et futurs, de même que l'on observe un glissement de ces rêveries vers des formes plus sécularisées propres à la pensée utopiste. Cela étant donc retiré de notre analyse, il reste cinq doubles épisodes dont on peut se demander si la composition ne révèle pas quelque structure préparant la voie aux ombilics. Aucun commentaire donnant un rôle initiatique à ces aventures ne s'impose, ce qui négativement prouve bien le caractère ni rationnel ni imaginaire de l'ordre choisi. On ne saurait prétendre sérieusement que telle aventure augmente la valeur morale, spirituelle ou autre du héros, gravissant les échelons d'un escalier comme ce serait le cas pour un initié, ou bien qu'elles construisent autour de lui un réseau labyrinthique où le héros, fait l'expérience du Bien et du Mal de façon existentielle, ou enfin qu'elles livrent une Révélation transcendante (si l'on excepte comme nous venons de le dire, la Nékuia). Ces différents épisodes s'articulent autour d'un autre fonctionnement comme d'une autre série d'images.

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La première étape, celle des Lotophages (IX-87-104) est décevante pour notre analyse :Ulysse envoie trois compagnons chez les "mangeurs de lotos" ; bien accueillis, ils goûtent à cet étrange mets, et du coup, se refusent à rentrer, "oublient le retour". Ulysse se saisit d'eux, les enchaîne au fond du navire et repart.Aucune image ombilicale n'apparaît et rien ne permet de dire si "l'oubli" masqué par l'ingestion d'un produit est dans l'esprit du poète lié à une menace d'englobement qu'illustrerait un ombilic.

Cela est peut-être latent en tant que l'hospitalité y est trop abondante, destructrice de la volonté, du passé. Faisant écho à cet accueil, nous avons celui que réservent les Phéaciens à Ulysse . Le héros y arrive nu, s'endort sous un olivier, est recueilli avec respect et reçoit aide et richesses pour rentrer chez lui. Là encore, aucune image d'ombilic, mais surtout des renseignements précieux concernant la "métamorphose" d'Ulysse , ce à quoi l'ont conduit les situations ombilicales précédentes : nous obtiendrons son devenir, (espace de comportement). La seule indication - annexe en fait - portera sur une prophétie que le roi Alcinoos rappelle lorsque le vaisseau (qui a conduit si vite Ulysse chez lui) revient: "Elle disait qu'un navire bien fait des Phéaciens, revenant d'avoir escorté, sur la mer brumeuse, serait brisé et que le dieu envelopperait notre ville d'une grande montagne."(XIII-175-177)

Le navire en question est pétrifié, "enraciné au fond" (v. 163), arrêté dans sa course, donc englobé et pris ; la seconde partie de la vengeance du dieu Poséidon (21), correspond à la même vision d'enterrer vifs sous un mont les Phéaciens, de les priver de leur liberté de mouvement et les ramener dans le droit chemin, (c'est-à-dire dans l'uniformité d'une surface chtonienne continue). Il est étrange de voir qu'instinctivement la prophétie a utilisé deux images ombilicales : la gouttelette échappée du jet d'eau est récupérée par le plan d'eau ; la monade est ramenée à l'unité première indifférenciée afin que cesse le mouvement. De toute façon, le séjour d'Ulysse chez les Phéaciens sera surtout riche d'enseignement pour l'étude de la "morphogénèse", à savoir la "renaissance" d'Ulysse (doté de nouvelles qualités). Un processus d'éviction est en place : à la base, le séjour chez les Lotophages ou la menace de l'indifférenciation (l'oubli, l'amnésie), tout au long un resserrement progressif du nombre de compagnons jusqu'au stade où seul le héros demeure comme une monade isolée et destructible, enfin l'arrivée chez les Phéaciens, sorte de projection hors de la matrice de l'errance, qui s'accompagne d'un récit (raconter c'est être dans une situation où l'on s'est écarté d'un danger, et c'est aussi accroître cet écart).(22)

Les huit autres épisodes qui, selon Gabriel Germain, se répondent un à un, présentent d'autres symétries. Nous rassemblerons en un groupe l'épisode du Cyclope, celui des Lestrygons, celui de Charybde et Scylla, et celui de Calypso, parce que tous sont bâtis autour du thème de l"'étreinte" (mortelle) et du resserrement. L'espace se rétrécit, comprime Ulysse et ses compagnons, puis les abandonne brisés. L'ombilic sous-jacent y est hyperbolique. La mer y est dominante (régime hydrodynamique).

Quand Ulysse arrive au pays des Cyclopes, il aborde d'abord à une Ile aux chèvres sauvages propice à une fondation de cité, halte reposante (IX-116-169). Pour pénétrer en son port, un dieu les guide mais "la brume épaisse entourait les navires et la lune ne se montrait pas dans le ciel, car elle était couverte de nuages ; personne n'avait en vue une île, ni nous ne vîmes les larges vagues roulant vers la terre ferme..." (IX 144-147. Ulysse a noté que cette terre est différente des autres, vu son aspect ténébreux, mais au lendemain, l'Aurore paraît et tout reprend un jour agréable. Ulysse veut en savoir

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davantage et entreprend une expédition de reconnaissance vers le cap le plus proche, certainement dans l'idée d'obtenir des renseignements sur la route à suivre. La grotte qu'il aperçoit d'en bas, semble démesurée d'autant qu'une cour fermée d'un enchevêtrement de pierres, de pins et de chênes la borde. Par mimétisme, son occupant est semblable à "un pic couvert de forêts qui paraît dépasser tous les autres sommets élevés" (IX 191-192). En soi, la description ne nous donnerait pas ample preuve si l'arrivée du Cyclope dans la vaste grotte n'en modifiait la teneur : il porte un fardeau de bois sec qu'il jette au fond de la grotte, provoquant le repli d'Ulysse et de ses compagnons ; il remplit la grotte de brebis et surtout il ferme l'entrée de la grotte d'un énorme monolithe. "Puis il dressa une grande porte de pierre en l'air, lourde" (IX 240-241): l'adjectif "lourde" est en rejet . Homère, trois vers plus loin reprend : (IX 243-244). "Une fois cette pierre abrupte dressée pour porte, il s'assit pour traire"

L'espace intérieur se comble et se clôt irrémédiablement, abritant un monstre puissant en son sein. La suite en est bien connue : malgré les supplications d'Ulysse (à genoux), le Cyclope broie et dévore membre par membre deux de ses compagnons. Le mécanisme de resserrement est en action. Tout le vocabulaire insiste sur le caractère monstrueux, brutal, d'une folle pesanteur du Cyclope. Seul, Ulysse réagit ; d'abord désarmé et impuissant : v. 295 "le manque de moyen occupait nos coeurs" (amêchanê d eche thumon)v. 316 "il bâtit au fond de lui-même des malheurs" (kaka bussodomeuôn) où "bysso-domeuô" fait figure presque de néologisme, tout au moins suffisamment rare pour que l'on s'arrête sur cette "construction - domeuô - en abysse - byssos". Car il lui faut non seulement briser cette force mais de plus trouver une issue hors de la grotte. D'où ce comportement en retrait, de concentration, voulant opérer une percée. L'idée qui vient alors est celle d'un pieu affûté que l'on plantera dans l'oeil unique : (IX 326-330 )"le voilà aiguisé, durci au feu, caché sous le fumier"

Puis Ulysse joue sur son nom, se fait appeler "Personne", verse du vin au Cyclope, l'endort. C'est lui qui a pris l'initiative de l'action et il ne songe qu'à une séparation, un détachement qui peut se faire par en dessous, de façon interne si bien que nous pouvons dire que nous sommes à l'intérieur de l'ombilic et notons comment il se dirige vers l'extrémité, l'issue, en assoupissant et en affaiblissant, à vrai dire en rétractant ou fragilisant la force qui l'englobe : (IX 371-374 / 382-384) "Alors s'étant renversé, il tomba endormi ; puis il s'étale ayant fait pencher son énorme encolure ; il rotait lourd de vin / Mes compagnons se saisirent du pieu d'olivier pointu et appuyèrent à l'angle de l'oil ; moi j'appuyais par en-haut et le faisais tourner". Or l'on sait que si la vague se rétracte, sa crête s'affinant vient tout à coup à s'effondrer : Ulysse et ses compagnons sous les moutons attachés, après avoir crevé l'oeil, sortent sains et saufs de la grotte, mais dans une position bien peu noble, et dévalent la pente vers le navire, emportant avec eux les moutons sur le navire. Tout cela indique comment la superbe orgueilleuse du Cyclope s'est effondrée (oeil crevé) et comment le rusé Ulysse a fui (pierres d'une voûte ou crête de vague s'élançant au loin), en accédant secrètement au point où l'attraction centrale diminue et où une autre force (celle du bateau, ou de l'humanité à retrouver) peut agir et provoquer une extraction. Pour aider l'identification, il faut concevoir que la grotte est une vague à l'envers : le haut de la grotte est la base de la vague, la porte de la grotte est sa crête. En diminuant la force du cyclope, ou attracteur, on affine son régime, le fragilise en son extrémité (porte), et on permet à un élément (Ulysse ) d'échapper à l'attraction.

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La figure de l'ombilic hyperbolique semble adaptée à un schéma où une répartition interne des forces est décrite (d'abord force toute puissante du Cyclope imposant un repli d'Ulysse : ensuite choix d'une arme pointue qui rétractera cette force ; enfin évasion par en dessous, sur le côté et fuite sur la déclivité du terrain). Ce que le texte apporte à la Théorie des Catastrophes, c'est ce mode de comportement "souterrain" adopté par Ulysse acceptant de perdre son identité ("je suis Personne") et de s'abaisser au mensonge comme sous le ventre de brebis. Si les ombilics possèdent plusieurs facteurs de contrôle, ils demandent aussi deux axes de comportement. Ulysse agit bien doublement : sur le mode de la violence et sur celui du mensonge. Quant aux facteurs de contrôle, nous verrons en changeant leurs valeurs, surgir d'autres formes ombilicales : nous les nommons toujours errance (ici possibilité de se déplacer), a-politisme (ici, refus ou parodie des lois humaines), déraison (au lieu d'incohérence logique, on a affaire à une logique meurtrière), négation de la rêverie (l'imagination comme lien affectif au monde est bafouée) ; de plus, nous introduirons un cinquième facteur qui provient de l'inhumanité de ces êtres, de leur caractère antique et relégué dans la suite de la Création, et nous l'appellerons "reliquat".

Si nous accordons des valeurs de O à 1 à ces cinq facteurs, l'épisode du Cyclope se présente ainsi : l'errance est nulle (soit O) puisqu'ils sont prisonniers ; l'a-politisme est maximal (soit l) puisque le Cyclope vit seul et refuse la société ; la déraison est progressive (soit de O à 0,5) puisque la mort se fait peu à peu et non d'un seul coup ; la "non-rêverie" est moyenne (de O à 0,5) car le Cyclope interroge Ulysse et goûte à son vin, preuves qu'il peut imaginer autre chose que lui ; le "reliquat" est moyen (0,5), vu que le Cyclope est fils de Poséidon, dieu apparemment récent, mais qu'il ne craint pas l'autorité de Zeus. Soit en abrégeant :

E = 0 ; A-p = 1 ; D = 0,5 ; N-r = 0,5 ; R = 0,5

L'épisode des Lestrygons par sa violence destructrice se rapproche de celui du Cyclope. Là aussi, des géants harponnent les compagnons d'Ulysse comme du poisson, animés du même désir propre au Cyclope de les broyer, de les étreindre, d'exercer leur oppression. Comment donc Homère plante le décor ?

X - 78-96 "Alors, après être entré dans le célèbre port qu'une roche escarpée, continue, entoure de tout côté, - deux caps face à face pointent et ferment cette poche, d'une entrée étroite, là tous introduisirent les navires recourbés et dans l'enfoncement du port, les attachèrent les uns contre les autres ; jamais la vague ne s'y soulevait ni peu ni beaucoup ; ce n'était qu'un blanc miroir. Cependant, moi seul, gardai mon noir vaisseau à l'extérieur, à l'extrémité du cap...".

Le décor a même configuration que la Caverne précédente : le même aspect de cône avec une ouverture latérale. En effet, si l'on fait attention au vocabulaire, l'on ne peut qu'être frappé par la fréquence de mots désignant l'encerclement : une falaise continue de tous les côtés, un port d'entrée étroite, sorte de poche concave ("stoma" ; "koilos"), un espace vide prêt à se remplir (les vaisseaux s'y amassent) et à servir de piège se resserrant. Le seul à se méfier est Ulysse : il demeure à l'entrée, entre les deux caps, se plaçant juste à l'endroit où l'ombilic s'affaissant présentera une section fine permettant de s'échapper et de briser l'internement. On doit se présenter de même ce port comme une vague inversée : le haut de la falaise est la base de la vague, l'entrée du port sa crête.

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Mais si le Cyclope est affaibli les Lestrygons ne le sont pas. Leur attraction est d'autant plus forte; C'est pourquoi Homère place Ulysse en dehors, irrécupérable.

Les habitants, les Lestrygons, sont là aussi des géants sans foi ni loi, broyant les os d'un des envoyés d'Ulysse , puis s'amassant sur la falaise et écrasant les vaisseaux grecs d'une pluie de projectiles (X-120-124). La réaction d'Ulysse est immédiate :

X-125-127 "Pendant qu'ils les massacraient à l'intérieur du port très profond, aussitôt tirant mon épée le long de ma cuisse, je coupai le lien du navire..."

Le verbe "couper" est, on ne peut plus clair, pour indiquer le détachement qui se produit à la pointe ombilicale. La suite de l'escadre a péri. Certes Ulysse survit, mais d'ombilics en ombilics, sa solitude augmente jusqu'au jour où lui-même devra laisser une "partie" de lui-même, tout au moins de façon figurée.

Accordons des valeurs aux facteurs de contrôle. Errance est réduite à 0 ; a-politisme se rapproche de 0 puisque les Lestrygons vivent en communauté avec un roi à leur tête mais sont inhospitaliers ; la déraison est maximale (soit 1), vu la folie meurtrière immédiate ; la non-rêverie est de même (soit 1), vu l'absence de références et d'échanges ; le "reliquat" évolue vers la moyenne (0 à 0,5), en raison du manque de renseignements sur l'origine divine de ces géants. Les valeurs sont différentes de celles du précédent ombilic, ce qui expliquerait une destruction plus grande des compagnons d'Ulysse . L'ombilicage est moindre, la vague plus ronde et ramassée, soit une autre section de la catastrophe (deux facteurs ont des valeurs maximales). Enfin, cela éclairerait une question énigmatique sur la situation géographique des Lestrygons dont on nous dit que chez eux : X-86 sq "les chemins de la nuit et du jour sont proches"si bien qu'un homme, vu qu'il y fait constamment jour, pourrait y gagner double salaire. Les résolutions alternent entre l'hypothèse des journées sans nuit que connaît l'Europe du Nord en été et celle d'une double occupation des pasteurs en Méditerranée (tantôt avec leurs moutons le jour, tantôt avec leurs bovins la nuit de façon à éviter les taons). Ne pourrait-on supposer qu'Homère nous désigne la structure particulière de ce lieu, où le soleil descend et remonte aussitôt, pour maintenir cette poche claire et close, sans dualité, ne pouvant ni ne voulant donner naissance à quoi que ce soit, (car si tel était le cas, cela reviendrait à laisser s'échapper quelque chose) ? Bref, l'économie ombilicale interne primerait, avec un très fort attracteur, rejetant tout autre entité (assimilée à une fuite dans la Nuit), et niant tout autre attracteur (ici la Nuit qui n'existe pas) comme toute intrusion.

C'est au Chant XII qu'apparaissent les deux monstres Charybde et Scylla à trois reprises : annoncés par Circé, (v. 73-110) subis par Ulysse et ses compagnons (234-259), supportés par Ulysse seul (426-444). Souvent confondus (peut-être à juste raison, vu l'identité de la description) avec deux rochers nommés Planctes, c'est-à-dire "errants", qu'Ulysse doit laisser d'un côté, se présentent les Ecueils de Charybde et Scylla qui forment un défilé périlleux. La magicienne Circé nous décrit Scylla comme une montagne très élevée, couverte de nuées, si lisse et si polie que nul ne saurait y grimper (v. 74-79); sur son flanc, une grotte, à mi-chemin ; quant à son habitant, c'est une hydre à six têtes (v. 80-92):

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"la moitié (de son corps) est immergée dans la cavité rocheuse ; elle sort ses six têtes de ce gouffre terrible, et de là, pêche, cherchant avec passion autour du rocher, dauphins et chiens de mer..." (v. 93-96).

On retrouvera dans cette description extérieure, le même aspect ombilical avec une enveloppe (montagne lisse), une cavité vaste peuplée d'une puissance attractive (le monstre), et une ouverture sur le côté, d'où sortent six têtes semblables à des lacets de prédation ou à des crêtes de vagues, c'est à dire l'extrémité effilée de l'attraction. La seule différence avec l'épisode du Cyclope sera que le héros demeurera en dehors, et perdra six compagnons (processus d'effilement propre à ces catastrophes). La scène en est décrite avec émotion d'autant qu'Ulysse a donné l'ordre de rester aux rames, craignant que son équipage ne se blotisse à fond de cale. Ses malheureux compagnons sont enlevés en plein ciel et meurent broyés. Tandis que le monstre savoure sa victoire, Ulysse peut passer comme si la masse représentée par Scylla, était incapable de maintenir dans sa zone d'influence le vaisseau et le laissait s'échapper (pointe extrême se brisant) (XII v. 234-259). Mais l'on peut dire qu'Ulysse effectue là encore un saut (double comportement : autoritaire et témoin impuissant) puisqu'il est sur cet espace excité à son endroit le plus fragile et donc salvateur. L'"effondrement" ne s'est pas fait cependant sans pertes humaines ( processus d'effilement).

Charybde est d'une belle symétrie, quoique inversée, par rapport à Scylla. Le monstre engloutit, aspire la vague trois fois et la vomit trois fois, chaque jour. Sur son flanc, elle porte un figuier, aspérité qui fait pendant à la grotte de Scylla. Circé souhaite à Ulysse : v. 106 "Ah ! si tu pouvais ne pas être là lorsqu'elle engloutit en sifflant !" (XII-106).

On a donc un cône de gouffre là où Scylla était une montagne élevée ; trois aspirations et trois vomissements, là où Scylla avait six têtes ; un figuier bien développé sur le flanc, là où s'ouvrait une grotte. Le bouillonnement de l'eau aspirée correspond à la succion et à l'enlèvement opérés par Scylla. Ulysse ne perdra pas d'hommes au premier passage (237-244) (il verra seulement le fond du gouffre) mais au second passage (resté seul sur une poutre), il verra disparaître sa quille, sautera et s'accrochera au figuier, attendant que Charybde restitue sa "planche de salut", quelques heures après ! (XII v. 426-444). En restant à la périphérie, à une extrémité, Ulysse s'assure chaque fois de briser l'attachement oppresseur promu par cette puissance attractive et monstrueuse. La forme en est bien ombilicale, avec une brusque coupure due à un moment d'inattention du monstre ou à une impuissance à maintenir sa pression influente jusqu'aux plus lointains pourtours de son être.

Nous donnerons ainsi ces valeurs aux facteurs de contrôle :l'Errance vaut 1, vu qu'il y a déplacement rapide ;l'A-politisme vaut également 1, vu l'absence totale d'hommes ;la Déraison varie de 0,5 à 0, puisque les monstres sont limités dans leur folie criminelle ;la Non-rêverie est maximale (soit l) et convient à ces monstres sans sentiments ;le Reliquat est très fort (soit 1), car Scylla et Charybde appartiennent à une création divine antérieure.

Le double comportement d'Ulysse s'observe à sa volonté de résister et de lutter ainsi qu'à son sentiment d'horreur et d'impuissance, soit un comportement contradictoire, mais les contraires sont compatibles. Par rapport aux autres catastrophes (le Cyclope, les

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Lestrygons), on observe que les valeurs des facteurs de contrôle ont été augmentées, rendant certainement la catastrophe plus brutale et désarmante.

Le dernier épisode marqué par la notion d'étreinte est tout autre puisqu'il s'agit de l'accueil de la nymphe Calypso, fille d'Atlas (géant antérieur à Zeus). Mais le décor est riant : une grotte des plus agréables, entourée de prairies fleuries et d'arbres où nichent les oiseaux, d'où s'échappent quatre sources (cf. Chant V - 55-77). Calypso est d'autre part, fort belle et son amour (étreinte) est appréciable. Ulysse le reconnaît. Où demeure donc la contrainte ? Dans ce désir qu'elle a de prendre poux époux Ulysse et de lui accorder l'immortalité (IV - v. 208-210 et VII - 255-258). C'est une autre forme d'oppression, bien plus redoutable car si bien amenée et si tentante, à savoir appartenir au monde divin à tout jamais, là où l'Humanité, par la mort, affirme son destin d'entité libre et toujours apte à la redéfinition. De cette île "océane" - Ogygie - où vit Calypso (parce qu'une île possède des vertus féminines de douceur englobante, bien reconnues), Ulysse n'aime que les rivages où il demeure des heures assis (à l'écart, en bordure comme dans tous les autres ombilics précédents), avant de pouvoir échapper sur un radeau, s'arrachant à la tendresse émouvante de Calypso et se projetant vers une dernière tempête qui disloquera son esquif, ultime souvenir de la nymphe et de son île (Chant V - 312-387) (23).

Ainsi peut-on achever l'analyse de ces quatre épisodes dont l'unité vient d'être montrée. Qu'en est-il des quatre autres ? Décrivent-ils un autre type d'ombilic ? Il y a lieu de le penser. Deux épisodes - Circé, les Sirènes - ont en commun d'utiliser la fascination, et le charme, au sens de magie, pour exprimer une puissance d'attraction, ou si l'on veut en terme de physique, un potentiel. Circé est douée d'une belle voix - deinh qeoV audhessa - X - 136 - la terrible déesse à la belle voix) et chante dans son palais à l'arrivée des compagnons d'Ulysse , venus en éclaireurs :X - 221 "Ils entendent à l'intérieur Circé chantant d'une belle voix"sans compter qu'elle tisse une toile (art éminemment "lieur"). La situation générale est celle d'un espace en contrebas : Ulysse sur la grève avoue à son équipage qu'il ne sait où sont le Levant et le Couchant (X - 190-193) et qu'il s'agit d'une île "que la mer infinie couronne" (X - 195), s'élevant à peine et fort basse (X - 196:" auth de cqamalh keitai - "elle repose au raz des flots" ou bien "elle est basse").

De même le palais de Circé qu'entoure la forêt (et non les flots), bien au centre, est dans un vallon,fait de pierres lisses (expression déjà rencontrée dans la description des précédents ombilics : falaises du port des Lestrygons ; Scylla ; et nous le verrons aussi pour l'île d'Eole), située dans un "lieu-ouvert de tout côté" (X - 210-211). Toute l'activité magique de Circé paraît être dans cette volonté d'abaissement et de nivellement : les hommes sont changés en animaux féroces et pourtant apprivoisés (des loups et des lions dociles) ou bien en porcs, comme ce sera le cas pour la troupe d'Ulysse .

Captivité cruelle puisqu'en dépit de leur aspect bestial, "leur esprit persistait intact comme autrefois" (X 240). Pour G. Germain, il s'agirait d'un rite agraire déguisé ou en voie d'oubli, rappelant à juste raison que le porc est, dans le monde méditerranéen non-sémite, un animal noble dont le groin fouille le sol à la façon du soc de l'araire. La mort du jeune dieu Atys (ou Adonis) en Asie Mineure, tué par un sanglier, était célébrée et servait à expliquer comment la Terre ouverte par le labour, fécondée par le sang divin, acceptait de produire d'amples moissons. Chez Homère, le mythe tendrait à s'évanouir et Circé, grande prêtresse, organisant une cérémonie initiatique, serait devenue une magicienne rusée. Il n'empêche que, même si l'on retire du porc notre imagerie

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dévalorisante, (à noter d'ailleurs le soin dont Homère les décrit chez le porcher Eumée au Chant XIV), une oppression est mise en place, réduisant l'homme à un état domestiqué et affaibli, non hominisé.

Or, si nous regardons le comportement d'Ulysse , nous serons frappés par le fait qu'il ne s'installe pas cette fois, à une bordure ou à l'écart, mais qu'il cherche un sommet d'où voir la région (dès son arrivée, il grimpe sur un pic - X - 145-149), qu'il se munit d'une pique (dont il se sert pour tuer un cerf - X - 156-171), qu'il redresse ses compagnons allongés et sans courage au flanc des vaisseaux (X - 174-177), qu'il fait tirer au sort et que, rencontrant le dieu Hermès, il en obtient une plante magique annihilant la drogue de Circé, et le conseil de brandir son épée et d'en menacer Circé. C'est à la verticalité qu'il incite donc chacun et lui-même, s'opposant à l'oeuvre d'écrasement de Circé. Cette dernière reconnaissant sa force, s'inclinera, l'acceptera dans son lit, accentuant ainsi la portée sexualisante de l'épisode. C'est pourquoi, le rapprochement avec l'ombilic elliptique, interprété comme une aiguille, une pique, et une pénétration, est autorisé. Nous sommes loin des effondrements précédents où le salut était dans la fuite. Ici, une tension se forme, s'intensifie, et aboutit à pénétrer et à s'implanter par rapport à une surface creuse. (24)

L'autre épisode similaire est celui des sirènes qui, elles aussi, "assises sur une prairie, charment de leurs chants doucereux" (XII - 44-45) ; tout autour les os de leurs victimes tandis que la mer, à proximité, devient étale et sans un bruit (XII - 168-169). Comme chez Circé, nous avons ce même espace nivelé, provoquant relâchement et abandon. Or, Ulysse sur son mât attaché, est le seul à se dresser face à cette violence diffuse (XII - 178-179). Les Sirènes lui promettent de lui apprendre comment rentrer, mais c'est malgré lui qu'Ulysse pointe son énergie et la maintient telle. Mais cela n'est certes pas aussi convaincant que dans le cas de Circé. Dernière remarque sur la conceptualisation homérique de ces catastrophes : leur caractère abstrait semble rendu par l'usage du son, du chant, dont le pouvoir englobant se visualise peu, mais n'en demeure pas moins effectif.

Enfin, il reste à étudier les deux derniers épisodes, celui d'Eole et celui des Boeufs du Soleil, pour conclure ce repérage des ombilics dans la navigation d'Ulysse . Le passage d'un ombilic elliptique à un autre hyperbolique, correspond à des phénomènes fréquents et à une dialectique entre un état de tension et un état de relâchement, dont nous avons un aperçu dans le texte homérique si nous observons le nombre de fois où un épisode se termine par "nous nous asseyons sur le banc des rameurs" ou par "nous nous assîmes pour festoyer". Mais entre ces deux ombilics, peut se développer une forme ombilicale intermédiaire, l'ombilic parabolique, qui nécessite six facteurs de contrôle et sous-tend une complexité remarquable. On les assimile à la forme d'un champignon dont le chapeau s'ouvrirait, ou à celle d'un jet d'eau dont la goutte extrême s'évase, ce qui, dans les deux cas, aboutit à un mouvement hors du régime initial (éjection) et à une percée (par coupure ou brisure) à l'intérieur du régime deuxième. René Thom en vint à comparer cette figure à de l'eau versée dans un récipient, pour en désigner l'apparence intuitivement : la goutte versée se sépare en s'épanouissant du premier récipient, puis elle coupe et écarte la surface réceptrice qui peu à peu se referme sur elle, le tout à la manière d'une bouche s'ouvrant et se refermant. Une brève stabilité s'instaure entre les deux régimes et correspond à un temps de gonflement avant dispersion ou à une éclosion avant absorption, parce que le second régime est liant, unifiant, et que le premier ne songe qu'à se débarrasser d'un poids, à le lancer et à l'installer ailleurs.

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Or l'île d'Eole présente l'aspect bien connu des ombilics : outre qu'elle flotte (caractère errant, insaisissable),IX - 3-4 "un rempart d'airain que l'on ne peut briser l'entoure toute et une falaise lisse se dresse" (trad. Bérard);"une roche polie en pointe vers le ciel". Outre cette description typique des ombilics (une ceinture englobante et lisse, une forme conique), l'intérieur est de même occupé par une présence assez forte, une densité ici harmonieuse mais close sur elle-même : Eole y vit avec sa femme et ses enfants mais ses six fils ont épousé ses six filles, si bien qu'aucun élément étranger ne rompt l'ensemble. Au moment du départ, Eole donne à Ulysse une outre "où il attacha les chemins des vents mugissant" (X - 20 ; le mot chemin "keleuthos" désigne un tracé respecté, toujours parcouru), qu'il ferme lui-même d'une tresse d'argent et dépose au fond du navire. D'où a bien pu naître en Homère une telle invention?. Qui peut croire en un sac gonflé de vents prisonniers ? En fait, l'image s'interprète ombilicalement ; elle est une issue et une voie de salut pour Ulysse dont le désir de repartir reste vif, même dans l'agréable palais d'Eole (X - 17-18). Eole pense à bien faire et lui montre le moyen : préserver ce gonflement (cette outre de vents) qui, situé en stabilité à l'extrémité de l'ombilic, se dégagera peu à peu, (soit en s'écroulant selon l'ombilic hyperbolique, soit s'affinera selon l'elliptique), et se libérera. Homère paraît choisir cette image, de façon si appropriée qu'il y a lieu d'en être étonné. Tant qu'Ulysse est en éveil, tout ira bien et le navire approchera des côtes d'Ithaque au point d'en voir la fumée de ses toits (X - 29-30) mais :"alors un doux sommeil survint, j'avais tant de fatigue".(v. 31) La tension disparaît au moment de la séparation, si bien que l'attraction du régime initial redevient plus forte : pour le signifier, Homère donne comme rôle aux compagnons d'Ulysse d'ouvrir l'outre des vents (X - 38-49) ; le bateau est ramené au large et revient directement en l'île d'Eole (X - 55). Le puits d'attraction (Eole) d'où il doit s'extraire, le récupère : en soi, le phénomène serait complètement invraisemblable (comment un navire antique ferait machine arrière sans la moindre erreur ?) sauf à l'interpréter comme une représentation catastrophiste du réel. On ne peut être plus net dans l'explication du processus. Ulysse aura beau supplier Eole, il sera repoussé et renvoyé dans le non-lieu, devant subir d'autres modifications (en particulier celle de perdre tout compagnon, de manière à accroître ses chances).

Le dernier épisode, - celui de l'Ile du Soleil (XII 260 sq) - nous renvoie-t-il une ultime image d'ombilic ? Ulysse y accoste avec réticence, sachant qu'un danger s'y cache : il fait jurer à ses compagnons de ne pas toucher aux troupeaux du dieu Soleil. Mais, en cette île paisible d'où la mort est absente, Ulysse devra demeurer plus longtemps que prévu, en raison de la tempête qui règne en mer (zone de turbulence), si bien que la tentation sera grande pour ses compagnons sans vivres de s'en prendre à ces troupeaux. Même situation de stabilité relative dans un lieu clos, sans intervention du Temps, d'où il serait possible de partir si l'on en maintenait l'équilibre. Or Ulysse s'enfonce à l'intérieur de l'île, et dans un abri, songeant à prier les Dieux, s'endort (XIII - 336-338). De même que lors de l'épisode d'Eole, ce sommeil dénonce un abandon, dont la conséquence immédiate sera une chute au creux de l'oppression initiale, alors qu'on était à deux doigts d'une évasion. En effet, ses compagnons tuent des bêtes du troupeau, en offrent une partie en sacrifice, et se substantent du reste. Il est trop tard pour qu'Ulysse intervienne. La tempête s'achève en mer, Ulysse s'embarque, mais immédiatement la tempête reprend, et fracasse le navire, ne laissant comme seul survivant que le héros Ulysse juché sur une poutre (XII - 399-419). Il faut interpréter ainsi l'épisode : l'Ile du Soleil correspond à l'outre des vents, un espace gonflé, situé à quelque extrémité permettant la survie au milieu d'un champ excité et brutal, et assurant la possibilité du

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retour : les compagnons d'Ulysse ouvrant l'outre ou bien dévorant les vaches sacrées, rompent par folie cet espace ; ils sont précipités en arrière (vers Eole ; vers la mort), remontant le Temps ou détruit par lui, et subissent à nouveau l'oppression. Le processus de l'ombilic parabolique n'a pu fonctionner jusqu'au bout ; il s'est résolu en éclatement et dispersion, de type hyperbolique, avec perte d'hommes (semblables à ces gouttelettes issues de la grosse goutte posée à l'extrémité du jet d'eau, pour reprendre l'image catastrophique).

L'ombilic parabolique suppose un sixième facteur de contrôle. Nous proposons de considérer la révolte des compagnons d'Ulysse contre leur chef, ce qu'ils ne font dans aucun autre épisode (obéissance de l'autorité) et de nommer ce facteur du terme de Démembrement (du groupe). Pour les deux épisodes, nous aurons :

Errance : 0 à 0,5 (l'errance est plus forte) ;A-Politisme : 0,5 à 0 (réduction de l'espoir de revivre en société) ;Déraison : 0,5 à 1 (de la faveur d'un dieu à son inimitié) ;Non-rêverie : 0,5 (intérêt moyen d'Eole pour Ulysse , absence du Soleil en son île) ;Reliquat : 0 (Eole et Hélios sont des dieux proches de Zeus) ;Démembrement : 0 à 1 (d'une parfaite soumission à une insoumission).

D'avoir classé les épisodes selon les ombilics qu'ils illustraient ne doit pas faire oublier d'étudier de manière synthétique le comportement d'Ulysse . La succession des aventures et des ombilics est la suivante :

1 Les Lotophages (ombilic hyperbolique peu apparent) ;2 Le Cyclope (ombilic hyperbolique) ;3 Eole (ombilic parabolique) ;4 Les Lestrygons (ombilic hyperbolique) ;5 Circé (ombilic elliptique) Nékuia (de l'ordre imaginaire) ;6 Les Sirènes (ombilic elliptique) ;7 Charybde et Scylla (ombilic hyperbolique) ;8 Les boeufs du Soleil (ombilic parabolique) ;9 Calypso (ombilic hyperbolique) ;10 Les Phéaciens (ombilic hyperbolique atténué).La série va donc de l'hyperbolique à l'elliptique en passant par le parabolique, puis de l'elliptique à l'hyperbolique, en intercalant toujours le parabolique. Le second mouvement est plus fréquent que le premier, mais cette composition signifie une sorte de montée vers un état de tension (les deux elliptiques de Circé et des Sirènes) qu'interrompt momentanément quelque temps de repos (par l'ombilic parabolique).

Une économie interne apparaît: les ombilics paraboliques correspondent à des situations d'échec et de chance perdues ; les elliptiques indiquent une victoire et une domination d'Ulysse ; les hyperboliques sont liés à des pertes d'hommes et à une destruction. Plus nombreux sont donc les cas négatifs (échecs et pertes) où l'espace excité par la violence d'un attracteur s'empare du domaine du héros et en désagrège une partie. Mais Ulysse en tire comme avantage d'être "délesté", "épuré", d'agrandir l'horizon de sa liberté, de se poser comme type humain universel.

Donnons aussi un tableau des différentes valeurs des facteurs de contrôle :

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 Ombilics  Episodes ErranceA-politisme

DéraisonNon-rêverie

Reliquat démembrement

 Hyperbolique  Lotophages            

 Hyperbolique  Cyclope  0 1 0 à 0,5 0 à 0,5 0,5  

 Parabolique  Eole  0 à0,5  0,5 à 0 0 à 0,5  0,5 0 0 à 1

 Hyperbolique  Lestrygons 0 0,5 à 0 1 1 0,5  

 Elliptique  Circé 0,5 à 0 0,5 0,5 à 0 0 1  

 Elliptique  Sirènes  0 à 0,5  1 à 0 1 à 0 0,5 1  

 Hyperbolique Charybde et Scylla

1 1 0,5 à 0 1 1  

 Parabolique Boeufs du soleil

 0 à0,5  0,5 à 0  0,5 à 1 0,5 0  0 à 1

 Hyperbolique  Calypso 0,5 à 0 1 1 à 0 0,5 1  

 Hyperbolique  Phéaciens            

Ces valeurs de 0 à 1 indiquent seulement comment la catastrophe se forme. Il est impossible de donner des mesures à ce genre de phénomène et tout l'apport de la Théorie des Catastrophes réside dans le fait de donner une représentation géométrique à des phénomènes non modélisables. Aussi plus un facteur a d'importance, plus nous en augmentons la valeur. Il est à noter que l'épisode de Charybde et Scylla présente les valeurs maximales et l'emporte en ce sens sur les autres, ce qui en souligne l'aspect férocement anti-humain, le plus destructeur : image d'une oppression en soi absolue ou presque, d'une portée pathologique (proche du suicide, lequel alterne entre un pôle de destruction par séparation et un autre pôle de mort par immersion, fusion).

De toutes ces attractions auxquelles Ulysse a su échapper, que lui en est-il resté ? Qu'est-il devenu pour avoir eu à les subir ? Homère a multiplié les dangers d'absorption pour édifier un autre type d'homme et pour le donner en exemple. Ulysse n'est plus l'homme d'un seul puits d'attraction, d'un seul "centralisme" ou "omphalisme", il sait qu'il en existe des myriades (ni humains ni divins) à moins que l'on ne s'accroche au seul qui soit universel et salvateur ; et qui accepte le devenir : celui de la puissance divine auquel se soumet le mortel (soit un double comportement de reconnaissance et d'humilité). Les autres attracteurs ont pour défaut de vouloir priver de "mouvement" le héros, de lui arracher sa liberté ; celui-là ne réclame qu'une "conversion" personnelle.

Les autres avaient pour eux l'apparence de la nouveauté et de l'inconnu alors qu'ils n'étaient qu'illusion fallacieuse et destructrice ; celui-là c'est la confiance avouée et échangée entre Ulysse et la déesse Athéna (Ch. XIII - 316-319) "Mais du jour que l'on eut saccagé sur sa butte la ville de Priam, et que montés à bord, un dieu nous dispersa, dès lors, fille de Zeus, je cessai de te voir ; je ne te sentis pas embarquée à mon bord pour m'épargner les maux". (Trad. Bérard).

Le voile qu'Athéna a mis devant les yeux d'Ulysse enfin arrivé à Ithaque, soudain se lève, livrant à Ulysse un émerveillement et une fraîcheur de paysage aimé et jusque-là dissimulé par l'absence de dieux. Ulysse a perdu ses compagnons, les biens pillés à Troie, ses navires, en bref toute la puissance et la richesse qui faisaient écran à l'oeuvre

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d'Athéna. Il les a perdus malgré lui, en partie, car chaque fois qu'il a fallu choisir entre ses biens et sa liberté, il a préféré sa liberté. Son comportement traduit un processus d'allègement, une démarche vers la légèreté d'être qui caractérise la divinité. Le guerrier, c'est-à-dire l'acquéreur, est devenu un homme plus droit et plus juste, qui sauvera sa femme de l'oppression des prétendants et son fils de la mort que ces derniers ont préparée. Nous conclurons en faisant remarquer comment Homère a centré cette préoccupation même au coeur des autres parties de l'Odyssée : dans la Télémachie ou Aventures de Télémaque, fils d'Ulysse , le thème est celui de la séparation hors d'un palais occupé et hors du giron maternel (situation des plus ombilicales) ; dans la Vengeance d'Ulysse ou le Meurtre des Prétendants, demeure présent le besoin de renverser une situation oppressante et de faire renaître le pouvoir d'Ulysse .

L'Ulysse irlandais retrouvait la stabilité du lieu social après avoir goûté à l'instabilité de l'errance et aux stabilités dangereuses de l'au-delà. L'Ulysse proprement homérique renoue une alliance avec le divin dont il s'était détourné, ordonne ses aventures vers une universalité ("il faut dévoiler l'Etre", se dégager des griffes que par orgueil la raison et l'imagination devenues folies étendent sur le réel au point de le déformer à outrance), recherche une adéquation qui le transcende. L'auteur irlandais nous avait mis sur la voie parce qu'il prenait le contre-pied, ramenait Ulysse à son statut d'homme moyen, ce que tant d'autres auteurs contemporains comme Joyce, Giono ou Giraudoux feront, lassés de le voir fréquenter les dieux ou d'entendre dire qu'il les fréquente. Dans ce dernier cas, l'errance est une erreur à corriger alors qu'Homère l'envisage comme un processus transformant Ulysse selon un double plan : le guerrier vainqueur à Troie s'estompe, il devient autre, dans l'ensemble plus humain et plus sensible à la pitié (25).

3) Le Livre de Jonas et quelques mots sur Jason :

Ulysse se sentait menacé par l'indistinction (celle d'une absence d'intérêt positif des dieux), Jonas de son côté se sent menacé par la distinction, l'élection divine, un choix préférentiel subi et désapprouvé. La résistance sera brisée par des catastrophes conduisant à un nouveau comportement, à une conversion. Ulysse retrouvait l'accord des dieux, Jonas finit par l'accepter : dans les deux cas, l'adhésion l'emporte par ces chemins différents.

 

Ce livre est rangé au nombre des récits des douze petits prophètes, quoique sa valeur prophétique soit discutable. Ecrit vers le cinquième siècle avant J.C., il charme par son imagination et son humour si bien qu'"on doit le regarder, en dépit de sa brièveté, comme un des chefs-d'oeuvre de la littérature" selon W. Harrington (26-. Son message peut être défini en ces termes : des peuples païens respectent Dieu bien plus que les Juifs eux-mêmes puisque Jonas, juif élu par Dieu, obtient des gens de Ninive une conversion rapide alors que lui-même est fort réticent à sa mission et que les autres prophètes juifs n'ont jamais eu auprès de leur peuple un succès aussi franc et immédiat. L'universalisme de cet épisode est net, soulignant que l'oeuvre de rédemption divine ne connaît aucune frontière. Le récit inclut des phrases ou des expressions tirées de Jérémie ou d'Elie de manière à assurer une continuité et à l'appliquer à un ensemble plus vaste. Le peuple élu avait tendance à se cloîtrer et à attendre une vengeance divine contre les autres peuples ; l'auteur du livre de Jonas le rappelle à la générosité et à l'universalisme. Selon W. Harrington, dont nous utilisons le commentaire pour ces lignes, "en face du

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prophète à l'esprit étroit (Jonas), fermé au pardon, l'auteur campe, avec un art parfait, les autres figures de son récit, ouvertes, sympathiques : des païens, cependant" (p 536).

Les suggestions descriptives que l'auteur donne des phénomènes sont apparentées aux catastrophes. A l'injonction d'aller à Ninive (Est) Jonas répond en allant à Tarsis (Ouest), refusant de se mettre en évidence, refluant à l'intérieur du puits d'attraction initial et n'ayant aucune envie de se différencier. Lors de la tempête en mer, alors que les matelots païens allègent le navire en jetant la cargaison (le maintenir en une pointe), Jonas descend au fond du navire et dort. Visiblement, là encore il reflue au creux du puits. Les matelots sont tendus vers les dieux par des prières ; la mer se soulève de plus en plus ; on tire au sort pour saisir de qui vient le mal, et le sort tombe sur Jonas, qui est donc à nouveau propulsé au premier plan, accepte enfin d'être à la "pointe", c'est-à-dire convie les autres à le jeter en mer (éjection d'une parcelle hors d'un ombilic hyperbolique). Jonas reconnaît sa faute, cesse de vouloir fuir et s'abandonne aux flots.

Jonas est englouti par un monstre marin dans le ventre duquel il demeure trois jours et trois nuits avant d'être vomi sur le rivage (il s'agit, semble-t-il, d'un ombilic parabolique, car il y a tension et relâchement). Jonas est passé d'un intérieur (le bateau) à un extérieur (il a été jeté en mer), puis d'un intérieur (le poisson) à un autre extérieur (le rivage). Cette succession et cette alternance entre une poche englobante et une éjection brutale, renverraient assez bien à l'ombilic parabolique dans son gonflement instable qui soudain se brise ou s'éjecte, détachant une unité et la faisant pénétrer en un autre puits d'attraction. Certes il est plus difficile que dans l'Odyssée de donner des valeurs aux facteurs de contrôle en raison de la brièveté du récit et de l'importance accordée à la conversion du héros, mais le fait d'être englouti désigne le danger de la folie (facteur de la la Déraison) et la perte de contact avec le monde (facteur de la Non-Rêverie) de manière visible. Le poisson appartient bien à une antiquité évoquant celle du Déluge (facteur du Reliquat).

L'errance, l'a-politisme, le manque de cohésion (Démembrement) sont en revanche peu nets, quoique discernables en pointillés. Quant au changement de comportement, il suffit de se reporter au commentaire de K. Jung (27) à propos de l'engloutissement par un dragon:"Lorsqu'un individu est englouti par un dragon, il n'y a pas là seulement un événement négatif, lorsque le personnage englouti est un héros authentique, il parvient jusque dans l'estomac du monstre... Là il s'efforce, avec les débris de son esquif, de rompre les parois stomacales... Durant ces aventures (il allume un feu, tranche un organe vital) la baleine a nagé dans les mers de l'occident vers l'orient, où elle s'échoue, morte, sur une plage. S'en apercevant, le héros ouvre le flanc de la baleine d'où il sort, tel un nouveau né, au moment où le soleil se lève. Ce n'est pas encore tout ; il ne quitte pas seul la baleine, à l'intérieur de laquelle il a retrouvé ses parents décédés, ses esprits ancestraux, et aussi les troupeaux qui étaient le bien de sa famille. Le héros les ramène tous à la lumière ; c'est pour tous un rétablissement, un renouvellement parfait de la nature. Tel est le contenu du mythe de la baleine ou du dragon". On notera aussi ce qui sépare le texte biblique (réduit à une simplicité forte) des développements mythiques (détails, amplifications). Le schéma d'une "renaissance" est annoncé dans chaque cas, selon un double mouvement de "mise en abîme" (repentir intérieur), et de projet nouveau (courage).

Jonas à Ninive n'a aucun mal à convaincre les habitants qui se couvrent d'un sac, jeûnent, s'assoient dans la cendre, en guise de repentir. Ils abandonnent leurs habitudes,

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simulant une "descente" pour s'alléger de leurs fautes qui ressemble à celle effectuée par Jonas dans la baleine. La vie politique et économique de la ville s'interrompt ; les activités domestiques aussi ; seule demeure la prière ou l'action de grâces. Le salut s'opère, non pas en les laissant sur un rivage, mais en les rendant à leurs devoirs quotidiens. Dieu ne les détruit pas et leur accorde une nouvelle chance. A cette symétrie qui évoque en latence l'ombilic parabolique dont le déferlement sauve d'une oppression, et d'un rattachement négatif, s'ajoute l'étrange image finale d'un ricin poussant miraculeusement en un jour et dont l'ombre abrite Jonas (retiré au désert) de l'ardeur du soleil, ricin qu'un ver séchera aussitôt le lendemain. L'ombre bienfaitrice est brisée : ce qui s'épanouissait et coupait le soleil, ce qui s'ouvrait à la jonction de l'arbre et du ciel, et donnait naissance à cette auréole ombrée, disparaît, retombe, s'anéantit à cause d'un ver dont le rôle paraît bien être de réduire l'ombilic parabolique et de le remplacer par une surface unie et plane, celle de la destruction d'où s'absente la vie et qui menaçait Jonas et Ninivites. L'ombre - éjectée - n'est plus ; la brûlure du soleil ou plutôt le "gouffre" du désert l'a emporté. Alors que l'aventure de Jonas et celle des Ninivites se terminaient par une victoire (éjection vers le Bien et métamorphose), le final prend la solution (éjection vers le Mal) inverse et signifie ce qui aurait pu arriver si... De toutes manières l'unité du livre est sauve et s'observe de part en part.

Comment évaluer un degré de conscience, cette progressive théorisation dont l'aboutissement serait la Théorie des Catastrophes ? Certains textes se servent des catastrophes ; seules les navigations ou parabases les exposent : ils ont eu besoin d'un certain espace (la mer comme lieu dégagé de nos constructions habituelles) et de certains facteurs (de 3 à 6) qui ont la caractéristique de conduire vers une extrémité ou un au-delà prometteur d'une turbulence ou d'une perturbation. Ce qui établit la validité de leur conceptualisation, c'est aussi le choix d'une structure (agencement des épisodes), d'une série d'images (se rapprochant étrangement des figures catastrophiques), et d'un vocabulaire dont la fréquence ou la déviance par rapport à la norme, sont significatives. L'impact de ces textes sur les mentalités proviendrait de leur enracinement dans des phénomènes de l'ordre de la Nature. Enfin, ils apportent à la Théorie des Catastrophes une force évocatrice, liée à la perception interne de la catastrophe par le héros.

L'oeuvre d'Apollonios de Rhodes, les Argonautiques, est un parcours érudit et mythologisant des rivages méditerranéens, où chaque lieu est l'occasion d'un rappel de légendes ou de mythes, tandis que l'ensemble se nourrit d'une confrontation avec l'Odyssée. Mais par rapport à cette oeuvre comme au Livre de Jonas, un symbolisme presque constant fait écran : il s'agit de suivre le cours du Soleil, de remonter à sa source (la Toison d'Or que possède un fils du Soleil Aiétès est à l'orient) et à son couchant (là où son fils Phaéton vient à s'abîmer, quelque part vers les lacs Celtes, en Ouest). Cette "remontée" est un thème qui se dédouble donc : quête de l'histoire ancienne par le mythe et Homère, quête de l'origine (solaire). Cela affecte la netteté de l'image catastrophique recherchée (l'a-politisme et le manquement logico-imaginatif sont moins forts) mais nous pensons qu'elle apparaît encore dans la conscience d'Apollonios (au Livre IV, précisément) parce que le retour géographique des Argonautes prend l'aspect d'une poche molle et profonde que les héros finissent par percer. Sorte d'oppression douce, mortelle, délétère. Nous serions dans un type d'ombilic elliptique assez net où l'intrusion doit être poursuivie de crainte de mourir. On en a la trace dans plusieurs épisodes. Les héros pénètrent dans le fleuve Eridan (remontant ainsi vers le Nord vers "son cours le plus reculé" (IV - 546 "mucaton roon" ; "mychaton" mot problématique - désigne, semble-t-il, une muqueuse profonde) ; c'est là que Phaéton est tombé du char

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du Soleil "dans les eaux d'un marais aux multiples profondeurs" (ou "très profond" - 599 "limnhV eV procoaV polubenqeoV"). De ce marais sort une "lourde vapeur" (IV 600 "barun ... atmon" et aucun oiseau ne saurait le traverser sans mourir. Tout autour dans des peupliers noirs, les jeunes filles du Soleil, les Héliades pleurent et leurs larmes sont de l'ambre, une fois séchées, que roule l'Eridan lorsque le vent gonfle le marais (IV - 600-611). L'image d'une poche, aux vapeurs funestes, entourée de jeunes filles en pleurs s'impose comme lieu d'enfermement mortel. Les héros, au cours de leur remontée, sont "alourdis" (621 "baruqonteV") par l'odeur et les plaintes, puis pénètrent dans le "cours profond du Rhône" (IV - 627) : trois fleuves communiquent entre eux à partir des Lacs Celtes situés à proximité du lac de Phaéton (à moins que ces lacs ne soient une seule et même réalité), à savoir le Rhin, le Rhône et l'Eridan. Or le Rhône lui aussi provient "de la terre la plus reculée" (IV 629 - 630"gaihV ... ek mucathV" où l'adjectif "mychatos" est retrouvé), des "confins de la terre" comme le traduit F. Vian (Les Belles Lettres), là où sont les portes de la nuit. De plus, les héros s'engagent dans un mauvais sens, sur un des cours (le Rhin ?) conduisant vers l'Océan d'où ils ne sauraient revenir. Les expressions conviennent à y voir une description d'englobement et d'anéantissement. Une déesse les remet dans le droit chemin. Ils atteindront la Méditerranée.

Une autre poche se forme en Lybie, sur le rivage des Syrtes "à l'intérieur" (IV - 1235), "dans un golfe" d'où l'on ne peut sortir (IV - 1235-1236), couvert de vase et d'algues. La marée soudain les jeta "sur la partie la plus reculée du rivage" ("mucath enewse tacista / h ioni" IV - 1243-1244 ; même expression a partir de l'adjectif "mychatos"). Les voilà enlisés, ensablés, désignés à la Mort. Le désert les cerne, avec son ardeur solaire. Le héros à midi a la vision de nymphes qui l'invitent à se dresser et à réagir: "Allons, debout, cesse de tant gémir sur tes infortunes... payez votre dette à votre mère pour les peines qu'elle endura si longtemps à vous porter dans son ventre et vous pourrez retourner..." (1325 et 1327-1329 - trad. Vian). Qui donc les a portés dans son "ventre" ? L'image est claire, avouée, et l'invitation à renverser les rôles, à sortir de cette situation "foetale", de même. Les images vont se verticaliser, indiquer une pointe (un cheval jaillissant de l'eau au v. 1365 montre le chemin) ; et les héros porteront sur leurs épaules, leur nef Argô, vers l'arrière-pays, vers "quelque profondeur de la mer" (v. 1379 - "mucon ... qalasshV"; autre usage de "mychos"). Là, ils trouveront un lac possédant une sortie vers la mer. Le dieu du lac, Triton, la désigne en ces termes : "passage à travers" ("dihlusiV" - diélysis - 1573), "route étroite et interne aux terres"("meshgu steinh odoV" - 1575-1576 - meségy steiné odos). Le percement se fait par une piste effilée, comme il se doit. Enfin, dernier stade révélateur est cette nuée qui s'abat sur les héros au large de la Crète, nuée soudaine dénommée (v. 1695) "katoulada", hapax que les lexicographes, d'après Vian (note 3, p 142), ont rapproché d'un verbe signifiant "envelopper" et d'un nom exprimant la destruction et la mort ("katillô" ; et "oloos"). "Ce n'était qu'une noire béance émanée du Ciel ou bien je ne sais quelles ténèbres surgies du plus profond des abîmes" (v. 1698-1699 ; trad. Vian - on retrouve l'emploi de "mychatos" associé à l'obscurité, "skotié" et à la profondeur "berethrôn": "wrwrei skotih mucatwn aniousa bereqrwn"; "s'élève une obscurité jaillissant des abîmes les plus reculés").

Cette poche où les héros sont à nouveau pris, est alors brisée et percée par l'arc brillant du dieu Apollon juché sur un promontoire (v. 1708-1710 "tu brandis en l'air ton arc d'or à la main droite et l'arc allume à l'entour une éblouissante clarté"). L'aurore se lève et se montre un îlot, l'île de l'Apparition ou Anaphé. Il a été montré aux héros comment la puissance divine détruit toute oppression funeste s'abattant sur les hommes, pourvu

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qu'on la sollicite et la glorifie. Jason peut alors rentrer : il sait qu'il lui faut compter sur lui ("porter sa mère", c'est accepter de naître) et qu'il sera assisté des dieux (Manifestation du Dieu à l'archer). Sa conversion n'est pas aussi "brutale", douloureuse que celles d'Ulysse ou de Jonas ; elle est mûrie, consolidée, confortée. C'est pourquoi on pourrait y être moins sensible, et ce serait dommage.

4) Conclusion:

Ulysse , Jonas et Jason correspondent donc à trois types de conversion : Ulysse se convertit par suite d'effrondrements (l'ombilic hyperbolique y est très fréquent) ; Jonas est d'abord projeté à l'intérieur d'une baleine, entre vie et mort, avant d'avoir un rôle d'observateur et de stopper une catastrophe prête à frapper Ninive (ombilic parabolique) ; Jason s'enfonce dans des marais sans fin avant d'accéder à la Clarté sise sur un promontoire rocheux, gage d'une issue et d'une sortie atteintes (ombilic elliptique). Trois récits illustrant la Théorie des Catastrophes mais aussi lui donnant un ensemble de sensations et de sentiments propres à chaque catastrophe, qui ne peuvent que l'enrichir et la colorer. De plus, ces récits font un tel usage de ces figures ombilicales que l'on peut affirmer une intuition commune, si forte qu'elle serait un pas décisif vers une théorisation consciente. Le pouvoir du poète rejoindrait celui du scientifique, par des voies cognitives différentes, à moins que l'on ne s'interroge sur l'origine de ces "intuitions", et que l'on n'y voie qu'un bon usage de la langue (qui, d'après René Thom, s'est structurée selon ces tensions catastrophiques) ou un effet du hasard.

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NOTES

chapitre 3

(1) La Structure Absolue, p 74-84.Il y a chez Raymond Abellio cette idée essentielle que le monde est doué d'une conscience qui répond à la nôtre, selon un "jeu" constant où l'homme se saisit, par une série de dépassements spirituels, de l'infinité offerte du monde. (p 89; "La vie apparaît ainsi comme une suite de paroxysmes de plus en plus paroxystiques, tous de même structure, et d'emblée se pose le problème du bouclage sur elle-même de cette chaîne de paroxysmes").

(2) "It is a grievous thing to us what we find there - ... another king over our territory, and our land in his possession and old age on our own form, though it is we by right Do not let this oppress thee, said his men to Ulyxes ..."

(3) "... here we have our fill of food to the day of judgement, in what there is here of sheep. - This, he said, I shall not do for your sake, to give up seeking to reach our native land." - p 18 - Trad. angl. de Kuno MEYER (Texte irlandais, p 2, 1 20-23)

(4)"-This is a good find, said his men to Ulyxes. How do ye know that ? said he. Did ye not get enough treasures out of Troy ?" (p 18 - Texte irlandais, p 1, 1 29-30).

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(5)"How my men are taken from me... How do ye know, said he, that the barbarous nature that is in his body may not be a heaviness which is easy to overcome when his body is asleep." (p 19 - Texte irlandais, p 4, 1 62-64).

(6) "Now that man was very cunning, a clever right wise man, sharing in many a tongue, for he was wont to learn the tongue of every coLntry to which he came, and to ask tidings of them in the language that they used." (p 20 - Texte irlandais, p 5 - 1 87-91).

(7)"Our hairs have fallen out and our eyes have grown dim and our faces have become black, and our teeth yellow, and we have no great need to give our gold and our possessions for instruction that woult be of no use to us." (p 21 - Texte irlandais p 6 - 1 105-109)

(8)"Let none of you leave his place or dwelling, how great soever his impatience may be, until the sun has reached the place where he is now." (p 23 - Texte irlandais p 8 - 1 156-159)

(9)"I swear by the gods I worship, said she, that I do not know guilt from another man since he went away in the host of the Greeks." (p 27 - Texte irlandais p 13- 1 250-252)

(10) "Two shining white sides has she and a light purple back and a jet black belly and a greenish tail". (p 28 - Texte irlandais p 14 - 1 283-284)

(11)Where is thy form and where are thy men, said she, if thou art Ulixes ?" (p 27 - Texte irlandais p 14 - 1 272-273)

(12)"Many are the Mighty Folk, said she, and I shall keep my singleness until thy form come to thee."(p 28 - Texte irlandais p 15 - 1 296-297)

(13) On retrouverait la même problématique dans la légende du Hollandais Volant du Vaisseau Fantôme (R. Wagner) : ce navigateur maudit ne songe qu'à revenir, à mettre un terme à son aventure, en s'amendant et en renouant avec un amour sincère. Il s'agit de faire "machine arrière" là où Ulysse achève chez Homère un parcours qui le transforme et le sauve.

(14) ERNOUT-MEILLET - Dictionnaire étymologique de la langue latine

(15)A.J. VAN WINDEKENS - Le Pélasgique, Essai sur une langue indo-européenne préhellénique, p 15 et 67

(16) Nous notions déjà le double aspect de l'errance (temps de prise et déprise) et le double comportement du héros (aveuglé, écrasé et aussi désemparé, ivre d'espace).

(17)A. WOODCOCK et M. DAVIS, op. cit. - p 65

(18) Stabilité Structurelle et Morphogénèse. - Ch. 5 "Les catastrophes élémentaires sur l'espace R" - Note 3, p 107.(N. Ed. 1984, p 96)

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(19) cf op. cit. "Morphologie du déferlement", p 101-107 (N. Ed. 1984, p 92-93). En fait, tout dépend du milieu : l'elliptique est fréquent en biologie, mais rare est l'hyperbolique. En revanche en hydrodynamique, l'elliptique est impossible (aucune pointe n'est possible pour un liquide). L'Odyssée va jouer sur les deux tableaux : plasticité de la mer, surgissement d'îles.

(20) Genèse de l'Odyssée - PUF 1954 (ch. "La quête des autres mondes")

(21) Poséidon réclame de Zeus cette vengeance afin que son honneur soit sauf. C'est Zeus qui pétrifiera le navire sur son retour. En fait Poséidon est moins un dieu de la mer, frère de Zeus que l'Ebranleur de la Terre, dieu des raz de marée, de l'eau débordante. Etymologiquement, son nom signifie la violence ignée dans l'eau.Voir C. SCOTT-LITTLETON "Poséidon as a reflex of the Indo-European" Source of Waters God". Journal of Indo-European Studies, n° 4 - 1973, p 423-440.

(22) Cela correspond à la fonction désaliénante du langage (dont parle R. Thom) par rapport à l'espace peuplé d'objets du désir ou de l'effroi, typique de l'animal.

(23)Valeurs des facteurs :E : 0,5 à O (arrêt de l'errance);A-pol. : 1 (solitude);Déraison : 1 à O ("le rendre immortel à le rendre à sa liberté humaine") ;Non-rêverie : 0,5 (partage entre Pénélope et Calypso) ;Reliquat : 1 (Calypso fille d'Atlas, géant ancien).

(24) Donnons ces valeurs aux facteurs :

E = 0,5 à O ; A-p = 0,5 à O ; D = 0,5 à O ; N-r = O ; R = 1.A noter le caractère moins brutal de l'épisode, ce qui explique que la Déraison s'estompe et que la Rêverie soit possible .

(25) M.I. FINLEY notait combien la morale de l'Odyssée différait de celle de l'Iliade, ne serait-ce qu'au plan économique : l'échange remplace le pillage. (Le Monde d'Ulysse, Paris 1986, N. Ed.)

(26) Nouvelle Introduction à la Bible, p 533-53. cf. Uwe STEFFEN : Das Mysterium von Tod und Auferstehung. Formen und Wandlungen des Jonas-Motivs.ves DUVAL: Le Livre de Jonas dans la littérature chrétienne.

(27)K. JUNG, L'Homme à la découverte de son âme, p 295-296.

CHAPITRE IV SUR L'ESPACE DE LA PENSEE

"Hyperbole ! de ma mémoireTriomphalement ne sais-tu

Te lever Oui, dans une île que l'air charge

De vue et non de visions

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Toute fleur s'étalait plus largeSans que nous en devisions."

Mallarmé - Prose.

 

 

Si toute pensée se construit autour d'une vision particulière de l'espace, qu'elle soit du domaine imaginaire ou rationnel, et si ces visions sont en nombre limité, correspondant à certaines figures spatiales comme autant de modes de cette pensée même, à l'inverse il s'ensuit que l'existence d'autres figures spatiales dénote d'autresmodes de la pensée jusque là méconnus. Tout notre travail repose dans cette proposition puisque l'hypothèse principale - celle d'un nombre limité de figures - la commande. Le domaine rationnel, rappelons-le, utilise ladigue, la route ou le phare, le pont, comme images spatiales de l'activité de la raison; le domaine imaginairepréfère le labyrinthe, le miroir, le cercle, de son côté.

La "ligne droite" domine dans le rationnel là où la "ligne courbe" l'emporte dans l'imaginaire. Ce que peut symboliser une ligne droite n'est pas infini : puisque toute symbolique est une direction ou dynamisme orienté (la colombe, symbole de la Paix, c'est-à-dire un oiseau tourné vers un idéal élevé), les directions possibles avec une ligne droite sont au nombre de trois, à savoir déplacement latéral, augmentation par les deux extrémités, et jonction de deux vecteurs opposés. Soit ces images :

 

 

On ne saurait en entrevoir d'autres, tandis que l'on reconnaît dans le déplacement latéral l'oeuvre de séparation de la Raison (mesure, taxinomie) délimitant des zones précises (une droite et une gauche), dans l'augmentation par les extrémités son travail de progression et de conquêtes, dans la jonction de deux vecteurs son sens des rapprochements et des isomorphismes. La Raison est bien définie, à nos yeux, lorsqu'elle est dite trancher, avancer et rassembler. C'est pourquoi les figures spatiales qu'elle privilégie sont en petit nombre et peuvent ainsi être décrites sous les images de la digue, de la route et du pont.

De même, avec une ligne courbe, on peut observer la tentation d'une fermeture sur soi (cercle), d'un jeu d'aller et retour dans un sens et dans l'autre à la manière de la réflexion dans un miroir, ou enfin celle d'une amplification en tournant sur soi sans se rejoindre (labyrinthe). Soit ces images :

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Là encore, puisque le nombre des directions est précis, il est normal donc d'obtenir une délimitation des figures spatiales propres à l'imaginaire.

Si l'on peut être assuré de ce nombre restreint de figures spatiales, et s'il advient que certaines pensées utilisent d'autres figures, comment alors ne pas admettre l'existence d'un domaine qui n'appartient pas à l'imaginaire et au rationnel ? C'est à cette aventure que nous avons été conviés par des textes de navigations improbables mais d'une présence intellectuelle fascinante. Cependant, la démarche fut inverse: nous avions des descriptions d'espaces et il nous faut retrouver le mode de pensée qu'elles expriment, alors que jusqu'à présent nous connaissions la pensée rationnelle et imaginaire mais il nous fallait découvrir comment elle "s'asseyait", s'inscrivait dans l'espace. Ces nouvelles figures spatiales, difficiles à nommer, se sont présentées comme une déconstruction d'un plan stable, soit qu'il s'effondrât, ou s'évasât, ou même fût un lieu sans jonction ou croisement. En place d'un espace formé ou ordonné par une ligne, qui en forma l'horizon, nous étions face à une cassure de plan, à l'intersection de deux bordures, à une fin et un début de deux espaces différents, en un endroit "vide" où l'ordre de ces derniers ne pouvait s'imposer et donner une loi connue de réticulation. Parce que tout cela désigne des bordures de l'horizon, et parce que cela ne pouvait désigner qu'un mode étrange de la pensée, il paraît nécessaire de proposer une désignation, celle d"'acméité". Et c'est vers cette notion qu'il faut revenir, après que le rôle de ces figures spatiales spécifiques a été renforcé et appréhendé par la Théorie des Catastrophes dont l'apport principal fut de les saisir comme des processus de formations, des modifications d'essences. Les figures devenues dynamiques révélaient des changements de comportement, des naissances de peuples ou des affirmations d'identité. L'adéquation de ces figures avec les sept catastrophes conduit à un affinement des descriptions.

Thom a souvent appelé de ses voeux un renouveau de la question des catégories de la pensée et de celle des universaux. Lui-même, dans ses écrits, s'est attaché à montrer, sans emporter toujours l'adhésion des linguistes, ce qui restait, dans le langage, des catastrophes dont le rôle biologique tant au niveau cellulaire qu'au niveau des êtres vivants a été mis en évidence. Il y a des catastrophes de perception qui proviennent de la nécessité de prédation des animaux tel l'homme, dont on retrouve la trace dans les éléments de la phrase et dans le pouvoir des verbes (prendre, donner, couper, etc.). Cette base universelle qui s'enracine dans l'univers biologique laisse espérer en une unité générale, tout au moins des langages, et certainement de l'ensemble des phénomènes auxquels nous assistons dans notre milieu terrestre. Les catastrophes se produisent à tout niveau comme autant de structures formelles indépendantes des contextes différents où elles sont à l'oeuvre. Cette indépendance est synonyme de généralité et d'universalité.

Toutefois, qu'en est-il à propos de la pensée ? C'est par les moyens de la raison que R. Thom a pu échafauder sa théorie, en utilisant l'instrument mathématique et en lui assignant le rôle d'éclairer des phénomènes, et de les rattacher à un fondement absolu, le plus simple mais le plus puissant. C'est la Raison transcendantale de notre tableau où la figure spatiale était celle de la route ou du phare. Abstraction élevée, goût pour l'Absolu, édification en vue d'une Origine, bref une théorie qui se réclame ouvertement du

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platonisme et suppose, comme les Idées-Formes de Platon, des structures formelles (les catastrophes) articulant l'univers sensible.

Imaginons cependant, que ces figures spatiales catastrophiques aient été mises dans un cadre rationnel qui ne soit pas le leur, et qu'elles puissent désigner un mode de la pensée qui ne soit ni imaginaire ni rationnel

 

1) Critique de la Raison et de l'Imagination :

Qui se pose, s'oppose, soutient l'adage. Si acméité il y a, ce sera d'abord par des antipathies qu'elle apparaîtra. De même qu'elle était occultée dans les parabases - que la critique avait fini par ranger au nombre des oeuvres imaginaires -, de même peut-on supposer qu'à son tour, une fois détectée, elle puisse réduire le rôle de l'imaginaire, afin de mieux définir son domaine. Or, de nos jours, l'imaginaire semble avoir remplacé le rationnel dans sa prétention à atteindre des universaux. Là où plus personne ne pense que la Raison est une, est indifférente à l'éducation reçue et à la culture qui la vit naître, on trouve à la place l'idée que l'homme s'est hominisé (avec cette nécessaire particularité qui l'installe quelque part à part ou à côté des autres espèces vivantes) grâce à son pouvoir de symboliser, selon un code arbitraire, puisant à des sources imaginaires reconnaissables et identiques en tout point du monde. Certes, tous n'ont pas le même avis sur ces sources, que l'on préfère l'interdit de l'inceste, l'inconscient collectif, les structures imaginaires, par exemple, mais dans chacun des cas, on tente d'aboutir à quelques archétypes essentiels. Or, l'acméité opère une critique de l'imaginaire et du rationnel, des limites de la Raison et de l'Imagination, et de leur prétention à définir des universaux.

Ainsi, c'est "l'au-delà" proposé par Raison et Imagination qui est jugé et repoussé pour plusieurs motifs qui vont de leur conventionnalisme, de leur danger de folie à une occultation du réel. L'affaire est délicate à cerner et peut être appréhendée, à considérer comment se développent les champs rationnels et imaginaires. Leur extension est certes illimitée et ouvre des horizons sans cesse, mais elle correspond à un quadrillage uniforme, à l'avènement de plans successifs et coordonnés, à une série de systématisations plus ou moins vastes, à des répétitions et des concentrations, le tout avec une soif de possession et d'humanisation selon un agrandissement linéaire. Toutes ces images et formules vont renvoyer à l'homme, vont devenir ses instruments, vont occuper sa pensée et lui faire sans cesse "advenir" le monde à sa conscience, le lui renouvelant et l'établissant continuellement. Mais en dépit de leur propension à atteindre des illimités de plus en plus lointains, la Raison et l'Imagination ne peuvent concevoir "l'au-delà", si l'on veut bien accepter ce terme pour le moment sans d'autre connotation que d'être en rapport avec les notions d'illimité.

Ce qu'il y a au-delà de leurs fascinants champs et de leurs domaines surpeuplés, ce n'est qu'une terre rase, un vide inexistant, ou un lieu attendant d'être conquis par la conscience et la sensibilité, ou une négation pure et simple de leurs acquis (folie, furie, insaisissable...). En fait, il s'agit d'une impuissance à engendrer autre chose que soi, à découvrir l'altérité absolue, à se situer à une extrémité. Le problème est que la Raison et l'Imagination, dans le filet qu'elles tendent sur le monde, ne sont pas assurées de la

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solidité de leur entreprise. Archimède n'en était-il venu à écrire : "Donne-moi un endroit où me tenir ferme et j'ébranlerai l'univers" ?

Que voit-on dans nos navigations ? Les situations qu'elles décrivent, permettraient d'amples merveilles ou d'audacieux commentaires philosophiques. S. Coleridge avait les moyens intellectuels pour faire de son poème une oeuvre abordant questions existentielles et métaphysiques comme les aimaient les écrivains romantiques. Tempêtes, effroi, solitude, exotisme, vie sur un bateau, rencontre avec anges, démons, tous les "ingrédients" sont présents, mais utilisés avec discrétion et selon un ordre latent, autre, qui les rend accessoires, comme les bornes placées pour un repérage d'abord, avant de devoir être vues de plus loin, de par une perspective modifiée. Car le centre du texte est cette longue immobilisation, du marin en une poche ou en un plan mortel d'où il sort par contemplation de la beauté. C'est de ce lieu "au-delà" que tempête, exotisme, anges et démons, prennent un sens. Le désir et l'intentionnalité de la pensée se sont amoindris, ont effacé leurs brillantes constructions pour laisser surgir ce lieu sans représentation ni volonté, qui n'est pas pour autant vide et non-structuré, qui ne tient pas uniquement de l'affect et du sentiment. Ce qui importe de saisir, c'est que l'acméité n'est pas en conflit avec la Raison et l'Imagination dont elle utilise avec habileté les moyens et les découvertes mais que délibérément elle refuse leurs "au-delà" commodes, en construit un autre peut-être déjà dans le souci de leur proposer une source transcendante ou un point d'appui plus absolu, ou peut-être encore de s'installer là où elles ne peuvent aller, ou enfin d'opérer une transparence dans le réseau complexe et touffu de leurs créations afin d'y loger un clarté souveraine.

Besoin d'ancrage absolu et impossibilité d'accéder à "l'au-delà", voilà la critique qu'effectue l'acméité à l'égard du rationnel et de l'imaginaire. Noé, qui est le pendant religieux du Vieux Marin, dont l'aventure a la même caractéristique de se situer en un "au-delà" total, (une arche flottant sur un espace vide), après avoir accosté, obtient de Dieu une Alliance, une promesse de ne plus détruire l'oeuvre humaine, c'est-à-dire tout produit de l'imagination et de la raison qui permettent à l'homme de se construire lui-même, Alliance qui suppose aussi un au-delà absolu, placé antérieurement, nécessaire support aux futures activités tournées ou se prolongeant dans un autre sens. Point d'origine si l'on veut. "L'au-delà" étant derrière, il ne saurait être atteint devant. Mais on observe d'autres attitudes de l'acméité vis-à-vis des possibilités imaginatives et rationnelles.

Deux remarques pour commencer s'imposent. La première revient à l'abandon d'une idée qui a résulté de tout un mouvement de pensée en ce XXe siècle, celle que l'Imaginaire serait "l'au-delà" du rationnel, au sens où le domaine imaginaire est peuplé de rêves et de désirs, de fantasmes et d'illusions tandis que la part du réel, tangible, expérimentable, solide, revient de droit au rationnel. Cette division qui eut son heure de gloire ne saurait plus être retenue au regard des découvertes diverses qui ont conduit à voir dans l'imaginaire un territoire possédant des règles et des processus, une activité commandant à des comportements et à des représentations. La réalité est moins devenue affaire de matière et d'atomes qu'un ensemble plus vaste où les faits sociaux, les croyances peuvent trouver place sans trop de disparate puisque le concept même de matière a en physique comme "fondu" et a été remplacé par celui d'un réel qui n'apparaît qu'en fonction d'un observateur.

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Ainsi, l'imaginaire ne complète point comme "au-delà" le rationnel ; plutôt il s'affirme comme une deuxième source de l'activité intellectuelle et termine une carrière où il s'apparentait à l'irréel, à l'illusoire, au futile. La seconde remarque a trait aux "au-delà" inventés par la raison et l'imagination qui ont cette particularité de ressembler comme deux gouttes d'eau à l'ordre social qu'ils ont constitué. Le sacré y est du social transfiguré, une quelconque stratification reproduite et embellie, une copie assez nette d'un système rationnel ou imaginaire prévalant à un moment donné. Dans les "au-delà" imaginaires anciens, on retrouvait la stratification sociale du monde d'alors où Dieu est roi, et son Paradis un palais, et ses anges ses serviteurs, par exemple. Dans des "au-delà" philosophiques, où l'utopie se marie à la Raison, la régularité d'une figure géométrique, sa production x fois, ne pouvaient cacher une emprise totale du rationnel. Sont-ce là des vrais "au-delà" ? D'où la nécessité de refaire l'expérience ou de retrouver la voie d'un authentique "au-delà".

