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Masoneria Rito Egipcio

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QUESAIS-JE?

Lesritesmaçonniqueségyptiens

ROGEZDACHEZ

Présidentdel'InstitutmaçonniquedeFrance

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Introduction

Lesritesmaçonniquesienn’est plus équivoque, en franc-maçonnerie, que la notionmêmede«Rite ».

Rien n’est pourtant plus évocateur, aux yeux du grand public, que cette notion,précisément,renvoyantàtouteuneimageriededécors,detabliers,etde«poignéesdemain»plusoumoinsmystérieusesetsuspectes…

Cen’estpourtantpasl’essentieldu«Rite»,auxyeuxdesfrancs-maçons.

Pourensaisirlanatureetlaportéedanscecontexteparticulier,letermelui-mêmedoit d’abord être rapporté à ses significations les plus communes, telles qu’ellesapparaissent, notamment dans les grands dictionnaires de référence en languefrançaise.

Prenons,parexemple,leGrandRobert:

1. Relig. Ensemble des cérémonies du culte en usage dans une communautéreligieuse,organisationtraditionnelledecescérémonies.

Cérémonial, cérémonie, culte, liturgie. Prier dans quelque rite que ce soit. – Spécialt. Rite catholique. Rites occidentaux (rit latin, romain, mozarabe,milanaisouambrosien, lyonnais, cartusien, dominicain, etc.) ; rites orientaux(ritbyzantinougrec,syrien,alexandrin,maronite,arménien…).Mélodieduritegrec–Ritesprotestants.[…]

Liturgiecathol.(écritrit).Degrédesolennitéd’unefête.Ritsimple,double.

2. (FinXVIIe).Cérémonierégléeougesteparticulierprescritparlaliturgied’unereligion.

Cérémonie, pratique, rituel. Les rites pompeux du culte. Dans les rites desliturgies chrétiennes, on peut distinguer des rites d’honneur (baisers,prosternations…), de prière (postures), de bénédiction, de consécration(imposition des mains, onction), de purification, de pénitence, etc. (cf. I.-H.Dalmais, in Initiation théologique, t. I, p. 110-111). Rites correspondant à

R

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chaque sacrement. aussiSacramentel. –CongrégationdesRites (de laCurieromaine).–Ritesjuifs.Leriteduboucémissaire.–Ritespublics(exotériques),secrets(ésotériques).Ritesd’initiation.Ritesfunèbres.Ritesmagiques.Magie.

3. […]iln’yapasdereligionsansritesetcérémonies.Àcesactesreligieux,lareprésentationreligieusesertsurtoutd’occasion. Ilsémanentsansdoutede lacroyance,maisilsréagissentaussitôtsurelleetlaconsolident[…].

H.Bergson,LesDeuxSourcesdelamoraleetdelareligion,p.212.

Par anal. Les rites d’une société secrète, des francs-maçons (ritesmaçonniques).

Onmesured’embléequelemot«Rite»,dansl’usagecommunserapportesurtoutauxpratiquesdesgrandesreligionsets’associeétroitementauxnotionsdeliturgieetdesacrement.Or la franc-maçonnerien’estniune religion,niunculte.Elleneprometpaslesalutdesâmesetnedélivrepasdesacrement.

On saisit donc sans peine que c’est dans un autre champ, moins spécifiquementreligieux, qu’il convient d’insérer le « Rite » maçonnique. Un détour parl’anthropologieculturelleesticijudicieux.

JeanCazeneuve [1]établitquelesensaccordéau«rite»varieenfonctiondesoncontexted’utilisation.Letermeseraentendudifféremmentselonqu’ilestemployédanslelangageordinaire,oùil«désignetouteespècedecomportementstéréotypéqui ne semble pas être imposé par quelque nécessité ou par la réalisation d’unefinalité selon desmoyens rationnels » (comme c’est le cas pour une « institutiondésuète » ou un « mémorial périmé »), ou dans un domaine plus spécifique. Enbiologie par exemple, « la ritualisation est la formalisationd’un comportement àmotivationémotionnelle»etelleest«rattachéeauprocessusdel’évolutionetplusparticulièrementàl’adaptationauxfonctionsdecommunication».Onpourraitainsiparler de « rite » dans l’observation du comportement animal. Mais enpsychopathologie et en psychiatrie, il est aussi question de rites névrotiques.Cependant, pour Jean Cazeneuve, « en réalité, tous ces emplois de la notion seréfèrentplusoumoinsàceluiquidésigneuncomportementsocial,collectif,danslequelapparaîtplusnettementàlafoislecaractèrerépétitifduriteet,surtout,cequile distingue des conduites rationnellement adaptées à un but utilitaire. Le rite seprésentealorscommeuneactionconformeàunusagecollectifetdontl’efficacitéest,aumoinsenpartie,d’ordreextra-empirique».

C’est donc aux confins de la psychologie collective et de la symbolique sociale,

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sansjamaisoublier,biensûr,laréférencesous-jacenteauxusagesreligieux,quesedéfinitleritemaçonnique.

Onorthographielemotsoitenminuscules(«rites»),soitenmajuscules(«Rites»).Dans le premier cas, il désigne simplement, dans l’usagemaçonnique courant, ceque l’on devait plus exactement appeler les « rituels », comme une sorte deprogramme, de liste d’actions à accomplir et de paroles à prononcer pour être«conformeaurite».Danslesecondcas, ils’applique,enfranc-maçonnerie,àunaspectdifférent.C’estencederniersensque leprésentouvrage,commequelquesautresdelamêmecollection,abordelesRitesÉgyptiensdelafranc-maçonnerie.

Danscettesecondeacception,le«Rite»estl’ensembledesétapes–enmaçonnerieonparlede«grades»(ouparfois,maisunpeuimproprement,de«degrés»)–quel’on doit franchir, par des rituels appropriés et qui leur sont spécifiques.L’architecture d’ensemble que dessine alors un Rite maçonnique est à la fois uncertainparcours–nombreetdénominationdesgrades,conditionsdeleurobtention,etc.–etunecertainefaçondel’accomplirenrecevantaupassagedesenseignementsvariés.

Dansl’universmaçonnique,lesRites–ausenssecond–sontnombreuxetsesontdifférenciés, pour l’essentiel, à la fin du XVIIIe siècle, voire au cours duXIXe siècle : leRiteFrançais, leRiteÉcossaisRectifié, leRiteÉcossaisAncienetAcceptéet,parmidenombreuxautresmoinsrépandus, lesRitesÉgyptiens.Sidesinvariantsrituelsetsymboliquesseretrouventévidemmentenchacund’eux–c’estdu restecequi fait l’unité fondamentalede l’institutionmaçonnique–,quantitédespécificitésdoctrinalesetorganisationnelleslesdistinguentetparfoislesopposent.

La«maçonnerieessentielle»,sil’onpeutainsis’exprimer,n’existedoncquesouslesformeschangeantesdesesmultiplesRites.Cesont,enquelquesorte,lescheminsqu’ilfautnécessairementemprunterpourparveniràsoncentreinsaisissable.

Notes

[1]«Rites»,EncyclopædiaUniversalis,2011.

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PREMIÈREPARTIE

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ChapitreI

L’Europeetlerêveégyptien

I.Souvenirsantiquesèsl’aubedelacivilisationeuropéenne,l’Égypteaétésouventprésentéecommele

berceaudusavoir,ouplusprécisémentde la sagesse, et leconservatoiredesplushautessciences.Cetteopinion,déjàdéfenduepardenombreuxauteursantiques,estévidemmentàprendreavecd’importantesprécautions.

Si l’Égypte n’a pas inventé l’écriture ni l’organisation politique de l’État – ilfaudrait plutôt chercher au nord, entre le Tigre et l’Euphrate, la source de tellesinnovations –, la civilisation égyptienne, politique, religieuse, artistique, aclairement dominé l’Orient antique. Sa magnificence et sa puissance se sontimposées pendant des siècles à toute une région du monde, celle-là même dontproviennent les bases culturelles de l’Occident. Soumettant sans faiblesse lespeuples,vassalisantlesÉtats,seulecontretousoupresque,l’Égypteafiniparfaireadmettreàceuxqu’elleavaitconquisque,pendantprèsde3000ans,toutel’histoireavaittournéautourd’elle.Ilyatoutefoisdanscettevisiondeschosesunelargepartdefascinationaveuglanteetdereconstructionaposteriori.

Parmi les sources qui ont imposé en Occident cette image de l’Égypte, il fautnaturellement citer, en premier lieu, la Bible elle-même. Dans cet ensemble detextes, rédigés à des époques diverses et rassemblant des récits d’origines trèsvariées,onrapporteessentiellementl’histoireengrandepartierêvéed’un«Peupleélu»guidéparDieului-même,quecedernieravaitchoiside«sortird’Égypte».C’estdonc,seloncetextefondamentaldelacultureoccidentale,surlesrivesduNilqueDieuavaittrouvélessiens!

Jusqu’àChampollionetsondéchiffragedeshiéroglyphes [1],dontlesensavaitétéperdudepuislongtemps,etmêmejusqu’auxacquislesplusrécentsdel’égyptologiemoderne,l’Europeacultivépendantdelongssièclesun«rêveégyptien».C’estsurcerêvequenousdevonsnouspencher.

D

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Unpointmérite ici d’être souligné.Dans le textebiblique, déjà, l’Égypte s’insèreconstammentdansunepolaritéadmiration/hainequifaitqu’onrespecteàlafoissaforce et ses réalisations impressionnantes, mais que l’on crédite son chef d’uneméchanceté tyrannique et ses prêtres d’une magie diabolique. Si l’égyptologiecontemporaine, là encore, n’a rien confirmé de ces caricatures, il faut retenirqu’ellesvontdurablementmarquerunecertaineconceptionde l’Égypte,mêlant lafascinationetlacrainte,jusqu’àl’aubemêmedel’Europemoderne.

