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1 SEMINAIRE MÉSOLOGIE 2015-2016 ------------------------------------- MILIEU ET MONDE : LAPPROCHE MÉSOLOGIQUE DE LA PERCEPTION ___________________________________________________________________________ « PERCEPTION ET PLASTICITÉ ACTIVE DU MONDE » MARC-WILLIAMS DEBONO RÉSUMÉ: Une des hypothèses les plus unificatrices pour rendre compte des propriétés naturelles des systèmes vivants et des différents niveaux de perception et d’information qui leur sont associés est le concept épistémologique de plasticité. Entre matière et forme, entre expérience et conscience, il met à jour une propriété fondamentale de la matière, la plasticité, qui n’est ni émergente, ni purement systémique, mais qui inclut une zone inductrice et structurante à même de conférer la part informelle indispensable à toute évolution singulière d’un système donné (local vs global, génotypique vs phénotypique, matériel vs spirituel, complexe vs simplexe, etc..). Cette évolution, intrinsèquement mésologique, en cela qu’elle ancre l’interface ‘sujet-monde’ dans la plasticité spécifique d’un milieu, prend sa source dans le percept. Percept qui est présenté par l’auteur comme un liant actif, autrement dit le substrat sur lequel nous nous appuyons pour créer des liens étroits entre la cohérence des objets perçus ou émergés et leurs représentations à l’interface cerveau-conscience (lien percept-concept ou intuition-création). Tout l’enjeu est de savoir en quoi la plasticité active du monde, et la plasticité de l’esprit en particulier, sont incontournables dans toute approche écosystémique de la relation. ABSTRACT : One of the most unifying hypotheses to report natural properties of the alive systems and various levels of perception and information which are associated to them, is the epistemological concept of plasticity. Between matter and shape, between experience and consciousness, it updates a fundamental property of the matter, the plasticity, which is neither emergent, nor purely systematic, but which includes an inductive and structuring zone to confer the informal part essential to any singular evolution of a given system (local vs. global, phenotypic vs. genotypic, material vs. spiritual, complex vs. simplex, etc.). This evolution, intrinsically mesologic, in it that it anchors the 'subject-world' interface in the specific plasticity of a ‘milieu’ originates in the percept. Percept which is presented by the author as an active bond, in other words the substratum on which we lean to create narrow links between the coherence of the received or emerged objects and their representations at the brain- consciousness interface (link percept-concept or intuition-creation). All the stake is to know in what the active plasticity of the world, and especially the plasticity of the mind, are inescapable in any ecosystemic approach of the relation. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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séminaire EHESS Mésologie du 12 février 2016. Conférencier : marc-Williams Debono

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SEMINAIRE MÉSOLOGIE 2015-2016 -------------------------------------

MILIEU ET MONDE : L’APPROCHE MÉSOLOGIQUE DE LA PERCEPTION

___________________________________________________________________________

« PERCEPTION ET PLASTICITÉ ACTIVE DU MONDE »

MARC-WILLIAMS DEBONO

RÉSUMÉ: Une des hypothèses les plus unificatrices pour rendre compte des propriétés naturelles des systèmes vivants et des différents niveaux de perception et d’information qui leur sont associés est le concept épistémologique de plasticité. Entre matière et forme, entre expérience et conscience, il met à jour une propriété fondamentale de la matière, la plasticité, qui n’est ni émergente, ni purement systémique, mais qui inclut une zone inductrice et structurante à même de conférer la part informelle indispensable à toute évolution singulière d’un système donné (local vs global, génotypique vs phénotypique, matériel vs spirituel, complexe vs simplexe, etc..). Cette évolution, intrinsèquement mésologique, en cela qu’elle ancre l’interface ‘sujet-monde’ dans la plasticité spécifique d’un milieu, prend sa source dans le percept. Percept qui est présenté par l’auteur comme un liant actif, autrement dit le substrat sur lequel nous nous appuyons pour créer des liens étroits entre la cohérence des objets perçus ou émergés et leurs représentations à l’interface cerveau-conscience (lien percept-concept ou intuition-création). Tout l’enjeu est de savoir en quoi la plasticité active du monde, et la plasticité de l’esprit en particulier, sont incontournables dans toute approche écosystémique de la relation. ABSTRACT : One of the most unifying hypotheses to report natural properties of the alive systems and various levels of perception and information which are associated to them, is the epistemological concept of plasticity. Between matter and shape, between experience and consciousness, it updates a fundamental property of the matter, the plasticity, which is neither emergent, nor purely systematic, but which includes an inductive and structuring zone to confer the informal part essential to any singular evolution of a given system (local vs. global, phenotypic vs. genotypic, material vs. spiritual, complex vs. simplex, etc.). This evolution, intrinsically mesologic, in it that it anchors the 'subject-world' interface in the specific plasticity of a ‘milieu’ originates in the percept. Percept which is presented by the author as an active bond, in other words the substratum on which we lean to create narrow links between the coherence of the received or emerged objects and their representations at the brain-consciousness interface (link percept-concept or intuition-creation). All the stake is to know in what the active plasticity of the world, and especially the plasticity of the mind, are inescapable in any ecosystemic approach of the relation. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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I – LES PERCEPTIONS DU MONDE

A - MUTATIONS DES CULTURES & PERCEPTION

Perception is reality… Cette affirmation, souvent vraie à l’échelle du sujet, doit être relativisée au regard des

filtres que constituent nos perceptions du monde, nos us et nos philosophies. Et ce, d’autant plus qu’une mutation radicale des cultures s’opère en ce IIIème millénaire naissant. A titre d’exemple, l’information jadis différée est aujourd’hui acquise en temps réel, la société de consommation atteint une nouvelle tribalité, la génomique ou la protéomique font front à la biologie fonctionnaliste, le cerveau humoral devient bionique, l’essor des nanotechnologies miniaturise tout, la neuro-imagerie révolutionne notre approche du cerveau et de la conscience, la découverte du big-bang, des trous noirs et plus récemment des ondes gravitationnelles opère un véritablement changement d’échelle quant à notre perception de l’univers, les systèmes quantiques sont en passe de détrôner les systèmes binaires, la réalité factuelle est taclée par la réalité virtuelle, l’hypertexte et le métatexte remplace le texte, la cybersémiotique devient légion, les réseaux locaux sont devenus planétaires. On pourrait prolonger la liste indéfiniment. Les perceptions que nous avons du monde changent donc de nature. Engendrent-elles une fracture ou une véritable coupure ontologique ? Nos rapports au monde ont-ils changé au point d’éliminer tout dialogue ? Quelle est l’incidence de l’accélération de l’évolution culturelle & technologique sur notre perception du milieu et du monde ? La cartographie des frontières entre le réel perçu et sa restitution doivent-elle être réévaluées ? On ne peut répondre à toutes ces questions sans se référer expressément aux travaux de Bateson et Simondon sur la relation de l’homme au monde, à la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty et à la neurophénoménologie de Varela, à l’approche mésologique de la perception de Berque sur les traces d’Uexküll et de Watsuji, à l’écologie de la perception de Gibson et à celle de l’attention de Citton, au new look perceptif de Bruner ou encore à la théorie cognitive de Marr. C’est pourquoi nous adopterons ici un point de vue radicalement épistémique, en ce sens que notre centre de préoccupation sera l’évolution connaissante du sujet plongé dans la plasticité active du monde. Nous insisterons sur cet aspect dynamique de la plasticité en lien avec l’interface mésologique au travers de nos perceptions sensorielles, mais aussi de nos empreintes socioculturelles et cognitives.

Un premier exemple de mutation des cultures à l’échelle sociétale peut-être illustré par les effets en cascade de la perception plus nette de ses intérêts par la classe moyenne, grâce à son niveau d’éducation. Une étude de J-L Migué, professeur émérite à l’ENAP (Québec), montre en effet que la classe moyenne représente un bloc central conditionné par un second bloc, l’embourgeoisement du monde industriel, et que les conséquences directes de cette nouvelle perception se mesurent par des indices tels que la hausse des revenus et du niveau

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d’éducation, un nouvel activisme politique et des intérêts économiques liés de la redistribution par l’état.1

© Tony Piro http://www.calamitiesofnature.com/archive/?c=559 Un second exemple de mutation culturelle induite concerne le lien que l’on peut établir entre l’adhésion à la théorie de l’évolution et le niveau de richesse nationale. Ce rapport établi en 2011 par Tony Piro est illustré sur le graphe réalisé au pied levé ci-contre. Il révèle une étonnante corrélation entre les données économiques (PIB par tête) et la proportion d’habitant adhérant à l’évolutionnisme. L’auteur note que le terme ‘belief’ est malvenu et

que le code couleur met clairement en relief les différents groupes de pays et la spécificité profonde des USA.