L'enseignement que l'on peut retirer de la Navigation de Saint Brendan, est une réflexion sur toute continuité plane qui soudain serait rompue et déchirée par un autre plan. C'est de cette déchirure qu'il faut envisager un autre type de critique à l'égard du rationnel et de l'imaginaire dont tout l'effort semble au contraire résider dans une unification des théories, une synthèse des apports pour l'un, et dans un syncrétisme des formes, un déploiement continu et analogique pour l'autre. A ces tentations d'englobements généreux, toujours animés par un besoin de délimiter un horizon au moyen des figures spatiales précitées, correspond non un nivellement (il y a au contraire hiérarchie, niveaux différents) mais la constitution d'un espace continu où l'imbrication et la superposition des niveaux d'interprétation, de conjectures, ou de symboliques, supposent un substrat permanent que des coupes dans différents sens mettent d'ailleurs en valeur. L'acméité se situe davantage dans une activité "déliante" qui se montre par exemple lors d'une déchirure d'un plan par un autre proprement immatériel. Il y a intrusion au coeur du réseau serré des productions imaginaires et rationnelles.

Le Saint navigateur a prédit le déroulement d'une année aux quatre grandes fêtes chrétiennes (Noël, Cène, Pâques, Pentecôte) et leur a donné une assise réelle (ce sont des îles somme toute réelles, même si elles sont peu localisables) et vers ces quatre bornes, tous les épisodes pourraient converger. Une unité conceptuelle et symbolique pourrait s'étendre et tout événement recevoir un éclairage venant de ces quatre cérémonies. Benedeit, auteur d'un poème anglo-normand sur la Navigation, servira ce dessein, si bien que tous les faits préparent, commentent, illustrent, à la manière d'un paroissial, ces fêtes chrétiennes. La version latine n'en est pas moins tout autant religieuse parce qu'elle les place à l'horizon d'une pensée chrétienne, comme les limites d'un monde, comme des points cardinaux du croyant, mais au lieu d'en développer et mesurer l'influence possible, de répandre en tous sens leurs vertus, elle intercale entre ces bornes, les "Magnalia Dei", les Merveilles de Dieu, fruits inconnus, monstres, aspect inattendu des flots, colonne dans la mer, ermite ou diables, etc. Il ne s'agit pas d'ajouter du disparate, de l'ornement ou de voir transparaître un état plus laïc et païen de la légende. C'est à la méthode même qu'il convient de s'attarder. L'espace des quatre fêtes est agrandi au niveau du récit puisque le passage du lieu de l'une d'elles à un autre lieu devient de plus en plus long en raison de "merveilles" plus nombreuses à raconter mais, comme ces "merveilles" n'ont pas un lien direct avec les quatre fêtes, cela suppose un second plan qui modifie les perspectives. L'épisode de Judas est révélateur à ce titre. Saint Brendan voit, sur un morceau de roche, Judas battu par les flots et persécuté par les démons dès que la nuit tombe. Le récit en soi appartient bien au contexte chrétien

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que nous avons symbolisé par les quatre fêtes rythmant l'année et définissant un espace rationnel et imaginaire. Donc, entre cet épisode et ces limites, le lien est direct, et cela contredit notre affirmation.

En fait, la perspective est changée puisque notre Judas demande l'intercession du Saint qui la lui accorde, bénéficie en mer d'un moment de repos, obtient notre pitié dans la confession de ses malheurs et dans son repentir, si bien que le dogme d'une punition divine, tel qu'il a pu se développer à l'intérieur de l'espace de la pensée chrétienne dont les quatre fêtes sont les moments forts, s'évanouit ou s'atténue. Par une déchirure progressive mais qui vaut pour un agrandissement, les perspectives sont défaites et réorganisées. La logique d'un système s'y trouve enrichie là où l'uniformité guettait. Mais il ne conviendrait pas de penser qu'un système a été contaminé par un autre système, que deux plans d'essence imagino-rationnelle quoique structurés différemment se sont rencontrés et ont fini par s'entendre. Inutile de croire non plus que des faits et des expériences jusque-là échappant à une théorie ont enfin réussi à prendre place et à s'intégrer. Aucun antagonisme n'est apparu, mais une brèche, un effondrement dans le réseau mis en place, a soudain permis à l'observateur de contempler certains phénomènes et les livrer à une meilleure perception.

L'acméité, dans ce cas, n'entre pas en compétition avec la Raison et l'Imagination, elle leur reprocherait plutôt de ne pas engendrer l'admirable et l'étonnement (d'où naît la Science, selon Aristote, comme chacun sait : Métaphysique, A 2, 982 b. "Ce fut l'étonnement qui poussa comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques..."- trad. TRICOT. VRIN, 1983, t 1, p 8-9 ), à moins que ce ne soient leurs itérations obligées une fois une convention posée, qui soient critiquées. L'acméité paraît casser un processus et ouvrir le cercle d'un horizon, dans un but d'enrichissement (ce qu'élimine l'idée d'une opposition) et de services rendus à un système. Ni ornemental ni contradictoire, mais dévoué à une perpétuelle ampleur, tel serait l'acméen. Aussi grandes que soient les intentions de Beauté, de Vérité qu'annoncent la Raison et l'Imagination, il arrive un moment où le système qu'elles ont mis au point, vient à s'user et s'amoindrir. D'où le recours et l'aide acméennes. Si le système de pensée chrétienne, semble nous dire l'auteur de la Navigation, se limite à des fêtes religieuses et ne s'ouvre pas à une admiration devant la Création Divine, il meurt de consomption, de vie réglée sans aventures spirituelles. Pour lui donner sa valeur, il faut l'implanter dans le vécu et le regard, à ce qu'il paraît. Mais outre ce point d'avoir choisi un système religieux, rien n'interdit d'en appliquer la leçon à tout autre système.

Nécessité d'un dépassement et d'une amplification. L'acméité livre là encore le besoin inhérent à l'imagination et au rationnel dont les pouvoirs sont grands, suffisamment grands pour réclamer que la possibilité d'aller au-delà soit envisagée, vu que les plus belles inventions naissent à côté, en dehors même, d'un système qui les appelle et dont elles sont la récompense. Posez avec justesse vos principes, vos images, vos mécanismes, étudiez-en les mouvements jusqu'au bout, et si cela est correct, l'inconnu poindra. Tel semble être le conseil acméen. Comment ? Par une déchirure interne à votre espace créé, l'impliquant là où nul ne l'attend. C'est un progrès par rapport à notre première analyse sur la critique acméenne qui voyait la Raison et l'Imagination souhaiter un point d'ancrage et se sentir incapables d'atteindre un "au-delà" : non seulement elles ne peuvent l'atteindre, mais elles le réclameraient ; de plus, elles le verraient surgir indépendamment de leurs entreprises, par intrusions soudaines.

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Mais ces remarques ne suffisent point. Elles laissent trop de place à des phénomènes insaisissables, survenant par un hasard providentiel. Peut-on cerner mieux comment l'acméité voit les domaines imaginaires et rationnels et quel rôle lui est attribuable ? L'Enéide avait pour message de fonder une terre promise, comme la Navigation de St Brendan; là encore, l'aspect raisonnable est battu en brèche lorsqu'Enée doit quitter Carthage où sans dommage il pourrait s'installer et unir les forces de son peuple à celles de la reine Didon. La douceur du lieu que l'amour de la reine rend encore plus agréable, cette plénitude de sentiments sont à laisser de côté par Enée. Auparavant, le poids des souvenirs, le désir de fonder une ville qui ressemblât de nouveau à la cité de Troie, occupent l'imaginaire du héros et nuisent à sa perception. Pour rompre avec ce premier attachement, nous avons décrit la fonction essentielle de la tempête qui ouvre d'ailleurs l'Enéide. Sa force et la figure spatiale qu'elle prend, sont comme le signe de l'irruption d'une nouveauté au sein d'un imaginaire étouffant et fondé jusque-là sur la répétition (Troie recommencée en Thrace et en Crète, rencontre d'Andromaque, peur des villes côtières grecques). La tempête indique qu'une ouverture est possible, elle décrit un espace changeant et crénelé qui ne ressemble à rien de connu, mais au sein duquel le héros découvre son vrai domaine. Au cours des guerres qui auront lieu dans le Latium, la même topologie apparaissait lors de l'affrontement en ses débuts de deux armées, car l'affrontement ne sera qu'un épisode malheureux jusqu'à ce que le lieu intermédiaire, de conciliation et d'union, s'épanouisse et englobe les adversaires. Image d'un futur prophétique où Rome unira des peuples, et les assemblera sous sa loi nouvelle.

D'un côté, Enée a quitté le havre que lui offrait Carthage selon une alliance très profitable, en proie à un tourment vif, de l'autre il laisse l'image trop présente de Troie s'estomper au cours de luttes agitées ; dans chacun des cas, deux espaces soigneusement ordonnés et possédant leur logique et leur horizon, sont fracturés pour qu'une naissance se fasse. Que penser alors du rôle que s'octroie l'acméité à l'égard de ces domaines si puissants ?

Elle les somme de reculer, d'admettre que leur surface plane et uniformisée (sans dire pour cela qu'elle est ennuyeuse et vide), soit hérissée d'une présence imprévue et étrangère. On aurait alors facilité à penser qu'un certain imaginaire en rencontre un autre et doit lui faire des concessions, qu'un certain système rationnel en découvre un autre, si bien que l'on pourrait faire l'économie de la notion d'acméité et demeurer au sein d'un ensemble de pensées convenues, sans avoir à postuler un troisième domaine. Mais cela n'est guère sensé et valable parce que le surgissement acméen est éphémère, a force de direction préfigurée, n'a pas le temps d'organiser par des liens étroits ce qu'il propose. Certes, il a été rendu possible par suite d'une tension entre deux potentiels ou deux noyaux attracteurs (Carthage, et les Grecs voulant achever de détruire Troie), mais il n'est pas un mélange de deux forces, un moyen terme entre deux tendances, il est d'une essence différente - ce qui nous renvoie à ce que disait René Thom sur la nature des catastrophes qui sont des structures indépendantes du substrat ou des forces où elles opèrent -, et il propose une solution imprévue dont le sens n'est pas immédiatement compréhensible. Comparons l'Enéide à la Navigation : l'acméité, dans ce dernier texte, rompt la répétition et l'uniformité d'un système, lui offre agrandissement et splendeur ; dans l'Enéide, l'acméité, devant le conflit qui oppose Raison et Imagination, assure un passage tout d'abord, mais surtout résout le problème par l'émergence d'un tiers pôle, par un saut et une solution extérieure aux tenants du drame. Sorte de "deus ex machina" paraissant à l'ultime moment.

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Considérons la pensée comme un fleuve s'écoulant. En premier lieu, avec Noé ou le Vieux Marin, ce flot apparaît sans source (origine) ni embouchure (un "au-delà") ; maintenant, avec Saint Brendan, c'est un lac, et le calme miroir de ses eaux le condamne à une horizontalité monotone (nécessité d'une perspective plus ample) ; puis, avec Enée, le fleuve rencontre une rivière, se heurte à elle, et tous deux songent à maintenir dissociés leur cours, ou à les mêler confusément, si une fracture dans le sol ne les engloutissait et ne leur imposait un cours souterrain (imprévisibilité d'un changement, apparition d'une tierce solution). Telle est la façon de voir propre à l'acméité concernant l'activité du rationnel et de l'imaginaire où à la fois elle s'oppose et se pose comme nécessaire et pouvant les compléter, et où elle s'aventure à les considérer mélangés, séparés, ou en conflit puisque son propos semble être de ne rien laisser de côté.

De cette façon, son rôle se dessine : elle existe dans chacun des cas. Elle s'affirme face à un processus s'auto-développant et s'auto-alimentant, d'une telle autonomie qu'il peut se suffire et ne jamais s'arrêter, risquant d'être infini.

En effet, prenons dans le domaine rationnel, l'exemple des nombres dont les combinaisons sont infinies, comme les opérations qu'ils permettent grâce au pouvoir de classification, d'assemblage et de réflexion de la Raison; et pourtant, au départ, ce n'est qu'une vision "décollée" de la réalité, une simplification abstraite s'ajoutant aux objets qui ont dans les faits, tous, cette particularité d'être uniques, et ne pourraient donc être comptés et mesurés, interdisant la suite des nombres (1, 2, 3, 4...). Mais une fois la théorie des nombres mis en place, il est possible de "couvrir" le réel de sa "laque" abstraite et d'en étendre à l'infini le champ. L'acméité porte alors ce jugement que l'objet de connaissance, ( si l'on oublie en outre qu'il est souvent même construit, mais on omettra ici cette possibilité), quel qu'il soit, pris dans les rets de la Raison, se trouve transformé, subit une légère métamorphose par suite de la topologie utilisée, ou est "étiré". Comme dans le lit de Procuste, qui avait pour coutume d'allonger ou de rétrécir ses hôtes une fois étendus dans leur lit, "l'objet" doit se prêter à ces modifications, qu'il soit matériel, ou conceptuel (par exemple, l'Intelligence lorsque le rationaliste entreprend de la mesurer avec des nombres et des tests). Mais cette critique s'adresse aussi à l'imaginaire qui, avec un seul thème, peut tant aimer le développer sous forme d'arabesques, et y revenir pour en colorer autrement un élément, etc. Jeu dont on conviendra facilement de l'existence.

Face à cette similitude d'attitude de la Raison et de l'Imagination, l'acméité pourrait se présenter comme une technique semblable au yoga, imposant de faire le vide de la conscience, sorte de table rase de nos représentations qui porte le nom bien connu de "samadhi", jusqu'à ce qu'une série d'images pures et absolues réinvestisse ce lieu, comme une perturbation voulue et sacrée, et non plus issue du balayage incessant de notre pensée agitée. Certes, il s'agit d'une critique qui lui est apparentée, mais les textes que nous avons utilisés ne paraissent pas envisager cette solution d'un vide de conscience, tant par ses héros que par les anecdotes contées. Ce n'est pas une négation et "nettoyage", plutôt l'envie de se soustraire à une domination. Sa nature est d'ordre "accidentel", dirons-nous pour l'heure, là où, en raison de la Théorie des Catastrophes, elle était appréhendée comme le lieu des tensions et des conflits, identifiable à ce "combat, père de toutes choses" dont parle Héraclite à propos de l'organisation de l'univers. Est-elle conjointe à l'activité rationnelle et imaginaire qui provoque son apparition ? La dialectique nous la donnerait comme une possibilité longtemps repoussée, une potentialité retenue et cachée par l'actualisation d'un pôle opposé tout

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puissant, comme si, à trop aller dans un sens, on accumulait une énergie inverse pouvant un jour réapparaître. L'admirable, l'inattendu, l'accidentel sont privilégiés. Comme dans les domaines imaginaires et rationnels, les "objets" sont déformés, ce qui tenterait de prouver que la connaissance n'y est pas pure non plus, et que l'interprétation donnée aux événements est aussi intentionnelle, marquée par l'impact de la pensée.

Le problème réside dans la difficulté qu'éprouve l'esprit humain à raisonner de façon trinaire, alors que les ambivalences et les oppositions sont si commodes. C'est pourquoi, par l'acméité un lent dégagement est imposé.

Tel le personnage de Jonas dans la Bible : l'ombilic parabolique indique un statut intermédiaire, un moment d'équilibre précaire qui peut se résoudre soit par un détachement (et une salvation, une délivrance) soit par un attachement plus grand (le premier attracteur réussit à reconquérir ce qui risquait de lui échapper). Prisonnier de la baleine, Jonas peut le rester mais grâce à sa prière la bouche s'ouvre et le libère ; prisonniers de leurs péchés, les Ninivites n'auront bientôt plus d'espoir de survivre mais leur repentir les sort de cette sombre caverne où ils étaient tombés. A l'inverse, l'ombre momentanée du ricin qui protège Jonas du soleil, ne résiste pas et s'évanouit, engloutie par le désert : une naissance de forme a échoué, ce simple vers la refait refluer dans le néant, comme une simple prière sincère avait pu retirer le héros d'un autre néant (la baleine). L'équilibre est rompu dans un sens ou dans l'autre, et l'auteur prend soin de nous notifier qu'il suffit d'un "rien", pour cela. Le même sens peut être tiré de l'épisode de l'Ile d'Eole dans l'Odyssée : un attracteur (Eole) accepte de voir un élément (Ulysse ) sortir de son attraction ; une outre pleine de vents, a un rapport mystérieux avec la sortie ; puis cette outre est crevée, et automatiquement, le retour se fait vers l'Ile d'Eole, et non pas ailleurs. Ulysse s'est endormi : le sommeil est cause de son malheur, c'est le "rien" qui provoque l'échec. L'outre des vents, a tout d'une représentation réduite du régime dominant dans le royaume d'Eole (roi des vents dont l'horizon a pour limites, les vents ; c'est-à-dire l'infini ; il faut donc le ramener à de justes proportions pour permettre d'échapper à son emprise). Episode ô combien symbolique pour nous ; à les réduire et à les enclore, on s'autorise alors à les dépasser, on ouvre une issue là où l'emprisonnement domine. Le domaine des vents évoque en retour le gouffre des mers où vit la baleine de Jonas (gouffre plus réduit que l'abîme salé), l'infinie puissance du Bien menaçant Ninive renvoie au désert brûlant qui entoure la ville. Les domaines peuvent s'amenuiser : la mer devient la baleine, la menace divine s'arrête sur une seule ville, le désert perd de son ardeur. Au-delà, est la frontière vers une délivrance. L'opération de réduire et de fermer un horizon permet d'éliminer le caractère diffus et incertain d'un espace trop grand. La situation possède une plus forte intensité, et de cette intensification peut surgir un dépassement. Un système est condensé et délimité pour que l'enjeu soit clair et imminent. L'espace acméen pourrait donc bien être une imitation en réduction, déformée et intensifiée des domaines rationnels et imaginaires (et de leurs nombreux systèmes et sous-systèmes), avec pour objectif "le délivrer".

Sorte de trou noir où la matière et l'espace s'engloutissent, l'espace acméen est porteur de mort, mais sa gravité est variable : après avoir englobé ce qu'il y a de dangereux dans un régime tout puissant, il dégage une ouverture. Cela semblerait être impossible si une saisie par projection n'était faite. Ce lieu de "réduction" renvoie peut-être trop à l'activité de la Raison opérant une simplification du réel ; ainsi la puissance d'un attracteur projetée vers son au-delà, vers le point d'inflexion où son attraction diminue, prend l'aspect même de cette diminution, se dédouble, et forme une seconde entité plus simple

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et dense que la première, montrant mieux son étendue limitée et appliquée alors à un seul phénomène.

Des autres types d'ombilics - hyperbolique et elliptique - l'on peut tirer une autre approche de l'acméité. Les cavernes et gouffres menaçants de l'Odyssée, tous ouverts sur un côté, et ressemblant à des cônes, rendent compte d'une oppression violente, ou perfide, et surtout ressentie et subie. Aucun état de grâce, de suspension n'est permis comme pour les ombilics paraboliques où un temps de répit est donné. Ici, la menace est imminente, totale et montre sa vraie nature. On se souvient de l'épisode du Cyclope et de celui des Lestrygons durant lesquels Ulysse , prisonnier d'un lieu qui l'encercle, ne doit son salut qu'à la présence d'une ouverture latérale. Le puits d'attraction se ferme, est d'une densité plus forte (présence du propriétaire), fonctionne comme une machine à broyer l'intrus. De plus, ces lieux oppressifs demeurent après qu'Ulysse s'en fut enfui.

Dans l'Ulysse irlandais, des Errances du fils de Laërte, il n'en était pas ainsi : Ulysse crevait l'oeil du Cyclope d'où s'écoulait un lac, débordement significatif d'une poche se vidant ou d'une eau prisonnière retrouvant le chemin de la liberté. L'Ulysse irlandais souffrait d'être maintenu à l'extérieur du monde social ; l'Ulysse homérique découvre en ces lieux le danger d'une autarcie et une altérité plus ou moins absolue, ce qui le propulse hors de son domaine et l'amène à se modifier. Etre homme, dans ce dernier cas, c'est apprendre à connaître la puissance d'une naissance, la souffrance qui l'accompagne, au nom d'un "plus de liberté". L'espace acméen n'imite plus en la condensant à outrance une menace vague d'un espace infini. Il devient une excroissance monstrueuse se dressant par dessus toute norme convenable, et dont le fonctionnement s'apparente à la Déraison ou à la Folie furieuse. Un excès est dénoncé et provoque l'effroi. D'où provient la boursouflure de l'espace ? D'un système dont les mailles du réseau sont trop nombreuses et serrées, si bien qu'un pincement de la réalité s'y fait et provoque un abcès. Le Cyclope évoque un monde ancien de dieux peu favorables à l'homme et qui sont antérieurs à l'ordre de Zeus, dieu nouveau et régnant depuis peu sur l'Olympe après avoir renversé son père et enchaîné les Géants.

En effet, les Cyclopes sont fils de la Terre, cette déesse primordiale aux enfantements inquiétants dans la Théogonie d'Hésiode ; quand Homère donne pour père à Polyphème, le dieu de la mer Poséidon, cela le rapproche un peu du nouvel ordre olympien puisque Poséidon est frère de Zeus, mais cela ne lui enlève rien de son caractère redoutable et antique puisque très vite, Poséidon gardant son attribut d''ébranleur de la Terre", reprend aussi les attributs des dieux des profondeurs inquiétantes. Un système se meurt de son foisonnement, de sa prolifération qui aboutit à un besoin de se délimiter. La Terre a peuplé les espaces de ces enfants monstrueux ; ces derniers se sont multipliés ; enfin, soupçonneux et totalitaires, ils s'estiment les seuls êtres vivants possibles et se protègent en se cloisonnant. La pensée semble bien agir de même, en créant un réseau d'explications, en le développant et en le regardant se développer tout seul, enfin en interdisant son dépassement par une série de fermetures protectrices. L'acméité viendrait alors fracturer cet achèvement autonome afin de l'intégrer dans une géographie plus vaste comme si l'on réduisait la poche ainsi faite, libérant les faits prisonniers en elle, les rendant à une autre organisation, puisqu'une force angoissante s'écroule (Lestrygons et Cyclopes s'effacent au profit de l'homme rescapé brisant une Fatalité jusque là toute puissante). Un autre niveau d'organisation se met en place. Or, l'on sait le rôle souvent créateur d'une erreur, d'une anomalie, d'une exception qui brise un système et entraîne à une nouvelle codification et représentation. L'acméité ne reproduit ni ne conserve ni

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n'accumule, mais pratique l'incision et l'extraction : elle ne retire d'un lot qu'un élément pour l'ériger et le libérer ainsi du poids et de la contrainte qui étaient siennes. Des potentialités individuelles s'expriment, jusque là éteintes. Un éparpillement a lieu qui ne ressemble pas à un amoindrissement des formes et des êtres (même si la taille d'Ulysse est inférieure à celle du Cyclope) car le choix s'est porté vers la forme la plus astucieuse et développée (l'homme) donnant à penser qu'un changement de niveaux s'opère, allant d'une organisation fruste à une complexité, d'un arrêt du Temps à un Devenir, d'une morale de rustres à une morale de la piété et de la bienveillance. En ce sens, l'acméité critique Raison et Imagination en les accusant d'émettre des systèmes qui se protègent après s'être gonflés de leurs propres productions audacieuses. Un abcès à percer.

Les ombilics elliptiques "disent" la même chose, quoique l'image soit inversée. La forme générale antithétique est celle d'une poche horizontale d'abord lisse et agréable où l'on s'enfonce au point de découvrir que l'issue est impossible. Dans l'Odyssée, un épisode comme celui de Circé en était une illustration, mais plus évidente encore sont ceux des Argonautiques où l'on voit Jason se perdre sur les lacs celtes au milieu d'un paysage blanchi de brume, puis renouveler l'expérience près du rivage des Syrtes sur le lac Triton. L'atmosphère est douce, aucune aspérité, un éloignement des choses se remarque, dans chacun des cas. On est loin de la violence première et sans fard des ombilics hyperboliques (1) : l'oppression est sournoise, pleine d'une mollesse mortelle, agissant par ombres et illusions proposées. Le héros réagissait en maintenant la cohésion de sa volonté et en la dressant comme une pointe. L'espace acméen devenait vaste, ouvert comme une plaine au centre légèrement creux, où les chemins se perdent, ressemblait à un paysage de dunes ou d'ondulations légères de sable, le tout caractérisé par une absence de verticales trop nettes et d'arrêtes trop vives. Cette image de rives atténuées, au fort pouvoir d'envoûtement, désigne en fait une paix factice, un retour à une harmonie basée sur l'ingestion. L'identité se noie au sein d'un enclos charmeur, lié à la Nature dans ce qu'elle a d'indifférencié et de désagrégation.

Nous avons là encore une nouvelle approche des systèmes rationnels et imaginaires par l'acméité, auxquels visiblement elle adresse le reproche de détruire la diversité et d'orienter la réalité vers une centralité uniformisante. Pour ce faire, y a-t-il eu projection accompagnée d'une réduction ou d'une imitation ? Est-ce un nouveau visage de ces domaines que l'acméité donnerait en le déformant quelque peu ? C'est exact que, pour critiquer quelqu'un ou quelque chose, c'est-à-dire l'évaluer, un mimétisme s'observe entre l'objet critiqué et son analyste ; les traits du comédien miment en les accentuant, ceux de sa victime et l'image se reproduit avec une déformation plus ou moins visible, une simplification aussi ou une stylisation.

En effet, rien n'empêche que cela soit un éloge, une idéalisation et non pas uniquement une caricature, quoique jusqu'à présent l'aspect négatif de la Raison et de l'Imagination ait été privilégié. Mais si l'espace acméen est en partie une "copie" déformée de l'imaginaire et du rationnel, il revient à l'acméité de guider cette projection. De plus, il convient que l'on sache si l'espace acméen se limite à cette reproduction au lieu d'être cet "au-delà" que nous avons espéré en quittant ces lieux qui en faisaient fonction pour être trop marqués de l'empreinte rationnelle et imaginaire.

En fait, nous avons pu progressivement voir que l'acméité, en se comportant autrement que l'imagination et la raison devant le problème de l'au-delà, effectuait alors une "critique" des attitudes imaginaires et rationnelles, dont nous donnerons ici le résumé.

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Dans le premier cas, où sont impliqués les textes du Déluge et le Dit du Vieux Marin, et qui correspond aux catastrophes du Pli et de la Fronce, l'acméité se situe par rapport à une Raison et une Imagination confondues, prises en bloc auxquelles il est reproché de ne pouvoir atteindre ni un Début ni une Fin : absence d'origine, aucune fin dernière. Leur activité, celle de l'Humanité avant le Déluge, paraît désordonnée et coupable ; quant à leur au-delà possible, le Vieux Marin arrive aux extrémités du monde (le pôle Sud), montre qu'il est fabriqué à partir d'éléments artificiels, qui tendent à se putréfier en un lieu d'immobilisation mortelle. Les reproches adressés ont donc trait au caractère incomplet et factice des représentations offertes par ces deux facultés de la pensée.

Dans le deuxième cas, concernant la Navigation de St Brendan à laquelle s'associe la catastrophe nommée Queue d'Aronde, et l'Enéide décrivant celle du Papillon, on a observé que l'organisation opérée par la Raison ou l'Imagination cette fois-ci séparées et même conflictuelles, était visée et condamnée. Les systèmes qu'elles mettent en place ferment le monde, l'encerclent, et elles s'auto-alimentent.

En effet, St Brendan brise et déchire un univers religieux symbolisé par quatre fêtes, et l'implique dans une vision amplifiée de la Création (le rationnel et l'imaginaire divisés en deux laissent place à un évasement). Enée, à la jonction entre un système à dominante rationnelle (Carthage, abri plein de bon sens) et un autre imaginaire (fondé sur le souvenir de Troie), obtient de Jupiter la chance d'une tierce solution jusque-là prévue mais non apparue. Il est possible d'échapper à leurs emprises même si ces systèmes se veulent uniques et n'admettent point que le héros leur fausse compagnie. C'est donc leur nivellement et leur suffisance autarcique qui sont dénoncés.

Dans le troisième cas, rassemblant le Livre de Jonas, l'Odyssée et les Argonautiques, et décrivant les figures ombilicales au nombre de trois, la Raison et l'Imagination sont conçues non plus comme des systèmes parfaits, mais comme des dynamismes réductionnistes. Il est alors donné de leurs efforts une image déformée, réduite à une forme où l'accaparement domine, où la violence brutale qui broie et écrase, et l'entropie qui uniformise, sont nettement accusées. En les doublant et réduisant, l'acméité donne à voir qu'elles écrasent l'individu, l'engouffrent ou le noient dans l'indifférencié. On assiste donc à une condamnation de leurs différentes oppressions.

En conclusion, l'analyse donne que l'acméité voit ses deux rivales, - Raison et Imagination -, comme des activités sans Début ni Fin, comme des systèmes autarciques, comme des dynamismes oppressifs. Mais cela ne se fait pas de façon constante. La critique ne vaut que pour un temps, celui nécessaire à un changement d'orientation, par exemple. Sinon, l'attitude acméenne à leur égard ne manque pas de respect et en avoue la nécessité (pensons aux fêtes religieuses de St Brendan, à l'aide accordée par les déesses à Ulysse , au ricin couvrant d'ombre Jonas). Il se dégage aussi que l'acméité s'établira comme une délivrance inespérée. Enfin, l'enjeu n'est pas le même selon chacun des cas : une résolution globale apparaît d'abord, puis collective, et finalement individuelle. Les mêmes solutions ne sont pas appliquées s'il s'agit de résoudre un problème propre à l'Humanité, ou à un Peuple, ou à un individu. Et puisque l'Imagination et la Raison, selon l'acméité sont en "faillite", de par leur propre mouvement, on saura que l'aventure décrite par des catastrophes peut accorder un renouvellement conceptuel. L'acméité risque de mieux y dessiner ses contours.

2) Vers une pensée acméenne :

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Le domaine acméen n'est pas uniquement un reflet critique des domaines imaginaires et rationnels. On aboutirait, sinon, à une disparition pure et simple de l'acméité. Certes, pour montrer certains effets pervers des facultés imaginatives et rationnelles, nous avons assisté à une reproduction déformante de leurs tentatives par le biais de figures spatiales contractantes et plissantes. Mais ces figures appartiennent à l'acméité, dont une partie a pu servir à opérer une critique, sans être pour cela le pendant négatif des domaines critiqués (une simple négation de quelque principe n'a pas en fait d'autonomie d'existence). Ce qui nous autorise à ces propos, c'est le fait que nous prenons ces différentes facultés de la pensée en face d'une seule et même interrogation : quel "au-delà" envisagent-elles, permettent-elles, comment le décrivent-elles ? Les réponses sont différentes mais chacune d'elles tend à éclipser celles des autres, ou tout au moins à les intégrer dans une représentation, si bien qu'une image déformée de l'autre est sans cesse proposée. Si l'on avait étudié attentivement les relations entre la Raison et l'Imagination à propos de la fabrication de l'au-delà, on aurait certainement vu comment la Raison dénature les solutions de l'Imagination (et vice versa), en rend compte en l'accusant d'obscurité, de prédisposition à l'illusion et au sensuel, et effectue sa critique en ridiculisant l'espace construit par l'imaginaire. Ici, donc, l'acméité ne sera plus perçue par rapport à ses deux soeurs, mais il sera tenté de la saisir dans sa spécificité.

Analysons les différents "au-delà" proposés par nos facultés, ce point idéal qui les justifie et oriente leurs efforts, leur sert d'horizon maximal et leur tient lieu de souhaitable. Car c'est par ce biais que nous n'avons cessé de les interroger pour mieux les comprendre. Ainsi, si l'acméité envisage un au-delà particulier, nous avancerons d'un pas vers cette preuve qu'elle est une faculté ou un mode de penser. Cela correspond à cette idée souvent féconde qu'aller "à la limite" implique et découvre un système mieux qu'aucun autre procédé. Rappelons que nous avons divisé le domaine rationnel en trois sous-domaines selon que la Raison se faisait expérimentale, transcendantale, ou formelle. La ligne droite prédomine mais devient visuellement et dans l'ordre, digue, route ou pont quand il s'agit pour la Raison d'expliquer son entreprise et d'y réfléchir. Il nous est possible de dire quels "au-delà" sont envisagés dans ces trois sous-domaines aux finalités différentes. De même, pour l'imagination dont le domaine se découpait en imaginaire moraliste, utopiste et symboliste, avec pour préférence la ligne courbe devenant labyrinthe, miroir et cercle.

Ce qu'il faut entendre par "au-delà", dans leur cas, c'est le modèle espéré et devant être atteint, constitué des valeurs mêmes qui fondent un type de raison ou d'imagination. C'est le plus souvent la suite "logique" de principes qui finissent par se réaliser ou bien la consécration d'une attente s'achevant en plénitude. Mais ce n'est point un but ; nous opterons pour la capacité maximale d'idéalisation ou de généralisation possible dans une des trois voies rationnelles ou imaginaires. Bordures extrêmes d'un horizon, territoire le plus lointain qui puisse être conçu, l'extériorité la plus grande que l'on puisse englober.

Nous établirons le tableau qui suit

 RAISON  IMAGINATION

 Mode et figure  Au-delà  Mode et figure  Au-delà

 Expérimentale ou taxinomique(digue ou jetée)

 Précision absolueEnregistrement

 MoralisteEchelle des valeurs

 Mérite reconnuMonde équilibré, juste, régulé

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total, notion de perfection

(Labyrinthe)

 Transcendantale(Phare ou route)

 . UniversalitéContinuitéVers l'Un

  Utopiste(Miroir ou écran)

 Pluralité, absence de contraintes

 Formelle ou connective(Pont)

 Harmonie des relations, interdépendance générale

 Symboliste(Cercle)

 Correspondances infinies, plénitude

Ce tableau précise approximativement le contenu de ces "au-delà" dont on pourrait améliorer la formulation, mais il faut remarquer surtout qu'horizontalement demeurent certaines ressemblances de comportement entre rationnel et imaginaire. Par leur "au-delà" se poursuit leur oeuvre engagée et les obstacles rencontrés viennent s'estomper. Une profonde unité relie le mode choisi et son "au-delà" rêvé, permettant d'avoir une nette idée de la nature respective de chacun de ces modes. Unité prédéterminée : ce qu'un mode du rationnel ou de l'imaginaire est, détermine son "au-delà" tandis que la figure utilisée apparaît alors comme l'obstacle à franchir, la difficulté éprouvée, le périple à suivre ou le péril encouru.

En transportant cette méthode à l'acméité , nous savons que ses figures spatiales sont les catastrophes ; elles nous narrent une aventure difficile, un cheminement effectué (entravé par les solutions imaginaires et rationnelles) jusqu'à un "au-delà". Au travers des plis et des fronces, des queues d'Aronde et des papillons, des ombilics aussi, un trajet a lieu qui conduit à une résolution. Jusqu'à présent, ces figures spatiales catastrophiques autorisaient à postuler un troisième domaine.

On sait que l'imaginaire n'est plus "l'au-delà" irréel du rationnel à qui revenait seul d'appréhender le réel ; le domaine rationnel et le domaine imaginaire possèdent leur "au-delà" respectif ; le domaine acméen, outre qu'il possède ses propres figures spatiales, doit avoir aussi un "au-delà" dont la reconnaissance nous permettra de désigner l'acméité en soi puisque dans les deux autres domaines, une relation d'identité est observable entre "au-delà" et modes de penser. L'espace acméen obtient alors d'être considéré comme autonome, et non plus comme "l'au-delà" du rationnel et de l'imaginaire qui ont déjà le leur.

Par un tableau, nous retracerons comment l'acméité en vient à s'imposer à l'esprit.

 

 

 Figure spatiale

 Catastrophes      Au-delà

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(première désignation)

Interprétation

spatio-temporelle

Interprétation

morale et

mythique

 Décroisementprocessus de décomposition, chute

 Pli et Fronce

 Fin - Début

Capturer/Engendrer Changer/Devenir Rompre/Unir

 Chute et salutDéréliction etAlliance

 Terre fermerenouvelée, atteinte par un mouvement de bas vers haut

 EvasementProcessus historial

 Queue d'Aronde et Papillon

 Fendre/CoudrePocheS'écaillerDonner/Recevoir

 Terre PromiseTierce solution

 Eclosion (d'un plan vers un autre plus ample)

 EffondrementProcessus de conversion

 Ombilic :Hyperbolique

Elliptique

Parabolique

 S'effondrer /Rece-voirPénétrer/Anéantir

Ejecter/percerLier/Ouvrir/Fer-mer

 DélivranceDégagement

IlluminationEclaircie

 Issue découpée à atteindreClarté vue par l'ouverture d'une porte

Là encore la formulation donnée à l"'au-delà" acméen mériterait d'être améliorée et pourra l'être. L'important est de noter ce déroulement : une aventure a lieu que racontent des catastrophes (héros, paysages, acteurs en subissent les modifications nécessaires à ces ensembles spatiaux) ; cette aventure renvoie à des situations morales que la puissance mythique a depuis longtemps investies; une solution est envisagée et gagnée, et ce succès devient un idéal réalisable, l"'au-delà" permis et espéré. Rien ne prouve, en effet, que chaque situation morale identique aboutisse toujours au même succès, car il y a en cela un caractère exceptionnel qu'indique bien la qualité du héros. Mais une solution ou une résolution est donnée, et livre une orientation. Au-delà fragile qui repose sur un changement de perspectives, une orée ou une clairière entrevue après un temps d'immobilisation et d'horizon rétréci.

Néanmoins, de ces convulsions soudaines et de ces sauts discontinus qu'expriment les catastrophes, nous pouvons tirer cette idée que vécues de l'intérieur par le héros, ces figures douloureuses structurent et alimentent des réflexions métaphysiques (Chute, Terre Promise, Illumination) et de plus, s'ouvrent sur cette idée qu'une adéquation meilleure s'ensuit entre l'homme et le monde. La transformation est gratifiante, elle remet en ordre, elle permet une réorganisation ou un renouvellement dans le sens d'une nécessité favorable. C'est tout au moins ce que promet cet "au-delà". Idée capitale qui nous sépare de la seule analyse de puits d'attraction en conflits puisqu'outre ce combat universel à l'origine de toute morphogénèse, s'avance la conviction que ce combat

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nécessaire emploie certains schémas de résolution identiques et positifs, tournés vers l'amélioration et l'harmonisation. Car le conflit n'existerait pas s'il ne pouvait aboutir.

S'il existe bien un "au-delà" spécifique au domaine acméen, il reste à savoir s'il s'agit d'un mode de penser tel que l'on puisse parler d'une faculté intellective.

La pensée peut s'impliquer et être appliquée dans différentes situations avec bonheur, mais dès qu'il s'agit d'étudier sa constitution et ses choix de contenus, il devient indispensable de se tourner vers la littérature dont elle est le matériau souvent brut et immédiat où elle laisse ses empreintes, des marques pour une reconstitution et son enrichissement. Penser à la pensée et le figurer est possible par la littérature parce que cette dernière lui fournit une réalité sur laquelle il est loisible d'édifier des théories qui rendront compte de la pensée en soi. De la réalité matérielle, on peut bâtir grâce à la pensée, une science, mais de la réalité littéraire, il est possible de construire une analyse de la pensée (certes, par la pensée, d'où la difficulté d'interférences). L"'objet littéraire" a d'autres vertus que l'objet matériel, en ce sens que déjà touché par la lumière de la pensée, il en conserve une luminosité qui, à son tour, peut renvoyer à la source lumineuse et en rendre compte.

Que l'on pense à ce que l'on nomme "prise de conscience", "reflet d'une époque", "états d'âmes", "crise", "étape de la vie", etc., c'est-à-dire autant de descriptifs de la pensée par la littérature. Prendre pour tableau et matériau de la pensée, une forme particulière de la littérature, à savoir les voyages en tous genres vers l'au-delà est possible en raison d'une adéquation toute intuitive entre le trajet qu'exprime tout voyage et le déplacement de concept en concept qu'utilise la pensée. D'un enracinement vers une essence.

La pensée rationnelle est un projet qui s'articule selon trois tendances et dont le vocabulaire rend très bien compte :

"penser" doit être rapproché, comme l'indique son étymologie, de "peser", et nous aurons le goût pour l'expérimentation qui caractérise le premier mode rationnel (figure de la digue et de la jetée, de la mesure, de la taxinomie en général),

mais "penser" se dit aussi comme un "réfléchir", c'est-à-dire un retour vers une source lumineuse, une clarté première et permettant la synthèse, si bien que l'on reconnaîtra la raison transcendantale (usant du Phare et de la Route pour unifier la réalité),

enfin, demeure le "cogiter" qui est avant tout "une sorte de tassement intérieur, un renversement des choses et de l'esprit qui cherchent à s'emboîter en vue d'une certaine conformité", comme le définissait si bien le philosophe spiritualiste Maurice Blondel (2) , et nous saurons y reconnaître la raison, formalisante et formelle qui relie et associe, rassemble et "emboîte", et se visualise par l'image du pont. Penser pour une approche rationnelle tient donc de la "pesée", de la "réflexion" et de la "cogitation".

 

L'intentionalité imaginaire s'observe aussi selon trois modes. Ce désir se compose en premier lieu des images du rêve et du cauchemar dont le pouvoir est tel que l'on reste prisonnier de leur enclos, durant le sommeil, sensation que l'on retrouve dans l'expérience du labyrinthe et de ce qu'il connote de descente inquiétante dans des lieux

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indifférenciés. En deuxième lieu, le désir devient rêverie, recréation, perspective coordonnée, là où l'existence ne donne que des fragments et des disparitions, en sorte que cette lutte contre l'évanescence générale s'apparente aux rêveries utopistes qui achèvent ou ferment l'histoire ou l'arrêtent un peu. En dernier, l'Imagination aspire à "engrosser" le réel, à le charger de significations secrètes et contradictoires, à l'occuper par des rapprochements plus ou moins possibles de faits lointains, tant et si bien que nous y voyons une pensée symboliste, usant du cercle (ou d'un anneau que l'on voudrait fermer et qui résisterait sans cesse). C'est pourquoi nous dirons que la faculté imaginaire tient du rêve, de la rêverie, de la jonction, soit trois modes différents employant certaines images de façon privilégiée ou leur donnant une force bien particulière.

3) Différences de potentiel et inventivité :

Maintenant commence la tâche difficile de saisir une troisième intentionalité à savoir l'acméité. On s'aperçoit de cette intentionalité à regarder comment la réalité est perçue selon les textes étudiés : des conflits l'habitent, des menaces pèsent sur elle, une souffrance se lit en ses lieux de tension. La pensée dramatise ce qu'elle rencontre, y découvre une attente profonde en vue d'une délivrance. Cette lecture n'est possible qu'en rapport avec une adéquation (probable ou suffisante) entre l'état effectif de la réalité et la vision apportée par la pensée. De même, lorsque la pensée était rationnelle, et visait par exemple à une "pesée", il fallait admettre que le réel puisse se peser. Ici, la pensée tient du "pathos", le voit dans les objets, et reçoit des objets cette image souffrante. Il y a reconnaissance d'une souffrance qui correspond à une faculté intellective parce qu'une direction (intentionalité) existe, basée sur des conflits et des tensions repérables. A l'intérieur même de la pensée, s'instaure une alternance conflictuelle entre une pensée subissant et une autre provoquant : d'un côté, l'acméité pâtit d'une souffrance, accepte cette situation du monde, en intellectualise les aspects, de l'autre, elle provoque une solution, un rachat, elle organise un dépassement et prépare à un destin.

Le libre-arbitre de l'homme s'y trouve impliqué : l'homme nourrit son malheur et s'en dégage, amasse le danger et s'adapte, en toute liberté et nécessité. Cela provient d'une forme de sa pensée alertée par certaines résistances et tensions internes. L'acméen réside dans cette "mise en équation" douloureuse et tendue, et non plus seulement dans la reproduction et l'affinement de données, leurs combinaisons et leurs suggestions, leurs remplacements et alliances, comme nous l'avions avec le rationnel et l'imaginaire. Une "mise en équation" suppose la jonction de plans opposés, en vue d'un aboutissement : il y a alors un "pâtir", une blessure commise sur les faits et supportée par le penseur qui se heurte à un obstacle, et un "dégagement" qui libère les faits et le penseur de ce poids. L'acméité a ce double visage.

En disant de la pensée qu'elle peut concevoir et projeter une dramatisation du monde, parce qu'elle subit des changements douloureux et qu'elle en provoque, c'est de son essence qu'il s'agit : son déroulement est arrêté par les résistances (objections, hésitations, retours en arrière, tabous, paresses), et des abandons (contraintes, oublis, détours, - autant de potentiels et de dénivellations possibles -). En raison même de ces conflits internes qui nous renvoient aussi aux expressions culturelles, psychologiques ou sociologiques, la pensée acméenne peut lire le réel comme une carte lui ressemblant car peuplée de tensions diverses. Alors, on obtiendra cette définition nouvelle de l'acte de penser, à savoir que c'est amener l'Etre à se dégager d'une emprise (pesanteur ou malédiction) pour l'engager vers une solution (destinée ou salut). Nous aurons une

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emprise, ce qui revient à rassembler la contrainte aveugle, l'illusion vaine, le déterminisme injuste, tout ce qui provoque un souffrir. Les solutions certes sont déjà connues, non dans leurs résultats toujours différenciés, mais dans leur processus : elles s'apparentent aux sept catastrophes et sont comme autant de façons ou de modes pour aboutir et permettre la fin d'une tension douloureuse, et l'apparition d'un événement (proprement englouti jusque là). De plus, ce qui nous autorise à affirmer que le mouvement de la pensée s'effectue en usant des catastrophes, provient des traces laissées de ce mouvement dans les oeuvres littéraires. Or la parenté de ces dernières avec la pensée est évidente. Les catastrophes sont donc présentes à l'intérieur de cette pensée soucieuse de résoudre ses propres conflits entre plusieurs tendances ou préférences, ce que la littérature narre en transposant dans le domaine humain.

Les conflits de la pensée sont-ils produits par la pensée seule ou proviennent-ils de présences étrangères, affectives ou inconscientes par exemple ? L'on pourrait nous faire le procès d'agréger en elle ce qui est d'une nature différente et corromprait son essence, mais le caractère purement abstrait de sa vision du réel et des solutions proposées nous doit enlever toute hésitation. Il s'agit d'une cohérence bien structurée, d'une opération intellectuelle qui n'est sentimentale ou passionnée qu'à titre d'anecdote, semblable aux lamentations du héros sur son sort, gémissements qui en soi n'affectent pas le processus de la pensée, mais le commentent. L'essence de la pensée acméenne réside dans un état "pathétique" par lequel la connaissance se fonde, selon le vers si célèbre d'Eschyle :

(Agamemnon - v. 176) "Par la souffrance, la connaissance." to mathos tôi pathôi"

dont il ne faudrait pas réduire la portée à un culte de la douleur ; il doit être compris comme la description ou le constat d'un mouvement de la pensée allant d'une oppression à une salvation par le biais de figures spatiales catastrophiques.

Les souffrances physiques, morales, intellectuelles, sous toutes leurs formes, se rapporteront à des situations négatives et subies ; le "souffrir" de la pensée (utilisons ce mot à cet effet pour séparer les concepts), est d'amener à l'existence un étant emprisonné, de le faire surgir de ses propres conflits incessants, de mettre en équation (et l'on pourrait établir que les catastrophes sont des modes de calcul) le disparate et le monotone, le clos et l'achevé. Concepts, conceptions, théories, systèmes se heurtent et s'effondrent, se croisent et se clouent dans le cerveau, puis se doivent à une reconduction vers une issue nouvelle sans que nous ayons à croire que la pensée s'est chargée de parties sensitives qui lui seraient étrangères. Cela ne l'empêche pas, bien entendu, de comprendre et de projeter ses propres résultats lorsqu'elle vient à découvrir le réel (matériel ou affectif par exemple), mais elle ne peut le faire que pour avoir "vécu", si l'on peut dire, en elle des phénomènes de torsion et de tension dus à la confluence de propositions diverses et de prime abord inconciliables.

Maintenant nous supposerons que l'emploi de certaines catastrophes se fait non en fonction du résultat morphogénétique seul, mais aussi pour des raisons supérieures d'adéquation à un dessein lié au maintien de la réalité créée. Il s'agit pour la pensée, de faire vivre à la réalité ce qu'elle même conçoit et subit, en particulier l'avènement d'un Evénement (la venue d'un étant à l'existence, en termes plus philosophiques). Elle n'engagerait aucun processus douloureux si elle ne pouvait être sûre d'un résultat effectif ou tout au moins possible et si d'autre part elle n'en sentait le caractère nécessaire et inéluctable. Consciemment, elle se mettra en situation de devoir utiliser telle ou telle

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catastrophe, parce qu'elle vise tel effet nécessaire à son projet d'amener l'Etre à apparaître, de créer un événement dans un champ uni et déjà occupé. Comment, en effet, produire un événement ? Comment établir son identité, sa dissimilitude, son unicité ? Tout pourrait nous faire croire qu'il rejoint des partenaires déjà là, lui ressemblant totalement, et ainsi pourrions-nous lui dénier le droit d'être différencié et propre. Rien n'aurait surgi, ne se serait épanoui.

Or, au moins trois postulats sont indispensables pour éviter un alignement sur le Non-Etre (en tant que somme d'éléments égaux et infinis) : il faut admettre que la répétition s'arrête, que les effets échappent aux causes, que l'unique en absolu est possible. Sans cela, l'événement, quelle que soit sa taille, se dissout, au profit d'une réalité hérissée d'accidents qui n'aboutissent à rien, et ne deviennent pas événements. L'événement a un sens, porte une signification, provient d'un dessein. L'accident n'est qu'une défaillance inutile d'une réalité confuse et agitée de soubresauts, mais qui la laissent uniforme, puisqu'aucune modification n'est apportée à sa nature. La répétition du semblable ou du quasi-semblable doit être interrompue pour que le contour de l'événement soit précisé et qu'un isolement se constitue autour de lui. La pensée n'opère pas uniquement un "tri", arrachant le fait à son contexte immédiat ; elle tend à l'accorder à un autre lieu, à le déplacer pour le concilier à un de ses "au-delà" déjà préparés et envisagés.

Prenons le cas de la Révolution Française: le fait en soi a pu être vécu par les hommes politiques attachés au roi comme de peu d'importance, rappelant des révoltes agraires dues à la faim, somme toute courantes. Mais c'était sans tenir compte du travail des philosophes qui avaient créé en pensée un "au-delà" de l'absolutisme royal, sorte de puits d'attraction en puissance qui fit d'une agitation populaire un Evénement historique, parce qu'un lieu avait été préparé et pouvait modeler, accueillir, laisser grandir l'événement en question. La pensée a permis effectivement qu'un "accident" enclavé dans une longue suite de faits identiques l'étouffant ou l'anémiant, soit amené à l'existence, à l'unicité que nous lui reconnaissons, se "love" dans une place annoncée et organisée, comme s'il y avait accord ou conciliation. La croissance de l'événement, son débordement ont conduit parfois à des désenchantements ou à des revirements, mais une harmonisation s'est opérée, modifiant les modèles qui avaient servi à projeter l'accident dans un lieu plus vaste, selon un mutuel échange. Les catastrophes qui répondent le mieux à ces changements de formes, nous paraissent être le Pli et la Fronce parce que l'on y vise une nouvelle alliance, une autre conciliation, une remise en ordre d'une structure affolée ou moribonde (répétition monotone ou cancéreuse). Sans l'événement donc, la réalité "s'accidente" à l'infini, se détériore en fait, au lieu et place de découvrir de nouveaux arrangements.

Le deuxième postulat nous renvoie à l'"hétérotélie", c'est-à-dire à l'impossibilité de mesurer les conséquences de nos actes, de les prévoir totalement, d'être certain que les mêmes effets produisent toujours les mêmes causes. Des intrusions, même minimes, se commettent, déviant une course, faussant un résultat escompté, nous livrant à un inconnu que nous coifferons du nom "d'événements" s'il s'installe dans l'interstice ouvert. Là encore, nombre d'accidents sont des déviations observables dans un processus, mais on ne notera qu'un décalage entre le point de départ et l'arrivée, une frange d'incertitude. Bien différent sera l'Evénement que la pensée fonde et instaure, rompant un déroulement dont elle connaît les effets, au nom d'autres résultats plus grandioses qu'elle appelle de ses voeux ; parce qu'elle souffre à l'idée d'un déterminisme aveugle, étroit, obligatoire, elle propose de rompre le lien entre la cause et l'effet, et de

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dégager une place où introduire l'événement, si bien que l'effet comme la cause en seront modifiés. L"'au-delà" construit est dans la rupture du lien inéluctable entre deux faits, il est conçu comme une quête de ce qui rompt une habitude ou un système, il inaugure la voie qui rend vaine une opposition ou une causalité. C'est en quoi l'événement de cette forme de pensée se différencie du précédent qui devait être adéquat à un emplacement ou se le rendre adéquat. Ici, l'hétérotélie est souhaitée et recherchée, elle vivifie le monde, le rajeunit.

Et s'il faut proposer un exemple, notre esprit hésite entre l'homme de science, le juriste ou le philosophe, bref tous ceux qui croient en un "dépassement", hors du continu multiple et enchaîné. Car il ne s'agit pas d'une irrégularité (c'est-à-dire un accident) mais d'un "détachement" permettant une redistribution des faits et des concepts, comme la notion de "République" ou "chose publique" annule ou régularise les tensions entre clans familiaux, conduit à une autre réflexion sur le rôle et la place de l'homme devenu citoyen, achève cette dépendance à un clan et aux oppositions qu'elle faisait naître. Dans un autre domaine, la découverte du rôle de la lune sur les marées détruit à tout jamais la relation supposée exister entre le bord du monde et la respiration de l'Océan (quel contour donner au monde ? Et si ce dernier est achevé et parfait, d'où provient ce mouvement de pulsations ?) mais surtout elle la remplace en proposant un agrandissement des contours du monde unis par d"'étranges" attractions. La pensée acméenne instaure de tels événements dans le but de fonder un "destin" : on ne recherche plus une harmonisation comme précédemment, mais un changement d'optique rendu possible par l'intrusion ou le report, la rencontre d'une nouvelle destination grâce à de nouvelles assignations, bref une fondation.

Acte de s'implanter, de s'installer, de lutter contre des résistances obstinées, de se glisser dans l'intervalle, comme le rappelle l'étymologie de "destin" : racine STA - établir, fixer, liée aux mots "constance", "interstices", "distance" ou "obstiner". Nous y reconnaîtrons les catastrophes de la Queue d'Aronde et du Papillon, comme moyens d'obtenir ces résultats formels, mais la pensée qui les emploie concourt ainsi à maintenir l'infinité du monde, à saisir la relative insuffisance de nos conceptions, de même qu'elle pourvoit à un agrandissement. Sans un tel projet, l'événement n'est que "dérapage" inintéressant par rapport à un but prévu et connu, au lieu de cette installation souveraine ouvrant le cercle de l'horizon. La pensée acméenne, en tant que "souffrir", ne saurait admettre que toutes les relations soient une fois pour toutes établies et qu'aucun "miracle" ne se produisît. "Se destiner à" c'est rompre une fatalité, c'est une décision consentie pour un dépassement.

Le dernier postulat, celui où nous posons qu'un Evénement est unique en soi et par soi, peut l'être et doit être reconnu tel, exprime un nouveau "souffrir" de la pensée anxieuse devant la disparition de toutes choses, consciente de l'entreprise menaçante de l'univers, du risque encouru par l'indifférenciation progressive et inéluctable. Ce "souffrir" n'est pas un désir d'améliorer ou de remplacer, ce qui nous renverrait à l'imaginaire dont l'oeuvre est de colmater les manques de la réalité, mais un regroupement de facteurs afin d'accroître une tension et de la résoudre autrement. La réalité est "provoquée" comme dirait Heidegger, c'est-à-dire dramatisée, condensée, à l'image de l'inquiétude de la pensée, dans l'espoir d'une résolution porteuse de nouveauté. On est loin, dans ce cas, du désir inversant une situation malheureuse, la colorant de feux charmeurs, évoquant un bonheur. Certes, dans les faits il faudrait estimer que la part de tensions et de conflits est plus forte que celle des ajustements pré-établis ou des adaptations sélectives.

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Outre que nous jugeons la réalité et la pensée en étroite corrélation, nous découvrons donc des séries de faits convenant à la Raison et à l'Imagination : la relative régularité du cours des astres, la sélection naturelle des espèces (image réalisée d'un désir de vie plus assurée), par exemple. Mais une part non négligeable d'événements "uniques" s'impose aussi dans la mesure où l'on accepte de circonscrire un fait, de le déclarer unique, d'éliminer toute similitude gênante quoique inévitable (aucune unicité n'est totale, ne saurait être pensée : il restera toujours quelque point même infime appartenant en commun à deux faits).

Or, cette unicité est accessible si l'on étudie le processus qui la fait naître et qui a converti quelque chose en une autre chose, avec l'intuition de la délivrer de la "gangue" des similitudes avoisinantes. "L'objet" est comme enterré, prisonnier, et la pensée acméenne accroît et intensifie l'emprisonnement, jusqu'à rompre l'objet ou à l'éjecter sous forme d'événement. La pensée ne déplace pas, n'implante plus, mais convertit, donne à l'objet un environnement plus vaste et spécifique, au-delà préparé et non-partagé. Ce dernier est conçu comme un espace qu'il faut étendre, disséminer. Il augmente la différence entre l'objet A et l'objet B, en transformant A en C (avec l'assurance que C est beaucoup plus loin de B). Une identité naît sur le fond de l'identique. Une place unique a été créée. La littérature et l'histoire ont bien des exemples à proposer par lesquels on voit qu'un événement a été privilégié par la pensée, puis contesté et oublié.

En fait, toute observation conduit à ce repérage mais si cela se fait dans le but d'un "découvrement" transformant, c'est-à-dire d'une "conversion" (détournement de sens, polarisation nouvelle, déjouement d'un piège, etc.), alors cela sera du domaine acméen. La volonté de réhabilitation est plus importante que la simple apparition d'un fait nouveau. Tel le "germe du feu" couvant sous la cendre, l'événement existe, couvert d'opprobre, d'approche erronée ou d'oubli, d'indifférence ou de "péchés", il attend sa délivrance, comme un autre Prométhée enchaîné. Aristarque de Samos (IIIe siècle avant J.C.) suppose que la terre tourne autour du soleil; son hypothèse est sans effet ; Copernic, quelques siècles après, la réactualise et valide. Pour ce faire, il a détourné l'hypothèse d'Aristarque qui, d'après ce que l'on peut supposer (3), visait à rendre cohérente une vision pythagoricienne d'harmonie des sphères tournant autour d'un feu central d'essence divine, pour la conduire à une représentation du monde où l'homme perd sa royauté et ne se sent pas forcément à l'intérieur d'un monde harmonieux et régulé.

La pensée acméenne, par le biais de ces dramatisations vers l'Unique (utilisant, à ce qu'il nous semble, la troisième catégorie de catastrophes, celles des ombilics) accorde au monde cette assurance que rien n'est définitivement perdu, que l'effort n'est pas vain, et que tout fait attend l'interprétation correcte, celle le mettant en valeur. La réalité est dans l'invention de contextes appropriés, c'est-à-dire de plus en plus englobants et vastes. Un espace est à dégager autour de l'événement pour que l'on prenne son exacte mesure. Au niveau humain, il ne saurait être plus agréable que cet attachement aux particularités inaperçues et si fragiles. Un optimisme certain se laisse entrevoir.

Concluons. La pensée acméenne oriente les figures catastrophiques vers un dessein général qui ne peut être compris seulement comme l'apparition de formes multiples, incessantes, en tous sens. La morphogénèse est certes à l'oeuvre dans la Nature mais, au niveau des faits de la culture, elle traduit autant de tentatives pour fonder une harmonie

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non des relations comme dans la pensée rationnelle formellement dégageant des proportions, des nombres d'or ou des rapprochements reproduisibles, mais une harmonie des existants où chacun a une valeur spécifique qui ne doit rien à celle des autres ni par contraste ni par voisinage. Une harmonie est un arrangement de pièces différentes, un ajustement à vrai dire qui se fait par tâtonnements et incertitudes. Il faut à la pensée préparer un espace, savoir comment l'obtenir, afin de permettre à un fait d'apparaître en toute lumière. Les opérations intellectuelles ont été les suivantes (4) :

- déplacer un fait d'un lieu dans un autre déjà établi (où il aura meilleure allure) ;

- implanter un fait dans un lieu déjà occupé (et par là casser un enchaînement) ;

- dégager un espace nouveau pour y recevoir le fait jusque là étouffé et perdu.

On utilisera les catastrophes pour donner une nouvelle forme ou allure au fait-événement mais on aura créé par anticipation et projection acméenne un pôle d'attraction adapté à la réception du fait. Cela provient du "souffrir" de la pensée supportant mal l'inadaptation, la violence et l'incohérence et qui sans cesse provoque des nouveaux lieux attractifs où elle exerce une pression, de façon à y faire tomber, glisser, surgir, se diviser, etc., le fait en voie de devenir événement. La catastrophe permet le passage, explique le changement de forme ; l'acméité oriente cette activité vers un épanouissement de chaque partie de la réalité pensée.

Il y a plusieurs façons d'ajuster la réalité à de nouveaux états où elle est "délivrée" ; cela correspond aux modes de la pensée acméenne ; oeuvre de conciliation et d'alliance (greffer un fait d'un lieu en un autre) ; désignation d'un destin (fonder et implanter "l'autre" au milieu du "même") ; conversion et retournement de situations (inventer un système où un fait sera à sa juste valeur reconnue bien qu'il ait été utilisé et converti pour d'autres explications). Cela peut expliquer les progrès de la connaissance, ses étapes et ses seuils, des changements d'opinion, des différences d'interprétation. La pensée retrouve dans la Nature non seulement ces modifications constantes, un souci d'équilibre, d'économie des moyens comme résolution à des tensions, mais surtout cette absence de repos, le risque de l'entropie, nécessitant astuces, inventions, dégagements en tous genres.

 

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NOTES

chapitre 4

(1) Il faut bien différencier la surface de contrôle de l'axe de comportement : l'elliptique suppose une tension (solution choisie par un système pour éviter la disparition) ; l'hyperbolique préfère un relâchement (pour échapper à des contraintes diverses, une partie du système se sépare du système). "Tension" et "Relâchement" (ou Evasion, Détachement) sont des comportements formels. Pour qu'ils existent, il faut une série de

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contraintes dialectiques : pour l'elliptique, elles sont amollissantes ; pour l'hyperbolique, elles sont violentes.

La validité d'un système n'est pas infinie. Elle correspond à un espace plus ou moins vaste qui couvre certains faits. Mais de plus, la complexité des relations entrevues par le système entre ces faits n'est pas à négliger. Cela rend difficile toute classification des systèmes pour élaborer des "systèmes de systèmes" où l'on tiendrait compte du nombre et de l'ampleur des niveaux de réalité saisis.

(2)BLONDEL, La Pensée t 1, p XVIII.

(3) Abel REY, L'Apogée de la science technique grecque- Ch. 5 p 75-80.

(4) Il ne s'agit pas de catégories de la pensée qui structureraient de façon à priori la réalité, mais de "mouvements" inhérents à la pensée (considérée comme un fluide s'investissant dans différents milieux).

CONCLUSION GENERALE

 

Il est normal d'avoir parcouru de la distance lors qu'on emprunte le récit d'un voyage en mer. Sur l'autre rive, un vif regret se forme, d'avoir malmené ces textes pour les avoir soumis à un seul et même questionnement, celui de leur représentation du monde. C'est toute une partie de la littérature qui se trouve engagée dans cette revendication. La réalité n'est pas immédiate, elle se construit, et rien ne fonde son objectivité sauf si on l'enracine dans une spatialisation. Tout pourrait n'être que conventions culturelles (images et mots d'une époque) et rendre la littérature autoréférentielle (ce qu'elle est aussi) ou réfléchissant une image fragmentaire du réel (conflits sociaux, génie national ). La navigation en mer fonctionne ainsi, mais aussi autrement, elle structure le monde, selon l'essence même du réel, à savoir sa spatialité et ses morphogénèses.

En effet la meilleure représentation d'un quelconque espace abstrait ne peut être en littérature que la mer, bien plus que le ciel, si l'on veut un substrat sur lequel des formes puissent apparaître. La mer est un plan où l'évolution est permise, où le devenir s'aventure, en raison même des soubresauts qu'elle connaît et des conflits dont sa surface est agitée. L'imagerie littéraire, toutefois, est loin de gêner le caractère universel nécessaire à une intelligibilité des phénomènes : certes, les outils géométriques ne sont pas utilisés, mais les figures décrites ont une valeur générale (par exemple la Terre Promise, l'Encerclement, l'Effondrement, etc.) facilement conceptualisable, dont l'idéalité est suffisamment abstraite pour être employée ailleurs. L'au-delà que ces navigations proposent doit donc être compris dans cette perspective : c'est une proposition d'espace pour narrer une morphogénèse, - celle de l'homme dans ses choix existentiels et métaphysiques - identique à une singularité déployée ; c'est le lieu où l'on passe d'un état à l'autre, il n'est donc pas situé en dehors de la terre, il est en bordure de tout système en rencontrant un autre, et imposant à un objet (ici l'homme) de sauter d'un état à un autre. L'au-delà est une bordure transitive.

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Que la littérature, dans certaines de ses uvres, soit apte à formaliser des processus, ne doit pas surprendre, même si son appréhension du réel (jugée intuitive) n'est point une métrique ou un paramétrage symbolique. Certes, ce qui est amené à l'évidence reste englué d'images anthropomorphes, mais cette réalité humaine est une réalité, si bien que le récit doit se comprendre comme une problématique et une solution. Ainsi dans les parabases, la navigation expose comment une pensée partagée entre plusieurs pôles trouve l'issue, devient invention. Que ce soit des "pôles" religieux, philosophiques, historiques ou existentiels, ce seront comme des attracteurs où la pensée soudain se concentre, s'investit, et donc se heurte à des contradictions, des hésitations, des choix, des seuils, et produit des formes nouvelles, d'aspect ici littéraire. On sait que l'on raisonne rarement avec plus de quatre données issues de systèmes différents. Barrière intellectuelle qui veut que nous soyons plus à l'aise dans les oppositions (dialectique), un peu moins avec trois systèmes ou perspectives (trilogique), très peu avec quatre (de même que l' il saisit globalement, et n'a pas besoin de compter les marches d'un escalier s'il y en a deux, trois, ou quatre, mais doit le faire au-delà) (1) . L'image est la même dans nos textes qui ne dépassent pas quatre lieux "attracteurs" : dans l'Enéide ce sera Troie recommencée, les villes grecques, Carthage, le Latium ; dans l'épisode de Jonas, la Judée, Tartessos, Ninive, le désert (2).

Ce qui a lieu cérébralement est ici représenté, et les conflits inhérents à la compétition entre différents systèmes (ou préférences idéologiques) sont alors visualisés, mis en lumière. C'est pourquoi la littérature révèle le travail de la pensée. W. Gombrowicz dans son Journal (1957 - 1960), lorsqu'il se demande ce qui arriverait si on liquidait l'art, répond avec humour : "on ne pourrait plus jamais savoir ce que l'homme sent et pense - l'homme isolé -". L'art ici désigné, est la littérature. L'homme isolé, c'est le créateur, l'inventeur de formes, mais que deviendrions nous si aucune forme n'était inventée ? Justement nous ne pourrions devenir, n'ayant rien à nous "objecter".

Ce qui rend ces navigations si précieuses, c'est que le processus d'où la forme (conceptuelle ou artistique) sort, n'est pas gommé. Elles déroulent le flux de la pensée (partagée entre différents bassins, répartie entre plusieurs hésitations, soit un ensemble de turbulences), et exposent les métamorphoses de l'enjeu (symbolisé par un héros). On y gagne une analyse d'une des formes de l'inventivité, grâce à la construction d'un lieu extrémal, et d'assister à l'éclosion de concepts essentiels à la réflexion (continuité, discontinuité ; coupure et tierce solution ; signification globale et sens local) ou à l'existence (alliance, promesse, conversion).

NOTES de la CONCLUSION :

(1) L'on peut aussi rappeler la fameuse règle des phases de Gibbs en chimie, déterminant qu'un système hétérogène comportant deux constituants et soumis à deux paramètres (pression, température), ne peut excéder quatre phases d'équilibre.

(2) L'Odyssée n'en a que trois : Troie, Ithaque, l'Autre Monde(se subdivisant en Etres trop hospitaliers - Etres trop inhospitaliers).

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Les Navigations "imaginaires", exemples d'Irlande et d'ailleurs

TROISIEME PARTIE : L'exemple irlandais

CHAPITRE I HIBERNICAa) Du monde irlandais ancien b) L'Irlande latine

Notes

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CHAPITRE I HIBERNICA

 

Que faire de certaines parties de la littérature, surtout si elles sont anciennes et confuses, comme impures et maladroites, de prime abord immorales ou monotones Certaines littératures ont pu s'affirmer essentielles et universelles, même dans des balbutiements et des fragments d'oeuvres perdues, et l'on en est venu à tirer de ces derniers, plus d'une réflexion encourageante pour fonder une validité générale. La situation de la littérature irlandaise nous semble bien différente - au moins en trois périodes de son histoire où elle dut survivre dans des "moules" qui lui étaient étrangers. Certes, certaines de ses oeuvres ont atteint une célébrité mondiale, surtout dans la période moderne, ce qui rendrait notre jugement injuste si nous établissions que l'Irlande n'a engendré que des oeuvres circonstancielles, conjoncturelles, bref imparfaites et régionales. Mais dans l'ensemble, la pensée ne saurait immédiatement trouver dans les oeuvres irlandaises de quoi alimenter sa réflexion, et constituer archétypes ou structures, qui seraient valables ailleurs, plus tard, en d'autres domaines. Tout au moins, en apparence.

Précisons et serrons la question. D'abord, auelles sont ces trois périodes qui donnent à la littérature irlandaise un cachet tout particulier ? En fait, c'est d'une situation de malaise ou d'inadéquation qu'il s'agit. Les premiers textes écrits sont liés à la christianisation de l'Ile : ce sont des textes religieux allant de la Drière au sermon en passant par la vie d'un saint. Mais si les manuscrits qui les conservent et qui nous sont parvenus sont les plus anciens témoignages écrits (si l'on accepte d'éliminer l'épigraphie ogamique, en soi peu littéraire), il empêche qu'ils traduisent (dès l'aube de cette littérature) une première "inadaptation". Ils sont écrits en un latin appris dans les livres, qui reproduit souvent les structures du gaëlique, qui recopie des tournures glanées ici et là, assemblées parfois sous forme de glossaires aussi étranges que déraisonnables pour le latiniste, etc. Dès l'origine, parce que l'Irlande ne fut jamais conquise par Rome et dut a sa conversion au christianisme d'adopter l'écriture, il ressort ce premier décalage dont nous grossirons ainsi les traits pour dégager un paradoxe : c'est dans une langue étranqère, au début mal maîtrisée, que s'élabore une littérature nationale dont le but est d'être conforme à des modèles européens et de se fondre dans cette identité culturelle. Le résultat fut souvent éloigné du terme escompté ; il fut souvent inattendu, à mi-chemin peut-être.

Evidemment, ce n'était point la première forme de littérature qui aermât en Irlande. Il en existait une très ancienne, retenue par coeur et récitée, datant des époques précédant le christianisme, et qui aurait totalement disparu si ces mêmes clercs affairés à s'exprimer en latin, n'avaient pris la peine de nous en transcrire l'essentiel dans la langue du cru, laissant un témoignage irremplaçable tant d'une langue que de croyances et de mentalités. Cet effort pour conserver des textes antérieurs à la christanisation des esprits et que l'on aurait pu à tout jamais vouloir faire disparaître, s'est accompagné d'une volonté de les associer, de les intégrer dans la tradition biblique et évangélique, comme pour la greffe d'un corps étranger, moins par malhonnêteté intellectuelle que pour unifier des créations différentes. Trop longtemps, les critiques se sont ri de ces juxtapositions et de ces rapports douteux, élaguant au sein des interpolations chrétiennes pour retrouver la pureté originelle du texte "paien", certains ont même craint des édulcorations, dessuppressions, voire des destructions. En fait, au lieu de déplorer un état des textes, on pourrait tirer meilleur profit en étudiant justement le passage d'une littérature d'un cadre dans un autre, d'autant que cela se résout par un renforcement de la

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portée de cette même littérature. La voici distendue à toute une aire méditerranéenne à laquelle elle n'avait point droit, la voici autorisée à d'audacieux rapprochements (factices et illusoires, mais si prometteurs et féconds dans le vécu de la création). Situation à nouveau paradoxale si l'on veut : une authentique littérature nationale, sans résistance, se complait à se concilier à d'autres traditions étranqères dont elle s'estime rapidement une héritière privilégiée en raison de ses propres oeuvres. Ainsi, la domination étrangère loin d'aboutir à une destruction systématique de ce qui l'avait précédé, a permis une certaine sauvegarde. De plus, elle propose un rattachement à une origine (hypothèse fausse et contestable mais puissante). De toute facon, le champ de l'horizon était agrandi.

De ces deux périodes, historiquement superposées par moments, on pourrait crier à la malchance et se plaindre du sort que les destins accordèrent à l'Irlande, rétextant que son identité fut bafouée, qu'elle fut spoliëe de son âme après avoir été victime d'une conauête des esprits où elle perdit sa langue et ses croyances profondes. Vains regrets à notre sens car de certaines tensions surgissent des interrogations des plus fécondes, et de cette situation inconfortable, l'esprit irlandais a tiré plus d'une occasion de prouver son astuce et son éveil. La capacité d'intégrer et d'opérer une synthèse se développe ; le goût de la liberté grâce à plusieurs références y est plus vif ; l'agilité de l'esprit passant d'un plan à un autre' ne peut qu'être accrue. Dans d'autres pays, il en fut de même. Nous citerons le cas de l'épopée persane de Firdousi Le Livre des Rois alliant le vieux fond indo-iranien, la réforme zoroastrienne, les cultes mésopotamiens, et le shiisme musulman, donnant à chacun ses lettres de noblesse et fondant ces apports divers dans un vaste dessein historique, celui de l'Iran, sans que l'on puisse suspecter la foi en l'Islam de son auteur. A un moindre degré, pensons aux Prairies d'or de' Masoudi, à l'Abrégé des Merveilles d'un auteur anonyme, qui permettent de relier l'histoire des pharaons à la Bible et à Mahomet, de rassembler ce qui ne devait pas aller ensemble et qui aurait dû nécessiter l'ablation d'une partie. Les "coupures" sont excellentes dans la mesure où elles permettent des raccommodages et non des exclusions. Le disparate en est le risque majeur ; l'avantaae, dans le cas d'un succes, revient à instaurer des points de vue originaux et nouveaux.

Si nous continuons à brosser ces tableaux de façon grossière, c'est pour comprendre la surprise intellectuelle de qui aborde pour la première fois la littérature irlandaise, en relevant une dernière période. A la différence du latin qui ne fut jamais parlé comme une langue vivante et qui ne détruisit pas le gaélique, l'anglais s'installe en Irlande en profondeur, devint une langue natale, par suite d'une colonisation durable. Acquérir cette langue devait assurer un statut social meilleur ou simplement une occasion de liberté. Bien des colons eux-mêmes firent cause avec le pays où ils vivaient et renforcèrent le nationalisme naissant. Et c'est ce passage d'une littérature nommée "anglo-anglaise" où l'apport anglais domine à une littérature "irlandoanglaise" représentant après fusion une nouvelle identité culturelle, c'est ce passage qui mérite la plus grande attention. Le plus délicat pour un pays colonisé, une fois que son indépendance est obtenue sur le plan politique, est d'acquérir une autonomie culturelle, surtout si ce nouvel état demeure modeste et n'atteint pas la taille de grande puissance.