Simaintenant, franchissantquelquessiècles,nousnousportonsauxoriginesde lapenséephilosophique,entre lescôtesde l’AsieMineureavec l’ÉcoledeMilet, lesrivages de la Sicile et de l’Italie méridionale avec l’École pythagoricienne, oumêmeaucœurd’Athènesoùvonts’épanouirlesplusgrandsphilosophesantiques,nousyretrouvonslaréférenceobsédanteàl’Égypte.

À en croire leurs premiers biographes, nombre de philosophes antiques ontcommencéleurcarrièreeneffectuantunvoyageplusoumoinsprolongéenÉgypte.Ainsi, Diogène Laërce, le plus illustre des doxographes antiques, attribuenotamment un tel voyage à Thalès, Pythagore et Platon. Solon, le législateurd’Athènes, y aurait également séjourné et, aux frontières de la philosophie et lascience, Hippocrate, le père de la médecine, était aussi réputé avoir parfait sesconnaissancesà l’ombredes templesdeMemphis.Bienplus tard,au ive siècle denotre ère, Héliodore affirmera encore que Homère lui-même était Égyptien, filsd’HermèsTrismégisteetdelafemmed’unprêtrethébain,etqu’ilavaitrecueillilesrécitsdel’IlliadeàMemphis!

Naturellementaucundocumentnevientcorroborercesaffirmationsrépétées,maisrien ne permet non plus de les contester par principe. À tout le moins, ellescontribuentàpréciseruneimage.

Que représentaitdonc l’Égyptevers leve siècle avant notre ère ?Pour s’en fairequelqueidéeilfautallerchercherdansHérodote(v.484-v.420),l’«inventeur»del’histoire. Il consacre une centaine de pages de sonEnquête [2] à une descriptionsoigneusedel’Égypte–oùlui-mêmes’étaitincontestablementrenduvers450,tirantl’essentieldesesinformationsdesprêtresdeSaïs,deMemphisetdeThèbes,mêmes’il paraît surtout s’être cantonné à la région du Delta. Ce portrait fondateuralimenterapourlongtempslerêveégyptien.

«Aucunautrepaysnecontientautantdemerveilles»,nousavertitHérodote.QuantauxÉgyptiens, « ce sont debeaucoup les plus religieuxdes hommes». Il s’étendlonguement sur les sacrifices, les scribeset lesprêtres, lescérémoniespubliques,les fêtes, les oracles, les animaux sacrés, et ne manque pas de décrire les rites

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funéraires – dont l’embaumement, si étrange pour lesGrecs. Il souligne aussi lascience médicale des Égyptiens. D’emblée, pourtant, un surprenant syncrétismereligieuxapparaîtpuisqueHéraclèsestconvoquécommel’undesdieuxdel’Égypte!Demême,ilsignaleenpassant,àproposd’Isis,qu’ellen’estautreque«Déméteren langue grecque ». « En fait, poursuit Hérodote, la Grèce a reçu de l’Égyptepresquetouslesnomsdesesdivinités.»Onsaitnaturellementquecetteassertionesthistoriquement fausse, mais elle met clairement en lumière cette confusion descultures qui commençait à s’opérer alors même que les Grecs étaient encore,lorsqu’ilsvenaientenÉgypte,suruneterreétrangère.

Oronsaitqu’en332avantnotreère,AlexandreleGrandfitlaconquêtedel’Égypte.Trois siècles plus tard, elle deviendra une province romaine. Pendant toute cettepériode, la tendance mentionnée plus haut ne fera que s’accentuer pour donnernaissance à ce que l’onpourrait presque considérer commeunenouvelleÉgypte.MaiscetteÉgyptetardive,l’Égyptehellénistiquepuisromaine,estenréalitélaseuledont l’Europe médiévale, après le déferlement des hordes barbares etl’anéantissementd’unegrandepartiede laculture,conserveraquelquesouveniretc’estsurellequ’elleforgera lemytheégyptien.C’est làunpointessentielpour lacompréhension de ce qui suit. Les seules bribes d’information dont on disposerapendant des siècles, jusqu’aux débuts de la recherche égyptologique moderne,seront des indications éparses dansDiodore de Sicile (ier siècle avant notre ère),Strabon (v. 58 av. notre ère-v. 25 ap.) ou Plutarque (v. 46-v. 125), recopiant desnotices plus anciennes ou surtout décrivant ce qu’ils pouvaient encore voir d’uneÉgypte dont la culture, les institutions et surtout la religion avaient étéprofondémenthellénisées–n’oublionspasquedepuislemilieuduive siècle,plusaucunÉgyptiennemonterasurletrôned’Égypte,maisseulementdesGrecs.

Le paradoxe est que, de même que la Grèce conquise par Rome avait fini parcoloniser intellectuellement l’Urbs, de même l’Égypte va diffuser via la Grèce,surtoutversRome,unnouveautypedereligiosité,celuidescultesàmystèresquel’Égypte antique (« pharaonique ») avait parfaitement ignorés. La plasticité dupanthéon grec permettra du reste la création de nouveaux dieux, totalementsyncrétiques, comme Sérapis ; elle autorisera aussi la récupération des dieuxégyptienstraditionnelssousdesformescultuellesdifférentes,adaptéesàlaculturegrecque – et dont Apulée (v. 125-v. 170) nous fournit encore un intéressanttémoignage, à propos du culte isiaque, dans L’âne d’or. Avec les deux divinitésprécédentes, Anubis deviendra le troisième pilier de la religion alexandrine,empruntant du reste les traits d’Hermès sous le nom d’Hermanubis. D’oùl’équivoquepersistantequiconsisteraàprojeterdansuneÉgypteantique,oubliéeetdevenueinaccessible,lesdéveloppementslesplustardifsauxquelselleavaitdonnélieu,notammentdansleBasEmpireromain.

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En 529, l’empereur Justinien décidait de fermer les écoles philosophiquesd’Athènes.Vers535, il fit transformer ledernier templed’Isis,àPhilae,enéglisechrétienne.Àcetteépoque,onavaitdéjàperdu laclédeshiéroglyphes,comme lemontrentlesHieroglyphicad’Horapollon.

L’Égypteantiqueallaits’ensevelirsouslessables.Lerêvepouvaitcommencer.

II.Larenaissanced’HermèsEn1463seproduisitàFlorenceunévénementcapital,nonseulementdansl’histoiredelacultureeuropéenneengénéral,maissingulièrementdanscelledel’ésotérismeoccidental moderne. D’une certaine manière, c’est même l’un des momentsfondateurs de ce courant de pensée. Cette année-là, Marsile Ficin (1433-1499),fondateur de l’Académie néoplatonicienne sous lesMédicis et premier traducteurmodernedesœuvresdePlaton,achevalatraductionlatinede14traitésappartenantàcequ’ilestconvenud’appelerleCorpusHermeticum–dontlepremierouvrage,lePimander,donnalongtempssonnomàl’ensembledelacollection.Toutunpandela culture religieuse et philosophique antique revenait au grand jour. Or c’estd’Égyptequeprovenaientcesvénérablestextes.

LalittératuredesHermeticacomprend,outre17traitésrédigésengrecentrelesiieet le iiie siècle de notre ère, formant le Corpus Hermeticum proprement dit,l’Asclépius et les Fragments de Stobée. À la relative exception de quelquesmanuscrits de l’Asclepius, texte d’ailleurs cité par SaintAugustin dans saCité deDieu,l’essentieldecessourcesavaitétéperduaucoursduMoyenÂgeettotalementoublié.Impriméen1471,leCorpusHermeticumseraégalementtraduitenfrançaisdès1574souslenomdePimandre,titrequiluiresteralongtemps.

Àcôtédecequ’ilestconvenudenommer«l’hermétismepopulaire»,ensembledeconsidérations astrologiques, alchimiques et de médecine occulte remontant sansdoute aux deux ou trois derniers siècles avant notre ère, leCorpus Hermeticumressortità«l’hermétismesavant».Cesontdestextesmystiquesetphilosophiques,d’un caractère assez syncrétique,mêlant des notions empruntées à la philosophiegrecque,surtoutaustoïcismetardifetaunéoplatonisme,etdescroyancesprovenantde l’Égypte hellénistique. On peut aussi y discerner des influences juives etpersanes.Touscestextesfurentécritsdanslarégiond’Alexandrie.

Sériedisparatedueàdesauteursdivers,restésinconnus,parfoiscontradictoires,leCorpusn’exposepasunedoctrine limpide,uniqueetcohérente.Onpeuty trouver

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diverses théories et cette plasticité rendra bien compte de l’extraordinairepolymorphisme des spéculations ésotériques qui prétendront s’en inspirer, dès lexvie siècle notamment. Au fil des textes, parmi les thèmes majeurs de cethermétisme,onretrouveplusieursdesinvariantsdel’ésotérismetelsqu’ilsontétédéfinis par A. Faivre [3] : l’idée de la Nature vivante, la doctrine descorrespondances,laplacedel’imaginationactive,l’expériencedelatransmutation.Aupointqu’onnes’étonnerapasdel’assimilationabusivemaisrévélatricequi,parlemot«hermétisme»,désignevolontiersl’ésotérismeengénéral… [4].

Un point important est que tous les traités hermétiques étaient attribués à unpersonnage semi-légendaire mais dont on croyait vraiment qu’il avait vécu :Hermès Trismégiste (« Trois fois grand »), réputé avoir été le contemporain deMoïse.Depuisleiiiesiècleavantnotreère,commel’attesteundécretdesprêtresdeRosette, Hermès lui-même – fils de Zeus, dieu du commerce et des voyageurs,guidedeshérosetdesâmes,lemessagerdesdieux–avaitd’ailleursétépurementetsimplementassimiléauvieuxdieuégyptienThot.Unautredécret,dûcettefoisaujuifArtapan,vers200avantnotre ère, avait toutuniment identifiéThot-HermèsàMoïse!QuantàAsclépios,dieugrecdelamédecine,ilavaittoutsimplementprislaplace,dansl’Égyptehellénistique,del’antiqueImhotep,sagedivinisé,architecteetmédecin, dont le culte avait fini par dominer à Memphis. C’est donc par uneréférence mythique à l’Égypte qu’à travers le Corpus on combinait, en quelquesorte, la tradition biblique et la sagesse grecque. En 1614, pourtant, un éruditprotestantgenevois,IsaacCasaubon,démontreral’impossibilitéquecestextesaientétéantérieursàl’èrechrétienne.Celanecompromettracependantpasleurpostérité.