Un troisième exemple à l’échelle socioculturelle peut être illustré par le lien entre la perception de l’environnement et le facteur humain. Si

on établit un parallèle entre la pyramide de Maslow (en jaune) qui mesure le degré de motivation et la pyramide d’intentionnalité liée à

l’objet informationnel et au niveau d’information qui lui est associé (en vert),2 on voit que nos agissements et nos

comportements sont intrinsèquement liés, non seulement au niveau d’information auquel on accède, mais également à la

perception qualitative et psycho-affective que nous avons de ces informations dans un environnement donné.

Informations qui peuvent avoir un caractère purement objectif, comme dans le cas de l’évolution du niveau moyen global des océans mesurée par les satellites altimétriques (données du CNES), qui est un indicateur clair du réchauffement climatique, et prêtent cependant à des interprétations quant à la

1 Jean-Luc Migué, Le choix en éducation : levier de qualité et d'efficacité!, 2 t., ENAP/Sainte-Catherine, Coll. Charles-Lemoyne, 2 t., Québec, 1996 ;2 Guillaume Nicolas Meyer : http://www.guillaume-nicolas-meyer.fr

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compréhension du climat, à sa valeur indicielle, aux conséquences socio-économiques de ces élévations, voire à un déni ou à un scepticisme marqué de certains scientifiques vis à vis du réchauffement climatique et de ses conséquences éco-systémiques.

B- ÉCHELLES DE PERCEPTION & NIVEAUX DE COMPLEXITÉ

A mesure que nous explorons le monde qui nous entoure, les échelles de perception que nous en avons se chevauchent, s’enrichissent et se complexifient. Qu’il s’agisse des cartographies de l’univers, des réseaux internet ou des réseaux neuronaux, une intrication permanente des niveaux d’observation, d’information et de signification des géographies du monde altère notre perception intuitive du milieu3 dans lequel nous évoluons.

Haut : Cartographie de l’univers/ Gurumed, 2011 http://www.gurumed.org/wp-content/uploads/2011/05/2MRS.jpg

Bas: Cartographie des liaisons Internet (projet OPTE, Musée Art Moderne 2010 http://www.opte.org): En jaune (Net 2014).

Il va de soi que ce rapport d’échelle constant favorise la plasticité du cerveau, en ce sens que le connectome ou le réseau neuronal interconnecté permanent (illustration ci-dessous) dont nous disposons est fortement sollicité en temps réel, ce qui a des conséquences en terme de réactivité et de sollicitation. A cette puissance « statique » ou cette intelligence cristallisée,4

3 Au sens élargi du terme. 4 Les neurones ne se multiplient pas. La connectique et/ou la trame du réseau pré-câblé de neurones sont génétiquement programmés (100 Milliards de neurones connectés à 10000 synapses chacun). Ce sont les connexions synaptiques qui peuvent évoluer. Le cerveau reste très plastique jusqu’à l’adolescence, mais pas seulement. Il a des capacités d’adaptation (post-traumatique) et une réactivité conséquente (reconstruction, neurogenèse) chez l’adulte.

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s’ajoute une importante réserve cognitive sur laquelle nous reviendrons, et une plasticité épigénétique encore récemment sous-estimée. Cette épigenèse liée à la modulation de l’expression génique (gènes du développement) et aux interactions de l’homme avec le milieu a un rôle fondamental à l’interface nature-culture, mais pas seulement. Elle contredit le déterminisme génétique absolu et introduit un niveau d’information supplémentaire : le comportement de l’homme dans son milieu est capable d’agir sur l’expression des gènes et sur sa propre évolution. 5

C - PLASTICITÉ DU CERVEAU & TRANSMODALITÉS SENSORIELLES : SE REPRÉSENTER LE MONDE

Droite: Plasticité Corticale chez l’homme sain. Observation des sillons et des plis corticaux ou reconstruction de faisceaux en IRM de diffusion. Source: brainvisa.info/demo/pyramidal.jpg. Gauche : Le Connectome humain. Source NIH: http://directorsblog.nih.gov/2012/11/05/the-symphony-inside-your-brain/

Outre ce point fondamental que nous ne pouvons développer ici, les récentes évolutions de la neuroimagerie permettent « de voir le cerveau penser », mais surtout d’évaluer de façon inédite et très fine les capacités cognitives des êtres vivants, et notamment de l’homme. La plasticité du cerveau est par ailleurs loin d’être une métaphore, comme le montre cette « symphonie à l’intérieur de votre cerveau » diffusée par le NIH (photo de droite). Nous allons exemplifier ces fonctionnalités sur le plan sensorimoteur et des processus mnésiques où la trace synaptique inscrit une trace mémorielle indélébile. C1- PLASTICITÉ SENSORIELLE ET SOMATOTOPIQUE Cartes Somatotopiques: http://joecicinelli.com/homunculus-training/

La plasticité sensorielle et somatotopique est classiquement représentée par l’homonculus de Penfield (schéma ci-contre). La représentation du corps et des organes des sens dans le cortex pariétal est liée à la finesse de l’innervation périphérique et à l’importance fonctionnelle des zones représentées (cas flagrant de la

5 Nous ne pouvons détailler les mécanismes épigénétiques dans ce cadre. Il y a une vaste bibliographie scientifique sur le sujet. Luciano Boi a notamment abordé ce sujet dans le séminaire. “Plasticity and Complexity in Biology: Topological Organization, Regulatory Protein Networks and Mechanisms of Gene Expression”, in Information and Living Systems. Philosophical and Scientific Perspectives, G. Terzis and R. Arp (eds.), The MIT Press, Cambridge, Mass. (2011), 287-338 ; Forme fluens : notes sur la plasticité et la complexité des formations vivantes, Plastir, 25 (2012), 1-24.

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langue, de la main et du pied). La plasticité motrice reflète quant à elle une image du corps dynamique. En effet, le schéma corporel du sujet est mémorisé et se modifie en fonction des expériences sensorielles, des traumatismes subis (cas du membre fantôme) et des réponses apportées à ces évènements (réorganisation des cartes sensorimotrices & notion de comportement moteur). L’action peut se décliner en deux (perception-action) ou trois (perception-intention-représentation) étapes selon le cas (avec des stimuli internes comme le rêve ou externes).6 Il y a une préfiguration (préparation motrice) ou un accompagnement de l’action dans le cas de la posture ou de certains mouvements. On peut également jouer avec la plasticité du cerveau en le leurrant, c’est à dire en utilisant des stimulations visuelles pour compenser des douleurs dues à la représentation cérébrale toujours active d’un membre fantôme. C’est ce qu’on fait avec succès Sirigu et coll. suite à la greffe des deux mains réussie mais problématique d’un patient.7 © Marcus Hausser – marcushausser.com

Prenons un autre exemple pour illustrer les perceptions sensorielles et leur lien avec les émotions. La perception des visages fait appel à plusieurs types de perception dont des mécanismes génétiquement programmés liés à l’instinct de survie. Cette perception primitive a comme vecteur l’interaction sociale. L’expression du visage est un signal pour le congénère, notamment animal, pour qui l’agressivité ou l’empathie sont des signaux forts. Une deuxième modalité de perception du visage réside dans son caractère adaptatif ou

contextuel : il faut réagir de façon adéquate dans un milieu hostile notamment. Enfin la part psychosomatique de toute perception est prépondérante et a des conséquences non négligeables sur la posture, le ressenti et la boucle perception-action. De nombreuses régions cérébrales sont impliquées dans ces reconnaissances, notamment l’archi- et le mésocortex, dont « le cerveau des émotions », représenté par le cortex cingulaire et la région amygdalienne. Ces perceptions peuvent êtres conscientes ou inconscientes. Des modulations très précoces (< 100ms) liées au priming sémantique ou à la facilitation de certaines boucles neuronales sont classiquement décrites.8

Un second exemple classique de transmodalité sensorielle peut s’illustrer chez les synesthètes9, qui, artistes, savants et/ou parfois autistes associent plusieurs champs sensoriels (couleur-son, mot-forme, espace-nombre, etc..) aboutissant à des capacités cognitives accrues (cas de Tammet) ou des créations marquantes. Les exemples sont nombreux de génies comme Bach, Listz, Messiaen, Feynman, Sibelius, Kandisky ou Elligton qui associaient les sens de façon

6 M-W Debono, La représentation cérébrale de l’action, Journées internationales de Posturologie Clinique, Université Tor Vergata, GLM

Edizioni, Rome 2005. 7Giraux, P., Sirigu A., Schneider F. et Dubernard J.M. « Cortical reorganisation in motor cortex after graft of both hands », Nature Neuroscience, Vol 4., 691-692; 2001; Giraux P., Sirigu A., « Illusory movements of the paralyzed limb restore motor cortex activity ». Neuroimage, Suppl 1: S107-11, 2003. Pour plus d’explications, lire Pensée à deux mains, in Temporel, 2008. http://temporel.fr/Pensee-a-deux-mains-par-M-W-Debono 8 Selon Nathalie Georges, ICM, La Salpêtrière, communication au GDR-ESARS, Université des St Pères, Paris, 5-6 février 2016. 9 Critères établis par le Dr Richard E. Citowic à ce propos. Synesthesia: Phenomenology and Neuropsychology : A Review of Current Knowledge, PSYCHE 2(10), USA, 1995.