L'indépendance des Etats-Unis ne ressemble pas à celle de la République irlandaise, en raison de la portée même de ces Etats dans les conflits historiques. Ressasser les idées, les animosités, se définir par rapport au pas colonisateur, soit en le niant, soit en le conspuant, sont le lot commun d'une littérature marquée par une période et tournée vers

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sa légitimité. L'handicap est majeur ; la "couleur locale" nuit à une respiration plus ample. Avec l'Irlande, la situation devient vite différente, littérairement parlant. La lanque anglaise, à l'opposé du latin, ne véhiculait pas de religion particulière (même si le protestantisme put jouer parfois ce rôle en Irlande) à inculquer à tous et à faire partager. Une fois son rôle politique de dominatio,n matérielle mis entre parenthèses, il ne restait d'elle sur le plan culturel que la vague fascination de sa capitale, Londres. C'était donc un "espace vide" qui attendait d'être occupé par des créations artistiques plus riches parce qu'enracinées dans le vécu et le Passé d'un peuple. Si la revendication culturelle et nationaledes Irlandais s'est faite dans la langue du ma;tre, ce qui en soi est banal, ce qui l'est moins c'est d'observer la très rapide autonomie des lettres irla,n,daises moins soucieuses de rivaliser avec l'Angleterre que de s'exprimer en tout absolu, indépendamment de la dialectique du Maltre et de l'Esclave où ce dernier peut circonvenir le Maltre en l'insultant et en le remplaçant.

A une oppression politique féroce, ne correspondait pas un partaae culturel puissant et attractif : une issue s'ouvrait où la langue anglaise comme instrument neutre et aisé, pouvait être utilisée sans renier ses idées d'indépendance, sans avoir trop à se justifier, sans culpabilité et surtout sans avoir à admirer ce que l'on devait politiquement ou idéologiquement rejeter, bannir, éliminer de sa conscience.

Ce que nous disons là, est une simplification, car l'on trouverait maints exemples de littérateurs irlandais, soit imitant leurs confrères anglais, soit s'opposant à ceux-là dans le seul but de se poser et de s'imposer, de nourrir une conscience nationale. Mais à la différence de la situation précédente où le latin fut introduit en Irlande, on notera que l'anglais correspond à un pouvoir politique seulement. Les gouvernements britanniques n'avaient visiblement aucun souhait à ce que les Irlandais adhèrent à la cause britannique, deviennent des sujets à part entières, se sentent membres de la Couronne au point de se sacrifier ou d'abjurer leur foi. Derrière le latin, avant le conflit entre Rom et l'Eglise d'Irlande au XIIe siècle, ne se trouvait, en revanche, aucune puissance politique vu l'état d'anarchie douce qui régna en Europe entre le VIe et le VIIe siècle, mais une foi nouvelle, porteuse de valeurs à communiquer et à faire fructifier, prenait appui de cette langue. A observer donc ces deux situation, on tirera sans peine que l'une est l'inverse de l'autre, que la première ne s'accompagne pas d'oppression politique et économique comme la seconde, mais l'usage de la langue importée fut différent, et par là même la naissance de créations littéraires : un pouvoir politique va de pair avec une forme de culture ; cette dernière étant absente en Irlande, il se trouvait un espace culturel normalement afférent au politique, totalement désert (imaginons une langue servant à communiquer uniquement et non à exprimer des pensées et des émotions, soit une langue prlsonnière ou amputée de son autre versant), espace créé en attente, attirant en diable, attractif pour qui voulait échapper à la domination matérielle éhontée du pouoir : ainsi la littérature irlandaise moderne naquit moins d'une volonté de délimiter un particularisme national que d'un dégagement de ce même particularisme étouffé et soudairlement affronté à un espace étranger et vaste, de l'ordre de ]'extension, qui symboliserait l'emploi de l'anglais. Le risque majeur encouru est alors de la dissolution tant au plan moral que culturel : il faut se soustraire à un modèle, en inventer un personnel de toutes pièces, le voir s'ffondrer et s'arracher en fait à tout modèle. Encore une fois, cela ne va pas de soi pour un pays colonisé d'accéder à l'indépendance, de fonder de précieuses "idosyncrasies", dans le flot universel de la culture humaine. La littérature irlandaise présente ce trait à nouveau paradoxal de créer l'espace culturel qui manquera à son adversaire politique, de compléter une domination et de les convertir en

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délivrance. Nouveau décalage, si l'on veut, entre une culture et un pouvoir, la première dissociée du second et utilisant la langue de l'adversaire non point pour faire passer une envie d'indépendance, mais pour une adéquation improbable entre une culture nouvelle et un pouvoir qui, pour être à la même hauteur, se devait d'être transformé.

Ces trois périodes aussi brièvement esquissées, de la littérature irlandaise, proposent une image curieuse, ne serait-ce que pour un observateur voulant se faire une idée générale et avoir quelques directions avant de s'intéresser davantage. Nous en donnerons ces trois formulations premières :

a) La première littérature est le résultat du "mélange" du latin (symbole de la foi chrétienne) et du gaelique.Compromis aux effets originaux et destination nouvelle de la langue et de la pensée irlandaise.b) La deuxième forme de littérature correspond au "passage" d'une culture paienne originelle dans une culture chrétienne. Conciliation ou alliance nouvelle aux rappochements modifiant les perspectives.c) La troisième forme est "l'invention" contestataire d'une domination des esprits faisant pendant à celle des êtres et des biens (1) Elle échappe à la situation politique oppressive en profitant de la faiblesse culturelle du pouvcir ; elle transmute une culture nationale moribonde et étouffée en une culture propulsée par le canal même du pouvoir qui voulut l'éteindre à jamais. Conversion nécessaire donnant naissance à un foyer original et attractif.

Le lecteur attentif reconnaîtra dans ces concepts (compromis, conciliation, conversion) ceux que nous décrivions à propos des trois types de catastrophes. Nous montrerons que leur application est fort probable et traduit bien le mouvement et la spécificité de l'esprit irlandais : la littérature, qui l'exprime en partie, d'abord tete de s'adapter à une lanque importée (le latin) comme d'adapter cette dernière à d'anciens usages locaux, puis veut se concilier à des modèles étrangers, enfin se convertit à l'ennemi pour kénéficier de sa force et le circonvenir. Chaque fois nous envisageons la rencontre de deux "pôles d'attraction" que nous pouvons nommer "foyers" dans le cadre qui nous occupe, et le résultat culturel qui s'ensuit. D'un foyer à l'autre, la créativité se déplace ou se glisse entre, ou se déploie. De ces passages, elle se revêt d'une spécificité et cela explique par le biais de métamorphoses, la variété de l'inspiration irlandaise. On aurait alors une extension (2) de la Théorie des CatastroPhes à l'histoire littéraire, et surtout un premier élément de réponse à notre question sur la portée universelle possible de cette littérature.

Nous ne sommes pas d'ailleurs les seuls à l'appeler de nos voeux et à en sentir la présence si l'on considère certains titres (pour autant qu'ils soient significatifs) d'ouvrages propres à l'Irlande : certains parlent d'un "miracle irlandais" (Daniel-Rops) comme l'on a parlé d'un "miracle grec" ; une traduction de l'épopée La geste de la Branche Rouqe (Chauviré) est sous-titrée "ou l'Illiade irlandaise" ; le texte médiéval de la Navigation de St Brendan est affublé à son tour du titre "d'Odyssée monacale" ; un article de journal (Le Monde, 9 Novembre 1984) transforme l'appellation "d'Ile des Saints" par celle plus moderne "d'Ile des Surdoués dans le Domaine Littéraire" etc. Autant de cas à notre sens, symptomatiques d'un besoin de rattachement à une universalité, de compréhension maximale, où cette spécificité irlandaise produirait quelques lois ou considérations des plus générales, à moins qu'il ne s'agisse d'un malaise devant une littérature fascinante mais dont on ne saurait que faire, sinon l'aimer et tenter

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de l'expliquer. Et cela nous ramène à notre interrogation initiale, de parier sur une forme de pensée extraordinaire à l'oeuvre dans la créativité irlandaise, dont il faut éclairer les fondements, et rechercher la secrète conceptualisation.

a) Du monde irlandais ancien

Y a-t-il donc "un miracle irlandais" comme il y eut le "miracle grec" ? Peut-on parler d'une "celtitude" comme de la "romanité" ? En fait, la question n'est pas saugrenue si l'on veut bien s'attarder au responsable de l'expression "le miracle grec", devenue si courante qu'on la croirait dater de la renaissance ou de la philosophie romantique allemande. C'est à Ernest Renan que revient la paternité de cette si fameuse formule livrée dans ses Souvenirs d enfance et de jeunesse (1876-1882) : "L'impression que me fit Athènes est de beaucoup la plus forte que j'ai jamais ressentie. Il y a un lieu où la perfection existe ; il n'y en a pas deux : c'est celui-là. Je n'avais rien imaginé de pareil. C'est l'idéal cristallisé en marbre pantélique qui se montrait à moi. Jusque-là, j'avais cru que la perfection n'est pas de ce monde, une seule révélation me paraissait se rapprocher de l'absolu. Depuis longtemps, je ne croyais plus au miracle, dans le sens propre du mot ; cependant, la destinée unique du peuple juif, aboutissant à Jésus et au christianisme, m'apparaissait comme quelque chosé de tout à fait à part. Or voici qu'à côté du miracle juif, venait se placer pour moi le miracle grec, une chose qui n'a existé qu'une fois, qui ne s'était jamais vue, qui ne se reverra plus, mais dont l'effet durera éternellement, je veux dire un type de beauté éternelle, sans nulle tache locale ou nationale" (Prière sur l'Acropole) (3).

Comme toutes les formules trop galvaudées elle peut agacer mais ce qui nous retient à elle, c'est l'idée qu'un certain art et une certaine littérature qu'ils soient juif ou grec ou autre, fondent l'universel, le découvrent et l'illustrent. Les rationalistes auxquels Renan finit par appartenir, dont l'influence si forte sous la IIIème République vint à s'éteindre avant la seconde Guerre Mondiale, apprécièrent fort peu le choix du terme en raison de son aura religieuse. Ainsi, Berr, dans son introduction à une collection intitulée "L'Evolution de l'humanité" (4), écrivait : "il est bien évident que si l'on devait entendre par "miracle grec" l'apparition irrationnelle d'un hénomène historique de première grandeur la civilisation héllénique ; s'il s'agissait avec ce mot, de renouveler le genre d'interprétation historique dont Saint Augustin a donné le modèle dans sa Cité de Dieu et Bossuet dans son Discours sur l'Histoire Universelle, il faudrait rejeter un terme compromettant pour la science.

Mais le mot est parfaitement légitime si on lui maintient son sens propre et étymologique d'objet digne d'admiration. Il implique même quelque chose de plus : "l'inattendu, le surprenant... Le miracle implique la contingence. C'est un ensemble de contingences favorables..."

Voilà comment l'on a vu gloser l'expression alors que visiblement pour Renan, elle demeurait proche d'une réflexion religieuse, ou tout au moins très morale puisque c'est sur la morale, cette éducation de l'âme et de l'esprit par le biais de la critique rationnelle, qu'il comptait reconstituer une unité humaine en dépit de la pluralité des doctrines et des religions. Or, Renan, breton fidèle à ses origines, fasciné par la Grèce, tourmenté par la Judée (on connait de lui sa Vie de Jésus qui fit scandale, mais on oublie ses travaux archéologiques et ceux linguistiques sur les langues sémitiques), tenta aussi, dans ses Essais de Morale et de Critique (1859)(5), celui intitulé "la poèsie des races celtiques",

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de dégager le propre d'une littérature celtique comme s'il recherchait là encore de quoi cerner un "miracle", une propension morale à unir les hommes (malgré un particularisme national), un effort de dépassement qui n'a pas encore dit son dernier mot. La poésie ne précède-telle pas la philosophie aux dires mêmes de Renan ? Ce qui nous importe donc, c'est de voir qu'un penseur, à l'oriaine même d'une expression qui accordait à une culture d'acceder à une éternité remarquable, auparavant émettait à l'égard des littératures celtiques le même avis, le publiait et le professait, séparant même dans le sein de cette famille, le rameau irlandais, pour sa forte personnalité. Sa thèse mérite d'être exposée avant de` considérer d'autres critiques ayant une telle problématique.

Quels arguments servent à Renan dans la reconnaissance d'une littérature dépassant le cadre de son origine et digne d'être proposée à l'attention des hommes ? Ce qui le frappe au premier abord, c'est que "ce petit peuple" (où il intègre Bretons, Gallois, Irlandais) est en possession d'une littérature qui a exercé au Moyen-Age une immense influenc, changé l'imagination européenne et imposé ses motifs poètiques à presque toute la chrétienté (6). Il faut donc trouver les raisons de cette fascination, et Renan les voit dans les caractères nationaux de ces races, selon un préiugé courant à l'époque quoiqu'il tempère cette idée par des considérations psychologiques : si cette race est pure par suite de son isolement, elle est surtout marquée par sa coutume et par la solitude "elle a tous les défauts et les qualités de l'homme solitaire : à la fois fière et timide, puissante par le sentiment et faible dans l'action" (7). En fait pour Renan, il s'agit d'un type d'hommes qui se sont mis à 'écart de l'Histoire ou de la vie, ont référé la vie intérieure au détriment de toute vie politique, ont choisi la voie du rêve et négligé de réussir matériellement, indifférents à l'or ou à l'impérialisme. Portrait idéalisé du Celte, fortement teinté par les goûts même de Renan attaché à l'idée de Bonté diffuse, possible entre les hommes. Ainsi il soutient ces jugements sans trop les appuyer, comme la conséquence de la pureté du sang et d'une vie trop solitaire : "dénuée d'expansion, étrangère à toute idée d'agression et de conquête, peu soucieuse de faire prévaloir sa pensée au dehors, elle (la race) n'a su que reculer..." (8!; "l'infini délicatesse de sentiment qui caractérise la race celtique est étroitement liée à son besoin de concentration" (9); "l'élément essentiel de la vie poétique du celte, c'est l'aventure, c'est-à-dire la poursuite de l'inconnu, une course sans fin après l'objet toujours fuyant du désir" (10), etc.

Mais, au delà de ces qualités innées, inhérentes à un peuple, dont nous sentons qu'elles conviendraient aussi à d'autres peuples, il faut remarquer chez Renan une aut-e tentative de définition basée sur quelques thèmes subconscients de ces littératures. Ces dernières sont tant latines que gaéliques, britanniques, galloise et semblent s'achever dans l'effort des érudits folkloriques du XIXe siècle pour les rédiger (l'écriture comme forme terminale d'une tradition irréprochable). Renan ne traite donc pas la littérature anglo-irlandaise ou i landaise-anglaise, mais déjà, il couvre pour nous au moins deux des trois périodes relevées. Si l'imagination celtique lui parait infinie ("comparée à l'imagination classique, l'imagination celtique est vraiment l'infini comparée au fini" (11), le propre de cette littérature est d'avoir élaboré un nouvel idéal, en deux parties, pourrait-on dire, une nouvelle image de la femme et la croyance en un au-delà salvateur. Quoique vaincu, aible, tourné sur lui-même, un peuple convainc par son culte à la douceur et à l'espérance. Renan soutient alors : "presaue tous les grands appels au surnaturel sont dus à des peuples espérant contre toute espérance... Israël humilié rêva la conquête spirituelle du monde, et y réussit" (12).

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Là encore, arrêtons-nous sur la référence à Israël qui partageait à l'époque avec la Grèce les qualités d'universalité que nous voyons attribuées, comme en réserve ou en possibilités non exploitées, par Renan aux littératures celtiques. Certes, les documents littéraires dans l'exposé de Renan seront surtout gallois, par suite des traductions de l'époque et de l'esprit du temps plus préparé au climat romanesque des Mabinogion (13), qu'à la virulence des textes épiques et mythologiques de l'Irlande. Renan même accentue les traits moraux et littéraires qui rendraient au lecteur de son temps ces ouvrages plus accessibles, insistant sur la douceur, la bienveillance qui en émane, la sympathie pour les êtres faibles, la mansuétude pour les animaux. Il remarque ces traits dans la littérature écclésiastique illustrant cela par la navigation de Saint Brendan dont on sait le fondement irlandais : "ce sentiment (vive sympathie pour les êtres faibles) est un des plus profonds chez les peuples celtiques. Ils ont eu pitié même de Judas. Saint Brendan, le rencontra sur un rocher au milieu des mers polaires. Il passe là un jour par semaine pour se rafraichir des "feux de l'enfer" (14); "la littérature écclésiastique elle-même presente des traits analogues: la mansuétude pour les animaux éclate dans toutes les légendes des Saints de Bretagne et d ' Irlande" (15). De ces tendances visibles ou littéraires, qui renvoient toujours à la situation d'un peuple vaincu, notre auteur en déduit une attitude face à la Nature qu ' il considère aussi élevée que celle de la Grèce ou de l ' Inde: si humainement, la littérature celtique est porteuse d ' idéaux dignes de ceux de Judée, physiquement ( et on aurait presque envie de dire "scientifiquement" ) elle ouvre une ère comme le fit à ce su jet la Grèce. A deux reprises, il le proclame, "leur mythologie n'est qu'un naturalisme transparent, non pas ce naturalisme anthromorphique de la Grèce et de l' Inde (16), où les forces de l'Univers érigées en êtres vivants et doués de conscience, tendent de plus en Plus à se détacher des phénomènes physiques et à devenir des êtres moraux, mais un naturalisme réaliste en quelque sorte, l'amour de la nature pour elle-même, l'impression vive de sa magie, accompagnée du mouvement de tristesse que l'homme éprouve, quand face à face avec elle, il croit l'entendre lui parler de son origine et de sa destinée "(17).

Plus loin, il réunit christianisme, hellénisme et hibernisme autour du mot de "miracle" qui lui servira plus tard à désigner la Grèce : "chez les Kymris (Celtes ), le principe de la merveille est dans la nature elle-même, dans ses forces cachées dans son inépuisable fécondité... Rien de la conception monothéiste où le merveilleux n ' est qu'un miracle, une dérogation aux lois établies . Rien non plus de ces personnifications de la vie de la nature, qui forment le fond des mythologies de la Grèce et de l' Inde . Ici, c'est le naturalisme parfait, la foi indéfinie dans le possible, la croyance à l' existence d'êtres indépendants, et portant en eux-mêmes le principe de leur force: idée tout à fait contraire au christianisme qui dans de pareils êtres, voit nécessairement des anges ou des démons "(18). Trois notions apparaissent: le "merveilleux naturaliste" des Celtes, le "miracle" judéo-chrétien, l'"anthromorphisme" gréco-indien. La nature y est soit aimée pour elle-même, soit transgressée, soit humanisée, et l'on peut alors supposer trois formes de pensée toutes aussi originales l'une que les autres. Renan, de plus, évite de tomber dans le piège d'une opposition entre le paganisme et le christianisme, entre un fond original et une "contamination" détestable, parce qu'il ne cherche pas un particularisme qu'il faudrait dépouiller de toute impureté, mais il veut montrer que "l'hibernisme" ou "poésie des races celtiques" a assimilé le christianisme pour lui ressembler dans son goût, sa vertu ou sa prétention (selon l'optique de chacun) à l'universalisme. Il décrit : "la douceur des moeurs et l'exquise sensibilité des races celtiques... les prédestinaient au christianisme" (19). Mais cette douceur et cette sensibilité sont révélatrices d'une attitude face à la nature des plus générales, comme

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d'ailleurs l'héllénisme et le christianisme firent vite bon ménae. Même si Renan ne l'énonce pas comme nous venons de le faire, l'on devine le fondement secret de son raisonnement : ne vous étonnez pas, semble-t-il dire à ses lecteurs, si cette littérature a pu fasciner l'Europe et l'influencer, c'est qu'elle porte en elle des qualités qui l'apparentent aux littératures les plus nobles et lui donnent sa physionomie ; à titre d'exemple, voyez la légende de Saint Brendan qui "est sans contredit le produit le plus singulier de cette combinaison du naturalisme celtique avec le spiritualisme chrétien" (20). De la nommer, d'autre part, "Odyssée monacale" (21) pour insister sur sa ressemblance avec la Grèce et de nous avertir du rôle privilégié que joua l'Irlande au VI et-IXe siècle, "théâtre d'un singulier mouvement religieux" (p 441) où fusionnèrent Rome, la Judée et peut-être la Grèce parce qu'ils retrouvaient le terrain de l'universalité.

La conclusion de Renan est alors des plus simples : cette littérature préfigure une philosophie à naître, si la race celtique "s'enhardissait à faire son entrée dans le monde et si elle assujettissait aux conditions de la pensée moderne sa riche et profonde nature". Plus loin, il remarque que son "enfance poétique" fut complète et n'admet pas que la réflexion lui manque : "l'Allemagne, qui avait commencé par la science et la critique, a fini par la poésie, pourquoi les races celtiques, qui ont commencé par la poésie, ne finiraient-elles pas par la critique ? ... Les races poétiques sont les races philosophiques, et la philosophie n'est au fond qu'une manière de poésie comme une autre" (22). De toute évidence, Renan, par de tels parallèles, nous invite à sentir une oriainalité féconde au sein d'une littérature qui exprime d'ailleurs mleux ses traits caractéristiques au moyen des oeuvres irlandaises. De plus, il y voit la promesse d'une universalité, quoiqu'il l'attribue surtout aux possibilités d'une race et un peu moins aux créations littéraires elles-mêmes. Ces dernières mettent sur la voie, sont une étape, un premier effort qui trouvera d'autres moules pour s'accompli

Renan n'est pas le seul critique qui ait postulé l'existence d'un "miracle celtique" à défaut d'irlandais, à considérer la littérature de ces pays. Il ne s'agit pas d'interprétations adaptées à des textes (comme la psychanalyse a pu servir par exemple à en comprendre certains), mais d'un mouvement qui part des oeuvres pour en "tirer" un système, faire venir au jour une série de concepts et d'enchaînements uniques quoique généraux. La méthode reste et demeure inductive ; celle de Renan était plutôt analogique et nous amenait à l'expression ennuyeuse de "miracle". L'analogie servira encore mais le contenu sera délimité. C'est à une étude de Clémence Ramnoux que nous pensons pour l'heure et qui porte sur "les légendes irlandaises du cycle des Rois"(23). Le sujet est plus resserré, correspond seulement à une partie de la littérature mythologique gaelique (là où Renan englobait épopée, littérature écclesiastique, chants bardiques, etc., de toutes les nations celtiques), mais l'orientation de l'étude est conforme à notre intuition et s'ouvre par une interrogation identique à la nôtre.

En effet, Clémence Ramnoux, spécialiste du philosophe grec Héraclite, tentée par la psychanalyse, a retenu des leçons de Dumézil qu'elle suivit à une époque où ce mythologue avait peu de succès, la certitude que le moindre texte ancien, au premier abord sans intérêt, peut contenir des trésors si l'on réussit à le lire (et ce, gràce à une méthode comparative). Or, à l'évidence, "nulle part, la langue (irlandaise) n'a eu la fortune historique de devenir l'organe pour la transmission d'un trésor commun à l'humanité, ni une tradition religieuse, ni une philosophie ni seulement une oeuvre universellement lue"24. Constat négatif, même si l'on veut bien retenir l'influence irlandaise sur le MoyenAge puisant à la "matière bretonne", ou l'ossianisme né d'une

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falsification (Macpherson) qui se répandit en Europe à l'époque romantique. Rien, en apparence, n'est solide et digne d'intérêt. Mais si l'on accepte de remettre en question le mode de lecture, il n'en serait pas de même : "on ne peut lire les récits mythiques, épiques, et annalistiques d'Irlande, rien que pour le pittoresque, ou pour le plaisir de sentir passer un air de merveille et de magie - c'est le mode de lecture des paresseux"25. L'Irlande est trop associée à ce "merveilleux" facile - dont Renan ne sut pas toujours se défaire - , à ces évocations commodes qui interdisent la compréhension d'une spécificité. Que rechercher alors, quelle attitude avoir, si ce n'est avoir plus de considération pour ces oeuvres-là ? Une autre lecture est proposee, rellgleuse qui conçoit que "sous cet habillage, des substructures se manifestent, avec des formes à définir, des fragments à intégrer dans une reconstitution"26. Autre regard, autre résultats.

Clémence Ramnoux en vient aussi à dégager quelques thèmes insistants, obsessionnels même, qui délimitent quelques concepts bien précis : la notion de temps, celle d'invasion, celle de la malédiction, celle de "l'autre" ou de "l'étranger". Prenons la première notion. De nombreux critiques ont été sensibles aux étranges déroulements du temps concus et exposés dans ces textes. Pour Ramnoux, cette vision du monde plus marquée par le Temps que par l'Espace est celle d'une île entourée par les étapes du temps (saisons, cycles) quoique ce dernier tourne autour de l'ile à des vitesses différentes selon que l'on s'approche ou s'éloigne de son centre : "on y (à l'ile) échappe rien qu'en traversant une surface d'eau, en pénétrant dans un brouillard, ou dans un fourré sauvage, sur place pourrait-on dire, en s'immergeant dans un monde enveloppant et compénétrant ; comme un temps de texture plus épaisse"27. Vision d'une temoralité épaisse, pleine de durée emboitées s'écoulant à des rythmes différents (le héros humain, de séjour dans l'au-delà, croit demeurer un jour, et apprend à son retour qu'un siècle a passé, comme ce fut le cas pour Bran, le navigateur, ou Usheen, le héros de Yeats). La deuxième notion - celle d'invasion - est plus étrange encore : dans les rites (fêtes du "Samain", de couronnement royal), dans les mythes et épopées, on observe la répétition d'une narration qui veut l'invasion de démons, de brigands, d'éléments naturels, de peuples étrangers, etc. de façon cyclique. Mais c'est moins l'idée de cycles qui prédomine que celle d'invasions nécessaires, profitables quoique douloureuses, articulant un drame cosmique où alternent débarquement et retrait, victoire et catastrophe, bataille et fondation. Et Ramnoux de noter à juste titre que "l'histoire de l'Irlande a précisement été concue dans le schéma d'une succession de conquêtes par des peuples nouveaux"28, ce qui en soi est fort oriainal puisque pu de mythologies nationales célebrent l'invasion et l'estiment, malgré les menaces de fin et de destruction qu'elle suppose, apte à structurer le réel. Les récits mythologiques irlandais nomment quatre invasions principales et il serait vain, comme le concut d'Arbois de Jubainville29 de repérer à quels peuples réels cela correspondait. Il s'agit d'archétypes dont on retrouve la trace dans bien des récits littéraires, comme d'un thème fécond et respetable. Par exemple, nous pensons le retrouver dans les navigations imaginaires ou "imrama", où les héros revoient d'anciens personnages ou amis retirés dans l'Autre-Monde, repoussés en périphérie, tandis que la Navigation de Saint Brendan annonce qu'une terre attend les chrétiens d'Irlande, là bas, à l'extérieur, lorsqu'ils seront persécutés par d'impies envahisseurs. De même, la notion d'invasion est porteuse de nostalgies, de rêveries, de présences obscures, de promesses et de compensations, comme elle indique qu'à son tour l'envahisseur subira le même sort, ou devra, pour survivre, se concilier les vaincus. De plus l'invasion est délivrance pour une terre d'Irlande accablée par le poids d'un peuple qui a accompli sa tâche et doit s'effacer. L'Irlande se veut à nouveau légère,

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vierge, pure, et se déleste d'une pesanteur. On voit que le thème est d'une fertilité sans nom et a pu nourrir nombre d'imaginations.

Cela explique, selon Ramnoux, que bien des histoires anciennes soient semblables à "des séries noires, ... matière à tragédie". Puisqu'une catastrophe du type de l'invasion doit avoir lieu, certains héros et rois la provoquent, veulent la retarder, la reconduisent dans leurs descendances qui l'achèvent et l'épuisent. Et c'est là que le critique pressent que ces cycles forment "des sujets d'une qualité de arandeur eschylienne", mais qu' "un âge tragique n'y est pas né, ni la philosophie d'un âge tragique", ni même le sens de l'histoire malgré le "noyau d'une science historique archaïque fondée sur les généalogies"30. Ramnoux suppose comme Renan une identité possible avec la Grèce, dans ce que cela signifie d'universalité mais pour désigner l'avortement, le germe sans fruit, ou l'esquisse inachevée. Pourtant des deux exemples données (la dynastie de Clothru-Lugaid-Tuathal ; Etain et Conaire31), incestes, adultères, meurtres de parents, trahisons de paroles, dilemme tragique, etc., ne manquent pas et seraient dignes d'inspirer les plus belles pages théâtrales, sans compter le poids d'une malédiction familiale précipitant à la catastrophe, comme dans les plus connues des légendes grecques. Une tension due à la rivalité entre le monde des hommes et l'Autre-Monde prêt à envahir la terre et à en reprendre possession, n'a rien à envier comme ressort dramatique au conflits des humains et des dieux des tragiques grecs si bien que Ramnoux constate que pour expliquer ce dechirement, "la facon la plus populaire étaitd'imaginer une guerre "autour d'une femme", transfugë, qui passe du camp des dieux dans celui des hommes, et du camp des hommes dans celui des dieux, allumant une guerre pire que la guerre de Troie, une guerre entre la partie humaine et la partie divine du monde32.

A ce niveau de l'analyse, l'on pourrait estimer que Renan et Ramnoux et d'autres veulent tout juger à l'aune de la Grèce et dénaturent ainsi l'originalité irlandaise. Nous ne sommes pas de cet avis puisque leur but est le respect de ces textes étranges dont ils pressentent une validité étonnante de profondeur, digne d'un patrimoine à partager entre tous. Mais comme s'étonne Ramnoux, ici, nulle philosohie, nulle histoire, nulle tragédie ou plutôt tout est au stade du "pré-philosophique", du "pré-historique", du "prétragique". Là où Renan supposait une progression dans le développement intellectuel des peuples choisissant d'être d'abord poétiques puis philosophiques, ou bien d'abord philosophiques puis poétiques, là où il notait que des euples dominés comme le peuple juif avaient su conquérir les esprits, Ramnoux nous fait parcourir une autre étape où nous décririons ces littératures anciennes comme des linéaments d'une pensée possible, originale, conceptualisable. Le monde grec n'y est pas la référence ultime, ce n'est qu'un repère commode pour mettre en valeur et "amorcer" un mouvement. De plus, il est loisible d'établir un type de héros reconnaissable dans la femme, l'éxilé, l'excitateur de querelle (souvent un descendant adultérin). Chacun d'eux est à "michemin" sortant d'une société pour entrer dans une autre (comme c'est le cas d'une femme mariée dont les enfants sont souvent élevés dans son prore clan par le système du "fosterage" qui consiste à confier l'enfant à l'oncle maternel), quittant le groupe pour en avoir été banni mais prêt à trahir ces hôtes pour revenir chez lui (cas de l'exilé), et enfin soucieux d'allumer une querelle pour prendre une part d'héritage confisqué. On obtient alors une "théologie de l'être-entre" dont l'expression toute heideggerienne nous rappelle le "mitsein" ou le "dasein" de ce philosophe, preuve pour nous supplémentaire d'un effort d'universalité en cours et en acte. Ces héros repoussés, ne savent à quel monde appartenir, "recherchent ou précipitent les catastrophes où eux-mêmes trouveront occasion de revivre leur

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supplice"33, dégagent par là-même une conception du mal due la malédiction d'être à mi-chemin, incapables de se fixer, accumulant le malheur et le voyant se répéter.

Ce concept "d'être-entre" des héros maudits éternellement n'est pas sans rappeler certains aspects de la philosophie d'Empédocle (homme et philosophe, voué à l'errance, se devant à la destruction) pour Ramnoux. Aussi, conclut-elle son étude par les mots de "théologie" et de "prémétaphysique" sans hésiter, certaine de la valeur de ces textes oubliés ou mal lus: "ce qui est intéressant humainement, c'est que le modèle enraciné dans la vie des tribus ait subi une élaboration apte à en faire un article de théologie ou de pré-métaphysique: ici (en Irlande), la figure d'un agent du destin mauvais, là (en Grèce), le prototype de la condition humaine et philosophique"34. Il s'en est fallu de peu qu'un appareil conceptuel soit alors élaboré comme il le fut en Grèce.

De cet essai ancien, il serait possible de penser que son auteur s'en est éloigné ou a pris soin de l'oublier. Rien de tel en fait car l'on voit Ramnoux avouer qu'elle continue à cultiver ce domaine irlandais comme un jardin secret35 et surtout continue à analyser les rapports que les textes mythiques tendent avec la pensée abstraite et philosophique, battant en brêche l'idée de Hegel que le concept naît de rien. La pensée, pour elle, s'appuie sur ces images littéraires, se laisse guider par ces dernières puis par un mécanisme de transfert, devient autonome et héritière des conflits ou conjonctions des dieux dont elle transpose la vie dans celle des idées. Les dieux s'éloignent, s'esthétisent afin que se constitue le nouveau "champ idéologique grec" tant et si bien que, lorsque l'abstraction est achevée, le besoin de revenir à des couples concrets devient décisif et pousse un Platon à inventer de nouveaux mythes. Sous les phrases se cachent les pensées et la tâche du critique est d'en redécouvrir l'allure, la démarche, l'origine ou la portée. Toutes ces opinions ne sont donc pas étrangères à la lecture précédemment faite des vieux textes irlandais, dont on voulait deviner les premiers pas d'une pensée prête à s'envoler mais encore encombrée d'exemples trop concrets. Mais ce qui est certain et proclamé, c'est l'affirmation donnée par Ramnoux que les conditions nécessairs à un éveil de la pensée sont réunies et n'attendaient qu'une chiquenaude pour éclater au grand jour.

De même, nous souhalterions que cet essai pour particulariser l'apport irlandais ne porte point uniquement sur la littérature aélique (à cause de son ancienneté, la plus étrange et fascinante), mais s'aventure dans le domaine de la culture hibernique latine ou dans celui des créations irlando-anglaises parce que leurs oeuvres peuvent développer des thèmes archaiques jusque-là sans transcendance ou bien parce que leur élaboration pourrait faire comprendre quelque partie des oeuvres gaéliques anciennes. En fait, nous pensons que l'originalité tant décrite du vieux fond gaélique peut occulter des créations artistiques irlandaises et nous faire passer à côté d'une situation historique par trois fois étonnante et qui faconna en profondeur la créativité irlandaise. Mais l'essai de Ramnoux, outre l'étape qu'elle nous fit franchir, s'apparente à d'autres études sur cette même matière gaélique dont nous donnerons un bref aperçu avant de nous attaquer au latin hibernique. C'est à Guyonvarc'h, proche de la méthode dumézilienne, que nous pensons, tant elle nous permet d'achever un parcours et de répondre quelque peu à notre question première sur la signification des oeuvres irlandaises (que faire de ces oeuvres, que nous disent-elles qui soit universel ?). Dumézil, dans son effort pour reconstituer l'idéologie tri-fonctionnelle des IndoEuropéens, se servit plusieurs fois à titre de confirmation36 des textes en vieil-irlandais et du fond celtique de façon plus générale dans le but de retrouver à travers les métamorphoses que la pensée fit subir au vieux

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canevas indoeuropéen, des éléments témoignant d'une structure trifonctionnelle. On sait que le rameau celte envisageait audépart le monde et la société, de la même manière que les autres peuples indo-européens, c'est-à-dire qu'il concevait une harmonisation de trois fonctions nécessaires à la fondation et à l'équilibre d'une société : des dieux spécifiques convenaient à chacune d'elles, exercant leur pouvoir dans les limites du domaine qui leur était attribué. Rois et devins dirigeaient la société, arbitraient les rapports entre les hommes et les dieux ; des guerriers et des héros venaient à la défendre ; des paysans-artisans la nourrissaient. A chacun de ces groupes, des valeurs spécifiques, des fautes et des erreurs bien précises. Mais sans vouloir aller plus loin dans la présentation sommaire des découvertes de Dumézil, il nous revient de dire que l'Irlade ancienne est présente à titre de complément dans le registre d'"Epica minora", proposant des textes utiles certes, quoique périphériquesLe monde irlandais ne fait que confirmer un héritage indo-européen et ne l'éclaire que fort peu en fait. Nous sommes loin de la définition du "miracle grec" selon Dumézil lui-même qu'il voit comme une trahison bénéfique à l'égard de la tradition indo-européenne et comme le besoin urgent de raisonner en dehors de cadres établis et de conventions reçues37. L'Irlande se voit destituée de ce qui nous avait paru précédemment être sien, à savoir une quasi ressemblance avec le monde grec. Toutefois, il existe un cas d'analyse où une légende irlandaise, - le puits de Nechtan38.- ouvre un travail de Dumézil et se voit presque confier le rôle de "guide" au sein d'autres légendes (romaines, iraniennes). Le thème en est celui du "feu dans l'eau" prêt à déborder et à engloutir l'homme ou la femme non qualifié ou fautif qui veut s'en approcher, soit pour s'emparer du pouvoir magique que ce feu accorde, soit pour se purifier d'une faute particulièrement infamante. Boand, éponyme de la rivière Boyne, femme de roi, commet un adultère avec le dieu Dagda ; par ordalie ou par curiosité, elle s'approche du puits magique qui aussitôt déborde et la poursuit jusqu'à la mer. Et c'est cette brève légende39 qui va permettre de comprendre un hymne du Riq-Véda, le débordement des lacs albains dont parlent des historiens latins, un épisode de l'Avesta, etc. La conformité au modèle indo-européen, l'archaisme du thème ainsi conservé, sont alors retenus et servent à éclairer un ensemble plus vaste. Mais est-ce rendre service à cette vieille littérature dont nous cherchons à voir si elle n'aurait pas élaboré des concepts échappant à une trop grande historicité culturelle, susceptible d'être plus universels ? L'héritage indo-européen construisit surtout des développements de cet ordre : conflits entre les fonctions (les deux premières contre la troisième), absortion d'une fonction par les autres, invention d'une quatrieme fonction, ambiguité des valeurs à l'intérieur d'une fonction, fautes disqualifiantes selon la morale d'une fonction, etc. Nous supposons une originalité d'allure plus forte, en ce qui concerne l'Irlande dont les textes anciens ont pour thèmes l'invasion de l'ile remplacant le fléau et la faute magique trop indo-européens) ou l'épaisseur du temps par exemple. Il y a donc lieu de mieux caractériser l'orientation qui marque cette littérature.

Le propre de cette pensée présente dans des mythes et des épopées, par rapport au monde indo-européen, paraît être une vision particulière de la souveraineté40 qui conserve en Irlande une force sacrée, une aura magique, indiscutables. Une femme mythique et éternelle (Banba ou Cessair), paraissant sous une triple forme (le trio des Machas) une pierre (celle de Fâl) qui crie lorsqu'un roi est élu, un refus systématique de tout pouvoir central autre que religieux, voilà autant d'éléments qui caractériseraient déjà une pensée mythique. Mais l'intérêt de l'analyse de Guyonvarc'h revient à intégrer le problème de la christianisation de ces thèmes. Longtemps, il fut admis de dégager le "noyau pur" et paien des interprétations chrétiennes et de se gausser de la maladresse de ces rapprochements forcés. Or nous pourrons définir l'originalité irlandaise non plus

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seulement par un écart par rapport à la tradition indo-européenne, mais comme une conciliation et un déploiement. En effet, outre que l'introduction du christianisme sur l'ile permit de fixer par écrit des récits qui auraient sinon disparu, et de conserver plus que de détruire, cela amena à une redéfinition des thèmes à l'intérieur d'autres cadres. Certes il fallait que les clercs à l'oeuvre aimassent ces légendes et récits paiens pour autoriser de telles entorses à la foi chrétienne mais si l'on s'interroge sur leurs motivations, il est vrai que le jugement alterne entre l'envie de les accuser de mauvaise foi et le sentiment d'une trés habile compréhension. De toute facon, cette manière de conserver par analogie c'est-à-dire par exemple de lier le Livre des Conquêtes (où l'on décrit les races successives s'installant en Irlande) à la Bible, mérite mieux que d'être estimée habile et doit arrêter l'attention. C'est un des mérites du travail de Guyonvarc'h41 que de nous le proposer à la réflexion. En effet, l'Irlande y gagne de se créer des origines plus étendues, de perdre en autochtonité mais de gagner une "aire" imaginaire ample, de se raccorder à la tradition européenne (culture judéo-chrétienne et gréco-latine). Bien loin de rechercher une "pureté", nous opterons pour étudier le travail de la pensée utilisant une "matière" culturelle car il ne s'agit pas d'un ravaudage commode, d'un déguisement ou artifice auquel personne n'aurait cru : cela serait propre à une conscience moderne analytique. Jusque chez des écrivains contemporains, la fusion est fécondante, et notre but n'étant pas l'archéologie des thèmes et structures, nous nous attacherons à ce que cette opération intellectuelle de "déplacement" peut avoir de valeur intrinsèque et universelle. L'étude des origines n'est pas négligeable mais l'activité créatrice "déforme", et il y a lieu de se demander si ces déformations sont infinies, voire anarchiques,ou si certaines règies président à ces métamorphoses. C'est ce dernier point qui amène notre recherche et nous verrions dans le fait que la culture gaélique doive s'installer au sein d'une autre vision du monde, effectue donc un "déplacement", un intéressant problème portant sur la facon dont un mouvement intellectuel et culturel prospère et sur les résultats que cela donne. Ce serait, exposé au grand jour, le mécanisme qui préside au mouvement de notre pensée faisant passer ceci en cela. Les déviations dans ce que ce terme a de péjoratif, n'auraient plus cours, mais seraient perçues, certains cas, comme des déploiements réglés et asencés. Dans d'autres cas, déviations il y a.

Revenons au mythe des invasions tel que l'analyse Guyonvarc'h42 et donnons-en ici un bref aperçu pour illustrer les propos précédents et nous faire progresser. Le texte mythologique narre les cinq différentes invasons de l'Irlande ; on sent aussi que ce texte sert de fondement et s'il ne permet pas que tout soit développements à partir de lui-même, il autorise à penser qu'il est la référence la plus répandue : en effet, deux autres textes, La première et la seconde bataille de Mag Tured43 lui sont afférents et bien d'autres encore. Le texte s'ouvre donc par une comparaison entre le Paradis d'Adam et l'Irlande, deux pays diamétralement opposés par leur situation mais semblables par leur nature, puis rappelle que Japhet fils de Noé, est à l'origine de la race irlandaise. C'est à la petite fille de Noé, Cessair, qu'il revint de s'emparer pour la première fois de l'Irlande quarante jours avant le déluge, quoiqu'il soit possible qu'une autre femme Bomba, deux cent quarante ans auparavant, pour une durée de quarante ans ait eu cet honneur. De même des pêcheurs espagnols avant le déluge ont eu le même dessein que Cessair. Cette dernière partit de l'Ile de Meroê, des bords du Nil, fuyant le déluge, et naviguant de mer en mer, arriva en Irlande. Puis l'île resta longtemps déserte avant que ne vienne de Grèce Partholon qui fuyait son pays pour avoir tué père et mère : ce meurtre impuni et l'adultère de sa femme précipitèrent le déclin de sa race frappée par la peste. Cela à la manière d'un péché originel reproduit et nécessitant une expulsion sévère. Trente ans

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après, Nemed "le sacré" arriva de "Grèce de Scythie" mais après trois victoires sur les Fomoire - peuple invisible et maléfique lié indissolublement à la terre d'Irlande - sa race tomba sous l'oppression des Fomoire, se révolta, ne réussit pas à vaincre et dut s'exiler et se diviser en trois groupes. C'était à l'époque où les juifs sortirent d'Egypte. Le premier groupe retourne en Grèce où leurs descendants subirent à nouveau une oppression qui les mena- à la révolte et à revenir en Irlande : on les nomma les Fir Bolg. Le deuxième groupe, les Tuatha dë Danann ou gens de la déesse Dana, réfugiés du Nord du Monde réclamèrent leur part de souveraineté, s'en emparèrent de force et chassèrent les Fir Bolg. Le troisième groupe, le plus lent à se manifester, s'était emparé de l'Espagne quand l'un d'eux du sommet d'une tour proche de la mer eut de l'Irlande une vision. Les fils de Mil - ou hommes mortels - car tel était leur nom, firent une expédition et finirent par prendre l'Irlande et par chasser les Tuatha Dê Danann. Ainsi cinq conquêtes s'étaient succédées : celle de Partholon venu de Grèce ; celle de Nemed venu de Scythie, celle des Fir Bolg venus de Grèce aussi ; celle des Tuatha Dê Danann venus du Nord du Monde ; enfin celle des Fils de Mil ou Goidels dEspagne (après un séjour sur le Nil). Une chronologie biblique est parfois précisée : déluge ; sortie d'Egypte ; l'Irlande joue ici le rôle que la terre de Canaa joue pour les Hébreux, rôle de Terre Promise. Guyonvarc'h écrit à ce propos : "Le principal souci des auteurs du Livre des Conquêtes, outre la justification biblique de leur tradition a eté précisement de démontrer la continuité du peuplement de l'Irlande, Terre Promise des Goidels, comme la Palestine a été Terre Promise d'Israël"44. Il pense même que "la chronologie et les généalogies bibliques ne sont qu'un rhabillage, spectaculaire certes, mais finalement très superficiel, légitimant la transmission et l'insertion dans un contexte religieux chrétien45. Guyonvarc'h tire de cette mythologie des remarques étonnantes qui nous aident à saisir une forme de pensée imagée mais originale : la première femme Bamba ou Cessair incarne l'éternelle souveraineté ("elle reparait dans le récit de la cinquième conquête comme une reine des Tuatha Dê Dânann, preuve de la continuité de sa présence et de son identification avec la terre d'Irlande"46; c'est l'axe central immuable autour duquel certains événements ont lieu. Ainsi toutes les conquêtes ont même structure : "errances (généralement maritimes) débarquement, lutte contre l'occupant précédent, installation et peuplement, disparition par maladie ou par massacre devant le conquérant suivant"47; "la bataille contre les Fomoire est une constante à toutes les invasions. Mais les Fomoire échappent à la norme des vainqueurs et des vaincus. C'est une tâche toujours recommencée que de les vaincre et de les soumettre" (p 1). Nous n'insisterons pas sur l'importance de l'errance en mer telle qu'elle se présente à nos yeux, si l'on considère son pouvoir de formation et de création, mais sur la succession des conquérants - dont la conquête reproduit le schéma susdit - qui progressivement installent l'humanité en Irlande: d'abord Nemed ou l'ordre sacré, les Fir Bolg ou le pouvoir militaire, les Tuatha dë Dânann ou le savoir, les Fils de Mil ou les hommes48. La terre d'Irlande investie de tous ces rapports peut alors revenir aux hommes. Le sous-sol ira aux dieux vaincus et repoussés dans les tertres magiques ou sides. Guyonvarc'h insiste bien sur le double comat qui précède obligatoirement toute invasion ; un premier contre l'occupant, un second contre les Fomoire mais ces derniers portent parfois le nom de Grecs et jouent le même rôle d'oppression insupportable invitant à une délivrance. Ainsi, la pensée mythique irlandaise et l'on sait le poids des mythes sur toutes les autres pensées qui en découlent, s'articule autour d'une révolte contre une oppression injuste et déséquilibrée permettant un retour à la normale (retour d'exil, récupération d'une souveraineté perdue) si bien que ce n'est pas une invasion mais une "prise" de souveraineté par des processus légitimes (p 41). Et cela n'est possible, ajouterons-nous que par le biais de l'errance en mer pourvoyeuse de survies et d'éclatantes apophanies.

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Reste alors le problème du passage de ce modèle mythique dans le cadre judéo-chrétien et de voir ce que cela suggère comme processus d'intensification. Le premier travail des moines et des clercs fut de rapprocher et de trouver entre la chronologie biblique et celles mythiques de l'Irlande, des points de repère. Mais le rapprochement ne fut pas mené n'importe comment, ou tout au moins, n'est pas insignifiant. Tel est notre point de vue - à regarder de près l'opération. D'abord, il fallait replacer les traditions irlandaises à l'intérieur du monde connu, les réintégrer dans l'histoire globale de l'époque. Pour cela, les différents possesseurs de l'Irlande doivent venir de Grèce, d'Egypte, d'Espagne, de Scythie, et peut-être même de Judée ou des Indes49. Cela n'est pas négligeable et seulement artificiel : l'Irlandais cltivé, l'honnête homme aimeraiton dire, pouvait s'estimer alors l'héritier de civilisations brillantes dont il percevait l'importance par le biais de textes nouveaux qu'il avait à lire. Plus besoin de s'estimer étranger à ces productions intellectuelles, plus besoin de se croire inférieur ou exilé, mais une ouverture formidable à des origines lointaines. Il est bon pour un peuple qu'il fonde son origine au-delà de lui-même et qu'il la repousse sans cesse, s'il veut accéder à une universalité. Vouloir accaparer toutes les traditions, se considérer comme le fils fidèle ou le meilleur zélateur, à la manière naive comme ici d'une généalogie improbable mais tentée, n'est en rien mauvais, même si l'archéologue des croyances ou l'historien des religions se doit de dénouer l'écheveau et de rendre à chacun son bien50. Mais si nous nous plaçons sur le plan du "vécu", l'argument des historiens s'estompe au regard des créations vivantes qui émanent de ces aimables ambitions et de luxe à s'inventer une origine. Les textes anciens irlandais sont toujours considérés comme un tout stable e immémoriable que des scories, les interprétations, salissent. Nous soutiendrons l'idée suivante qu'ils ont été mis en oeuvre - aussi au contact des monastères : matériellement (par l'écriture) mais surtout intellectuellement (découverte dans toute la tradition, des quelques récits les plus prometteurs et renforcement des thèmes) -. Concevons-les non pas comme des créations achevés et dont on doit "camoufler" l'allure paienne, mais comme des "oeuvres en cours" lues soudain grâce à une interprétation51, effaçant certaines variantes inutiles, développant un thème au détriment d'un autre, etc. Un mythe est loin d'être immobile et "se nourrit" des grilles qui lui sont apposées.

D'avoir acquis de faire partie des peuples les plus illustres pour l'époque, revenait à se justifier, à s'anoblir, et surtout autorisait à aimer d'autres débuts et développements culturels, à s'intégrer à la culture européenne (jusque-là, l'Irlande avait peu eu de contacts, puisqu'elle n'avait pas été conquise par les Romains). Il était possible de basculer dans le foyer attractif de cette culture, et d'en devenir pour quelques siècles les meilleurs défenseurs et connaisseurs. Reprenons alors la topologie de Thom lorsqu'un objet passe d'un puits dans un autre ; la catastrophe du Pli représente d'abord une réduction spatiale du premier puits, une élévation de l'objet sur une crête, enfin sa chute dans le puits second. Donnons à cette description simplifiée une valeur plus vécue et intérieure : la réduction est sentie comme une oppression, l'élévation a tout de la révolte, la chute ressemble à un exil. Dans la catastrophe de la Fronce, l'objet est pris entre deux contraintes incompatibles à un certain degré, ce qui le place en un point élevé instable d'où il s'écroule vers un deuxième plan. Cela donne à peu près le même sentiment d'oppression à surmonter et la nécessité d'un lieu plus vaste. Soit ces deux dessins :

 

Figure page 407

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schema

 

réductions des parois a et b; c monte puis s'écroule en 2 a et b placent c sur un pli instable; c tombe en 2

 

Interprétons donc la situation irlandaise au vu de ces figures et imaginons le puits -1- être la culture irlandaise et le puits -2- être la culture européenne. Le problème des artistes et savants d'alors fut d'opérer ce passage si bien que cela pourrait expliquer l'importance qu'ils ont donné à "l'oppression" dans les textes mythologiques qu'ils nous ont rapportés, puisqu'eux-mêmes vivaient en état comparable et cherchaient une conciliation possible.

N'est-on pas marqué par les conflits intellectuels qui se répètent d'époque en époque, tant qu'ils n'ont pas été évacués ou résolus ? Et pour confirmer notre propos, qui est plus qu'une intuition et une hypothèse, il nous semble remarquable de voir la préférence accordée du personnage de Noé. Le déluge a une grande place dans ces textes, la référence à Noé est implicite comme explicite52. r, nous savons que le mythe du déluge est à nos yeux fortement apparenté aux catastrophes du Pli et de la Fronce parce que les héros du déluge sont représentatifs d'une humanité changée et d'une nouvelle ère commencée. La coincidence est étrange à considérer que parmi tous les personnages bibliques, celui de Noé l'a emporté dans la conscience ou l'inconscient des clercs irlandais au point de tirer de leurs traditions ce qui rappelait le mieux son histoire : des révoltes vagues exilantes et de nouvelles épousailles avec la Terre d'Irlande, des descendants séparés (les trois fils de Noé comme les trois races d'Irlande), des démons invisibles ruinant l'oeuvre première d'installation et d'équilibre, etc. C'est pourquoi les textes mythologiques irlandais sont un précieux témoignage non seulement de croyances anciennes, mais d'une opération intellectuelle. Ce n'est pas tant le christianisme qui a pu déformer ces traditions que leur nécessaire partage d un champ culturel à un autre par catastrophes convenantes. Les catastophes donnent une autre forme : ici elles ont mis en évidence le mythe même qui pourrait leur servir de "saint patron", à savoir Noé, lorsqu'il s'agit de déplacer un objet de A en B.

Une hésitation dans le choix des catastrophes adéquates pour interpréter correctement la situation est possible et semble même indiquer un trouble des esprits qui a pu se manifester timidement en ces lointaines époques. En effet, la présence de la notion de "Terre Promise" est évidente d'un autre type de transformation ; la Terre d'Irlande abandonnée et retrouvée au cours de cinq conquêtes est apparentée à la Terre Promise des Hébreux, et tous ces chefs de peuples revenant en Irlande, après avoir quitté une domination étrangère, sont à deux doigts de ressembler à un Moise traversant la Mer Rouge et le désert (au cours d'une errance de 40 ans). Cela indique un choc entre deux traditions, et la création à l'endroit de la rencontre d'une déchirure (catastrophe de la Queue d'Aronde) ou d'une poche (catastrophe du Papillon). Cependant, cette solution ne s'est pas imposée parce que les conséquences auraient été trop grandes : les dogmes de la religion chrétienne auraient dû, inévitablement (puisque ces catastrophes désignent une zone intermédiaire, un compromis ou une déchirure pour y insérer une tierce position), être modifiés ; un tel gauchissement n'est à supposer que s'il y a

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affrontement ; or, la rédaction des textes mythologiques irlandais s'est faite bien après la complète christianisation de l';le, laquelle, d'ailleurs s'est effectuée sans grand heurt. Tout au plus, dirons-nous que cette possibilité d'affrontement n'a point pu être évitée totalement, comme si elle avait été sentie intuitivement mais immédiatement déjouée, ce qui explique la référence latente à la Terre Promise et à Moise. De plus près encore, on s'aperçoit qu'aucun des chefs des différentes conquêtes, n'a l'aura sacré d'un Moise, ce sens du destin supérieur à accomplir, ou cette volonté d'instaurer au coeur de l'Histoire un point de repère aussi solide qu'une Terre Promise. Bien plus, à la manière d'un Noé, ces chefs quittent une terre mauvaise et rétrécie, errent en mer, t surtout renouentavec leur tradition (thème de l'alliance) puisqu'ils s'installent sur une terre ancestrale (moins promise que purifiée), puis sombrent sous le poids de leurs crimes. C'est d'un voisinage superficiel avec Moise qu'il s'agit tandis que nous avons identification avec Noé en arrière plan. Cela explique, enfin, l'importance accordée à l'origine : le clerc irlandais pouvait présenter à ces lecteurs et confrères de quoi remonter à la plus haute et belle Antiquité, il pouvait affirmer une communauté humaine unie où l'Irlande avait droit et faisait bonne figure. Or les catastrophes du Pli et de la Fronce sont liées aux concepts de la fin et du début, de la capture et de l'engendrement, et aux valeurs morales de la chute et du salut, de la déréliction et de la fusion absolvante. Ainsi, les textes mythologiques qui nous ont été transmis nous paraissent avoir subi une influence jusque-là peu remarquée (tant on se bornait à étudier le problème de la christianisation), à savoir la métamorphose conceptuelle qui s'inscrivit pour passer par deux catastrophes précises. Le mythe n'est plus cette "chose" immuable et sujette à vari-ntes ; il ne redevient mythe, en tant que force dynamique, qu'en s'inscrivant ou en se réinstallant dans des catastrophes essentielles. Le christianisme n'a su que le renforcer en l'attirant dans sa sphère et en l'obligeant à sauter d'un plan dans un autre, même si les rapprochements proposés en surface sont parfois maladroits.

Concluons notre itinéraire sur l'apport possible de cette littérature gaélique ; Renan souhaitait un progrès où les Celtes passeraient de la poésie à la philosophie ; Ramnoux supposait l'existence d'une pré-métaphysique, d'un esprit pré-tragique, comme si tous les "ingrédients" étaient là prêts à l'éclosion d'une pensée ; Guyonvarc'h suggérait un respect total pour des textes à lire sans coupurefantaisie, afin d'y retrouver non seulement les conceptions indo-européennes sur le monde mais aussi le jeu subtil de la christianisation. Un esprit de tolérance, de souplesse étonnante apparaissait. Cela nous permit d'établir que le passage d'une culture dans une autre orientait les créations et pouvait avoir une valeur générale lorsque, par exemple, notre pensée opère dans d'autres domaines de cette facon. Cela donne aussi une idée des motifs de notre fascination pour ce corpus mythologique difficile d'accès.

Toutefois, l'Irlande ne saurait se résumer à ce seul apport littéraire. Il en exite d'autres qui, pour susciter moins d'études ou de gloire, n'en mérite pas moins notre attention. Nous traiterons de la production littéraire en langue latine de ce pays, qui nous renvoie en ces siècles où les moines irlandais, comme il fut dit53, coururent l'Europe et furent les meilleurs maitres et intellectuels de l'époque.

b) L'Irlande latine :

L'expression donnée par Daniel-Rops de "miracle irlandais" pour désigner une période de missions irlandaises sur le continent, renvoie moins à l'élaboration de concepts (comme on l'entend pour "miracle grec") qu'à une effervescence d'actions apostoliques.

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Extension territoriale d'une culture ou floraison intellectuelle ? La première nous paraît impossible si certains cadres de pensée ne guident pas les entreprises entamées et on a trop coutume de dire que les Irlandais, héritiers indirects de la tradition grécoromaine et chrétienne en des siècles où toute transmission s'affaiblissait sur le continent, ont à leur tour livré ce qu'ils avaient appris en un mouvement d'aller et de retour continu. Ce qu'il faut savoir, c'est d'où provient ce dynamisme, comme si nous avions la cause (christianisation et les conséquences (expression, apostolat) et que nous devions voir la relation secrète de l'une aux autres.

Mais de toute la production en langue latne que faut-il garder ? Car nous pensons qu'au travers de ces textes, nous trouverons trace et raison de l'extraordinaire éclosion et effervescence intellectuelles d'alors. Les lettres irlandaises latines méritent d'être saisies comme telles, sans trop que nous y voyons un pur reflet du celtisme paîen ou une pâle imitation des écrits chrétiens : d'autres motifs, indépendants de l'arrière plan possible sont à rechercher. Certes, la période est vaste puisqu'elle recoupe les V et VIe siècle jusqu'au IXe siècle, en tant qu'époque de création, mais se poursuit dans l'écriture ou la réécriture de manuscrits datant des XII - XV ème siècle54. Comme précédemment, l'antériorité d'un texte sur un autre est délicate à cerner ; on ne saurait être fixé sur la date, le lieu de composition, l'auteur ; de plus, ces textes latins semblent avoir été copiés sur des manuscrits avant les textes épiques mythologiques précédents, ce qui leur accorde une primauté "graphique" à défaut d'être "conceptuelle", à moins que l'on choisisse prudemment une simultanéité des plus raisonnables : la tradition indo-européenne et la tradition biblique étant toutes deux aussi vénérables (l'une n'est antérieure à l'autre que sous l'angle de l'histoire irlandaise). Ce qui nous avait retenu à propos des mythes irlandais, c'était leur élaboration particulière (puisqu'un mythe se soumet à bien des forces) due à un cadre intellectuel nouveau nécessitant un transfert ou un déplacement. Ce déplacement orientait les créations, leurs thèmes ou leur message. Ici, il s'agit pour l'Irlandais de s'exprimer dans une autre langue, de s'y installer pour l'utiliser comme -il l'entend. On ne place plus un contenu dans un autre contenant, conciliant ce qui peut l'être, on assiste à la compétition de deux langues (ou cultures) et à leur mutuelle influence : il y aura échange, emprunt, modification réciproque, la où nous ne notions qu'adaptation. Ainsi, ces textes nous seront interessants non point uniquement pour révéler un vieux fond celtique ou de chrétienneté primitive (attitude historisante) mais pour désigner un mode de créativité dû à des circonstances conflictuelles. Rappelons toutefois que le latin introduit en Irlande ne s'accompagnait d'aucun pouvoir politique oppressant mais servait à une religion et à une culture. Par essence, ces textes latins ont donc une valeur exemplaire55.

Lesquels? Enumérons cette production littéraire ; elle est faite de litanies et prières, de vie des saints, de catéchèses, pénitentiels et ordres monastiques, de "pérégrinations" ou voyages, de glossaires et textes d'études, de quelques ouvrages philosophiques ou encyclopédiques. On la juge en général à partir de deux critères : son écart plus ou moins grand par rapport à un latin "post-classique" ; son attache, plus ou moins forte par rapport à la tradition celtique. les commentaires alternent entre la louange des connaissances antiques conservées et celle d'une indéniable originalité ; ou bien ils notent que sous le "vernis" religieux latin, demeurent les vraies couleurs celtiques quelque peu pâlies et effacées, etc. Ce n'est pas à cette aune que nous estimerons cette création car il nous parait évident d'admettre que la rencontre de deux cultures a provoqué des entorses à une pureté originelle difficile à définir. L'étudiant de souche gaële, écrivait ennlatin qui ressemblait parfois à sa langue natale. Des influences et des

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emprunts se sont exercés. des traditions folkloriques ont été conservées au sein des livres chrétiens. En fait, l'important revient à saisir s'il y a eu surgissement de formes nouvelles parce que le heurt de ces deux mouvements a créé une aire centrale commune, un lieu de partage équilibré entre les deux forces, au pire, un point a mi-chemin et momente. Tous ces textes se classeront alors en fonction de leur proximité par rapport à cette aire centrale. Ils y concourront ou l'illustreront.

Or, d'un accord presque général, la littérature irlandaise latine apporte à la littérature universelle, deux inventions: une d'ordre linguistique, à savoir l'utilisation, voirela naissance, de la rime en poésie ; la seconde étant le genre de la "navigation". Ces deux formes nouvelles au succès grandissant au cours des siècles, doivent être comprises comme le résultat d'une situation conflictuelle nécessitant moins la disparition de l'un des antagonistes que la percée d'une tierce solution. Par elles, nous abordons peut-être ce qui rendit si vigoureux intellectuellement les penseurs et missionnaires irlandais, pour posséder deux outils de conception et de propagation efficaces.

Nous traiterons d'abord la première invention qui a trait au problème de la langue. La naissance de la rime reste énigmatique bien que tout porte à penser que les Irlandais en soient la cause ; à défaut, ils en sont des utilisateurs systématiques et des propagateurs certains. Or, tant dans la poésie latine classique et tardive que dans la poésie gaélique, il ne saurait être question de commettre rimes ou assonances. La métrique irlandaise ancienne est constituée de règles basées sur la répétition d'accents toniques, sur un jeu savant d'allitérations (de la finale d'un vers à l'initiale du vers suivant, dans la vieille poésie épique, ou d'un mot à un autre dans le même vers) si bien que Loth56 estimait qu'il existait un courant indigène détectable malgré les influences latines où l'on "conservait trace d'une poésie rythmique fondée sur l'accent, avec la succession régulière d'unités de prononciation équivalentes en toniques sinon en atones, de durée égale, où la similitude ou l'identité de structures était recherchée par les lignes étroitement unies" (p 238). Certes, il est impossible de remonter au-delà du IXe siècle d'après les textes. Donnons ce vers proposé par Loth pour bien saisir le principe de cette métrique originelle : "Fochen labraid / Iuath - Iam ar - claided''.

On notera les deux accents toniques dans le premier membre et deux autres dans le second, l'allitération en "i". Visiblement, l'accent tonique se confond avec un accent d'insistance placé en tête de chaque mot : vigueur de l'at- taque, laissant comme dans les langues allemandes et anglai- ses actuelles la fin du mot s'estomper ; l'accent tonique se déplace dans les mots de trois ou quatre syllabes d'une ou deux syllabes par rapport à l'accent d'insistance posé sur l'initiale. Au contact du vers latin, le vers gaélique ancien va devenir syllabique, rimé, a-rythmique. On observe alors la prédominance de quatrains de 7 syllabes où se Dlacent en finales paires des mots d'un nombre supérieur de syllabes : "une des lois du moyen irlandais c'est que la 2ème et la 4ème ligne dans le quatrain doivent finir par un mot ayant une syllabe ou deux de plus que le mot final des lignes impaires" (Loth). L'on peut assez bien expliquer le passage d'un vers accentuel à un vers syllabique tant en gaélique qu'en latin ; il n'en est pas de même pour la rime qui permet plusieurs conjectures.

La poésie classique latine est fondée sur un système de longues et de brèves revenant régulièrement, disposées selon un ordre. Dès le Bas Empire et durant le Haut MoyenAge, ce système disparut et fut remplacé57 par celi d'accents en soi semblable à celui du vieil-irlandais, si bien que l'on peut se demander pour quelle raison les deux

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systèmes ne se sont pas superposés, et pour quel motif leur rencontre a provoqué tant de modifications et somme toute des innovations. Le vers latin le plus proche de la langue gaélique et le plus commun à l'époque, était le tétramètre trochaique catalectique58, soit :

- v - v - v - v - v - v - v -

1 2 3 4 5 6 7 8 1 2 3 4 5 6 7

Au cas où l'on se serait souvenu des longues et des brèves, la structure des mots irlandais s'en approchait en partie : nombre de mots y sont des trochées (-v) mais aussi des dactyles (-vv) des iambes et trochées pour les verbes composés ( v- ; vv-vv ; v-vv ).

Il s'ensuivait une distorsion de la langue (un allongement des sons, une distension des formes59 qui, généralisée, aurait abouti à une réinvention linguistique, comme Autran a pu soutenir qu'elle s'était effectuée dans l'oeuvre homérique60. A ce sujet, Autran voyait trois exemples historiques où, une langue se superposant à une autre d'origine très différente, cela provoquait pour les poètes la nécessité d'éliminer certaines formes, de recourir à des expédients (usage d'archaïsmes, de dialectes): l'hexamètre homérique (d'origine non indo-européenne mais pélasgique) où la présence de deux longues ou d'une longue suivie de deux brèves (-- ou -vv ) brutalise la langue grecque préférant la répartition d'une longue et d'une brève (-v ou v-); le "mutaquârib" ou métre persan (langue indo-européenne) basé sur la structure du vers arabe (langue sémitique), fondé sur une proportion importante de brèves (v-v) pour une langue persane possédant plus de longues ; le vers gaélique du moyen irlandais, imitation apparente du vers latin imposant que l'attention se porte non plus sur les accents mais sur les syllabes si bien que l'affaiblissement de l'accent grandit. Ces adaptations d'une langue à une structure externe ont des effets bénéfiques dans la mesure où une souplesse plus grande est demandée et où s'impose la création de formes (vocabulaire ou règles métriques).

Toutefois, cette explication vaut seulement en partie puisque le vers latin du Haut Moyen-Age n'était plus senti pour ses quantités et reposait sur des accents, surtout dans l'hymnologie chrétienne61. Le vers classique était peut-être encore enseigné dans les écoles, mais il avait disparu de la vie créative. On ne retenait plus du vers tétramètre trochaique catalectique que le nombre de ses syllabes (8 et 7) que l'on égalisera (7 et 7) et qui fut à l'origine du grand vers gaélique (ou "seadna") de 7 + 7 syllabes. L'accentuation à l'initiale (comme en latin) du gaélique, tant qu'elle exista, renforça l'identification.

De son côté, le vers latin fut aussi "contaminé" car l'on note très vite la présence d'allitérations et de rimes enchalnées62, sorte de "revanche du vers indigène" aux dires même de Loth. Lors de la réforme carolingienne, soucieuse d'une latinité plus correcte, ces allitérations ont souvent été éffacées par les moines chargés de recopier et d'établir les textes religieux, prières, hymnes, etc. En soi, ces deux phénomènes (le vers gaélique devient syllabique; le vers latin devient allitératif, tous deux se désaccentuent) montrent seulement des emprunts mutuels. Or, il n'en est pas de même pour l'invention et l'usage de la rime , car elle n'était pas en puissance ni dans le vers gaélique ni dans le vers latin. Il ne s'agit donc plus d'influences respectives mais d'une situation nouvelle qui correspondrait bien à la notion de "distorsion", donnée par Autran lorsque deux cultures se heurtent et ne peuvent s'harmoniser que par des artifices inconnus. Malaise et

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maladresse ont por effet de relever un défi et de provoquer une solution. La rime est un exemple de "tierce solution", à la rencontre de forces antagonistes (culturelles), une sorte de "lieu" d'où l'on peut dominer le champ de bataille et adopter une attitude originale, indifférente aux compromissions, aux servilités ou aux écrasements.

Le latin irlandais présente un double aspect: à la fois très conservateur savant et fort barbare. Le premier courant renvoie à l'enseignement de cette langue étrangère dans le seul but de "permettre aux prêtres et aux moines l'accès de la littérature chrétienne", et non dans l'idée de "former des fonctionnaires ou des rhéteurs" utiles pour un empire Romain disparu63.

Cet enseignement mené avec zèle et rigueur (l'ascétisme du monachisme irlandais est justement célèbre), a maintenu une prononciation scolaire souvent plus correcte que sur le continent où les sons étaient en pleine mutation (ainsi, le "c" est prononcé "k", évitant la confusion entre "ci" et "ti" des scribes continentaux) et la différence des voyelles finales (sur le continent i, u et e se sont souvent confondues). Dag Norberg, auquel nous prenons ces éléments d'analyse, soulignait combien l'attachement respectueux des Irlandais fut cause aussi de confusion et d'hésitation: il fallait sans cesse recourir à des glossaires sans savoir à quel champ sémantique appartenait un mot, s'il était d'un registre poétique, technique, commun, argotique, ou à des textes continentaux d'un latin tardif dont les formes étaient en concurrence ou en désaccord avec les formes de la Vulgate ou de textes plus classiques. Il a été donné à ce vocabulaire impropre et fort étrange le nom d'"hispérisme" du latin "hesper" désignant ici les terres occidentales, le couchant. Des textes entiers64, les Hisperica Famina, ont souvent défié toute compréhension tant le choix des mots surprend. Les "hispérismes" naissent plus d une volonté de bien faire et de perfectionnement que de l'influence exercée par la langue maternelle. En effet, l'ordre des mots dans la phrase gaélique (le verbe en tête de la phrase suivi u sujet ; les pronoms personnels suivent le verbe ; l'antéposition de l'adjectif) n'a rien de bien latin (ne serait-ce que le verbe placé plutôt à la fin) ; le genre des mots d'une langue diffère dans l'autre langue et de ce fait provoque une confusion compréhensible ; certains désinences verbales ou nominales sont aussi trop proches et causent le trouble de l'esprit (subjonctifs en "a" en gaélique et en "e" en latin pour certains verbes), ou bien les graphies diphtonguées du qaélique sont appliquées au latin ("staitim" au lieu de "statim", "diciabat" pour "dicebat"65). Ce second mouvement s'explique sans problème par la superposition de deux langues et se reproduit dans chaque cas similaire. Quant aux particularités syntaxiques ou orthographiques, le nom proposé fut celui d"'hibernisme"66, (du latin "hibernia" soit "l'île du nord"), quoique les critiques le distinguent parfois mal et à tort des "hispérismes" dont nous avons vu le caractère scolaire et savant. L "hibernisme" est naturel, il dénote d une influence du qaélique sur le latin, comme précédemment nous avons parlé de l'influence du vers latin sur le vers gaélique. Toutefois, les "hibernismes" sont contestables souvent car ils ressemblent par bien des aspects aux particularités du latin mérovingien tel qu'il existait sur le continent, si bien que certains sont en droit d'en réduire l'originalité et de les confondre avec l'évolution générale du latin de ces époques. Sans adopter une position si radicale, nous estimerons qu'il leur manque d'être élabores consciemment et qu'ils représentent un phénomène somme toute courant, digne de tout étudiant apprenant quelque langue étrangère : l'habitude native déforme involontairement la langue apprise. Ce n'est donc pas là que se situe l'originalité de la littérature irlandaise. Le véritable écart stylistique revient au "hispérismes" dont les néologismes sont propres à quelque avant garde.

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En outre, les "Hisperica Famina", qui ont donné leur nom pour désigner ces fabrications de mots, sont peut-être à l'origine de la rime selon l'éminent celtiste et bollandiste Grosjean67. La thèse mérite d'être exposée en raison de l'argumentation. L'avis le plus courant concernant l'invention de la rime repose sur l'idée d'une décompositin du vers latin à la suite des invasions des Germains et sur celle de son remplacement par une structure proche de la prose. En effet, "l'idée même de cet écho sonore, instrument pour nous d'une musique enchanteresse, était à ce point étrangère aux Anciens qu'ils l'évitaient comme une imperfection" (Grosjean, p 80) ; il n'était autorisé d'user d'assonances qu'en prose, pour ponctuer quelques discours laborieux ou achever une période oratoire de facon à asséner un coup mortel à l'adversaire. La chose n'avait donc rien de noble tant l'effet en semblait grossier, quoique efficace. A la suite des invasions, le goût changea et surtout la connaissance du latin dont on ne percevait plus toujours les longues et les brèves68. Ainsi trouve-t-on des poèmes rimés chez les Espagnols Wisigoths, en Gaule du Sud et en Irlande, mais c'est dans ce pays que l'emploi de la rime devient conscient : "Philologues et historiens de la littérature tombent généralement d'accord pour signaler la première apparition de la rime comme élément conscient de la diction poétique, en Irlande, au VIe siècle" (Grosjean p 80)69.

Restait à savoir comment l'invention qui a pu être faite en plusieurs endroits de l'Europe, était devenue en ce pays générale et si formelle. Grosjean a eu alors l'idée d'étudier la disposition des phrases des Hiserica Famina dont le caractère abscons avait suscité bien des hypotheses. S'agissait-il de quelque langage ésotérique, de quels secrets étaient-ils les dépositaires ? Le premier à avoir édité ces textes au début du XIXè siècle70, le cardinal Angel Mai, d'après les codices du Vatican, soutitrait "sive latinitatis nusitatae.Vel arcanae opusculum" (ouvrage d'une latinité inusité cachée), ce qui donne une idée des mystères que l'or. croyait pouvoir détecter dans ce petit ouvrage. L'édition de Migne comporte quelques remarques sur le mot même d'hisperica" qui semble choisi sans à propos sinon pour désigner toute terre à l'Ouest de l'Europe (les Grecs appelèrent l'Italie, Hisperie ; les Italiotes, l'Espagne, Hispérie et ainsi de suite) ; elle porte ce jugement sur le style de l'oeuvre: "tumidus, abnormis, exorbitans, obscurus ac saepe inextricabe" (- gonflé, anormal, exorbitant, obscur et souvent inextricable) et suspecte ce plan à l'ouvrage : exorde sur l'éloquence et la nécessité d'un vocabulaire varié ; activités de l'homme du matin au soir ; histoire naturelle du ciel et de la mer, du feu et des vents (les 4 éléments) ; propos sur les vêtements, les chapelles et la prière ; conclusion avec une description de chasse et de banquet, et d'un combat contre des larrons. Il n'est pas certain qu'un plan apparaisse vraiment, plusieurs sujets sont proposés pour une métamorphose stylistique qui pourrait donner le change et faire croire en quelque oeuvre littéraire originale. Pour Grosjean, le doute n'est plus permis car le propre de ce texte est d'être un manuel scolaire proposant aux étudiants les expressions latines "les plus rares, les plus inattendues, les plus renversantes, les plus biscornues, bref les plus distinguées"71. Jeu conscient de la part du maltre d'école pour relever le style des rédactions de ses élèves en leur conseillant un vocabulaire recherché. A la facon des glossaires où étaient réunies des mots lus ici et là, le but est de donner des synonymes recherchés et d'agrémentation. C'est pouquoi, la syntaxe y est très pauvre, ce qui annule tout espoir d'y voir une création littéraire. Pourtant, des rapprochements avec l'oeuvre de James Joyce72 (dans Finnegans Wake, jeux de mots et distorsion de la langue créent un texte étrange, épais et confus) ou avec un passage de Rabelais, celui où un "escolier limousin" exprime des choses simples dans un charabia verbeux et pédant (Pantagruel Ch. VI), ont pu être faits, mais comme le signale Grosjean, responsable de ce dernier rapprochement, cela est fallacieux et ne correspond

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pas au but "pédagogique" (si l'on veut) des Hisperica Famina : "l'hispérique est un ornement du style, à utiliser avec discrétion pour montrer qu'on a des lettres ; et les Hisperica Famina ne sont pas des "oeuvres littéraires" (p 49). L'idée principale reste et demeure une réaction savante contre le latin populaire ou plat de jeunes étudiants73.