Avec l’hermétisme néoalexandrin et toutes ses spéculations l’un des piliers del’ésotérismeoccidentalmoderneavaitétéposécommevenantd’Égypte–lesautresétantlakabbalechrétienne,leparacelsisme,lerosicrucianismeetlathéosophiedontJacobBoehme(1575-1624)sera lepère fondateur. Il influenceradesauteursaussidivers que François Georges de Venise (De Harmonia Mundi, 1507), HenricusCornelius Agrippa (De Occulta Philosophia, 1533) ou encore John Dee (MonasHieroglyphica, 1564) aussi bien que Robert Fludd (Utriusque Cosmi Historia[HistoireduMacrocosmeetduMicrocosme],1617-1626).

Pourtant, au tournant du xvie siècle, un autre personnage allait illustrer de façonéclatantelesprestigesattribuésàl’Égypteetenenrichirencorelemythe.

III. La « religion égyptienne » de

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GiordanoBrunoNéen1548danslarégiondeNaples,reçuchezlesDominicainsen1565etordonnéprêtre en 1572, l’histoire deGiordanoBrunopourrait n’être, parmi tant d’autres,que celle d’un homme victime, au xvie siècle, de l’intolérance catholique et del’Inquisition qui le conduiront au bûcher à Rome, après sept ans de procès et deprison, en février 1600, coupable de n’avoir pas rétracté ses « erreurs ». Il y apourtantbiendavantageàretenirdesonsingulierparcoursintellectuelethumain.

Ilimportepeuiciquesacondamnationfinaleaitétéliéeàsaconceptiond’unDieu-substance, nettement panthéiste par certains de ses aspects, et à sa théorie d’ununivers infini – sans parler de sa défense, risquée à cette époque, de la doctrinecopernicienne à laquelle il trouvait aussi une justification mystique : le soleil,comme ledieudont ilétait l’image, se situaitaucentrede tout.LaconvictionquiportaitBrunoétaitqu’ilavaitretrouvé–notammentparsesréférencesàHermèsetune vision religieuse de l’astrologie – les bases d’une authentique « religionégyptienne » à laquelle un certain christianisme triomphant et désormaispersécuteur–àpartirduvesiècle–avaitdonnélecoupdegrâce.

On voit ici un intéressant glissement de sens s’opérer. Bruno ne prétendait sansdoute pas restituer une religion égyptienne telle qu’elle avait existé – et qu’ilignoraitparfaitement–maisparcetteexpressionilentendaitunesortedereligionprimordialeoudeculteprimitif,àrapprochersansdoutedelaphilosophiaperennis,de cette sagesse unifiante venue de fond des âges et qu’un certain ésotérismeoccidentals’efforceraprécisémentderetrouveràpartirdelaRenaissance.

Orcetteperspectiveneuve,enempruntantlefilrougequeluifournissaitleCorpusHermeticumprovidentiellementretrouvé,identifiaitunetellerechercheàlatraditionde l’Égypte antique.UneÉgypte dont, une fois encore, on ne savait presque plusrien – et à laquelle, par conséquent, on pouvait tout prêter. Le sort tragique deGiordano Bruno, paradoxalement, donnera à ces constructions imaginaires uneforceparticulière.

IV.Lesfantaisiessavantesd’AthanasiusKircherC’est à un Jésuite, en revanche, qu’il allait revenir de leur fournir une sorte de

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confirmationscientifique,oudumoinsérudite–àvraidireunepurefantaisie,denouveau.AthanasiusKircher (1601-1680) fut considéré, en son temps, commeunimmense savant, respecté en tant que tel, auteur d’un nombre impressionnantd’ouvrages sur les sujets les plus variés. On a pu voir en lui le dernier despolymathes [5]ou,commel’abiencaractérisél’undesesbiographes,un«hommedelaRenaissanceàlarecherchedusavoirperdu» [6].

On leprésenteaussicomme lepèrede l’égyptologie,oudumoinsd’unecertainefascination savante pour l’Égypte. De 1652 à 1654, il publia en effet à Rome unmonumental ouvrage de trois tomes en quatre volumes in-folio, intituléŒdipusAegyptiacus.Cettesommetouffue,rempliedetableaux,defiguresetd’illustrationsdiverses, demeure l’une de ses œuvres majeures et son retentissement futconsidérable.

Ilydéveloppeplusieursidéesauxquellesildonne,parlaforcedesonérudition,uneautorité nouvelle. Notamment il y expose à son tour la conception d’une priscatheologia, d’une tradition jadis commune à toute l’humanité, enchâssée dans lasagesse égyptienne dont, pensait-il, on pouvait faire dériver tous les systèmesthéosophiquesdeZoroastre,d’Orphée,dePythagoreetdePlaton,demêmequelakabbale, pour laquelle il montre le plus vif intérêt. Hermès est naturellementconvoqué à plusieurs reprises et il retrouvera même dans les cosmogonieségyptienneslesfondementsanticipésdelareligionchrétienne.Ilpersistecependant,comme d’autres avant et après lui, à stigmatiser la magie noire des ÉgyptiensattribuéeauxdévoiementsopérésparCham,lefilsmauditdeNoé,ancêtresupposédesfilsduNil.

D’autrepart,Kircherentreprendausside redécouvrir lesmystèresde l’Égypteendécryptant leshiéroglyphes–deuxsièclesavantChampollion !Malheureusement,satentativeaboutiraàuneimpasse.Malgrél’intuitionjustequelalangueégyptienneancienne devait être proche du copte – langue que lui-même avait apprise àmaîtriser – il ne vit dans les hiéroglyphes que des symboles idéographiques, desrébusà résoudre.Pourparveniràendéchiffrer le sens, il travaillera sur laTableisiaque(MensaIsiaca),vastecompositiongraphiquedestyleégyptiendécouverteàRome en 1527. On sait aujourd’hui qu’il s’agit en fait d’une production tardive,d’époque romaine, couverte de pseudo-hiéroglyphes dépourvus de sens ! C’estnéanmoinsàl’aidedececode«retrouvé»queKircherentreprendradedéchiffreràson tour les inscriptions d’un obélisque où il verra tous les grands thèmes de laphilosophie religieuse desÉgyptiens, là où ne figure en réalité que la litanie desnomsconventionnelsd’unpharaon…

Athanasius Kircher, au terme d’un travail énorme, employant des hypothèses

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totalement erronées, voire franchement farfelues, et les appliquant à undocumenttardif,parfaitementétrangerauxsourceségyptiennesantiques,sansdoutepurementdécoratifetsansaucuncaractèred’authenticitéquantauxdonnéesqu’ilrenferme,nepouvait donc aboutir qu’à une fantaisie aussi imaginative que dépourvue de toutevaleur scientifique. Il n’importe, grâce à des illustrations splendides,impressionnantes et suggestives qui connurent une belle postérité dansl’iconographieégyptianisanteavant lesapportsdel’égyptologiemoderne, ilafaitpasser un discours tout aussi flamboyant, et durablement imposé une convictionqu’ilavaitformuléeainsi:

«LasagessehiéroglyphiquedesÉgyptiensnefutriend’autrequelaconnaissancede la Divinité et de la Nature représentées sous diverses fables et imagesallégoriquesd’animauxetd’autreschosesnaturelles.» [7].

Pétitiondeprincipequiposaitlesbasesd’unevisionpurementsymboliquedetoutl’artégyptien,ycomprisdesonécriture–quelqu’enfutlesensréel–,laissantlibrecoursàtouteslesressourcesdel’imaginairepourrecomposeruneÉgypteplusquejamaisfantasmée.

C’estbiencelledontallaithériterlexviiiesiècle,etavecluilafranc-maçonnerie.

V. Les romans égyptiens au début duxviiiesiècleÀl’aubeduxviiiesiècle,toutuncorpusd’idées,dedoctrines,delégendes,étaitdéjàconstituéàproposdel’Égypte–dontonnesavaittoujoursriendesubstantiel.Ilnerestait plus qu’à le mettre en scène. Les romans égyptiens précédèrent ainsi dequelquesdécennieslamaçonnerieégyptiennequinemanquerapasdes’eninspirer.

Onpeutciter rapidementquelques« fantaisiesorientales», commecellede Jean-Louis Ignace de la Serre, parue en 1728, Amosis, Prince Égyptien. Histoiremerveilleuse,ouencoreleromanduChevalierdeMouhy,Lamékis,oulesvoyagesextraordinairesd’unÉgyptiendanslaterreintérieure [8],avecladécouvertedel’îledesSilphides,publiéentre1735et1738.Ledécorégyptienn’esticiqu’unefaçade,un prétexte à évoquer un merveilleux oriental où se mêlent apparitions,métamorphoses et prodiges, mais ils soulignent l’intérêt persistant – et mêmerenouvelé–dupublicpourcethème.Enrevanche,deuxœuvresdelamêmeépoquesontd’unenatureassezdifférente.

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En premier lieu, Les Voyages de Cyrus, d’André Michel Ramsay (1686-1743),discipledeFénelon–etfranc-maçonnotoiredansleParisdesannées1730–paruen1727.Roman« initiatique»ausensclassiquedu terme,c’est-à-direrécitd’uneéducation,c’estl’institutiond’unprinceparcourantunOrientantiquedelégende.LechapitreIIIyaccordeuneplacedechoixàl’Égypte,présentéecomme«lamèredetouteslessciences»où,àl’époqueinitialedupremierHermès,«lanatureobéissaità la voie des sages » et où l’on cultivait un monothéisme secret occulté par lepolythéisme populaire, comme un écho assourdi de la révélation primitive : unthèmequiauraunelonguepostérité.