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permanente et souvent décrivent ces associations comme caractéristiques de leur processus créatif.

Plus généralement, qu’en est-il du codage du sujet vis à vis de ces différentes modalités sensorielles ? Il doit différencier perception et évocation, chaque information présentée dans un canal sensoriel (perçu) pouvant être recodée avec des signifiants intériorisés appartenant à un ou plusieurs autres canaux sensoriels (évoqués) par le sujet. Il doit également différencier ce qu’il perçoit de comment il parle. Ainsi un mot écrit n’est pas qu’une information uniquement visuelle, mais peut également être représenté au niveau auditif, visuel ou kinesthésique. Enfin, cela dépend de la manière dont le sujet relate son expérience (par rapport à la perception elle-même). Le codage est donc unique car nous avons une manière privilégiée et personnelle de coder l'information représentée (Hypothèse de La Garenderie et de Grinder et Bandler).

C2 - PLASTICITÉ ET MÉMOIRE : L’ENGRAMME NEURAL

Pré-

Post-

Stim Enr. PPSE

Source Images: Cerveau: traumapsy.com (Québec); Epine D. Ryohei Yasuda, Duke University Medical Center), hippocampe: AlfonsoRepresa, INSERM]

Synapse

Hippocampe & Système limbique

.

Stimulation à haute fréquence

Plt = Potentialisation à Long Terme

Epines dendritiques

FIGURE 1. PLASTICITÉ SYNAPTIQUE ET PROCESSUS DE MÉMORISATION (M-W DEBONO, 2011)10

La question que l’on peut se poser lorsque l’on traite de mémoire cérébrale est : comment notre cerveau encode, consolide, stocke et rappelle les informations permanentes qui l’assaillent sans être débordé ? La figure 1 répond à la première question en résumant le phénomène classique dit de « potentialisation à long terme » (PLT) ou de stockage de l’information au niveau de l’hippocampe, une des principales structures impliquées dans la mémorisation. Une même stimulation peut, en effet, selon sa fréquence, induire une réponse bioélectrique de taille identique ou potentialisée. Dans le second cas, expérimentalement obtenu par une stimulation à fréquence tétanique, le signal reste augmenté de façon durable (en bas à gauche sur la figure 1) et s’accompagne de modifications biomoléculaires comme 10 Intervention de l’auteur « Le concept de plasticité : une approche transversale des savoirs » à l’INHA .Séance plénière du Haut Conseil de l’Éducation Artistique et Culturelle du 20 décembre 2011.

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l’augmentation du poids synaptique ou l’apparition de nouvelles ramifications fines au niveau des épines dendritiques (en haut à droite) et d’une réponse spécifique : la modification durable de la transmission synaptique. Les réseaux sont stabilisés et les souvenirs conservés (de quelques jours à toute la vie).

C’est donc cet engramme neural et/ou cette trace synaptique qui signent un haut degré de plasticité et le phénomène mnésique lui-même. Il existe plusieurs sortes de mémoires cérébrales (à court et long terme, déclarative, procédurale, etc..) que nous ne pouvons décrire ici, mais l’engramme neural, fleuron de la plasticité synaptique, signifie clairement le processus à ce stade.11 Quant à la seconde question concernant le débordement possible du cerveau, elle est, à l’image du disque dur, solutionnée par le phénomène d’oubli et la désaturation nécessaire des mémoires, qui sans cela seraient dépassées et ne pourraient répondre à nos sollicitations permanentes. Le rêve a été évoqué comme l’un de ces systèmes de désaturation.

Plus généralement, la mémorisation est un processus fondamental que l’on retrouve à tous les niveaux de plasticité (cellulaire, tissulaire, organique, cognitive ou des émotions..) et à tous les stades du développement depuis l’embryogenèse. Cette plasticité fonctionnelle est donc à l’évidence le pendant biophysique de tout apprentissage (cas classique du pianiste ou du chauffeur de taxi). Sans sa mise en place, le monde du vivant serait tout simplement incapable d’apprendre, de mémoriser et d’évoluer.

Cela conforte notre position quant au rôle clef de la plasticité du vivant, à la différence près que nous souhaitons l’étendre à tous les niveaux d’organisation et de réalité, et ainsi définir un nouveau paradigme épistémique de plasticité, répondant à une vision post-moderne de l’humanité. En effet, sur le plan épistémologique, le cerveau est à la fois une représentation du monde et le co-constructeur de l’expérience vécue ou de la réalité telle qu’elle nous est donnée à voir. Or, comme nous l’avons précédemment montré,12 si les échelles de perception sont bien subordonnées aux niveaux d’intégration de chaque espèce vivante, à commencer par celles dites « sensitives », comme les coraux ou les végétaux, elles participent pleinement à l’élaboration du lien percept-concept en formant ce que nous appelons des complexes de plasticité, et à l’échelle humaine, par l’essor d’une véritable plasticité de l’esprit (parties II & III).

D - NEUROPHÉNOMÉNOLOGIE & PSYCHOLOGIE DE LA PERCEPTION : LE LIAGE PERCEPTIF Revenons pour lors à la psychologie de la perception visuelle. Comment parvient-on à une perception unifiée en partant d’un codage neuronal distribué ? L’étude des systèmes visuo-moteurs montrent que pour percevoir une ligne, il est nécessaire de solliciter au moins deux neurones individuels. Quant il s’agit d’une image complexe, une partie de l’information

11 Pour en savoir plus, lire ce chapitre de livre de l’auteur « La plasticité des Mémoires. Convergences entre archétypes et complexe de plasticité », in Actes du Colloque International « Jung et les Sciences », Université libre de Bruxelles, Szafran, Baum & Decharneux Ed., Éditions EME, 2009.12 M.W Debono, Le cerveau en tant que représentation du monde, Ethique N°14, Éditions Universitaires, 1994/4 ; « L’histoire fantastique du cerveau-monde, in Abstract Neuro & Psy 184, Ed. Valdemars, 1998.

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Liage perceptif & objets mentaux d’après J. Lorenceau (Limsi, Collège de France; LCSP/M2/P1)

Liage Perceptif

Codage Temporel Synchronisation

Connectivité Cortico-corticale

Forme

Mouvement

Attention Apprentissage

Action

visuelle est traitée par des neurones spécialisés dans la reconnaissance des formes et du mouvement, la vision 3D, la conscience perceptive ou l’attention. L’autre partie implique une corrélation spatio-temporelle et une synchronisation entre leurs activités. Les neurones co-activés par un même objet doivent être à même de le cerner et le différencier d’un autre objet du champ visuel (photo ci-contre). Et c’est l’ensemble de ces mécanismes physiologiques et psychophysiques qui permettent de différencier le simple trait d’un Rembrandt. LE LIAGE PARCEPTIF (D’APRÈS J. LORENCEAU, LENA/CNRS)

Le percept est donc le liant dans cette théorie étayée par de nombreux chercheurs dont Lorenceau 13 qui montre comment les objets mentaux sont associés aux phénomènes d’attention et d’apprentissage, à la détection du mouvement ou de la forme et à l’action via une synchronisation temporo-spatiale (illustration ci- contre). Les mêmes mécanismes seraient impliqués dans d’autres activités sensorielles ou motrices. Les travaux de Gray et surtout de Varela sur

l’auto-organisation, les assemblées de cellules résonnantes et la synchronisation à longue distance dans le cerveau humain ont été repris par plusieurs équipes de chercheurs14 qui ont montré que l’intégration perceptive coexistait avec des synchronies de l’activité électrique du cerveau qui pouvaient concerner des régions cérébrales éloignées. En ont dérivé des applications cliniques comme l’anticipation des crises d’épilepsie (équipe du CREA-Polytechnique, illustration ci-dessous montrant les modifications pré-ictales faites de périodes de synchronisation entre le foyer épileptique et le cortex environnant)15 et fondamentales sur la synchronie des réseaux neuronaux.