La question du lieu d'origine et de la date de composition n'a pas grand intérêt pour nous : disons que de l'avis de la plupart, le lieu d'origine est l'Irlande, ou la Grande Bretagne (côté ouest subissant l'influence irrandaise, ou enfin le continent (dans quelque école tenue par des Scotti, c'est-à-dire les moines irlandais missionnaires), mais que la première solution est la plus répandue et la plus plausible. Quant à la date, en raison de certaines citations de la Vulgate (qui est introduite en Irlande vers le milieu du VIe siècle ; auparavant, la Bible est lue dans une traduction que l'on nomme "la vieille latine"), il faut estimer que la composition se place entre le VIe siècle (ou le Ve siècle si l'on estimait que l'oeuvre a été écrite sur le continent qui connut plus tôt la Vulgate) et le VIIIe siècle. L'orthographe et la graphie des plus anciens manuscrits74 indiquent comme date le IXe siècle et ont un aspect très insulaire. On observe même que le texte "latin" est glosé en vieux breton pour les endroits où le maitre lui-même risque d'oublier le sens (cours préparé), ou bien la glose traduisait déjà une glose latine75. C'était déjà une première utilisation de ces exercices, mais Jenkinson, l'auteur d'une édition complète de ces textes, livre de véritables productions littéraires (poèmes) usant de ce vocabulaire réellement, et l'on peut se demander si ces hymnes et poèmes n'étaient pas une manière de lutter contre la poésie gaélique dont la complexité est légendaire. Volonté d'égaler et de rivaliser en latin, volonté de démonstration où le latin s'avérait apte à combler le goût des complexités savantes. Il est bon de noter toutefois que les Hisperica Famina paraissent dépourvue de tout intérêt thématique, ne traitent ni de religion ni de mystique, ni d'amour, ni de femme mais cette opinion émise par Macalister et Grosjean est peut-être sévère car les sujets traités ressemblent à des sujets de dissertation convenus et communs où l'on teste l'élève en lui proposant d'exercer ses connaissances sur une partie de chasse, sur les forces naturelles etc. Cela doit rentrer dans un cadre scolaire général, ce qui évite de rechercher des réflexions puissantes ou des considérations orignales.

En fait, rien ne sauverait les Hisperica Famina si la disposition des mots n'avait pas eu pour vertu d'engendrer la rime ou d'en faciliter la diffusion. Toute l'argumentation de Grosjean se fonde sur une remarque stylistique importante : "la structure colométrique des Hisperica Famina repose sur la généralisation de l'entrecroisement des mots et notamment sur le procédé qui consiste à rapprocher les épithètes et leurs substantifs en deux groupes séparés. Toutes les tranches rythmiques des Hisperica Famina commencent par un adjectif et aucun substantif n'est accompagné de deux épithètes"76. L'ordre des mots est le suivant : un adjectif épithète, un complément, un verbe et le substantif auquel se rapporte l'épithète placé en tête. Reprenons deux exemples de Grosjean : (A. 307) "Nocturnus gravat serpella nimbus" ; (B 131)" "Multigenas animatium instaurat catervas". Séparer l'épithète du substantif est un procédé de la poésie classique qui prend ici l'aspect d'une tournure obligatoire et monotone, propre à déformer le génie même de la langue latine. "Ainsi qu'il arrive en biologie, cette prolifération de moisissures sur le cadavre décomposé de l'Antiquité a suscité un élément de vie nouveau, inattendu, irremplçable et fécond", écrit Grosjean77, et au-delà de l'image quelque peu provocante, on notera l'idée qu'une nouveauté prend corps provenant de la disposition épithèteverbe-substantif qui "ne peut manquer d'amener un nombre considérable de rimes entre l'épithète qui précède le verbe et substantif qui

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termine la ligne"78. Et de donner plus de soixante exemples de vers avec un ou deux épithètes, un ou deux substantifs ou plus. Conservons ces quelques vers à titre d'illustration :

B 153 "sevosque prohibuit rictus"

(il interdit les rires cruels);

A 563 "Tithico terrestrem obvallat limbo crepidinem"

(il entoure la jeen terre d'une lisière marine),

ou si l'on veut conserver la préciosité "baroque" des vers :

"D'une frange à la Thétys, il ourle le terrestre môle".

D 113 "Spumatica oceani flectit tumultu flustra"

(le calme écumeux au tumulte de l'océan fléchit).

Ce qui est curieux c'est de penser que ces rimes n'ont pas été voulues car elles auraient présenté u moyen supplémentaire de complication comme le souhaiteraient les doctes créateurs de ces artifices. Or, visiblement, ils ne s'en sont pas souciés, comme le montrent certains vers sans rime79. Mais leurs élèves qui devaient apprendre par coeur et réciter à haute voix ces inventions verbales rimées, conservèrent en mémoire cette structure et eurent plus tard, l'envie sinon l'habitude de l'imiter pour des oeuvres ultérieures dont ils étaient les auteurs. Ainsi, le maltre de classe "le journalier des lettres, auteur d'exemples et de modèles latins, a jeté à son insu le germe de la rime" dont on sait le succès sur toutes les littératures. Il restait à de vrais poètes de s'en emparer et de donner des preuves de sa qualité. Un processus était en cours.

Le caractère le plus intéressant de cette théorie, si on en accepte les arguments, revient à signaler un effort d'élévation. L'auteur des Hisperica Famina souhaitait améliorer le latin de ses élèves ou des clercs irlandais ; le monachisme irlandais s'empare du christianisme et en retire une invitation à l'ascétisme qu'aucun mépris du monde n'accompagne mais plutôt un vibrant hommage à la création. La disparition de l'accent d'insistance à l'initiale au profit d'une attention marquée pour la finale du mot dont on se sert pour créer une rime est significative d'un nouvel aristocratisme recherché80. Le mot se maintient dans la bouche d'un bout à l'autre, n'est pas soumis à la décomposition paresseuse de toute langue involuant. Autant de faits révélateurs d'une pensée intellectuelle en ces lointains temps se voulant droite, tournée vers l'excellence, dont on voit l'existence au moyen d'un travail sur le langage (que de mots nouveau nouveaux entrent dans le gaélique ou se rechargent de sens dans le latin), sur la prononciation et sur l'usage de la rime. Cette dernière n'appartient ni à la tradition celtique ni à la culture latine qui venant à se rencontrer, "déteignent" l'une sur l'autre, mais elle s'impose d'un mouvement "ascentionnel" issu de maîtres maladroits quoique dévoués et d'étudiants frustres mais bien disposés et avides de savoir. Ce n'est donc pas à une coloration mutuelle de deux cultures que nous avons affaire, aux mélanges qui peuvent donner le change de véritables créations, comme c'est si souvent le cas de par le monde et au cors de l'histoire, mais à un effort ou à une tension: celui de parler le mieux possible, celle

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d'écrire le mieux au monde, le tout dans l'optique d'obtenir "un bien-dire", une "bénédiction" servant de louange à Dieu, que traduisent les vieilles hymnes et les litanies irlandaises comme nous le verrons sous peu. Cette tension a provoqué au sein des habitudes poétiques une déchirure où se sont retrouvés tous les esprits originaux et audacieux indépendamment de la langue qu'ils utilisaient (gaélique ou latin). La rime devenait le point de jonction commun aux poètes (gaélique ou à ceux écrivant en latin à l'égal du continen. Invention bi-face dont aucune des deux cultures n'avait la paternité et qui modifiait les langues en les faisant prononcer avec distinction et goût. Après quoi, s'ensuivaient des imitations respectives de versification (syllabisme, allitération, etc.) pour agrandir ce point et en faire un domaine.

L'intrusion du latin au coeur de la créativité irlandaise n'avait pas abouti à la disparition du gaël et à la traduction de toutes les productions jugées "traduisibles" ce qui ressemblerait à la situation des oeuvres mythologiques recentrées dans le cadre biblique, mais à la naissance de formes nouvelles devant s'épanouir à l'endroit des intersections, celles où la pensée veut s'améliorer et se dresser plus haut. La croyance religieuse visiblement en fut le moteur et des sacrifices qu'elle suscita, put se dessiner cette oeuvre commune, indigène et aliène.

Un autre procédé littéraire moins évident que l'invention de la rime est à mettre au crédit de l'Irlande. Il concerne la prose mais son influence est loin d'être négligeable. Il apparalt dans les "litanies" dont la forme et l'expression renvoient peu à la culture latine chrétienne ou même paienne et semble-t-il encore moins à la tradition gaélique. Il s'agit d'une intervention stylistique que nous voyons naître ici, en Irlande, en raison d'un certain contexte de tension qui a déjà servi à la naissance de la rime. La litanie est à l'origine une prière énumérative des qualités de Dieu et des défauts d'un homme, d'une syntaxe simplifiée à l'extrême où le rapprochement des mots sous forme de liste se fait en fonction des sonorités. Certes, de nos jours, on ne conserve de la litanie qu'une idée négative, celle d'une oeuvre ennuyeuse, sans trop se soucier de son origine qui est supposée par la plupart comme étant irlandaise. Dans l'Encyclopédie du Catholicisme de Letouzey et Ané81, ce genre religieux particulier est ainsi présenté : "l'origine des litanies des saints demeure obscure. Il semble que cette forme de prière soit née en Irlande et ait été diffusée sur le continent par les moines missionnaires irlandais qui appréciaient les invocations jaculatoires. Les plus ancies textes se trouvent dans des livres liturgiques du VIIIe siècle". Le plan adopté lors du développement de la litanie comporte deux parties : une suite d'invocations de saints qui sont secondées par un "ora-pro nobis" ("prie pour nous") et une autre suite de demandes pour être libéré des péches, des maux, des tracas qui assaillent l'existence ("libera nos, Domine" ; "libère-nous, ô Seigneur"). Tel est l'ordre suivi en général quoique les litanies irlandaises les plus anciennes ne puissent toutes se résumer de cette manière.

Les premières litanies sont écrites en vieil irlandais, avant que le procédé inventé ne soit transposé en latin. Parmi les treize litanies publiées et traduites par Plummer d'après les manuscrits du XII au XVe siècle, dont il est parfois possible de désigner l'auteur et la période de composition (IX à XIe siècle), on en a relevé trois qui sont versifiées. Nous nous servirons de cette édition pour établir l'origine de cette invention qui mérite un intérêt similaire à celuiaccordé à l'apparition de la rime. Comme dans ce dernier cas, il s'agit d'un nouveau procédé stylistique affectant le discours en prose, mais appliqué aussi à la poésie. Décrivons-le avant d'en analyser la raison. Les principaux traits que signale Plummer82 à propos des litanies nous renseignent déjà sur un "état d'esprit": il

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s'agit d'un discours privé à usage personnel ("dans huit à treize pièces, les demandes sont livrées à la première personne", p XV) qui n'a jamais été employé pour un service religieux public ; la tendance commune de ces prières est d'user des allitérations, ce qui est le propre de la rhétorique irlandaise ; ces énumérations de qualités et de demandes visent une protection et une libération totales qui n'est pas sans rappeler les "loricae" (ou prières de protection que pourrait jalouser n'importe quelle compagnie d'assurance de nos jours ') ; l'expression d'une pratique ascétique nommée "Scuap Crabaidh" (ou en latin "Scopa Dévotionis"), i. e. "balai de dévotion", s'y révèle et s'observe au souci réel de se débarrasser de tout péché au moyen d'une prière ardente et envoûtante ; à cet ascétisme s'ajoute parfois un prophétisme latent, l'annonce d'un temps où il sera nécessaire de purifier l'Irlande.

Parmi tous ces traits, le plus marquant pour Plummer reste et demeure l'extraordinaire sincérité de ces textes si bien que la culture biblique de leurs auteurs n'est jamais étalée et s'accorde avec un sens de la nature qu'une litanie (n° 13) extériorise sans ambage ("je vous supplie par la trinité, le vent et le soleil et la lune ; je vous supplie par l'eau et l'air cruel, je vous supplie par le feu, je vous supplie par la terre..." (p 103).

Ces remarques ont ceci de bon qu'elles dégagent la litanie de la vision négative que les siècles lui ont apportée, à juste raison dans bien des cas, mais surtout nous conduisent à ne pas y voir un procédé mécanique ou une opération magique. C'est une forme de prière qui n'est pas à mettre en rapport non plus avec certains aspects de la religion paienne ancienne : dans les religions antiques, la stricte observance d'une formulation, l'exacte dénomination du dieu, l'attention accordée au rite permettent de contraindre le dieu à une réponse favorable ; la prière y est un échange ou une convention comme l'ascétisme s'apparente à une opértation de mise en demeure pour la divinité d'accorder ce qui lui est demandé.

Si la répétition est envoûtante, il apparalt que l'efficacité de la litanie ne provient pas de sa pure et simple récitation mais de l'ardeur intérieure à l'évoquer. Plummer relève dans un colophon (indication portée à la fin d'un ms. par le copiste) cette phrase ambiguë qui traduit l'évolution de la litanie vers un système commode de délivrance, alors que sa composition procédait d'une autre éthique :

"Quicumque hanc orationem cantaverit, veram penitentiam et indulgentiam peccatorum habebit, et alias multas gratias".

p. XVIII : "Quiconque aura chanté cette prière, obtiendra une véritable pénitence et indulgence de ses péchés, ainsi que de nombreuses autres grâces".

Mais de toute façon, la tentation était trop forte de rétablir un échange là où il n'y avait que confession sincère et honnête pour que nous en soyons surpris83.

Le fonctionnement et la composition des litanies méritent d'être étudiés avant de voir quel écart est effectué par rapport à un discours ordinaire. La présentation la plus immédiate que l'on puisse en faire est celle d'une formule d'introduction répétée. Cela peut être une suite de vocatifs :

"O saint Jésus, ô noble ami, ô étoile matutine, ô soleil à midi adoré..." comme dans la itanie n° 2 (p 41)84; "ô Marie souveraine, ô la plus souveraine des Maries, ô parangon

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des femmes..." (Litanie n° 6, p 48-51)85. Cela peut être un même verbe "je te conjure", "je te supplie" qui introduit toute une série de qualités "toi notre sauveur, notre roi,..." (Litanies n° 1, n° 13). Cela peut être enfin une expression du genre de "pour l'amour de" ("Ar ecnair"), "par", "au nom de" ("ar"), "contre", etc. (Litanies n° 2, n° 11, N° 12).

La conclusion qui survient soit à la fin de la itanie soit après chaque strophe, est un "pardonne-moi", ou un "aide-moi". Si l'on regarde maintenant l'état de la langue, on notera que quelques expressions latines sont enchassées dans le texte (exemple : "Hos omnes invoco in auxilium meum" (Litanie n° 2). On sait même qu'un de ces auteurs de Iitanie (Litanie n° 10 : "Litanie de St Michel"), Maclisu O'Brollaghan, mort en 1086, selon Plummer, écrivit un poème où un vers latin rimait avec un vers irlandais qui suivait l'ancienne métrique. La première litanie comporte cinq vers en latin rimés de quatorze syllabes, tandis que les litanies rimées en vieil irlandais adoptent sept syllabes comme canon dans la plupart des cas. On reconnait là l'imitation syllabique de l'hexamètre de l'Antiquité, mais en y intégrant l'emploi de la rime. La langue irlandaise s'est chargée de mots latins provenant de l'Eglise directement qu'elle se contente de transcrire : "demn" (daimon : démon) ; "anm" (anima : âmes) ; "aingil" (angelus : ange) ; spirut (spiritus : esprit), etc. Mais elle a préservé comme caractéristique personnelle le goût pour les allitérations. Ce dernier trait nous renvoie au coeur du problème à savoir la méthode utilisée pour développer la litanie. L'invention nous paralt se faire selon trois principes : par similitude sonore, par systématisation, par progression.

La similitude sonore est l'usage de mots commençant ou finissant par la même syllabe ; la itanie n° 1 nous en donne un excellent exemple : "A duilgenaig, a dilgedaig, dercaig, derrscaigthi, dirrecra, dimoir, dirvin, Dilaig" (p 2). Il est bien difficile de traduire ; Plummer propose : "ô (god) the rewarder, forgiving, loving, preeminent, immense, vast, mystérious, Forgive" ; nous rendrions ainsi la phrase : "ô Dieu qui est protecteur, qui plait, qui est préeminent, puissant, imposant, impénétrable, qui pardonne" - puis le procédé s'amplifie pour exprimer le désordre que causent les péchés :

"Ram cansatar, ram cloénsatar, ram caechsatar, ram cuarsatar, dram crinsatar / Ram lensatar, ram lensatar, ram luaidsitar, ram linsatar / Ram trunsitar, ram traigsitar, ram traethsitar, ram techtatar, ram toirrnetar / etc." (p 5-6)

Soit :

"They (sins) have bent me, perverted me, have blinded me, have twisted me and withered me / They have clung to me, have pained me, have moved me, have filled me / They have humbled me, exhausted me, they have subdued me, possessed me, cast me down" (p 6-7)

Ce serait une vraie prouesse verbale que de rendre ces sonorités en anglais ou en francais, mais il suffit de voir comment l'auteur s'y est pris pour composer ce passage.

Ce n'est pas le seul exemple possible ni le seul moyen à sa disposition. Le deuxième moyen appartient au goût d'achever et de clore une liste, en choisissant des couples d'opposés, en englobant une totalité, d'où notre idée de nommer cela "systématisation". En effet, si l'on évo ue le noir, pourquoi ne pas evoquer le blanc, le mouvement nqe vat-il pas avec l'arrêt, le Nord et le Sud vec l'Est et l'Ouest, les 12 apôtres avec les 12

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prophètes, etc. ? Cela crée l'impression que rien n'a été oublié ni ne peut l'être, que tout est pris en compte. Laitanie n° 1 en offre une bonne illustration : "Cach suigi, cach sesamh, cach imthecht, cach tast, cach cotlud, cach nem-cotlud, cach dermat, cech nem-dermat..." Soit "Every sitting down, every standing up, every movement, every stillness, every sleep, every sleeplessness, every forgetfulness, every remembrance..." (p 14-15) ("Chaque position assise, chaque position debout, chaque mobilité, chaque immobilité, chaque sommeil, chaque veille, chaque oubli, chaque souvenir).

Le Saint Esprit a sept formes ("Spirutu sechtudelbaig", Litanie n° 5, p 40) ; la joie spirituelle dot remplacer le désespoir charnel, ou l'abstinence, la gloutonnerie, la chasteté, le lucre, etc. Les exemples seraient multiples et correspondent bien à cette envie propre à tout esprit de collectionneur de ne cesser la liste qu'une fois la collection complète.

L'énumération nominative ne va pas sans un certain ordre qui sera notre troisième règle de composition : la progression se fait, soit en suivant l'alphabet, soit selon une hiérarchie sociale et religieuse, soit selon la chronologie. Ce dernier point complète assez bien l'esprit évoqué ci-dessus.

Dans la Litanie n° 1, la partie "de Confessione/oratio" (p 8-9) comporte une première strophe où les verbes sont classés alphabétiquement : le sens est de demander à Dieu de détruire les péchés du pénitent :

"Airc me impo, à Dé

Bris, buail, baig iat

Crech, crom, crin iat

Digaib, dingaid, dileg iat

Eirg, esreig, esbadaig iat

Fech, faisc, fasaig iat

Despoil me of them, ô God

Break, smite, and war against them

Ravage, bend and wither them

Arise, scatter, defeat them

See, repress, waste them"

etc... (soit G, L, M, P, R, S, T)

Adaptation francaise :

"Arrache-les de moi, ô Dieu,

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Brise, bats, baratte-les

Casse, courbe et cintre-les

Détache, délie, détruis-les

Enlève, évacue, écrase-les...

Vois, fracasse, flétris-les''

L'alphabet sert aussi dans le as où l'on énumère les noms des saints et saintes (Litanie n° 11, pp 92-93) mais est remplacé le plus souvent par une succession chronologique : les prophètes de l'Ancien Testament, du Nouveau Testament, les premiers missionnaires romains en Irlande, les premiers convertis, les premiersfondateurs de couvents, les premiers pélerins... etc. dans la Litanie n° 6. On ajoute à ces listes le nombre exact de ceux qui accompahèrent ces novateurs pour renforcer leur action et leur influence. Enfin, le dernier mode de classement est d'ordre hiérarchique en ce sens que l'on célébrera Dieu ou la Vierge en lui adjoignant les qualités d'éternité, d'immortalité et d'excellence, puis viendra en renfort une comparaison avec la Lumière, le Soleil, l'Etoile, l'Eclat et l'on terminera en désignant des vertus (bonté, vérité) ou des fonctions (justice, grâce, protection). La Litanie de la Trinité (n° 9) loue successivement Dieu, Jésus et le Saint Esprit en suivant respectivement assez bien ce plan. La Litanie de la Vierge Marie (n° 6) de même. On ne saurait oublier ces phrases où l'on invoque dans l'ordre, apôtres, archevêques, évêques, diacres, sous-diacres, etc. ou les différentes parties du corps en partant du haut vers le bas.

Ces trois moyens (voisinage sonore, goût de la liste close, ordre) s'entrecroisent et jouent l'un sur l'autre. Ils sont au service d'une thématique simple mais émouvante : l'inquiétude et la fragilité humaines, la puissance de Dieu, la confiance en son Pardon, son secours et son accueil futur, le charme factice du monde et de sa beauté, l'intervention divine dans la vie quotidienne, y sont exprimés. L'historien des religions relèvera que ces Litanies sont peutêtre le premier témoignage occidental d'un culte rendu à la Vierge Marie. Au niveau littéraire, il nous reste à nous demander si la litanie importe plus comme genre nouveau ou comme procédé au niveau d'une influence ultérieure. La poésie rimée ne devint pas un genre particulier de poésie, mais la poésie elle-même, éclipsant toute autre forme. Or l'invention apportée par la litanie affecte la prose en éloignant le discours qu'elle forme des tournures habituelles en rhétorique ancienne. Les discours du Bas-Empire latin, les sermons des prédicateurs chrétiens, les apologies diverses, connaissent parfaitement les ornements stylistiques nécessaires pour donner à la phrase une "suavitas", une grâce et harmonie qui excluent l'immédiateté et le témoignage. Métaphores et figures servent à rehausser un discours mais abouissent surtout à le clôre sur lui-même et le rendre suffisant. L'artificiel et le déclamatoire guettent au nom d'une forme trop fleurie et aimée pour ne pas étouffer l'originalité. Le caractère intime, personnel, secret même de la prière litanique ne saurait s'accommoder de ce t_n officiel commun, brisant l'émoi premier pour le couler dans le moule d'une culture mondaine, flatteuse. Mais la prose ici inaugurée ne tire pas non plus son origine d'une prose en vieilirlandais dont on aurait gardé des extraits : lediscours des bardes demeurait lié à la poésie pour répondre aux besoins des princes, et l'on connait en revanche le caractèrehautement précieux, purement technique de cette production : un formalisme aristocratique dénué de toute soumission au message.

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C'est pourquoi, il est possible de séparer le "discours litanique" des autres discours en prose ou en vers visant à louer ou à décrire. En mettant l'accent sur un message direct et en utilisant les ressources maximales du vocabulaire sur un domaine précis, la litanie nous parait ouvrir la voie à ce qui sera notre véritable prose moderne : fi des agencements precieux d'un art pour l'Art se mordant la queue, fi des phrases bien balancées et s'équilibrant en brillantes périodes. La prose à naitre se veut efficace, compréhensible, elle intègre tous les aspects du monde ; certes, la litanie n'en est qu'une maigre ébauche, un premier pas timide ou allusif mais l'idée d'employer l'ensemble des verbes, des qualités, des attributs convenant à un obiet ou à un domaine, est d'essence "prosaïque"; la poésie est un choix, une concentration, un resserrement ; la rhétorique antique paienne ou chrétienne est une construction tournée vers un public que l'on veut au moins convaincre. La litanie repose sur un autre postulat : une totalité est parcourue, la peinture du monde est possible, même si pour l'heure l'accumulation prime. Notre interprétation peut sembler risquée à moins que l'on ne songe à la fréquence et à la présence de "catalogue" dans le genre typique de la prose, à savoir le Roman. Chez Rabelais, Lesage, Balzac ou les adeptes du Nouveau Roman, qu'en est-il sinon le souci de couvrir, en additionnant, tout un champ du réel ?

Le dernier point à déterminer est de savoir si cette invention comme celle de la rime, est due au passage obligé qui se fit entre la culture gaélique et la culture latine. Puisque notre description et notre analyse nous ont montré qu'il ne s'agissait pas d'influences réciproques, d'imitations maladroites, qui seraient responsables de ce nouveau procédé, il nous reste à comprendre son origine. Plusieurs solutions se présentent lors de la rencontre de deux cultures :

- Premier cas : l'une ne peut l'emporter sur l'autre, l'égalité et la coexistence sont à l'honneur ;

- Deuxième cas : l'une l'emporte sur l'autre ; la supériorité et le remplacement plus ou moins total dominent ;

- Troisième cas : l'une et l'autre s'autodétruisent, ou se côtoient avec indifférence, ce qui est plus courant ;

- Quatrième cas : l'une passe en l'autre, une unité se reforme en une autre, par une tension et catastrophe afférente.

Notre thèse étant de montrer que l'originalité de la créativité irlandaise provient par suite de circonstances historiques particulières, de la présence de "catastrophes", il s'avère que c'est le quatrième cas qui est le plus convenant à notre analyse, d'autant que la culture gaélique s'est trouvée intégrée au monde chrétien, beaucoup plus qu'elle n'a été traitée comme égale ou réduite à néant. Rappelons que la christianisation de l'ile n'a pas été imposée par violence ni n'a visé à concurrencer la tradition gaélique : elle a entraîné dans son sillage toute une société.

L'hypothèse est alors la suivante: une tension évidente entre la rhétorique latine, somme toute d'esprit égalitaire, liée à la vie citadine, et l'art aristocratique du monde irlandais s'est résolue par une cassure aboutissant à tourner le dos à ces deux types de formalisme. Quelques emprunts mutuels ne sauraient être comparés à ce qui serait une imitation malhabile donnant naissance involontaire à un nouveau style. Il n'y a pas eu

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"imitation" mais refus d'une forme et d'une destination : le discours né pour s'adresser aux hommes est tourné vers Dieu: la forme gaélique indifférente au message devient docile et soumise à l'évocation d'une confession ; la rhétorique latine destinée à plaire à tous s'effondre devant Un seul.

Le tracé des catastrophes "Queue d'Aronde" et "Papillon" se retrouve en ce sens qu'un lieu nouveau s'est créé où s'exprimer, qui ne tient ni d'un côté ni de l'autre vraiment. La tension a abouti à l'invention d'un nouveau procédé (qui a peu été évalué à sa juste valeur selon nous), de même que la rime était en soi un redressement éducatif qui se placait hors du domaine du vers syllabique latin t du vers gaélique allitératif.

On peut donc considérer la litanie et la rime comme une invention similaire, touchant le style, bien plus qu'à la source d'une véritable genre. Ce qui suit ne sera pas du même ordre.

La seconde grande invention de la littérature irlandaise correspond à la formation d'un "genre". Revenons à notre question première : quel est l'apport de l'Irlande aux lettres et ici plus particulièrement quels textes en latin définiraient cet apport ? Faut-il souscrire à ce jugement d'Olivier Loyer86, englobant d'ailleurs Pays de Galles et Ecosse : "Les moines celtes étaient plus maltres qu'écrivains" ; quant aux créateurs, ils compilent surtout, écrivent des règles monastiques et des pénitentiels,` vrais livres de comptes des péchés possibles et de leurs "coûts" (c'est-à-dire des punitions afférentes), et transmettent des connaissances (seul Scot Erigène, maître à l'Ecole du Palais sous Charlemagne, inventera un système personnel). Aussi, Loyer en vient à dénier toute unité de pensée87, "la cohésion particulière qu'on est en droit de chercher dans toute culture" ; des individualités apparaissent mais "au-delà d'un rôle d'enseignants" l'apport des moines celtes n'est pas à chercher dans leurs écrits latins. Bons continuateurs d'une tradition latine reue indirectement, les Irlandais n'ont pas su créer d'oeuvres marquant la pensée. Ce jugement à première vue, quoique sévère, a pour lui l'apparence du bon sens et surtout le mérite de poser la question d'un apport universel au-delà des habituelles exclamations d'enthousiasme sur la vitalité missionnaire irlandaise, plus soucieuses de forme que de fond.

Pour décider de cette créativité potentielle ou actuelle, il faudrait distinguer les périodes, mais il est parfois si difficile de les arrêter ou d'en commencer de nouvelles qu'il est préférable de considérer l'ensemble des textes latins : les hymnes méritent mieux que d'être cités comme des oeuvres sans portée européenne, par exemple.

Si nous leur ajoutons certains courts poèmes ressemblant à des prières et qui comportent un sens aiguë de la beauté de la Nature, ou ces "poèmes-cuirasses" ou "loricaè"88, qui servent à protéger le récitant contre les maux de l'existence, nous aurions déjà une production savoureuse, d'un beau lyrisme et digne de figurer en partie dans des anthologies poétiques latines. Mais nous comprenons bien que le critique aimerait davantage quelque oeuvre plus lonque et structurée conçue en tant que telle, profondément littéraire. Il reste alors à voir du côté des vies de saints nombreuses, variées, qui présentent plusieurs réécritures successives89 (une première période archaique, est discernable au VIIe siècle, une deuxième, moyenne entre le VII et IXe siècle correspondant à l'essor maximal de l'Irlande ; une troisième, au XI-XIIIe siècle, voit ses productions reprises aux XIVe-XVe siècle). Ces réécritures ne sont en soi pas surprenantes puisque l'imitation était encouragée (variations sur quelques thèmes) et

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qu'aucun discrédit ne s'appliquait à cela : seule une conscience moderne souhaite une oeuvre originale en absolu. Toutefois, l'haqiographie irlandaise ne saura répondre à notre attente, car elle possède une tendance qui s'accentue au fil des ans, de vouloir s'aligner sur l'hagiographie continentale. Il fallut, non pas dégager un nouveau style et une nouvelle forme, mais amenuiser la vie au point de la faire ressembler au mieux aux modèles fournis par l'Eglise. En tant que récits romanesques, ces oeuvres avaient pour but ultime de disparaltre au sein d'une unité monotone, gommant toute vérité, toute allure réelle, tout particularisme, toute réflexion inconnue. La réécriture n'a pas servi à livrer "une littérature au second degré" pour utiliser un mot moderne qui aurait bénéficié des apports de chacun et qui, sous le coup d'un génie, aurait mené à l'existence un type de sentiments enfouis et négligés ; elle s'est donnée pour tâche sans heureusement y arriver, d'être normalisée et conforme.

Retraçons par quelques exemples le travail hagiographique en précisant que si l'amoureux de la littérature ne peut trouver son compte dans les vies des Saints irlandais, l'historien, l'ethnologue, le paléographe ou le philologue90 pourront y glaner ample provision. Parmi les premiers textes, les Vies de St Patrick furent écrites au VIIe siècl par Tirechan et Muirchu qui avaient pris parti à propos du conflit sur la date de Pâques qui opposa l'Eglise celtique à Rome, pour cette dernière91. De la vie de St Patrick, il est difficile de séparer les faits des traits légendaires, mais l'on retient qu'il naquit en Grande-Bretagne, qu'enfant, il fut emmené en Irlande par des pirates, qu'il garda des moutons, que fugitif, il retrouva la liberté, parcourut la Gaule, revient chez lui mais y connut l'appel de Dieu l'invitant à évangéliser les Irlandais. La légende rajoute nombre d'épreuves que le Saint traversa grâce aux pouvoirs merveilleux que Dieu lui accorda en ces occasions.

Peu importe ; pour nous, ce qui est à siqnaler c'est la "lecture" de ces événements par les "biographs" du Saint. Sa vie correspond à la vie d'un personnage biblique qui servira de modèle et de "moule". Certes, le choix n'est pas neutre à notre sens ; comme dans le cas de Noé pour les textes mthologiques, il révélera l'opération intellectuelle en cours, celle qui occupe les esprits plus ou moins consciemment, opération qui aura besoin d'un "patron" pour trouver une issue à une situation intellectuelle tendue et délicate. Pour Saint Patrick, Moise est retenu. Et cela nous apprend qu'une "sortie" est recherchée et qu'une Terre Promise nouvelle pour le peuple irlandais est à construire. Aussi, le voila captif moralement et physiquement des druides et d'un roi barbare comme Moise le fut des prêtres et du pharaon ; les voix qu'il entend en gardant les moutons sur le Mont Slemish rppellent l'épisode du Buisson Ardent ; sa fuite, son embarquement, sa traversée de la Gaule devenue désertique ('), ses miracles pour alimenter le groupe auquel il appartient, ses combats contre la tentation de Satan, sont trop proches de l'Exode pour sembler discutables. Seule sa mission en Irlande diffère de celle de Moise qui se garde de revenir sur ses pas, mais une fois ce pays converti, il y aura tout lieu de penser à une Terre Promise accomplie92.

St Patrick mourra avant qu'il en soit ainsi. Cette similitude évidente avec la Bible n'aura point servi à approfondir la vie du Saint, elle ne l'aura que rendue conforme. Effort de psittacisme, en dépit du "bis repetita non placent". Tirechan, en bon hagiographe, conclut même que Patrick fut en quatre points semblable à Moise :

l) il entendit un ange dans un buisson;

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2) il jeûna 40 jours et 40 nuits;

3) il vécut 120 ans;

4) personne ne sait où il est enterré93.

De toutes ces adaptations, on chercherait en vain quelque invention littéraire. Un passage tiré de la Vita Tripartita Patricii, souvent cité d'ailleurs, donne lieu à la rêverie: Patrick sur le mont Crochan Aigli (devenu Croagh Patrick dans le Connaught) jeûne et prie durant 40 jours ; au bout de ce laps de temps, le ciel se couvre d'oiseaux noirs, le Saint lance contre eux sa cloche, fait une trouée dans ces ténèbres ; il pleure et des oiseaux blancs apparaissent: ce sont les âmes de pecheurs qu'il a sauvées de l'Enfer et d'autres suivront grâce à son mérite; un ange lui annonce que l'Irlande sera recouverte par la mer sept ans avant le Jugement Dernier. Mais si cette scène nous pla;t our ce qu'elle exprime visuellement comme ouverture de l'horizon, pour le ton prophétique final qui nous paraît bien convenir avec l'idée que le christianisme est vécu intellectuellement comme une intrusion dont la seule justification possible est dans la naissance d'un autre monde, elle est somme toute inopérante et sans effet sur le cours de ces oeuvres. Enfin, comme le remarque Loyer,-le monachisme irlandais ne naquit pas des efforts de Patrick qui, sur le modèle continental, organisait l'Eglise d'Irlande autour de l'évêque, responsable juridiqueet religieux, représentant de l'ordre social. On vint à célébrer St Patrick et à en écrire la vie, lors des conflits entre Rome et les monastères irlandais (d'abord sur la date de Pâques VII-VIIIe siècle et sur la soumission des ëglises au siège épiscopai de Cantorbéry en pays anglo-saxon; puis sur la réforme clunisienne liée en Irlande à l'extension normande), pour mieux rappeler les Irlandais trop individualistes et amoureux de l'érémétisme à la tradition patricienne la plus ancienne. L'hommase rendu à St Patrick, loin de favoriser une oeuvre originale94 et fondée sur des spécificités irlandaises, était déjà une invitation à se conformer à la norme. I,'hagiographie est littérairement décevante dans ce premier cas.

Mais le conflit avec Rome se marque dans plusieurs vies de la même manière par une progressive édulcoration et moralisation des épisodes : le travail se fait dès la "Rénovation" carolingienne (qui doit tant aux Irlandais) par un souci d'une langue latine plus classique95; on corrige donc les hibernismes. Cet effort se poursuit sur les thèmes avec une disparition ou un effacement des faits trop folkloriques ou "barbares". L'hagiographe veut donner de sn Saint une certaine "image de marque", ce qui l'amène à décrire une naissance annoncée par des prodiges, une enfance remuante, une vie monastique ou missionnaire couverte de miracles, une mort édifiante. Cette composition vaut pour tous : elle tend à assimiler la vie du Saint à celle du Christ, ou plutôt aux vies apocryphes du Christ qui comblaient l'attente d'un public friand de merveilleux. Tout trait échappant à ces règles est éliminé ou n'apparait qu'involontairement, par suite d'une inattention. Enfin, cet effort hagiographique s'est accompagné d'une retranscription des manuscrits, dans certains cas, où l'on est en droit de supposer que les rares faits véridiques qui pouvaient encore percer sous l'uniformité imposée, ont été une dernière fois atténués et rendus plus indistincts. Ainsi, l'avis de la critique est le suivant : ces vies diffèrent peu de la tradition commune européenne, dans l'écriture ; tout au plus, sont-elles une mine de renseignements sur la chrétienté irlandaise à dégager d'une gangue monotone96.

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Heist, auteur d'une récente édition des Vitae sanctorum Hiberniae, a ces mots : "Un véritable trésor d'hlstolre sociale, de tradition séculaire et de folklore"97.

A personne ne viendrait l'idée d'estimer cette production hagiographique sous l'angle littéraire. Elle mérite peu le titre de création, mais bien celui de production. Heist parlant de la transcription des mss. au XIVe siècle de ces vies écrites pour certaines d'etre elles au XI-XIIIe siècles, note ce dernier trait :

"La tendance générale des censeurs du XIVe siècle semble avoir été d'éliminer les détails des vies qui leur donne une individualité de caractère ou une particularité d'époque et de lieu, pour ne leur conserver qu'une succession de miracles basés sur quelques modèles conventionnels. Ils avaient tendance à réduire les sujets de leurs écrits à une uniformité impersonnelle."98

La seule chance pour le critique reste que ce travail ultime de révision n'a pas toujours été bien fait et que les négligences furent nombreuses. Le voilà réduit à célébrer l'erreur et l'oubli On pourrait donc résumer l'hagiographie irlandaise à ces trois étapes :

- choisir dans les vies des saints celles qui sont les plus conformes à la politique de Rome ;

- transformer les faits vécus par ceux convenus des modèles continentaux ; lechoix étant significatif ;

- détruire toute trace (stylistique, mentalités, etc.) d'hibernisme.

Le constat est sévère au niveau littéraire. Outre que les bons sentiments n'ont jamais fait de la bonne littérature, on est stupéfait de voir cette volonté d'uniformisation, et même si cette tendance ne réussit pas partout, heureusement, on peut comprendre que les conditions d'une création originale n'étaient pas réunies.

Corrigeons notre jugement : l'hagiographie n'est as condamnable en fait et en bloc. Elle n'a que les défauts des oeuvres trop bien adaptées à leur public, conformes à ses goûts, écrites en fonction d'un marc.hé. Car, on ne saurait lui enlever ce mérite d'avoir répandu les vies de saints irlandais sur le continent, ce qui n'était possible qu'en les adaptant aux "publications" acceptées et bien admises. L'hagiographie irlandaise a ce souci de mettre à "niveau" les récits irlandais, de les inclure dans le mouvement européen, et si elle "s'aligne", c'est peut-être pour mieux participer.

Mous ne pouvons passer en revue toutes ces vies99 pour rendre compte d'une réécriture hagiographique par dessus une oeuvre originale que l'on veut diffuser mais aussi rendre conforme. Elles serviront sous peu de "faire-valoir" pour mieux saisir où se situe la véritable créativité irlandaise, celle où l'on invente un nouveau genre littéraire - la navigation -. Nous maintenons notre idée que la littérature irlandaise a pu donner à la Littérature universelle quelque invention. Elle ne peut avoir que répété, et retransmis, ou imité et appauvri. Cela n'expliquerait pas l'essor intellectuel des VI-VII-VIIIe siècles. Le latin n'a point servi uniquement à des querelles ou à des oeuvres "orientées" : il s'est fait le servant d'une spiritualité créatrice. Le fait le plus probant revient à la "peregrinatio" en mer dont le succès ne s'est jamais tari au cours des siècles ni meme l'influence. Montrons que, semblable à la question de la rime, le problème du voyage en mer

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recoupe une situation intellectuelle particulière qui mène à l'invention d'une nouvelle forme.

Plusieurs problèmes se sont posées pour la critique, concernant le genre des voyages en mer de la littérature irlandaise. Il existe des "immrama" (pluriel d'imrama), dont le sens revient à dire "ramer de-ci de-là, errer" qui sont écrits en gaélique (moyen irlandais), sont d'inspiration mixte (laique et chrétienne) et racontent un vovage en mer plein de merveilleuses découvertes. Le nombre de ces textes est de trois (l'immram de Maél-Duin, le plus long et célèbre, celui des Hui'Corra, celui de Snedgus et MacRiagla), quoique, dans un catalogue du livre de Leinster, cinq titres de navigations perdues apparaissent : Murchertach mac Erca, Bri Leith, Brecan, Labraid, Fothad. Si l'on parle déjà d'un genre, c'est en raison de leur structure indifférente au motif et au but (accessoires ou absents) et tournée sur les seuls incidents du voyage.

Comme nous le disions tout au début de ce travail, le temps "perdu en mer" est le critère essentiel de reconnaissance. Mais, là dessus, se greffe l'existence d'un autre genre - l'echtra100 ou "sortie" de ce monde, et aventure dans l'Autre Monde qui narre le départ d'un humain invité à rejoindre l'Au-Delà et à y séjourner. Il en existe trois : le voyage de Bran (appelé à tort "immram" car le texte tient évidemment de "l'echtra"), celui de Condlé, celui de Cormac.

La critique s'est donc appliquée à la question de l'antériorité de l'immram sur l'échtra, ou de l'inverse, des sources respectives et de l'origine religieuse ou sociale de ces deux genres. A ce premier groupe de problèmes, se sont ajoutés ceux concernant la Navigatio Sancti Brandani, texte latin existant presque en dépit de deux Vitae Sancti Brendani apparentées à l'hagiographie. Certains manuscrits (codex Dubliniensis) conservent la numérotation de la Navigatio indépendamment de la Vita, ce qui prouverait que les deux récits ont une oriaine différente et ont été réunis tardivement. On retrouvera donc les mêmes questions au sujet de l'"immram" et de l'"echtra", à savoir si la Vita précède la Naviqatio, ou l'inverse, etc. Puis, on fera de même entre Navigatio, Immram, Vita, Echtra, dont on cherchera celui qui merite la palme de l'antériorité et de l'originalité première.

Les difficultés sont grandes, vu que la rédaction de ces textes paralt être de la même période et que les arguments avancés pour la dater respectivement sont subjectifs. Mais nous nous inscrivons en faux contre cette croyance de la critique que la valeur d'un texte par rapport aux autres provient de son antériorité. A quoi cela rime-t-il de prouver qu'un texte découle d'un autre pour estimer indifectement qu'il perd de son attrait ? Les critères littéraires se séparent de ceux de l'Histoire. L'antériorité n'est pas le gage de la qualité, systématiquement. La véritable question est de l'ordre de l'élaboration de ce genre littéraire spécifique dont les caractéristiques résident dans un voyage d'aller et de retour du héros d'ici à l'autre monde, dans le fait que le voyage a lieu en mer et a une durée, dans la croyance en un au-delà terrestre. A la différence des visions, des descentes aux Enfers ou des ascensions, le voyase en mer irlandais est un pélerinage axé sur la diversité des formes et non sur le sens de l'existence et sur les mystères divins : la préférence est donnée aux "apparences" et cela suffit à combler l'attente et à favoriser l'admiration et la louange. C'est en ce sens que l'on peut déjà aborder ce "genre", et dissocier ces textes des autres navigations (grecques, romaines, égyptiennes) qui n'envisagent point de rechercher l'inattendu pour le donner en objet d'admiration aimante et éprouvent de l'effroi devant les "déformations" du réel. Esthétiquement, ces

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dernières sont insensibles à ce critère d'une réalité qui serait belle en raison de sa bizarrerie ou de son extravagance. Le spectacle de la stabilité symétrique leur conviendrait mieux. En tant que pélerinages, les voyages en mer irlandais ont pu s'inspirer de certaines habitudes du pays.

Mgr. T.M. Charles Edwards101 s'est intéressé à cette question et a pu montrer que le droit celtique signalait une "peregrinatio" d'un peuple ou d'une tribu à l'autre comme un mode d'exil et de péril (l'individu-pélerin, n'appartenant plus à aucune communauté, perdait tout appui, était élément négligeable et destructible) : une autre punition consista à la "peregrinatio" sur mer qui condamnait un criminel à naviguer, privé de rames et de gouvernail, là où le vent le porterait : comparé à une chien gris, jeté en mer, ce pélerin forcé, ne pouvait compterque sur la Providence. Dans les deux cas, on note que l'homme estprivé de sa communauté et que cela constitue la menace la plus grande qui puisse lul arrlver. Le danger suprême, dans un autre contexte, est tenté au nom de Dieu par un pélerin qui, se sentant pécheur, s'exile pour Dieu et volontairement rompt avec ses attaches102.

Il est évident que cette attitde était "révolutionnaire" pour une société fortement axée sur l'intégration de tous les individus (lesquels n'existent que par la force des règles sociales les définissant et les protégeant), et si l'on accepte cette filiation, le voyage en mer retrace une violence faite envers un droit social, ainsi qu'un renversement de valeurs. Le pélerin est l'égal du roi, il s'aventure face aux hommes, brave l'interdit et le danger, a le sort du criminel mais la gloire du souverain. Cela explique en partie que son regard sur le monde privilégie l'inaccessible et l'admirable (aucun épisode n'est concluant, n'achève un sens, mais laisse une impression d'inexplicable), puisque lui-même s'exile de la société103, admet le rôle de banni, pour un temps. Aucune valeurhumaine ne peut juger son acte ; et ce qu'il voit ne peut s'expliquer pour les hommes. D'une façon de rendre la justice, à une aventure religieuse, le chemin s'est fait pour une exploitation littéraire ù le forcat devenu homme de Dieu, peut tenir de héros, où l'exil volontaire est la promesse d'aventures sortant du réseau d'ordres achevés propre à toute société. La navication irlandaise nous permet d'énoncer ce concept qui nous a déjà tant servi, "d'acméité", puisqu'il repose sur l'idée que la pensée peut s'échapper de ses propres inventions raisonnables et imaginaires. L'immram puise sa source dans une double rupture (celle involontaire du criminel banni ; celle volontaire du pélerin de Dieu dénonçant la cruauté du banissement en mer et acceptant d'être méprisé, au nom de Dieu), porte un regard sur le réel "ex-centrique" puisqu'il na;t en dehors de la tradition des lettres irlandaises (gaéliques et latines).

En effet, après bien des discussions, la critique s'est stabilisée sur cette opinion que "l'immram" est un genre produit par l'apport du christianisme, qu'il n'est pas un genre indigène comme peut l'être "l'echtra"104. Nous ne discuterons pas ici de la question des rapports entre ces deux genres ; il nous suffit de savoir que certains estiment que l'immram tire son origine de l'echtra, tandis que d'autres préfèrent leur donner une origine différente et autonome. L'important est de remarquer que l'"echtra" se rattache mieux à la littérature épique ou mytholoqique du vieilirlandais, en raison de sa façon de communiquer avec l'audelà (une invitation faite par une femme et l'impossibilité pour le héros de résister à ce charme) et de la briéveté du passage d'un monde dans l'autre (aucune durée à ce voyaqe). En revanche, l'immram prendrait mieux ses attaches dans des textes d'inspiration chrétienne marqués par le thème du voyage et du pélerinage, si

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bien que l'on peut conclure que l'immram est en dehors du courant principal de la littérature irlandaise ancienne.

La Navigatio Sancti Brendani est donc à mettre au nombre des immrama puisqu'elle procède du même désir de voyager pour Dieu et d'atteindre un "bienheureux autre monde" ouvert à tous105 (l'Humanité entière est destinée à ce bonheur ; l'echtra le réserve à quelques-uns).

De notre côté, nous aurions une preuve supplémentaire de cette différence de conception à regarder quelle figure spatiale soutend les images des echtrae et des immrama. Si les echtrae sont proches de la littérature mythologique, ces textes reproduisent le même mouvement que précédemment, celui où une culture se déplace d'un cadre dans un autre, sent l'étroitesse oppressante du premier cadre et l'ouverture conciliante du second, de sorte que l'esprit humain privilégie dans les récits les thèmes de l'oppression et de l'harmonisation (reflétant son partage intellectuel dû au climat intellectuel et historique). Nous en étions arrivé à cette idée que le corpus mythologique irlandais avait moins été modifié par l'empreinte du christianisme que par l'opération intellectuelle qui avait présidé à ce passage : le propre du mythique étant de se plier au choix des variantes possibles. Or, les echtrae ont des thèmes apparentés à ceux du corpus mythologique comme nous pouvons le voir dans le Vovage de Condlé106, dont voici l'argument : le fils d'un roi voit une femme de l'au-delà s'approcher de lui et l'inviter à le suivre là-bas ; le roi demande à Coran le druide de prononcer une incantation contre cette femme que seul son fils Condlé voit ; ce dernier se morfond de tristesse, ne se nourrissant que d'une pomme merveilleuse offerte par la mystérieuse apparition ; la femme revient, vante son pays d'ol le malheur est absent et Condlé s'embarque avec elle, disparaissant à tout jamais. Le schéma de l'histoire fait pparaître une forte attraction (celle du pays merveilleux : "Viens à moi, ô Condlé le Rouge, ...si tu consens, jamais on ne verra se flétrir de ta personne la jeunesse, la beauté...") que le roi dénonce à son dru.ide par ces paroles : "un ordre m'est arrivé, plus fort que mes conseils, plus fort que ma puissance. Depuis que j'ai saisi le pouvoir, aucun ennemi supérieur à moi n'était venu me combattre. Aujourd'hui, un être invisible me fait violence. Contre mon fils, il a prononcé des incantations". Devant cette situation, à la suite de ce violent appel, Condlé dépérit, absent et oppressé : "le chagrin s'était emparé de lui. Il voulait revoir la femme". Le druide tend de rompre cette magie funeste, mais la femme est plus forte puisqu'elle remarque que Condlé est destiné à la mort, suprême oppression qui menace même un fils de roi : "ce n'est pas sur un trône qu'est assis Condlé. Quand du milieu des morts qui passent, il attend la mort terrible".

De même les druides devront disparaître devant l'arrivée d'un juste : "un juste avec des compagnons multiples, nombreux, merveilleux, viendra bientôt : par son droit, il détruira les enchantements des Druides". Le thème de l'oppression est donc clairement exprimé : la mort menace les humains ; le règne des Druides s'achève. Quant au passage de Condlé dans l'Autre Monde, le texte dans sa briéveté, est transparent : "aussitôt que la femme eut fait cette réponse, Condlé, par un saut107 se sépare de son père et de ses compagnons, il entredans la barque de verre". L'on comprend mieux pourquoi l'echtra n'a pas de "navigation" ; convenant à la catastrophe du Pli, il s'agit d'opérer un saut aussi rapide que possible. Cela correspond parfaitement à l'intention et à la préoccupation intellectuelle du temps, de faire passer une ancienne littérature dans un nouveau moule, de la sauver de la disparition ; d'où le choix des textes et des variantes de ces textes les

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plus adéquats à ce projet. La femme prophétise un autre monde et la disparition de l'ancien ; Condlé préfiaure l'attitude à venir où un saut sera nécessaire et l'a été.

Ce type de preuves plus littéraires renforce l'idée que l'echtra n'appartient pas au genre nouveau de l'immram qui possède une autre série d'images comme nous l'étudierons plus tard. Dans le cycle épique de Cuchulainn, il existe un récit qui présente les mêmes traits que l'echtra de Condlé, ce qui accroitrait la parenté de l'echtra et du corpus mvthologique et épique. Dans Cuchulainn malade et allité108 nous lisons cette histoire : une fée, Fand, délaisséepar son époux, le dieu de l'Autre-Monde Manannann, décide d'épouser le héros Cuchulainn ; elle prend l'aspect d'un oiseau qu le héros veut capturer en vain ; un sommeil magique se saisit de lui, puis un état de léthargie qui dure un an. Un inconnu lui promet la guérison s'il vient dans l'Autre-Monde éouser Fand; Cuchulainn envoie d'abord son cocher en reconnaissance par deux fois, avant de rejoindre la fée Fand ; sa femme légitime Emer éprouve une violente jalousie et oblige son époux de retour avec la fée de choisir ; Cuchulainn de son côté éprouve des regrets mais, au départ de Fand, doit boire un breuvage des Druides pour oublier son amante de l'AuDelà. Le texte décrit une situation identique à celle de Condlé : beauté et puissance attractives de l'Autre-Mnde ; sentiment d'oppression pour le héros qui ne suporte plus l'étroitesse de notre monde, lequel sentiment se traduit par une léthargie ou absence de tout mouvement (immobilisation à une charnière : "les fées t'ont vaincu, elles t'ont réduit en captivité" ; invitation à franchir ce seuil : "lève-toi, héros des Ulates, réveille-toi bien portant et gai" (p 192 et 195) ; aucune indication du voyaqe (le héros est immédiatement de l'autre côté ; sans aucun délai de trajet).

Le dernier récit à considérer est désigné sous le nom du Voyage de Bran109, ien qu'il faille le ranger dans le genre de l'echtra, en raison de sa structure : une fée invite Bran à partir vers l'île de l'Eternelle Jeunesse, ce qu'il fait ; en cours de route, le dieu Manannan lui décrit à nouveau ce pays et annonce la venue d'un de ses fils en Irlande; Bran atteint directement l'Ile de la Joie où tout homme rit sans cesse, puis l'Ile des Femmes où il demeure des siècles ; un de ses compagnons veut revenir en Irlande, mais tombe en poussière en touchant le rivage ; Bran repart.

Ainsi, par rapport aux autres echtrae, la seule différence est dans le fait de tenir compte quelque peu du temps nécessaire au voyage mais c'est juste une convention, car Bran n'erre pas et va directement là où on l'attend. La fascination exercée par la ménagère de l'Autre-Monde se traduit par une musique qui endort Bran (vague oppression) et par une branche en fleurs qui échappe des mains du héros. Bran n'hésite pas à faire le saut pour rejoindre cette fée, sans aucune résistance, contrairement à Condlé et à Cuchulainn. On retrouve la même expression d'un monde vaste qui remplacera le monde terrestre lorsqu'un fils divin viendra dans une Irlande qui se convertira a plus de grandeur. Une pelote de fil liée à la paume de Bran l'attire sur l'Ile des Femmes et le retient là-bas, comme pour indiquer son nouvel enracinement, sa nouvelle naissance (sorte de cordon omhilical restauré)110. On découvre donc la même série d'images (quoiqu'ici données avec un plus grand lyrisme et un art indéniable) que dans les textes épiques ou mythologiques axés sur une oppreCsion insupportable à l'étranaer et un retour à la terre mère, ou une oprression interne nécessitant l'exil ou la bataille. Une force puissante réduit la liberté d'un peurle ou d'un individu, il doit succomber si la force a des attraits ou résister si elle est nuisible. Le héros subit un changement de comportement au cours de cet itinéraire ; de même le peuple y gagnait de se sentir aParenté à de lointaines origines prestigieuses.

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"Immram" et "Navigatio" sont d'une autre essence car structurés autour d'images et d'un espace signifiant la fissure ou la déchirure. Là encore,il conviendrait de discuter si"l'immram" précède ou non la "navigatio", mais lorsque l'on sait qu'en tout et pour tout, cela constitue quatre oeuvres (trois immrama et la Navigation de St Brendan, il paraît, afin de parler d'un genre, de meilleur usage de les considérer ensemble. Les oeuvres sont d'inspiration chrétienne et non pas seulement "christianisées" ; certes, elles ne sont pas écrites avec le même objectif : tantôt religieuses, tantôt romanesques. Le débat qui voudrait que les immrama soient paiennes et aient eu à subir des inerrolations chrétiennes (orinion défendue par Zimmer, D'Arbois de Jubainville, etc.), tandis que la Navigatio Sancti Brendani serait une imitation à portée monacale, ne mérite plus guère d'attention. L'inverse (voir Kenney, Bieler, Carney, etc.) aussi a été soutenu avec autant de sérieux du modèïe chrétien recopié à des fins de divertissement pour former les immrama .

Toute une méthode critique héritée du XIXe siècle se faisait un point d'honneur de définir des influences, des sources, des dates et lieux de composition, mais aboutissait si vite à une telle infinité de cas possibles que plus rien de concluant n'apparaissait. Le résultat de ces efforts n'est pas vain pour autant : la date de rédaction de ces textes doit être identique à quelques dizaines d'années près (VII-VIII) ; ce sont des oeuvres concues par des Irlandais, à défaut d'avoir forcément été composées en Irlande ; la connaissance de textes classiques et des textes gaéliques est évidente ; le christianisme se charge d'imaaes du folklore.

Le problème que nous posons, rappelons-le, concerne l'élaboration de ce genre. Comme pour l'invention de la rime, nous nous trouvons à la confluence de plusieurs influences dont aucune n'est déterminante pour s'arroqer le mérite de l'invention. La tradition celtique de l'au-delà, la reliqion chrétienne, les oeuvres gréco-latines sur les Terres Fortunées(108) n'ont jamais conduit à un type de récit portant sur une "visite du monde" dont nous ne verrions qu'une partie et surtout sur une atteinte de l'absolu (Dieu, ou la Vérité) par voie maritime. Le bonheur de l'Au-Delà est personnel dans les echtrae ; le pélerinage chrétien est plus souffrance qu'admiration de la création ; l'arrière-monde gréco-latin est cruel, et menaçant, illusoire et connaissant la souffrance (109).

Littéralement, la conception gaélique peut engendrer le lyrisme, celle du christianisme l'autobiographie, celle gréco-latine, le drame. Mais leur rencontre fait naitre le genre de la navigation où chacun se rejoint dans cette forme nouvelle. Dans le champ gaélique, s'introduit la culture chrétienne et romaine, elle en rompt l'enchantement, lui impose la durée et la difficulté, elle éloigne de plus en plus le point d'arrivée, distend l'espace marin précédant le lieu idéal, mais le long de ce partage, elle distribue les merveilles condensées en un seul endroit (l'Ile de Jeunesse), les charge d'une valeur humaine classique et les interroge chrétiennement comme signes des temps futurs. Le voyage en mer n'est plus seulement simple passage, dur pélerinage ou fatalité ; il devient temps de louange, d'incertitude métàphysique, d'étonnement et d'amour pour la nature. La "navigation" est née, possédant en son sein les éléments de son élaboration "transfigurés", orientés dans un autre sens.

Ce travail intellectuel se traduit dans la fréquence de certaines images. Il répond à une exiqence : l'Au-Delà celtique était une perfection, un lieu sans conflit, délicieux, mais comme le dira le héros Usheen (Ossian) du poème de Yeats, bien plus tard, c'est un endroit fort ennuyeux, livré aux apparences. A cette vision vite monotone qui rappelle la

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difficulté des théologiens et poètes chrétiens à décrire le Paradis (alors qu'il est si commode de représenter l'Enfer), le genre nouveau propose au contraire de visualiser comment la Création (Nature et Homme) en vien à se transformer comme nous l'avons montré à propos de la Navigatio Sancti Brendani décrivant à sa façon une "morphogénèse" ; par ëxemple, le saint parti par curiosité et vocation, revient porteur d'un message prophétique, annonciateur d'une vaste déchirure qui court sur la création et qui atteindra l'Irlande. Assistant aux métamorphoses de la création lui aussi s'est modifié ; attaché à une perfection personnelle, le voilà doté d'une information collective. L'errance en mer n'est pas à l'image des souffrances humaines ni l'occasion de se purifier par la peine (110) comme le veut la littérature édifiante chrétienne : les navigateurs assistent à des spectacles, y participent peu, la Providence vient touiours à temps, ces épisodes sont semblables à des démonstrations "abstraites" au sens etymologique du terme (c'est-à-dire "retirées, extraites") réclamant somme toute des héros un faible degré de participation qui nuirait à l'objectivation des phénomènes, quoique le héros, par compréhension sympathique, soit mené à un changement personnel après avoir assisté aux multiples modifications de ses rencontres. Cela nous explique mieux l'originalité de ce genre: il s éloiqne autant de la représentation chrétienne (l'homme est un voyageur malheureux; tout voyaqe couvert de difficultés est à l'image de la vie) que de la vision celtique de l'Au-Delà. Tout le monde n'a pas note cette transformation, ce double écart, persuadés que si le christianisme gagnait, le celtisme perdait; ou vice-versa. (111-112-113)

L'idé d'une tierce soluticn est pourtant la meilleure car elle rend compte de leur originalité. Guyonvarc'h et Le Roux ont raison d'écrire que la naviaation a fait dispara;tre les femmes et a remplacéles délices de l'Au-Delà par un mélange sans séparation d';les paradisiaques et infernales : "il n'est rien d'aussi peuchrétien que cette alternance ou cette succession d'lles paradislaques ou infernales où les anges et les saints ermites côtoient les diables, les démons et les monstres. Rien non plus n'est devenu aussi étranger à l'ancienne Irlande mythique, mythologique ou épique que cette longue suite de prières, de pénitences, de messes, de miracles et de bonnes actions. L'Autre-Monde y perd sa raison d'être et la beauté évanqélique de la Jérusalem céleste s'y tourne en fantasmagorie. Il fallait tout le pragmatisme et l'idéalisme des moines irlandais du haut oyen Age pour sublimer la contradiction"114

Il s'agit bien d'une "sublimation", en effet, et non pas d'une mixtion. La pensée s'arrache à deux ou trois traditions s'interpénétrant, et s'impose de se situer au-delà , il fallait se tirer de la torpeur des Iles Fortunées celtiques et de la vallée des tourments du christianisme ; il fallait rompre le trop facile passage d'un monde à l'autre des echtrae comme la pesanteur morose du pélerinage chrétien. A ces deux tendances négatives, s'oppose la confiance virile en des mystères dignes de l'homme, que la Création révèle. Le merveilleux envoûte, charme l'imagination, se juge à son degré de fantaisie et de brillant ; le miraculeux est un bouleversement des lois naturelles et sert àn édifier et à défier l'homme. Avec l'admirable, nous n'aurons qu'une curiosité éveillée, un rapprochement inattendu, une hypothèse levée. L'admirable et l'inaccessible priment, et non le merveilleux ou le miraculeux, si ces termes suffisent à séparer ces trois représentations en concurrence. Les mentalités semblent avoir basculé vers un lieu plus délicat de conception, plus abstrait, plus exigeant en fait. En effet, rêver d'un paradis délicieux sans tourment est aisé ; s'appesantir sur les malheurs présents ou futurs des hommes, et sur le nombre de leurs péchés est commode ; mais inventer de quoi forcer l'admiration, de quoi faire aimer le temps et les êtres vivants (animaux, hommes), de

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quoi suggérer une attention respectueuse de la Nature, correspond à un ascéisme115 et une volonté de transcendance dont l'effort n'est pas sans nous rappeler l'invention ou l'usaae de la rime ("mieux-dire"exalté et encouragé).

Nous avons déjà traité de la Navigation Sancti Brendai, si bien au'il est inutile de redire comment le texte rivilégie les images agrandies, les étapes préparatives ainsi qu'une structure générale dessinant une coupure dans le plan du voyage. Au niveau de notre analyce actuelle, nous interpréterons cette figure globale sous l'angle de l'invention du genre de la "navigation" qui a correspondu à une déchirure dans les représentations celtiaues et à une découpe nouvelle de l'univers imaainaire chrétien (réduction de certains aspects, changement du point de vue par l'ouverture de "rives" différentes à savoir celles de l'Elysée celtique morcelé et dramatisé). Le texte a, en lui, la trace de ce qui agita les esprits, il possède une série d'images et une composition qui dénonce une préoccupation intellectuelle. D'une "matière" (au sens que le Moyen Age donnait à ce mot, et qui correspondrait de nos jours à une sukstance culturelle véhiculée) celtique et chrétienne médiévale, dont la rencontre "déchira" l'une et "découpa" l'autre, surgit le aenre de la navigation puisqu'il ne s'est pas agi de faire passer un corpus de traditions dans un autre cadre, mais de confronter deux conceptions sur l'Au-Delà : celle que nous donnent, d'une part, les echtrae; celle, d'autre part, qui se découvre dans les Vitae. Et si nous ne Parlons pas de "mélange", d'assemblages d'éléments divers pris aux deux traditions,c'est pour reconnaitre une déformation ortée à ces éléments, un chanaement d'aspect et de signification non négligeable .

Deux preuves supplémentaires sont à proposer : la première montrera que les trois immrama Partagent, de manière moins évidente, avec la Nav., la même structure basée sur une coupure spatiale, alors que jusqu'à présent quasiment seule la Nav., en tant qu'oeuvre latine, nous a servi pour illustrer au sein de la littérature irlandaise la naissance d'un genre (si l'on donne à ce terme moins le sens des règles strictes à observer que celui de susciter d'autres créations par disparition ou renforcement de principes) ; en effet, la Nav. est à l'origine d'amples développements et le type de récit qu'elle représente par ailleurs rejoint le qenre des récits fondateurs comme nous l'avons montré. La seconde preuve concerne précisément comment les Vitae S. Brendani ont annexé et normalisé la Nav. (si l'on accepte qu'elles soient postérieures) ou se sont scindées de cette oeuvre en gestation et l'ont exclue (si l'on suppose qu'elles sont antérieures à la Nav.). Preuve a contrario, où l'écart entre l'hagiographie et la navigation doit être réduit. Prenons donc la preuve par les immrama. Dans la Navigation de Maél-Duin, le début de l'aventure nous occupera car il exprime la violence initiale d'une coupure. Maél-Duln est l'enfant d'un sacrilège (sa mère, soeur d'un couvent, est violée), le mettant dans la situation de n'avoir pas de cercle familial commun et d'être déjà "en dehors" ; élevé par des parents royaux qui l'adoptent avec ses trois frères de lait, par suite d'une provocation verbale, il cherche à savoir son origine, apprend que son père a été tué et que les coupables sont restés impunis.

Le désir de connaître, d'hériter d'une filiation, le contraint à briser le cercle de ses amis et des personnes chères oour voyager. Le voyage est une ouverture à l'intérieur de laquelle vont s'engouffrer les images d'un monde complexe, étonnant, rendant bientôt inutile la poursuite d'une fermeture (celle où il s'affirmerait l'héritier d'un père) puisqu'il pardonne aux meurtriers de son père. rl perd au cours du voyage ses trois frères de lait ce qui symboliserait assez bien la disparition de ce qu'il fut autrefois. Il aurait pu aussi se satisfaire de sa condition d'enfant adopté ou d'héritier d'un père sacrilège et décédé.

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L'enquête, le désir de consécration sociale l'emportent mais s'estompent une fois le voyage réalisé, et les merveilles du monde contemplées. La structure de l'oeuvre s'apparente bien à des images de rupture et d'ouverture : le réel se déchire, perd de son confort, demeure ouvert. La part de l'imaginaire est, cependant, plus grande que dans la Nav. et nuit, dans un certain sens, à la représentation d'une tension nécessitant la figure d'une catastrophe pour la résoudre. On la devine mais on évite de la détailler et on la discerne peu. La Nav. était plus radicale dans son désir de se dégaqer d'une réalité tissée par les activités humaines, et dans la manière de poser un espace intermédiaire d'où partent de nouveaux points de vue.

Les deux autres immrama conservent aussi une certaine structure basée sur la figure d'une déchirure. Le Voyage des Hui-Corra raconte comment trois garçons nes grace a l'intervention du diable, devenus adultes, pillent, tuent, s'attaquent aux églises jusqu'à ce que l'un d'eux ait la vision, en songe, de l'Enfer (ler épisode) et ne décide ses frères à faire amende honorable. Puis, à la vue du soleil qui se couche, ils se demandent si rien n'est plus merveilleux que ce spectacle (2ème coupure) et finissent par entreprendre de partir en mer pour en savoir davantage. Après maints spectacles de merveilles, ils reviennent, alors qu'un vieillard leur a prédit que leur renommée irait jusqu'à Rome et qu'ils feraient bâtir une église (3ème coupure : leur célébrité grandira, image d'un monde ouvert à l'infini). Le Voyage de Snedgus et Mac Riagla conte comment deux moines envoyés pour influencer un jugement rendu contre des révoltés (meurtriers de leur tyran), décident de suivre l'exemple forcé de ces hommes que l'on a condamné à être bannis en mer. Poussés par la curiosité, le besoin d'absolu, ils s'embarquent, voient diverses îles aux spectacles surprenants, finissent sur une île où ils retrouvent les bannis heureux et accueillis, de plus, cette île est la demeure d'Enoch et d'Elie et ils apprennent que l'Irlande sera la proie de pilleurs, en raison des péchés des IrLandais. Un bannissement injuste a rompu leurs certitudes; la fin indique que l'Irlande s'ouvre à l'invasion future, image d'une réalité brisée et d'un horizon agrandi par la violence.

Ces trois voyages conservent donc une représentation spatiale propre au genre de la naviaation. A la différence de l'oeuvre latine (la Nav. S. Brendani) leur écart avec la tradition celtique et celle chrétienne, est moins rand : l'Au-Delà redevient monotone, fait d'une alternance regulière de scènes heureuses et d'autres effrayantes ; on retrouve le thème chrétien d'une pénitence à effectuer. Toutefois, l'écart existe, et se voit à l'économie de ces oeuvres glorifiant l'ouverture (morale avec le pardon de Maél-Duin ; historique avec le succès de la mission des Hui-Corra ; existentielle avec l'annonce de malheurs dus des coeurs trop endurcis). Nous sommes loin de la figure spatiale qui prime dans les echtrae ou dans les ccrpus mythologique et épique dominés par l'idée d'un saut d'adaptation à effectuer e d'une harmonisation possible. Ici, point d'agencement ou d'adaptation, mais une extension de l'horizon obtenue par une déchirure, une violence découpante, un ailleurs intrus et modificateur. Cette différence de nature spatiale ne doit pas être atténuée. Centrale à notre proPos, elle montre à nouveau combien ces textes reflètent des contextes culturels autres.

Notre seconde preuve revient à lire le récit des aventures en mer tel qu'il se présente dans les deux Vies de Saint Brendan. L'opinion courante est de dater la première et la seconde vie (que nous livrent quatre manuscrits différents116 comme postérieurs à la Navigation. Mais l'opinion contraire117 a été soutenue, s'appuyant sur l'idée que l'on découvrait ainsi l'image de Saint avant que sa célébrité de navigateur l'emporte ; en outre, certains épisodes déformés et incompréhensibles dans la Nav. recevaient dans les

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Vitae une explication. Nous ne tiendrons pas compte non plus ici des nombreuses versions de la Nav., en vers, en prose, en latin ou en langues nationales, qui s'édifient à partir de ces deux groupes de textes : Nav. et Vitae. Ce qui nous importe, c'est de montrer que la figure spatiale d'une coupure s'estompe totalement dans les Vitae, ce qui prouvera l'écart de la Nav. par rapport aux voies moyennes de l'hagiographie. La Vita Prima comporte naissance, adolescence, navigation et autres oeuvres pieuses du Saint. Le voyage en soi subit ces transformations : Saint Brendan cherche une lle où être anachrorète (un songe l'avertit de son existence) ; il lui faut trois coracles et 90 hommes pour mener une expédition (au lieu de 17 et d'un seul coracle dans la Nav.) ; mais c'est un échec et il lui faut monter une nouvelle expédition sur son navire en bois (avec 60 compagnons, cette fois) ; les monstres disparaissent, les pierres précieuses poussent sous les pas du Saint ; enfin, son retour en Irlande n'achève pas sa carrière car il s'aperçoit que fonder des monastères a plus de vertu que vivre en ermite. Ce dernier trait nous rappelle le conflit de Rome avec l'Eglise irlandaise : Rome recommandait une organisation communautaire hiérarchisée autour de l'évêque, et plus de présence temporelle ; l'Eglise irlandaise restait attachée à sa vie érémitique, à ses modèles individualistes (confession secrète, prière privée, etc.).

Visiblement, l'hagiographie cherche dans la vie des saints irlandais de quoi consolider la thèse de Rome: la Vie de Saint Brendan le dit à sa façon. Cette navigation n'a de valeur que si elle sert à entreprendre d'autres aventures plus collectives. En outre, le voyage du Saint devient possible, réalisable techniquement, se charge de valeurs Dositives liées à l'effort et à la persévérance, tient de l'épreuve, bref, "se moralise" : les actes du Saint sont commentés, voire expliqués, ce que la Nav. ignore le plus souvent. La figure spatiale est indistincte : la coupure s'atténue puisque le Saint échoue, revient en Irlande, repart, se placant sur un plan plus uni et continu, où les épisodes les plus extraordinaires tendent à être rejetés du côté du songe ou de la lecon de morale. Mais il faut reconnaître que la Vita Prima reste très proche de la Nav. et aue les différences se situent surtout avant et après le voyage. Le travail hagiographique s'est effectué autour de la Nav. si cette dernièreest antérieure ; sinon, il faut estimer que la Nav. s'est désolidarisée de la Vie qui l'incluait par une opération de simplification et d'évacuation118 (l'épreuve mortifiante du voyage est devenue une aventure désirée).

La Vita Secunda est pour nous plus probante. Liée au poème anglo-normand de Benedeit (XIIe siècle)119, qu'elle précède ou imite selon des avis à nouveau divergents, cette vie se veut symbolique et dramatique120. On insiste avec la psychologie des êtres et leur victoire remportée sur les difficultés, on utilise des orientations selon la valeur spirituelle des points cardinaux, ou laforce des nombres symboliques. Une progression se fait jour au cours des épisodes et surtout la figure spatiale qui ressort est celle des cercles concentriques menant le voyageur de tour à tour vers le centre tant convoité. La répétition, le rapel des étaes sur les mêmes lles, donne à l'oeuvre une cohérence remarquable qui l'accorde parfaitement à des ouvraqes édifiants, raffinés aussi. Par rapport à la Nav., l'écart est grand puisque l'on se situe sur un plan uni (imaainaire et spirituel) là où la Nav. nous faisait assister à une déchirure de notre réalité soudain habitée par une Terre Promise de plus en plus proche.

Nous conclurons ainsi :

Les "navigations" irlandaises sont lisibles à deux niveaux. Le premier niveau, interne à l'oeuvre, décrit une "déchirure" qui jette le héros d'un point de vue dans un autre et le

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conduit à penser l'univers comme ouvert (annonce historique, existentielle, morale, etc.). Le second niveau externe révèle un conflit idéologique121 de ces époques puisque la navigation se sépare de la littérature gaelique et de la littérature chrétienne telles qu'elles apparaissent dans d'autres genres ; la rencontre de ces deux traditions ne produit pas uniquement un "mélange" disparate, mais une déformation originale en vertu d'une sublimation essentielle ; en effet, un troisième facteur a joué, la créance en la Beauté du Monde. Croyance en un Créateur. Les deux niveaux se su'erosent l'un dénonçant l'autre. Comme dans le cas de la rime, l'invention intervient indirectement, par hasard, ou par la réunion de facteurs favorables (deux traditions riches, un ferment religieux pour faire lever la pâte). La littérature irlandaise riche de ces deux inventions qu'elle peut diffuser à autrui, l'est à nos yeux autrement encore : elle nous décrit certaines lois d'élaboration de formes nouvelles. Après avoir montré comment un passaae d'une ,ulture dans une autre n'était pas obligatoirement désastreux mais orientait une lecture de sa propre tradition (et pouvait la renforcer, la vitaliser), nous dirons maintenant que la rencontre de deux forces culturelles égales provoque à raison d'une troisième force, l'éclosion de solutions nouvelles122.