Mais c’est surtout à l’Abbé JeanTerrasson, avecSéthos,Histoire ou vie tirée desmonuments,anecdotesdel’ancienneÉgypte.Traduitd’unmanuscritgrec,publiéen1730, qu’on doit l’œuvre égyptianisante dont le retentissement sera le plusconsidérable et le plus durable. Fresque d’une tout autre ampleur, l’ouvrage seprésentecommelatraductiond’undocumentancienetauthentiquealorsquecen’estqu’une œuvre de pure fiction.Mais le travail de Terrasson, authentique érudit ettraducteur de Diodore de Sicile, emprunte cependant aux meilleures sourcesantiques alors disponibles et doit aussi beaucoup à Athanase Kircher dont ilprolongeraenretour,enlesrendantplusaccessibles,lesconstructionsimaginaires.Il nous entraîne dans une Égypte souterraine, dans les sous-sols des pyramides,présentés comme les lieuxmystérieux et retirés où les prêtres transmettaient auxinitiés les connaissances secrètes : on retrouve ici la dualité supposée – maisqu’aucunedocumentationn’atteste–entrelathéologie«exotérique»etpolythéisteduculteofficielet la théologie«ésotérique»,monothéiste, réservéeauxélus.Lelivre de Terrasson nous conte les épreuves de Séthos, reçu « auxmystères de lagrandedéesseIsis»àl’âgede16ansdanslapyramidedeGizehetpassantàtraverslesquatreélémentsauseind’unlongdédaledecouloirssecretsetprofonds,jusqu’àla phase finale où il est admis dans la ville souterraine où, à l’abri des regards,ignoré du reste des humains, vit un peuple d’initiés servis par des « officiersinférieurs », candidatsmalheureuxn’ayant pas surmonté toutes les épreuvesmaisempêchésàjamaisderevoirlejour!

Nombre de rituels maçonniques s’inspireront plus ou moins directement de cesrécits à grand spectacle. Par le biais d’une littérature de fiction que des éruditsrespectés cautionnaient du reste de leur autorité, les rêveries égyptiennesdeviendrontainsi,parfois,desréalitésmaçonniques…

Notes

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[1] Ce travail, commencé en 1821, aboutit à la publication en 1824 duPrécis dusystème hiéroglyphique des anciens Égyptiens, complété en 1828, puis d’uneGrammaireégyptienneen1836.[2]Telleestlatraductioncorrectedumotgrechistoriè,quiadonné«histoire».[3]A.Faivre,L’ésotérisme,Paris,puf,coll.«Quesais-je?»,n°1031,1992.[4]Cf.égalementsurcepoint:F.Bonardel,Lavoiehermétique,Paris,Dervy,2002.[5]Dugrecpolymathès:«quiaétudiédenombreusessciences».[6]J.Godwin,AthanasiusKircher,Paris,J.-J.Pauvert,1980.[7]OedipusAegyptiacus,vol.II,i,p.40.[8]Notonsaupassagecetteexpressionqui,danssavariantealchimisante,auraundestin immense dans le rituel maçonnique sous la forme de l’expressionacronymique«vitriol» :Visita InteriorumTerraeRectificandoInveniesOccultamLapidem(«Visitel’intérieurdelaterreetenrectifianttutrouveraslapierrecachée»).

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ChapitreII

Franc-maçonnerie,illuminismeetmagieégyptienneauxviiiesiècle

I. Les origines de la franc-maçonneriespéculativeetl’ésotérismee lieu n’est pas ici de revenir sur les circonstances d’apparition de la franc-

maçonnerie spéculative, en Grande-Bretagne, au cours du xviie siècleessentiellement [1]. Il nous faut cependant envisager les rapports qu’aurait puentretenirlajeunefranc-maçonnerieaveclesspéculationsésotérisantesdutempsetparticulièrementaveclesconceptionsquiprévalaientàl’époque,commeonvientdelevoir,surlareligionégyptienneantique.

Forceestd’admettrequelebilanestassezléger.Ilfauttoutefoisdistinguerlestextesetleshommes.

Unecertainehistoriographiemaçonnique,imaginativeetaventureuse,auxixesièclenotamment mais encore parfois au siècle suivant, a pu attribuer à la franc-maçonnerie lesorigines lesplusdiverses.Parmileshypothèses lesplusenfaveurau sein de l’école « ésotérique » de l’histoiremaçonnique, lesRose-Croix et lesalchimistes tiennentuneplacedechoix.Nombred’auteursn’ontpashésitéà fairedesuns etdes autres les ancêtresvéritablesde la franc-maçonnerie : forcésde seprotégerdesprofanes, oudésireuxde travailler dans l’ombre, ils auraient pris lemasque nouveau de la franc-maçonnerie pour y préserver et y transmettre leurdoctrine et leurs symboles, pourvus d’un sens nouveau. Ces constructionsimaginaires sont sympathiques et parfois pittoresquesmais sans aucun fondementdocumentaireet,àvraidire,sanslamoindresubstance.

L’histoirevéritabledesRose-Croixaétéfaiteailleursetlescontributionsmodernesà l’histoire de l’alchimie ont apporté beaucoup de lumière dans un domaine

L

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embrouillé à plaisir, pendant des décennies, par des historiensapproximatifs [2]. Rappelons en quelques mots que le « cercle de Tübingen »,conduit notamment par Johann Valentin Andreae (1586-1654), à l’origine desManifestespubliésanonymemententre1614et1616(FamaFraternitatis,ConfessioFraternitatis, Noces chymiques de Christian Rosenkreutz), adoptant un langagesymboliqueethermétisant,avaitentoutpremierlieupourambitiond’appeleràune« réformation générale », pour refonder sur des bases nouvelles une authentiquerépublique chrétienne en Europe. Destinés aux philosophes, aux savants et auxhommesd’État, lesManifestesfaisaientcependantdroitàunecertainephilosophiede la nature ouvertement référée à la pensée de Paracelse. Ces auteurs, toutefois,dont l’identité n’est nullement mystérieuse aujourd’hui, n’ont jamais formé defraternitésecrèteetl’histoiredeChristianRosenkreutz,dontilsfontétatdansleursouvrages, était évidemment un mythe fondateur sans base historique. Dès 1620environ,legroupes’étaitd’ailleursdébandé.Cependant,unpeupartoutenEurope,intrigués par ces proclamations et intéressés par les perspectives ouvertes, maisignorant la nature véritable de ce qu’Andreae lui-même appellera plus tard unludubrium (uneplaisanterie,uncanular), lesesprits lesplus sérieux répondirent àl’appel des Rose-Croix : parmi eux Robert Fludd (1574-1637), déjà cité. Ils’ensuivra toute une littérature, extrêmement copieuse et variée qui, pendantplusieurs décennies, indépendamment du projet initial – lui-même rapidementabandonné–vaforgercequel’onpeutappeler la traditionrosicrucienne.Or,dès1671, dans son Silentium post clamores, le médecin et alchimiste Michel Maïer(1569-1622), se fondant sur Plutarque, faisait déjà remonter les Rose-Croix àl’Égypteoù,dureste,selonlalégendedesManifestes,Rosenkreutzavaiteffectuéunséjour…

Cetterencontredurosicrucianisme,delakabbalechrétienne,néeenItalieàlafinduxvesiècle,duparacelsismeetd’unealchimiedevenueessentiellementunetraditionlittéraireaveclagrandeépoquedestraitésduxviipuisduxviiiesiècle,aboutitàcecourant«hermético-kabbalistique»individualiséparFrancesYatesnotamment [3],qui constitue l’un des moments les plus féconds de la pensée européenne, dontKircher fut peut-être l’un des derniers héritiers, parmi les plus étincelants, à uneépoque où la science naissante ne se séparait pas encore d’une authentique etprofondephilosophiedelanature.

Or parmi les premiersmaçons spéculatifs que l’on connaisse au xviie siècle, onretrouveuncertainnombred’hommesmanifestement engagésdanscecourantdepensée:EliasAshmole(1617-1692),initiéàWarringtonen1646,amateurdechosesanciennes,héraldiste,passionnéd’alchimie,ouRobertMoray(v.1608-1673),reçufranc-maçon en 1641, l’un des fondateurs de la Royal Society. Ces rencontres

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personnelles expliquent peut-être que dès 1638, en Écosse, un poème effectue unrapprochement entre les maçons et la Rose-Croix – mais il ne s’agit que d’uneallusionfugitiveetparfaitementisolée.

Enfait, rien,dans les texteseux-mêmes,ne justifieune telleévocation.Aucundesthèmesdelatraditionhermético-kabbalistiqueneseretrouvedanslesplusanciensrituelsmaçonniquesnotammentceuxquel’onconnaîtenÉcossedanslesdernièresannéesduxviiesiècle.

Surtout, l’Égypte est assez absente de cette documentation : pratiquement rien n’yfaitréférencemêmelointainement.Dansl’HistoireduMétierquiformelapremièrepartie des Constitutions de 1723, compilées par James Anderson, sur unecinquantaine de pages, l’Égypte n’aura d’ailleurs droit qu’à quelques lignesrelativesauxpyramides.

II. L’illuminisme maçonnique. LesArchitectesAfricainsPour autant, la franc-maçonnerie, qui a bénéficié au xviiie siècle d’une rapideprogressionàtraverstoutel’Europe,aconnudesdéveloppementsphilosophiquesetparfois mystiques empruntant aux courants ésotériques constitués depuis laRenaissance. Elle a été alors conçue par certains de ses adeptes comme une voieinitiatique et illuminative mettant parfois en œuvre les symboles et les doctrinesappartenantaucouranthermético-kabbalistiquequiafini,maissecondairement,pars’y introduire. C’est la base de ce qu’il est convenu d’appeler l’illuminismemaçonnique.