Cette synchronisation des réseaux sur de larges territoires corticaux est très importante à intégrer dans la mesure où, au delà des phénomènes de liage perceptif, elle fonde les travaux de Varela sur la neurophénoménologie16 qui permettent d’approcher différemment les rapports cerveau-esprit, notre conscience du temps, les états modifiés de conscience ou la dynamique de

13 Jean Lorenceau, Cognition Visuelle, LENA-CNRS, 1005. Illustration des mécanismes de liage perceptif. 14 Varela FJ, Resonant cell assemblies : a new approach to cognitive functions and neuronal synchrony. Biol Res 1995 ; 28 : 81-95. ; 3. Gray CM, König P, Engel AK, Singer W. Oscillatory responses in cat visual cortex exhibit inter-columnar synchronization which reflects global stimulus properties, Nature 1989 ; 338 : 334-7 ; Rodriguez E, George N, Lachaux JP, Martinerie J, Renault B, Varela FJ. Perception’s sha- dow: long-distance synchronization of human brain activity. Nature 1999; 397: 430-3. 15 C. Petit-Mangin, Un exemple de recherche neuro-phénoménologique : l'anticipation des crises d'épilepsie, Intellectica, 2005/1, 40, pp. 63-89 ; Navarro V, Martinerie J, Le Van Quyen M, Clemenceau S, Adam C, Baulac M, Varela F. Seizure anticipation in human neocortical partial epilepsy. Brain. 2002; 125:640-55 ; M. Le Van Quyen, J. Martinerie, V. Navarro, P. Boon, M. D’Have, C. Adam, F. J. Varela, M. Baulac. Epileptic seizures can be anticipated by non-linear analysis of surface EEG. Lancet 2001; 357: 183-88. 16 Varela F (1995). Neurophenomenology: A Methodological Remedy for the Hard Problem. Journal of Consciousness Studies 3 (4):330-49.

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l’expérience vécue. Elle conduisent notamment à l’hypothèse de l’énaction, présentée à l’époque comme une alternative crédible au connexionisme et au cognitivisme et qui de fait, va beaucoup plus loin puisqu’elle définit une entité cerveau-corps-monde indissociable, une véritable « inscription corporelle de l’esprit »17 qu’il serait probablement intéressant de rapprocher d’autres théories de la perception. De fait, comme Augustin Berque nous l’a parfaitement montré sous l’angle mésologique, l’Approche écologique de la perception visuelle de Gibson18 conduit à assimiler le lien direct entre perception et action, et l’objet perçu non plus comme le corrélat d’une représentation, mais comme une « affordance » ou une « invite » (ici un arroi optique), c’est-à-dire comme un pôle d’interactions directement accessible à l’exploration. E - PLASTICITÉS EXTRÊMES

New Scientist, H. Thomson 10, 2014

On peut se demander jusqu’où peut aller la plasticité du cerveau ? Comme je l’ai récemment présenté au séminaire doctoral de l’ED227 du Museum,19 voici le cas d’école d’une jeune chinoise de l’est admise au Chinese PLA General Hospital (Chandong) pour des vertiges et des nausées qui décrit quelques difficultés à parler et marcher correctement ; fonctions qu'elle n'a d'ailleurs apprises que très tardivement (vers 6-7 ans). Hormis ces gênes, elle vit depuis son enfance normalement, présentant seulement quelques troubles d’élocution, est mariée et a une fille de 6 ans. A l’examen, le scanner montre une absence totale de cervelet (cas rarissime: 9 cas recensés

dont la plupart sont morts prématurément) ! Celui-ci est remplacé par une cavité remplie de liquide céphalorachidien (LCR, voir scanner ci-contre). Ce type de lésion cérébelleuse devrait théoriquement induire de graves retards mentaux, de l’épilepsie et/ou des troubles moteurs (coordination des mouvements fins, équilibre, posture), de l’apprentissage et de la compréhension du langage. Or, ici, la plasticité cérébrale a joué à plein régime, en réussissant à compenser en grande partie ce déficit et en créant des réseaux synaptiques inédits et fonctionnels. Le risque pour la patiente, désormais sous surveillance, réside surtout dans une augmentation brutale de la pression intracrânienne. LIMITES DE LA PLASTICITÉ

A l’inverse, les maladies neurodégénératives finissent par anéantir la plasticité cérébrale en altérant très progressivement (une vingtaine d’années) et selon un ordre établi, d’abord les structures cérébrales profondes, (notamment le cortex entorhinal et l’hippocampe) dont la diminution de la surface est un indice précoce de l’évolution de la maladie d’Alzheimer, puis le cortex temporal, les aires associatives, le cortex moteur primaire, les aires sensorielles et enfin le néocortex (voir stades de progression, Delacourte,1999).

17 F. Varela, E. Thompson, E. Rosch, « L'inscription corporelle de l'esprit », Edition du Seuil 1993. 18 Augustin Berque. Ouvrage publié aux Editions Dehors, 2014. 19 « Représentation cérébrale et fonctions cognitives associées à l’image du corps et du soi chez Homo sapiens », cours présenté par l’auteur au séminaire Pensées symboliques et actes créateurs chez les Hominidés de l’ED227 du MNHN, Institut de paléontologie humaine, Paris, 26-28 Mai 2015.

!

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II – LE CONCEPT ÉPISTÉMOLOGIQUE DE PLASTICITÉ A - ORIGINES

Pic de la Mirandole, dessin de Chevignard, d'après une sculpture de Villa (Site Cosmovisions) Plastiké signifie former. Plasma : prendre la forme. Plastir, ancien mot français20 que nous tentons de réhabiliter21 est issu du grec plassein. Il signifie depuis l’antiquité : modeler, façonner la matière. Cependant, plusieurs sens figurés liés à l’ubiquité du terme seront utilisés par Platon (mythe d’Épiméthée) et Aristote, avant d’être enrichis par la scolastique (puissance formatrice) et de s’épanouir à la Renaissance où la parution du « De dignitate hominis oratio » de Pic de la Mirandole à la fin du XVe siècle donnera à la plasticité humaine une place centrale et autodéfinie. Des néoplatoniciens comme Cudworth la décriront au XVIIe sous forme de

natures plastiques formatrices ou médiatrices. Cependant, c’est Goethe, qui en quête d’un accès à la totalité (plaztizität), signera l’entrée du terme plasticité dans le langage courant au XIXe siècle. Dans la même période, le verbe plastir se transformera, présentant la double capacité de donner et de recevoir la forme. Plus récemment, Hegel se détachera des autres philosophes comme Kant, Nietzsche ou Heidegger en citant explicitement la plasticité comme ferment ou principe actif d’un humanisme universel. C’est cette propriété dynamique qui prévaut aujourd’hui et différencie la plasticité de la malléabilité ou de l’élasticité. Hormis ces approches classiques, deux évolutions contemporaines du concept de plasticité prévalent: celle de Malabo22, élève de Derrida, qui défend un concept philosophique post-hégélien (déconstruction, plasticité négative, explosion de la forme...) et celle de Debono23 qui présente le concept de plasticité comme un nouveau paradigme épistémologique (interfaces plastiques, liage et complexe de plasticité, co-signification..) à aborder de façon transdisciplinaire. Nous y reviendrons plus en détail. B - LA PLASTICITÉ, C’EST QUOI ? Une des façons de décrire les grandes lignes du concept postmoderne de plasticité est en effet de montrer en première approximation ce qu’il n’est pas : - un simple effet de mode (comme les neuromania) ; - « qu’une aptitude à donner des formes de représentation esthétique » (Littérature vs Peinture: Bourget 1883 en référence aux romantiques, à Victor Hugo ou Théophile Gauthier) ;24 20 Plasmare au XIIe siècle, dictionnaire de Greimas, lexique de Godefroy. 21 C’est le nom donné à la revue transdisciplinaire de plasticité humaine PLASTIR dirigée par l’auteur et accessible en ligne sur le lien suivant : http://www.plasticites-sciences-arts.org/revue-plastir/ 22 Catherine Malabou, « L’avenir de Hegel, plasticité, temporalité, dialectique », Vrin, 1996 ; « La plasticité au soir de l’écriture : dialectique, destruction, déconstruction », Éditions Léo Sheer, 2005 ; Les nouveaux blessés - De Freud à la neurologie, penser les traumatismes contemporains», Bayard, 2007. 23 Marc-Williams Debono, L'Ère des plasticiens, Ed Aubin, 1996; Le concept épistémologique de plasticité, Dogma, 2005 ; Écriture et plasticité de pensée, Editions Anima Viva multilingue, Principauté d’Andorre, 2013. 24 In Essais Psychol. p 124.