Quittons ces rives anciennes pour accéder à plus de modernité. Les oeuvres modernes ont hérité des traits précédents mais l'histoire irlandaise s'est amusée à augmenter la complexité des facteurs, et il nous faudrait comprendre là aussi, les raisons de son universalité. Une "petite nation" peut-elle être aussi ambitieuse ? Le domaine artistique estil totalement innocent par rapport à la puissance historique du peuple qui en diffuse et en impose les créations ? Nous le pensons en partie.

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suite chapitre II

Notes

(1) La sociologie actuelle distingue trois types d'échange (individus, biens, signes) auxquels correspondenttrois pouvoirs (autorité politique, économique, idéologique). Des conflits et des inadéquations existent entre ces trois pôles constitutifs d'une société.

(2) Quelques tentatives de modélisations mathématiques de l'Histoire ont été faites à partir de la T.C.Voir l'article de PETITOT in Math. Sc. Hum. n°64, 1978, p.43-70 "Sur le modèle historique de Thom -Pomian".

(3) "Prière sur l'Acropole" - p 74.

(4) H. BERR, En marge de l'histoire universelle - p 155-156.

(5) E. RENAN, Essai de morale et de critique : p 375-456.

(6) RENAN, op. cit. - p 376-377.

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(7) Ibid - p 381.Dans sa conception du génie celtique, Renan semble tributaire selon Von Tieghen, du climat créé par lespoèmes d'Ossian dus à la supercherie de acpherson : paysage âpre. et tourmenté, moralité primitive pure et délicate, mélancolie instinctive tournée vers le passé. VAN TIEGHEN, Ossian en France, t.2 - p 443-447.

(8) Ibid - p 382.

(9) Ibid - p 384.

(10) Ibid - p 386.

(11) Ibid - p 386.

(12) Ibid - p 388.

(13) Trad. Loth, in Cours de littérature celtique de d Arbois de Jubainville. Tome III et IV.

(14) Ibid. - p 394.

(15) Ibid. - p 402

(16) On sait que ce naturalisme anthromorphique fut à l' origine d 'une pensée abstraite . Cf . les ouvrages deVernant ( par ex. Mythe et pensée chez les Grecs ) .

(17) Ibid. - p 402-403 .

(18) Ibid. - p 415 .

(19) Ibid. - p 435 .

(20) Ibid. - p 442 .

(21) Ibid. - p 444 .

(22) Ibid. - p 445 .

(23) Cahiers du Sud, p 335-398.

(24) Ibid. - p 335.

(25) Ibid. - p 357.

(26) Ibid. - p 357.

(27) Ibid. - p 359.

(28) Ibid. - p 359.

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(29) Op.cit. t.II.p 34-35.

(30) Ibid. - p 361 et 362.

(31) Ramnoux cite comme source la Revue celtique n° 43.

(32) Ibid. - p 377.

(33) Ibid. - p 379.

(34) Ibid. - p 381.

(35) "Ce que je dois à G. Dumézil ou de la légende à la sagesse" - p 101-120 in Cahiers pour un temps (consacrés à G. Dumézil).

(36) Par exemple, Mithra-Varuna - Ch. VIII. Nuada et Bress p 159-162. ; Naissance de Rome. Introduction p 22-23. ; Le 3ème souverain - Essai sur le dieu indo-iranien aryaman et sur la formation de l'histoire mythique de l'Irlande. 187 p.

(37) Mythe et épopée I - p 584 : "Les Grecs dont la langue a gardé tant d'archaïsmes renvoyant à la langue commune... présentent au contraire dans leur civilisation, dans leur religion, moins de survivances... que la plupart des peuples frères. Rançon du miracle grec, ai-je souvent dit, en ce coin du monde l'esprit critique et créateur s'est mis tôt à l'ouvrage, transformant même ce qu'il convenait"."La Grèce a choisi comme toujours la meilleur part : aux réflexions toutes faites, aux relations pré-établiesdes hommes et des choses que lui proposait l'héritage de ses ancêtres du nord, elle a préféré les risques et les chances de la critique et de l'observation, elle a regardé l'homme, la société, le monde avec des yeux neufs" - p 633.

(38) Mythe et Epopée III (histoires romaines) - première partie de "La saison des rivières" p 21-89.On en retrouve la trace dans deux autres textes irlandais : la Navigation de Bran où Nechtan, un des compagnons de Bran, saute a terre et tombe en poussière lorsque Bran tente de revenir en Irlande ;la Courtise d'Etaine où l'héroine se métamorphose en ver, en mouche, puis en simple mortelle, femme de roi, symbôle d'une royauté aussi fugace et fluide que l'eau. La même histoire christianisée, La nourriture de la Maison des deux qobelets, propose une héroïne baptisée dans une rivière et choisissant le parti du christianisme.

(39) Voir Textes mythologiques irlandais I, Vol.I présentés, traduits et commentés par Guyonvarc'h.("Extraits du Livre des Conquêtes" p 3-23 ; "Les batailles de Maq Tured p 25104 ; La Fondation du Domaine de Tara p 157-188 ; La Courtise d'Etaine, p 241-281).

(40) Guyonvarc'h et Leroux : Morrigan, Boadb, la souveraineté guerrière de l'Irlande.

(41) Op.cit. "Extraits du Livre des conquêtes d Irlande" p 323.

(42) Ibid. p 25-104.

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(43) Ibid. p 19.

(44) Ibid. p 18.Mais ce rhabillage nous parait être plus important qu'un moyen commode et peu coûteux pour concilier deuxtraditions car il est riche de possibilités, comme nous le montrerons sous peu.

(45) Ibid. p 17.

(45) Ibid. p 17.

(47) Ibid. p 40.

(48) Guyonvarc'h, La nourriture de la Maison des deux gobelets. Actes du VIe Colloque International d'Etudes Gauloises - vol 1, p 229-315 (cette traduction est reprise dans Textes mythologiques irlandais I p 257-265).

(49) Guyonvarc'h a ces propos heureux concernant les interprétations chrétiennes à expurger :"Quelle méthode adoptée pour ôter tant de kystes si profondement incrustés ? La chirurgie sanglante ou lamédecine homéopathique ?" (op.cit. p 177).Il souligne ainsi la difficulté du problème pour retrouver le mythe à l'état pur.

(50) A noter que ces textes indigènes se présentent dans des recueils où indifféremment alternent prières, hymnes chrétiens, poèmes, fragments d'oeuvres non recopiées in extenso, etc. Le support matériel, le livre ou recueil est déjà en soi une "symbiose". Le fait qu'il y ait plusieurs versions parfois très différentes d'un même récit prouverait aussi une liberté d'élaboration fort large et confirmerait notre idée d'une "transcription-création".

(51) Nous citerons quelques textes révélateurs, sans nous y attarder pour l'heure ; tous sont traduits par Guyonvarc'h, op.cit. La veillée de Fingen p 189-202 (§ 3 à 4 à propos de Fintan ; commentaire p 197-198). La fondation du domaine de Tara p 157-187 (§ 6 à 36 ; à propos des secrets de Fintan, cf. Annexe I-II-III-IV-V). L'histoire de Tuan p 145 à 156 ; Tuan a survécu sous différentes formes en Irlande, assistant à tous les événements. De plus, il faudrait pousser l'investigation dans les textes épiques, étant donné le rapport étroit liant souvant mythe et épopée, cf. infra.

(52) Cf. Les Moines d Occident par DE MONTALEMBERT - t 3 (Histoire écrite dans une belle langue, un peu vieillie). "Grâce à cette émigration incessante, l'Irlande, du Ve au VIIIe siècle, devient l'un des principaux foyers du christianisme dans le monde ; et non seulement de la vertu et de la sainteté chrétiennes, mais encore de la science, de la littérature, de la civilisation intellectuelle dont la foi nouvelle ailait doter l'Europe..." p 6.

(53) Et jusqu'au XVIIIe siècle même, on note une production littéraire en langue latine, souvent polémiste. Les savants irlandais entretiennent ainsi avec l'Europe de fréquents contacts (collecte de mss. irlandais, compilation de légendes et de faits historiques, archivage, traités et discours). Domaine peu étudié et fort délaissé.

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(54) L'histoire donne plus d'exemples de pouvoir politique et économique imposé auquel s'adjoint une forme de culture que le cas rare d'une culture "déracirée" ou indépendante d'un pouvoir temporel.

(55) Cours de Littérature Celtique t.XI, 1902, Ch.IV "La métrique irlandaise" p 216-269. Voir aussi : CARNEY, Medieval Irish Lyrics. 103 p ; et MURPHY, Early Irish Metrics- 315 p.

(56) Dag NORBERG, Introduction à l'étude de la versification latine médiévale.

(57) On indique aussi le septénaire trochaique (soit 8 + 7) et l'hexamètre (8 + 8) comme source possibled'imitation en vue du vers syllabique.Imaginons cette séquence en vieil-irlandais : - v v - v v - v1 2 3 4 5 6 7 8

elle devra se couler dans le mode du tétramètre trochalque. Il y aura allongement des sons à deux endroits(3 et 5) par exemple pour se conformer à :- v - v - v - v1 2 3 4 5 6 7 8

(58) Homère et les origines sacerdotales de l'épopée grecque t I, p 21 : "Le mètre -vv ou -- dilate et doncviolente le rythme naturel des langues indo-européennes" ;"Les Celtes irlandais élaborent sur la métrique des hymnes latins les règles d'une nouvelle prosodie gaélique nullement faite pour cette langue".

(59) On ne peut non plus oublier le rôle important de la musique pour l'élaboration du vers syllabique. La musique précède le texte qui sert à conserver les notes (Cf. Dag Norberg. op.cit. ; Ch. VII. "Versification rythmique et musique" - p 136-160). "Séquences" et "tropes" en seront une illustration comme les hymnes irlandaises le sont plus tôt.

(60) Cf. L'exemple donné par Dag NORBERG, op. cit. "Ave porta poli noli claudere mota /Vota................mentem / Entem............" La division, d'autre part en quatrains pour former des strophes est visiblement tirée de la culture latine.

(61) Dag NORBERG, Manuel pratique du latin médiéval (p 43-49 - "Le latin dans les îles britanniques avant l'epoque carolingienne")

(62) Les glossaires semblent quelque peu antérieurs aux Hisperica Famina bien que l'on soit incertain si l'auteur des Hisperica Famina a bien consulté les glossaires.

(63) Exemples tirés de D. NORBERT, Manuel...

(64) Ludwig BIELER, Four lives of St Patrick (Inst. for Adv. Studies. XII) - Edition accompagnée d'une étude sur les hibernismes des textes composés en Irlande.

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(65) Art. paru dans Celtica III - 1956 - p 35-85 "Confusa Caligo. Remarques sur les Hisperica Famina".

(66) D. NORBERG, Introduction à l'étude... Ch.III - "Assonance, rime et allitération". p 38-53.

(67) Cf. James CARNEY, Early Irish Poetry - (chapitre de Francis BYRNE, "Latin Poetry in Ireland").

(68) Classicorum auctorum e vaticanis codicibus editorum tomus V (Romae 1833) p 479-500.Voir Ed. Migne P.L., XC, 1188-1195. Vol. consacré aux oeuvres de Bède le Vénérable.

(69) Art. cit.- p 37

(70) Cf. R.A.S. MACALISTER, The secret language of Ireland X- 78 p (Cambridge 1937) - Cité par Grosjean, p 79 sq.

(71) "Bref, la "littérature" perverse des Hisperica Famina n'est que de la grammaire pour commencants, une suite de modèle destinée à enrichir le vocabulaire, grammaire au sens ancien, mais tournée à l'état sauvage et, par dessus le marché, enragée : Pangur Ban en folie", P. Grosjean - p 53.

(72) En tout,recension de 4 mss. Cf P. Grosjean, ibid. p 37-39.

(73) P. Grosjean donne l'exemple curieux d'une glose en vieux breton "ancou" (la mort) d'un mot latin "samum" ("sommet" ou "summum"). Une première glose latine remplace ce "samum" par "monte" qu'une erreur de lecture transforme en "morte" (soit mort). D'où la glose en vieux breton (p 72).

(74) Op.cit. p 50.

(75) Ibid. p 80.

(76) Ibid. p 81.

(77) P. Grosjean reprend cette idée à Macalister et le cite comme tel (note 1, p 83).

(78) Il est à noter que ce phénomène a une durée limitée. Le vers irlandais devenu syllabique et rimé disparait au XVIIe siècle et l'on voit resurgir des vers rythmés et allitératifs. Or le XVIIe siècle est le siècle où, après la rebellion irlandaise, succède la féroce répression de Cromwell détruisant les structures de la société gaélique.

(79) T. 7, 1975 - cf. Dictionnaire d'Archéologie Chrétienne et de Liturgie de H. LECLERCQ (1930). Article "Litanie", Col. 1540 à 1571 (plus particulièrement 1554 à 1558).

(79) Irish Litanies - Text and Translation.

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(80) Cette résurgence de l'échange contraint - (le dieu est contraint à donner ; l'homme par ses mérites l'oblige ; c'est le "do ut des" latin (je donne pour que tu donnes)doit correspondre à une tendance universelle. On l'observe sans mal dans la littérature sanskrite des Upanishads ("Qui récitera même une seule fois cette Upanishad, obtiendra la Libération" est une formule courante).

(81) "A Isu noeb, A chara coem, A retlai maidinda, A grian lan-laithide cumdachdai" (p 40). Le texte irlandais est accompagné d'une traduction en langue anglaise.

(82) "A Muire mor, A Muire as mo dona Muirib, A romar na mban".

(83) O. LOYER, Les Chrétientés celtiques (Coll. Mythes et Religions n° 56) - p 47-62.

(84) Le point de vue est trop rapide car, à étudier les poèmes en latin des Irlandais de l'époque, on retrouve selon Carney, des thèmes dont celui privilégié de l'exil, sorte de tourment intellectuel propre à une situation conflictuelle et incertaine.

(85) Les loricae ont dans leur énumération un aspect très paien ou populaire, mais Dom Gougaud restait persuadé de leur fidélité à l'esprit religieux chrétien (humilité et fragilité humaine reconnues). Dom L. GOUGAUD, Les Saints irlandais hors d'Irlande - p 266-267. Et surtout "Etude sur les Loricae celtiques" in Bulletin d'Ancienne Littérature et d'Archéologie Chrétienne, 1911 - p 265-281 et 1912 - p 3341, p 101-127.

(86) Pour Sainte Brigitte, patronne de l'Irlande, il n'existe pas moins de six vies - chacune aux manuscrits nombreux.

(87) Prenons l'introduction de Ch. Plummer (Vitae Sanctorum Hiberniae) où son auteur voit dans ses textes des témoignages de la vie d'un peuple, des coutumes religieuses, un folklore, soit des éléments très précieux (ce qui est incontestable). La thèse de B. Merdrignac sur: Les Saints Bretons, Témoins de Dieu ou Témoins des Hommes? serait un autre exemple de la mine de renseignements que les vies des Saints livre pour une histoire des mentalités.

(88) cf. Ch. DE MONTALEMBERT, op. cit., t III - p 394-411 ; p.485-488 (Appendice).

(89) On retrouve une scène dàns vie de St Patrick qui renvoie à la lutte de Moise contre les prêtres égyptiens. St Patrick s'oppose aux druides : tous font assaut de prouesses magiques. St Patrick l'emporte.

(90) G. et B. CERBELAUDf Irlande, Ile des Saints, Ch. 1 : "Les origines de l'Irlande Chrétienne" - p 3-49.

(91) Le même phénomène est observable à l'égard de Saint Colomba d'Iona (563-597) - autre patron de l'église irlandaise primitive - dont la vie est écrite au VIIe siècle, par Adamnan lorsque ce dernier en 688 accepte l'influence de Rome. St Colomba y est vu comme proche de St Patrick (et donc de Rome qui en a fait sa référence pour convaincre les Irlandais). Ed. Reeves, The life of St Columba.

(92) J. ORLANDI, Navigatio Sancti Brendani - p 141-169.

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(93) cf. Ch. PLUMMER, op. cit. ; James KENNEY, Sources for the Early History of Ireland - p 291-309.

(94) "A veritable treasury of social history, secular tradition, and folklore" (p XIII).

(95) "The whole tendency of`the fourteenth century revisers seems to have been to eliminate the details of the lives that gave them any individuality of character or any particularity of time and place, leaving only a succession of miracles of a few conventionnel types... They tended only to reduce the subjects of their writing to a faceless anonymity." (p XI).

(96) Il faut compter une cinquantaine de vies principales écrites en latin. D'inégale longueur, elles ont été parfois traduites en moyen irlandais. Ed. Ch. PLUMMER, Bethada naem nerenn. Lives of Irish Saints (2 vol.).

(97) Latin "extraneus" - R. THURNEYSEN, A grammar of old Irish - p. 574

(98) Celtica XI - p 43-59; Compte rendu in Etudes celtiques XVIl, 1979.Voir aussi : Joseph DUNN, "The Brendan Problem" in Catholic Historical Review, 1921 (p 395-477, p 423- 424). J. Dunn étudie les motifs juridiques des voyages en mer.

(99) L'immram de Snedgus et MacRiagla est intéressnt à ce propos. Les heros ont vu des criminels (assassins d'un roi cruel) condamnés à errer en mer. Ils décident de faire de même par curiosité (où donc se couche le soleil ?). Le passage d'une punition infligée à un exil volontaire est clairement exprimé.

(100) Rappelons notre facteur "a-politisme" pour définir le genre de la parabase ou navigation.

(101)Voir le bilan établi sur les rapports entre Echtrae et Immrama par Davis N. Dumville in Eriu XXVII, 1976 - p 73-94 (Comte-rendu in Etudes Celtiques XV, 1978 - p 744).Le problème est né au XIXe siècle, où la critique était à la recherche d'une authentique et pure culture paienne à retrouver sous le "vernis" chrétien. Kuno Meyer, Whitley Stokes, H. Zimmer, D'Arbois de Jubainville sont les principaux critiques de l'époque attachés à ce problème.

(102) Dans Celtica I - Myles Dillon Memorial Volume, 1975 - p 15-17, l'éminent celtiste "L. Bieler reprend les observations de J. Carney (Medium Aevum XXXII, 37 s.) selon lesquelles immrama et la Navigatio Sancti Brendani sont d'inspiration purement chrétienne" ; Compte-rendu d'Etudes celtiques XVI, 1979 - p 309.

(103) D'ARBOIS DE JUBAINVILLE, op. cit., Vol. V - p 385-390.

(104) C'est nous qui soulignons.

(105) D'ARBOIS DE JUBAINVILLE, op. cit. - p 170-216.

(106)Trad. ch. GUYONVARC'C in Ogam- tradition celtique t IX fasc. 1, 1957 - p 304-309.

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(107) Voir les pages que consacrent Fr. Le Roux et Ch. Guyonvarc'h (Les Druides, Ch. 5 "L'Autre-Monde et le Sid" - p 271-288) a l'au-delà celtique : "Le Sid irlandais est un hâre de paix, de délices et de volupté..." ("Sid" signifie "Paix" avec toutes les conséquences de la sianification : inexistence de toute guerre et de toute querelle, inexistence aussi de toute spéculation intellectuelle : l'Autre-Monde n'a ni Druides ni Guerriers... Toutes les distractions de classes et des fonctions sont abolies parce u'elles ne sont plus nécessaires. L'abolition rejoint celle du temps et de l'espace, condition indispensable d'immortalité"(p 277).

(108) La tradition orientale (byzantine, musulmane) a aussi été proposée : Miguel ASIN, Islam and the Divine Comedy. Arturo GRAF, Miti, Leggende e Superstizioni del Médio Evo

(109)Voir les justes remarques d'E. Panofsky sur l'Arcadie, lieu inventé par Virgile, où les bergers dans un décor enchanteur se consument d'amour, où la mort même existe (L oeuvre d Art et ses siqnifications, Sixième partie : "Et in Arcadia ego : Poussin et la trad tion élégiaque" - p 278304).

(110) Les immrama ne font montre d'aucune souffrance subie par les voyageurs.La Naviqatio Sancti Brendani en conserve une part : souvent, il s'agit d'une résistance naturelle s'opposant aux efforts des rameurs.

(111-112-113) erreur dans la notation.

(114) Guyonvarc'h &Leroux, Les Druides - 311.

(115) Comme pour le poète Y. Bonnefoy, il existe une créance en la Beauté renouvelée du monde : il convientd'en trouver les signes en travaillant à leur apparition, en ayant la grâce de les recevoir (grâce d'y être sensible ce jour-là) etc. Et si ce bonheur n'était qu'invention personnelle, cela ne serait qu'une solitude supplémentaire. Le monde nous accorde d'être là même si nous lui tournons le dos...

(116) cf. C. PLUMMER (op. cit.- p 98-151 et 270-292) et W.W. HEIST (op. cit.- p 56-78S et 324-321) ; cf. Edition de la Vita d'après le Codex de Dublin : P. GROSJEAN in Analecta Bollandiana n° 48, 1930 - p 99- 123.

(117) J. ORLANDI, op. cit. (Ch. II "La Vie et la Navigation") - p 50-73.

(118) Cette seconde solution,qui nous gêne pour des motifs liés au style et à la datation des mss, s'accommoderait pourtant fort bien de notre propos : la Nav. se détache de la Vita, s'arrache à son attraction et inaugure une voie nouvelle.Toutefois, ce phénomène n'est pas fréquent dans la littérature hagioaraphique qui a tendance à assimiler et à attirer beaucoup plus quià engendrer d'autres oeuvres. La Légende Dorée de Jacob de Voraaine est à cet égard significative : des aspects très différents et de sources variées y sont rassemblés ; l'exclusion y est rare ; l'auteur préfère l'unification et l'édulcoration.

(119) Ed. Ian Short et Brian Merriless

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(120) Voir, à ce sujet, la thèse portant sur Benedeit de J. HILLIERS-CAULKINS, Le récit du voyaa,e sur terre et sur mer dans la littérature française du XI-XIIe siècle, Caen 1959.

(121) Si certains textes épiques et mythologiques traduisent le déplacement effectué d'une tradition gaelique à une tradition chrétienne, d'autres textes légendaires ou paiens peuvent très bien aussi traduire ce conflit et la naissance d'une "aire nouvelle". Cela expliquerait l'impression de Cl. Ramnoux exposée plus haut que les "héros" irlandais sont sur le mode du "Mit-Sein", de "l'être-entre" (exilés, exclus, femmes ou orphelins, étrangers).Un autre "détournement" du sens, une autre modification conceptuelle est ainsi probable et alimenterait notre ensemble de preuves. Dans le Ch. II, nous verrons comment les légendes résuscitées à l'époque moderne subissent à nouveau une métamorphose.

(122) Un aspect que nous avons négligé d'une tierce solution est à voir dans l'invention du "Purgatoire" : ce lieu entre Ciel et Enfer serait de l'invention des Irlandais bien qu'aucune preuve certaine ne l'affirme. Voir J. LE GOFF, La naissance du Purgatoire.

S'il en était ainsi, cela ne ferait que confirmer notre propos de formes nouvelles médianes et autres.

CHAPITRE II LA RENAISSANCE CELTIQUE

Porter une réflexion sur l'histoire littéraire irlandaise ne manquera pas d'augmenter le risque d'erreurs d'interprétation surtout si la proximité des faits historiques limite la licence de jugement, et leur abondance rend ce dernier plus délicat à rendre. Mais notre interrogation demeure inchangée : certaines situations culturelles particulières engendrent historiquement des formes nouvelles selon un processus universalisable qui donne à ces formes leur éclat et leur validité humaines. Le travail qui revient au critique, est de remonter de ces formes engendrées vers leur "matrice" structurelle par le biais des thèmes et des images qu'elles ont conservés de leur naissance. En soi la démarche est platonicienne et nous permet de dégager des essences là où d'ordinaire l'on se complait dans le chauvinisme, le particularisme ou la luxuriance. Dans le cas de la littérature irlandaise moderne qui nous doit occuper, la contradiction peut sembler insurmontable puisque nous la voyons se particulariser, affirmer son identité nationale et culturelle, selon le mode d'une décolonisation et aussi nous la voulons porteuse de valeurs universelles. Mais cela n'est qu'apparence contradictoire car il s'agit de deux niveaux d'analyse complémentaires : non seulement le processus de cette liberté personnelle retrouvée peut avoir des étapes des plus communes à tout peuple s'affranchissant d'une domination culturelle mais surtout les épreuves et les débats internes marquant la Renaissance celtique peuvent avoir de profondes résonnances humaines que l'on soit ou non irlandais. Il restera seulement à montrer en quoi cette littérature a une "vertu" supérieure à celle d'autres pays décolonisés ou d'autres états de taille moyenne (ce qui leur interdit l'assurance du nombre ou de la puissance politico-financière). La situation histoiqueyest plus claire et marquée, les résultats culturels en seront plus nets à l'interprétation.

Il s'ensuit que nous ne pouvons pas entreprendre un cours d'histoire littéraire, notant, au fur et à mesure que le temps passe, l'émancipation intellectuelle et créatrice en Irlande. Que l'on parte de la fin du XVIIe siècle pour atteindre le XXe siècle afin de relever les

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effort d'originalité, les avancées et les reculs, les hésitations et les fausses routes, cela n'est pas inutile, mais a déjà été fait. La situation historique irlandaise est commune à tous ces états du Tiers-Monde accédant après une lutte à l'indépendance : dans un premier temps, "l'image" culturelle du pays est défunte, dévalorisée, ridiculisée, exotique, etc., puis le bon goût prône l'imitation pure et simple du plus fort ; ensuite, devant le dédain affiché du Maître ou devant ses maladresses, une rancune na;t qui devient rejet, refus manichéen, exploration du passé culturel de son pays : en outre, les conflits ne manquent pas avec son cortège de trahisons, de meurtres inutiles et de massacres, une fièvre s'empare à narrer ces épisodes sanglants et à dénoncer l'oppresseur ; enfin, l-e pays libéré, il ne reste qu'à ressasser cette histoire récente, à cultiver son passé ou bien de guerre lasse, à revenir à de meilleurs sentiments envers l'ennemi d'hier, à s'adjoindre à sa culture et à disparaltre dans le courant universel ; parfois même après ces sursauts de créativité nés de la lutte, plus rien ne demeure, et l'exil est de rigueur pour tout artiste voulant se faire connaltre si les moyens de diffusion du pays sont par trop insuffisants. Que de plaintes amères aussi pour l'artiste véritable qui, enfermé dans une nation nouvelle, se doit de béatifier la lutte d'indépendance, de recourir à l'histoire sans cesse, de voir son esprit concerné par le seul horizon des frontières toutes proches!

Ce portrait commode, caricatural par moments, n'est donné que pour nous éloigner des traits qu'il trace car nous ne chercherons pas à dresser un tel bilan historique pour l'Irlande. Ce que nous voulons démontrer c'est comment la présence d'une "bifurcation" culturelle a influencé sur la créatitivé irlandaise et lui a donné ses thèmes, ses tendanes profondes, ses préférences inconscientes. La littérature irlandaise s'incrit dans un espace d'essence catastrophique qu'elle décrit, illustre, et dont elle prend les valeurs les plus marquantes. Voilà le but à atteindre, ce qui entralne que nous serons moins attachés à dégager une délimitation ("l'irlandité" ou "irishry"), mais plutôt à observer une métamorphose (une transformation culturelle descriptible par une figure spatiale, qui lui donne son assïse et sa viabilité). Peu importe le discours sur les qualités intrinsèques celtiques, sur une éventuelle essence irlandaise à nulle autre départie dans l'Humanité, intransmissible, sur les qualités et les défauts inhérents à la race. Nous postulerons des qualités humaines communes et certaines d'entre elles renforcées par une situation historique précise que décrit et oriente une littérature. Entre les différents espaces catastrophiques permis, un choix plus ou moins conscient fut adopté par les hommes de lettres irlandais. Ce choix les conduisit à privilégier certains aspects de la nature humaine. Nous avons déjàu que le passage d'une culture dans une autre, la rencontre de deux cultures, usant de deux figures spatiales différentes, ont déjà servi dans l'histoire littéraire ancienne. A l'époque moderne, nous verrons que ces deux espaces ont été côtoyés, auraient pu être choisis, ce qui explique certaines oeuvres, mais qu'un mouvement de complexification finit par établir le dernier type de catastrophes (à base d'ombilics). Cette présentation des faits ne manquera pas d'être prudente afin de ne jamais forcer l'interpretation quoiqu'elle puisse mettre certains aspects plus en evldence et surtout permettre de suivre une solution, d'en comprendre le déroulement. Le but à atteindre renforce aussi l'idée que la littérature irlandaise est fascinante parce que son histoire est marquée par des cassures,des déplacements, des heurts et éloignements, une série de catastrophes de bifurcations qui lui donne cet aspect si irrégulier, divers et excitant. D'autrS littératures ont eu la chance de se développer de façon continue et régulière, de s'affirmer dans la profondeur d'une culture plus approfondie chaque fois, plus nuancée ou développée. Nous assistons ici à l'inverse à un déroulement commencé, arrêté, relancé, brisé, étouffé, repris et triomphal. Cela ordonne une variété de

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sentiments portés à leur expression majeure en peu de temps, puis relativement oubliés et transmués. Comment sinon rendre compte de cet assaut d'oeuvres si particulières quoique universelles ?

a) Méthode :

Il nous faut donc repérer un espace qui rendra le service de clarifier l'évolution en cours et d'en montrer les axes principaux. Nous proposons celui des "ombilics". Il nous faut aussi désigner les différents facteurs de contrôle qui vont tendre cet espace, lui donner sa configuration et jouer les uns contre les autres jusqu'à ce qu'une rupture et une eection se fassent.

Enfin, ce qui est en cause, c'est la créativité ellemême qui inspire de nombreuses oeuvres et qui, selon le stade de l'évolution, va accentuer sa différenciation ; il s'agit pour elle en effet de couper un cordon ombilical qui la rattache à l'Angleterre, et de na;tre à sa solitude indépendante. En effet, nous n'avons plus affaire à la rencontre de deux traditions culturelles comme auparavant (gaéliquelatin), ni au passage de l'une dans l'autre (des cultes paiens vers le culte chrétien), bien que ces solutions se soient momentanément présentées - au XVIIIe et au XIXe siècle - aux irlandais, mais nous observons (et il ne faut pas être grand clerc pour cela! qu'une identité constamment est recherchée, par divers moyens, et qu'elle n'apparait qu'en s'écartant du modèle anglais. Simplification qui nous met sur la voiedes ombilics, parce qu'ils entretiennent des images de morphogénèse basées sur l'éjection, la délivrance, le dégagement, ou bien nourrissent ces autres images de réhabilitation du dominé entrevoyant une issue de dimension étroite et difficile à forcer. Par intuition, nous nous laisserons aussi guider sur le chemin constatant que la domination anglaise s'est faite sur les êtres et sur les biens, à l'exclusion d'un embrigadement des esprits : elle a préféré l'endormissement, l'ignorance de la paysannerie irlandaise. Mais ce vide, ce sous-développement intellectuel encouragé, seront donc l'issue où s'engouffrer pour le délester de l'oppresseur et joueront en faveur de l'indépendance culturelle. Il y aura moins à se débattre avec une cultureétrangère bien absente, demeurée superficielle, sauf pour l'usage de la langue, ce dont nous reparlerons plus tard.

L'avantage de répérer immédiatement la figure spatiale adéquate est grand. Cela nous amène à lire les faits d'une certaine manière, à entrevoir des signes, et surtout à leur trouver une coordination profonde au lieu d'une succession sans trop de lien. Il restera à apporter suffisamment de preuves pour éviter l'arbitraire.

b) Des facteurs en présence :

Les facteurs sont ces axes principaux qui vont d'un plus à un moins (1), ou l'inverse, expriment un accroissement ou une réduction d'une énergie quelconque qui rendra le système de plus en plus instable et le forcera à une rupture, à un choix après l'élaboration d'une bifurcation. Plus ils sont nombreux, plus la complexité de la catastrophe est grande. Leur nombre, donc, nous confirme déjà dans le choix de la figure spatiale retenue, celle des ombilics.

En effet, dans le cas de l'Irlande moderne (surtout le XIXe et XXe siècle et en moindre part le XVIIIe siècle), les tensions internes semblent en nombre supérieures à celles des époques précédemment étudiées. Si nous exluons le facteur racial, qui opposerait la

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souche celtique ancienne aux envahisseurs anglo-normands en raison d'une relative symbiose des communautés, bien que certains puissent contester ce désintérêt, il n'en demeure pas moins cin autres facteurs à "l'oeuvre", allant chacun leur route, se superposant en de rares fois, et traçant une carte "idéologique" fort contradictoire sur laquelle va évoluer la créativité. A un certain point, cette dernière se modifiera et optera pour un autre comportement. Enumérons donc ces facteurs :

1) Le premier à venir à l'esprit et sur lequel tout Irlandais buta en tant que question est le problème de la langue. A partir du moment où l'envie d'être indépendant s'affirme, se pose la question de la langue à utiliser. Dirigeants politiques, hommes d'Eglises, intellectuels ou autres se trouvent confrontés à un besoin contradictoire d'authenticité et d'égalité. Si l'on veut être authentique usqu'au bout, il faut user du gaélique, le remettre en honneur, le développer en l'écrivant, en vérifiant ses dialectes, en l'enseignant. Tout un courant gaélique exista dans ce sens, dont le représentant le plus éclairé et le plus attachant fut Douglas Hyde: ce fils de pasteur, qui étudia les langues classiques, eut le grade de Docteur ès Lettres en 1887, se passionna pour le gaélique, et muni de sa bicyclette, allait de chaumière en chaumière, recueillir légendes et expressions avant de fonder avec l'historien catholique Eoin MacNeill "la ligue gaélique", association promouvant la défense et l'illustration de la langue en question. Cette dernière connut un certain engouement dans les milieux urbains où ses adhérents étaient nombreux parce qu'ils étaient déjà au stade où ils avaient oublié en partie la langue de leurs aieux, tandis que la ligue eut peu de succès en campagne où la pratique du gaélique était plus courante. Tous les celtisants n'avaient pas la largeur de vue de Hyde, lequel demeura un fidèle soutien pour Gregory and Yeats, fondateur de l'Abbey Theatre et usant de l'anglais. On ne peut que souscrire à l'avis de Patrick Rafroidi (2) , qui, tout en connaissant la valeur de certaines oeuvres gaéliques, écrit : "c'est refuser la réalité de ne pas voir que le véhicule des penseurs présents et à venir et de toute création littéraire qui veut passer les bornes des paroisses est désormais l'anglais."

De toute évidence, la question linguistique agita les esprits parce qu'il s'agissait de "désangliciser l'Irlande" comme le dit Hyde dans un discours en 1892 ("the necessity for desanglicising Ireland"). Ce n'était pas l'avis d'autres nationalistes comme O'Connell (1775-1847) appelé le "libérateur de l'Irlande" quoiqu'il fût de famille catholique et gaèle et qu'il luttât, sa vie durant, pour plus de liberté pour le pays. Mais il pensait qu'une éducation en anglais de toute la population lui assurerait une égalité nécessaire à la reconnaissance par le pouvoir britannique d'un fait irlandais. En tant que défenseur des libertés, il n'avait point tort de promouvoir l'éducation (l'école élémentaire est instituée en 1831) que le pouvoir avait eu soin de négliger.

L'Eglise catholique prendra le relais en assurant cette formation scolaire en anglais, et en l'espace d'une génération, le gaélique eut tendance à fortement décliner. D'où la réaction de Douglas Hyde. Mais que l'on se place au début du XXe siècle, la question linguistique marque une tension entre le sentiment d'authenticité et le désir d'égalité.

On le voit aussi à un autre témoignage: la publication en 1865 de l'essai de Mathew Arnold : "The study of celtic literature" (3) . Après les excès de l'ossianisme (la version faussée et déformée des vieilles légendes qu'avait donnée Macpherson, ne pouvait qu'inviter à une connaissance directe), Arnold se proposait de présenter à un public curieux les textes de littérature celtique disponibles alors. Comme l'écrit Rafroidi, "il s'offre à être le Renan d'Albion" et, appliquant des critères de critique littéraire fort

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vieillis (race, milieu, moment), dégage ces traits principaux : sentimentalité, goût du style, "une réaction passionnée, turbulante, indomptable contre le despotisme du fait" ("a passionate, turbulent, indomitable reaction against the fact") - formule fameuse et souvent reprise -, mélancolie, sens de la magie de la nature. Comme le remarque Rafroidi, dont nous suivons ici l'analyse, les clichés sont nombreux, en particulier "la coriace épithète" mélancoliue qui correspond plus à une lecture romantique des textes qu'à la vérité.

Les romantiques aimèrent à outrance les brumes ossianiques (4) et goûtèrent le charme d'une mythologie nouve-lle par rapport à celle trop connue du monde greco-romain.

Mais le plus important est de voir ici que Mathew Arnold a surtout pour projet de fournir aux écrivains de son temps une nouvelle matière : "c'est la littérature de langue anglaise, écrite ou non par des Celes, qu'il voulait vivifier par un pélerinage aux sources" (p 505, P. Rafroidi). Il y a de quoi êtresurpris si l'on se place d'un point de vue étroitement nationaliste qui privilégierait le retour au passé afin de reconquérir une pureté perdue. Bien loin de cela, l'idée était neuve et originale : les vieux textes celtiques, objet d'études érudites, devenaient l'occasion de régénérer la littérature anglaise, comme il est possible de puiser dans les textes grecs ou latins de quoi alimenter sa pensée et sa rêverie sans avoir le souci de redevenir grecs ou romains pour autant, et de parler leurs langues.

C'est avec des arguments de cet ordre qu'une défense de l'anglais comme moyen d'expression sincère à la cause irlandaise s'organise autour du poète William B. Yeats et de Lady Gregory (5) pour ne garder que les noms des principaux partisans de cette solution. L'emploi de l'anglais ne doit en rien donner des complexes. Le malaise est plus à chercher chez ceux qui résuscitent le gaélique. De plus, rien n'empêche d'utiliser un anglais tellement teinté de tournures gaéliques qu'il a tout l'aspect d'une langue particulière et proprement irlandaise. On sait le colossal travail de Lady Gregory collectant formules, expressions, inventions verbales auprès des paysans du Kiltartan et le souci de Yeats d'intégrer cette précieuse moisson sur les conseils de son amie, dans son oeuvre dramatique. Lady Gregory, certes, s'efforcera d'apprendre le gaélique, pour être plus proche de ce peuple aimé, mais toute son oeuvre est construite sur cet anglais dialectal dont la saveur n'est pas moindre (6) .

Douglas EIyde, ce courageux partisan du gaélique, n'avait-il pas lui-même montré la voie en traduisant de manière très proche du texte des chants populaires (The love songs of Connacht. 1893), "trahissant" l'anglais pour conserver la structure du gaélique? Yeats, enthousiaste, avait vu là une faon nouvelle de parler et d'écrire qui alliait modernité et sincérité envers l'Irlande. Et Synge opéra de la même façon en étudiant le dialecte des lles d'Aran, ou en notant la conversation des servantes à la cuisine par une fente du plancher de la chambre où il logeait à Wicklow (7) .

On peut donc conclure que le facteur de la langue a pour origine - si on le représente par un vecteur (8)- le gaélique et va vers un anglais irlandisé. La créativité ne pourra que subir ce déplacement et en être affectée.

2) Le deuxième facteur renvoie à l'opposition entre Catholiques et Protestants. L'attachement à une de ces deux formes de la croyance chrétienne n'est pas au départ sans conséquence sur le désir d'une Irlande libre. Le catholicisme est resté la croyance

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de la paysannerie irlandaise comme une forme de résistance à la colonisation anglo-normande menée de main de fer par l'odieux Cromwell et porteuse du protestantisme. Le prosélytisme protestant ne fut pas bien grand, et la situation pourrait être bloquée comme suit : être catholique, c'est être pour l'Irlande dominée, être protestant équivaut à être du côté de l'oppresseur. La cause irlandaise s'identifierait à la croyance catholique. Hélas ' les faits sont tenaces et contredisent ce manichéisme. Les premières réactions contre la politique de Londres émanent des milieux aristocratiques protestants, que l'on pense au plus prestigieux, Jonathan Swift au XVIIIe siècle, dont Les Lettres du Drapier sont un violent réquisitoire contre la politique économique britannique à l'égard de sa colonie irlandaise, ou aux hommes politiques tels H. Grattan et Ch. Parnell, tous deux attachés à une reconnaissance de la parité des droits entre catholiques et protestants (9) .

On observe donc une évolution qui nous prive de -la simplicité première où les camps étaient nettement marqués L'Eglise catholique irlandaise s'est-elle toujours identifiée à la cause nationaliste ? Rien n'est moins sûr, à voir son opposition (explicable) à l'aide française (durant la Révolution Francaise), ses réticences lors du soulèvement de 1848 (obéissant encela aux consignes du pape Pie IX interdisant toute activité politique), sa condamnation des actes de terrorisme et des méfaits de la Guerre Civile (1922). Quant au protestantisme, il se divisa, laissant à chacun le soin de son parti puisque rien n'interdit à un protestant d'être favorable à l'Indépendance, comme à un violent attachement à l'Angleterre (comme en Ulster). Aussi, nous conclurons par cette remarque que les croyances s'estompent devant 'affirmation de l'identité irlandaise, deviennent comme inutiles, inapplicables ou mieux inopérantes : les événements ne sont point commandés par elles, elles leur sont extérieures au fut et à mesure de l'évolution historique ; elles ne produisent point d'engagement ni de faits mais sont un "arrièreplan" à l'écart d'une réalité tourmentée et peu conforme aux préceptes de l'Evangile. Le facteur se décrit comme une origine marquée par une opposition de cultes et se dirige vers une confusion des rôles et enfin vers un effacement de l'importance religieuse sur l'Histoire (10) . Là encore, la créativité se verra amenée à une extrémité imprévue où elle n'aura plus d'aide spirituelle, d'assise sûre de la part d'une religion révélée (protestante ou catholique) qui cesse de tracer la limite entre le Bien et le Mal dans les événements modernes : tout au moins avec l'autorité solitaire et absolue d'antan.

3) Le troisième facteur a beaucoup de traits communs avec le précedent : il correspond aux classes de la societé irlandaise.

L'on obtient au départ une séparation nette entre le paysan irlandais, pauvre en général, tenancier, fermier, brassier ou ouvrier saisonnier (11) , et le propriétaire anglais (souvent absent et vivant en Angleterre) qu'un intendant rapace représente (12).

Mais dans les villes, se développe vite une classe moyenne d'origine irlandaise qui n'est pas sans fascination pour l'ordre anglais en tant que symboled'une promotion espérée, tandis que l'aristocratie protestante, "l'Ascendancy", devant les empiètements du pouvoir central et en vertu de ses propres intérêts financiers (l'exploitation et la non-mise en valeur de l'Irlande ne peuvent que diminuer la valeur de ses biens), prend vite de l'audace pour protester contre Londres. Enfin, en période révolutionnaire, les intérêts personnels disparaissent ou deviennent confus aux yeux même des acteurs (ainsi que le montre l'épisode de la nuit du 4 août, lors de la Révolution Francaise, où certains nobles abolissent leurs droits de gaieté de coeur, dans un élan généreux mais dangereux), si bien que le facteur des classes sociales peut être considéré comme le précédent, c'est-à-

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dire diminuant ses oppositions premières, les affaiblissant au point que dominés et dominateurs en Irlande dans leur conflit se rejoignent : d'autre part, la situation occasionne bien d'autres victimes (que prendra en charge la creativlté, comme par exemple, les femmes, les enfants, les fous, les prostituées, etc.). Nous pourrions le représenter comme allant d'un + vers un -, pour visualiser selon les symboles convenus, le phénomène.

4) Le quatrième facteur a trait au nationalisme et se mesure aussi qualitativement par un changement d'orientation progressive. Le nationalisme est un sentiment qui s'empare peu à peu des esprits jusque-là peu conscients qu'une solution aux malheurs du pays se trouve dans l'affranchissement politique et la fondation d'une nation. Que de tentatives manquées et sanglantes rythment le XIXe siècle irlandais ' Mais à la manière d'un tourbillon qui entralne de plus en plus d'éléments dans son mouvement, le réveil nationaliste irlandais attire au fur et à mesure ce qu'il restait d'observateurs, de partisans d'une solution négociée, d'adversaires de toute violence (verbale, intellectuelle ou physique). A cette amplification du phén'omène, s'ajoute un changement du regard des nationalistes : d'abord ils se tournent vers des modèles extérieurs, recherchent l'appui de l'Etranger, avant de finir par s'en remettre aux propres forces internes irlandaises. Les sympathies des Irlandais pour la Révolution Américaine amenèrent le gouvernement britannique à faire stationner des troupes, à recruter une milice protestante et catholique, et en remerciement, à concéder certains droits aux irlandais.

Ces derniers sentaient que les griefs des colons américains à l'égard de Londres ressemblaient beaucoup à leurs propres griefs ; la communauté américaine comportait de nombreux irlandais, montrait qu'une aide extérieure n'était pas négligeable. Toutefois, l'idée d'imiter la révolution américaine ne parait pas avoir encore fait son chemin. Il suffisait d'en tirer des avantages immédiats. Avec la Révolution Française, quelques années plus tard, en vertu de l'idéal proposé, la situation se modifie : bien des Irlandais avaient des convictions révolutionnairesmarquées, et concevaient une libération complète de l'Humanité du joug des despotismes. Les monarchies devaient disparaltre, ainsi que les privilèges pour que soit promulguée une Déclaration des Droits de l'Homme. Aussitôt des contacts sont pris entre les révolutionnaires français et les sociétés secrètes irlandaises dont le membre principal, Wolf Tone, fomenta les deux malheureux débarquements français. L'échec de ces tentatives mal préparées tant militairement que moralement, ne fit pas disparaltre immédiatement l'idée d'avoir à imiter des modèles extérieurs d'indépendance. On retrouvera le nationalisme irlandais fasciné par la naissance des nationalités dans l'Europe de cette époque, mais lorsque la Révolution de 1917 en Russie eut lieu, il n'y eut point d'attente d'une aide soviétique ou l'envie de suivre ce modèle.

Entre-temps, la prise de conscience nationaliste marquée par la Grande Famine, l'exil, la répression anglaise, avait évolué vers un centrage intérieur. L'urgence des conflits perçusquotidiennement ne conduisait guère à imiter qui que ce soit, mais à résoudre la tension, soit au plan parlementaire, soit par l'insurrection. La question agraire occupa les talents afin de rétablir une prospérité faisant cruellement défaut, en raison de la mauvaise gestion de grands domaines où aucun investissement n'était opéré et qui servaient à assurer à quelques-uns une rente. Le nom même de l'association la plus connue, le "Sinn Fein", c'est-à-dire "nous-mêmes", est en soi révélatrice d'un état d'esprit radical et vite révolutionnaire. Plus besoin n'était donc de regarder à l'extérieur. Les événements antérieurs étaient suffisamment attractifs et nombreux pour autoriser

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que chacun s'y reconnût et prit position. Le maximum de cette évolution se note à l'apparition d'une guerre civile (1922) d'autant plus odieuse qu'elle frappa des innocents.

Résumons cela par ces phrases de Jean Guiffan (13): "la guerre civile irlandaise fut atroce. Ni les uns ni les autres ne s'épargnèrent et l'on vit malheureusement renaitre les procédés que l'on avait autrefois dénoncés lorsqu'ils avaient été employés par les Anglais. Les prisons se remplirent de suspects que les cours martiales jugeaient sommairement.

Exécutions et attentats se succédèrent. On s'entretuait entre parents, entre voisins, entre amis, entre anciens combattants autrefois unis dans la lutte contre l'Anglais". Le nationalisme irlandais subit là une dernière métamorphose: revendiqué par tous, il est cause de dissensions internes après avoir été un ferment d'unité. On comprend que les consciences les plus éveillées, laissées sur ces rivages d'anarchie et de discorde, aient eu souci de porter un jugement, à son égard, et de s'en dissocier finalement (en partie ou en totalité). L'apaisement revenu, le nationalisme semble plus conforme à ce que l'on attend d'un pays ayant des relations extérieures avec d'autres états et se devant de composer.

L'évolution du facteur est le suivant: une origine marquée par la fascination de modèles extérieurs puis une attitude toute autarcique, enfin un éclatement en multiples tendances ou sensibilités dont celle du refus d'être nationaliste. La créativité littéraire se verra donc amener vers un point où une influence décroit, où les actes du nationalisme le condamnent et imposent une nouvelle démarche intellectuelle.

5) Le cinquième facteur correspond à la Révolution industrielle naissante et à l'éxode rural qui l'accompagne. Facteur économique d'ordre structurel agissant en profondeur et à long terme. Si l'Irlande au XVIIIe siècle connut une relative prospérité dans lès affaires commerciales, lorsque l'union fut adoptée, faisant de l'Irlande une région à part entière du royaume, il s'ensuivit une déstabilisation économique : les produits manufacturés anglais concurrencèrent les produits irlandais qui n'étaient plus protégés par des taxes douanières ; la compétitivité anglaise renforcée par l'utilisation de la houille et d'une main-d'oeuvre abondante désorganisa la faible infrastructure industrielle de l'Irlande dépourvue de houille et n'ayant pas encore attiré à elle la masse paysanne ; enfin, l'accroissement démographique dû à la consommation de la pomme de terre, fragmenta les exploitations agricoles dont le ble servait à payer les taxes anglaises (fermage, impôt, dime au clergé anglican). La majeure partie de la population irlandaise est donc agricole et Vit sous un régime quasi féodal. Ce qui va modifier cette proportion, ne sera point la naissance de la Révolution industrielle mais la Grande Famine (1845-1849), provoquée par une maladie de la pomme de terre (14)qui causa au minimum la mort d'un million d'hommes et l'exil d'autant en Amérique sur une population globale d'environ 9 millions.

La conséquence immédiate de ce dépeuplement fut la ruine de nombreux propriétaires de vieille souche anglaise qui vendirent leurs terres à des hommes d'affaires peu scrupuleux, spéculateurs indifférents à la population irlandaise qu'ils connaissaient encore moins que leurs prédécesseurs. Une conséquence plus lointaine fut l'abandon de la terre par des milliers d'émigrés qui, dans les villes d'Irlande et dans d'autres pays, cherchèrent à survivre puis à vivre. A la différence des phénomènes propres à une véritable révolution industrielle (formation d'un prolétariat ouvrier, accumulation de

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capital, naissance du machinisme), l'Irlande connalt un exode rural involontaire et une richesse à l'état latent formée par une "diaspora", fournit des groupes de pression dans des pays étrangers (qui, selon leur taille, peuvent agir sur le cours du monde), des préférences commerciales (lorsque les échanges s'instituent), des adhésions à une cause et des subsides financiers (au cas où les émigrés "réussissent" ; psychologiquement l'émigré se sentant plus fragile, redouble d'efforts pour-s'imposer et acquérir du bien), soit un ensemble de richesses non-matérielles immédiatement mais vite potentielles.

Enfin, après les périodes de déstruction (voies ferrées, ports) de la Guerre d'Indépendance, l'économiste relèvera une orientation de l'industrieirlandaise vers les secteurs du textile, de la construction navale ou du tourisme (de nos jours), ce qui n'en fait pas une économie d'avantgarde, mals conviendra un temps à assurer une certaine autonomie et un détachement d'avec l'économie anglaise. La décolonisation s'accompagne d'une industrialisation et d'une diversification des produits comme des débouchés.

Ces brèves notes d'économie suffisent pour rendre compte de notre facteur : au départ, un état "bucolique" d'asservissement rural, au milieu une famine favorisant l'éxode rural et l'émigration, enfin le bénéfice éventuel d'une diaspora et la naissance d'une industrie. L'Irlandaistype, d'abord paysan, se mue en moribond ou en émigré, enfin découvre les joies de l'ouvrier. Transformation accélérée et qui laisse rêveur, à regarder la somme de souffrances que cela suppose dans les faits. Cette mutation percue par la littérature (15) , affecte sa créativité, ne serait-ce qu'en considérant le public auquel elle s'adresse : au lieu d'une évolution continue qu'elle retracerait, elle est conrainte à un changement violent et forca continuité y sera moins assurée que la prothèse, ou l'amputation, ou la mue (à la manière d'une larve). On s'étonnera donc moins de la voir privilégier finalement l'informel ou le désarticulé comme types humains.

Les cinq facteurs vont "bousculer" la créativité jusqu'à un point de sécession et d'éviction. Ils forment un noeud complexe que l'on voit mal à les présenter un par un mais dès qu'ils sont liés, ils structurent un espace de fac,on à en faire, rappelons-le, un cône effilé dont le rétrécissement provoque à l'intérieur un sentiment d'étouffement ou d'écrasement. La créativité représente le talent et le génie des écrivains irlandais visant un mode d'expression authentique ; c'est de fac,on abstraite la capacité à créer sujette à certaines influences du milieu mais visant à les dépasser et à conquérir une liberté suffisante. Comment arriver à démontrer que ces cinq facteurs (si l'on exclut toujours le facteur ethnique) découpent un espace ombilical ? Il suffit d'observer qu'entre eux existe une série de tensions qui réduisent l'espace social commun (le conduisent à la guerre civile) et ne cherchent qu'à le parcourir de leur énergie. Le résultat en est une diminution de la diversité de cet espace.

Mais observons ces deux aspects : la tension et la domination. La tension est due à la différence d'orientation de ces facteurs ou vecteurs : le nationalisme vise une particularisation extrême d'un pays (qui ne doit plus rien avoir de commun avec les autres parce que d'une excellence et d'une élection folles) : le sentiment religieux tend au contraire à l'unité des hommes et ne divinise point une terre ; la hiérarchie sociale, de son côté, divise la société en possédants et en démunis, ce que ni la nation ni la religion ne peuvent vraiment, à ses yeux, éviter ; mais l'emploi d'une langue est un partage et un facteur commun ; toutefois, une mutation structurelle de la société entraîne de nouveaux clivages se superposant aux anciens.

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Ces tensions ne marquent pas une simple succession de facteurs associatifs et d'autres dissociatifs : leurs buts sont trop divergents, mais ils emmènent dans leur sillaae l'espace social vers des directions contradictoires ; confuses par recoupement où l'une emporte en partie et pour un temps sur l'autre et ce à l'infini.

De plus, ces facteurs tendent à une raréfaction de cet espace social dans le cas irlandais. Chacun d'eux aboutit à une "simplification". Le nationalisme qui se nourrissait de modèles extérieurs finit par n'avoir d'yeux que pour lui-même ; la division entre "Ascendancy" protestante riche et paysannerie catholique pauvre, s'estompe au profit d'une masse appauvrie, paupérisation en cours pour tous ; des deux religions principales ne restent au Sud qu'une majorité écrasante catholique et au Nord une autre majorité protestante, ce qui fonde une exclusion mutuelle ; de même pour les deux langues (gaélique, anglaise), où seule l'une l'emporte ; et que dire d'une démographie en croissance qu'une famine et l'émigration renversent. Bien sûr, cela n'a de sens que partiellement pour des durées précises et non valables pour tous les facteurs à la fois mais l'on ressent si l'on veut accepter cette image, que toutes ces tendances sont porteuses de mort, d'indifférenciation et indiquent un processus d'anéantissement et d'inceste. Si l'on se rèprésente les oeuvres des artistes comme expression d'une vitalité, alors la créativité dans ce contexte ne visera qu'à s'arracher de cet encerclement et de ces dissensions afin d'atteindre quelque vaste "océan". Son comportement va se modifier au fur et à mesure. Une conversion s'opère où elle abandonne la sphère d'influence irlando-anglaise après s'être extirpée de l'attraction purement anglaise pour s'élancer à l'assaut d'une reconnaissance européenne, voire mondiale, au risque de perdre sa force.

c) Les variations de la créativité littéraire :

Muni de cette analyse, nous allons pouvoir montrer combien les oeuvres littéraires irlandaises principales suivent des thèmes bien conformes à une situation d'ombilicage, dont elles rendent compte sans aucun doute. Les preuves ne manquent pas, mais au-delà de la quantité, nous préférons indiquer un fil directeur, une tendance qui va s'affermissant et s'amplifiant, des origines à ses fins.

L'observateur le plus neutre est frappé à étudier la littérature du XIXe-XXe siècle irlandais par l'importance qu'il lui faut accorder au théâtre. Romans, poésies, ballades viennent bien après, en degré d'importance. Pourquoi donc ce développement théâtral ? Le voeu du poète Yeats fut de doter l'Irlande d'un théâtre, mais il faut coprendre qu'il s'appuie et ne peut s'appuyer sur aucune tradition antérieure. Dublin, ville de province, ne recoit que les tournées de troupes anglaises, et ne possède pas chez elle de troupes théâtrales, ni même d'école dramatique. La tradition gaélique n'a jamais connu non plus d'expression dans cet art. Quant aux auteurs ou acteurs irlandais, il leur est nécessaire de partir à Londres s'ils veulent faire carrière. Ce vide "se résume" donc à l'absence d'acteurs (aucun cours dramatique), de répertoire (quelles pièces sont à susciter ?), et d'un public. Or, entre 1899 (16 janvier), date de la fondation d'un théâtre irlandais par Yeats, et l'après guerre (1960), vont se succéder des pièces dont le renom et le scandale ne peuvent être niés. La forme théâtrale, née de rien (création ex nihilo), est donc la forme la plus originale de la créativité irlandaise, celle qui exprime le mieux une "morphogénèse", à savoir la naissance d'une entité qui n'existait pas auparavant.

A nous d'en trouver les raisons et les thèmes qui l'animent parce que ces derniers révèleront à leur manière la figure ombilicale que nous supposons et voulons montrer.

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C'est à la théorie du sociologue et philosophe Jules Monnerot (16) que nous emprunterons une première série de remarques. S'intéressant à la naissance de la tragédie grecque, à l'esprit et aux lois tragiques en soi, il en vient de facon tout existentialiste à postuler que l'homme - tel que les tragiques grecs le conceptualisèrent - est avant tout "en défaut" : la situation humaine suppose la perspective, la limite qui fait qu'une "action réelle exclut toutes les autres actions possibles qui "auraient pu être élues à sa place" (p 15), l'ignorance des conséquences de nos actes comme le caractère insuffisant de toute connaissance. Nous verrons que, par rapport à cette définition de la condition humaine, les tragédiens irlandais innovent, et sans tomber dans un théâtre de l'absurde ou du dogmatisme (16) ouvrent une réflexion sur la fragilité des références humaines et sur la nécessité d'espérer en leur dépassement. Mais le plus important dans l'opinion de Monnerot est dans le lien établi entre la naissance de la tragédie et la naissance de l'histoire. Naissance concomittante où Hérodote jouxte Eschyle, où Sophocle et Euripide côtoient Thucydide. Faut-il penser que c'est l'oeuvre du hasard ou se demander si ces deux genres ne partagent pas une essence commune ?

Monnerot écrivant "le tragique et l'histoire sont coextensifs... Les Grecs ont inauguré, "inventé" et-l'histoire et la tragédie", suggère que dans chacun des cas, on estime qu'une action est unique, libre, capable de déterminer l'avenir, aboutit à changer le monde, convient à une réalité. L'on ne saurait avoir eu partout et en tous temps cette même croyance en la positivité de l'acte. Il suffit, ajoute-t-il, de regarder le monde indien, par exemple, pour y découvrer que "le monde étant un torrent d'actes", qui s'engendrent par suite des désirs, lesquels sont souffrances, si l'on supprime le désir, la libération aura lieu : l'acte est alors identique à la souffrance à éliminer. Or, l'Inde n'aura ni tragiques ni historiens (tout au plus des chroniqueurs à la solde d'un roi, incapables de séparer le fait du légendaire et du mythique). Et il ne s'agit surtout pas de dire que l'Inde est d'une culture inférieure à la nôtre, mais toute sa pensée se développe autour de l'idée du renoncement aux bénéfices que l'on retire de ses actes. Rien n'est définitif ; le héros indien est toujours innocent, celui du monde grec toujours coupable ; un acte se perd entre les actes qui l'ont précédé et ceux qui suivent à la manière de la vie humaine qui se réincarne sans fin. La croyance en la métempsychose élimine toute idée de fait historique à nul autre pareil, tout acte individuel jusque-là jamais tenté. Ils ne sauraient être une rupture dans la chaine du Devenir (17).

Si cette analyse est recevable, on retiendra dans le cas de l'Irlande que sa revendication à la fin du siècle dernier à devenir indépendante, est en sQi historique, correspond à un désir marqué de "produire" de l'Histoire ou d'entrer dans l'Histoire, puisque les irlandais estiment que leur appartenance à la Couronne britannique, au contraire, les privent de cette existence historique, les condamnent au "renoncement" et à l'effacement. Si vraiment Histoire et Tragédie vont de pair, alors la portée et la valeur du théâtre irlandais s'expliquent conjointement. Les drames irlandais joués sur les planches incarnent une manifestation historique, l'accompagnent en fait. Il restera à déterminer "l'esprit tragique" qui les anime.

Voilà déjà comment nous cernons la créatitivé irlandaise : elle inaugure une forme inexistante sur son ..territoire, le théâtre ; elle résulte d'une tension ; elle résulte d'une tension qui fait na;tre également l'engagement dans l'Histoire d'une nation européenne nouvelle.

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Toutefois, nous ne nous arrêterons pas là, et ajouterons un regard sur la formation de cette tradition théâtrale qui polarise si vite les talents et sert d'exutoire à la créativité jusque-là contenue.

Les débuts du théâtre lrlandais tiennent du pari, et de la personnalité exceptionnelle d'une femme, Lady Gregory : lorsque le 23 février 1897, le poète Yeats s'ouvre à elle sur son projet de fonder un théâtre afin de promouvoir une littérature nationale et de la faire connaitre à un public encore marqué par une culture plus orale qu'écrite, rien n'est décidé. C'est un rêve de poète, mais durant l'été 1897, Lady Gregory s'emploie à trouver les fonds en contactant amis et relations pour une souscription. En janvier 1899, une salle est trouvée, des acteurs ont pu répéter, la publicité est faite, mais dès la première saison une pièce de Yeats, The Countess Cathleen (mai 1899), provoque un vrai scandale. De cette date jusqu'a sa mort en 1932, rien n'arrêtera le dévouement et l'ardeur de cette femme (18) qui dut encourager les acteurs les soirs de premières ratées, résoudre les conflits inévitables entre acteurs, auteurs, directeurs, répondre aux critiques de la pièce, affronter un public enthousiaste ou haineux, préparer deux tournées aux Etats-Unis, écrire des pièces pour combler les manques ou à titre d'intermèdes entre des oeuvres trop ardues, jouer même des rôles lorsdes défections d'acteurs, traduire des pièces françaises, lire les multiples productions théâtrales que de jeunes auteurs lui envoyaient et choisir (presque sans erreur) les meilleures, assurer la gestion et l'administration d'une société théâtraleconstamment agitée de querelles et non subventionnée. Et pourtant, rien ne préparait cette femme à la cause littéraire irlandaise. Isabelle Augusta Persse, née le 15 mars 1852, douzième enfant d'une famille protestante de l'"Ascendancy", installée à proximité de Galway, reçoit une éducation stricte, très religieuse (respect absolu du repos dominical, récitation des versets de la Bible), fort éloignée de la littérature (les oeuvres permises sont rares et surveillées). Seule sa gouvernante Mary Sheridan, catholique et irlandaise, apporte une note d'originalité dans ce paysage familial assez austère. Douée pour les langues étrangères, Isabella Augusta P. apprend le francais, l'allemand, l'italien, mais se heurte au refus de es parents lorsqu'elle leur soumet l'idée d'apprendre aussi le gaélique. Sa sympathie pour l'Irlande est toute sentimentale et trouve son origine dans son affection pour sa gouvernante et sa volonté d'appliquer les préceptes de la Bible en soulageant la misère des paysans irlandais qui bordent le domaine parental.

A 27 ans, au cours d'un voyage dans le Sud de la France, elle rencontre Sir William Gregory, de 35 ans son ainé, homme politique influent, veuf, qu'elle épouse. La voilà châtelaine de Cool (domaine irlandais, proche de Galway aussi), voyageant beaucoup (Egypte, Portugal, France, Londres...), recue dans les milieux mondains, recevant, brillant de plus en plus par sa conversation, aimée de son mari et l'aimant. Tout au plus,tientlle un journal pour elle. A la mort de Sir Gregory en 1892, Lady Gregory entreprend de publier les mémoires de son mari défunt, ce qui l'occupe quatre ans. En 189, désoeuvrée, elle a la chance de rencontrer chez son voisin, un poète de 31 ans, malade, désargenté, souffrant de la vue, qui a pour préoccupation les légendes irlandaises car elles lui paraissent être une "expérience du surnaturel". Il s'agit bien sûr de Yeats. Une extraordinaire amitié va naltre entre eux, au sens le plus intellectuel et platonique du terme. Elle aidera financièrement Yeats, écoutera ses confessions concernant son amour malheureux pour la belle révolutionnaire Maud Gonne, l'admire et le protège de tout engagement politicien, partageant avec lui le culte pour le Beau et le Passé irlandais. Tous deux enquêtent dans les chaumières de l'endroit à la recherche

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d'expressions originales et de légendes si bien que le domaine de Cool devient vite un foyer intellectuel où toute l'intelligentsia créatrice se retrouve.

La vie de Lady Gregory dénote bien de ce que nous notions précédemment dans l'analyse des facteurs : protestante convaincue, appartenant à la classe dirigeante et oppressive, tenante malgré elle d'un système féodal, ne parlant pas le gaélique, nationaliste par conviction progressive et largeur de vue, Lady Gregory fut pour la Renaissance irlandaise, oeuvra pour elle de toutes ses forces ' Nous sommes loin du manichéisme primitif que certains voudraient imposer. Yeats lui doit d'avoir fondé "l'Abbey Theatre" à l'histoire si mouvementée. Lui-même était de famille protestante, ignorait le gaélique, et s'intéressait à la théosophie, mais il donne à l'Irlande la chance d'une littérature reconnue dans le monde en son temps.

L'histoire de "l'Abbey Theatre", si l'on s'en tient aux épisodes littéraires, voit la succession de trois générations de dramaturges dont l'évolution nous intéresse au premier chef.

La première période va de 1899 et regroupe outre Lady Gregory et Yeats, le romancier Moore, le catholique Martyn, le celtisant Hyde, le mystique A.E. (ou G. Russel) et le prestigieux Synge (dont la mort en 1909 nous parait marquer un tournant). Si Yeats et A.E. sont influencés par le drame symboliste français (Villiers de l'Isle Adam), Moore et Martyn préfèrent le psychologisme d'Ibsen. Lady Gregory et Synge regardent vers un art paysan aux portraits bien campés d'un Molière ou d'un Cervantès. L'unité n'est pas de mise, mais, face à un public qui n'a pour seuls critères que le nationalisme, la religion et la langue, le décalage demeure grand. Ces drames sont d'inspiration poétique, psychologique, héroique, là où les spectateurs attendraient des pièces de distraction ou engagées politiquement de facon simple. Cette première vague d'écrivains n'en assure pas moins une critique des images stéréotypées de l'irlandais dans les pièces de théâtre anglais : image d'un idiot ou d'un grand buveur plutôt infidèle et voleur.

A ce premier effort de revalorisation s'ajoute le fait que plus n'est besoin de s'expatrier pour pouvoir s'exprimer comme le firent Sheridan, Goldsmith, Wilde, et Shaw, dont on remarque un goût commun pour la satire, en raison de leur position à mi-chemin entre deux cultures. Avec l'Abbey Theatre, la "satire" est d'abord évincée au profit d'un élan vers l'idéal, l'intime ou l'exemplaire. Mais l'écart est trop manifestepar rapport à un public peu préparé à ces envols subtils et à ces finesses d'analyse : aussi 1899, c'est le scandale de Countess Cathleen de Yeats et 1907 celui de Play-Boy de Synge. La première paraît irrévérencieuse à l'Eglise catholique qui ne vit dans cette oeuvre qu'une hérésie et un blasphème (la comtesse identifiée à la Vierge Marie) ; la seconde déclenchera une émeute de la part des nationalistes (le Baladin, criminelen puissance peut-il figurer l'Irlandais moyen ?).

Certes, s'intercalent les pièces à succès qui ont la faveur du public (Yeats : Cathleen ni Houlihan (1902) ; Lady Gregory: The Rising Moon (1907)), pièces patriotiques mais trop datées, elles n'ont eu aucune postérité et sont vite tombées dans l'oubli. C'est bien avec les pièces à scandale ou les pièces maladroites que s'appréhende l'originalité de cette première période. Historiquement, il y a eu surprise, désaveu de la part du public, et volonté vive et marquée de réprimer ce non conformisme, de le réduire à de justes mesures.

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La deuxième période (1909-1924) voit l'arrivée des "réalistes de Cork", selon l'expression de Yeats : Lennox Robinson, Ray, Murray. Le Sud de l'Irlande remplace les terres occidentales d'où venaient Synge, Yeats et Lady Gregory par exemple. Leur vision de la réalité irlandaise es sans indulgence. Pour Yeats, qui rêvait d'une vision poétique et légendaire exprimée au théâtre, c'est un échec. Peinture sombre, naturaliste, du monde paysan, des êtres humains embourbés dans leurs dissensions, leur crasse ou leurs intérêts sordides. Les grandes oeuvres manquent et l'on ne note aucun scandale, ce qui nous permet de penser que cette époque subit l'attraction du milieu, se situent dans le sens des facteurs au lieu de souhaiter leur échapper. Mais elle apporte un regard cru sur le contemporain dont elle souligne l'âpreté et peut-être estime et espère qu'un changement est à commettre.

La troisième période (1924-1960) voit réapparaltre le caractère scandaleux de la production théâtrale avec les pièces d'O'Casey (Juno and the Paycock (1924) ; The Plough and the Stars (1926) ; The Silver Tassie (1928)), dont la vislon des mllleux nationalistes et de la guerre n'a rien d'officiel et casse l'imagerie en cours de fabrication d'une guerre d'indépendance pure et parfaite. Une vibrante volonté d'échapper au cercle étroit de certains ilieux goûtant aux stéréotypes anime O'Casey qui, devant l'incompréhension de Dublin, finit par s'exiler à Londres.

A l'autre bout de cette période où un refus d'une conscience nationaliste se fait jour, nous aurons l'oeuvre de Beckett (autre émigré, en France), dont la pièce si célèbre En attendant Godot (1953), nous servira de répère d'un degagement total a la question irlandaise pour verser dans le drame métaphysique ou existentiel. Bien d'autres pièces (celles de Brendan Behan, Keane, Denis Johnston) seraient à étudier mais contentons-nous seulement de peindre un état d'esprit.

Ces trois générations du théâtre irlandais sont bien différentes : préférence apportée au mythe d'abord, réalisme en contre-poids ensuite, évasion vers l'anarchisme et l'absurde enfin. La constante éminente est un refus des contraintes (19) : celle des faits par le mythe et la légende dans le cas d'une Irlande asservie ; celle de l'idéal sclérosé ou factice dans le cas d'un pays en lutte et près de la victoire (le regard porté sur soi est cruel) ; celle du dogmatisme politique au profit d'un retour à l'homme brisé et marginal dans le dernier cas.

L'évolution n'est pas continue ; elle est heurtée, brusque mais ce désir de dégagement et de désenclavement des deux premières périodes se retrouve et aboutit dans une liberté si grande que l'homme décrit dans les dernières pièces n'a plus aucune référence où se raccrocher. Il suffirait de comparer le mouvement théâtral irlandais à d'autres traditions du même genre artistique pour comprendre que ce refus de la contrainte le spécifie. L'invention théâtralë n'est pas dans la forme (le rapport entre le public et les acteurs n'est point modifié comme dans le théâtre d'avant-garde polonais par exemple) ni dans le jeu des acteurs (de nos jours si souvent proche du mime ou de l'acrobatie : ici la parole continue à dominer), ni dans le lieu architectural, ni dans le retour à des sources primitives ou extrêmes orientales (le théâtre dansé et rituel de l'Inde du Sud, le "nô" japonais) (20) , ni dans l'utilisation pamphlétaire ou philosophique (pensons à Brecht ou à Sartre).

Toutes les modifications qu'a subi le théâtre contemporain étaient déjà en formation dans l'Europe à l'époque où le théâtre irlandais s'exprimait, mais on ne le voit point

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beaucoup embo;ter le pas à ces mutations. Son apport le plus sensible où chacun peut se reconnaitre au-delà de ces jeux, plus ou moins intellectuels, est dans la recherche d'une authenticité pure, sans entrave, sans implication du milieu. Si l'histoire enseigne les détermininismes qui agissent sur l'homme, le théâtre irlandais (quoique renaissant en sa compagnie) est "anti-historique", rend un culte à la liberté la plus extrême, à l'a-temporalité.

L'étude des thèmes préférés par ce théâtre va nous permettre une approximation meilleure et plus probante. Au milieu de tant d'oeuvres, la reconnaissance de certains thèmes est hasardeuse. Il faudrait trouver quelque chose comme une révolte contre toutes les conventions, toutes les traditions, tout le passé, toute institution. Dans le cas du théâtre de la première période où tout avait trait au passé légendaire, au merveilleuxpaien et chrétien, cela peut para;tre difficile. Il faudralt de même trover une adhésion à toute forme insurrectionnelle, à un éclatement des structures sociales. Mais la deuxième période s'abstient de cela et semble vouer un culte au bon ordre que la prospérité va rétablir, tandis que les auteurs de la troisième période adhèrent peu ou pas aux partis revolutionnaires et à une doctrine coherente de la révolution.

En fait, au-delà de ce que l'évidence commettrait avec maladresse, les signes sont plus profonds et traduisent bien un "attachement-détachement", une ambivalence due au fait que tous les facteurs ne sont pas au même moment, au même point de rupture et de bifurcation où la créativité peut choisir une autre route. Nous avions vu que le passage de mythes paiens au sein de la culture classique avait renforcé en eux certains thèmes (thème de l'oppression, de la délivrance avec alliance, semblable au Déluqe de Noé). Regardons donc ce que deviennent ces mêmes mythes entre les mains de ceux qui s'en inspirent pour reconquérir une identité nationale au théâtre seulement. Premièrement, ils opèrent un choix révélateur: le héros mythique Cuchulainnr Deirdé l'amoureuse malheureuse, Grania une autre héroine à l'amour impossible, sont retenus. L'éviction du Livre des Conquêtes, où l'on narrait les arrivées et combats successifs des peuples d'Irlande (chassés et de retour chez eux), dont la portée aurait pu être modernisée pour symboliser le retour à une Irlande délivrée des démons Fomoire est significative d'un désintérêt pour une représentation d'une collectivité unie. Que sont devenus les razzias, les courtises à des hérolnes mi-divines, mi-humaines, les guerres intestines dont nous parlent la mythologie et l'épopée ?(21) Certes, ils n'ont point disparu des fables et des légendes dont ces auteurs publient la traduction ou les versions orales qu'ils ont recueillies mais ils ne les mettent point sous une forme dramatique, en dépit d'une "matière" qui s'y prêterait sans mal (destin malheureux, coups du sort, trahisons ou passions, interdits et transgressions, etc.). En fait, ce qui attire Yeats, Lady Gregory, A.E. ou Moore dans les figures de Cuchulainn, Deirdré et Grania c'est déjà leur solitude et leur désaccord avec l'autorité centrale. Leur élection provient aux yeux de ces dramaturges, de leur facon de se débattre contre une attirance sournoise et fascinante.

Le traitement que Yeats fait subir au héros épique Cuchulainn est dans deux pièces révélateur de ce goût prononcé pour voir en lui une victime malheureuse d'un ordre cruel auquel sa droiture rend hommage malgré bien des marques d'insoumission tue ou avouée. Sur le rivage de Baile (On Baile's Strand, 1905), Cuchulainn se soumet malgré lui au roi Conchobar et lui promet (22) plus de règle d'obéissance dans sa façon de vivre ; le roi le lui demande d'ailleurs au nom de son peuple souvent menacé par des ennemis aux frontières, alors que Cuchulainn le héros est absent, court à son envie, ne protège pas le royaume.