Sicecourantdepenséefutsurtoutreprésenté,auseindelafranc-maçonnerie,parleRiteÉcossaisRectifié (rer) dans le dernier quart du siècle [4], il eut aussi, dès lecourant des années 1760, une première expression d’inspiration égyptienne – ausens que nous venons déjà d’examiner : la vision d’une Égypte reconstruite etlargement mâtinée de culture grecque et de religiosité alexandrine. Ce sont lesArchitectesAfricains–cederniermot,jusqu’àlafinduxviiiesiècle,voulantdire«Égyptiens».

Karl Friedrich Köppen (1734-1797), commissaire aux guerres auprès du roi dePrusse et membre de la vénérable loge Aux Trois Globes de Berlin, fonda cesystèmemaçonniquenouveauen1766ou1767,peut-êtreavecl’appuiet,prétendit-

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on, le soutienmatériel deFrédéric II.L’ensemble reposait sur unouvragede soncru,intituléCrataRepoa(termesdontlasignification,s’ilsenavaientune,demeureinconnue),impriméen1770etquirenfermaitlesprincipesdel’Ordreetsurtoutlepanoramades différents grades.En1773, seules quelques rares loges existaient àBerlin,enSuisse,maisaussiàBordeauxoùl’uned’ellesfutcrééeencetteannée-là.Officiellement abolis vers 1781, lesArchitectesAfricains étaient déjàmoribondsdepuisquelquesannées.

Il reste que la référence de base du système, leCrata Repoa, un fascicule d’unetrentaine de pages seulement, fut pendant longtemps tenue, dans les cerclesésotériques ou occultistes, pour un témoignage vénérable des annales les plusantiquesdelavraieinitiation«égyptienne»,etceàlafinduxixesiècleencore.Lessept grades qui sont exposés sont rapportés à une antiquité imprécise mais fontréférence aux usages d’une Égypte hellénisée. Ces résumés – car il ne s’agit pasréellement de rituels – font du reste de nombreux renvois à des auteurs antiques(Plutarque, Jamblique,Diodore,maisaussiTertullienetClémentd’Alexandrie). Ilest d’ailleurs difficile de savoir si l’on doit considérer ces textes comme desséquences rituelles ayant été effectivement mises en œuvre, comme de simplesrésumés de chaque grade ou comme des récits lus au candidat au cours descérémonies.

Leplandelalogen’estpasprécisémaisony«invoquait»lesoleil,laluneetlesétoiles,etonymentionnedeuxcolonnes,ou«Betilies»,entrelesquelleslecandidataupremiergradedePastophoris étaitplacé,d’abord lesyeuxbandéset lesmainsliées,devantuneéchelle à septdegrés.Cegradeétant consacréà laphysique (lescauses des vents, des éclairs, du tonnerre), il effectuait des voyages et subissaitl’épreuvedeséléments,maisonluienseignaitaussil’anatomie,l’artdeguériretdecomposer les médicaments, la langue des symboles et l’écriture vulgaire deshiéroglyphes.

AucoursdusecondgradedeNeocoris,dontlebutavouéétaitd’éleversonesprit,ilétait soumis à la tentation d’une jeune femme s’efforçant de l’induire à uncomportementcoupable.S’ilsurmontaitcetteépreuve,ilétaitpurifiéparl’eau.

LegradedeMélanophoris, troisièmegrade,reprenaitsurunmode«égyptien»ladramaturgiedugradedeMaîtreclassique:lecandidatycontemplaitnotammentlecercueil d’Osiris et devait se disculper d’avoir pris part son assassinat. Unrapprochementinévitable,comptetenudelastructuremêmedelalégended’Hiram!

Quatre hauts grades suivaient : celui deChristophoris, l’impétrant faisait l’objet

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d’une sorte d’armement chevaleresque, recevant « le bouclier deMinerve, qu’onnommeaussiIsis,etchaussantlesbottesd’AnubisquiestidentiqueàMercure»et,arméd’unglaive,devaitaccomplirhéroïquementlemeurtredeGorgone.AugradedeBalahate, le cinquième,dont lebut est la chimie, leprétendantdevait terrasserTyphon, assimilé au feu. Puis venait le grade d’Astronomus, où on mettait lerécipiendaireengardecontreles«astrologuesetleshoroscopes»,etenfinceluideProphète,oùilrecevaitnotammentunecroixetunerobeblanche.

Si lesnomsdesOfficiers, en lieu etplacedesdénominations classiques, sontdesmotsgrecsoudesnomsempruntésaux récitsmythologiques,on reconnaît, au fildesgrades,finalementsansgrandesurprise,desthèmestrèsclassiquesdelafranc-maçonneriedel’époque.Onvoiticiqueledécorégyptienestplaquésuruncontenusommetouteassezpeuoriginal.

Seul Ragon affirme, dans son Orthodoxie maçonnique (1853) que la versionfrançaisedusystèmecomprenaitonzegradesdontilnenousdonnequelesnoms,lestroisderniersétantceuxd’unordredechevalerie(Armiger,Miles,Eques).IlditaussiquelesArchitectesAfricains«selivraientàd’activesrecherchessurl’histoiredesmystères,dessociétéssecrètesetdeleursdifférentesbranches,etcultivaientlessciences,lesmathématiquesprincipalement».

Nousnesavonsriend’autred’unsystèmemaçonniquedontnousignoronssurtoutlesmotivations initiales et la vie interne réelle. Après ce premier essai en demi-teinteetsanspostérité,lavoierestaitdonclibrepouruneaventureégyptiennedelafranc-maçonnerie.

III.LecasCagliostroMalgrélafortunedel’Égypte,desonmytheetdesonmystère,depuisaumoinslaRenaissance, la franc-maçonnerie du xviiie siècle a finalement très peu subil’influence du thème égyptien, si l’onmet à part les Architectes Africains, assezanecdotiques comme on vient de le voir. On peut du reste s’interroger sur cettefrilositéàl’égardd’unetraditionquiavaittantpassionnélescerclesésotériquesetlesmilieux cultivés en général au cours des deux siècles précédents. Serait-ce larémanence de cette réputation demagie noire jetée sur l’Égypte depuis les tempsbibliquesetquiétaitrevenuerégulièrementparlasuite?Peut-être.Toujoursest-ilquelapremièremaçonnerieàsedireouvertement«égyptienne»–etàconnaîtreuncertainsuccès,neserait-cequedescandale–nefitrienpourcontredirecetteidée.Blanche bien plus que noire, sans aucun doute, lamaçonnerie deCagliostro était

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incontestablement magique. Ce fut sans doute l’une des premières manifestationsostensiblesdececourantetdecespratiquesauseindelafranc-maçonnerie.

Né en 1743 à Palerme, en Sicile, JosephBalsamo, dessinateur à la plume de sonpremiermétier,ditAlexandre,comtedeCagliostro,estunhommemassifauverbehaut,volubileetpleind’entregent.Dès1768,ilparcourtl’Europeencompagniedesa femme, sa muse et son médium, Lorenza Feliciani, qu’il appellera désormaisSerafina.ConnudelapoliceàParisdès1772,onleretrouveàLondresen1776oùlesmilieuxmaçonniquesluifontunaccueilagitémaisoùilprétendpourtantavoirétéinitié(àcejourlapreuvefaittoujoursdéfaut),puisdanslesannéesquisuiventauxPays-Bas,enCourlande(laLettonieactuelle),enRussie,enPologne.Malgrélaréputation d’aventurier qui commence déjà à le suivre, il parvient à gagner laconfianceducardinal-princedeRohan,àStrasbourg,puisvaexercersestalentsetrépandresesprestigesàBordeauxetsurtoutàLyonoùsarencontreavecl’immenseJean-BaptisteWillermoz (1730-1824),maître incontesté du terrainmaçonnique etfondateurdurer,n’estguèreconcluante : le sagenégociant lyonnais flairera tropvitelemarchandd’illusion.En1785,aufaîtedesoninfluence,CagliostroestavecRohan l’un des acteursmalheureux de l’Affaire du Collier qui lui vaut quelquesmois de séjour à la Bastille, suivis d’un acquittement par le Parlement, peut-êtremoins soucieux de reconnaître son innocence que de stigmatiser la Cour et dedégraderencorel’imagedelaReine.

ExpulsédeFrance,aprèsunenouvelleerranceeuropéenne,ilparvientàRomeoù,précédé d’un parfum de scandale, il est arrêté en 1789 et détenu par la policepontificale dans les geôles du château Saint-Ange. Condamné à perpétuité, tandisqueSerafinaestenvoyéedansuncouvent,ilmourradanslesfersen1795.

Proposantpartoutdesremèdesalchimiques–ouréputéstels–,Cagliostros’estposéavant tout enmaître spirituel : « Je ne suis d’aucune époque ni d’aucun lieu ; endehorsdu tempsetde l’espace,monêtre spirituelvit sonéternelleexistence […].Mevoici:jesuisnobleetvoyageur;jeparleetvotreâmefrémitenreconnaissantd’anciennes paroles. » [5]. Il affirme – ou réaffirme après quelques autres –l’origineégyptiennedelamaçonnerie–entoutcasdelasienne!–maisl’Égypten’yjoueenfaitqu’unrôlemineur,c’estuneétiquettebienplusqu’unesource:selonlui, toute lumière vient de l’Orient, toute initiation de l’Égypte.Certes,mais danstout son système, seul son titre deGrandCophte (ouCopte), réfère explicitementaux anciennes traditions d’une des formes les plus archaïques du christianisme,improbablehéritier,surlaterredeMemphis,delasagessedesPharaons.