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- un problème de sémantique ou une métaphore (analogie avec la sculpture : passage de l’art exprimable à l’art exprimé) ; - l’apanage d’un corpus (les arts plastiques, historiquement) ou d’une discipline (esthétique, sciences de la matière, biologie fonctionnelle...) ; - une propriété purement passive comme la malléabilité (Fourcroy, 1785) ou l’élasticité ; … et ce qu’il est : - une propriété passive & active à la fois (il donne et prend la forme) comprenant un versant dynamique prépondérant ; - une propriété fondatrice et non purement systémique ou émergente (généralement son assignation est spécifique, contextuelle ou générique mais sans réelle interrogation sur le concept manié) ; - une interface dynamique unique entre deux espaces subséquents ou deux mondes sensibles : courbure espace-temps, passage de l’informé au formé (sculpture), du signe au sens, de l’expérience à la conscience (cerveau-esprit) ; - une structure capable de s’agréger (liage actif, formation de complexes de plasticité) et de co-signifier l’événementiel. C - FORMALISATION DU CONCEPT ÉPISTÉMOLOGIQUE DE PLASTICITÉ Resituons le contexte. Le concept de plasticité, tel que je tente de le développer depuis les années 90, ne correspond ni une énième tentative d’incorporation de la plastique à tel ou tel corpus d’idées ou de disciplines (arts plastiques, plasticité des matériaux ou de la fonction..), ni à un nouvel esprit d’école. Il part d’un constat : l’utilisation tous azimuts du terme plasticité sans définition claire ni surtout de recherche sur la nature du concept qu’il sous-tend à l’échelle bio-sémantique ou épistémique. En effet, si je suis parti des neurosciences, et plus spécifiquement de l’observation de la plasticité du cerveau en laboratoire, c’est pour rapidement m’en détacher, quitter son penchant métaphorique ou de représentation univoque du monde25 et voir ce qu’il contient intrinsèquement, autrement dit au delà de la terminologie plastique accaparée par telle ou telle discipline ou des courants de pensée comme la neuro-esthétique ou la philosophie analytique. De fait, il m’apparut clairement que sur le plan contemporain, en dehors de l’approche philosophique de Malabou, avec qui j’ai rapidement vu des points communs (description d’un concept dynamique capable de s’émanciper en donnant et en prenant la forme, nécessité de reconnaissance du concept pour ce qu’il est réellement), mais aussi des divergences d’approche (épistémique vs philosophique, déconstructive vs transversale..), il n’y avait à ce jour aucune prise en compte du potentiel et de la signification du concept de plasticité, tant sur le plan de l’évolution des systèmes, que sur celui de l’épistémè. C’est pourquoi, après de

25 Reference in 4.

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nombreux travaux scientifiques sur la plasticité du vivant26 et une première définition des grands axes à poursuivre dans des articles de réflexion, 27 le concept sera présenté dans ses grandes lignes au 1er congrès mondial de transdisciplinarité (The plastic code of life, Arràbida, 1994),28 puis dans un essai intitulé « L’Ère des Plasticiens »,29 avec comme sous titre : « De nouveaux hommes de science face à la poésie du monde », avant d’être formalisé comme un nouveau paradigme épistémologique dans la revue Dogma en 2005. 30 Brièvement, on peut en énumérer les points clefs. Le concept épistémologique de plasticité (CEP) regarde quatre champs principaux : 31 1 - La plasticité de la matière (co-implication de la matière et de la forme ; 2 - La plasticité du vivant (échelle de la fonction, de l’organisme et de l’évolution : ontogenèse, phylogenèse, épigenèse) ; 3 - La plasticité du sujet (expression de la forme et des relations du sujet en devenir) ; 4 - La plasticité de l’esprit (champs croisés entre systèmes cognitifs, conscients & inconscients : métaplasticité). Le concept de plasticité, c’est avant tout:

ü Une propriété fondamentale de la matière (et non une simple propriété de système ou une propriété émergente de ces systèmes : Axiome 1 du CEP) ;

ü Ce qui interroge la forme en première intention et la modifie irréversiblement (contrairement à l’élasticité ou à la malléabilité) ;

ü Une capacité universelle de liage ou d’articulation de couples fondamentaux (par exemple, le couple formé vs informé interrogera en première instance la forme & l’émergence de la forme : Axiome 4 du CEP).

ü Ce qui décline ou qualifie le mieux ce caractère réciproque entre les constituants, cette dynamique de transformation active évoluant vers une co-signification (typique des mécanismes épigénétiques dans le monde du vivant - Axiome 3 du CEP) et leur transversalité ( voir modèle ART – Figure 2). 32

26 A titre d’exemple : Gardette, R., Debono, M.W., Dupont, J.L. and Crepel, F.: "Electrophysiological studies on postnatal development of intracerebellar nuclei neurons in rat cerebellar slices maintained in vitro. I/ Postsynaptic potentials". Develop. Brain Res. 19, 47-55, 1985. Debono, M.W. and Bouteau, F., "Spontaneous and evoked surface potentials in Kalanchoë tissues", Life Sciences Advances, Plant Physiol. (Life Sci. Adv.), 11:107-117, 1992. Liste des publications scientifiques sur demande. 27 A titre d’exemple : M.W Debono, « Introduction à l’Esprit-Temps », in PHREATIQUE n°49, Ed. Arcam, Paris, 1989 ; « Le Grand Paradoxe », in PHREATIQUE n°52, Ed. Arcam, Paris, 1990 ; « De l’arbre à l’homme », in ETHIQUE n°2, Editions Universitaires 1991 ; « Les grandes épreuves de l’esprit: la conscience imaginale », Revue PHREATIQUE 78/79 & Programme Européen sur la Complexité MCX-APC ; «“ Transconscience et temps imaginal ” : Institut International de psychanalyse et de psychothérapie C. Baudoin, Bruxelles, 1996. 28 M-W Debono, The plastic code of life -Le code plastique de la vie, Actes of the 1st Mondial Congress of Transdisciplinarity, in Transdisciplinarity, Hugin Editions, Lisbonne, 1999. 29 M-W Debono, « L'Ère des plasticiens », De nouveaux hommes de science face à la poésie du monde, Ed Aubin, Collection Sciences et spiritualité, Epistémologie, St Etienne, France, 1996. 30 M-W. Debono, Le concept de plasticité, un nouveau paradigme épistémologique, in DOGMA (DOI 2005) 2007. 31 Se référer à l’article de DOGMA présentant en détail les différents axiomes du CEP ou consulter la rubrique Concept sur le site de Plasticités Sciences Arts : http://www.plasticites-sciences-arts.org/la-plasticite-cest-quoi/ 32 Ibid.

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ü Ce qui agit directement au point d’ancrage de dimensions ou d’expressions irréductibles en formant des complexes de plasticité (au sens de complexus, Debono 2007-2010) ; 33

ü Un entre-deux-mondes ouvrant au tiers (traité bouddhiste du Milieu, troisième genre de Platon, triade de Pierce, tiers inclus de Lupasco,34 trajection de Berque..) ; 35

ü Ce qui inclut le sujet dans la plasticité du monde (sphère psychique, art, altérité, intersubjectivité : Axiome 7 du CEP).

C’est également la seule interface naturelle : • Entre l’informé et le formé ; • Entre la matière et la forme ; • Entre l’espace et le temps ; • Entre deux formes subséquentes ou deux objets irréductibles l’un à l’autre ; • Entre le percept et le concept ; • Entre l’inné et l’acquis (forme apprenante et forme apprise) ; • Entre le contenu et le contenant (structuré-structurant) ; • Entre le sujet et l’objet ; • Entre l’expérience et la conscience (matière-psyché, corps-cerveau-monde). C’est enfin : o Une porte d’accès vers l’évolution connaissante du sujet (Plasticité de l’esprit) ; o Une représentation plastique de la réalité ; o Un principe universel de déploiement ? D – INTERACTIONS AVEC L’APPROCHE MÉSOLOGIQUE Le concept épistémique de plasticité est présenté dans la figure 2, adaptée des récents développements du concept épistémologique de plasticité (Debono, 2012).36 Elle présente les trois étapes-clefs de la plasticogenèse :

1. La présence d’interfaces plastiques (formé/informé, matière/forme, expérience/conscience, inné/acquis, etc..) ;

2. La formation de complexes plastiques essentiels : Espace-Temps-Plasticité (ETP), Neural-Mental-Plasticité (NMP) et Cerveau-Corps-Monde (CCM), Sujet-Objet-Plasticité (SOP), etc..