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Après ce serment, on vient annoncer qu'un étrager a débarqué justement et veut affronter Cuchulainn. Le manque de descendance mâle du héros le préoccupe et l'avait conduit à penser qu'une vie plus réglée le comblerait. Ce jeune étranger qui cache son nom et sa famille incarne tout ce que loue Cuchulainn, d'autant qu'il vient d'un pays dont il aima autrefois la reine. Il lui propose alliance, amitié, mais le roi Conchobar, et les sages du conseil le rappellentà sa promesse de défendre le royaume, et accusent ce jeune homme de troubler par sortilège le coeur du héros. Cuchulainn, à contre-coeur, lutte et tue le jeune étranger. Il découvre qu'il a tué son fils (23) . Fou de désespoir, il reprend ses armes pour affronter les vagues de l'Océan. Les seuls qui connaissaient l'identité de l'étranger étaient un fou et un aveugle, qui ont assisté au drame sans pouvoir intervenir.

Image de l'irrémédiable.

Cuchulainn a même osé porter la main contre le roi Conchobar avant de combattre ; une fois l'identité de l'étranger connue, il s'écrie à l'égard de Conchobar : "C'est toi qui as fait cela, toi qui étais assis là / avec ton vieux bâton de roi comme une pie, / veillant sur une cuillère volée, non pas une pie ; / un ver se nourrisant de ce qui traîne sur la terre. Où s'est-il envolé ?" (24). Et de le menacer de son épée.

Le meurtre d'un innocent est dû au respect d'un serment, à une contrainte juridique d'autant plus insupportable qu'elle est récente et à sa première application provoque une erreur dramatique. L'insoumission antérieure était donc meilleure et aurait évité le pire. Le deuxième point à souligner est la liberté prise par Yeats par rapport à la légende ancienne (25) qui non seulement ne comporte aucun serment d'allégeance du héros envers son roi dont les conséquences seraient désastreuses (le roi est entouré de ses champions dont le plus noble est Cuchulainn), mais tourne autour de la notion d'un honneur bafoué : un jeune enfant de sept ans, venu d'une île lointaine sur "une barque de bronze aux rames dorées" défie par son adresse insolente tous les guerriers de Conchobar. Le roi est donc bafoué et seul Cuchulainn est apte à relever son honneur déchu. L'enfant inconnu et Cuchulainn ont eu la même "éducatrice" ; pour le premier ce fut sa mère, pour le second son amante. Mais Cuchulainn a appris un tour supplémentaire et tue dans la mer son fils dont il rapporte le corps. La lamentation funèbre est collective et n'affecte pas le père seul puisque l'enfant a déclaré en mourant : "Si j'avais été parmi vous en cinq ans, j'aurais vaincu les hommes de la terre en votre présence de chaque côté et vous auriez eu l'empire jusqu'à Rome" (26) .

La perte est grande pour tous. Les divergences d'avec la pièce de Yeats so donc claires : là où Yeats peint un héros solitaire, victime de l'ordre social imposé contre lequel il n'ose plus se révolter, le texte épique décrit un guerrier profondément inclus dans une cour royale de guerriers, commettant une erreur collective d'appréciation (le meurtre est regrettable moins parce qu'il s'agit de son fils qu'en raison de la perte d'un tel bras pour la collectivité). Puisqu'il y a processus "d'ombilicage", il n'est point anormal de voir se détacher la figure émouvante et malheureuse d'un héros écrasé par le social (son combat final contre la "masse marine" ne fait que souligner la chose, la légende s'abstient de cet épisode).

Une deuxième pièce de Yeats, La seule Jalousie d'Emer (The only Jealousy of Emer, 1916) (27), quoiqu'elle soit déjà tardive par rapport a notre délimitation de la première periode (1899-1909), et marque l'intérêt de Yeats pour le "nô" japonais, continue à

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préserver ce caractère essentiel du refus de contraintes. Mais le plan y est moins réel, et s'enfonce dans les zones inconscientes avec un art maîtrisé remarquable. Cuchulainn, dans la légende tombé en léthargie pour avoir blessé des oiseaux des sidhes, envoyait son cocher visiter l'Autre Monde, avant lui-même de rencontrer Fand, la fée responsable de sa maladie et amoureuse du héros. De retour en Ulster, Emer, sa femme légitime, l'obligeait à choisir. Fand repartait dans un univers plus conforme à sa beauté. Nous avions déjà signalé que l'image spatiale soutendant l'épisode se rapprochait de la catastrophe du Pli, nécessitant un "saut" : Cuchulainn, attiré par l'Autre Monde, sent l'étroitesse du nôtre, passe de l'autre côté ; son retour est marqué par l'acceptation de contraintes. La morale de la pièce de Yeats ne risque pas d'avoir cette invite comme conclusion. Emer, femme légitime, et Eithne Ingiba, maîtresse autorisée, veillent le corps de Cuchulainn dans le coma ; un fantôme du héros négocie son retour à la vie auprès d'Emer : il lui faudra renoncer à l'espoir d'être à nouveau chère au héros. A cette condition, il revivra. Emer le voit dans l'Autre Monde victime d'un rêve ou d'une folie de l'ensorcelante Fand. Mais Cuchulainn se souvient encore et découvre que "l'homme tient à ceux qu'il a aimés par la peine : peine donnée, peine reçue, infinité de peine" (28). Cuchulainn est "plein d'une humaine impureté" d'une pesanteur réelle. Emer accepte de renoncer à l'amour du héros au profit de la première femme qu'il verra à son réveil (ce sera la belle Eithne Inguba). Pièce amère qu'un coeur de musiciens conclut par : "J'ai vu dans la maison d'un homme / La statue de la solitude / Marcher à tristes pas"(29) . Pièce d'une finesse de sentiments et d'expression fascinante où le héros est coupé tant de l'Autre Monde que de son épouse renonçant à son voeu le plus cher, au profit d'une maîtresse aimante au statut incertain. Le double jeu des contraintes du rêve et de la norme sociale est brisé : Cuchulainn échappe à ces deux univers légitimes pour un amour illégitime.

L'autre figure qui fascina les dramaturges de cette époque est.celle de Deirdré (30) : Russel en 1902, Yeats en 1907, Synge en 1908 (jouée en 1910) écrivirent tous trois une Deirdré . Il n'est pas certain que ces pièces soient les meilleures de leur répertoire mais au-delà des divergences personnelles des auteurs, ce personnage féminin les fascine parce qu'elle préfère mourir au nom de son amour plutôt que de subir une autorité infamante et déloyale. En effet, Deirdré élevée à l'écart en raison d'une beauté qui serait cause de nombreux maux, s'enfuit avec celui qu'elle aime, Noisé. Le roi Conchobar promet aux exilés l'impunité et le pardon s'ils rentrent en Irlande. Par traîtrise, il fait assassiner Noisé et impose à Deirdré de vivre avec le meurtrier de son amant ou avec lui-même. Deirdré opte pour le suicide, elle se précipite par un saut contre des rochers. Le texte épique (31) insiste davantage sur l'oppression grandissante qui cerne les amants : à l'étranger, le roi qui les a accueillis en vient à les menacer ; en Irlande, le héros meurt attaqué de toutes parts ; à la cour, Deirdré se tait; assise dans un coin comme un remords vivant. Les versions modernes ne retiendront pas cet aspect mais bien plutôt la faute du roi, sa malhonnêteté (ce n'est plus le roi qui, par souci de son peuple, invitait Cuchulainn à se ranger, c'est un roi qui agit par intérêt personnel et concupiscence et use de mensonge) par opposition à la pureté des amants. L'héroine se retrouve seule, désemparée, à l'écart du monde si bien qu'elle figure, par son chagrin, l'être exclu, arraché à toute structure sociale.

La dernière figure prise à l'épopée est celle de Grania, héroine elle aussi dévorée par l'amour et dont l'aventure est certainement l'archétype de notre Tristan et Yseult (32). Il revient à Lady Gregory de l'avoir proposée comme modèle d'une autre représentation de la femme. Moore et Yeats avaient en 1908 produit une pièce commune sur ce

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personnage et sur son amant Diarmiud (Diarmiud and Grania fut jouée sans succès en 1901). Le travail de ces deux artistes si différents n'alla pas sans heurts, que Lady Gregory ramenait à leur jute mesure dans le parc de Cool, quoiqu'intimement elle estimât que Yeats ne retirerait rien de bon de l'apport de Moore (qui d'ailleurs réussit mieux dans le roman). Le texte épique s'apparente au sycle de Leinster dont la figure principale est celle du vieux roi Finn entouré de guerriers louant leurs services aux différents rois, les Fianna. L'épopée glisse déjà dans le romanesque en raison de l'importance accrue de la magie par rapport à l'héroisme. Finn a pour fils adoptif Ossian (si fameux) et pour petit fils Oscar (deux noms que Macpherson avait remis à la mode) et pour hérault le sage Caoilte.

Le groupe d'hommes nomadisant défend le bon droit et symbolisera vite les valeurs d'une société guerrière devant laisser sa place aux nouvelles valeurs monastiques. Il faudrait étudier les traces de ce passage. Dans le cas de Diarmiud et Grania (ou Grainné), le texte épique (Dottin, op. cit. p 162-167 extraits) raconte comment Grania doit être mariée malgré elle au vieux roi Finn ; grâce à une parole magique (un "geis"), elle oblige le beau guerrier Diarmiud à l'enlever ; sept ans, ils errent dans les bois sans relation sexuelle car Diarmiud veut rester fidèle à son roi ; le roi finit par les retrouver, accorde un pardon factice, et murit de fait sa vengeance ; il oblige Diarmiud à participer à une chasse au sanglier, utilisant le présage qui annonce la mort de Diarmiud par cet animal ; blessé à mort, Diarmiud pourrait être sauvé par Finn si ce dernier acceptait d'apporter de l'eau d'une source qu'il connait seul et dont les vertus curatives sont étonnantes. Mais Finn tarde à aller chercher cette eau, la perd en route, retourne sur ses pas, laisse agoniser Diarmiud. Grania, éplorée par la mort de son amant, n'en demeurera pas moins auprès de son royal époux jusqu'à la fin de ses jours. Comme dans Tristan et Yseult, l'amour est partagé entre deux pôles ; le Désir et l'Institution ; entre une vie sauvage et une vie sociale ; le conflit se résout par une victoire momentanée de l'institution (Yseult, comme Grania en ont un jour assez de leur vie errante dans les bois, et songent à regagner la cour). Mesure de sagesse et de progrès raisonné. Pour Yeats et Moore, Grania représente bien l'héroine-type très romantique, femme fatale à vrai dire qui abandonne son vieil époux pour un jeune homme (33) et préfère un amour illégal et sincère (symbole d'une vraie passion) au confort matériel. Toutefois, s'ils respectent assez bien, aux dires de Schodet (34) , la couleur locale, l'atmosphère de sauvagerie, l'ambiance peuplée de tempêtes et de fantômes, ils ont cette idée que Grania est tentatrice, et responsable de la perte de Diarmiud. La femme provoque la mort ou la destruction morale de l'homme, elle l'entraine vers le péché ou vers l'anéantissement. Et Diarmiud, bien loin de s'y opposer, est une victime consentante, livrée à sa solitude. En outre, une fois de plus se sont liguées contre le héros, les forces sociales répressives. Grania n'a pu l'amener à s'en délivrer. C'est un échec. Mais, même si vivre sans contrainte aboutit au malheur, on retrouvera chez ces auteurs ce thème préférentiel qui, d'après nous, court dans la littérature irlandaise de cette époque.

Grania entre les mains de Lady Gregory est réhabilitée. Elle représente - nous reprenons l'analyse de Schodet la condition féminine en Irlande : la femme y est victime de l'égoIsme masculin, elle se voit reprochée de priver l'homme de ses amitiés et de ses combats, elle est obligée de demeurer chez elle, etc. Son dévouement désintéressé en fait la cible première du malheur, annoncant en cela ce que Synge et O'Casey penseront et diront, Lady Gregory fait progresser singulièrement le personnage vers cette zone où l'être marginal, repoussé de tous, ou leur souffre-douleur, possède une richesse intérieure exemplaire (35).

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La femme, être a-social, là où la légende ignore ce genre de considération, et où Yeats et Moore n'ont vu en elle qu'un instrument du destin pour exclure le héros de ses semblables ' Lady Gregory estime aussi que Grania représente l'Irlande responsable de son malheur parce que divisée et orgueilleuse. L'orgueil insensé de Finn et celui de Grania mène à la mort de Diarmiud. Ce thème moralisateur en efface les traits caractéristiques que nous recherchons, à savoir un refus des contraintes. Grania n'est vraiment l'héroïne de la révolte qu'aux moments où elle ose refuser le destin réserve aux femmes et préférer celui qu'elle se forge. En cela, il y a bien refus des contraintes, et il s'avère normal que ce soit une femme comme Lady Gregory qui prône une telle vision de la femme, si l'on se rappelle la force de son caractère et le rôle exceptionnel qu'elle joua pour le théâtre irlandais.

Une autre héroIne avait été peinte par Yeats au théâtre, dans cette pièce qui provoqua le scandale, la Countess Cathleen (36). Là, l'héroine livre tous ses biens pour sauver son peuple prêt à vendre son âme au diable pour une poignée d'or, tant la famine les terrasse. Mais le marchandage va plus vite que l'arrivée des ressources promises par la Comtesse Cathleen. Dans une atmosphère très féérique, l'héroïne abandonne les chants et les poèmes que lui offre son entourage, pour prendre en charge le malheur collectif. Elle vend elle-même son âme au Diable, en échangde toutes les âmes-de son peuple déjà achetées afin qu'elles reviennent à leur proprietaire .

Son sacrifice n'est pas vain : un ange apparaît pour rassurer l'assistance du sort fait par Dieu à cette âme d'élite. A lire la pièce de nos jours, on voit mal ce que l'Eglise et le public purent lui reprocher, vu que l'héroine s'identifie à son peuple et ne ressemble en rien aux héros ou héroïnes précédents qui, tous, s'excluaient, et condamnaient l'autorité, et le conformisme qu'elle impose. En fait, La Comtesse Cathleen apparut comme une version modernisée et réaliste de certains épisodes de la vie du Christ qui ne pouvaient être sujet à modification et licence poétiques. Cette Vierge descendue au milieu des paysans, des marchands et des serviteurs choquait, parce que la distance historique et sacrée n'était plus assurée. Horizon lointain devenue trop proche et présent! Peut-être, dans l'esprit de Yeats, "diviniser" un être féminin, revenait à une révolte contre le statut qui pèse sur chacun, déterminé par des besoins naturels et le goût de l'or, victime du "qu'en dira-ton". Ainsi l'entendent les deux marchands diaboliques qui achètent les âmes ; Cathleen s'étonnant de ce que l'on puisse vendre son âme pour de l'or, ils lui disent : "Il y en a qui vendent parce que l'or brille. D'autres parce que la mort leur fait horreur, et d'autres parce que leurs voisins ont vendu avant eux, et d'autres parce qu'il ya une sorte de joie à rejeter toute espérance, à perdre la joie, à cesser toute résistance, et à ouvrir enfin des bras aux flammes éternelles en se jetant au vent, toutes voiles dehors..." (37). La comtesse Cathleen est d'une humanité supérieure ; en la divinisant, Yeats blasphémait ; en cette apothéose, y a-t-il refus des contraintes humaines ? Cela est possible mais nous nous demandons si vraiment cette pièce sert notre argumentation. Il manquerait à l'héroine d'être plus destructrice.

Une gradation dans le thème du refus des contraintes s'observe avec l'oeuvre théâtrale de Synge. L'oeuvre la plus célèbre, le Baladin du Monde Occidental, nous en donne la désignation exacte . le parricide. Rien au niveau psychologique n'a autant été étudié et ne présente pour le lecteur moderne moins de mystère. Mais comment mieux marquer dans la situation de la créativité irlandaise, qu'une rupture est en cours, qu'un détachement s'effectue ? Figure littéraire de l'ombilic, le thème du parricide traduit le violent désir d'échapper au cadre étouffant que décrivaient nos cinq facteurs: raréfaction

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des diversités, voire des motifs politiques, accaparemment tendancieux et annihilant. Synge concrétise une étape dans un processus que nous cherchons à mettre en évidence. A noter enfin que ce thème va se développer et s'amplifier. Nous n'indiquerons que la traduction faite en 1925 par Yeats des pièces de Sophocle, consacrées justement à Oedipe (39) .

Lady Gregory et Yeats soutirent avec un acharnement exemplaire l'oeuvre de leur ami qui déclencha une émeute à Dublin. Comment pouvait-on représenter sur les planches des irlandais avec aussi peu de respect et de convenance ? Indifférent à la verve, aux répliques colorées, à la célébration du pouvoir de la parole, à la solidarité de ces villageois hébergeant un criminel plutôt que de le livrer à la police abhorrée, le public ne vit dans l'histoire de ce jeune homme assommant son père tyrannique d'un coup de' bèche, qu'une caricature portant atteinte à leur honneur. Fallaitil, après des années où l'Anglais avait bafoué la dignité de l'Irlandais, peindre ce dernier comme un ivrogne, un vantard, un demeuré et un criminel (si l'on reprend les principaux personnages de la pièce) ? Yeats conut que la pièce, quoique ne puisant pas au fonds ancien, avait pour elle une étude soigneuse du parler des paysans de l'Ouest, et surtout une atmosphère mythique. Lady Gregory qui supporta la violence du public lors des premières représentations, menac,ant de faire intervenir la police (ce qui était un risque accru, celui de sembler pactiser avec l'ordre répressif) n'aimait pas la pièce, peut-être par intuition qu'une étape supplémentaire s'amorc,ait d'un détachement de conscience : son appartenance familiale à l'Ascendancy devait jouer un rôle dans cette réticence face à un processus de rupture. Le plus étrange est de voir que si le peuple aspire politiquement à rompre avec l'Angleterre et à être indépendant, intellectuellement ou culturellement la forme même de "meurtre" du père lui fait peur et l'indigne. On en tirerait au moins cette conséquence que les mouvements historiques et culturels empruntent leur propre voie séparée ; leurs lois ou tendances sont peut-être les mêmes mais l'inadéquation préside àleurs mouvements. La politique ici suppose un blocage des consciences, une fermeture des convictions, un durcissement d'opposition radicale ; le culturel, devant cette paralysie, propose une créativité "libérée", dynamique,,se débarassant des entraves et des pétrifications. Pour en revenir à Lady Gregory, disons aussi qu'elle ménera le combat pour la pièce aux Etats-Unis en`dépit d'une tournée mouvementée (en raison même du sujet de la pièce). Largeur d'esprit admirable, somme toute.

Le plus remarquable dans cette pièce pourrait être dans la modernisation d'un complèxe qui, à en croire certains, a valeur de dénominateur commun aux hommes. The Playboy serait de l'Oedipe nouvelle formule. Son intérêt est autre car il retrace comment se forme un mythe et comment il meurt : à partir d'un fait divers sordide (un adolescent assomme son père), le récit du fait s'amplifie, couvre de gloire ambiguë le jeune Cristy, puis vient à s'éteindre lorsque le vieux père réapparait, pour devenir condamnation, quand le héros amoureux d'une gloire disparue entreprend d'assommer à nouveau son père. Nous conclurons ces remarques par le résumé très juste que donne Patrick Rafroidi des différents niveaux de rupture où se place l'oeuvre en question : "Le Baladin est une oeuvre mythique à plusiers niveaux en fait. C'est une étude de la fac,on dont un mythe prend source, à travers l'éloignement, l'exagération, l'engourdissement de la méfiance et la valeur exemplaire du récit. C'est un mythe subjectif, une étude de la façon dont un mythe cesse de soutenir l'intérêt, et dont décroit la curiosité du public lorsque son ressort est cassé. C'est un mythe sociologique qui incarne le besoin humain de divertissement, d'échapper à la monotonie du quotidien, d'être transporté vers des iles

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enchantées. C'est un mythe inversé, une sorte de vision négative de la vie du Christ, avec Epiphanie, Dimanche des Rameaux et Passion..." (39).

Le meurtre du père se dévoile à plusieurs niveaux : linguistique, sociologique et religieux. Prenons le premier niveau et voyons-en quelques conséquences : si le langage produit les mythes, l'on peut augurer que tous les textes religieux, philosophiques, ne sont qu'invention du langage, mauvaise utilisation des mots, et que les hommes se laissent mener par leurs propres productions fantomatiques, de vains leurres sans transcendance. La métaphysique, si nous continuons, est une erreur du langage, etc. On voit la portée du message. Au niveau personnel, les croyances meurent et s'éteignent, elles aiment le drame et l'inattendu, et sont prêtes à ressusciter. La conséquence majeure en est notre dégoût de la Vérité et de la réalité, ou notre impuissance à les atteindre. Quant à rapprocher l'oeuvre de la vie du Christ, il est exact que le message du Christ est d'aimer le Père, et non de nous inviter à l'éliminer de notre conscience. Synge n'a peut-être pas entrevu toutes ces conséquences, mais le thème qu'il abordait ne pouvait qu'entralner ses successeurs sur une voie de détachement de plus en plus grand, de "déconstruction" ou d'abandon de toute référence. Redonnons la parole à Patrick Rafroidi qui concluait l'article en signalant que le Baladin n'avait rien à voir avec une reproduction des façons de vivre et de parler des paysans de l'Ouest de l'Irlande, mais annonait "un précurseur direct d'En attendant Godot de Beckett, dont les héros en creux, comme la plupart des figures du drame irlandais "sont condamnés à initier éternellement le lecteur à la connaissance secrète de la création"(40) .

Il est évident que, pour que l'argumentation soit complète, il faudrait analyser toutes les pièces de Synge mais tel n'est pas notre propos. Nous visons à savoir- en quoi cette littérature a une portée universelle, en quoi elle concerne l'humain en général. Nous devons alors nous appuyer sur les oeuvres-clefs qui désignent l'évolution théâtrale. Peut-on dégager un degré supérieur au "parricide" ? Le parricide est un révolté qui tente de profiter d'une faiblesse de son "adversaire" et de mettre à profit un avantage pour s'affirmer. Il s'oppose par la ruse et la surprise pour mieux se poser et triompher. Il possède encore des valeurs positives, un goût de l'action et de la lutte. Certes, la réprobation peut accompagner ses actes dont la violence est proche de l'immoralité. Et s'il affronte des institutions "paternelles", c'est qu'il partage encore avec elles certaines valeurs. Peut-on s'affronter sans un espace commun (lieu de souvenirs, des rancoeurs, des croyances ou des représentations du monde) à redécouper et à remodeler ?

Les oeuvres dramatiques suivantes, d'abord naturalistes puis très anarchiques, vont proposer un renoncement du thème qui nous occupe (ce refus des contraintes, des références, et l'ouverture d'un espace a-temporel et infini). Le naturalisme est un refus de l'idéalisme de la première periode et doit être vu comme une descente au sein d'une matière sociale pesante et désespérante. Qui peut alors de l'intérieur de cette pesanteur, chercher à s'en échapper ? Aucun de ceux qui ont une place déjà établie qu'ils soient en bas ou en hautde l'échelle sociale, car ils partagent entre eux un désir d'amélioration de leur condition, et quoiqu'ils suivent pour cela des voies différentes et sources de conflits, ils édifient par leurs désirs et leurs actes ce champ social asphyxiant. Et même chacun d'eux, atteint d'un prométhéisme protéiforme se trouve déjà dans la situation où le meurtre du père a été commis puisqu'ils rêvent tous de la place de l'autre, d'un renversement triomphal qui justifierait leur "crime", et qu'ils se débattent entre eux inaugurant la guerre civile. Lorsque tous sont "parricides" en puissance, l'innocent sera l'exclu, la victime, le laissépour-compte. Il ne peut espérer d'autre place que la sienne,

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donc souhaitera un autre plan aux valeurs différentes d'appréciation où sa liberté sera reconnue. Il va oeuvrer pour un remplacement des valeurs là où le parricide ne cherchait qu à s'opposer à elles.

C'est au théâtre d'O'Casey, de Becket, et de Behan que nous prendrons les preuves de ce processus de délivrance. Le scandale de certaines pièces d'O'Casey est un révélateur de cette rupture opérée ou de renforcement du motif de la révolte. Les pièces ont pour personnage des nationalistes insensibles et démodés, des soldats incohérents, des prostituées et des enfants. Rien de bien noble dans la vision de la guerre d'indépendance, mais le règne du hasard sanglant, de l'erreur fatale, de l'idiotie de toute guerre. Les véritables héros, ou anti-héros, sont des femmes de mauvaise vie et des enfants, lesquels sont les victimes désignées de la furie patriotique.

Le titre même des pièces est parfois significatif d'une dechirure entre l'idéal annoncé et la vérité désastreuse: Junon et le Paon (1924) ou La Fin du Commencement (1926) par exemple. Enfin, l'attitude même d'O'Casey nous apprend son ressentiment contre les "parricides" dont l'action produit d'innocentes victimes, les seules à échapper au délire collectif et à exprimer une liberté humaine potentielle plus vaste. D'origine modeste, ayant connu la misère des rues, accrue par les ravages de la guerre et souvent indifférente aux mouvements nationalistes (le nationalisme, disons-nous dans l'analyse de ce facteur, broie les différences sociales ou rend les gens aveugles de leur existence), Sean O'Casey decouvre le socialisme internationaliste, condamne la violence et prône d'autres formes d'actions plus pacifiques, conçoit une conscience sociale commune à tous les peuples. Toutefois, il se refusera à tout dogmatisme malgré un communisme avoué qui lui procurait ce cadre de pensée universel qu'il recherchait. Mais cela dit bien les traits essentiels de ce nouveau personnage théâtral proposé comme modèle au public : aucune révolte, aucune surenchère dans le cadre révolutionnaire, mais appel à d'autres valeurs, volonté de se situer sur un autre plan (sociaiiste, pacifiste, internationaliste), refus de conflit idéologique ou de toute confrontation des idéaux, préférence pour un remplacement de la vision du monde des acteurs du drame. Et lorsque rien n'évolue dans ce sens, alors il est conseillé de s'exiler, ce que fit O'Casey après sa brouille avec "l'Abbey Theatre" qui voulut lui faire modifier deux actes de sa pièce The Silver Tassie (1928).

Affaire regrettable quand on sait à quel point Lady Gregory et Yeats avaient lutté pour imposer à un public scandalisé les premières pièces d'O'Casey : Yeats, face à l'assistance, ne s'était-il pas écrié "vous vous êtes encore couverts de honte" ' Lady Gregory, âgée de 71 ans, éprouvait une sympathie naturelle pour O'Casey qui lui rappelait son propre fils mort récemment à la guerre. Mais elle crut qu'au nom de cette amitié, il accepterait de modifier les deux derniers actes qui effrayaient les directeurs. O'Casey ne cherche pas à imposer sa vue, il se retire et s'installe à Londres. Cette attitude est en conformité avec le modèle humain proposé dans son théâtre : lutter, c'est participer à un jeu condamnable, ce qu'il faut c'est remplacer ce jeu, agrandir l'horizon, se situer "ailleurs". Une expression d'un article de Patrick Rafroidi nous parait extraordinairement convenir à notre analyse (et peut-être l'affirmer aussi) : "trop d'écrivains irlandais ont pris partie contre le type incestueux de littérature qui prévaut dans leur tradition" et d'ajouter à propos d'autres auteurs comme Keane ou Behan : "Aujourd'hui le théâtre irlandais peut bien être un miroir de réalités autres qu'irlandaises" (41). C'est bien la relation "incestueuse" qui est en cause avec O'Casey : l'écrivain irlandais a pu aimer et haïr son pays, le servir et le bafouer, croire s'en

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éloigner et inconsciemment y revenir, selon une dialectique incessante traduisant un reste d'attache au cordon ombilical et des débats "foetaux" pour trancher (imagerie proche du thème du "parricide"). O'Casey inaugure une complète indifférence à ce type de situation et préfère l'invention d'une appartenance à un nouvel espace social, à un ensemble englobant l'Irlande et compagnie. Le thème du parricide était de l'ordre de l'inceste ; l'exilé ou l'étranger porteur de nouvelles valeurs réhabilite les victimes du système précédent. Une issue se présente à eux s'ils s'engagent dans un autre contexte, plus vaste. La figure mythique et biblique de Jonas jeté sur le rivage peut encore servir à illustrer symboliquement ce nouvel état. Au milieu des marins brutalisés par la tempête et essayant le pouvoir de leurs dieux, Jonas dort ou accepte d'être jeté aux flots ; dans la ville pervertie, Jonas prône le repentir, est écouté en ce lieu nouveau et à sa mesure ; enfin, seul dans le désert, il remet sa vie à la force de l'Universel.

Il faudrait étudier toutes les pièces de Sean O'Casey afin d'établir la fréquence des images où l'on passe dans un lieu brutal et étroit à celui plus grand naissant avec l'exil, l'obsession de ce thème chez certains de ses héros ou la rêverie même d'O'Casey d'un monde amélioré. Une ambivalence dans ses personnages apparalt vite : d'un côté, la victime d'un processus lui échappant et qui la broie, de l'autre le fugitif en puissance ou en acte qui tente d'entralner dans son sillage celui ou celle qu'il aime. Sean O'Casey a peu décrit "l'après-coup", la situation où le héros sauvé s'affirme comme Jonas, au milieu d'un contexte plus ample. Son oeuvre se situe à la frontière, comme pour nous indiquer que le saut à effectuer est douloureux, rend infirme, brise et laisse pantois. L'éviction hors d'un lieu étouffant, qui se produit toujours avec une vivacité et une verve étonnantes, comme s'il y avait bien à ce moment - là une accélération du mouvement digne d'une morphogénèse, modifie l'être s'il en est vainqueur, ou sinon l'anéantit. Deux pièces nous serviront de preuve minimale, à defaut de tout étudier. La charrue et les étoiles (42), présenté à Dublin en 1926, cause d'un nouveau scandale, distribue de cette manière les rôles, alors que nous sommes à la veille de l'insurrection des Pâques dites sanglantes (1916): un groupe de révoltés dont le héros Jack Clitheroe, maçon de son état, attaché àla cause irlandaise d'autant qu'il a été nommé Commandant ; un groupe de femmes, Nora l'épouse de Jack (volontaire, aimante, positive), une marchande ambulante (alcoolique, protestante, bougon mais bon coeur), une femme de ménage dont la fille est phtisique ; un dernier groupe d'hommes buveurs, querelleurs, discuteurs, dont l'un croit au socialisme, l'autre au passé irlandais, le troisième aux bons moments de la vie. La pièce àlors raconte la destruction irrémédiable des révoltés, ce qui a pour conséquence de détruire les femmes aussi : Nora perd un enfant mort-né et sombre dans la folie, la marchande ambulante meurt d'une balle perdue alors qu'elle soignait Nora ; la femme de ménage ne peut aller chercher un médecin pour sauver sa fille de la mort dans une ville sens dessus dessous. Les deux premiers groupes sont donc victimes du processus d'écrasement d'une révolte dans le sang. Les moins héroiques auront donc survécu : le socialiste considère que la cause des travailleurs est plus importante que celle des citoyens irlandais (il rêve d'une révolte générale du Prolétariat, espace agrandi de lutte) ; avec les deux autres, il pillera les magasins délaissés, jouera aux cartes près du cercueil ; ses deux comparses partagent avec lui le goût d'un espace libéré, anarchique, fût-il momentané. Ce sont eux qui réussissent tout compte fait.

Dans une pièce représentée plus tard (en 1956) mais écrite durant cette période, On attend un évêque (43) , le lieu a même vertu réductrice : un village conduit par son plus riche propriétaire, prépare la visite d'un ancien enfant du village devenu évêque. Toutes les activités sont subordonnées à cette célébration. De plus, pensées, propos, émotions

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doivent être regentés à des vues édifiantes, religieuses pour se hisser à une hauteur épiscopale. Cela ne va pas sans railleries ni révoltes de la part de jeunes gens amoureux (être amoureux est-ce permis à considérer le péché d'Adam et Eve ?), d'un vieux paysan aimant la nature (peut-on l'imiter?), d'un maçon porté sur la bouteille (doit-on toujours se priver?), etc... Trois prêtres se partagent les points de vue: pour l'un tout doit être sacrifié à Dieu et surtout son évêque ; pour l'autre, aimer c'est aller dans le sens de Dieu car la religion n'est pas interdiction mais amour ; pour le troisième, ancien séminariste ayant rompu ses études, l'Eglise détruit les êtres humains et les empêche de se réaliser. Ce dernier, incapable d'entraîner avec lui celle qu'il aime et dont il est secrètement aimé (parce qu'elle n'ose l'avouer en raison de voeux de chasteté), s'enfuit après avoir involontairement tué son aimée. Le même processus qu'auparavant de resserrement et d'éviction est observable. Rien n'interdit de le repérer dans les autres pièces d'O'Casey. La fatalité tragique s'exprime dans une douloureuse décomposition.

Keane et Bechan renforcent cette problématique nouvelle instaurée par O'Casey dans des pièces où le fanatisme, l'héroisme démodé, l'inanité de la guerre sont dénoncés, tandis que leurs héros maintiennent cette fois-ci, expriment à haute voix, leur appel d'une autre vision du monde. Brendan Behan (44) connut les centres de détention, en raison de ses activités révolutionnaires, mais au cours de sa vie agitée, il découvrit l'impasse du nationalisme parricide et la nécessité d'un lieu de pensée différent. Moins optimiste que O'Casey qui croyait en une nature humaine toujours renaissante, Brehan en vient à célébrer le suicide dernière métamorphose ou avant dernière de la créativité irlandaise. L'espace conquis le plus large n'approche-t-il pas du vide ? Quant à Keane(45) (né en 1928 dans le Kerry), ses drames que nous connaissons assez mal relatent surtout la dureté de la vie paysanne commandée par la nécessité de survivre (ce qui entraine une violence sourde ou meurtrière) ainsi que l'inévitable exode rural qui frappe les jeunes. Mais Keane paralt être un contre-exemple total de ce besoin universel il se cantonne dans un contexte rural, refuse toute généralisation qui rendrait son oeuvre recevable à l'étranger. L'espace est volontairement clos comme une résistance forcenée à la dilution dans l'universel qui hante la créativité irlandaise, en fin de course, en fin d'ombilicage en fait. Sa force et son intérêt proviennent de cette réaction totale, de ce durcissement, de ce culte du microcosme et du présent. Nous le retiendrons donc à titre d'antithèse, comme le cas d'un dramaturge ayant conscience de l'évolution en marche et s'y refusant (ce qui est son droit, et ne manque pas de valeur en soi). Ecrivain à contre-courant, preuve a contrario.

Le dernier écrivain à utiliser pour notre thèse a un statut mi-irlandais, mi-francais : il s'agit de Samuel Beckett. Il est déjà en dehors de la tradition irlandaise, vivant en France, écrivant en francais certaines de ses oeuvres. On notera combien cela est symbolique d'un processus finissant : l'exclusion est telle que le créateur est plongé dans un contexte franchement étranger à son origine. Beckett porte en lui de quoi bien sûr l'apparenter au monde irlandais (46), mais sa vie d'exilé volontaire n'en est pas moins symptomatique. Il est possible, certes, de relever dans son oeuvre théâtrale ou romanesque des traces de sa culture anglo-saxonne, voire irlandaise (ne serait-ce qu'en les refusant ou par des références irrévérencièuses), de le situer même par rapport à d'autres écrivains irlandais qui, comme lui, ont choisi de s'éloigner de leur patrie et de montrer, ainsi, que Wilde, Yeats, Shaw, Joyce lui ont préparé le chemin, mais ce qui nous retiendra plus particulièrement, audelà des délicates approches d'influences et de ressemblances, est le processus "d'évasion" que sa vie et son oeuvre exposent. En effet, la critique fait remarquer qu'à vingtdeux ans, Beckett quitte l'Irlande pour Paris et

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malgré quelques séjours à Dublin, s'installera définitivement en France, participant à la Résistance durant la dernière guerre ; l'on sait qu'il écrira en francais certaines de ces oeuvres, se privant volontairement de toutes les images et associations d'idées dont il aurait pu bénéficier en" écrivant dans sa langue maternelle. L'on sait enfin que Beckett se méfie de l'Art, de la littérature comme moyens d'affirmation ou comme expédients d'une nouvelle religion rendue à la créativite imaginaire.

Alors, la question qui nous vient est de nous interroger sur la raison d'une telle "fuite" : fuite géographique, refus de la langue natale, dédain pour l'Art. Comment se fait-il qu'un tel besoin d'évasion se développe en lui ? Il ne suffit pas de le décrire et de le nommer comme élément de la modernité pour satisfaire nos voeux mais de revenir au point de départ. Quelle crainte anime Beckett dont nous reconna;trions l'empreinte dans son oeuvre ? C'est par l'intermédiaire de la fascination que Descartes exerca sur lui que nous pouvons entrevoir une solution probable. Proust et Dante, qu'il aimait, sont aussi des points de repère (à un degré moindre peut-être). Pourquoi s'évader sinon parce que l'on se sent prisonnier et menacé d'étouffement ? Mais de quel étouffement s'agit-t-il, quelles contraintes pèsent, quels moyens utiliser pour se délivrer de cela ? L'intérêt de Beckett pour Descartes est significatif. La première oeuvre, The Whoroscope (1930), est un poème qui met en scène Descartes dont Beckett plus tard vint à imiter la phrase centrale des Méditations, le "je pense, donc je suis" par un "je souffre donc peut-être je suis".

Même si une première oeuvre nous paralt décrypter souvent un écrivain d'importance, cette seule référence à Descartes ne saurait suffire mais un véritable parallélisme est à tenter pour aussi curieux que cela soit. L'on imagine mal le fondateur du rationalisme avoir une quelconque ressemblance avec un témoin du désespoir moderne, une sorte de nihiliste affligé. La philosophie cartésienne prend son origine dans le doute méthodique institué comme une méthode de discernement. Dans le Discours de la Méthode (1637), qui forme une biographie intellectuelle, Descartes nous rapporte comment il est passé de la connaissance qu'apportent les livres à celle que procure le monde, pour les mettre toutes les deux en cause et rechercher au fond de lui les principes d'une nouvelle philosophie. Les voyages qu'il avait entrepris l'avaient aussi confirmé dans l'idée d'une diversité des opinions telle que bien des idées supposées universelles et transcendantes ne lui apparaissaient plus que comme le reflet de coutumes et d'une forme de culture. Mais à la différence du sceptique qui tire la conclusion de cette expérience variée du monde que tout est relatif et qu'il faut s'accommoder de cet état de choses, Descartes reste inlassablement en quête d'une vérité : "et j'avais toujours un extrême désir d'apprendre à distinguer le vrai d'avec le faux, pour voir clair en mes actions et marcher avec assurace en cette vie" (Discours de la Méthode, lère partie).

Cette attitude n'est pas éloignée de celle de Beckett puisque lui aussi concoit l'incertitude comme moyen de découvrir la vérité et comme essence même de la vie. Beckett n'est pas un sceptique, il veut radicalement extraire toutes les apparences de vrai, toutes les illusions dont l'homme se sert pour mener sa vie. La perte de croyances, de dogmes, le sentiment de n'affronter que le vide, en font un adepte de Descartes, faisant table rase des idées apprises et s'imposant, par le doute, à remonter à des fondements certains.

Ces deux penseurs ont connu, chacun, brutalement une nuit ou une journée de révélation qui oriente définitivement leur vie. Pour Descartes, la nuit du 10 novembre 1619 est

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restée fameuse : dans un petit village d'Allemagne, en plein hiver, enfermé dans une chambre, il découvre qu'au milieu de tant de doutes l'assaillant, une science est cependant possible à l'exemple de la géométrie. Le doute devient positif et permet l'affirmation d'une construction. Pour Beckett, il en sera de même. Ellmann ( 47) décrit ainsi ce qui eut lieu : "peu après la guerre, il fit l'expérience de ce qu'il identifierait plus tard, avec une certaine gêne non dénuée d'obstination, comme une "révélation", ce fut lors d'une visite de sa mère, en Irlande, pendant l'été 1945. Dans sa maison "New Place", en face de "Cooldrinagh", de l'autre côté de la rue où il avait grandi, il comprit soudain ce que devaient être ses futurs écrits. Contrairement à la plupart des révélations, celle-ci n'offrait ni ciel ni terre nouveaux, mais quelque chose qui ressemblait plutôt à un enfer présent. Nous savons en partie que ce fut cette révélation parce que lui-même en fit la satire dans Krapp's last Tape (La dernière bande de Krapp)... Krapp s'entend prétendre avoir eu autrefois une experience aussi capitale que celle de Beckett : "Année de profonde détresse et indigence spirituelle jusqu'à cette nuit mémorable, en mars, à l'extrémité de la jetée, battue par la tempête, nuit inoubliable où je vis soudain tout : la vision enfin... Ce que je vis soudain c'est que la croyance qui avait soutenu toute ma vie, c'està-dire (il fait avancer la bande du magnétophone), que l'obscurité que j'ai toujours essayé de surmonter est en réalité ma plus..." ...le magnétophone doit continuer ainsi : "que l'obscurité que j'ai toujours essayé de surmonter est en réalité, mon allié le plus efficace (ou mon complice le plus précieux)". Ellmann conclut en disant que "ce choix conduisit l'écrivain à privilégier les vieillards, les infirmes, les veules parce qu'il approchait à travers eux le dessous de l'expérience, au-delà des poses et des attitudes". Comme pour Descartes, c'est l'expérience du vide, la défaillance dans les certitudes qui serviront à retrouver les fondements du vrai. Roudaut (48) avait cette formule : "toute l'oeuvre semble vouloir creuser l'idée d'une absence fondamentale de sens, faire de l'incertitude la seule assurance".

Cette position commune au philosophe et à l'écrivain, nourrie d'une même expérience déterminante, s'accompagne d'une double similitude soit pour décrire l'écroulement de toutes les opinions dont l'homme se leurre pour exister, soit pour amener l'être humain par raréfaction de ses croyances à une pureté des plus absolues. Un processus d'effilement est à l'oeuvre. Il est très révélateur de considérer les images qu'emploie Descartes aussi bien dans les Méditations métaphysiques que dans le Discours de la méthode; le poids des fausses opinions nécessite la délivrance. Ainsi notera-t-on dans la première ces phrases: "j'ai reçu quantité de fausses opinions pour véritables...il me fallait entreprendre sérieusement une fois dans ma vie de me défaire de toutes les opinions... j'ai délivré mon esprit de toutes sortes de soins ; je m'appliquerai... à détruire toutes mes anciennes opinions..., ce me sera assez de les rejeter toutes..." (lère méditation). C'est l'occasion pour Descartes d'envisager que ses sens sont trompeurs, que toute la réalité n'est qu'un rêve, que rien ne prouve qu'il n'est pas insensé, que Dieu s'il existe, cherche à l'égarer, thèmes que l'on retrouverait aisément dans le théâtre de Beckett, si bien qu'il envie le repos de l'homme que ces questions ne travaillent pas : "et tout de même qu'un esclave qui jouissait dans le sommeil d'une liberté imaginaire lorsqu'il commence à soupçonner que sa liberté est un songe, craint de se réveiller et conspire avec ces illusions agréables pour en être plus longtemps abusé, ainsi, j'appréhende de me réveiller de cet assoupissement..." (lère méditation). A ces images de pesanteur, de torpeur, d'un effort pour se débarrasser de tout, pour s'alléger, s'ajoute celle d'un infii vertigineux : "et comme si tout à coup j'était tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus".

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Nous retrouverons ici une figure spatiale sousjacente, celle de l'ombilic, en raison de la problématique qui apparalt ici : un englobement qui cerne l'individu (ses opinions, ses sens, son existence sont fausses), un encerclement vague, infini, une douce torpeur qui vous dilue ou vous écrase. L'épisode où Ulysse luttait contre le Cyclope nous revient en mémoire, en particulier le moment où le héros se sert d'un pieu pour crever l'oeil ou cette poche emprisonnante. Même souci chez Descartes de réclamer comme "Archimède", pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu... "un point qui fut fermeemmobile". Dans le Discours de la Méthode, l'image d'encerclement est rendu dans la seconde partie par le développement désordonné d'une ville construite à la va-vite dont "les grands corps sont trop malaisés à relever, étant abattus, ou même à retenir, étant ébranlés, et leurs chutes ne peuvent être que très rudes", de sorte que le seul salut réside dans une table rase pour plus de solidité dans la nouvelle construction. Toutes ces expressions ne sont pas étrangères au décor que plante Beckett dans ses pièces : la légendaire sobriété du décorbeckettien ne doit pas nous faire oublier que l'horizon désert, éteint, en plein déclin traduit nettement l'effondrement général des formes et des couleurs, et s'il n'y a plus encombrement, demeure la menace d'une totale dilution : l'espace n'est pas grandiose de vastitude mais désespérant de grandeur.

Le héros cartésien échappe à cet environnement lorsqu'il s'enfonce en lui-même; le héros beckettien se tourne aussi sur lui-même, ayant réduit ou raturé le monde, mais la délivrance est le calme de la mort: aucun projet de ronstruction n'existe, la seule fermeté à obtenir au sein d la vanité des vies, est dans la conviction que rien n'est ferme. Il n'empêche que tous deux ont la même attitude de renoncement face à la réalité immédiate, à savoir une commune solitude et concentration. Ils résistent à l'effondrement et à l'omniprésence du monde par un déploiement exacerbé de leur "moi", de leur individualité pure et dégagée des apports étrangers. On trouve alors ces images chez Descartes :

"Comme un homme qui marche seul et dans les ténèbres" (Dis- cours).

"Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j'effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu'à peine cela se peut-il faire, je les réputerai" comme vaines et comme fausses, et ainsi m'entretenant seulement moi-même et considérant mon intérieur..." (Méditation troisième)

"Je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude" (Première Méditation)

"Ne trouvant aucune conversation qui me divertlt, et n'ayant d'ailleurs par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurerais tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j'avais tout le loisir de m'entretenir de mes pensées" (Discours deuxième partie), etc.

L'on ne peut que convenir que ces expressions ne détonneraient pas dans la bouche de Beckett : le personnage qui a compris l'illusion du monde et combienil en était prisonnier, songe à s'en sortir par lui-même, en se retractant pour découvrir l'issue.

La différence entre Descartes et Beckett est dans la solution proposée : le doute a fait surgir le "cogito ergo sum" et s'ouvrent à l'auteur l'immense territoire des sciences, la

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certitude d'une relation entre Raison et Religion, une unité des savoirs prodigieux ; le désarroi beckettien conduit à l'appauvrissement, à la désagrégation (à l'intérieur des illusions, le héros sombre dans sa vanité ; durant son refus des valeurs imposées pour exister, il se marginalise, devient infirme, incapable ; après la découverte de l'enfer humain il souhaite n'être rien, se fondre dans le néant). Il y a même ampleur finale mais les domaines sont inversés : l'un autorise une conquête de la réalité, l'autre une négation finale. La comparaison à cet égard, entre Joyce et Beckett, portant sur leur conception respective de la littérature, est des plus significatives. Ellmann (50) remarque à juste titre ceci : "Finnegan's Wake fut la réalisation d'un souhait que Joyce avait exprimé longtemps auparavant d'un langage dépassant les frontières nationales et dont seraient tributaires tous les langages connus.

Beckett ne pouvait pas célébrer ainsi les mots. Puisque la littérature ne lui paraissait pas, comme à Joyce et à Stephan Dedalus, être l'éternelle affirmation de l'esprit humain, elle devait souffrir aussi d'un appauvrissement. Le but des paroles, chez Beckett, n'est pas d'être accumulées. La Bouche s'ouvre parce que c'est obligatoire, en attendant d'être définitivement fermée ; les mots, dit Beckett à Laurence Harvey "sont une forme de contentement de soi". La littérature n'est guère salvatrice aux yeux du dramaturge, à la différence de son compatriote et ami, Joyce dont nous parlerons sous peu, tant ce dernier traduit romanesquement une étape très proche de celle que nous analysons ici pour le théâtre. Renoncer à dire, désinventer ou détisser la toile des rêves et opinions humaines, aboutit certes à se délivrer mais l'horizon dégagé alors est vide et neutre ou moribond. On retrouvera alors le goût que Beckett avait pour Proust et Dante, outre celui pour Descartes. En peu de mots, il y a chez Proust le même renfermement dans une chambre, une fois les diverses illusions de la vie testées, pour lutter contre la disparition et, désespéremment, par le souvenir soudain resurgi, croire en une salvation offerte. Etres et choses ont fui, le monde se dilue ; la mémoire les restitue par fragments ou par pans entiers que l'on croyait irrémédiablement perdus. C'est la même quête d'une certitude après un temps de concentration sur soi, dans une chambre, contre la menace de l'englobement indistinct. L'espace gagné et livré est celui du passé réexposé ettotalement libéré de la nostalgie et de l'oubli. Dante procède de même lorsqu'il peuple ses cercles infernaux ou du Purgatoire, d'amis de parents et de relations qu'il a connus autrefois. Il y a chez lui la volonté de tout cerner et situer pour que rien des hommes célèbres anciens et modernes n'échappent, ne s'évadent d'une unité sacrée. Cela suppose fortement qu'il ressentait qu'il pouvait ne pas en être ainsi, qu'il fallait que le poète concentrât son effort sur l'organisation d'un monde complet.

Nous établirons donc que les formes de pensées qui effectuent un saut dontle cours de l'histoire des idées rend compte, empruntent de manière latente les figures catastrophiques. Descartes est bien un homme de rupture de son propre aveu, mais il l'est aussi parce que s'opère une discontinuité entre la philosophie scolastique et la sienne. On retrouve alors dans son oeuvre des traces d'images catastrophiques proches des ombilics : il a fallu une chambre (51) où s'enfermer afin de résister à l'englobement. du monde ; le résultat de cette "sortie" hors de la prison des illusions est l'affirmation du sujet pensant. L'ombilic traduit une discontinuité mais permet un nouveau dégagement, la réhabilitation de l'homme menacé, la naissance d'un espace plus vaste d'un potentiel supérieur aux potentiels précédents. Il en est strictement de même dans le cas de Beckett qui joue sur une rupture dans la tradition théâtrale dont il condamne les poses, les sentiments affectés, le goût prononcé pour la parole. Il cherche à s'évincer de cet univers où s'exprimer est une joie et une nécessité, à privilégier l'hésitation, le fragmentaire, le

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bredouillement. Le saut est effectué en peignant des êtres tassés sur eux-mêmes, se réduisant, doutant du monde extérieur. Puis, une fois la desciption achevée, il peut les libérer totalement du poids du monde en les vouant au sein généreux du pur et absolu Néant. L'on peut s'en donner une idée à étudier brièvement ses deux pièces les plus célèbres.

La pièce qui rendit célèbre Beckett, En attendant Godot (l953), est trop connue et étudiée pour que nous puissions penser ajouter quelque considération nouvelle. Disons seulement que les deux protagonistes sont des clochards, et perdus dans une attente d'on ne sait quoi, se tiennent dans un endroit vide (un bord de route) qui est la négation de tout espace social ou historique : sont-ils dans une campagne en été ou en hiver ? A l'Est, à l'Ouest ? Quel âge ontils, quel pays habitent-ils ? Toutes ces questions demeurent sans réponse et n'ont plus aucun intérêt. Tout s'est dissous, décomposé et aboutit à un espace infini, universel où l'être humain, quel qu'il soit, débarrassé de toute détermination historique ou sociale, passe son temps à la recherche d'une limite bien incertaine (Godot, par exemple). Fin de partie a même vertu de "catharsis", d'épuration de l'histoire et d'espace dénudé. Tous cherchent dans cette pièce le moment où il n'y aura même plus rien à dire ; les deux vieux infirmes se taisent et s'enferment dans leur poubelle et domicile ; le maltre malade et son domestique affirment que tout a été joué (le rêve et le désespoir, le suicide, l'incommunication, la différence de classes et la nature humaine, etc.) et qu'il ne reste rien. Les autres pièces disent la même chose, mais au-delà des commentaires sur l'absurdité et la dérision que célèbrent ces oeuvres, nous retiendrons quant à nous l'idée que la dissolution finale proposée comme modèle au public, correspond au dernier avatar du processus d'une créativité engagée dans le refus des contraintes. A ces métamorphoses, il nous semble possible d'y voir une "logique" et non le désordre des contradictions et de tiaillements incertains.

Dalmasso, qui étudia le théâtre de Lady Gregory, paraît d'ailleurs avoir perçu cette unité souterraine à considérer ces phrases: "au lieu de présenter au monde l'image d'une nation idéale, gémissant sous le joug de l'oppresseur, et dont tous les fils rivaliseraient de sainteté et s'uniraient pour mener le combat de leur libération, certaines scènes semblent ridiculiser le clergé, glorifier le parricide, bafouer allègrement toutes les règles de la morale et des bonnes manières, et montrent les Irlandais avides, des familles désunies, et des femmes de mauvaise vie" (52). On notera qu'elle retrace assez bien les différents scandales (et leurs significations culturelles) qui rythment la vie du théâtre irlandais : l'hérésie de Countess Cathleen de Yeats, le thème du parricide dans le Baladin de Synge, le naturalisme et le socialisme d'O'Casey, ou des dramaturges du monde rural. Il manquerait la dernière étape, celle de Beckett, mais le processus dans son ensemble est saisi sans doute.

Nous le résumerons de notre côté en le mettant en rapport avec les cinq facteurs précédents qui conduisaient à une diminution de l'espace social et imaginaire, rétrécissement mal ressenti par la créativité qui choisit, chaque fois et par étapes successives, de s'arracher à cette ambiance. Elle choisitdonc de mettre à l'écart ses héros, de les dissocier du monde de différentes manières, comme le firent Yeats et Lady Gregory, en un premier moment ; puis, elle les amena au refus, au renversent de l'autorité, au "meutre du père", à l'instar du héros le plus célèbre de Synge ; après quoi, elle leur refusa le soin de s'opposer et les obligea à se définir selon des critères extérieurs de plus en plus universels, comme on l'observe chez O'Casev ; enfin elle les fondit au sein de l'universalité sans limite, au point de les priver de toute caractéristique

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ou au risque de les dissoudre dans le néant, si l'on suit Beckett. Entre chaque étape, il est loisible à chacun d'inclure Dièces et auteurs oubliés et d'établir de plus subtiles gradations et même (pourquoi pas) des contre-exemples ou des résistances à ce processus.

Mais l'essentiel étant cerné, le reste est à gagner en nuances. Pour nous, l'important à retenir est l'image même que porte ce processus de la créativité. Il s'apparente à la catastrophe de l'ombilic que Thom désigne souventcomme un jet d'eau à la forme conique élancée jusqu'au point limlte où l'extrémité se brise et rejoint après cette extrêe tension la surface ample et unie du bassin où se recueillent les gouttes ainsi libérées. La créativité sera cette goutte que cinq paramètres "coincent", réduisent, jusqu'à sa complète délivrance. Elle désire l'expulsion et vise à sortir de ce cône: elle ne peut le faire qu'en un seul endroit, le plus "extrémiste" dira-t-on. Maintenant que cette image d'un espace est présent à l'esprit, appliquons-le à certaines caractéristiques des thèmes et des messages du théâtre irlandais: constitution d'une entité (Yeats) à l'écart de la puissante attraction du social qui, par le jeu de ses facteurs commence à faire naître le cône ; mise en accusation du "tissu" social, soit révolte et désir de crever cette enveloppe (Synge) ; regard accusateur et dominateur du jeu social et politique (les naturalistes, O'Casey), soit situation en équilibre à l'extrémité du cône ; enfin, dissolution, sentiment de chute et d'abandon, absence de références, dégradation et effondrement généralisés à l'univers (Behan, Beckett), soit fusion dans le réceptacle ou la surface du plan d'eau

L'image peut sembler moins poétique que celle du jet d'eau qu'aimait tant Breton (Nadja) (53) et qu'un philosophe irlandais, Berkeley, avait inventée dans ses Dialogues entre Hylas et de Philonous, où il exprimait sa conviction en un idealisme total. Chaque gouttelette est sous le regard constitutif du monde que pose sur elles Dieu. Reconnaissons lui au moins une efficacité explicative et une clarté agréable. Aux différentes formes que prenait l'espace social mu par des facteurs internes, a répondu une créativité précise. Peut-on mieux cerner les rapports entre l'histoire qui agit sur les facteurs et les modifie, et la créativité, en particulier, le Théâtre ? L'histoire livre une forme spatiale (une indépendance ne peut s'assimiler qu'à l'acte de se dresser, à l'image d'un cône) ; la créativité l'utilise et la dépasse. Bien loin d'une antinomie, il y a en rélité un mouvement de transcendance, un élan vers l'au-delà de la forme momentanée, qu'accompagne rapidement aussi une chute dans l'informel.

L'événement servirait l'humanité en la ramenant sans cesse à se reformer et à se détacher de ses modelages. A la différence des autres genres littéaires, le théâtr est plus sensible à ces périodes complexes où l'histoire "accouche" d'une entité nouvelle, réhabilitant "l'enfoui" et le "tu", parce qu'il expose la condition humaine soumise à la disparition et à la défaillance : le philosophe Monnerot la voyait "en limitation" et malheureuse de l'être, se débattant contre.

Si l'histoire lui apporte une situation où une réduction des possibles se fait, vu que naitre c'est obligatoirement abandonner l'infinité des formes possibles et en choisir une, le théatre raconterait nos limitations et nos nostalgies, la détresse de la limitation humaine. L'esprit tragique irlandais rejoindrait celui des tragiques grecs. Ce dernier racontait comment la fatalité contraignante détruit l'homme ; celui-là expose comment présence et absence des contraintes sont une nouvelle image du destin auquel les hommes sont

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livres. Mais ces suggestions ne demeurent que solutions entrevues, et nous ne n'y attarderons guère plus.

d) Appendice éventuel :

Un dernier point d'analyse reviendrait à une étude des ballades populaires, de la poésie et du roman en Irlande pour que notre idée de la créativité soit complète. Leurs genres semblent moins bien s'accorder avec la figure de l'ombilic, mais auparavant nous avons estimé ces genres à l'oeuvre dans les autres figures catastrophiques : invention de la rime dans le contexte de la rencontre de deux traditions ; développement du mythe - en tant qu'archétype des romans à venir dans le cadre d'un passage d'une culture à une autre. Toutefois, il serait invraisemblable que roman et poésie en Irlande n'aient pas subi l'influence de la figure spatiale ombilicale. L'activité théâtrale de Yeats ne va pas sans son activité poétique par exemple. Outre l'influence du romantisme européen sur la poésie irlandaise, et sa propre influence sur les romantiques continentaux, la poésie et le roman évoluent beaucoup. Les ballades populaires où s'exprime le génie poétique, les appels à la mythologie, à l'instrospection ou au rêve, nécessiteraient une autre étude. De même pour le roman. Nous n'en rendrons compte modestement qu'en apportant quelques remarques sur la langue anglo-irlandaise, car son évolution retrace certainement le même processus de "décomposition". Nous entendons par cela une rupture des contraintes à nouveau rythmée par l'usage de formes dialectales, l'outrance verbale considérée comme un des beaux arts, et l'abandon de toute syntaxe. Le but ici avoué n'est point de convaincre mais d'avancer une hypothèse. Cela sous-entend qu'elle soit confirmée, nuancée et amélloree .

A) Moore, Gregory, Hyde, Synge, Ferguson ( 54) et tant d'autres, sont fascinés par le parler dialectal teinté de gaélique qu'ils entendent chez les paysans. Ils en recensent les formes et les annexent à leurs propres oeuvres, que ce soit la traduction de légendes ou des dialogues ou des créations personnelles. Une liste (55) de ces "particularismes" peut-être établie et interprétée comme suit : quelques aspects linguistiques renvoient à la présence du gaélique (absence de présent prefect et de pluperfect dans cette langue) mais l'ensemble correspond aux défauts et qualités de toute langue parlée (goût de la coordination aux dépens de la subordination, redoublement des formes et répétition, présence simultanée du mot et de son référent, mise en relief du mot principal par une place centrale ou initiale, usage préférentiel du verbe à l'infinitif réduit à sa plus simple expression, développement du verbe "être" au détriment de tout autre auxilliaire) si bien que l'articulation logique est floue, à compléter, tandis que l'on gagne en vitesse et expressivité. Aussi, au risque de nous inscrire en faux contre d'éminents avis, nous voyons dans cet état de la dans cet état de la langue moins l'annonce d'une nouvelle forme, une fois la surprise et l'amusement passés, que la décomposition et du gaélique et de l'anglais. Bien sûr, entre les mains d'artistes, ces traits défigurés sont à nouveau retravaillés et comme reforgés dans certains cas.

B) La langue poétique et romanesque s'est complue dans le lyrisme, les soupirs et les envolées châtiées. On connait la réaction violente de certains écrivains comme O'Casey s'écriant : "nous en eumes assez de l' (= Irlande) entendre soupirer et gémir, si seulement elle avait pu se mettre à brailler des ordures" (55). Il doit sans aucun doute exister un courant poétique et romancier de cet ordre, ce qui traduirait une révolte contre la bienséance affichée et voulue par les les nationalistes. Même Yeats, si discret et soigneux de sa forme, n'est pas à éloigner de cet éventuel courant : la violence de

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certaines images par leur pouvoir sexuel, la rupture du vers et l'inclusion d'éléments très familiers, forment une partie de son univers poétique. Quant au romancier, pensons à Joyce des Dubliners (56) et surtout d'Ulysse: la langue y est devenue l'expression de tout ce que l'on n'ose pas dire, de toutes les associations fortuites et incongrues, de tous les refoulements inconscients. Sa forme même ignore point et virgule, délie et lie sans règle codifiée et sociale. C'est pour notre interprétation en fin de compte peu étonnant que ce choix du personnage d'Ulysse comme héros de son roman. La structure de l'OdYssée, sa thématique servent le projet de Joyce narrant les "aventures" en une journée de L. Bloom "Juif errant" dans les rues de Dublin tandis que les monstres odysséens se réincarnent dans le paysage quotidien et urbain. Qu'est donc Ulysse à nos yeux ? Comme Jonas, il représente la révolte contre toutes les formes d'oppression, ces monstres aux moeurs incestueux et n'aimant pas l'étranger ou cherchant à le digérer pour qu'il devienne leur bien. Si Oedipe épouse sa mère, Ulysse est un anti-Oedipe en tant que défenseur de l'altérité. Toutefois à la différence du parricide, il préfère la ruse qui aboutit à l'éviction ou à l'effacement du père. Là où Oedipe ne fait que réoccuper la même place vacante du père, Ulysse en invente une autre. Les deux personnages sont liés. On ne peut que sentir combien il était probable que sa figure apparût dans une oeuvre, à partir du moment où un ombilicage est en cours.

C) Le registre de la langue s'étend encore et devient symbole d'une "destruction" généralisée. Le meilleur exemple revient à l'oeuvre finale de Joyce : Finnegans Wake. Chaque mot se télescope avec les autres, se détruit à l'intérieur, dit plus qu'il ne veut, s'affirme comme une entité vivante au détriment de toute syntaxe. La langue n'est plus vraiment anglaise ; elle se charge d'emprunter à nombre de langues européennes ; le mélange polyphonique est avoué ; le lecteur doit accepter de se perdre dans cet univers infini (57).

En poésie, il faudrait considérer le cas de Stephens que Joyce estimait le seul apte à finir Finnegans Wake, ou un Américain, secrétaire de Yeats, Ezra Pound, dont on a jusqu'ici peu eu l'idée d'étudier les rapports qu'il a eu avec l'Irlande (58).

Le lecteur aura compris que ces trois divisions reprennent celles que nous notions pour le théâtre : mise à l'écart par le dialectal; révolte ouverte, mépris supérieur et affiché pour les conventions ; fusion dans l'infini des langues européennes.

Toutefois, ce chapitre ne saurait retracer tous les aspects de la créativité irlandaise(59) . Nous n'en avons choisi qu'un seul (est-ce le meilleur?) parce qu'il représentait un appel à l'universel. Il nous a permis de retrouver les thèmes et expressions convenus, pour décrire une catastrophe du type des ombilics, non plus par le biais d'une navigation mais par celui de tout un courant artistique.

Les concepts élaborés lors de l'analyse des navigations servent ainsi à une lecture particulière de certaines périodes. Mais la différence essentielle entre ces navigations et les autres oeuvres, reste à nos yeux importante : les premiers "théorisent" un phénomène d'évolution, mettent en valeur un espace particuier, les secondes le vivent, le ressentent ou l'utilisent pour leur richesse et leur problématique.

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Notes :

(1) Ces facteurs suivent une chronologie qui peut être précise dans ses dates mais que nous ne retracerons pas en raison de son caractère très proche plutôt du travail de l'historien.

(2) P. RAFROIDI, L'Irlande-Littérature - p 31.

(3) Mathew ARNOLD, Lectures and essays in criticism.

(4) Voir le compte rendu de cette publication par P. RAFROIDI, "M. Arnold et la littérature celtique" in Etudes Celtiques, XI - Fasc. 2, 1966-67 - p 501-506. Notre analyse est fondee sur ce compte-rendu.

(5) P. Van Tieghem consacra deux tomes à Ossian en France.Voir aussi la traduction faite par Châteaubriand des Contes d Ossian (1793). D'Arbois de Jubainville (Cours de littératures celtiques n° 5) inclut quelques pages sur la fascination de Goethe et d'autres, ainsi que sur les traductions en allemand et italien de l'oeuvre de Macpherson (p XVIII-XXVI).

(6) Michèle DALMASSO, Lady Gregory et la Renaissance irlandaise.

(7) Nous reviendrons sur ce point lorsque nous étudierons l'évolution de la langue en tant qu'élément modifié de la créativité.

(7) cf. Introduction au Baladin du Monde occidental.

(8) Se servir ici du mot "vecteur n'est que justice rendue au mathématicien irlandais génial, Sir William Rowan Hamilton (1805-1865), qui le premier utilisa le mot "vector" ou "vecteur", non pas dans le sens traditionnel de "conducteur", mais pour désigner une évolution de quantités à l'intérieur de tableaux à n composantes (cf. Encyclopédie Bordas n° 11, Les nombres et l'espace par R. CARATINI - p 63-64). Ici, conformément au modélisme de la Théorie des Catastrophes, il ne saurait s'agir de quantités mais d'appréhender des qualités.

(9) Il faudrait, bien sûr, ajouter les noms d'écrivains protestants comme L. Gregory et W.B. Yeats, qui en dépit de leur tradition familiale, se donnèrent totalement à la cause irlandaise.

(10) Même, de nos jours, en Ulster, rien de la situation ne parait être une guerre de religion. Le correspondant du Monde, Richard Deutsch, auteur de plusieurs ouvrages sur l'Ulster en guerre, écrit ces mots (Artus n° 15 - p 47-50) : "...il ne s'agit pas d'une guerre de religion au véritable sens du terme. A Belfast, on ne se tue pas par prosélytisme, pour faire valoir un dogme sur un autre. Le sexe des anges n'est pas en cause ' Il s'agit en réalité d'un antagonisme de culture...".

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(11) Le vocabulaire gaélique livre deux mots à ce sujet couvrant une réalité précise: le "shaugraum" est la désignation du travailleur errant ; le "spailpin" est l'ouvrier agricole qui va aux foires pour se louer.

(12)Voir le programme politique de D. O'Connel réclamant une taxe de 20% pour les propriétés des landlords absents d'Irlande (1845). Les romans de l'époque verront la cause de nombre maux en Irlande dans cette délégation de pouvoirs entre des mains malhonnêtes.

(13) "L'Histoire de l'Irlande" in Les Cahiers de l'Histoire n° 76, Mai 1968 - p 98.

(14) Le blé étant exporté vers l'Angleterre, la pomme de terre était le seul aliment de l'Irlande. Des tentatives d'approvisionnement tardives, se heurtèrent au problème de la distribution.

(15) P. Rafroidi (L Irlande et le Romantisme) a ces mots justes : "La litterature qui, avec une passion et un nationalisme tout romantiques, présente les événements, les hommes, les problèmes et les tragédies de l'Irlande en gestation à sa nouveauté thématique, à la valeur intrinsèque qu'elle peut posséder, à l'efficacité pratique dont elle fit preuve pour inciter les citoyens à la lutte, ajoute à la qualité du témoignage..." (p 133).

(16) Jules MONNEROT, Les Lois du tragique.Le héros tragique reste lucide même dans son aveuglement existentiel ; il tente iusqu'au bout decomprendre et d'agir. Le "fou", le "fanatique" sont dépourvus de leur liberté de choisir entre plusieurs actes et connaissances.

(17) p. 77 : "Dans une culture à qui est familier le Samsara, et la métempsychose, il n'y a et il ne saurait y avoir, dans les limites des vies individuelles de dénouement à rien".

(18) Nous suivons l'étude de M. Dalmasso (op. cit.) qui donne de cette femme des Lettres Irlandaises un portrait des plus attachants.

(19) Que l'on se rappelle la phrase de Mathew Arnold, aimée de Yeats, sur le refus de l'âme celtique de se laisser dominer par les faits.

(20) Si l'on exclut la fascination de Yeats pour le "nô", rien de cette tradition théâtrale très figée ethiératique ne sera repris.

(21) Nous notons dans l'épopée un degré moindre du thème de l'oppression dû au passage d'une culture dans une autre. Il est vrai qu'il y avait moins concurrence entre ces textes et les récits bibliques. La mythologie qui raconte une création et une origine se heurtait de plein fouet à la version de la Bible.

(22) Trad. Yves de BAYSER (Théatre Oblique):"Je prêterai serment, je le tiendrai... ; j'avais cru que vous étiez de ceux qui prisent / tout ce qui dans la vie, fait battre le pouls un peu plus vite, / si éphémère cela soit-il et que vous teniez. / Un libre don de préférence à la contrainte"(p 43) - Le dernier vers est significatif.

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(23) Ce thème épique se retrouve dans d'autres épopées indoeuropéennes. Ainsi, dans le Livre des Rois de Ferdousi, le héros iranien Rostam tue son fils Sohrâb dans les mêmes circonstances. op. cit. - p 105-117. Plusieurs auteurs irlandais furent tentés par le motif (entre 1882 et 1918) - R. POPOT in Aspects of the Irish theatre en donne la liste - p 207 : de Vere, MacCarthy, Ferguson, Milligan, Todhunter.

(24) Trad. Yves de BAYSER, op. cit. - p 59.

(25) cf. G. DOTTIN, L'épopée celtique d'Irlande - p 142-148.

(26) op. cit. - p 146.

(27) Trad. Yves de BAYSER - 65-80, ou L'Unique Rivale d'Emer, trad. de Madeleine GIBERT (Coll. Prix Nobel de Littérature) - p 193-214.

(28) M. GIBERT, op. cit. - p 210.

(29) Ibid. - p 212.

(30) D'autres dramaturges comme W.M. Crofton composant un opéra, ou P. Fallon ont continué à être inspirés par cette figure.

(31) D'ARBOIS DE JUBAINVILLE, op. cit. "L'exil des fils d'Usnech" - p 217-319.

(32) J. LOTH, "Un parallèle au Roman de Tristan en irlandais au Xe siècle" in Compte-rendu des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1924 (Bulletin Mars-Avril Mai) ; R.S. LOOMIS, "Problem of the Tristan Legend - The Diarmiud Parallel" in Romania n° 53 - p 82-324.

(33) Cf. La pièce de Synge sur ce thème, The Thinker's Wedding (1929).

(34) Mireille SCHODET, "The theme of Diarmiud and Grainne" in Aspects of the Irish theatre - p 213-223.

(35) Les héros de Synge sont dès le départ souvent des exclus : aveugles, veuves, fugitifs, femmes mal mariées.

(36) Trad. de M. GIBERT, op. cit. - p 65-131.

(37) Trad. de M. GIBERT, op. cit. - p 109.

(38) "Oedipus" in The Collected Plays.

(39) "Nation of Myth-makers" in Aspect of the Irish Theatre, op. cit. - p 159. "The Play-Boy is a mythical work on several levels at once. It is a story of how a myth originates, through remoteness, exaggeration, suspension of disbelief and the exemplary value of the tale. It is a personnal myth, a study of how a myth leases to hold interest, how the public entertainer is discarded,the moment he wàs broken his staff. It is a sociological myth which embodies that human need to be entertained, removed from

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dreariness of daily life, transported to the enchanted isles. It is an inverted myth, a kind of negative vision of Christ's life, complete with Epiphany, Palm Sunday and Passion."

(40) Art. cit. "The direct forerunner of Beckett's Waiting for Godot whose heroes in eclipse, like ost modern Irish dramatis personnae, are condemned eternally to initiate the spectator to the secrets of the univers"(p 43).

(41)"Plays for Ireland" in Aspects of I. T., op. cit. - 6973 : "Too many Irish writers have decided agaist the incestuous type of literature that prevails in their tradition ... Tomorrow, the Irish theatre may well mirror realities other than Irish".

(42) Sean O'CASEY, Theatre II - Trad. A. Soulat.

(43) op. cit., Trad. M. Steinberg - Titre original Bishop s Bonfire.

(44) Sa pièce la plus célèbre est The Hostage, 1958.

(45) Nous reprenons l'argumentation de J.M. Pannecoucke, "John Brendan Keane and the New Irish Rural Drama" in Aspects of the J. Th. (op. cit. - p 137-148).

(46) cf. Article de Bernard HIBON "Samuel Beckett : Irish Tradition and Irish Creation" in Aspects of I. Theatre (op. cit. - p 225-241). B. Hibon y analyse dette de Beckett à l'Irlande. Voir aussi l'article de R. ELLMAN, "Personne de nulle part" in Magazine Littéraire n° 231, Juin 1986 - p 1826.

(47) Art. cit., "Personne de nulle part" - p 19.

(48) Art. cit. - p 15. Rappelons aussi l'épiphanie joycienne qui a même valeur de révélation brutale qui s'obtient par la brusque arrivée d'une signification au sein d'un événement anodin et frappé au départ de disparition. Ce que l'on n'ose nommer, ce que l'on estime négligeable ou vil, traversé par une brusque révélation, prend une valeur digne d'être manifestée.

(49) C'est nous qui soulignons.

(50) Art. cit. - p 26.

(51) Il ne saurait, par exemple, en être de même pour Leibniz à la recherche d'un terrain d'entente entre les différentes croyances chrétiennes, entre mathématiques et éthique (figure du papillon) ou pour Nietzsche désirant une origine (généalogie) et la fin de l'homme (catastrophe de la Fronce) ou pour un Hegel promenant l'Esprit au sein de l'Histoire humaine (catastrophe de la Queue d'Aronde), etc. La pensée, rappelons-le, outre les chemins que lui offrent la Raison et l'Imagination se sert des catastrophes pour résoudre des tensions imposant une discontinuité : déplacement d'un ordre d'explications dans un autre plan ; intrusion d'une nouvelle représentations des faits ; dégagement d'une solution jusque-là oubliée, sont les résultats obtenus par les catastrophes adéquates.

(52) op. cit. - p 293.

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(53) p 99 : "Devant nous fuse un jet d'eau dont elle parait suivre la courbe. Ce sont tes pensées et les miennes. Vois d'où elles partent toutes, jusqu'où elles s'élèvent et comme c'est encore plus joli quand elles retombent... Je m'écrie : "Mais Nadja, comme c'est étrange '..." Et je suis amené à lui expliquer qu'elle fait l'objet d'une vignette, entête du 3ème des Dialogues entre Hylas et Philonous de Berkeley, dans l'édition de 1750".

(54) Samuel Ferguson (18tO-1886) effectue d'abondantes recherches dans la vieille littérature épique, en donne des traductions originales que célèbre Yeats, compose un poème Congal (1872) aux accents homériques. Son travail sur la langue est capital. M. DALMASSO, op.cit. 2ème partie. Ch. IX ; le dialecte de Kilartan, p 577 et sq ; P. RAFROIDI : "L Irlande et le Romantisme" p 344-346 (l'influence du gaélique). MAC HUGH et HARMON, Short history ofanglo-irish literature. Appendice p 327-329.