Après quelques essais sans lendemain, au hasard de ses pérégrinations à traversl’Europe, c’est à Lyon, en 1784, qu’il fonde véritablement sa première loge «

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égyptienne»:LaSagessetriomphante.Untempleseramêmeconstruiten1786auxBrotteaux.Deux ans plus tard, la loge entrera dans l’oubli.Une autre fondation alieuàParisen1785:Isis.Cettelogeandrogyneattirerauntempslesnomslesplusfameuxdelacapitale.Pousséparlesuccèsmondain,Cagliostroiramêmejusqu’àjeter les bases – purement théoriques – d’un Suprême Conseil placé sous laprotection nominale deMontmorency-Luxembourg, alors Administrateur généraldu Grand Orient de France. Mais c’est à peine quelques mois avant la chute ducomte.Maigrebilan,sil’onenjugeparlenombredelogesetleurcourtevie.

Desrituelsquinoussontparvenus,ilressorttroischoses:lesystèmedeCagliostroestglobalementmaçonnique,d’inspirationsurtoutmagique,maisenrienégyptien.Égyptien, chez lui, veut dire juif – un trait peut-être hérité de son père : lesréférenceschrétiennesclassiquesdelamaçonneriedesontempsontétéexpurgées.

Surtoutthéurgiquesoumagiques,selonlescas,lesrituelsdeCagliostrovisentàlarégénération – une influence de Martinès de Pasqually qui expliquerait lesréticences de Willermoz ? –, font appel aux anges, recourent aux prières etrequièrentunmédium,notammentunenfant,dénommé«colombe»ou«pupille»,àquisontaccordéesdesvisionsàtraversunverred’eau.Dugrandspectacledevantune société, ébahie et frémissante, de personnalités des deux sexes appartenant aumeilleurmonde.

Cagliostroétaitpeut-êtreplusgrandqu’ilnefut,maisdeuxchosessontcertaines:d’unepart,sonenseignement,possiblementcontenudanssesouvragesdedoctrine,aujourd’huiperdus,n’apasreçul’accueilfavorabledesmilieuxilluministesdesontemps, comme cela aurait pu être le cas lors duConvent desPhilalèthes où il futinvité en 1784, mais devant lequel il se déroba en posant des conditionsinacceptables ; d’autre part, sans lien avec les essais antérieurs de «maçonnerieégyptienne », son système n’a eu aucune postérité directe : la filiation parfoisalléguée avec leRite primitif dit desPhiladelphes, par l’entremise dumarquis deChefdebien, est illusoire et repose sur un contresens. Pour la maçonnerieégyptienne,unfauxdépartenquelquesorte.

Du reste, la Révolution allait bientôt balayer avec lui la maçonnerie dans sonensemble.

Notes

[1] Sur ce point nous renvoyons à R. Dachez, Histoire de la franc-maçonnerie

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française,Paris,coll.«Quesais-je?»,n°3668,puf,2003,(3eéd.2009),notammentau chapitre I : «Les origines britanniques », et surtout àL’invention de la franc-maçonnerie,Paris,Véga,2008.[2]R.Edighoffer,LaRose-Croix,Paris,coll.«Quesais-je?»,n°1982puf,1994.[3]Cf.enparticulier:Laphilosophieocculteàl’époqueélisabéthaine,Paris,Dervy,1978.[4]Cf.R.Dachez, J.-M.Pétillot,LeRiteÉcossaisRectifié, Paris, puf, coll. «Quesais-je?»,n°3885,2010,chapitreIII:«L’illuminismemaçonnique»[5]MémoirepourlecomtedeCagliostroaccusécontre1eProcureurgénéral.S.L.,Paris,1786,p.12sq..

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ChapitreIII

Deretourd’Égypte,naissancedesRitesÉgyptiens

I.L’Égypte,durêveàlaréalitéanslesdernièresannéesduxviiiesiècle,lethèmeégyptienn’avaitpasentièrement

perdu sa vigueur. En témoigne notamment un possible rite maçonnique dit desParfaitsInitiésd’Égypte,fondévers1785parlecélèbrecartomancienEtteila,maisdontonsaitpeudechose–depuisCourtdeGébelin(lui-mêmefranc-maçondanslaprestigieuse loge des Neuf Sœurs), qui l’avait affirmé dans son fameuxMondeprimitif, publié en 1781, on commençait à dire que les tarots étaient un « Livreégyptien»;maisaussil’énigmatiqueetobscurOrdresacrédesSophisiensfondéen1801,quiparaîtavoirrevendiquéunefiliationégyptienneetdontonnesaitpresquerien,sicen’estlepeuqu’enditRagon,danssonOrthodoxiemaçonnique,en1853,etqu’ildécritcomme«éphémère»!Ragonnousfournitsurtoutunindiceprécieuxenajoutantquecetordredevaitsonorigine«àquelquesgénérauxfrançais,faisantpartiedel’expéditiond’Égypte»…

De1798à1801,unjeunegénéralpromisàundestinsanségal,Bonaparte,avaiteneffet conduit en Égypte une campagne aussi brillante que politiquement inutile.Mais, en marge de cette aventure militaire sans lendemain, une expéditionscientifiqueavaitimpliquésurleterrainplusde150savants,artistes,ingénieurs,quirapportèrentunemoissonsanspareille.LeproduitdeleursobservationsetdeleurstrouvaillesfutconsignédanslamonumentaleDescriptionde l’Égypte,unouvragede23volumes,dont lamoitiédeplanches,quiserapubliéentre1809et1821.Aupassage,onavaitpucopier–avantquelesAnglaisnes’enemparent–lafameusePierredeRosettequiallaitpermettreàChampolliondepercerlesecretoubliédeshiéroglyphes.Lerêveégyptiendevenaitenfinuneréalitévécueetscientifiquementdocumentée.

C’est seulement en 1814 que paraît l’ouvrage fondateur, à bien des égards, del’égyptophiliemaçonniqueduxixesiècle,sonsiècled’or:LaFranche-Maçonnerie

D

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rendue à sa véritable origine, un livre de près de 300 pages, dû à la plumed’AlexandreLenoiretenrichideplanchessuperbementgravées.

Peu de révélations à en attendre, cependant. Après quelques chapitres d’uneéruditionpesanteetaujourd’huiobsolète,visantàmontrerquetouteslesinitiationsviennentdel’Égypteancienne,Lenoirveutsurtoutaccréditerlathèsequ’ilexprimeainsi : « Abstraction faite des formules qui appartiennent aux Francs-Maçonsmodernes,ilestdumoinsconstantquelaFranche-Maçonnerienediffèreenriendesanciennes initiations des Égyptiens et des Grecs ». Les comparaisons qu’ilentreprendalorsd’esquisser,verslafindesonlivre,entrelesrituelsmaçonniquesetlesmystèressupposésdel’Égypteantique(enfaitintégralementtirésdeSéthos),selimitentpourtantaupremiergrade.Lui-mêmeadmetqu’au-delà,ilconvientd’enchercherlessourcesailleurs.

Il faut ici soulignerunpointessentiel : siLenoirse fait lepropagandisteardent–maispeu convaincant–d’uneorigine égyptiennede lamaçonnerie, il ne soutientpas pour autant une maçonnerie de « Rite Égyptien » ! Pour lui, c’est toute lamaçonnerie–notammentcelleduRiteÉcossaisPhilosophiquedontilrelève–quimérite cette qualification. Du reste, pour illustrer les caractères prétendumentégyptiensdesprincipauxgradesdelafranc-maçonnerie,c’estàcedernierRitequ’ilfait référence et à nul autre. Il nementionne d’ailleurs aucunRite spécifiquementégyptien : c’est dire qu’à ses yeux, comme à ceux de l’immensemajorité de sescontemporains,iln’enexistaittoutsimplementpas.

Lamaçonnerieégyptienneproprementditeallaitprécisémentnaîtrepeuaprès.

II.ApparitionduRitedeMisraïmSi l’on oublie la filiation illusoire avec le Rite Primitif de Namur – lequel, àl’époque où on le crédite d’avoir enfanté le premierRiteÉgyptien, n’existait pasencore–,etsil’onpardonneaussiàRobertAmbelainl’incroyableetinsoutenablelégendedessociniensdeVenisefondantleRiteen1788,l’historiographieinitialedeMisraïmrepose surunconstat assez simple : il apparaît en Italie,vers1810,dansdes cercles de francs-maçons français ayant pris part à la conquête du pays parNapoléon. Il est alorscomposéde77gradesdont seuls lesonzederniers lui sontspécifiques, comme l’atteste un diplôme de la loge La Concorde à Lanciano, en1811.Mais le 77e et dernier grade, de Grand Inspecteur Intendant Régulateur del’Ordre–évoquant irrésistiblementleSouverainGrandInspecteurGénéraldu33eetdernierdegrédutoutjeuneRiteÉcossaisAncienetAccepté(reaa)–,serabientôt

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supplanté par d’autres grades, portant l’échelle à 90 degrés avant 1813. L’annéesuivante, leRite,quin’oubliera jamais ses racines italiennes, faisait sonentréeenFrance.

D’emblée, un trio fraternel s’impose dans cette histoire : celui des Bédarride.Originaires du sud de la France, d’une famille issue des communautés juives duComtat Venaissin, Marc, Michel et Joseph, respectivement nés en 1776, 1778 et1787,aprèsunecarrièremodestedanslesarméesfrançaisespartiesàlaconquêtedelapéninsule, furent initiésdansdes logesmilitaireset reçurenten Italiedifférentsgrades.S’agissantcependantdesgradesspécifiquesàMisraïm,etenparticulier lefameux 77e et dernier mentionné plus haut, on ne peut se fier qu’à leursdires [1]quantà ladateetau lieude leur initiation : iln’ensubsisteaucune trace.Nantisdeceviatiqueàl’origineincertaine,toustroisn’enrentrèrentpasmoinsenFranceaudébutdel’année1814.