33 En dehors de l’article de référence de Dogma, cette notion est approfondie dans : Le complexe de plasticité in Cosmopolis, Encyclopédie de l’Agora (2008), Le complexe de plasticité : état des lieux et immersion, in PLASTIR n°18, 2010/3. 34 Stéphane Lupasco, Les trois Matières, R. Julliard, 10/18, 1970 ; L'homme et ses trois éthiques, Editions du Rocher, 1986. 35 Augustin Berque, Médiance, de milieux en paysages, Revue de géographie de Lyon Vol. 65 N°4, 1990. 36 M-W Debono « État des lieux de la plasticité » in Implications Philosophiques ; Partie 1 : Les interfaces plastiques, Mars 2012 ; Partie 2 : La Plasticité de l’esprit, Mai 2012.

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3. L’étape de co-implication puis de co-signification du processus plastique qui permet l’émancipation de la plasticité de l’esprit.37

Cette figure, originellement publiée dans Implications philosophiques (2012-2), a été ici refondue, détaillée et surtout reliée à l’interface mésologique (voir flèches). En effet, celle-ci constitue de facto une interface plastique de prédilection dans la mesure où elle intègre la conception trajective de la triade sujet-milieu-monde décrite par Berque sur les traces d’Uexküll & de Watsuji.38 Or, c’est précisément à l’étape 2 de la plasticogenèse (complexion) que ce trajet s’amorce afin de permettre, puis de stratifier la co-signification de l’être dans son milieu ; ce qu’Augustin Berque nomme très justement une co-suscitation entre le sujet et son milieu (umwelt), où le sujet, sans restriction de genre ou d’espèce, est dans un rapport singulier avec le milieu qu’il constitue.

Plasticogenèse: Trois étapes clefs

Interfaces Plastiques

Complexes de Plasticité

Co-Implication

Plasticité de l’Esprit

Formé-Informé (Plaste) Matière-forme

Expérience-Conscience …………………………

Sujet/Milieu/Monde

Articulation ê

Liage actif ê

Complexion

Co-inhérence

Co-construction

Coévolution

Épicentre Noétique

Plasticité active du monde

Épistémè

Modèle ART Articulation (interfaçage) Réciprocité (entre donné & prise de forme) Transversalité

Liage de formes irréversibles Point d’ancrage de dimensions ou d’expressions irréductibles

Carrefour ontologique Bio-Sémiotique

Individuation Archétypes-Mémoires

Cerveau-Corps-Monde

Imaginaires Métalangages

Percept-Concept-

Affect Tiers inclus

Trajection Transcultures

Processus Universel

(IP)

Processus Dynamique

(CP)

Processus de Co-signification

(PCS)

Processus Épistémique

(PE) Plasticité Irréversibilité Métaplasticité Transversalité

Interface Mésologique

Flux

Seuils d’Information & de Perception

FIGURE 2. LE CONCEPT ÉPISTÉMOLOGIQUE DE PLASTICITÉ (M-W DEBONO, 2012)

Cette réciprocité entre un sujet et un environnement brut définit selon l’auteur une ambivalence où chaque partie est à la fois l’empreinte et la matrice de l’autre39, mais pas seulement. Elle est à même de dépasser cette contradiction (et cette médiatrice) dans la ternarité de la nouvelle relation mise à jour, qu’il s’agisse de morphose ou de trajection des formes vivantes, de bio-sémiotique ou d’une nouvelle herméneutique. Ce point de vue, outre

37 Marc-Williams Debono, La plasticité de L’esprit, in press, 2016. 38 Augustin Berque, Formes empreintes, Formes matrices, Asie Orientale, Franciscopolis Editions, Les presses du réel, 2014 39 Ibid.

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la chôra de Platon, est à rapprocher de la tiercéité de Pierce40 ou du tiers inclus de Lupasco41 éclairée par la notion de niveaux de réalité de Nicolescu.42 Il avalise notre concept de plasticité, notamment la relation PIT (plasticité-irréversibilité-transversalité) qu’il établit de façon pérenne et ses conséquences en terme de mutations humaines43 et de développement de la plasticité de l’esprit.

III - PERCEPTION & PLASTICITÉ ACTIVE DU MONDE A – INTELLIGENCES & COGNITION Si la notion d’information est indéniablement à lier à celle de perception pour ce qui concerne le monde du vivant, celle d’intelligence est aujourd’hui nouvellement interrogée. Nous avons choisi de présenter ici une des interfaces du vivant où c’est flagrant, avant de décrire succinctement la notion étendue de plasticité de l’esprit, à relier à notre approche de la perception, du milieu et du monde. En effet, comme nous l’avons précédemment évoqué à propos de la plasticité cérébrale, il y a deux sortes d’intelligences chez l’homme, une intelligence dite cristallisée, c’est à dire passive et uniquement liée à un acquis, la réserve neuronale, et une intelligence plus fluide, dynamique ou plastique liée à la réserve cognitive, qui nous permet d’apprendre et de mémoriser en créant de nouvelles connexions synaptiques. Cependant, nous restons là à l’échelle de l’objet le plus complexe au monde, le cerveau, dont la suprématie, dans le monde animal, et à fortiori humain avec la néo-corticalisation, n’est plus à décrire.

Essayons d’adopter un point de vue plus mésologique qu’anthropocentrique à ce sujet. C’est ce qu’on fait certains chercheurs concernant la plasticité du vivant en se basant sur l’accumulation de données scientifiques regardant les capacités de perception et de communication du monde végétal, assimilé pour beaucoup à une espèce inférieure. Ainsi, pouvait-on récemment lire dans une revue de vulgarisation scientifique ce titre accrocheur: « L’intelligence des plantes enfin révélée »44 accompagné d’extraits d’articles éloquents: « La question paraît saugrenue. Il y a quelques années, elle ne se serait certainement pas posée...»…« Quelles sont les découvertes réalisées au cours des trente dernières années et qui conduisent aujourd’hui à nous poser la question de l’intelligence des plantes ? »…« La complexité du règne

40 Charles Sanders Peirce, Collected Papers, Cambridge, Harvard University Press, 1931-1935.41 Références in 28. 42 Basarab Nicolescu, http://ciret-transdisciplinarity.org/bulletin/b13c11.php 43 Mariana Thieriot Loisel, Les mutations humaines, Préface de M-W Debono, Editions Amalthée, 2016.44 Source des articles et de la photographie présentée : Science & Vie & Science publique, Débats France Culture M. Alberganti.

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végétal est-elle vraiment comparable à celle du règne animal ? Doit-on ainsi, parler d’éthologie des plantes, de communication végétale voire de neurobiologie végétale ? »… ou encore « Elles peuvent communiquer entre elles, reconnaître leurs congénères, nourrir leur progéniture, garder des événements en mémoire… Elles élaborent aussi des stratégies pour combattre leurs agresseurs. Et elles s’entraident…» Impossible d’entrer dans le détail de ces différentes publications dans le cadre de notre séminaire, mais le fait à relever ici est qu’hormis le style journalistique, ces affirmations sont globalement justes et posent de vraies questions. De très nombreux travaux, incluant ceux de Darwin, décrivent depuis le début du siècle dernier,45 outre les tropismes, la réactivité ou la « sensibilité », les capacités perceptives et de communication des végétaux, sans que cela puisse être entendu, sauf par un groupe de spécialistes. Certains travaux des années 70 ont même été occultés suite à certaines dérives ou mésinterprétations scientifiques.46 Le résultat, est que, comme cela est souvent le cas en sciences, des découvertes importantes sur la bioélectricité des plantes et leurs capacités de perception et de réaction ont été étouffées. Or, l’identification récente de l’anthropocène et de besoins urgents à l’échelle climatique de la planète (COP21) force incidemment le débat qui rebondit sur des questions de sémantique ayant leur importance. Cela nous conduit aux travaux de Trevawas au début des années 2000 qui posent ouvertement la question de l’intelligence des plantes en montrant qu’un système nerveux central n’est pas nécessaire pour adopter un comportement intelligent qu’il s’agisse du monde végétal ou des sociétés d’insectes comme les fourmis et les abeilles47. Beaucoup de scientifiques pensent au contraire que ce comportement intelligent ne relève que d’une simple adaptation au milieu. Cependant, le développement de nouvelles écoles de botanique faisant reconnaître comme un domaine de recherche universitaire à part entière (même si il est encore controversé) le champ de la « neurobiologie végétale »48, va changer la donne. On se demande en effet si ces capacités insoupçonnées des plantes (échanges inter-espèces, sensorialité développée, « cognition sociale », transmission de messages chimiques entre congénères, développement de stratégies de défense communes) ne pourraient pas sauver l’agriculture, voire la planète - notamment pour ce qui concerne la détection précoce des changements climatiques49 - renouant par là avec une de leurs fonctions fondamentales ayant prévalue à l’origine du monde et sans laquelle nous ne serions tout simplement pas là : la