(55) Cité par P. RAFROIDI : "L'Irlande et le Romantisme", op.cit.- p 3-5 : "We got tired of her sighing and weeping, longing to hear her roar out vulgar words". Autobiographie II,617.

(56) Le refus de servir l'Irlande apparaît nettement aussi dans le "Portrait de l'artiste en jeune homme" et dans "Les Exilés" (Cf. Acte I : "Si l'Irlande doit devenir une nouvelle Irlande, elle doit devenir européenne").

(57) Même impression avec l'oeuvre de Flan O'Brian (1612 - 1966) Rafroidi dans "l'Irlande Littérature"écrit (page 140) :"At swim two birds est un chef d'oeuvre qui reprend jusqu'au cauchemar les procédé de Joyce... mèle la chronologie, les points de vues, les allusions, les citations, les traditions, et se rit merveilleusement de tout..."

(58) Comme pour Joyce, Ulysse est un personnage central dans les Cantos de Pound : le premier chant est d'ailleurs une traduction de l'Odyssée à partir d'une traduction latine. Pound rêve d'une expression usant de toutes les formes connues, - Les Cantos.

(59) On notera comment, de faon inconsciente, les critiques et les journalistes sont prédisposés à surestimer les oeuvres irlandaises contemporaines qui restent attachées à ce modèle de "destruction". cf. Comptes-rendus sur O'Flaherty, O'Brien, MacGahers, etc.

CHAPITRE III TIR-NA-N-OG

 

L'esprit critique contemporain n'a eu de repos qu'une fois éradiée de nos consciences toute référence à l'au-delà. Ne s'était-il pas glissé dans toutes les conceptions de nos prédécesseurs, moins peut-être au niveau d'une croyance populaire en des lieux de rétribution post mortem, qu'au sein des représentations données du monde ?

Sous la forme d'Archétypes, d'Idées, de Centre Absolu, de divinité transcendentale ou de vérité éternelle il est possible d'en reconnaitre la trace : la différence serait dans la plus ou moins grande étendue spatiale accordée à l'au-delà, qui peut aller du point infime aux cieux infinis, du cadre architectural ou de l'armature diaphane à la Totalité illimitée. Face à ces abstractions, la croyance populaire, seule, a maintenu longtemps un enracinement spatial, mais la destruction intellectuelle des représentations complexes a

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entrainé aussi celle de l'homme commun, même si quelques ruines de paradis et d'enfers demeurent. Les "arrière-mondes" ne sauraient avoir d'avenir devant eux, qu'à titre de curiosités archéologiques dont la réalité s'éloignerait peu à peu. La répartition des rôles à Denser revient soit à déplorer cet état, soit à participer à cette éradication dont les vertus purificatrices ne sont peut-être pas négligeables. Reste-t-il encore la place pour reconstruire cette notion, est-ce vraiment la peine ? En fait nous postulons qu'une nécessité se fera jour et que les temps pourraient venir pour l'oeuvre à entreprendre.

Le confort voudrait que l'on restât sur les positions jugées vaines par la critique, et que, tant bien que mal on les consolidât par esprit de résistance sourde, si d'aventure il nous venait à l'esprit de regretter cette référence à l'au-delà. L'on aurait, sinon, meilleur compte à se joindre au haro général qui rendit célèbre plus d'un, et à laisser de côté ces illusions qu'une partie de r.os navigations nous a données à voir. Pourtant, il y a un dernier point que l'histoire de la littérature irlandaise nous invite à considérer, à savoir cette "Terre de la Jeunesse" ou "Tir-na-n-Og" qui revient comme un thème lancinant et en fait une des particularités. "L'au-delà" y est bien résent, sous sa forme la plus immédiate, la plus banale presque, la moins intellectuelle qui soit. Si les navigations nous ont permis de mettre en évidence des concepts d'analyse propres à une lecture orientée de la créativité irlandaise (harmonisation de deux cultures; affrontement et invention ; réduction et quête d'une salvation ; soit trois moments structurels), il faut maintenant revenir à l'étude de l'espace imaginée comme ailleurs utile à l'apparition de formes r.ouvelles. L'au-delà nous importe a nouveau comme élément d'une réponse probable au fondement d'une réflexion constructive.

Apres avoir découvert qu'en certaines navigations se théorisent des phénomènes observables dans la réalité, et que ces concepts permettent une lecture des événements littéraires irlandais, nous devons tenter de dégager un autre apport de l'Irlande à nos consciences : quelle vert universelle porte en soi la conception d'une "Terre de la Jeunesse" ? Nous ne pourrons répondre à cela que progressivement, après analyse des caractéristiques de ce lieu inventé, après recherche sur la validité d'une telle représentation.

Mais tout revient à dire au départ que l'absence d'une référence ultime chez l'homme moderne est inquiétante, et ce, non parce que le risque et l'inconfort tant moral qu'intellectuel qui en résultent, sont à l'origine de notre réflexion. Non plus, comme nous le disions, en raison d'un vif regret et d'une volonté de ressusciter ce qui est moribond. C'est au niveau des conséquences qu'il y a lieu d'être inquiet et de considérer que la joie première qui accompagnait ce mouvement critique de libération, disparaitra et fera place à un désenchantement profond lorsque l'on en aura fini de défaire les constructions du passé, sans s'intéresser au problème de leur remplacement, au risque, cette foisci à nouveau, de paraitre produire des illusions. Semblable à une troisième sophistique, ruinant les certitudes anciennes et célébrant ce jeu par une danse, magnifiant l'activité ludique et la proposant comme finalité, la critique moderne a, pour elle, d'avoir été audacieuse et d'avoir agrandi le monde à nos perceptions.

Mais si le métaphysique, l'inné, l'a priori, le centre, le transcendantal se meurent, s'il n'est plus de saison de rechercher chez l'enfant sauvage comme Gaspard Hauser, s'il existait en lui, avant tout commerce avec les hommes, la claire notion de Dieu, la crise qui s'ouvre est celle d'un dénominateur commun entre les hommes qui les relie dans leurs activités intellectuelles et imaginaires, alors que rien ne peut être édifié dans un

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contexte d'évacuation des références ultimes. Si aucune conceptualisation d'un "champ moyen" n'est faite, une dilution à l'infini s'ensuivra, qu'accompagne une uniformisation sans frein, indomptable, puisque la dilution autorise l'effacement des différences et la victoire du plus quantitatif.

Cela ne saurait être la seule conséquence à retenir si l'on songe qu'il existe une relation entre certaines découvertes et la ferme conviction d'un "au-delà" . Ce dernier a valeur minimale d'hypothèse dans certains cas, mais valeur maximale d'incitation vérificatrice, de théorie ordonnatrice, d'apprentissage de l'inconnu, etc, dans d'autres occasions. Il faudra peut-être poser ce constat que la croyance populaire et intellectuelle en l'au-delà (envisagé sous de multiples aspects) a permis l'essor scientifique européen pour plusieurs raisons, dont celle primordiale d'une habitude à créer une solution extérieure (abstraite) à l'agencement opaque et réglé des faits et des choes. Il s'agissait d'effectuer un saut qualitatif dans la description du monde, comme il s'agit de la même opération coutumière au métaphysicien enclin à définir l'Etre, Dieu, l'Intellect. Donc, si l'on venait à oublier toute référence, l'on risquerait de perdre ce mouvement créatif qui nous a jusqu'à présent désignés. Car, à un niveau très humble et commun à tous les peuples, il est possible de remarquer, de l'avis des psychologues, que seul l'enfant par rapport aux autres petits du monde animal (et en dépit d'une ressemblance première) possède l'aptitude à spéculer à partir d'une information à moitié comprise, en suspens, pourrait-on dire, ou en pointillés. Par ces manques qui laissent dans la conscience une représentation ouverte (qui pourra se combler bien plus tard, au fur et à mesure que d'autres ouvertures se feront), l'esprit humain se constitue, selon un processus encore mal connu, basé sur une défaillance ou l'incomplétude première de la conscience. L'usage de cette aptitude demeure assez longtemps chez l'adulte pour lequel une image poètique, un résultat ambigu, ou une remarque incidente, réveilleront sa capacité spéculative, la réactiveront à bon escient.

Or, l'on peut se demander si justement la vertu d'un quelconque "au-delà" ne serait pas dans cette donnée d'informations contradictoires, faussées ou hasardeuses, dont le pouvoir évident appartiendrait à un éveil de la conscience brusquement privée, laissée en suspens, se devant finalement à une représentation ouverte qu'elle aurait pour tâche de développer. La disparition de cette notion présente des conséquences imprévues d'affaiblissement de notre effort spéculatif, là où nous croyions nous libérer d'un poids, d'un étouffement général.

Certes, ce serait une solution peu glorieuse pour "l'au-delà" de terminer sa carrière sous l'aspect d'une métaphore mal comprise mais pleine de charme vague, et d'en estimer la présence nécessaire à titre de moyen propédeutique, quand nous le connaissions sous les traits d'une solide construction d'où s'écoulaient les formes et les êtres. Néanmoins, son déclin ne peut entralner qu'une somnolence; qu'une habitude à aller vers le connu, puisque rien n'invitera à supposer qu'il y a plus que raison et imagination confondues.

La dernière conséquence observable immédiatement est dans les efforts de remplacement opérés pour limiter le vide laissé comme si un besoin primordial demeurait et venait à s'exprimer autrement. Dans l'esprit du temps, au niveau de la croyance populaire, une oeuvre imaginative, de encefiction ou de parapsychologie, sont d'excellents équivalents des anciens "au-delà", puisque leurs créations reproduisent des désirs et des rêveries où l'imaginaire humain est enraciné. A un niveau plus intellectuel, on retrouvera cette idée que l'imaginaire est la zone que les hommes se partagent, si

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bien que leur activité symbolique (celle du langage, des arts, des techniques, des cultures, etc.) possède un référent ultime quoique protéiforme, dans l'imaginaire. Il est exact, d'ailleurs, que les conceptions de l'au-delà ont été, au cours des siècles, marquées tantôt par les influences rationnelles, tantôt par l'imaginaire, car elles ont bénéficié des systèmes qui naissaient, au point de devoir subir les outrages du temps que ces mêmes systèmes connaissent lors d'une modification de la vision du monde.

Mais la différence entre ces représentations actuelles de l'au-delà et celles d'autrefois pourrait résider dans le fait que les premières proposent un domaine illusoire comme tel, le proclament illusoire, paranormal et irréel, propre à nourrir le rêve, tandis que les secondes le voulaient véridique, ferme, le présentaient sous les auspices du vrai et du réel. Cela, au niveau des croyances populaires, car d'un point de vue intellectuel, l'on retirera que l'au-delà ancien était la référence ultime primitive, totale, et que, de nos jours, le remplace à cet effet l'ensemble (l'encyclopédique, structurel, relationnel)des produits intellectuels de l'homme. A une coupure extérieure, a succédé la glorification de l'objet fabriqué et construit par l'humain, soit un retour nombrilique vers "l'en-decà". Vidé de son essence, l'au-delà devient matière à broderies imaginatives, au risque de laisser supposer qu'il ne peut en être autrement. De même qu'il perdait sa puissance à proximité de la Raison, de même il est détourné de son sens par l'influence de l'imagination. Un modèle était mis en évidence là où ne reste qu'un jeu brillant de formes et de modes ; l'un était "vraisemblable-impossible", l'autre sera "invraisemblable-possible".

Mais ce remplacement n'est pas en soi détestable, qui veut que l'au-delà, après avoir privilégié une dominante rationnelle se charge à nouveau davantage des charmes de l'imagination. Notre réserve provient d'une autre problèmatique où nous craignons de voir s'évanouir tout dépassement hors des systèmes dualistes ou monistes. La pensée humaine, en effet, (par suite de la composition génétique du cerveau, peut-être) a pour limites courantes de diviser en deux pôles, d'établir des relations entre deux oppositions, de classer selon des principes antinomiques si bien qu'une première représentation du monde, nommée "dualisme" s'élabore ainsi; l'autre représentation, "moniste", est déjà un refus de subir cette polarisation et un désir de la dépasser grâce à un effort de compréhension plus vaste des phénomènes. Sans avoir l'audace de rentrer plus avant dans ces théories philosophiques, extérieures à notre ambition, nous signalerons que "l'au-delà" ne saurait logiquement avoir de Rlace à l'intérieur de tels systèmes : le dualisme tend à le situer dans une optique dialectique où le positif appelle un négatif à titre de faire-valoir ou d'erreur (1); le monisme l'intègre à l'intérieur de son englobement totalisant.

Or, poser que l'au-delà est remplacé avantageusement par des visions futuristes ou imaginaires, c'est avouer qu'il n'appartient plus au mouvement central d'oppositions propres au dualisme ou à l'oeuvre de transcendance permanente du monisme. Pourtant un dualisme a pu être agrandi par un autre à chaque fois qu'une hypothèse tierce, un "au-delà" conceptuel, a été proposée (pensons, par exemple, au Ciel des Idées de Platon transcendant le dilemme de l'Etre immobile de Parménide et 11 Devenir flatteur des sophistes) ; de même, le monisme n'a pu s'affirmer que par un saut p-erpétuel pour englober ce qui devait lui échapper, s'extraire de son magnétisme. De sorte que nous pouvons alléguer que "l'au-delà", outre une fonction propédeutique, est la cause d'une construction touiours en cours, en vue d'une objectivité plus grande, et que son évincement aurait pour conséquence d'aménuiser tous les efforts conceptuels de

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compréhension du monde, qu'ils s'attachent à une dualité ou à une unité. La présence de l'au-delà correspond à l'espérance renaissante d'un dépassement des systèmes les plus complexes, les plus vastes, et ce, pour leur plus grand bien puisque cela les oblige à une redéfinition plus généreuse et magnificente. Toute ce qui vient d'être dit doit se comprendre comme la permanence d'une solution nouvelle, la possibilité de son existence, l'engagement fortuit de son apophanie ; tant au moyen d'images populaires du miraculeux qu'au plan de la reflexion de l'inattendu, l'au-delà se reconnait certes à ces critères qui traduisent un besoin de compléter la réalité, et d'achever une pensée vers son opposé ou sa limite mais il établira une nouvelle objectivité, un domaine solide où se redéfinir, et regarder le monde. Ciel des Idées de Platon, ou Terre Promise, peuvent servir d'illustration à ce qu'il faut saisir par "au-delà".

Des trois conséquences que nous relevons provenant de l'effacement de la notion d'au-delà, c'est cette dernière qui est la plus prometteuse, quoique difficile à formuler. appelons les deux premières : le risque d'une dilution et de perte de tout dénominateur commun entre les hommes si rien d'ultime n'est posé ; le risque d'une torpeur intellectuelle si aucune spéculation n'est engagée par un éeil de la curiosité la plus extrême. La dernière conséquence serait l'impossibilité de créer de nouvelles objectivités. Ces trois effets se tiennent intimement et se réduisent à la possibilité de fonder une "métaphysique" et à une secrète necesslte ressentie par plus d'un, moins dans le sens du "surnaturel" que d'une avancée signifiante. Reste alors à définir le matériau utilisable à cet effet et d'en tester l'éventuelle solidité. L'écho des diverses propositions mérite une brève réflexion, car c'est de cet échec que l'on tire, dans les Sciences Humaines, la conclusion qu'il faut abandonner la notion "d'au-delà" (concue comme centre opérateur, cohérence, signifiant suprême, unité, par exemple) et se débarrasser de toute nostalgie. Comme dans d'autres sciences, l'échelle produit le phénomène, l'instrument d'analyse crée la loi, l'infinité des approches tisse un réseau relationnel suffisant pour s'alimenter lui-même et n'avoir plus de rapport avec quelque objet que ce soit. C'est ce refus d'un référent unique et stable, d'une "suhstance" au sens propre, qui caractérise au mieux toute cette démarche en linguistique, en mythologie, en ethnologie, etc.

Or, dans notre cas, notre "matériau" ne peut être qu'un ensemble de textes auxquels l'application radicale de la critique précédente apportera une double destruction: la première - la plus générale - parce que tout texte se suffit à lui-même et ne renvoie à rien d'autre, à aucun signifié réel et véridique; la seconde, plus particulière, parce que ces navigations traitant de l'au-delà avouent sans pudeur leur rattachement à une notion référentielle inexistante et cachée plus adroitement par les autres oeuvres. Il conviendrait, ici, de reprendre les analyse d'un Derrida pour jeter aux enfers ("scotomiser", diraient d'aucuns) ce qui est le propre d'une illusion occidentale, où l'écrit a toujours été le reflet de quelque chose d'autre, que ce soit le Verbe, le Vrai, le Réel, etc. La position moderne excellente est dans l'affirmation d'une écriture fondée en soi, autoimmune, aimerait-on dire, ne cessant de dire que la Vérité n'existe pas (et ce Vide, à chaque oeuvre, s'agrandit, malgré le projet de l'oeuvre de le combler une fois pour toutes), retrouvant cette innocence originelle de l'exprimé qui n'est ni vrai, ni faux, qui précède toute qualification d'une essence, qui est, avant tout, une forme nouvelle. Derrida, dont la critique est la plus cruelle envers nos reflexes les plus anciens, aime à souligner comment l'absence de centrage dilue l'objet analysé, le modèle à nos instruments de mesure, lui donne une infinité de directions vertigineuses (2) .

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Que dire alors de cette "Terre de Jeunesse" qui hante la littérature irlandaise, sinon qu'elle est à l'antipode de la modernité ' Non seulement, cette terre tient de l'audelà fugitif, mais condamne littéralement ses auteurs à se réfugier dans une référence commode à un sens caché, total, central. Il existerait un lieu conçu par l'imagination Dopulaire qui permettrait d'immobiliser le Temps - c'est-à-dire que conceptuellement cela revient à proposer qu'il existe un point stable auquel il est possible de s'accrocher pour réduire la diversité changeante des phénomènes réels. Que cela vienne à être contesté comme suprême illusion, d'un espoir aussi inutile que plat, et toute reflexion à ce sujet s'effondre. Le problème est insoluble, à moins que nous rejetions cette critique contemporaine et reprenions l'argumentation ancienne, ou bien à moins que, profitant des secousses que cette même critique arrange, nous revoyions la manière dont l'au-delà irlandais se présente. Il n'est peut-être pas certain que ces caractéristiques le rendent démodé ni à la mode. Ce que nous soulignons là, c'est le danger possible si la notion d'au-delà disparaît, c'est aussi qu'il est impossible de lui redonner la place qu'il occupait parce que son évidence s'est estompée. En conséquence, nous dirons que ces navigations vers l'au-delà, et plus précisément les textes irlandais, auront pour vertu de répondre à une question a nos yeux importante : n'y a-t-il aucune solution entre l'assurance d'antan à un Référent Ultime (recherché, trouvé, quel qu'il soit) et l'affirmation contemporaine d'une liberté formelle infinie ? Doit-on prendre parti pour la certitude dont les qualités d'ordre et de construction sont louables, ou pour l'Artifice aux qualités non moins grandes d'audace et de délivrance?

Cette question, aussi naïve qu'elle paraisse en sa première formulation oriente notre compréhension des "Terres de Jeunesse": leurs récits exposent une notion intime aux oeuvres littéraires, autrefois ; ils montrent clairement ce qui doit disparaître, selon la modernité en marche. Il reste à supposer qu'ils délimitent un champ permettant une problématique nouvelle ou l'alliance des systèmes anciens et modernes. Les voici dynamisés en vue d'une élaboration intellectuelle, transformés peu à peu de matériaux bruts en énergie, si cela est possible et digne d'être souhaité. L'avantage d'utiliser la littérature comme base d'une recherche et projet théorique, réside dans un alignement parallèle aux oeuvres elles-mêmes dont la vertu nous a été montrée par les navigations traitées que nous avons nommées, pour cette raison, llparabasesll. Il ne s'agit pas d'appliquer une théorie à des faits littéraires ni même d'en tirer une conclusion car ce serait avilir les textes que de les vouloir illustrationll dlun système de pensée ou étapes inférieures et préliminaires à un clair exposé scientifique et philosophique. La navigation vers l'au-delà est une forme de pensée, un trajet intellectuel et un exposé, en soi, et notre rôle est d'en suivre ls méandres et d'en poursuivre la logique.

Cela nous conduit à reposer les rapports de ces navigations avec la Théorie des Catastrophes qui nous a tant servi, mais nous n'avons jamais voulu en appliquer les résultats à nos textes qui, de droit, étaient prioritaires et à partir d'images spatiales identiques, conduisent à une réflexion morale sur l'existence et à une interrogation sur les mécanismes de la pensée, sur les déroulements historiques et les formes de création, là où la Théorie des Catastrophes préfère jusqu'à présent plus de prudence et de recul. Il y a, à ce sujet, plus dlune remarque à faire et qui convienne à notre idée dlassimiler certaines descriptions de l'au-delà aux catastrophes proprement dites. Pour tenter de résoudre le délicat problème des rapports entre les catégories de la pensée et celles qui structurent le réel, cette théorie en vient à supposer très fortement une équivalence qui aurait pour effet de faire coincider nos spéculations et les faits existants, dlune manière d'autant plus surprenante que rien n'autorise à en être certain. Que l'abstraction des

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mathématiques puisse trouver un répondant dans le domaine physique tient du miracle, aux dires même de R. Thom. Le langage, de même, véhicule certains concepts et images, une certaine structuration dont l'origine est de l'ordre des catastrophes, si bien qu'il est adapté, sinon adéquat, à la réalité elle-même structurée par les catastrophes. Ce "doublage" permet l'équivalence, mais la commune identité de ces deux plans s'est progressivement atténuée et a été oubliée. Le penseur tire sa gloire de retrouver la structuration identique, alors que surgit une difficulté nouvelle : si tel est le cas, il convient alors d'estimer que le développement du langage (et par là de la culture humaine) doit être assimilé à un oubli, ou à une déviation, ou à un décalage, selon le terme que l'on privilégie. Les catastrophes essentielles ont fini par disparaitre englouties, voilées, atténuées (3) et toute une prolifération moins enracinée s'est propagée en tous sens. Après tout, rien dlanormal en cela, si l'on ne se souvenait que la Théorie des Catastrophes se pique d'expliquer surtout la naissance des formes, s'il ne s'agissait de morphogénèse. Tout le développement ultérieur, celui qui efface peu à peu les catastrophes primitives, ne peut être qulune dégradation, mais à aucun titre une apparition de formes. La création se serait comme arrêtée ; toutes les langues créées, tout le vocabulaire accumulé, appartiendraient à une perspective de voilement.

Si nous transposons ces remarques, comme nos textes nous l'ont conseillé, au domaine de la culture et du connaître, nous pourrons trouver visiblement une meilleure solution qui laissera à la théorie sa puissance à tous moments et ne la renverra pas à un commencement mythique et achevé. Or, les tenants de cette pensée ont souvent opéré une critique négative du formalisme outrancier de notre époque dans tous les secteurs de la science, où slentasse une multitude de statistiques (4) , où le culte de l'expérimentation remplace tout raisonnement global, où la récursivité infinie de certains modèles et la complexité combinatoire sont suffisants pour combler le chercheur. R. Thom en vint même à parler d'idolatrie à l'égard de la vertu générative de n'importe quelle structure formelle repérée et dont la validité s'arrête à ce pouvoir de développement et de transformation illimité. Et de proposer de revenir à une intuition spatiale où les positions sont marquées pour délimiter géométriquement des interactions, et pour aboutir à "réduire l'arbitraire", clest-à-dire à retenir des contraintes. L'essentiel de cette critique réside dans un refus de sacrifier à la démarche moderne qui veut, comme nous le disions, qulun système formel ne soit pas l'image d'autre chose que de lui-même, ne renvoie à aucun centre ou à aucune essence, la vérité ou réalité (5) . Pourle théoricien des Catastrophes, le problème desrapports entre les diverses créations humaines (l langage, la science, essentiellement) et la structuration du monde ne peut être délaissé, car le souci d'une objectivité (6) est primordial pour l'être humain. D'où provient alors que tant de systèmes philosophiques n'aient pas ce souci, visent à la gommer ? Ne sont-ils pas aussi inventifs de formes d'analyse dont l'apparition est à justifier ? Nous retrouvons le même constat que précédemment, à savoir que la Théorie des Catastrophes suppose qu'une bonne partie des productions humaines est un lent détournement, un oubli progressif des archétypes irréductibles que sont les catastrophes. Pourtant, il serait préférable de penser que ces "travers" sont des tendances innées de notre esprit, au même titre que celles de donner une assise spatiale à nos réalisations intellectuelles. Mettons-les au même plan et désignons-les, de façon à ce que chaque tendance trouve place et jette un regard sur sa voislne ou opposée. Si par commodité, nous reprenions l'idée que l'une se nomme Raison, l'autre Imagination, et la troisième - celle la plus proche des catastrophes - l'Acméité, nous pourrons proposer à cette dernière le soin de juger les deux autres et d'évaluer leurs créations. En effet, la critique de la Théorie des Catastrophes à l'égard d'aspects formalistes et expérimentaux de la

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recherche contemporaine (mais qui ont toujours existé de fait), doit être plus générale et s'engager dans une analse des modes de la pensée, relationnels et imaginaires, auxquels elle n'appartient pas totalement. C'est sa propre situation à l'intérieur des systèmes de pensée qu'elle définit ainsi, et une fois repérée sa place extérieure, de comprendre qu'elle n'est pas unique mais simultanée à d'autres possibilités intellectuelles.

Nous nous en étions rendu compte grâce aux navigations qui, en vertu de l'au-delà décrit, invitent à cette exclusion momentanée, à cette élaboration d'un troisième pôle, et cela permet d'expliquer les réticences profondes envers le rationnel ou l'imaginaire, comme la Théorie des Catastrophes vitupère contre un rationalisme formaliste, expérimental, purement prédictif (ce qui recoupe assez bien les trois niveaux de la raison) et pourrait de même s'attaquer aux efforts de l'imagination, si elle était née dans le domaine des sciences humaines. Ainsi, le principal grief lancé par l'Acméité, envers la Raison et l'Imagination, reste et demeure leur auto-suffisance, leur développement soumis à aucun début et à aucune fin, leur réductionnisme, etc., et l'on comprendra aisément que leur vision de l'au-delà, victime de ces défauts, se trouve peu à peu déformante. Llaudelà finit par disparaître des projets rationnels et imaginaires actuels puisque les systèmes tout puissants qulils font naitre, privilégient le formel résultant des inventions humaines (sous llaspect de liaisons, dlunités directrices, de mesures englobantes), au détriment dlune objectivité préétablie extérieure (que l'on peut toujours saisir par approches successives) et de sauts qualitatifs. Si l'on veut aborder un llau-delàll proprement conceptuel et riche de promesses, cela ne pourra se faire qu'en adoptant l'existence d'une démarche particulière, acméenne, à l'oeuvre parallélement aux menées lmposantes de la raison et de l'imagination, qui ne peuvent d'ailleurs, comme on le pressent, se passer de cet apportonceptuel pour le progrès même de leurs efforts.

a) La tradition irlandaise de la "Tir-na-n-Og" :

Ces préliminaires ont pu paraitre longs et, comme il se doit, affirmer une pré-éminence irlandaise non prouvée. Mais il s'agit de retirer ce thème de la "Terre de Jeunesse" de l'évidence et de l'aura facile qui l'entoure, voire folklorique. Un questionnement replac,ant cet espace fabuleux au sein d'efforts intellectuels contemporains et universels s'avèrait obligatoire. Nous avons dit que le IITir-na-n-Og" est un thème irlandais très fréquent dans la littérature de cette nation. Nous le montrerons, mais sans oublier notre recherche principale qui est de savoir slil nlexiste pas de quoi construire sans nostalgie un llau-delàll actuel, ne serait-ce qu'en postulant une faculté intellectuelle d'intensification (serait-elle proche de ce que l'on nommait inspiration ?) face aux facultés rationn les et imaginatives qui optimisent des données et se réfèrent à ce seul travail. Et s'il en est ainsi, une métaphysique peut s'élaborer en fonction du regard apporté par cette tierce faculté.

La première apparition de la "Tir-na-n-Og" se trouve dans les textes mythologiques de l'Irlande médiévale, et plus particulièrement dans deux types de récits dont nous avons parlé, "l'echtra" ou enlèvement, et "l'imram" ou navigation. On se souvient que dans le premier cas, un héros est invité à visiter l'au-delà par une fée qui l'aime et le tient en son charme ; et que dans le second, le héros, accompagné d'amis, voyage par mer pour enfin accoster en cette Terre de Jeunesse tant désirée. Nous avons vu que cette conception naissait surtout au moment où la rencontre de deux cultures (chrétienne et paienne) possédant chacune leur idée de l'au-delà (surnaturel et terrestre) finit par faire naître un

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genre d'abord mixte, puis original, de voyage en mer se détachant progressivement de l'idée que seul compte le lieu d'arrivée, et insistant sur la durée et le déroulement du voyage. Des images d'agrandissement des formes en étaient les caractéristiques.

Mais s'il convient de voir maintenant quels aspects prennent ces terres merveilleuses, une fois atteintes, nous le ferons dans le but d'avoir un modèle à partir duquel des modifications vont s'élaborer. Ce changement d'aspects, pour nous, capital, doit permettre une meilleure approximation, et affirmer la permanence du thème dans les lettres irlandaises.

Au départ, donc, l'au-delà, que l'on désigne sous plusieurs vocables, "Tir-na-m-Beo" (Terre des vivants), "Tir-na-m-Ban" (Terre des femmes), "Mag Mor" (Grande Plaine), est localisée soit sous les tertres, les collines et les lacs, soit sur les îles occidentales où règne Manannan le dieu des Morts. Pour Le Roux et Guyonvarclh (7), cette localisation est conventionnelle afin de permettre aux hommes de saisir le monde des dieux qui échappent de droit au temps et à llespace. Et ils ont raison de bien poser que ces lieux ne sont pas dûs à des esprits naifs; ils relèvent alors comme traits marquants du paradis celtique (à partir de textes comme la Navigation de Bran, la Maladie de Cuchulainn et l'Unique jalousie d'Emer, la Courtise d'Etain, la Bataille de Mag Tured, - que nous avons traités), outre une ressemblance avec celui de l'Islam, d'abord le thème de la félicité éternelle (absence de maladies, de travail, de soucis quotidiens, de solitude), ensuite l'aboliton du Temps (une heure là-bas vaut un siècle ici), enfin le bonheur dû à l'amour, à la consommation de mets succulents et de boissons enivrantes, et à l'audition de musiques divines. Le paradis celtique qui porte aussi le nom de llsidll, c'està-dire llpaixll, est cependant le résultat dlune réflexion théologique de la part des druides qui croyaient à llimmortalité de llâme et peut-être à une rétribution des mérites, à moins que l'on inverse les données et que l'on suppose que ce paradis est nécessaire pour édifier une théorie sur les âmes et la justice, l'explique en somme.

En effet, la conception irlandaise de l'âme, malgré le peu de renseignements disponibles, affecte cette notion d'une forte valeur individuelle, sans rapport avec la vie sociale du clan, ne conduisant à aucune fusion avec la divinité, mais l'âme y est seule, et tout tourne autour de chacune d'elle. Nous sommes loin des idées grecques ou hindoues sur l'âme, ce souffle chez les premiers qui s'épuise (comme chez Homère) aux enfers ou qui affronte la réincarnation après contemplation du ciel (comme chez Platon), et cette parcelle divine qui chez les Hindous doit rejoindre le Tout. Ici, l'âme est une affirmation souveraine du Moi pouvant enfin s'épanouir sans contrainte. Du moins, c'est ce que l'on pourrait théoriser au regard de la vie des héros dans l'au-delà qui consacre et différencie alors que l'audelà grec et hindou, par exemple, assimile et décompose. L'au-delà chrétien répartit et classe des âmes empreintes du péché, si bien que la notion communautaire y est plus forte que l'aspect individuel. La démarche est donc, peutêtre, bonne de partir de l'au-delà pour comprendre les théories sur l'âme et mieux les préciser (au lieu de l'inverse).

L'opinion de Le Roux et Guyonvarc'h d'estimer qu'une réflexion philosophique transperce sous ses simples descriptions du paradis, est à nos yeux convaincante, quel que scit le peu de preuves à avancer. Ainsi écrivent-ils "Si le Walhala germanique est un paradis de guerriers, le "Sid" irlandais est un hâvre de paix, de délices et de volupté. On y trouve certes à l'occasion des descriptions de guerres et de batailles, mais c'est par transposition ou extension abusive d'habitudes humaines. Les morts et les blessés ne

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s'en formalisent pas et continuent à festoyer éternellement. Sid signifie "paix", avec toutes les conséquences de la signification : inexistence de toute guerre et de toute querelle, inexistence aussi de toute spéculation intellectuelle : l'Autre Monde n a ni druides ni guerriers. On s'est demandé pourquoi tous ses aspects sont de "troisieme fonction" (8). La raison est claire ; le sid étant, en principe et en fait, l'expression, l'accomplissement d'une perfection, toutes les distinctions de`classes et de fonctions sont abolies, parce qu'elles ne sont plus nécessaires". (p 276-277). Et les auteurs soulignent que ces descriptions illustrent les doctrines druidiques, elles orientent et déterminent ces mêmes doctrines. Aussi sont-ils contraints de tenter de les justifier : "Peut-être estimera-t-on que toutes ces belles descriptions sont incomplètes ou maladroites parce qu'elles ne sont pas présentées en termes de théologie. Mais l'Irlande n'avait pas d'autre possibilité de rendre ou de traduire l'infini. Elle l'exprime en termes finis par un racourcissement ou un allongement du temps humain, car c'est bien la seule mesure qu'une intelligence humaine soit capable de saisir" (p 227). Tout cela ne serait qu'un moyen de faire voir l'invisible, alors que si nous mettions ces récits au rang des mythes, momentanément certes, nous les définirions comme pouvant instaurer une réflexion qui n'a pu s'affirmer pour des raisons historiques ou qui a été détruite pour d'autres motifs. A l'honneur de Le Roux, de Guyonvarc'h, il faut reconnaltre qu'ils sont parmi les premiers à leur donner cette place de réflexion intellectuelle. Mais pourraiton, à partir de ces textes retrouver les théories émises ou élaborer celles qui n'ont pu advenir ? Cela n'est pas bien sûr. Demeurent ces idées-forces d'un monde où la jeunesse et la joie sont éternelles et omniprésentes, sans que l'on se soucie du sort des méchants, de juger les hommes, d'établir des cloisonnements à l'intérieur de l'au-delà : la vision grecque, hindoue, et chrétienne, possèdent une diversité en comparaison qui surprend. Est-ce à dire que la notion d'âme était moins complexe chez les Irlandais ? De toute évidence, leur au-delà possède une puissance inférieure d'organisation, mais une saveur poétique appréciable, provenant sans doute de cette indifférenciation.

Toutefois, le caractère majeur de "l'au-delà" irlandais ne paralt pas avoir été remarqué : il semble n'avoir aucun rapport avec la mort. Son éloignement en est d'autant plus net qu'il n'est pas nécessaire de trépasser pour le visiter. Aucune expérience de la mort ne l'affecte. Aussi sera-t-il difficile de le justifier, comme dans les autres religions et croyances, par un besoin humain d'affirmer anxieusement que cette existence-ci a un prolongement, ne peut s'achever définitivement, doit aboutir à quelque port. L'au-delà irlandais ne nait pas d'un désir, d'un manque, de préoccupations morbides, il s'installe à coté de la vie, et non à sa suite. C'est pourquoi, cette place spéciale ne peut etre négligée, pour définir ce qui s'élabore par ce biais. Mais le critique est géné pour reconnaltre ce fait par un phénomène d'une autre ampleur que nous résumerions ainsi: l'au-delà placé au-devant, après l'existence humaine, se métamorphose en un au-delà placé derrière, avant l'époque présente. Devenu historique, antérieur, il ouvre les portes du rêve nostalgique ; c'est à cette transformation que nous nous attacherons laissant pour l'heure de côté le probleme du "lieu" de l'au-delà comme indice d'une métaphysique.

Le personnage-clef qui ouvre les serrures d'une mémoire collective est le fameux Ossian dont on suivra le double chemin : le personnage national réssuscité par Macpherson, et celui plus individuel qui atteint la Terre de Jeunesse. La légende elle-même prête à cette ambivalence, du héros guerrier obéissant à Finn, son roi et père adoptif, et du voyageur d'outre-monde rejoignant la belle Niamh. Ces deux aspects d'OSSIAN ont trait à l'au-delà, d'une facon toute nostalgique, mais surtout influencent profondément la littérature irlandaise. A l'origine, Ossian fait partie d'un cycle de légendes où le caractère épique

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disparait au profit du romanesque, appelé "cycle de Leinster" qui rassemble de nombreuses pièces datant du VIIIe au XVIIIe siècle, soit un total d'environ 80.000 vers(9) . A cette permanence et à cette importance, se greffe la peinture d'un âge d'or idéal, autour d'un roi représentant toutes les qualités que l'on peut imaginer de l'époque de la chevalerie médiévale dès que la rêverie l'emporte sur le possible humain : le roi Finn est brave, mais aussi cultivé, en général droit et honnête (sauf dans le cas de l'histoire de Diarmiud et Grania, amants malheureux comme Tristan et Yseult dont ils sont peut être les prototypes). Toute une cour de preux l'entoure dont les plus glorieux sont Ossian son fils adoptif, Oscar son petit fils, son héraut Caoilte, son bouffon Conan. Leur vie se déroule à la chasse, à livrer bataille (sa troupe prête et loue ses services), à festoyer, à une époque où le christianisme est encore inconnu en Irlande. Dans l'ensemble des pièces composant ce cycle, il serait difficile de ne pas noter des différences d'inspiration mais il s'en dégage une certaine atmosphère de tristesse et de regret, et ce bien avant que le faussaire James Macpherson s'en soit emparé. Car, le plus étrange réside dans ce fait souvent relevé: l'oeuvre de Macpherson, quoique mystification littéraire, a provoqué l'intérêt porté aux légendes irlandaises dot celles du Cycle de Leinster de toute évidence. Travaux érudits, vulgarisations, tra ductions et imitations, oeuvres inspirées vont se multiplier, connaltront les faveurs d'un public enfin devenu nombreux. L'ossianisme était né, il s'étendit à toute l'Europe de 1760 à 1860 environ, où l'oubli se saisit de lui. Sous une forme multiple, il maintient constante cette idée qu'autrefois fut un temps de sentiments extrêmes et puissants, de grandeurs oubliées, de destins tragiques, qu'une cassure irrémédiable s'est produite avec cette époque, et qu'il ne reste qu'à regretter et pleurer ces moments, à moins que, mus par les mêmes douleurs que ces héros d'antan, nous retrouvions cette force originelle. Revenir est peut-être possible mais le plaisir éprouvé à cette tristesse nostalgique est suffisant pour laisser à autrefois ce charme dangereux d'un au-delà irrévocable.

Il y eut donc un mouvement artistique qui réussit à propulser vers les temps mythiques ce qui était un au-delà à venir ou juxtaposé. Comment cela put se produire ? Le XVIIIe siècle européen est marqué par le besoin de revenir à un "état de nature", à une primitivité idéale qui rendrait à l'homme ses vrais sentiments, avant le conditionnement opéré par la civilisation, et qui le ferait se conformer à une droiture morale et politique essentielle au renversement des tyrannies. Que l'on soit classique ou tenant des Lumières cela se traduit littérairement par une recherche de documents extra-européens (les "sauvages" d'Amérique ou du Pacifique) ou d'une noble antiquité : le critique classique y recherchera la preuve que les règles artistiques sont instinctivement appliquées, se retrouvent partout, même si l'on n'a pas été lecteur d'Aristote et de sa Poétique par exemple ; le moderne y verra l'indice d'une pureté originelle, d'une vérité première, et savourera les traits archaïques et exotiques comme d'augustes prémisses de beautés nouvelles et édifiantes. Dans ce contexte, on comprendra que James Macpherson, ossais en quête d'une fortune et d'une gloire, précepteur de son état peu rémunéré, soumis à la pression d'hommes de lettres dont il attendait tout, alors qu'il s'était vanté d'avoir connaissance de textes épiques de l'ancienne Ecosse, se trouva contraint de fabriquer lui-même des récits pour ne pas se dédire, de faire passer sa traduction pour une traduction d'originaux, et devant le succès, de refuser d'avouer sa mystification et de préférer multiplier les défenses. De plus en plus intransigeant et méprisant à l'égard de ses détracteurs, il terminera d'ailleurs sa carrière dans des affaires boursières avec les Indes dont il tira de fructueux bénéfices. Mais Macpherson n'avait pas inventé à partir de rien : il se fondait sur des ballades gaéliques et écossaises, possédait des sources souvent difficiles à déterminer, des traditions orales pour la lupart.

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Son génie vint de les adapter au goût de l'époque, aux caractères que l'on attendait d'une littérature épique ancienne, de fabriquer des faux qui sonnaient vrais parce que le public avait cette idée de la vérité première. Van Tieghen (10) qui étudia tant l'influence d'Ossian en France en vint même à supposer que James Macpherson avait dû s'inspirer d'un pseudo-Ossian en gaélique déjà composé par son cousin Laclan et par lui-même, ce qui expliquerait la rapidité de composition de son Ossian anglais. Mais outre ce fond celtique, comme le remarque ce critique, il faut observer chez Macpherson, une connaissance remarquable des procédés homériques (il entreprend en 1773 une traduction de l'Iliade dans le même style qu'Ossian) et bibliques (le protestantisme écossais se retrouve là). Aussi, pour définir son talent, il propose ce jugement : "il est un de ces talents à demi-originaux qui, incapables de créer des formes à leur rêve et à leurs sentiments, ont besoin de trouver déjà préparés, dans des modèles qu'ils feront revivre, des types, des thèmes, et des passions... On le lirait encore s'il avait évité cette supercherie" (ibid. p. 97). Mesurer le succès de ses poèmes sur Ossian montrerait l'extraordinaire accueil de l'oeuvre auprès d'esprits aussi éminents que Goethe, Châteaubriand, Musset, Renan, Matthew Arnold, etc., auxquels Macpherson lègue le maitre mot du romantisme, à savoir la "mélancolie". Car il est, sans doute, le pourvoyeur d'une nouvelle forme, d'un nouveau style, au service de sentiments emphatiques. Comme le conclut Patrick Rafroidi (11), "l'ossianisme n'est pas la forme d'un celtisme intemporel, mais celle que la littérature des pays celtes a choisi de prendre en anglais à un moment de son histoire, aux épcques préromantique et romantique".

Au-delà des imitations que des auteurs irlandais firent de l'oeuvre de Macpherson, méritant le titre "d'ossianides" irlandais, par Rafroidi , le plus important de cette mystification fut l'intérêt soudain porté par le public aux légendes irlandaises. Loin d'être écossais, Ossian s'enracine dans le monde irlandais, et ce patrimoine extorqué, oublié, se trouve ainsi réévalué, nécessitant une réhabilitation, des études, des traditions, etc. Rafroidi cite à ce propos, Desmond Ryan pour résumer les conséquences de l'ossianisme en terre irlandaise: "Les Irlandais ont d'excellentes raisons d'éprouver de la gratitude à l'ëndroit de Macpherson. C'est lui, en eff,et, qui, le premier, a contribué à ramener la tradition gaelique dans la littérature européenne. De plus, malgré ses mystifications, ses confusions entre le premier et le troisième siècle, il possédait une authentique étincelle de feu poétique" . Toute une génération d'érudits, de poètes et d'artistes découvrait le trésor englouti d'une tradition ossianique au même moment où l'Europe lassée des idées révolutionnaires francaises vouées au culte de la raison, cultivait un ressourcement dans les récits nationaux antiques. L'Irlande apportait sa quote-part dans l'élaboration d'un romantisme amoureux de l'histoire, de l'étrange et du rêve. La mode d'Ossian lui fournissait la première pierre d'un renouveau littéraire national qui devait affirmer son identité face à l'Angleterre. Comme dans tous les mouvements nationalistes, le premier effort d'une prise de conscience se constitua autour d'un passé que l'on tente de récupérer, de retrouver et de défendre. Ossian, en tant qu'oeuvre, participe à ce processus comme la chiquenaude qui permet une audience et que rien ne saurait arrêter.

Ces notes historiques sur l'évolution des idées nous éloignent de notre notion de "l'au-delà". Mais le travail opéré est le suivant : la légende du roi Finn et de son héros Ossian tient, à l'origine, d'une épopée romancée où se conserve assez bien la façon de vivre paienne ; elle est déjà empreinte d'un sentiment de fin d'un monde inévitable mais devant un contexte historique en déclin, le comportement des héros est de se raidir avec orgueil dans un présent menacé. Leur "au-delà" demeure celui de sidhes, des magiciens

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et des incantations funestes, des geassa (12) ou interdits que nul ne doit transgresser. Finn et ses compagnons ne sont pas encore mûrs pour devenir de nouveaux hommes adeptes du christianisme; ils sentent vaguement qu'historiquement ils sont condamnés, mais les auteurs de ces récits ne visent pas à les concilier avec la tradition chrétienne ; il n'y aura pas symbiose comme dans le cas des textes mythologiques ou d'autres textes épiques. Quel est le résultat de l'évocation macphersonienne ? Partageant les préjugés de son époque, Macpherson prive ses héros de tout sentiment religieux, de toute référence de cet ordre ; selon un athéisme lairement énoncé. Il est évident que l'on chercherait en vain un "au-delà" religieux, dans ce cas. De même, l'espace où ont lieu ces joutes oratoires, ces lamentations héroiques, ces longues douleurs, est on ne peut plus neutre, privé de tous détails locaux reconnaissables, de qualités particulières comme de précisions matérielles. Il n'a qu'un faible degré d'existence en dehors de ces landes désolées, battues par les vents, hérissées de lourds rochers ou bombées de tertres mortuaires. On découvre alors que cet espace infini, indéfini, situé nulle part, où les êtres humains sont de purs esprits (certes malheureux), à peine éclairé sauf par la clarté des étoiles ou d'une lune hâtive, a toutes les spécificités d'un lieu pour "au-delà". Ce qui était perçu comme hâvre après la mort, ou ile enchanteresse pour les vivants, et formait l'au-delà, a été transféré au cadre des poèmes d'Ossian. C'est pourquoi il ne saurait y avoir un au-delà de l'au-delà. De plus, Macpherson a concu le même projet d'affaiblissement des traits historiques, d'anéantissement du Temps, comme il se doit pour l'au-delà. Cela se passe autrefois, sans que l'on avance une date, tandis que la vie des personnages n'est faite que de tourments éternels, de tristesses sans fin, d'abandons sans mesure, de souvenirs ressassés, etc. Que l'on considère un moment son oeuvre comme la peinture assez orthodoxe de l'au-delà conventionnel, où le temps n'existe plus, où le lieu n'a plus de limite, et l'on comprendra le succés de cette création qui proposait et renouvelait une image traditionnelle, culturellement enracinée, humainement préoccupante, et dans une Europe prérévolutionnaire. Mais, à nos yeux, l'importance de Macpherson revient dans cette laïcisation de l'au-delà qu'il opère en le renvoyant dans le passé. Plus n'est besoin d'espérer l'atteindre par une vie exemplaire, d'avoir la fortune d'y être enlevé ; il ne reste que la nostalgie de son évocation, sentiment tout aussi savoureux permettant les effusions lyriques, les reconstitutions historiques, les défis nationaux, l'ardeur collective pour un modèle de vie qui respectait la liberté et bien d'autres vertus.

Or la nostalgie - et ce sera notre dernier point est, pour l'Irlande cette "nation of Myth-makers" comme la nomme Rafroidi (13), un sentiment qu'elle pouvait parfaitement surévaluer, qui lui conviendrait au mieux, si l'on se souvient de notre précédente analyse où nous notions la figure de l'ombilic pour définir le processus créatif avec pour personnage emblême le voyageur Ulysse atteint lui aussi d'un vif désir de retour, d'une vraie "nostalgie". Dire qu'"autrefois" était idéal, permettait la liberté, c'est finir par avouer qu"'aujourd'hui" est détestable, étouffant et soumis à la tyrannie devenant de plus en plus odieuse.

C'est aussi rêver d'une restauration heureuse et prendre conscience des contraintes qui pèsent sur cette rêverie et gênent aux retrouvailles. Le mythe d'Ossian laique et historique a une puissance émotive trop forte pour qu'il soit oublié, même si sa période de gloire est limitée (environ un siècle). On notera, cependant, que "l'au-delà" est au centre, en tant que notion, d'une renaissance de la littérature irlandaise. Notre seule réserve viendrait du fait que rien n'en assure pour autant la modernité, en dépit de son éloignement de la sphère religieuse et de son service rendu à l'histoire (surtout

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nationaliste). Cet au-delà né d'une supercherie, ne résiste pas à l'étude historique dont il a promu le mouvement ; il est tourné sur lui-même, comme la patrie de sentiments égocentriques, excessifs, appréciant la souffrance, voués au culte des êtres disparus. Un tel centrage auto-référent, se célébrant avec lyrisme, s'il s'affirmait détaché de tout, sans support avec un Sens ou un Absolu, serait moderne mais il se pose comme un mythe d'origine (celui d'une humanité donnée à la seule vérité de ses sentiments et victime de fatalités propres à leur épanchement). Son plus beau fleuron est dans cette mode commune, l'ossianisme, que se partage l'Europe, et qui provoque un regard d'intérêt pour les littératures anciennes, populaires, marginales.

En fait, puisque malgré une laïcisation qui le met à la mode, l'au-delà s'inscrit peu comme la marque d'une modernité, que l'on définirait par l'absence acceptée et célébrée, il convient d'étudier en quoi Ossian, cette fois-ci considéré comme un voyageur du "sid", possède les traits du héros moderne. A l'intérieur du corpus ossianique, il est des textes où, comme le navigateur Bran, Ossian voyage vers l'au-delà, y séjourne et en revient ; comme Nechtan, le compagnon de Bran, qui descendit sur lé rivage et tombait en poussiere, après un séjour dans l'Ile Fortunée qui avait duré des siècles sans qu'il s'en rende compte, Ossian revient en Irlande, descend de son cheval, et sent le poids de l'âge s'abattre sur ses épaules. Cela lui permet d'avoir un jugement très critique à l'égard de cette époque nouvelle et de rencontrer Saint Patrick dont il approuve mal l'oeuvre d'évangélisation.

Dans "The Colloquy of the old Men", Caoilte et Oisin (= Ossian) rencontraient St Patrick et quoique la recension soit du XVIIIe siècle, il faut estimer que ce thème était ancien et permettrait un rapprochement de points de vue fort différents ; toujours au XVIIIe siècle, un poète, Michaël Comyn (1688-1760), composait un long poème en gaélique sur le voyage d'Ossian dans l'Autre-Monde et son retour en Irlande ; enfin, à la fin du XIXe siècle, rappelons que la première oeuvre importante dans la carrière de Yeats fut les Errances d'Ossian dont on a peut-être mal évalué l'impact. En bref, Ossian, en tant qu'archétype, ou en tant que voyageur de l'au-delà, peut-il s'inscrire dans une perspective contemporaine ? Le personnage peut-il éclairer sur le "Lieu", sur la place du Lieu, au sein de nos représentations, a-t-il une chance de survivre ?

Il a souvent été dit, d'un point de vue littéraire, que les deux figures majeures du roman moderne étaient Don Quichotte et Robinson Crusoë. Annonciateurs tous deux du vide que la philosophie et les sciences humaines traitent sur un autre plan (refus de l'Etre, de l'Absolu, du Centre...), ces héros ou antihéros sont "des hommes de l'errance, de la solitude, du dégoût du monde" (14), et leur modernité provient non du fait qu'ils vivent ailleurs (dans un espace utopique chez Robinson, dans un espace anachronique pour Don Quichotte, comme le remarque Raimond), mais parce qu'ils ne partagent point cet au-delà avec autrui. Cette notion, en tant que croyance collective, devient avec eux épreuve de solipsisme, reconstruction personnelle, mise en doute de la réalité des autres, affirmation autoréférentielle. On sait que ces deux personnages de la littérature ont eu une fortune considérable auprès d'autres écrivains inspirés par la nouveauté qu'ils représentaient, même si l'un, Don Quichotte, n'a pas la chance de réussir comme le fait Robinson Crusoë, mais tous deux, à l'écart des hommes, placés dans une utopie qui les force à faire oeuvre de Créateur, à remplacer Dieu pour que leurs rêves façonnent le monde et parce que la réalité doit se conformer à leur projet, ouvrent un domaine de l'ailleurs fascinant pour nos consciences modernes hypercritiques : l'au-delà n'est plus seulement l'antique et le barbare comme dans l'ossianisme, il devient aussi folie,

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désintégration du monde, aliénation, jeu infini, une illustration obsédante de "l'homme, mesure de toutes choses" sans aucun échappatoire. Il est exat que nombre de romanciers ont promu cette image d'une objectivité défunte, d'un connaltre illusoire, d'une absurdité d'existence. Il suffit de constater, ne serait-ce que dans la littérature irlandaise contemporaine, combien les héros tels ceux de Joyce, d'O'Casey ou de Beckett, aboutissent à une solitude totale, à son exploration par renversement des tabous, des oeillères, de tout ce qui fait croire en une solitude commune, en une mondanité possible. Cette tendance due à des circonstances historiques a peut être été la cause du succès des lettres irlandaises convenant à une "crise" plus générale.

Il n'empêche que son héros national "Ossian" ne semble pas porteur d'un pouvoir mythique digne d'un Robinson. Ou bien, il nous resterait à rêver qu'il soit le nouveau Perceval dont le poète Bonnefoy attend la venue, lorsqu'il définit que "Eliot, dans Wasteland a formulé le vrai mythe de la culture moderne" (15) , à savoir que cette terre désolée représente le réel au charme tari, aux essences en fuite, un "réel réalisé et abouti". Comme le poète le suppose, il y a crainte que ce désenchantement ne nuise à l'homme et ne l'étouffe. Aussi, "Le Perceval en nous d'une conscience à venir n'aurait pas à se demander ce que sont les choses ou les êtres, mais pourquoi ils sont dans ce lieu que nous tenons pour le notre et quelle obscure reponse ils réservent à notre voix. Il aurait à s'étonner du hasard qui les supporte, il aurait soudain à les voir". C'est à un "cortège du Graal" que le héros-poète est convié, nommant les objets, "transmutant l'abouti en possible", le souvenir en attente, "l'espace désert en cheminement" (p 132) car "il en va de tout notre espoir" (p 126). Une nouvelle demeure, un vrai lieu nous attendent dans ce réel enfin ouvert. Cela signifierait qu'après une période, où la modernité s'est définie comme une table rase, une destruction, elle pourrait inaugurer une nouvelle interrogation du monde, non pas pour le restaurer comme il était, mais pour lui rendre une présence, l'annonce permanente d'un arrière-pays proche et insaisissable, ou bien pour le définir comme propre à nous aider au surgissement de l'inattendu. En tant que Perceval nouveau, Ossian a-t-il des chances plus grandes de dépasser le conflit du classicisme et du modernisme, de fonder une "surmodernité" ? C'est le biais à utiliser pour le sauver.

Qui est donc Ossian ? Mythologiquement, c'est un héros dont le nom orthographié Oisin, Usheen, ou Ucheen, pourrait renvoyer à quelque divinité du panthéon indoeuropéen. C'est ainsi que Zimmer (16) , à la fin du siècle dernier, proposait de la rapprocher du nom des jumeaux divins indous, les Asvins. Etait-ce hypothèse étymologique ou propos comparatiste ? On ne sait car la science n'avait point assez progressé en ces domaines. Ce que l'on peut affirmer de nos jours, c'est que les Asvins sont des dieux de la troisième fonction, celle tournée vers l'agriculture, la richesse, la fécondité, celle qui est la plus ample et confuse par rapport aux deux autres plus définies (juridicoreligieuse et guerrière). Gonda (17)les décrit comme ce qui suit : "Les "propriétaires de chevaux" (...) sont des dieux jumeaux beaux et toujours jeunes, "petits fils du Ciel" ayant à voir avec les phénomènes lumineux de l'aube... Sûryâ, fille du soleil, leur épouse, les accompagne sur leur char doré, lumineux, attelé d'oiseaux ou de chevaux, sur lequel ils font chaque jour le tour du ciel pour le bien de l'humanité ; ailleurs toutefois, elle est la femme du Pûsan (= le soleil), ou bien les Acvins font les demandes en mariage... ils sauvent et libèrent de la détresse et des tribulations de toutes sortes" (p 115-116). On sait d'eux qu'ils sont thaumaturges (rajeunissant les vieillards, revigorant les malades...), médecins, dispensateurs de biens, accoucheurs, etc. De prime abord, les rapports avec Ossian semblent faibles, mais dans le cas de son voyage vers le

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sid, certains traits pourraient concorder : Niamh, comme fille du soleil, l'accompagne ; leur cheval magique fend la mer; au fur et à mesure de leur progression, l'univers s'éclaire, se coure de richesse et de bonheur ; enfin, la chute finale d'Ossian n'est pas sans rappeler la légende grecque, autre avatar du même thème, celle des.Dioscures ou l'un des deux jumeaux est mortel. Reste, cependant, la difficulté majeure, c'est qu'Ossian est seul, et les Asvins sont deux. Cela oblige à imaginer un processus où le mythe s'est perdu, où le dieu est devenu un héros ignorant de son destin habité de deux tendances en lui, l'une vers l'Autre Monde, l'autre vers l'ici-bas alors qu'à l'origine deux personnages figuraient cela. L'hypothèse est gratuite et de toute facon, ce n'est pas en abordant ainsi le problème, que l'on définira son éventuelle modernité. Ossian peut-il être un archétype nouveau?

Au XVIIIe siècle, le poète Michaël Coimin (orthographié parfois Comyn), prend un aspect bien particulierde la légende ossianique - que Macpherson ignore pour des raisons exprimées plus haut - celui où le héros abandonne son roi pour rejoindre une femme très belle, fille du roi de l'Autre Monde, qui l'invite par amour à l'épouser, là-bas, dans son royaume. Le thème ressemblait fort à un conte de fée s'il n'y avait une fin plus curieuse : Ossian désire rentrer chez lui, ne serait-ce qu'un bref moment ; mais son retour s'accompagne d'un vieillissement soudain et de la rencontre avec Saint Patrick. Le temps a passé irrémédiablement. Le poème de Comyn comporte 159 quatrains de vers de neuf syllabes en langue galëique ; sa première traduction en langue anglaise est faite en 1859 par O'Luanaigh !18) , reprise sans date apparente au début de ce siècle par O'Daly (19) : nous utiliserons cette dernière proposant le titre de "The lay of Oisin on the land of youth" (Laoid Oisin ar tir na nog).

L'on ne saurait donc oublier cet autre versant de la figure d'Ossian : outre le guerrier mythique ou macphersonien, il y a cette image du navigateur aimé et malchanceux, et le lien entre les deux semble s'établir dans les consciences au niveau d'un type héroique disparu mais immortel, si bien qu'une explication pour la "sortie" du guerrier de la scène historique se fonde sur un séjour dans les Iles Fortunées. C'est un mécanisme observable ailleurs où tel roi portugais battu par les Mores se réfugie légendairement sur l'Ile aux Sept Cités en Atlantique, où le roi Arthur luimême disparait pour régner sur un pays invisible, etc., chacun de ces héros pouvant un jour revenir pour rétablir un nouvel âge d'or. Ossian en revenant suit donc un tracé mythique courant quoique tout aille bien à l'envers du processus normal ; plus personne ne l'attend ; à peine se souvient-on de lui ; les valeurs guerrières qu'il incarne sont en voie d'extinction ; le héros est seul, sans personne pour l'admirer, méprisé dans sa morale, promu à l'Enfer s'il ne se convertit... Bref, un retour non triomphal qui s'accompagne d'une double perte que rend bien le poème de Comyn ; il ne peut plus revenir sur la Terre de Jeunesse où vivent sa femme et ses deux enfants (c'est un monde à jamais fermé et inaccessible) ; il ne peut non plus vivre comme autrefois, glorieux et puissant, à la cour de son roi mort et enterré. Ce destin malheureux où prime l'idée d'écroulement, a de quoi charmer une conscience moderne, relativiste ou nostalgique. Mais visiblement, il a peu attiré les créateurs (en dehors de Yeats) comme si cet aspect n'était pas suffisant. Serait-ce en raison de son conflit avec Saint Patrick qui tient de l'opposition gratuite, de la réthorique ou bien d'une conception de l'au-delà non renouvelée, d'une croyance en son existence difficilement soutenable ? Pourtant entre l'image stéréotypée donnée par Macpherson et l'image attendue pour un goût moderne, cette manière de voir Ossian ne manque pas d'intérêt. Fn effet, Macpherson recrée un centre mythique (laic, historisé) qui attire et influence les artistes et le public, - ce qui est le propre de tout "audelà", concu comme une

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objectivité proposée à nos consciences -; d'un autre côté, la négation de tout centre conduit chaque oeuvre à combler ce vide créé, à tenter de donner du sens à un monde qui en est dépourvu, selon la critique moderne, si bien que chaque oeuvre est un "au-delà" tenté et factice. Mais l'on pourrait soutenir que la démarche d'Ossian souffre d'une autre originalité : son désarroi provient d'un passage d'un centre mythique qui n'est plus à un autre qui se crée, d'un monde devenu insignifiant à une rêverie en cours dont il se méfie. Il serait bien plus moderne si l'on assistait avec lui (avec un certain regret) à la fin d'une représentation et surtout si l'on ne cherche pas à en édifier une autre aussi glorieuse et stable que dans la figure passéiste d'un Macpherson. Comyn nous accorde là de quoi comprendre ce qui a pu attirer un grand poète comme Yeats à l'égard d'Ossian, - et ce malgré Macpherson pourrait-on dire.

Il n'est pas certain que Yeats ait lu Comyn ou son traducteur avant de composer "Les Errances d'Ossian" (20), long poème divisé en trois parties, où il posait les prémisses d'un art encore novice et non reconnu. Mais, comme Comyn, Yeats parait scruter un "au-delà" intérieur, fait de rêves et de désirs dans sa description des Iles de la Jeunesse, auquel on peut attribuer la valeur cette fois-ci très moderne d'inconscient. Le héros Ossian se détache du "Sur Moi" pour exPlorer les zones de sa libido personnelle et ancestrale! La psychanalyse n'a-t-elle pas participé à la destruction de nos croyances en l'ailleurs divin, en refusant au "Je" conscient sa souveraineté objectivante ?

Mais là encore, l'au-delà irlandais se coule mal dans cette nouvelle forme d'objectivité contemporaine. Rappelons que dans les textes mythologiques, il révélait mal les théories sur l'âme des druides, que dans l'ossianisme, il était peu fiable ou du moins contestable. Pourtant, sa permanence au sein des Lettres irlandaises est évidene, non par une influence qui se traduirait par des imitations, transpositions, suites ou autres genres annexes, mais par sa résurqence aux moments critiques de tension: époque de christianisation, de missions lointaines, de révolte nationale. Moments critiques au sens propre où un juaement nouveau doit être construit face à des faits contraires et des tendances opposées.

L'oeuvre de Yeats affirme les traits d'Ossian que le poème de Comyn annoncait. Il en accentue la part du rêve et le refus final de toute conversion, mais ces deux aspects ne sont pas par la critique mis sur un pied d'égalité. Plus la critique est ancienne, plus la fidélité d'Ossian au paganisme est relevée, comme le gage d'une recherche de la pureté première menée par le poète. Cela nous renvoie certainement à l'accueil et à la compréhension qu'eut le public de cette oeuvre lors de sa parution. Ainsi, Rivoallan, dans son agréable Littérature irlandaise contemporaine (ed.1939, p. 50) , définit ce long poeme : "Ni les exortations, ni les menaces de St Patrick, le grand évangélisateur, ne détournent Ossian vieilli de sa fidélité à l'ordre paien ; malgré le tableau le plus affreux de l'enfer et des tortures qui l'attendent, il renonce au paradis que lui promet le saint, puisqu'il n'y trouvera ni Finn, son père, ni Oscar, son fils bien aimé, ni Caolte, ni Conan, ni les beaux lévriers Bran, Sgeolan, Lomair. La richesse des rythmes et la splendeur verbale sont ici au service d'une exubérance d'imagination qui tantôt galope sur les mers laiteuses, tantôt s'attarde aux Iles de l'Eternelle Jeunesse, suivant de près les données légendaires, mais leur ajoutant une somptueuse délicatesse de détails, brodant autour d'elles mille inventions exquises"

Outre cette dernière phrase qui mérite d'être citée pour sa justesse concernant l'invention verbale de Yeats, il demeure le portrait d'un Ossian devenu Usheen (plus archaique)

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"rétrograde" ou "récalcitrant", peu porté à aimer son temps, somme toute réactionnaire. S'il fallait s'en tenir là, nous dirions que le héros de l'au-delà, bien loin d'être à l'intersection des problèmes d'une époque, se réfugie ailleurs, - ce qui condamnerait notre thèse, laquelle suppose et espère que la notion d'au-delà soit le début d'une tierce solution, d'une invention produisant une issue hors des ornières dialectiques.

Heureusement le rapport qu'Oisin entretient avec Niam, princesse féérique d'un univers où l'Eau domine comme élément symbolique primaire, a tenté plus d'un pour une interprétation psychanalytique : à la fois amante, dame inspiratrice et mère, Niam représente un danger pour Usheen, selon l'interprétation de Christiane Joseph (21) dont nous nous servirons à titre d'exemple. C'est à une "plongée dans les profondeurs subjectives" que nous sommes conviés, grâce au thème de l'eau dont la plasticité, la sphéricité (englobant majeur), le changement de formes et la répulsion qu'elle exerce, sont fort semblables à une description des désirs exotiques et glorieux, des rêveries imaginaires, des inquiétudes de l'adolescent devant la Femme. Oisin - ou Ossian - a pour "au-delà" la projection immédiate de son inconscient, des interdits transgréssés et des pulsions naturelles cherchant à s'extérioriser. Plus actuelle encore est la fiqure qui se dessine du héros en fin d'aventures : "la quête du héros se termine donc sur un échec, et qui plus est sur une déchéance, concrétisée du reste par sa condition physique... Chacune des tentatives que fait Usheen pour trouver le bonheur auprès des immortels s'est soldée par une plus grande désillusion - au sens étymologique du terme - sans aucune compensation car le rappel de la réalité terrestre a été fui aussitôt que percu. Usheen n'a tenté à aucun moment d'en approfondir le sens. En toutes circonstances, il est resté passif" (p.138) . Cette absence de volonté, cette abdication devant la réalité, ce côté féminin aux dires de notre critique, le rendent proche du type tant apprécié du "anti-héros" proprement insuffisant, poussé par les événements, quoiqu'il manque à Usheen un dernier point pour achever le portrait, à savoir une complète immersion dans le quotidien qu'il refuse. Il ressort que le conflit entre christianisme et paganisme s'estompe aux yeux du critique et du lecteur contemporain pour que surgisse une autre problèmatique basée sur le rôle et l'importance de l'inconscient, sur la place que l'on doit lui laisser, pour réussir correctement sa vie et éviter quelques frustrations et complexes mal engagés. Il est exact que dans l'oeuvre de Yeats, le "père" est absent radicalement. Enfin, l'au-delà irlandais, imaginaire et inconscient, accéderait à un statut de modernité par le biais d'un héros freudien!

Mais cette interprétation, possible en soi, gêne en ce sens qu'un système extérieur est appliqué à un processus interne. A quoi bon retenir un héros légendaire pour illustrer une théorie possédant déjà à sa solde de nombreux autres personnages mythiques ? Le symbolisme de Yeats est trop prononcé et conscient pour que son poème soit totalement du côté du rêve et de l'inconscient. La symbolique est une partie très élaborée de l'imaginaire, et tient de l'ordre hiérarchisé et progressif, de sorte que l'allure fantasque et décousu du rêve, même porteur de symboles sexuels, ne saurait se comparer à ce travail formel, qu'un Corbin définit comme "imaginal" en raison d'une structuration codifiée et universelle (de l'ordre de la perception de l'âme).

Or ce traditionalisme ésotérique et théosophique que Yeats connaissait et éprouvait, dont il lisait les livres qui l'illustrent, est - en dépit de certaines modes - à l'écart de la modernité tournée par exemple vers les rapports entre l'écrivain et le pouvoir, la production, la société, ou bien la sexualité, la technique, la communication... Le crépuscule celtique avec son peuple d'esprits invisibles, et ses aventures qui sont des

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initiations et des gradations vers l'accomplissement suprême ont peu à voir avec cela, sans aucun doute. Serait-ce alors aux dépens de l'auteur, que l'on pourrait fonder une défense de la modernité de son au-delà, de son héros, et dire au moins que le germe y était à défaut de la pousse ? Certes, mais le mérite en serait maigre pour l'auteur d'avoir été impuissant à dégager ce que sa profonde intuition lui apportait. De plus, nous nous retrouvons dans le cas où l'oeuvre est inférieure à la science, ne vise qu'à illustrer cette dernière, au lieu de notre projet qui veut que l'oeuvre soit une forme de pensée conceptuelle, une théorie au sens propre de procession et de démarche, que nous avons pour tâche de suivre pas à pas.

En conclusion première, nous soutiendrons que cette Terre de Jeunesse, certes présente au sein de la littérature irlandaise, est décevante parce qu'elle n'exprime rien de capital et de décisif, retombe sans cesse dans le domaine du folklore facile, ne permet pas de s'aventurer bien loin au centre de ces idées qui font avancer le monde et le modèlent. L'au-delà irlandais est du ressort du passé, de l'illusion historique, de l'imaginaire bienséant. Le constat est brutal et il reste à vérifier cette appartenance aux croyances anciennes auxquelles nous le renvoyons. Le lecteur se doute que là aussi la satisfaction risque d'être faible.

b) Avec les autres "au-delà" :

Pour parodier Pareto, nous dirons que l'Histoire est un cimetière de croyances dont les avatars suivent une courbe déclinante précise : d'abord ce qui est cru a une existence réelle, puis est l'objet d'une interprétation smbolique, puis s'intériorise, enfin s'oublie. Vision pessimiste, commode, que nous devons corriger, en nous souvenant que l'espace imaginé peut servir à "passer à la limite" d'un système, et n'est pas sans rapport avec un état des projets et des désirs humains à un moment donné, jouant un rôle de témoignage sur le développement des mentalités et des systèmes intellectuels. La référence à l'espace n'est pas un handicap mais au contraire une nécessité conceptuelle. Posons qu'il en est ainsi, momentanément, à titre de défi et d'épreuve. Etudions comment se présente l'espace de l'audelà, ici et ailleurs. Dans quels contextes historiques peut se situer l'au-delà irlandais ? Pour mener à bien ce travail comparatif, nous utiliserons le travail récent de Michel Hulin (22), professeur de philosophie qui passe en revue les conceptions que les différentes civilisations ont eues de l'au-delà ainsi que la crise contemporaine dans la civilisation occidentale qui voit la mort de cet imaginaire. L'on se souviendra sans doute de la lente disparition de la conception de l'au-delà que nous avions nous-mêmes observée au début de notre étude : l'au-delà, lieu réel et d'accès difficile devenait au cours de l'histoire européenne un lieu hypothétique, purement psychique. Cette évolution mériterait d'être expliquée, et l'on aimerait savoir s'il s'agit d'un processus normal, ce que l'analyse de Hulin peut nous apporter. En effet, bien que ce ne soit pas le cas de l'au-delà irlandais, cette notion est en général liée au phénomène de la mort et aux différents mouvements psychiques qui l'accompagnent. Pour l'auteur, l'au-delà est une réponse à l'angoisse de mourir, et chaque au-delà est en soi une réponse différente tentée par l'homme (23) . Autant de carctéristiques qui peuvent nous aider à cerner l'originalité irlandaise, avant même d'avoir compris pour quelle raison son au-delà n'est pas ancré dans l'expérience de la mort.

Le propos de Hulin est le suivant : il constate que c'est la première fois dans l'histoire qu'une civilisation "renonce sciemment à toute perspective eschatologique" (p 13), tant la critique de l'au-delà a réussi a le faire disparaltre de nos réflexes et réflexions, à le

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condamner comme une fuite hors du monde, à l'éviter comme une faute de goût, à le ravaler au rang de naiveté pour gens simples. Toutefois le refus de disparaitre totalement reste un instinct toujours aussi fort en l'homme désespéré d'être devenu immortel, souhaite retrouver une chance d'inconnu radical, et dans ces témoignages d'hommes ayant frolé la mort ou revenus du coma, qui se prononcent pour un double de l'être assistant en témoin objectif et froid à la disparition de l'autre. C'est donc de cette expérience existentielle qu'il faut partir si l'on veut redonner vie à l'au-delà rendu à l'immanence et au présent. Cela s'avère nécessaire car l'au-delà est un lieu imaginaire qui permet l'initiation : il faut avoir subi une mort initiatique (dépouillement spirituel intense, vide de conscience, etc.) pour acclimater la vraie mort et l'intégrer à nos existences, dans le but de redonner au présent sa vertu de plénitude. "Il est indispensable de ne pas perdre de vue la finalité de cet exercice qui est de traverser vivant l'expérience de la mort, comme on passe à travers le feu, de manière à l'avoir derrière soi, chose désormais reconnue inoffensive et incapable d'inspirer la crainte", écrit-il (p. 36). L'on pourrait imaginer que l'au-delà irlandais répond à ce type d'expérience et d'initiation puisque le héros souvent y épouse la fille du roi des morts, y découvre l'éternelle jeunesse née d'une issue favorable à ses épreuves et s'il revient pour mourir en Irlande, cela ne saurait l'affecter puisqu'il a déjà vécu la mort en un jeu subtil. Ces textes pourraient correspondre à toute une philosophie éducative visant à promouvoir une morale apprivoisant la mort.

Toutefois, tous les "au-delà" ne se ressemblent pas et laissent entendre différents scenarii d'initiation. Il sera donc juste de voir à quelle catégorie appartient le nôtre. Hulin en énumère trois (quatre, selon la présentation).

Le premier type d'au-delà propre aux religions africaines et au chamanisme est marqué par une identité entre ce monde et l'autre (où règne l'abondance) et surtout par leur proximité. Un "incessant va-et-vient" s'établit entre ces mondes pour y renconter des ancêtres se réincarnant en partie chez les vivants, si bien que l'au-delà est valorisé positivement.

Le deuxième type correspond à la Mésopotamie et à l'Egypte, et à l'invention d'une civilisation de la ville, laquelle, par un rapport mystérieux, éloigne l'au-delà et le dévalue. Ce monde-ci est coloré, attirant ; l'aute est gris, au point que l'on essaye de recréer dans la tombe du mort tous les agréments de sa vie terrestre qu'il a quittés (figurines humaines, mobilier miniature, décor d'une maison). Tout au plus, l'on voit naltre un au-delà des purs qui auront la chance de rejoindre le dieu après avoir été autorisés à "recoudre" leur âme et leur corps (séparés, donc dans le malheur à l'inverse de la vie terrestre où ils sont unis). La notion de "terre d'abondance" disparait conceptuellement au profit d'une opération intellectuelle plus complexe qui privilégie alors une participation à l'Essence.

Le troisième type s'établit avec les religions du livre qui opèrent une autre coupure conceptuelle : le temps n'est plus cyclique court, mais un temps orienté qui a une Fin et une Apocalypse. En attendant, l'au-delà est un lieu intermédiaire en suspension, ou un lieu final. Ce qui caractérise cet au-delà, ce n'est ni sa proximité, ni son éloignement, mais son dépassement du temps, sa victoire sur lui, l'espoir de se soustraire à son déroulement inéluctable. On retrouvera dans cette catégorie, l'Iran zoroastrien et mazdéen, l'islam, le judaisme, avec l'élaboration ultérieure de théories particularisant davantage cette relation au temps, à savoir le christianisme et l'hindouisme.