Le9avril1815, ilsétablissentàParisunSuprêmeGrandConseilGénéraldu90edegrépourlaFranceet,lemoissuivant,unelogeestfondéeàParispourpratiquerceRite,souslenomdeL’Arc-en-Ciel.Trèsvite,ilsfontunerecruedechoixavecJean-MarieRagon(1781-1866),plustardauteuràsuccèsduCoursphilosophiqueetinterprétatif des initiations modernes et anciennes (1843) et de l’Orthodoxiemaçonnique(1853) [2],ainsiquedenombreuxrituels.Pourl’heure,Ragonprésidaitla brillante loge des Trinosophes au Grand Orient de France, laquelle aurait pudevenirunvivierflatteuretfécondpourlenouveauRite.SéduitparlesystèmedesBédarride – il publiera même la plus ancienne version connue des Arcanaarcanorum,promisàungrandavenirdansl’histoireduRite–,Ragonenproposeraavec d’autres l’agrégation au Grand Orient dès 1816. Mais, à peine arrivé enFrance,leRitedeMisraïmconnaîtsonpremierschisme:ungroupeseséparedesBédarride,etdesFrères«scandalisésdutraficquedesimportateursosaientfairedecettemaçonnerie»entreprirentdecréerunnouveauSuprêmeConseil.Cedernier,pasd’avantagequelepremier,n’obtiendral’accordduGrandOrientqui,dès1817,nonseulementrefuserad’intégrerMisraïm,maisinterdiramêmeàsesmembreslafréquentationdeslogeségyptiennes.

Tandis que Ragon et ses amis repartent vers d’autres horizons, les BédarridepoursuiventladiffusiondeleurRite:en1818,ilcomptequatrelogesbleuesàParisetuneenprovince, tandisquelesateliersdehautsgradessemettentenplace,nonseulementàParis,maisaussiàBordeauxetMarseille.En1821et1822,ceseraletourdeMetz,Besançon,Lyon,Montauban,SedanetmêmeLausanneetGenève:autotalprèsd’unevingtainedelogesenunedemi-douzained’années.

Dès1822,pourtant, c’est lapolicecette foisquiporteun rudecoupàcenouveau

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régimemaçonniquefondéparuntriodedemi-soldesetsuspecté–àtortouàraison–d’activessympathiesbonapartistes,alorsquelesultrastiennentFrancelehautdupavé.Pourneciterqu’unexemple,JosephBriot(1771-1827),l’undesdirigeantsdelaCharbonnerie,unesociétésecrètepolitiqueàviséerévolutionnairevenued’ItalieetintroduiteenFrancevers1820,avaitégalementétél’undesfondateursdeL’Arc-en-Ciel.Toujoursest-ilqu’aprèsquelquesperquisitions,lecoupdegrâceestdonnéen janvier 1823, lorsque leTribunal correctionnel condamne lesBédarride à uneamende et surtout prononce la dissolution de l’Ordre deMisraïm. Ce dernier nes’en relèvera jamais vraiment. Malgré un bref sursaut parisien au début de laMonarchie de Juillet, il entrera dans une longue phase de sommeil quand, entre1840et1851,lestroisfrèresBédarridedisparaîtront.

Le premier Misraïm : politique ? Peut-être, mais sans plus. Illusoire et à ladispositionde trafiquantsdegrades?Cen’estpas impossible,mais lachoseelle-mêmeétaitassezfréquentedepuislemilieuduxviiiesiècleetilyavaiteubienpire.Enattendantunelointainerenaissance,illaissaitenjachèrelechampégyptien.Or,depuis1838,uneautrepuissancetentaitdes’yétablir:deMisraïm,lesceptreallaitpasseràMemphis.

III. Marconis de Nègre et le Rite deMemphisLe Rite de Misraïm était supposé avoir vu le jour dans les humides ruelles deVenise.C’estdanslesalléesinextricablesdesmarchésduCairequeseraitnéceluideMemphis. Le romantisme aidant, en cette période de redécouverte de l’Égypteoubliée, toutes les légendes étaient envisageables. Un certain Gabriel-MathieuMarconis–lequelabeletbienexisté–,négociantàMontauban,yauraitainsidéjàcrééunelogedesDisciplesdeMemphisdès1815,aidéparunauthentiqueCairotedétenteur de secrets séculaires. Mais rien ne vient confirmer cette fondationlointaine – et, notons-le, curieusement située à une date contemporaine del’introductionduRitedeMisraïm.Ilrestequelefilsdumarchand,Jacques-ÉtienneMarconis(1795-1868),quiajouteraaunompaternellepatronymedesamèrepourse faire appelerMarconis de Nègre, supposé avoir reçu de son père archives etdignités,n’entreprendradefaireconnaîtresonRitequ’àpartirde1838–aumomentoùl’étoiledeceluideMisraïmavaitfâcheusementpâli.Ilseralevéritableapôtredelamaçonnerieégyptienneaucœurduxixesiècle,réussissantsurbiendespoints,làoùlesBédarrideavaientéchoué.S’iln’yaentreeuxaucunecontinuitédefiliation,ni similitudede l’esprit, ni proximitédes sources, il y a réellement, de lapart de

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Marconis, reprised’unconceptetsurtoutd’unchantier–à tous lessensdumot–laissésdansunrelatifabandon.

Dureste,Marconis,initiédansunelogedeMisraïmen1833,venaitd’enêtreradié–pourlasecondefois–en1838,l’annéemêmeoùilfondeàBruxelleslalogedelaBienveillancepuisàPariscellequiportera lenomd’Héliopolis.Le7 juilletde lamêmeannée il est«élu»GrandHiérophantede sonRite, tandisqu’enoctobre ilinstalle leSanctuairedeMemphis, rassemblant lesPatriarchesConservateursd’unsystèmedésormaispourvude95grades.

L’année suivante enfin, Marconis publie l’ouvrage fondateur du Rite :L’Hiérophante, développement complet des mystères maçonniques. Égratignant aupassageleRitedeMisraïm«quin’a,dit-il,d’égyptienquelenom»,ilrattacheenrevanche son Rite à la doctrine ancestrale transmise depuis Ormus, prêtre deMemphis,jusqu’àl’époquemoderne:lenomdecetobscuretpourtantillustreinitiéavaitdéjàétéemployé,à la finduxviiie siècle,par lesRose-Croixd’ord’AncienSystème, un réseauparamaçonniqued’inspiration rosicrucienne et alchimiquequiconnutuncertainsuccèsenAllemagneentre1775et1785environ,etquiattribuaitsa doctrine à un prêtre égyptien du premier siècle de notre ère, Ormus, supposéavoirreçulebaptêmedeMarcetincarnantainsil’alliancedel’anciennesagessedel’Égypte et de la révélation chrétienne. À l’époque deMarconis, les Rose-Croixd’oravaientdisparudepuisplusdecinquanteans:enréutilisantunnomdésormais« libre de droits », le Rite deMemphis s’assurait à peu de frais une anciennetéappréciable.

Marchant allègrement sur les brisées de Misraïm, Memphis en connut aussi lesornières : dès 1841, des misraïmites le dénoncèrent à la police qui contraignitMarconisàdécréterlui-même,le21maidelamêmeannée,lamiseensommeildesesquelques loges.Toutefois,en1848, laRévolutionpermitauRitede reprendreforce et vigueur, cette fois avec succès : lesDisciplesdeMemphis rouvrent leurstravaux en 1849 etMarconis publie alors Le sanctuaire de Memphis ou Hermès,développement complet des mystères maçonniques, un livre riche en rituels, avecforcedétailssurl’organisationduRiteetsonéchellerenouvelée.

LeRitedeMemphiss’internationalisealors,contretouteattente:àLondres,oùlaloge des Philadelphes, bientôt infiltrée par des révolutionnaires exilés, luiéchappera au point que Marconis devra officiellement rompre avec ses troupesanglaisesvers1853;enÉgyptesurtout,établissementemblématiqueetinattendu,oùun Souverain Sanctuaire est créé àAlexandrie en 1856 ; aux États-Unis enfin oùMarconisse rendenpersonne,en1856, fondantàNewYorkunSuprêmeConseildesSublimesMaîtresduGrandŒuvredu90egrade,présidéparJohnMitchell,95e,

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puisàpartirde1861parHarrySeymour.

Les événements politiques allaient encore servirMarconis –mais peut-être aussiasservir son Rite. Lorsque l’Empereur, Napoléon III, décida en avril 1862 denommer GrandMaître du GrandOrient de France lemaréchalMagnan – lequeln’étaitpasfranc-maçonetdutrecevoirenunweek-endles33gradesdel’écossisme! – le nouveau dignitaire entreprit de rassembler sous son autorité toute lamaçonnerie française. Avec le Suprême Conseil de France du reaa, il connut uncuisant échec : le subtil et habileViennet, sonGrandCommandeur, sut conserverson indépendance. Quant àMarconis qui, dix ans plus tôt, avait en vain sollicitél’intégration de ses loges au sein du Grand Orient, il saisit sans hésiter laproposition de réunion qui lui fut faite et se rallia dès le mois de mai 1862,apportant ainsi son Rite dans la plus grande et la plus ancienne obédiencemaçonniquefrançaise.

Si les loges bleues de Paris, Les Disciples de Memphis, Les Philadelphes et lesSectateursdeMénès furent immédiatementautoriséesàypratiquer leurRitepourlestroispremiersgrades,enrevanche,l’impressionnanteetencombranteéchelleen95degrésposaimmédiatementunproblèmeauGrandCollègedesRites,organismerecteurdeshautsgradesqui,danslecadredureaa [3],n’enconnaissaitque30au-dessusdestroispremiers.