45 Bose JC. Comparative electrophysiology. Longmans, Green & Co. Ed. London, New-York, Toronto. 1901. 46 Tompkins P and Bird C., The secret life of plants, Harper & Row Ed. 1973 Ce livre a défrayé une chronique qui a duré des années et jeté le discredit sur des travaux contemporains, sérieux tells ceux de Sinyukin, Karlson ou B. G. Pickard aux Etats-Unis : Pickard BG. Spontaneous electrical activity in shoots of Ipomea, Pisum and Xanthium. Planta 1972; 102:91-111. Sinyukin AM, Stolarek J. Ann Univ Mariae Curie-Sklodowska Sect 3 Biol 1961; 16:215-28; Karlsson L. Nonrandom bioelectrical signals in plant tissue. Plant Physiol 1972; 49:982-86. 47 Anthony Trevawas, professeur à l’université d’Edimbourg a récemment publié un livre à ce sujet intitulé Plant behaviour & intelligence,Oxford University press, 2014. A lire également : Trewavas A. Green plants as intelligent organisms. Trends Plant Sci 2005; 10:413-19.48 Ce paradigme est né de l’interaction de nombreux chercheurs notamment le prof Baluszka de l’université de Bonn et le professeur Mancuso en Italie. Il a donné lieu à un ralliement international et à des colloques interdisciplinaires d’importance ayant conduit à la dénomination de Neurobiologie Végétale à Florence en 2005 liée à de nombreuses découvertes comme celle de la présence de neurotransmetteurs chez les plantes. Parmi la bibliographie à consulter : Brenner ED, Stahlberg R, Mancuso S, Vivanco J, Baluška F and Van Volkenburgh E. Plant neurobiology: an integrated view of plant signaling. Trends in Plant Sciences 2006; 11:414-19; Baluška F, Mancuso S, Volkmann D. Communication in Plants: Neuronal aspects of plant life: Springer Verlag Ed. 2006. 49 La bibliographie est diverse et très abondante. On ne peut tout citer. A titre d’exemple, un article récent sur le sujet : http://jne-asso.org/blogjne/2015/11/10/sauver-les-plantes-pour-sauver-lhumanite/

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photosynthèse. Cela crée débat, à tel point que certains philosophes comme Côté-Boudreau posent la question d’une éthique végétale, ou du « comment animaliser les plantes pour subordonner les animaux » en critiquant cette approche et en parlant de sentience plutôt que d’intelligence.50 Or, il se trouve que nous nous sommes posé ces questions en amont, sur le plan expérimental en étudiant l‘électrophysiologie végétale, notamment la nature des activités bioélectriques de surface chez Kalanchoë D.51, et en aval, en nous demandant ce que ces activités à court-terme et ces transferts rapides d’information reflétaient en terme de mécanismes perceptifs communs chez les animaux et les végétaux ? En particulier, deux articles sont intéressants à évoquer dans le cadre de notre interrogation mésologique sur la nature des perceptions. Le premier se demande sur la base de ces résultats et de nombreuses autres données bibliographiques si une construction protoneurale du monde est possible sans système nerveux ? Il tente de réévaluer le rôle sous-estimé des végétaux dans notre environnement à travers le paradigme épistémologique de plasticité (cadre d’étude théorique des phénomènes de complexité, d’information et de comportement)52, sujet qui avait été déjà été publié sur un plan plus large présentant une vision épistémique des processus évolutifs allant de la perception à la conscience.53 Le second pose des questions désormais recevables et d‘actualité, à savoir si les végétaux représentent des systèmes non seulement perceptifs, mais cognitifs élémentaires et sont capables de traiter l’information avec pertinence.54 Cet article montre notamment que les plantes possèdent des systèmes de perception dynamiques évolués et peuvent communiquer à grande échelle, grâce à l’équivalent d’un système primitif, qui aurait conduit de façon non linéaire à l’évolution de réseaux neuronaux complexes. Cette approche conduit à adopter une vision bottum-up des interfaces plastiques du vivant, des entités perceptives et des systèmes accumulant de l’information ou de la perception de l’information. Les végétaux sont ainsi assimilés à des systèmes sensoriels primitifs à haute valeur prédictive nous permettant de lire le comportement des systèmes informationnels complexes co-créant le monde et à prendre en compte plus humblement, comme l’approche mésologique le suggère clairement à un autre niveau, la relation entre le sujet et le milieu. B – LA PLASTICITÉ DE L’ESPRIT Si l’on revient à l’humain, un dernier point reste à aborder, qui a été évoqué à plusieurs reprises dans notre approche: il s’agit de la notion étendue de plasticité de l’esprit. Cette terminologie signifie pour certains auteurs la mise en relief des capacités proprement 50 Frédéric Côté-Boudreau, Queens’ University, Ontario, Canada. http://coteboudreau.com/2014/09/13/ethique-vegetale-1/ 51 Debono MW and Bouteau F., Spontaneous and evoked surface potentials in Kalanchoe tissues. Life Sciences Advances. Plant Physiology 1992; 11:107-17. De façon intéressante, Bouteau fait aujourd’hui parti du laboratoire international de neurobiologie des plantes don’t Stefano Mancuso est le directeur. 52 M-W Debono, Dynamic protoneural networs in plants. Plant Signaling & Behavior, Volume 8, Issue 6, 2013. http://www.tandfonline.com/doi/full/10.4161/psb.24207 53 M-W Debono, From Perception to Consciousness: An epistemic vision of evolutionary processes, Leonardo Journal Vol. 37, Issue 3, MIT Press, USA, 2004.54 M-W Debono, Perceptive levels in plants : a transdisciplinary challenge in living organism’s plasticity, The Transdisciplinary Journal of Engineering and Sciences, TJES Vol 4, Dec. 2013.

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humaines comme l’art55 ou la pensée créatrice56 (Bergson). La démarche que je présente ici est différente, car élaborée dans le cadre de la formalisation du concept épistémologique de plasticité et éclairée des différents échanges que j’ai pu avoir à son sujet avec des chercheurs de toutes disciplines57, notamment en sciences psychanalytiques où j’ai pu approfondir le sujet à propos de la plasticité des mémoires et du lien que l’on peut établir entre les archétypes jungiens et le complexe de plasticité.58 On ne peut développer cette démarche qui fait l’objet de plusieurs ouvrages, dont un sur le processus de création et les nouvelles écritures59 et un autre, en cours de publication,60 qui traite de tous les aspects liés à cette axiomatique. Prenons l’exemple du processus de création. Comme je l’évoque dans mon dernier ouvrage à propos des nouvelles écritures, la plasticité de l’esprit, c’est au premier degré le reflet de la capacité du cerveau de s’adapter, d’apprendre et de mémoriser en permanence, autrement dit de solliciter sa réserve cognitive pour exister, créer et évoluer. C’est ensuite une attitude fluide à tenir, au regard du potentiel que nous mettent à disposition les interfaces plastiques que nous sollicitons en permanence. C’est le cas des technologies actuelles où la plasticité du cerveau s’adapte à la plasticité numérique ou à la réalité virtuelle en créant de nouveaux réseaux neuronaux ou des réponses spécifiques. Quel impact a cette nouvelle donne sur le travail de l’écrivain ? Il doit à l’évidence changer de stratégie, modifier son comportement et sa charge affective, sa manière de communiquer et de faire de l’art. L’écrivain n’écrit plus seul, sonde, partage, soumet son œuvre en gestation à des inconnus, interagit en temps réel avec ses lecteurs-auteurs potentiels. Le lecteur devient scripteur. Le livre devient participatif. Des dérives inédites s’opèrent, des métatextes diffusent et des hyperliens infusent, une iconoplastie se réinstalle, devient légion. La littérature évolue, les écritures aussi. La révolution numérique implique une (r)évolution noétique. Il s’agit de vivre cette mutation des esprits en temps réel, de mettre à jour cette plasticité de pensée ‘augmentée’ afin d’en sortir le succédané.61 Un livre aujourd’hui ouvert sur l’humanité toute entière et au delà. Un second niveau d’analyse de la plasticité de l’esprit, déterminé dans le cadre de la formalisation du CEP, est de la situer comme une posture ou une attitude ouverte à tenir en dehors des esprits d’école. A ce titre, sa dénomination se différencie de: 1/ La théorie de l’esprit « qui permet de prédire ou d'expliquer le comportement d'autrui sur la base des états mentaux qu'on lui prête » (cognition sociale, A. Reboul) 2/ La naturalisation de l’esprit (états psychiques comme objets naturels expressément liés à une causalité neurobiologique, M. Jeannerod)