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Cela pourrait constituer un quatrième type d'au-delà qui est posé dans le cas du christianisme comme le lieu où l'âme se réincarne et demeure unique et personnelle, et dans le cas de l'hindouisme comme un endroit de désindividualisation absolue pour rejoindre l'Etre. L'au-delà de ces religions se mérite, d'où une forte connotation du Bien et du Mal, des récompenses et des peines, de la justice divine réparant les injustices d'ici-bas, toutes notions moins développées auparavant. L'auteur, après cette revue synthétique des "au-delà", en vient à penser que sa disparition est due à des contradictions trop fortes pour qu'un seul type d'audelà puisse les résoudre : on souhaite un au-delà que l'on puisse imaginer, voir, approcher, mais on le veut aussi révélateur d'une altérité absolue; on le veut éternel mais on craint que l'ennui soit synonyme de son bonheur ; on le suppose réservé aux meilleurs, sans pour autant éliminer notre liberté, etc. Nous citerons sa conclusion parce qu'elle reprend cette position de la modernité se dégageant de tout centre (l'au-delà n'en est qu'une figure, en tant que référence ultime) pour tenter de la dépasser : "De tout ceia, il ressort avec évidence que l'imagination eschatologique est tout à fait incapable de résoudre de telles contradictions. Elles en est le jouet, et aussi le révélateur, mais elle ne peut en aucune manière les dominer. La solution, si elle existe, doit être cherchée ailleurs... Il s'agirait en somme, moins d'éliminer l'au-delà que de le rapatrier dans l'ici-bas, en réintégrant sa fonction réparatrice et pacificatrice dans l'horizon même de cette vie brève, confuse et incohérente qui d'ordinaire la nôtre. L'au-delà pourrait bien représenter l'envers ordinaire : la face cachée du temps. Notre existence quotidienne devrait pouvoir eposer sur elle-même, se suffire à elle-même, ne plus être tendue vers le mirage d'un achèvement à venir"(p.404) . On peut douter de l'efficacité de cette morale qui enclôt l'homme dans le produit de ses créations momentanées, le rend philosophe de l'instant, amateur judicieux de sa vie, épicurien en fait, alors qu'on a pu le définir comme l'être des lointains.

Mais cette étude nous convient en trois points : elle doit permettre de situer l'au-delà irlandais ; elle sent que la perte de l'au-delà est dommageable ; elle affirme enfin que les représentations de l'au-delà ont permis l'élaboration de plus en plus épurée de théories sur la survie probable après la mort ; que ces représentations sont premières et précèdent les théories, et non l'inverse (ce qui justifie, en fin de parcours, au regard de l'amincissement de l'au-delà dans nos croyances, qu'il soit identifié avec le présent vécu). Le dernier point que nous constaterons parce qu'il suppose une progression, a le mérite de faire voir quelle immense production de textes, de nuances et d'inventions subtiles nous devons aux "au-delà".

Au sein de ces quatré types d'au-delà, celui qui conviendrait le mieux à "l'au-delà" des textes irlandais, est le premier, proche des conceptions africaines ou chamaniques, parce que le passage d'un monde dans l'autre n'est pas irréversible mais peut se faire dans les deux sens. Il est bien à proximité du monde humain, à l'intérieur des tertres ou sur une lle occidentale, dans le cas des légendes anciennes. Comme le remarquent Guyonvarc'h et Le Roux (24):

"L'Au-delà (allemand: Jenseits) est celui des morts ou le monde à venir (anqlais: "The world to come") par opposition à celui des vivants et le terme implique une notion de nonretour définitif qui n'est pas exactement celle du sid irlandais. Ce n'est pas l'Autre Monde celtique, lequel n'est vraiment "autre" que parce que nous sommes incapables de le concevoir réellement : les langues celtiques iqnorent tout mot rendant l'idée d'un Au-delà des Morts". Le fait aue la société celtique ancienne n'ait pas connu le phénomèné

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de la Cité, confirme l'opinion : ce n'est qu'avec les sociétés citadines que l'au-delà s'éloigne et se dévalue, et ce n'est qu'avec les grands empires centralisés ou les royaumes nationaux que l'au-delà s'accompagne d'une vision historique orientée et d'une philosophie du livre sacré.

Mais la typologie de Hulin peut s'appliquer aux deux autres au-delà que nous avons distingués par la suite : l'ossianisme aboutit à un éloignement historique et à une certaine dépréciation (puisque ce n'est au'un monde de douleurs qui est évoqué par Macpherson) tandis que l'au-delà proche de l'inconscient, renvoyé aux zones subjectives et troubles du rêve, est une manière de vaincre le tems, de la dominer en le niant et en se réfuqiant dans un modèle modelable aux désirs. Le symbolisme aimé par Yeats pourrait s'interpréter dans le sens d'épreuves à franchir comme on l'observe dans les compositions mystiques des reliqions du Livre où le néophyte se purifie et gravit peu à peu les qradins de la connaissance. L'au-delà irlandais aurait suivi une évolution conceptuelle conforme au mouvement de l'histoire. Et en soi, il est intéressant de le situer ainsi par rapport à un cursus universel. A le suivre, on pourrait Drédire u'il lui reste une dernière métamorphose à accomplir, celle où il s'enracine dans le présent et le vécu s'il veut continuer à exister, selon Hulin.

Dans la première partie de notre chapitre, nous obtenons que l'au-delà irlandais est aux antipodes de la modernité ou au mieux, s'y adaPte, sans jamais l'annoncer et le conceptualiser, se fabriquant après coup. Il demeure davantage dans la sphère des croyances anciennes dont l'humanité a du mal à se débarrasser que dans une zone productrice et inventive pour nos jours. Mais son appartenance aux croyances anciennes et à leur modernisation progressive mérite d'être étudiée de facon plus aDprofondie. En effet, à comparer ces textes irlandais avec les récites abondants et luxuriants des descentes en Enfer, des visites des cieux, à comparer aussi l'ossianisme et la renaissance celtique avec un courant littéraire tel que le romantisme allemand ou anglais, à faire de même entre les Errances d'Oisin et l'aventure d'un Merval dans Aurélia, on ne peut que laisser pencher la balance en défaveur de l'imaginaire irlandais dont le charme devient limité, voire épicentrique. Le sentiment de "passer à côté" d'un particularisme jusque-là mal défini l'emporte et nous convie à nous arrêter. Une série de différences apParalt ; la première concerne le fait que l'au-delà irlandais n'est pas lié à une expérience de la mort, dans sa forme primitive légendaire. Tous ces héros qui ont accointance avec l'au-delà, Ossian, Bran, Cuchulainn, St Brendan, etc., ne meurent pas, ne sont pas dans un état similaire de la mort, mais en pleine jeunesse et force. Reste à savoir si leur aventure est assimilable à une initiation où, comme le disait Hulin, le héros apprend à mourir afin de vaincre sa peur. Mais dans leur voyage et relation de ce voyage, on ne voit jamais qu'ils subissent un dépouillement ascétique, qu'ils abandonnent leurs désirs et leurs représentations mentales, qu'ils se privent et souffrent : bien au contraire, l'abondance et la joie les accompagnent, et leurs "épreuves" servent à magnifier leur individualité. L'au-dela irlandais des légendes et mythes n'appartient pas au besoin humain de conclure la vie, de deviner ce qu'il y a "après", etc. Il est, rappelons-le, à côté de l'existence humaine, et non à sa suite. A quoi peut-il bien servir ? Telle est la véritable question.

Une autre différence réside dans la représentation spatiale de ces lieux. L'au-delà en se compliquant par suite du progrès des civilisations,ise hiérarchise, se précise, a des étages variés, possède une géographie souvent labyrinthique - où s'entrecroisent les niveaux et les formes - Ce qu'inaugurent _Macpherson et les tenants du celtisme, c'est à

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l'inverse un espace transhistorique, uniforme, une variante de la place publique où chacun est au même niveau et où tous se retrouvent. Tout est noyé dans une globale indifférenciation, une ambiance charmeuse, à la manière de la buée qui encombre les images de nos souvenirs d'enfance. Les critères d'une particularisation manquent et cela gêne pour identifier cet au-delà même lalcisé et modernisé avec d'autres formes imaainaires. Cela ne tient ni de la science historique (ou de sa pratique sous l'aspect d'images d'Epinal) ni de sentiments religieux qui, tous deux, donneraient un contour spatial précis à leurs créations. L'évocation de lieux désolés, de landes battues par les vents, de lacs éclairés par la lune, pour originale qu'elle fût en son temps, ne reflète aucun concept solide. C'est une steppe où courent des ombres là où l'on attendrait un lieu quadrillé et organisé par une forte cohérence. L'au-delà irlandais n'est donc pas un espace construit pour imaginer le passé ou l'avenir, mais un lieu qui se vide, s'éteint, comme une parenthèse se rétrécissant. On peut bien se demander quelle en est la raison. Il ne permet pas de fonder une eschatologie ni un Devenir, il vise à réduire la réalité et à l'éroder, à l'abstraire de ses formes et contenus, au lieu de l'achever ou de 1 affirmer dans un sens. Cela se voit à la représentation de son espace uniformisant le réel. A titre d'illustration, prenons le romantisme européen qui crut en la peinture originale de moeurs barbares par Macpherson, puis s'en détourna pour lui préférer le drame national, le pittoresque oriental, l'insurrection, le tourment amoureux, le culte du progrès. La couleur et le réalisme auront raison des monotonies : un au-delà lyrique, historique marqué par le relief des figures et l'idée de progrès, remplacera l'au-delà macphersonien figé et hermétique aux humains. Cet espace laic se refuse aux hommes, il échappe à leur besoin de prospective, d'intentionalité, de visées sur le monde pour une mainmlse sur l'histoire, et il ne permet pas d'établir une durée ou épaisseur temporelle comme on le voit avec les "au-delà" qui servent à un éloignement, à définir une distance nonimmédiate, un déploiement et une succession. Pensons aux croyances égyptiennes qui, en éloignant l'au-delà, donnent à l'existence le sentiment d'une plénitude éphémère et en consolidant la réalité par raport à l'incertitude future. D'où des notations précises d'espaces à traverser, à parcourir, dans le but de définir un déroulement possible transposable au monde. L'au-delà irlandais ne servant pas à cela, on peut s'interroqer sur sa fonction.

Ni expérience d'une survie après la mort, ni élaboration d'une perspective historique (ce seront des réactions à la superchèrie de Macpherson qui bâtiront une sensibilité historique, mais l'oeuvre en soi ne permet de concevoir aucune philosophie de l'histoire), l'au-delà irlandais ne permet pas non plus de réparer un déséquilibre dans la vie éveillée, si on le raproche de son dernier avatar dû à Yeats, où il s'assimilerait àlanotion d'inconscient et de désirs refoulés. Dans ce dernier type d'au-delà, l'on assiste à une redéfinition des rôles après la mort, à une Justice transcendante, à la Révélation des Secrets de l'univers. L'inconcient négligé par le Moi conscient qui impose sa censure aux désirs interdits, par un renversement, affirmerait un domaine où le moi obéirait aux injonctions de l'âme comme des instincts. Mais pour arriver à ce stade, il faudrait se priver de toute linéarité, de tout assemblage minutieux, éviter les liaisons proaressives et ordonnées pour que, dans le heurt et la confusion des pensées et des ots, une forme fragmentaire faite de mélanges quotidiens, de notations ordinaires, d'erreurs imprévues s'installe. Rien ne doit venir justifier ce long épanchement désordonné et se suffisant, replie sur son propre cours parce que le Moi conscient doit battre en retraite et laisser la place à ce qu'il obture avec force. De cette délivrance soudaine, on peut espérer un rééquilibrage des forces et la découverte de mécanismes rofonds et jusque-là voilés dans l'être humain. Cette fonction cathartique et réparatrice, digne d'une cure,

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n'est pas présente dans l'au-delà proposé par Yeats parce que l'activité consciente, symbolique, prime sur l'écoute fidèle de l'inconscient. Certes, comme on l'a vu, de nombreuses images sont en rapport avec les désirs et les interdits refoulés (circularité des îles, l'eau laiteuse de la mer, la femme épouse et mère, etc.), mais cette "matière" n'est Das brute, elle est utilisée à des fins conscientes pour enrichir une thématique et une composition très régulière. Cet au-delà n'est pas un reflet exact de ce qui s'agite en nous, nous privant d'un témoignage ou d'être aux sources de nos fantasmes, mais il reconstitue une aventure au milieu du désordre existant, impose un cheminement au sein du foisonnemet des formes. Les associations étranges et fortuites, le danger de la folie, l'afflux de souvenirs enfouis que l'on trouve dans Aurélia de Nerval, par exemple, sont totalement absents de l'oeuvre de Yeats, ce qui explique peut-être la célébrité moindre dont jouit ce poème de nos jours - l'au-delà décrit ne joue pas le rôle que l'on pourrait attendre d'une oeuvre effectuant une exploration de terres inconnues. Dans ce genre de situations, qui valent pour le quatrième type d'audelà, la romesse d'une révélation ultime est assurée ou annoncée. On chercherait en vain, ce message dans les Errances d'Oissin parce que l'aventure ne s'accompagne d'aucune purification mais d'un constat d'inadéquation. L'au-delà décrit ne vise pas à réhabiliter un mode de l'être humain, il ne s'inscrit pas dans une volonté de dire ce que l'on n'ose, il permet la localisation d'un récit romanesque comme un support docile au lyrisme poétique. C'est un lieu malléable, n'offrant point de résistance, de heurts et de sauts, proprement continu. Il n'autorise que peu à parler d'une "plonaée dans l'inconscient" ou d'un regard porté sur les mystère de l'univers. Tout au plus, l'on aurait en lui l'inscription d'une expérience psychique.

C'est pourquoi, vu l'écart qui sépare ces différentes conceptions de l'au-delà irlandais, de ce que l'on serait en mesure d'escompter avec des représentations classiques, il nous faut conclure que loin d'être moderniste, loin d'être passéiste, cette notion a une autre raison d'être. Décevante dans le cas où on le supposerait moderne, inadapté dans le cas où on l'estimerait ancienne, elle échappe à ces déterminations. Sa fonction n'est point de proposer une référence stable et centrale que l'homme se plait à imaginer après la mort, une explication du devenir, une exploration de sa vie psychique, mais ce n'est pas non plus un refus du centre, une destruction de tout point ultime, une apologie de la liberté réservée à l'homme pour édifier ses table de valeur et admettre ce relativisme, une défense de l'apparence et de l'informel, qui caractérisent l'au-delà irlandais. Ce qui frappe, c'est la différence qui existe entre cet espace-là et ceux qui étaient décrits dans les navigations traitées. Dans ces dernières, des centres attracteurs s'oDposaient jusqu'à un point de rupture nécessitant l'apparition d'une figure spatiale précise (catastrophique) et la transformation des êtres et des choses. Une création de formes en résultait. Ici, l'au-delà est sans distorsion ni violence, profondément continu, sans les conflits que nous avions rencontrés. C'est de cette différence qu'il faut partir pour déterminer la fonction de l'au-delà en question.

c) Un lieu de stabilité maximale :

Pour cela, en prenant le support du poème de Comyn Le lai d'Ossian sur la Terre de Jeunesse, écrit au XVIIIe siecle, nous corrigeons un plus ou moins grand oubli dans l'étude de la culture irlandaise : nous avons traité de l'Irlande paienne, chrétienne et nationaliste dont la créativité montre la particularité de devoir se métamorphoser par suite de conflits idéologiques. Cela ne saurait recouvrir tous les aspects de son histoire littéraire. Le poème de Comyn a cependant une sorte de position équidistante entre les trois périodes étudiées (d'un point de vue abstrait et non chronologique) : il puise au

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fond celtique soumis au passage d'une culture dans une autre:il s'enracine dans l'expérience chrétienne à l'origine des voyages en mers vers l'au-delà ; il annonce la magistrale reprise du thème par Yeats fondateur de la renaissance celtique. La traduction anglaise aue nous en avons, donne un état du texte gaélique (placé en face) que nous pouvons juger comme suit : une langue soignée, maniant les répétitions à la manière d'échos bien menés, un sens du récit dû au suspens menacé, peu de métaphores, peu de détails descriptifs, une dramatisation progressive de l'histoire. A défaut de pouvoir évaluer les connotations des mots gaeliques, les rvthmes et les sonorités des phrases, il nous reste l'impression d'une importance apportée aux verbes d'action coniugués, rarement à l'infinitif (ce qui aurait pour résultat de les abstraire), se succédant sans beaucoup de compléments ni liaisons subordonnantes. Le trajet, le mouvement sont privilégiés comme dans un récit d'aventures assez rapide, s'enchalnant sans discontinuité ni retours ni arrêts. Ce serait comme une trame attendant d'être enrichie des rêveries qu'elle indique et prépare, et d'une cohérence supérieure qu'elle n'ose avancer. Mais cette transparence classique de l'écriture ne doit pas nous faire méjuger l'oeuvre qui offre une fascination à nos consciences, et nous nous devons de savoir si cette dernière est suffisante et utile.

Supposons que la fonction de l'au-delà soit de nous retirer d'un centre attractif stabilisé, auto-référentiel, plénitude pour soi. Pour cela, il faudrait exercer une force attirante, produire un mirage coloré et envôûtant, agir sur nos sens et notre esprit. Lorsque la modernité se refuse à envisager un centre transcendant, à être une pensée du centre, elle effectue de fait une insularité identique à l'objet critiqué puisqu'elle s'installe dans le jeu de miroirs des apparences infinies auquel elle prête la valeur d'éternité suffisante, d'illimité foisonnant, de rapprochement sans fin. C'est à une stabilité négative qu'elle convie, niant toute force et forme contraires, définissant le mouvement comme le reflet changeantdes points de vue et non comme une instabilité soudaine et extrême. Lorsque la philosophie classique, de son côté, privilégiait l'oraanisation en plans hiérarchisés et enchainés l'un à l'autre, des êtres et des choses, le tout tributaire d'un Dieu englokant l'ensemble et l'animant, elle pratiquait la même politique de stabilité (positive cette fois-ci) fermée sur elle-même. L'au-delà, dans les deux cas, conviendrait à une tentative de déstabilisation se refusant à poursuivre et conclure l'oeuvre d'annexion de tout système. Reste à savoir comment fasciner, provoquer un sursaut d'attirance, une voie nouvelle. Les recettes imagées seront celles qu'illustre le poème de Comyn. Il suffira de les conceptualiser, si telle est la fonction de l'au-delà.

Ossian, le héros, est une fois de plus en train de participer à une chasse : tous ses comragnons, les Fianna, forment un groupe serré autour du roi Finn ("Un jour, nous, les Fianna, étions tous assemblés : il y avait le valeureux Finn et ceux qui vivaient là" (25). Les arbres sont en fleurs, un daim court devant la meute, la scène a lieu près d'un lac. La seule ombre au tableau est le rappel de la mort de compagnons et d'Oscar, fils d'Ossian. Sinon, rien d'anormal ne semble affecter ces existences. Une grande stabilité règne : un roi, des guerriers, une activité habituelle (la chasse). Rien d'autre ne pourrait être inventé comme mode de vie. Ce qui est, suffit, quand surqit de l'Ouest une cavalière au port royal sur un coursier éblouissant. La fascination la plus efficace que l'on puisse exercer, se résume par l'image d'une femme : venue d'ailleurs, très belle, des cheveux blonds bouclés, des yeux bleux, richement vêtue, montant un cheval ferré d'or. L'effet de surprise est immédiat.

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Nous noterons seulement combien "l'appât" est banal, et correspond parfaitement aux désirs les plus immédiats d'une société de guerriers et chasseurs (indépendance, monture splendide, aspect formel, - soit de quoi susciter l'envie de posséder. Cette femme se présente : Niamh, fille du Roi de la Jeunesse :

"is mé inghean cailce Riah na -Og", soit mot à mot "je suis fille noble du Roi de la Jeunesse",

désireuse d'épouser Ossian en raison des prouesses qu'il accomplit et dont elle a entendu parler. Ce brin de flatterie même sincère, qui fait naitre le sentiment d'être désiré et attendu, ne peut qu'accroltre la fascination. Un deuxième niveau de fascination apparait peu après ; grâce à la peinture du royaume de l'au-delà que retracent les quatrains 27 à 36. Chaque strophe débute par un "Tu obtiendras" ("Do gheabhair...") suivi des cadeaux et merveilles qui attendent Ossian. C'est à une véritable fête des sens qu'il est convié : printemps éternel, musique mélodieuse, or et argent, etc. Son goût de la possession de richesse bien adaptées à ses désirs est entretenu : Ossian aura une épée, une cotte de maille, des centaines de vaches, une suite de domestiques et de compagnons de sa valeur. Cela constitue un ensemble bien conforme aux rêveries qu'un guerrier peut s'accorder. Aucun élément externe ne vient heurter cette douce harmonie promise et complète. Nous somes dans l'univers du Même.

Après le moment douloureux de la séparation, d'autant plus douloureux que rétrospectivement plus aucun espoir de retrouver le monde de Finn apparait à Ossian, notre héros voyage à travers la mer.

strophe 48 : "La mer calme refluait devant nous,et se refermait en lames derrière nous";

"do thraigh an mhin - mhuir romhain,'s do lion 'na broinntibh iona'r n-diagh"),

au milieu de spectacles étranges (des cités et des châteaux, un chien aux oreilles rouges poursuivant un faon, une jeune femme tenant à la main une pomme d'or, une autre vêtue d'un manteau de pourpre tenant une épée au pommeau d'or) qui demeurent pour Ossian sans signification bien qu'il questionne Niamh à leur sujet. C'est d'ailleurs un des passages les plus réussis du poème : ces brèves images aux couleurs chatoyantes ont un pouvoir évocateur manifeste (strophes 48 à S4). Fascination du mystérieux : un événement a lieu ont on ne connait ni la cause ni l'origine, mais on peut supposer qu'elles sontlointaines, antiques ou d'une essence supérieure. De même, en cours de route, Ossian et Niamh s'arrêtent en un château dont la princesse, fille du Roi de Vie, est prisonnière d'un géant Fomoire qui lui interdit de rentrer chez elle. La scène a quelque chose de fantomatique et d'irréel parce qu'Ossian se sent élu pour la délivrer de son oppression en affrontant le géant. Cette jeune reine est "égale en splendeur au soleil", son désespoir navrant appelle une réparation de ses droits. Tout en elle a l'air diaphane, fin, insaisissable, et s'oppose à la brutalité sauvage du géant. C'est une source de fascination non négligeable et nouvelle pour notre héros : la gloire d'une action valeureuse et juste. Le nouveau "piège" fonctionne pour l'amener à "s'enfoncer" davantage dans l'au-delà. Après la victoire, la fête et un sommeil réparateur, Ossian et Niamh repartent mais sans savoir "si la jeune reine retourne dans la Terre de Vie" (strophe 80 - "no an fnill fein go tir na m-bed"). L'inconnu d'un destin laisse une impression d'inaccompli propre à la rêverie. Le séjour sur la Terre de Jeunesse fait appel à un autre moyen de séduction : richesse, douceur de vivre, sentiment d'accueil et de

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convivialité, abondance de couleurs et de bâtiments, etc., sont supplantés par la naissance d'une descendance. Ossian a de Niamh, son épouse, deux fils et une fille auxquels il donne les noms de Finn, d'Oscar (en souvenir de son père et de son fils sur terre) et de Plurnambam ("Fleur des femmes"). Visiblement, Ossian éprouve un grand attachement pour ses enfants (strophes 103 à 107). Tels sont les différents niveaux d'une conduite de la séduction : beauté féminine, gloire, vie facile dans l'abondance des biens, affection paternelle. A les regarder, on est partagé entre l'idée que ce sont des attraits conformes à un idéal commun à une époque, et aussi que ce sont des tendances générales en l'homme dont l'existence réelle n'est pas toujours aussi comble et qénéreuse.

Le premier repère temporel apparalt lorsque le héros est animé du désir de revoir Finn et ses compagnons comme si seul le désir amenait à prendre conscience du temps et comme si son absence dû à un bonheur complet niait le temps : citons donc la strophe 107 que nous traduirons au plus près

"Je consumais une période étirée dans le temps(do chaithear treimhse fada cian),

trois cents années et bien plus (tri chead bliadain agar nior mo)

jusqu'au jour où je pensais que mon désir était (gur shmaonigh me go mba d'e mo mhian)

de voir Finn et les Fianna vivants."(Fionn 'san Fhiann d'fhaicsin bed.).

Mais rien dans cette déclaration n'indique la raison secrète de ce désir. Sa soudaineté surprend et provoque un certain malaise. Yeats, dans son poème, nous préparera davantage à cet instant fatidique parce que Niam ne réussira pas, malgré les trois iles qu'elle fera visiter à Usheen, à lui faire oublier ses compagnons de jadis : chaque aventure dans une lle sera scandée par le regret exprimé d'Usheen de ne plus être avec les Fianna. Ici, la coupure est plus sèche et semble se justifier moins par la nostalgie que par l'intrépidité du héros persuadé qu'il reviendra sans encombre :

Strophe 114 : "Que pouvons-nous craindre, ô reine éclatanteLe blanc coursier à mon serviceM'apprendra la route sans malet me ramènera sain et sauf à toi (26).

Dans ce désir, Ossian montre que la leçon essentielle d'une existence lui a échappé, à sàvoir la nécessité de choisir et l'impossibilité de tout maintenir dans le même plan de virtualités offertes. A un espace unifié, non conflictuel, d'où les choix irrémédiables semblent absents, succède la découverte finale d'une cassure dramatique. Niamh, par trois fois, lui recommande de "ne pas quitter son cheval", "de ne pas poser pied sur le sol", "de ne pas allèger la monture du poids du cavalier" (strophes 115-116-117), de crainte de vieillir sur le champ. Le foyer en bordure de l'Ile de Jeunesse (autre foyer stable et unifié) est d'une autre nature.

Le récit s'aventure vers la rencontre de ces deux régimes et le passage de l'un en l'autre modifiera celui qui le franchira, comme nous le savons par ailleurs. Nous n'en aurons pas ici une approche théorique mais se découvre la logique ou la fonction de ces "au-delà" : à forte dose rationnelle ou imaginaire, ils décrivent un état de stabilité inconnu dans la vie mais espéré que la raison et l'imagination tentent de construire, par une

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optimisation de leur donnees (combinaison et emboitements des faits de facon la plus efficace). L'au-delà est une surface imaginaire lisse, a-temporelle, immortelle que le penseur ou le poète bâtissent comme le support idéal à leurs projets qui ne doivent renconter qu'une opposition et une contrainte minimales. Loin de nous retirer, comme nous le supposions, immédiatement et par fascination des stabilités imaginaires et rationnelles, il sert en premier lieu à renforcer ces dernières, à les augmenter à l'extrême.

La suite du récit aboutit immanquablement à la chute d'Ossian qui supporte mal de voir l'Irlande modifiée, devenue chrétienne (strophe 127 : "Si j'étais resté, ô Patrick, ce que j'étais, en ce seul jour, je pousserais tous les prêtres à la mort, et aucune tête ne resterait sur leur cou après moi") parce que la construction d'une stabilité parfaite est chose pénible et qu'il est difficile de la voir détruite, dès que l'on a "le dos tourné", que l'on s'abstrait de la réalité en fait. Ossian découvre qu'il est un objet de légende pour les irlandais d'alors qu'il trouve affaiblis et sans force. Il refuse aussi l'intercession de St Patrick de prier pour ses compagnons poursuivis par les démons en Enfer, ce qu'il estime impossible vu qu'aucun ennemi n'a pu vaincre Finn son roi. Deux logiques s'affrontent et sont incompatibles dans leurs créations respectives, dans leur cohérence stabilisante, aimerait-on dire (strophes 139 à 147). Le jugement dépréciatif d'Ossian sur le manque de vigueur des hommes chrétiens, provient du fait que tout centre stable s'estime certitude totale et envisage de classer le reste dans l'incertain et l'illusoire. Aussi, Ossian soutient que plus de trois cents hommes assemblés étaient incapables de soulever une large dalle de marbre, que certains même défaillaient sous le poids, que l'un deux l'appelle au secours pour les sauver d'une mort prochaine. D'une seule main il se saisit de la dalle mais une sangle casse sous le cheval et cela le fait tomber au sol. La prédiction de Niamh s'accomplit et tandis que le coursier s'enfuit, l'âge s'abat sur Ossian, le terrasse:

strophe 158 je perdis la vue (de mes yeux),Ma forme, mon maintien, ma vigueur,J'étais un vieil homme, pauvre et aveugleSans raison, ni sens, ni destination" (27).

L'explication que nous en donnerons est conforme à nos analyses précédentes où l'on montrait que le passage d'un foyer à un autre s'accompagne d'une métamorphose. L'audelà conçu autour d'Ossian comme forme stable a vieilli et doit laisser place à une autre construction.

Diverses remarques sont maintenant possibles concernant le rôle de l'au-delà en général. Le poème de Comyn n'a pas la luxuriance verbale et imaginative de l'oeuvre de Yeats Les Errances d'Oisin, mais il présentait pour nous une structure plus facile à appréhender et une "nervuration" plus évidente, moins cachée par le grand art de Yeats. Il n'empêche que le résultat acquis ici, s'applique à cette seconde version du voyage d'Ossian, plus moderne et féconde.

En outre, il s'agit de savoir si cette interprétation peut être vraiment généralisée aux autres "au-delà" (celui du sid, celui de l'ossianisme) que nous avons relevés dans la littérature irlandaise. Or, placé à l'intérieur de cette problématique (description d'un état de stabilité maximale et projection d'intentions rationnelles et imaginaires sur un espace indifférencié), l'au-delà se comprend mieux qu'auparavant où nous cherchions à savoir s'il était moderne ou non. Le "sid", première forme d'au-delà rencontré,

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n'apportait ni une théorie de l'âme bien précise ni une vision très évoluée de l'expérience de la mort : ce n'était ni une idée actuelle ni une illustration heureuse des croyances anciennes. Il apparait maintenant bien comme un espace parallèle, à l'écart de toute relation avec une rupture (modernité oblige) ou avec un passage (de la vie à la mort, selon l'antiquité), parce que sa nature est d'établir une stabilité totale et donc d'éliminer tout élément instable comme une séparation de l'âme et du corps, un transfert d'un centre à un autre, un passage de vie à trépas, du sommeil à l'éveil, etc. L'au-delà se prête à nos désirs, il est le lieu de leur jonction, si bien qu'il suffit de se laisser porter pour l'atteindre selon un voyage lisse, facile, sans durée.

L'autre au-delà, celui de l'ossianisme, né d'un rapt et d'une supercherie, proposait un état de société originelle sous une forme mythique, qui, fonctionnant comme référence (à la manière de l'état de nature selon Rousseau), lui interdit la modernité. D'autre part, il illustrait mal le besoin d'un sens que donnent à l'histoire les "au-delà" plus élaborés des religions anciennes, déjà en mesure de construire une eschatoloaie. Mais à l'étudier autrement, on s'aperçoit que cet espace neutre, décoloré et monotone, d'où de vrais repères temporels sont exclus, est aussi une formulation d'une forte stabilité qui correspondait clairement aux goûts esthétiques de l'époque, à leurs préoccupations morales et philosophiques. Il allait dans le sens de l'attente d'un public amoureux d'une primitivité édénique, voué à l'expression des passions funestes, célébrant la joie d'être triste et la lamentation. Il ne saurait alors être question de conflits aux causes détaillées, de changements de croyances, de conquêtes ou de révoltes, qui traduiraient toute une instabilité.

Le dernier au-delà choisi, celui des Errances d'Oisin , est très proche de celui que nous avons étudié dans le poème de Comyn, de sorte que nous y reviendrons à peine si ce n'est pour dire que cette zone malléable aux désirs du héros, d'une grande plasticité à ses impulsions, ne pouvait, en effet, faire figure d'inconscient dont on sait qu'il subit les interdits et les pressions du Surmoi conscient, d'où des tensions et des lésions profondes. La régularité proaressive des images laisse au lecteur une impression d'unité constante, de déroulement sans heurt, d'évolution permise et contrôlée. Il était nécessaire qu'une continuité soit retrouvée entre l'Irlande ancienne et moderne, ne serait-ce qu'en empruntant un trajet rêvé.

Ces formes "d'au-delà" - car il en existe d'autres comme le montre Hulin - ont donc une fonction précise : décrire une stabilité parfaite. Reste à savoir les motifs, quels buts et quelles utilités ils possèdent. L'articulation que nous proposons est la suivante : puisqu'ils forment le prolongement continu des constructions imaginaires et rationnelles, ils offrent un espace parfait (car sans résistance) à leur développement total et infini, mais cela aboutit à une mise entre parenthèses de la réalité, à une éduction des différences, à une ataraxie mortelle. Toutefois ce travail n'est pas négatif, il permet non seulement de s'arracher d'un domaine dont on découvre les limites, mais aussi de construire les futurs états de tension, en provoquant destruction, confrontations, prise en compte de nouvelles contraintes, formation de nouveaux centres d'intérêts. L'audelà qui a réduit le monde aux désirs que l'homme porte durant son existence, suscite des réactions, dont celle de repeupler la réalité. C'est une étape nécessaire pour qu'intervienne le besoin de repenser les rapports entre les faits, et de reconna;tre "l'oublié et l'exilé", ce qui n'avait pas demeure en nous, en notre conscience. La pensée acméenne peut alors se mettre en marche après avoir visité ces terres extrêmes d'abord ennemies puis offrant l'occasion de dépasser les systèmes qu'elles illustrent, et d'en

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dynamiser les valeurs. L'au-delà est un premier espace géométrique, simplifié, propose au regard critique pour une transmutation des "objets" qui sont placés sur lui. Il est comme l'apprentissaqe nécessaire à l'acméité pour qu'elle exerce ses pouvoirs d'interrogation et de maitresse insurpassable à nouer les nouvelles problematiques. Le procès de la pensée devient alors vraiment une aventure.

Cette aventure n'est pas désordonnée puisque les formes de l'au-delà ne sont pas illimitées, mais que nous en avons ici reconnu trois. Elevons-les au rang de paradigmes ou d'archétypes : l'oubli du monde, l'intemporalité, l'illusion factice, soit trois périls qu'il nous incombe constamment de repousser mais qui, diffus, seraient invisibles, intraitables, et qui, condensés, deviennent l'objet d'un entendement fructueux. L'au-delà est moins un signe alarmant qu'une invite au sursaut. Il expose ce qu'il y a de commun dans nos croyances d'un moment, dans nos réponses en face de l'inconnu, non pour que nous nous y mirions, mais afin de nous en saisir et d'amener à faire naitre ce qui est étouffé.

Aussi une époque qui se refuse à édifier un "au-delà" est une période qui craint le danger d'une saisie globale de ses idées-forces laquelle commanderait une remise en cause et un effort de tension douloureux Peut-être lui est-il difficile de procéder ainsi parce qu'elle n'a pas encore achevé ses conflits antérieurs ? ais il faudrait édifier toute une stratégie de la séduction où, comme Ossian, fascinée, elle s'enfoncerait et se reconna;trait, et se condamnerait. Cet au-delà serait en miroirs brisées, en ruines et fragments, en déconstruction diverses, jusqu'à former un nuage de poussières de sable chatoyantes ou une danse de particules en rupture de combinaisons. Sur cette surface nous poserions comme moyens de nous arracher à cette attraction fractionnante, et libératrice, le souci d'une harmonie des formes et de leur apparition-disparition jusque-là incessantes et considérées comme pur jeu sans raison d'être ni d'autre origine qu'une torsion conflictuelle. Et s'il fallait débattre ici du divin, qui ne saurait plus avoir une place centrale ni médiane, il suffirait de le poser comme un attracteur immatériel nous invitant à nous transformer, en effectuant continuellement un saut d'un de nos "au-delà" humains et achevés pour nous affirmer comme des êtres en chemin.

 

 

Ce chapitre a eu, dès le départ, pour but de replacer l'au-delà irlandais tel qu'il se présentait dans un contexte problèmatisé. Trop souvent, la description prime sur la réflexion dans ce domaine et si l'on est peu enclin à apprécier sans s'interroger, il fallait remettre cette notion sur "la table de travail".

L'au-delà s'inscrit dans une double perspective ; moderne, il disparait ; ancien, il est lié à l'expérience de la mort. Nous espérons avoir montré que l'au-delà irlandais se pliait mal aux problématiques modernistes et classiques.

C'est, une nouvelle fois, lié aux possibilités rationnelles et imaginaires que l'au-delà irlandais exprime son apport. Il optimise des données, prolonge l'imagination (et,

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semble-t-il, la raison, quoique nous n'ayons pas avancé de preuve) en offrant une surface parfaite, non contraignante, a-temporelle, bref unestabilité totale.

Est-ce dû à l'activité imaginaire et rationnelle ? Dans un sens, certainement mais cela convient surtout à notre faculté intellectuelle acméenne, qui dramatise et problématise ce qui est un aboutissement et une voie sans issue. Cela lui sert, en effet, de reflet simplifié des constructions imaginaires, et l'arme pour opérer une destabilisation ; en se plaçant juste à côté, comme St Patrick, à côté d'Ossian, un système chavire. Et si l'on ne savait que cette disparition s'accompagne de formes nouvelles en train de na;tre, on aurait lieu de résister à l'entreprise acméenne. Mais il n'en est rien, comme les navigations nous l'ont appris (que l'on se souvienne aussi combien les notions d'au-delà étaient imbriquées à leur projet).

L'au-delà est bien une terre commune, menant à une interrogation et un renouvellement. S'il disparait depuis un siècle en Europe, ne serait-ce pas en raison d'un refus ou d'une incapacité européenne à entreprendre un renouveau ?

Certainement, les périodes de ce genre ont dû exister dans son histoire ; l'au-delà irlandais nous rappelerait que, sans sa présence, l'invention et la liberté se perdent. L'histoire de l'Irlande le prouverait à contrario.

CONCLUSION dela troisième partie

Bâtir une interprétation des faits littéraires, afin de saisir les particularités et l'essence de la littérature irlandaise dont la critique n'a jusqu'à présent que décrit la fascination, présente plusieurs risques. Le principal est celui du dogmatisme de vouloir plier les faits à une certaine idée. Nous nous sommes défendu par la recherche constante de ce qui, dans certaine oeuvres irlandaises, pouvait" renvoyer à une universalité. Ce n'est pas en détaillant un ensemble de différences que l'on définit l'apport d'une littérature à l'humanité. La contribution irlandaise est dans la résolution de situations conflictuelles qui ont valeur de modèles généraux. Bien sûr, l'élaboration ne s'est pas faite intellectuellement, mais elle a lieu dans le vécu et le créatif : l'analyse souvent bloque l'invention : ici, la "pratique du conflit" a été intégrée comme un moyen de créer. La théorie a cédé le pas à la création, se soumettant ainsi à l'urgence et à la diversité de la vie au dépens de la vacuité des traités et des discours. De toute façon, une forme de pensée se développe dans les oeuvres littéraires, au moyen de matériaux différents des instruments conceptuels toutefois.

Le résultat n'est pas de convier à célébrer un "miracle irlandais", une "celtitude", ou une "irlandité". La richesse est plus forte si l'on s'abstient de ce nationalisme commode. En effet, comment penser que le passage d'une culture dans une autre ne s'est produit qu'en Irlande ? Ce passage empruntait une figure catastrophique qui l'affectait et l'orientait. Nous n'avions plus à regretter la disparition d'une culture dans une autre, à rechercher les traces résiduelles encore pures, et à accabler la culture victorieuse de tous les péchés. Il suffit d'estimer qu'une transformation a bien eu lieu, au sens d'une naissance de formes que l'ancienne culture a prise pour exprimer, et qu'elle n'avait peut-être pas au départ. Sa proximité d'un centre attracteur, l'a donc vivifiée, agrandie, l'a rendue plus originale. Si nous posions par exemple, en départ, un modèle indo-européen, il suffit d'étudier la mythologie irlandaise pour comprendre combien elle en est éloignée et indépendante. Mais cette originalité emprunte une voie archétypale, mythique. Rien

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n'empêche de supposer qu'ailleurs le même phénomène s'est produit, et que la littérature irlandaise peut servir de modèles à de tels éclaircissements. ne problématique s'ouvre alors, exportable pourrait-on prétendre.

Et s'il n'y a pas passage, il peut y avoir conflit ouvert et naissance d'une forme intermédiaire, ou bien un processus de délivrance face à une entreprise tyrannique, réductionniste. Ces trois moments historiques ont été décrits dans les deux premiers chapitres comme trois structurations essentielles explicitant l'allure et la tendance des oeuvres de ces périodes : présence de mêmes thêmes, d'images ou de références mythiques en soi révélatrices. L'on sent donc combien certaines littératures qui, historiquement, ont connu cegenre de conflits culturels (les dernières en date pourraient être celles des pays colonisés et devenus indépendants) présenteraient des similitudes avec les phénomènes irlandais. Mais ce qui restera propre à l'Irlande, si une expérience était utilisée à d'autres cieux, c'est un constant effort de dépassement de l'immédiate réalité, non qu'elle soit jugée insatisfaisante en soi (elle est très souvent effroyable). L'insuffisance provient de nos méthodes pour en rendre compte et l'imaginer. Mais surgit un "audelà" qui concrétise tout ce qu'il est possible de rêver et d'assembler pour un lieu idéal à un moment historique donné. C'est une forme d'encyclopédie d'une réalité pleine et achevée. Mais il s'agit d'une première étape d'un mouvement insurrectionnel plus fort et dramatique : la réalité se recolore et se nervure ainsi d'une vérité retrouvée. Le poème, Les Errances d'Oisin, de Yeats précède l'apparition du Théatre de l'Abbaye, et la féérie du soliloque non-contredit se mut peu à peu en dialogues tragiques et en réparties où grandit la part de l'émotion et de la violence. "L'au-delà" ainsi conçu, il nous semble un trait spécifique de la littérature irlandaise. Est-il observable ailleurs ? Nous ne le croyons pas... car il faudrait trop de facteurs pour en réaliser le même fondement. Sa banalité et sa facilité sont un piège ; il entraine une remise en cause, une déstabilisation, il suscite l'appel d'une tension du monde, d'un agrandissement de l'horizon dont rendra compte une navigation "imaginaire". Ossian se métamorphose en Ulysse dublinois ou en Balladin du Monde occidental.

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suite CONCLUSION GENERALE

Notes :

(1) Dans cette perspective, l'au-delà peut être ldentifié à l'Etre, par rapport au mouvant Devenir, à l'Ame par rapport au corps, au sujet par rapport à l'objet, etc.

(2) Dans L'Ecriture et la Différence : Une citation proposée paracques Derrida peut bien éclairer l'attitude moderniste (p 15 note l).G.Picon parlant de l'oeuvre d'art écrit: "Avant l'art moderne, l'oeuvre semble l'expression d'une expérience antérieure, l'oeuvre dit ce qui a été conçu ou vu ; si bien que de l'expérience à l'oeuvre, il n'y a que le passage à une technique d'exécution. Pour l'art moderne, l'oeuvre n'est pas expression mais création : elle donne à voir ce qui n'a pas été vu avant elle,- elle forme au lieu de réfléter."Ou bien : "le langage doit maintenant produire le monde qu'il ne peut plus exprimer". (Introduction à une esthétique de la littérature - I - "L'écrivain et son ombre" 1953).

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De même, à propos de Levi-Strauss et de la mythologie, Jacques Derrida célèbre dans cette démarche "l'abandon déclaré de toute référence à un centre, à un sujet, à une référence privilégiée, à une origine ou à une archie absolue" (p 419).

(3) On retrouve une thématique excessivement platonicienne: clest par la mémoire que l'on revient à la connaissance des idées contemplées par notre âme. L'oubli et le Léthé nous font vivre dans l'illusion d'un faux mouvement que l'on croit origine de formes nouvelles et variées.

(4) R. THOM (Modèles mathématiques de la morphogénèse):"Le but ultime de la science n'est pas d'amasser indistinctement les données empiriques, mais d'organiser ces données en structures plus ou moins formalisées qui les subsument et les expliquent. Dans ce but, il faut avoir des idées "a priori" sur la manière dont se passent les choses, il faut avoir des modèles... J'ajouterai, à l'usage des esprits soucieux de philosophie que notre modèle offre d'intéressantes perspectives sur le psychisme et, sur le mécanisme lui-même de la connaissance" (p 88-89).

(5)Que l'on pense à cet égard à la révolution linguistique opérée par F. de Saussure quant à l"'arbitraire du signe". Le signifiant est sans rapport avec le signifié. La langue est un système formel indépendant de contraintes qulelle ne s'est pas donnée. cette révolution intellectuelle a été étendue à bien d'autres domaines. L'auto-référence prime.

(6) La certitude que le Tout est plus que la somme de ses parties mène à des analyses trés différentes de celles conduites à partir de la vision inverse (recherche du "simple" pour reconstruire le "complexe"

(7) Les Druides - op.cit.p.271 et sq.

(8) La troisième fonction est dans les sociétés indoeuropéennes la fonction de l'agriculture, de la richesse, de la prospérité des troupeaux et des personnes.

(9) Voir le tableau que trace E. WINDISCH de "L'ancienne légende irlandaise et les poésies ossianiques" in Revue Celtique V.1881 p.70-93.

(10) VAN TIEGHEN, Ossian en France.

(11) P. RAFROIDI, L'Irlande et le romantisme - p 220-225

(12) Pluriel de "geis": injonction, interdit, "le sens spirituel est celui d'une incantation magique basée sur le pouvoir de la parole vivante, inscrit dans l'étymologie de "guidid", "il prie" et de "guth", "voix"".

(13) Ch. GUYONVARC'H et Fr.LE ROUX, op. cit. (Les Druides), p 392.

(14) Aspects of the Irish Theater, art. cit. - p 151-162.

(14) Jean RAIMOND, "Jim et Axel Heyst ou les mirages de l'ailleurs - deux avatars conradiens de Don Ouichotte et de Robinson" in Images de l'ailleurs dans la littérature anglo- americaine - p 77-96.

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(15) Y. BONNEFOY, L'improbable et autres essais. ("L'acte et le Lieu de la poésie" - p 123).

(16) H. ZIMMER, "Keltische Beitrage" in Zeits, - fur - Dtsche Alterthum - 1891 t. XXXV - p.1-172.

(17) J. GONDA, Les Religions de l'Inde - Védisme et Hindouisme ancien , Payotheque - Paris 1979.

(18) Transactions of the Ossianic Society - Vol.IV.

(19) The Educational Company of Ireland.

(20) Sa dette envers Thomas Crofton Croker (Popular Songs of Ireland, 1839) est évidente. L'on peut citer aussi les Mélodies Irlandaises de Thomas Moore (parues de 1808 à 1834) ou la référence à l'au-delà paien est donnée,et Charlotte Brooke (Select Irish Poems Translated into English - 1772). Voir P. RAFROIDI, op.cit. - p.231-247.

(21) CH. JOSEPH, "Les voyages d'Usheen" in L'Herne - p 129-145."S'abandonner aux eaux, c'est effectuer une plongée dans l'inconscient" (p 139).

(22) M. HULIN, La Face cachée du temps - L'imaginaire de l'au-delà.

(23) On a ce point de vue classique dans bien des ouvrages. Ainsi, Jacques Chevalier dans La vie morale et l'au-delà exprime cette réflexion commune : "les faits le ramènent ainsi à la conscience de cet appel vers l'au-delà qui existe chez tout homme, à cette répulsion pour le néant..., au sentiment que nous avons de la nécessité de la justice qui nous inclinent avec une force invincible à conclure à l'existence d'un au-delà où l'équilibre sera rétablie, où régnera la justice..." (p 192).

(24) Les Druides - op. cit. - p 365.

'25) v. 9-10:

"One day we, the Fianna, were all assembled,generous Fionn and all of us that lived were there"

La d'a rabhamairne vile an FhiannUn jour nous étions ensemble tous les Fianna

Fionn fial' sar mhair dinn annFinn le valeureux et ceux qui demeuraient là".

(26) "Cread ish eagal duinn, a rioghain blaith,'san t-each ban do bheith fa'm réir;mu'infid an t-eolush duinn qo shamh,a's fillfid slan tar n'air choghad fein".

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(27) La traduction anglaise de ces derniers vers ("without strength, understanding, or esteem") nous parait inférieure au texte en cet endroit précis. En voici le texte en gaélique :

"Do chailleas amhane mo shal,Mo dhealbh mo ghnuis ' s mo sgail,Do bhios am ' sheandir bhucht dhall,Gan bhrigh, gan mheabhair, gan aird '".

On notera combien l'aspect "formel" est soigneusement exprimé par l'auteur.Ainsi : "dealbh : forme" ; "gnuis : aspect, contenance" ; "gal" : valeur, force.De même, on a l'impression qu'Ossian "se vide" à l'intérieur:"bri" : énergie, signification" ;"meabhair" : mémoire, esprit, sens ;"air" : direction, attention, estime, signe".

CONCLUSION GENERALE

Mieux qu'un épilogue, c'est à un résumé des propositions émises que nous convions le lecteur. Cette opération de réduction, après l'inflation verbale qui permet de guetter l'issue entre différentes hypothèses, ne peut que servir à vérifier la cohérence et l'intérêt. Cela mesure aussi le chemin parcouru et réduit la désagréable impression qui résulte de la lecture des premières pages, une fois le travail terminé : à l'époque, rien n'avait le contour qu'il faudrait donner à l'heure actuelle, depuis que la recherche est effectuée Que de phrases inutiles, incertaines, dont la seule utilité réside dans une description d'un lent processus!

Mais cela est aussi le gage pour le lecteur que, loin d'avoir une idée préconçue, c'est d'un domaine commun et approximatif que nous sommes partis. Enfin, nous privilégierons moins les résultats au moyen d'un effort de synthèse que l'enchaînement des réflexions afin d'en tester la solidité. C'est à un ensemble de propositions que nous parvenons, parce qu'à l'exemple de nos navigations, nous avons "erré" en des considérations parfois éloignées d'une pure étude littéraire. Refaire le tracé de tels détours autorise la revendication d'une unité profonde, retrouvée, malgré des apparences contraires. Voici donc l'allure générale qui nous a conduit.

Etape 1 : Délimitations successives

Nous avons d'abord raisonné ainsi :

1 a) La navigation "imaginaire" que nous entrevoyons, a une position intermédiaire entre l'oeuvre réaliste et l'oeuvre purement imaginaire.

1 b) L'opinion et son contraire - le paradoxe - font d'elle à la fois une oeuvre de référence primordiale (pour une civilisation, pour une créativité), et une oeuvre déficiente (absence de perfections : c'est un périple inachevé.

1 c) Trois principes tirés de ces déficiences permettent de rassembler les navigations adéquates : l'errance (perte de temps en mer), l'a-politisme (ou éloignement des

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contraintes sociales et historiques), l'insuffisance logico-imaginative (littérature "en deçà" des possibilités rationnelles et imaginatives à sa portée).

1 d) La méthode n'est pas de "comparer" pour vérifier et établir les variations de fidélité à ces trois règles. Application interne.Elle suppose que ces textes sont une méthode pour comprendre la réalité. Application externe.

1 e) Le premier trajet de regroupement des textes est historique : il recherche toutes les navigations qui ont scandé depuis son origine l'histoire de la culture européenne (de la Bible aux temps modernes). La navigation est chaque fois à un départ.

Le second trajet est géographique : il s'éloigne de l'Europe et va enquêter dans des civilisations extra-européennes (Islam, Perse, Inde).

La place originale de la littérature irlandaise est soulignée par le nombre de ses navigations.

Dans le premier cas, le résultat est une réflexion sur la disparition de "l'au-delà" en Europe ; dans le second, le peu d'usage de la "navigation imaginaire" en dehors de l'Europe. Mais une présence universelle se dessine.

1 f) Cette présence a un double aspect : souvent à une partie d'errance involontaire fait pendant une partie d'errance volontaire. Le second aspect a été privilégié bien des fois, ruinant le premier qui nous intéresse plus.

L'errance volontaire est plus imaginative et plus rationnelle. Elle peut porter le nom de "navigation imaginaire". Elle complète et achève l'autre.

L'errance involontaire mérite un nom : celui de "parabase" pour indiquer un mouvement parallèle, une transgression, un écart.

1 g) L'on aboutit à redonner une place à la "parabase" jusque-là voilée par des récits proches mais d'une autre nature.

Il reste à s'interroger alors sur le regard qu'elle porte sur la réalité, si ce regard emprunte peu les canaux habituels de la raison et de l'imagination.

2 a) La parabase (ou navigation involontaire) partage avec d'autres récits l'accès à l'au-delà.

Nous distinguerons les voyages infernaux (katabases), les voyages célestes (anabases), les pélerinaqes terrestres.

2 b) Chacun de ces voyages se subdivise en trois catégories, selon l'engagement du héros dans l'aventure et surtout selon la configuration spatiale,

- si le héros connaît le péril, si l'espace ressemble à un labyrinthe ;

- si le héros est guidé, si l'espace ressemble à une suite de cercles concentriques ;

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- si le héros est un témoin, si l'espace ressemble à un plan délimité (un écran par exemple).

2 c) Toute une série d'oeuvres illustre et vérifie cette classification ternaire valable à toutes les périodes, en tous lieux.

De plus,

- cela permet de distinguer combien varient les motifs du voyage, les moyens utilisés, les découvertes opérées, selon le choix d'une des 3 configurations spatiales possibles ;

- cela autorise à sortir ces textes de certains commentaires uniformisant, vaguement symboliques ou psychologiques, et met en valeur certains aspects oubliés ;

- cela rapproche enfin des oeuvres anciennes d'oeuvres contemporaines qui recréent un "au-delà" dans leur démarche.

2 d) La construction de ces trois espaces différents, fait apparaître trois types d'imaginaire.

A aucun d'eux, l'on ne peut identifier la parabase qui reste en retrait ou s'en détache.

2 e) Ces trois types d'imaginaire s'apparentent à des tendances :

- morales,

- symboliques,

- utopistes,

si bien que l'oeuvre a des vertus diverses selon la tendance qui l'emporte en elle.

2 f) Par analogie, l'on établira à titre méthodologique l'existence de trois types de rationnels enracinés dans trois préférences d'espace ou d'images spatiales qui servent à les distinguer :

- la raison expérimentale et l'image d'une jetée (règle mesurant le flot des faits) : Quantification.

- la raison transcendantale et l'image d'une route (éclaircie posant une origine, une unité) : Idéalisation.

- la raison formelle et l'image du pont (l'interrelation, le rapprochement priment) : Connection, Taxinomie.

La parabase ne correspond pas, non plus, à l'un de ces trois espaces.

3 a) Une comparaison terme à terme des figures spatiales propres à l'imaginaire et au rationnel donne ces rapprochements :

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Figure spatiales : Labyrinthe Jetée

Miroir Route

Cercle Pont

 

Interprétations : Morale Expérimentation

Utopie Transcendance

Symbolique Formalisation

On en conclura qu'un mode de connaissance s'accompagne d'une certaine représentation spatiale privilégiée. On estime que l'on acceptera de voir dans l'imaginaire un domaine où s'exerce une activité intellectuelle apte à saisir, à sa façon, la réalité.

3 b) A l'inverse, à supposer que l'on ait l'espace, est-il possible de découvrir le mode de connaissance adéquat ?

Jusqu'à présent, ce dernier était connu avant que l'on ne découvre son enracinement dans un type d'espace, et le besoin qu'il en avait.

Cette problématique concerne les parabases qui ne s'accordent à aucune des 6 figures spatiales décrites (3 imaginaires et 3 rationnelles). Si une autre représentation spatiale les désigne, cela impliquera un autre mode de connaissance latent.

3 c) L'intérêt apporté à la représentation de l'espace dans les parabases fait apparaître la cohérence du vocabulaire et des images.

Ainsi dans l'Enéide, la mer se brise et se distend : les perceptions conduisent à un agrandissement et un évasement des formes.

Dans la Naviqation de St Brendan, au vocabulaire et aux images s'ajoute le plan de l'oeuvre qui se comble et s'ouvre par l'intérieur : une déchirure est commise, qui fait saillir des bords élevés et un évasement identique.

Une première approximation du mode de connaissance sous-jacent à ces espaces, est de se prononcer pour l'irruption d'une délivrance et pour le fondement d'une origine (historialité).

3 d) D'autres parabases comme le Dit du Vieux Marin de Coleridge ont un espace traversé de lignes ne se croisant jamais, arrêtées, dissoutes. Ces trajectoires non croisées semblent décrire un espace qui se détruit, se putréfie plus qu'il ne se casse ou se déchire. C'est sa substance même qui est atteinte.

3 e) D'autres, enfin, comme l'Odyssée, l'épisode de Jonas, les Argonautiques, dénoncent un espace qui, à l'instar d'un plan incline, se viderait vers quelque abîme des objets qui l'occupent.

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Dans ces deux derniers cas, le mode de connaissance que révèlent ces espaces étranges, s'applique à des changements d'état.

3 f) Il reste donc à rapprocher ces trois nouvelles figures spatiales des six précédentes et de proposer un nom, "l'acméité", à cette nouvelle tendance de l'activité intellectuelle ni imaginaire ni rationelle si l'on regarde son enracinement dans des espaces très particuliers.

"L'acméité" correspond à une position extrême, à un bout de..., à une horizontalité. On notera enfin cette division ternaire du rationnel, de l'imaginaire et de l'acméen.

Concernant l'imaginaire, d'autres penseurs sont arrivés au même résultat (cf. Durand, Corbin) de même pour le rationnel (Husserl, Lupasco). Notre analyse n'est donc point originale sur ce point si ce n'est par sa méthode : ce qui importe vraiment, c'est la présence d'un troisième pôle, ou acméité.

Fin de l'Etape 1

- La "Navigation imaginaire" est une parabase.

- Elle appartient à un domaine intellectuel nouveau : l'acméité.

- La description de l'espace est la clef d'une classification et d'un progrès de l'analyse.

Etape 2: La Théorie des Catastrophes de R. Thom.

1 a ) Tout le travail va porter sur l'élaboration d'un domaine propre à 1'acméité . Comme pour 1'imagination et la raison, nous concevons pour elle, trois sortes d'espace . Ce dernier est toujours associé aux façons dont nous pensons.

Le premier espace rencontré traduit un bouleversement . Sans avoir la moindre idée de la théorie de Thom, nous lui avons donné le nom de "catastrophe" au sens commun du terme .

Les textes en cause sont le Déluge de Noé et le Vieux Marin de Coleridge. La problématique est alors la suivante : à espace particulier, mode de connaissance particulier ;à mode de connaissance particulier, objet de connaissance à déterminer; soit:

- que peut montrer de la réalité notre acméité nouvelle ?

- quelles implications extra-littéraires surgissent ?

1 b ) Cette problématique n'est pas indifférente aux préoccupations de deux poètes: Coleridge et Yeats. Tous deux font partir leurs réflexions de Platon et du néoplatonisme . L'espace marin choisi dans leur poème n'est pas gratuit . Il s'apparente au "Lieu" platonicien, réceptacle de ce qui apparaît, des formes en train de naître, du mélange entre le Même et 1'Autre. Un caractère indéfinissable et sacré se montre.

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1 c) Coleridge distingue outre la raison, deux facultés de compréhension: "Fancy" ou imagination fantasque et "Imagination", effort douloureux, déstabilisant. Cela se rapproche de notre "acméité" . L'Art est soumis au vrai, position platonicienne .

Platon lui-même, signalons-le, distingue trois facultés : imagination portée vers les Idées, imagination artistique imitant le modèle des Idées, imagination extatique où le voyant reçoit des images, dans une sorte de délire . Cela renforce notre idée d'un troisième pôle .

En revanche, Yeats sera néo-platonicien par son goût d'un espace hiérarchisé et d'une pensée symbolique . L'Art est accès et élévation, chez lui .

1 d) Assuré que les parabases nourrissent une réflexion sur l'espace, de l'aveu d'au moins un auteur (Coleridge), il fallait trouver si ce type d'espace correspondait à une quelconque géométrie.

Le plus significatif nous fut révélé, par hasard, dans la "Théorie des Catastrophes" ; "Catastrophe" a ici, le sens étymologique d'une transformation.

Nous avons exposé cette théorie mathématique : sept figures géométriques expliquent le passage d'un état dans un autre (c'est-à-dire : le déploient et l'exposent sur un autre plan) à la suite d'un conflit entre deux ou plusieurs attracteurs (image du chasseur et de sa proie, l'un fait tomber l'autre dans son domaine). Ces sept catastrophes sont à l'oeuvre dans la réalité à la manière d'archétypes abstraits et idéaux.

Des études dans les domaines biologiques, linguistiques, imaginaires... ont été faites à ce propos. En littérature, l'on ne peut en dire autant.

1 e) L'hypothèse est d'identifier l'acméité et la Théorie des Catastrophes.

Il faut donc d'abord réduire les sept catastrophes à trois groupes, ensuite vérifier si les oeuvres en cause sont catastrophiques.

Les catastrophes se regroupent sans mal en trois groupes :

- le premier : Pli-Fronce ;

- le deuxième : Papillon - Queue d'Aronde ;

- le troisième : les Ombilics.

Leur interprétation linguistique sert à affecter à chaque groupe, les parabases adéquates, de façon intuitive. Mais d'autres considérations entrent en jeu : description d'un bouleversement à un point de rupture infime ; la présence de forces antagonistes mystérieuses ; etc. Divers repères seront donnés : images, graphiques...

1 f) La lecture du poème de Coleridge et du Déluge est certes une application de la Théorie, mais surtout fait apparaître un effort pour conceptualiser, comme la Théorie, les phénomènes de passage et de morphogenèse.

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Cette découverte est capitale. Les mots, les images, la structure n'illustrent pas le bien-fondé d'une Théorie dont on se servirait pour lire les textes, à la manière d'une interprétation. Ils élaborent à leurs façons la Théorie : dans un premier temps, ils s'assemblent aux espaces géométriques des catastrophes qu'ils décrivent (au lieu de les utiliser inconsciemment) ; dans un second, ils orientent la Théorie vers une réflexion méthaphysique (naissance d'un nouveau type d'homme ou d'Humanité).

Il se peut qu'à un espace de rupture propre à des chasseurs, s'ajoute l'espace marin hérissé de pointes dessinant en creux les "pièces" qui, quoique toujours changeantes, fondent une permanence du monde. Le complément dessiné revient, à dégager la place d'une intervention et, à suggérer un instrument pour s'allier à la réalité (sujette au désordre) ; ici l'Arche.

2 a) La certitude d'une correspondance entre la Théorie des Catastrophes et les parabases n'est pas donnée.

La complexité des catastrophes Papillon et Queue d'Aronde le prouverait : étant donné que ces dernières favorisent des processus de déchirure et de cloquage intermédiaire entre deux régimes opposés, nous les rapprocherons du concept de "terre promise".

Enée et St Brendan feront les frais de l'interprétation : désignation des antagonismes, positions des héros, message latent ou évident des oeuvres...

Les deux catastrophes ci-dessus, outre l'interprétation linguistique donnée par Thom, se chargent d'images, de réflexions, de désirs, s'entourent de valeurs humaines et historiques.

2 b) La nécessité de construire un graphique où les positions sont portées (afin de vérifier si l'espace décrit est celui de la géométrie catastrophique), impose de déterminer des "facteurs de contrôle" traduisant la tension en cours. Le héros - Enée, St Brendan ou Moïse - subit la métamorphose : il était, il devient.

Nouvelle difficulté imprévue : quels facteurs de contrôle sont donnés par l'oeuvre ? Or nous les connaissons depuis le début. Il s'agit des trois principes qui nous ont permis de définir une parabase :

errance, a-politisme, manquements logico-imaginatifs. Ils vont bien dans trois directions différentes et exercent une tension sur l'espace où évolue le héros. Ils ne sont pas quantifiables, comme le permet la Théorie (qui cherche à modéliser ce qui est d'ordre qualitatif). Nous les réutilisons.

Un graphique est donc possible. C'est un nouveau pas dans l'identification entre Théorie et Parabase : l'espace décrit dans les textes se construit de la même façon que dans la Théorie.

2 c) Reste alors à traiter comment se modifient les héros ? La morphogenèse est ici morale, intime, à l'instar d'une prise de conscience.

St Brendan revient porteur d'un message universel ; Enée devient responsable d'une dynastie à fonder ; Moïse impose de nouvelle lois.

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Aucun doute n'est possible. De profondes modifications ont eu lieu.

2 d) Les parabases, seules, ont la particularité de donner une image aussi exacte d'un processus de transformation qui est celui de la réalité. La Théorie des Catastrophes se trouve enrichie d'analyses antérieures (Lettres de noblesse obligent) et s'attachant à des phénomènes humains (mythiques, historiques : recherche d'un point de départ, d'une origine commune renouvelable en chaque instant...).

2 e) Les parabases étudiées ont aussi la particularité de fasciner de nombreux imitateurs. Sa fascination s'explique par les figures essentielles qu'elles décrivent et qui sont à l'oeuvre dans toute la réalité. Mais aucune logique n'apparaît dans les oeuvres qu'elles suscitent, aucun déploiement dont on aurait découvert les lois. La catastrophe reste apte à l'exploration de discontinuités, et non à la représentation de déroulements continus. Preuve, si l'on veut à contrario.

3 a) Le troisième groupe de parabases - Odyssée, Argonautiques, Histoire de Jonas - s'apparente aux catastrophes nommées "ombilics".

Elles sont gouvernées par un plus grand nombre de facteurs de contrôle (5 ou 6) : nous serons obligés d'ajouter de nouveaux principes à l'errance, à l'a-politisme, à l'insuffisance rationnelle et imaginaire (que nous séparerons) : la présence d'une création antérieure (soit "reliquat"), la dislocation du groupe autour du héros (soit "démembrement").

3 b) Les ombilics sont au nombre de trois : hyperbolique ; parabolique ; elliptique. Ils sont décrits dans les trois oeuvres. Leur thème commun est l'oppression : le héros est constamment menacé d'être englouti, étouffé, avalé. Il a trois moyens de s'en sortir (de sortir d'une attraction mortelle) :

- par fraude (découverte d'un point faible dans une étreinte) - hyperbole ;

- par pénétration (crevaison d'une poche ou piège d'aspect agréable) - elliptique ;

- par vigilance (se maintenir sur une pointe pour éviter de tomber en arrière) - parabolique.

3 c) Ulysse, Jonas et Jason, les trois héros-types de ce genre de catastrophes, connaissent, eux aussi, une transformation de leur être : à la différence d'Enée, de Moïse ou de St Brendan, ils se modifient pour eux-mêmes.

C'est à des conversions particulières que nous avons affaire. Elles sont totales et correspondent à un revirement profond. La thématique de la Chute et du Salut y est très forte.

Fin de 1 Etape 2

- L'espace décrit dans les parabases est "catastrophique".

- Les parabases "théorisent" des figures spatiales archétypales à l'oeuvre s la réalité. Conformité d'une démarche littéraire et mathématique.

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- Elles enrichissent la Théorie des Catastrophes de valeurs humaines :

- le Pli et la Fronce d'un besoin d'harmonie ;

- le Papillon et la Queue d'Aronde d'une fondation historique ;

- les Ombilics de conversions intérieures.

Etape 3 : Extensions

Il y a trois extensions :

1 - philosophique,

2 - historique,

3 - métaphysique.

1 a) La première renvoie à l'activité intellectuelle. Une description de la pensée est offerte grâce à la conjugaison des parabases et des catastrophes. Leurs espaces sont trop spécifiques pour pouvoir se mouler dans les figures spatiales qu'empruntent la Raison et l'Imagination. Nous conserverons le nom "d'acméité" à cette troisième faculté, telle qu'elle apparaît dans nos textes.

1 b) D'après ces textes, l'acméité ne naît pas d'un conflit entre raison et imagination; elle entreprend même une critique dans leurs tentatives (on le voit au caractère distant de nos oeuvres évitant les "chemins" de ces deux autres facultés de l'esprit humain). Elle leur reproche de s'absenter de l'origine, de l'Imprévu, de l'Altérité.

Elle les envisage comme des systèmes autarciques, se développant sans fin et étendant leurs grilles d'interprétation avec impérialisme.

1 c) Pour saisir le fonctionnement de l'acméité, il faut distinguer les modes qu'elle emprunte des résultats qu'elle envisage.

- ses modèles traduisent tous des processus d'intensification (dramatisation, tension) nécessitant d'urgence une résolution (dénouement, dépassement).

- Cette forme de la pensée prend l'aspect d'un "souffrir" qui correspond structurellement aux conflits de la réalité. Pour les résoudre, on postulera l'existence des catastrophes. Mais son activité propre est de faire surgir le problème, au travers des concepts et des opinions contraires, afin d'amener à l'évidence l'élément caché et inconnu. Elle justifiera son effort en parlant de délivrance, de proposition nouvelle (tierce solution), de salvation.

La pensée subit donc, elle aussi, une morphogenèse interne : les idées naissent selon des règles conflictuelles qui empruntent le tracé des catastrophes. On peut être autorisé à cette affirmation parce que les oeuvres littéraires gardent la marque de ces mouvements de l'esprit et de l'âme.

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1 d) Dans l'économie générale de la pensée tant rationnelle qu'imaginaire, l'acméité propose la mise en valeur de l'élément oublié

Soit - en déplaçant (d'un lieu d'explication à un autre);

- en brisant et intercalant (ouverture d'un système);

- en arrachant (éradication d'un fait).

Dans chaque cas, l'élément "se découvre". L'acméité est du côté de l'unique renouvelé, de la réhabilitation, de la délivrance. Sa créativité est donc importante.

2 a) La deuxième extension renvoie à de l'histoire littéraire, celle de l'Irlande exactement. La littérature de ce pays est énigmatique et, pour plus d'un, fascinante. Après avoir passé en revue les motifs avancés par certains critiques pour préciser l'essence de cette littérature, nous en venons personnellement à privilégier trois périodes aux dépens des autres :

- une période de mythologie et de légendes ;

- une période de christianisation effective et achevée ;

- une période de réveil national.

2 b) La première période est, de la part d'une certaine critique, considérée comme celle de témoignages incomplets et falsifiés de l'Irlande païenne. La falsification est due aux clercs chrétiens notant et interprétant les textes païens .

Cette problématique est dépassée si l'on considère qu'une culture (païenne) pour passer dans une autre culture (latine, c'est-à-dire chrétienne et européenne) emprunte le chemin d'une catastrophe (la Fronce).

Cette dernière, après une période de tension où un monde se clôt et s'achève, vise à une alliance ou une conciliation. Les léqendes et les mythes irlandais seront affectés par le processus intellectuel en cours : crainte d'une disparition, effort pour se protéger globalement, sentiment d'oppression, etc. Ils prendront un aspect novateur de ce fait. Ce qui a "déformé" cette littérature, ce n'est donc pas le christianisme, mais le passage lui-même, le saut catastrophique. Les images retenues montrent ce moment douloureux et conflictuel. De nouvelles formes mythiques sont apparues. Ces déformations seront toujours les mêmes, indépendamment du fait du christianisme, dès qu'une culture doit se fondre dans une autre. Mythes, légendes, récits se recréent dans ce cas, témoignent des préoccupations intellectuelles d'une époque, se modifient de façon adéquate.

2 c) Un autre processus a affecté l'Irlande. Le changement de croyances n'avait rien à voir avec les formes culturelles goûtées par les lettrés irlandais (poétique, genres, thèmes).

Toutefois la rencontre des formes "latines" et des formes "gaéliques" a fini par nécessiter un choix. De ce conflit, que l'on identifie aux catastrophes du Papillon et de la

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Queue d'Aronde, vont naître de nouvelles formes intermédiaires dont le succès en Europe sera considérable :

- invention de la litanie (impact sur la prose) ;

- invention de la rime (impact sur la poésie) ;

- réinvention de la navigation vers l'au-delà.

Ni la tradition gaële ni la tradition latine ne connaissaient ces formes-là. Ce ne sont ni des imitations maladroites, ni des influences réciproques. Le résultat est entièrement neuf .

2 d ) La troisième période est plus moderne et nous invite à considérer les chefs-d'oeuvre universels que la littérature irlandaise moderne a donnés.

Une unité de conception se fait jour, à savoir un processus de libération de toutes les contraintes exercées. C'est ce refus total qui assure la modernité et 1'impact de ces oeuvres.

Une situation, nécessitant des ombilics pour résoudre une asphyxie culturelle et politique, met à jour de nouvelles formes:

- naissance d'un théâtre irlandais

- création de "pièces-symboles" de plus en plus "anarchiques "

- formation d'un esprit "tragique" irlandais ( le social laisse la place à une réflexion sur la misère humaine ; la Fatalité est due à 1'absence et à la présence conjointes d'un sens supérieur )

- naissance du roman moderne.

2 e ) L'on conclura que la littérature irlandaise fascine parce qu'elle a dû, au cours de son histoire, se développer par "sauts successifs", d'une discontinuité créatrice. Les situations conflictuelles étant propres à nos existences, ont permis 1'élaboration d'oeuvres où nous pouvons nous retrouver .

3 a ) La troisième et dernière extension s'ouvre sur la notion "d'au-delà" . Mise en cause par la modernité comme référence à Dieu, à un centre, ou à un Arrière-Monde, cette notion disparaît . Or toutes nos navigations 1'ont émise comme le point ultime précédé d'un espace accidenté et catastrophique . Ces textes seraient-ils voués à 1'oubli et au mépris ?

3 b) La tradition irlandaise de "l'au-delà" est variée :

- antique, elle le veut "à côté" de la vie des hommes et non après leur mort ;

- romantique, elle l'imagine "a-temporel" dans le cadre recomposé d'une histoire neutralisée et vague ;

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- contemporaine, elle le veut proche d'un désarroi existentiel, d'une hésitation entre vie et rêve.

3 c) Ces différents "au-delà" ne sont pourtant ni proches d'une véritable modernité ni fidèles aux "au-delà" traditionnels.

Ces derniers sont, en général, liés à l'expérience de la mort. L'au-delà irlandais s'exclut de lui-même d'une telle appartenance.

3 d) Une autre problématique est à proposer :

"L'au-delà" irlandais s'oppose aux "parabases" irlandaises, en ce sens qu'il décrit un lieu d'une stabilité maximale (sans l'ombre d'un conflit) où tous les désirs (imaginaire) et tous les ordres (raison) sont réalisés parfaitement. C'est une oeuvre de réduction de la réalité à nos propensions, et sa forme varie selon nos besoins.

3 e) Sa fonction de "mise entre parenthèse" ou de "passage à la limite" vise à susciter une réaction, le besoin de repenser les rapports entre les faits, l'appel d'une tension.

L'au-delà est un premier espace géométrique précédant un travail acméen de morphogenèse ou de métamorphose (déstabilisation). Sa disparition traduisait en fait, un refus d'opérer une transformation, et s'accompagnerait, en réalité du déclin d'une véritable invention.

Enfin, "l'au-delà" à connotation religieuse, lieu après la mort conçu comme plaine morne, ne peut se concilier avec l'existence d'un Dieu, qui, semblable à un attracteur tout puissant, nous inviterait plutôt à la conversion, à rompre avec nos "au-delà humains, trop humains".

Fin de 1 Etape 3 :

- Les concepts clefs des parabases peuvent concerner le mouvement de la pensée, celui de l'histoire, celui des croyances.

- La littérature irlandaise puise sa richesse dans l'obligation où elle fut de surmonter des conflits religieux, culturels, politiques.

- "L'au-delà" est une notion préparant ou annonçant une convulsion créatrice.

 

**********

S'il reste une place pour exprimer des regrets, le plus obsédant de tous demeure d'avoir "malmené" trop de textes, pris en des terres lointaines, de n'avoir pas su respecter leur individualité ; ils ont été soumis à un seul et même questionnement, ils devaient répondre d'une représentation du monde. Et c'est toute une partie de la littérature qui se trouve engagée dans cette revendication. Moins un reflet qu'une restructuration identique à celle du réel, moins un divertissement et un jeu qu'une élaboration des situations archétypales essentielles. A la démarche mathématique, analytique et

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achevée, s'ajoute le processus littéraire, multiple et soucieux d'émouvoir : si l'analyse dénoue au sens propre, l'émotion est un désordre des parties et une dilution. Somme toute, une entreprise qui a en commun de transcrire les raisons de l'apparence et les règles de toute Apparition.

Les parabases, en conservant soigneusement l'image d'un espace, permettent mieux que d'autres oeuvres, l'étude des modifications fondamentales.