55 Eric Combet : L’art ou la plasticité de l’esprit, Editions Ellipses, 2009.56Jean-LouisVieillard-Baron, « Bergson, La durée et la nature », PUF, 2004.57 Fondation du Groupe des plasticiens (GDP) en 1994. Voir site de Plasticités Sciences Arts : http://www.plasticites-sciences-arts.org/701/ 58 « La plasticité des Mémoires. Convergences entre archétypes et complexe de plasticité », in Actes du Colloque International « Jung et les Sciences », Université libre de Bruxelles, Szafran, Baum & Decharneux Ed., Éditions EME, 2009.59 M-W Debono, Ecriture et plasticité de pensée – Editions Anima Viva multilingue, Principauté d’Andorre, 2013. 2d Ed. à paraître 2016. Voir également :La plasticité de l’esprit à l’heure des écritures numériques, Ecole des Chartes, http://ecultures.hypotheses.org/166 , Mai 2014. 60 Intitulé nommément « La plasticité de l’esprit ». Cet ouvrage aborde au travers du concept épistémique, différents plans sur l’expérience humaine et la plasticité, ainsi que les différents domaines où la plasticité de l’esprit s’illustre. 61 Ibid.

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3/ La philosophie de l’esprit (étude de la nature psychologique, cognitive ou métaphysique de l’esprit, intentionnalité, lien entre l’intention et l’action, unité du soi cognitif du sujet, J. Proust). En effet, comme cela a déjà été décrit62, elle agit sur trois axes essentiels : 1/ A l’interface matière-forme où le complexe de plasticité ou chiasme met en relation directe le plaste (être formant, plus petite unité plastique activable) et le plasme (chose, être formé)63. 2/ A l’interface matière-psyché où la plasticité de l’esprit signifie un épicentre noétique qui met en relation le noème (être pensé ou contenu de pensée) et la noèse (être pensant, pensée auto-engendrée). Cet interfaçage acquiert un statut unique chez l’homme : c’est le seul processus capable d’interfacer cerveau et esprit, sujet et objet, expérience et conscience, inné et acquis, processus conscients et inconscients sans perdre son identité.

L’esprit (autant créateur que traversé par la forme) et le monde s’y co-signifient en s’interpénétrant. 3/ A l’interface métaplastique où une plasticité de l’esprit étendue ou de nature épistémique touche à un équivalent de la noosphère, favorisant l’échange en flux continu entre les peuples, les langages et les connaissances.64 CONCLUSION

ü Nos perceptions du monde sont le reflet de nombreuses grilles de lecture (sensorielles, socioculturelles ou psychologiques) qui interagissent étroitement avec le milieu.

ü La mutation des cultures et la montée en complexité des systèmes vivants ou créés par l’homme constituent le socle sur lequel le nouveau concept épistémologique que nous proposons pourrait s’appuyer pour signifier la plasticité active du monde.

ü La plasticité constitue l’unique articulation naturelle entre la matière et la forme (incluant le passage de l’informé au formé) ou entre l’expérience et la conscience.

ü Le concept de plasticité à un rôle majeur au niveau des systèmes vivants, à la fois auto-organisés, soumis à la plasticité épigénétique et eux-mêmes structurés comme structurants.

ü Le liage perceptif est un système plastique déterminant. Il joue sur un moteur interne : la réserve cognitive du sujet, le domaine des perceptions sensibles (l’intimité du processus), la sémiotique et les imaginaires.

ü La plasticité ‘infinie’ du sujet (au sens de Pic de la Mirandole) est le fruit de ce liage. Elle forme plusieurs complexes plastiques essentiels comme le complexe SOP (sujet-objet-plasticité) ou le complexe IAP (inné-acquis-plasticité).

62 Voir les articles de référence de l’auteur et son dernier ouvrage cité dans la Réf. 57 qui fait un parallèle entre la dialectique adoptée par Combet à propos de la plasticité de l’art et la sienne. Ces notions sont développées dans les publications en cours. 63 Ibidem. Voir aussi Axiome 1 du CEP. 64 M-W Debono, Plasticité de l’esprit et mondialisation, in Cosmopolis, Revue de Cosmopolitisme, Agora 3/4, 2012.

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ü L’introduction du sujet pensant dans la plasticité du monde décrit l’expérience proprement humaine avec ses interfaces plastiques (cerveau-conscience, matière-psyché) et la formation de complexes spécifiques NMP (neural-mental-plasticité) et PCA (percept-concept-affect), comprenant un épicentre noétique.65

ü Elle favorise la perception mésologique du monde et sa trajection lors de la formation du complexe SMM (sujet-milieu-monde).

ü La plasticité de l’esprit constitue un atout majeur dans la co-construction et la co-signification du monde qui nous entoure. Elle a une dynamique a la fois heuristique (esprit meuble, ouvert aux métaplasticités) et transversale forte (ternéarité, créativité..).

ü Plus généralement, il s’agit d’une attitude à cultiver : se laisser traverser par la représentation plastique de la réalité pour mieux la restituer et se fondre avec elle, plutôt qu’un échafaudage théorique à implémenter, et d’une méthodologie à appliquer : la transdisciplinarité.

ü En tout cela, le concept de plasticité constitue un nouveau paradigme épistémologique qui peut contribuer à mieux appréhender la relation entre l’homme et son milieu.

PRAXIS / Comment développer cette attitude à l’ère du tout-connecté et de la communication en temps réel ? Ø En développant une attitude épistémique et un agir plastique face à la connaissance et à la complexité du monde (symbioses, transversalité des savoirs et des connaissances, développement de transcultures , voire d’exocultures ; Ø En distinguant l’émersion de l’immersion : on fait appel à une dynamique interne. Ø En passant de l’exploration d’un objet universe à celle d’un objet transverse; Ø En incluant le sujet dans la plasticité du monde, ce qui rejoint incidemment les approches écouménales66 (lien entre les géographies et les ontologies du monde) et les représentations plastiques de la réalité.

65 Notion qu’il pourrait être intéressant d’interroger dans le cadre de l’approche mésologique du milieu.66 Augustin Berque, Ecoumène et Médiance, éditions Belin, 2000.

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ANNEXE PLAN DE L’ARTICLE I – LES PERCEPTIONS DU MONDE

A- MUTATIONS DES CULTURES & PERCEPTION B- ÉCHELLES DE PERCEPTION & NIVEAUX DE COMPLEXITÉ C- PLASTICITÉ DU CERVEAU ET TRANSMODALITÉS SENSORIELLES : SE REPRÉSENTER LE MONDE C1- PLASTICITÉ SENSORIELLE & SOMATOTOPIQUE

C2- PLASTICITÉ ET MÉMOIRE : L’ENGRAMME NEURAL D- NEUROPHÉNOMÉNOLOGIE ET PSYCHOLOGIE DE LA PERCEPTION : LE LIAGE PERCEPTIF

E- PLASTICITÉS EXTRÊMES, LIMITES DE LA PLASTICITÉ II – LE CONCEPT ÉPISTÉMOLOGIQUE DE PLASTICITÉ

A- ORIGINES B- LA PLASTICITÉ, C’EST QUOI ? C- FORMALISATION DU CONCEPT ÉPISTÉMOLOGIQUE DE PLASTICITÉ D- INTERACTIONS AVEC L’APPROCHE MÉSOLOGIQUE

III – PERCEPTION ET PLASTICITÉ ACTIVE DU MONDE

A- INTELLIGENCES & COGNITION B- LA PLASTICITÉ DE L’ESPRIT

CONCLUSION