Aprèsavoirvolontairementdéposésestitresetdignités,Marconis,agrégéauGrandCollège,produisitdoncpourlesbesoinsdelacauseuneréductionen33gradesduRitedeMemphis.Choixpeudéchirant,envérité,carportantsurunefouledegradesqui pour beaucoup ne possédaient à vrai dire qu’un simple nom : l’échelle deMemphisen33gradesrécapitule,dansses20premiersenviron,lesdegréslesplusmarquants du reaa, et réserve aux échelons supérieurs du système des gradesempruntés à l’échelle ancienne de Memphis, surtout au-delà du 60e, et quelquesnouveaux. Dans les strates suprêmes, on retrouve les grades phares du Rite : leSublimeMaîtreduGrandŒuvre(30e)et lePatriarcheGrandConservateurau33eéchelon.

SeulungroupedeFrères,danslalogedesChevaliersdelaPalestine,àMarseille,s’institueracommeunSouverainSanctuaire«maintenu»,poursuivant lapratiquedes 96 grades, le dernier étant honorifique et ayant été initialement créé pourMarconis lui-même. Vers 1873, cette résistance était éteinte. En revanche, lesétablissements américains du Rite, dès 1865, avaient adopté le nouveau systèmefrançais, installant durablement ce « néo-Memphis » dans le paysagemaçonniqueaméricain.

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MêmesiMarconis,aumomentdesamort,ennovembre1868,étaitunhommeseul,ignoré des autresmaçons et quelque peumis à l’écart par leGrandOrient, c’estpourtant à lui qu’on doit sans doute d’avoir inséré unRite aussi atypique dans lecœurmêmedelamaçonneriefrançaise.

Notes

[1]EnparticulierdanslesdeuxvolumestouffusdugrandœuvredeMarcBédarride,publiéen1845,Del’OrdremaçonniquedeMisraïmdepuissacréationjusqu’ànosjours,desonantiquité,deseslettresetdesesprogrès[2] Ouvrage où l’on trouve notamment cette mention peu amène sur le Rite deMisraïm:«Collectionbizarredediversritesetgrades,dontaucunn’estégyptien»…[3]Depuislemilieuduxixesiècleenviron,lesOrdrescapitulairesduRiteFrançais,culminant avec celui de Souverain PrinceRose-Croix, identique au 18e grade dureaa,étaienttombésendésuétudeauseinduGrandOrient.

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ChapitreIV

HeursetmalheursdeMemphisetdeMisraïmverslafinduxixesiècle

I. La diffusion internationale deMemphisetsesreversepouvoirdeMarconisétantsursondéclin,lafusionduRitedansleGrandOrient

deFrancenefutpasacceptéepartoussesétablissementsétrangers.Ainsi,dès1867,le Grand Maître pour l’Égypte, Joseph de Beauregard, installé par Marconis,réorganisaunSouverainSanctuaireégyptien–entendons:«d’Égypte»–assumantdésormais son indépendance.Placée sous la protectionduprinceHalimPacha, lanouvelle puissance connut à son tour les affres des difficultés politiques : HalimPacha étant suspecté de comploter contre le khédive Ismaël, il fut bientôt exilé etl’on fit fermer les loges deMemphis en 1869.Dès 1872, cependant, ayant fait sasoumissionaupouvoir,leGrandOrientd’ÉgyptemettaitàsatêteleFrèreSalutoreZola et, en 1876, créait sous le nom de Grande Loge Nationale d’Égypte, unepuissance de Rite Égyptien gouvernant les loges bleues. Succès enviable, cettedernièrefutreconnuelamêmeannéeparlaGrandeLogeUnied’Angleterre–dontlesintérêtspolitiquesetéconomiquesenÉgypte,payssurlequelelleexerçaitalorsunesortedeprotectoratde fait,étaientconsidérables, rappelons-le.Cependant, lesdissensionsetlesquerelles–maladiecongénitaleduRite–reprirentledessuset,en1880, le Souverain Sanctuaire semettait en sommeil, sans nuire pour autant à laGrandeLogeNationalequisemaintintencore,sanspourtants’imposer.LeRitedeMemphisnedevaitplus jouerenÉgypte le rôleemblématiquequeMarconisavaitpeut-êtrerêvépourlui.

Le deuxième établissement étranger de quelque importance, celui des États-Unis,connutàsontourdesturbulences.

HarrySeymour,quiprésidait labrancheaméricaineduRite,élevéau96egradeet

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fait GrandMaîtread vitam parMarconis à Paris en 1862, avait conclu dès 1865l’échange de garants d’amitié entre le Grand Orient de France et le SouverainSanctuaire américain de Memphis. Or, dès 1866, l’atmosphère s’assombritbrutalement.Eneffet,ayantreconnuenLouisianeunSuprêmeConseildureaaquiyavait lui-même établi des loges symboliques, le Grand Orient s’était renducoupable,auxyeuxduSouverainSanctuairequiavaitdeslogesenLouisiane,d’uneviolationdesdroitsdelaGrandeLogedeLouisiane.Aprèsdiversescontestations,en1869,SeymouradressaauGrandOrientdeFranceunelettrederupturequimituntermedéfinitifauxrelationsentrelesdeuxpuissances.LeSouverainSanctuairefutprésidéparHarrySeymour jusqu’en1874.Sonsuccesseur,AlexanderB.Mott,prit notamment la décision de revenir à l’échelle en 95 grades [1]mais, quelquesannéesplustôt,en1871,HarrySeymouravaitcependanttransmissonRiteencoreen33degrés àunmaçonanglaispassionnéquenous retrouverons : JohnYarker.C’est de ce surgeon anglais que leRite deMemphis « réduit » allait de nouveaus’épanouirenEurope,quelquesdécenniesplustard.

II. La survie difficile des RitesÉgyptiensLedernier tiers duxixe siècle est celui des basses eaux pour lesRites Égyptiens.Après le refusde se joindre auGrandOrient, en1862, leRitedeMisraïm s’étaitbornéuneviemarginalemaislibre.Danslesannées1870,dixàquinzelogesvontfonctionnersoussabannière,notammentenProvenceetàParis.Sous laconduited’HyppoliteOsselin, qui présidera son SouverainGrandConseil général pendantquelques années, Misraïm tentera paradoxalement d’établir des relationsdiplomatiquesavecleGrandOrient,maisaussiavecleSuprêmeConseildeFrancedureaa–cequiseconçoitmieuxetaboutiraduresteàunsuccèspartiel–,voireavec de nouveaux arrivants, comme la Grande Loge Symbolique Écossaise,pourtantscissionnistedelapuissanceprécédenteetfondéeen1880.En1890serontmêmepubliéslesConstitution,statutsetrèglementgénérauxdel’OrdremaçonniqueorientaldeMisraïmoud’Égypte.

Lesmaçons d’Égypte n’échapperont cependant pas à l’esprit nouveau qui soufflealorssurlamaçonneriefrançaise:commedansleslogessymboliquesduSuprêmeConseil, qui réclament à la même époque une évolution laïque et républicaine,quelquesateliersdeMisraïmfontsécessionpourremplacerDieuetl’immortalitédel’âme par la triple devise « Liberté, Égalité, Fraternité » et aboutiront assezlogiquementauGrandOrientdeFrance.

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Vers la findu siècle,deuxgroupes rivauxdemisraïmites subsistent : l’und’entreeux,leplusactif,estcomposédetroislogesparisiennes:L’Arc-en-Ciel,LeBuissonardentetLesPyramides.C’estlàqueseprésenterontdenouveauxacteurs,pionniersdu mouvement occultiste qui commençait alors à se développer à Paris sous lahoulette du jeune et entreprenant Papus. C’est là que la maçonnerie égyptienneeffectuerasadernièremutation.

Depuislafindeladécennie1870,leRitedeMemphis,quantàlui,étaitensommeilsur le sol français.On a vu ce qu’il était devenu enÉgypte et auxÉtats-Unis.UnautredestinsedessinaitpourluienAngleterresouslaformeduRitePrimitif.

Notes

[1]MaisleRiteen33gradesdemeura,jusqu’ànosjours,danslepatrimoinedecequis’appelleencoreauxÉtats-UnisleGrandCollegeofRites,vasteconservatoire,toujoursbienvivant,degradesetdeRitesoubliés.

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ChapitreV

Letournantoccultiste,delafinduxixesiècleà1945

I.JohnYarkeretleRitePrimitifohnYarker(1833-1913)est,pourl’historiendelamaçonnerie,uneénigmevivantemaisaussiun joyeuxmystère : savieestuneaventuremaçonniqueauxpéripétiesinnombrables.Cepaisiblenégociantenimport-export,initiéàManchesteren1854–à l’âge de 21 ans – dans une très classique loge de la Grande Loge Unied’Angleterre (glua), avait a priori devant lui une carrière maçonnique sage etconventionnelle toute tracée : maître en 1854, il est reçu lamême année à l’ArcRoyal et il parcourt en quelques années tous les grades des principaux systèmesmaçonniquesanglais,dontceluidesKnightsTemplar(ChevaliersTempliers)et leScottishRite(RiteÉcossaisAncienetAccepté,n’existantenAngleterrequepourleshauts grades). Intelligent et cultivé, doué pour la recherche et l’écriture, il seralongtempsuncollaborateurappréciédelatrèscélèbreetsérieuserevued’éruditionmaçonnique,ArsQuatuorCoronatorum(aqc),émanationdelanonmoinsfameuselogederechercheQuatuorCoronati2076deLondres,fondéeen1886.

Et pourtant, très tôt, son esprit vagabond et son intérêt pour la franc-maçonneriemarginale (« Fringe Masonry »), ésotérique et mystique – si différente de lamaçonnerieanglaisedominante–valuicauserquelquesdéboiresaveclesautoritésmaçonniquesanglaises.En1870, ilestd’ailleurs radiépar leSuprêmeConseildureaa pour ses fréquentations maçonniques « irrégulières » et quitte les KnightsTemplartroisansplustard.IlentresurtoutenrapportaveclaSocietasRosicrucianainAngliadès1871:fondéeen1865,souslenomalternatifdeRosicrucianSocietyofFreemasons,ellesepenchaitsurles«révélationsdelascience,delaphilosophieetdelathéosophie».Dureste,en1879iladhèreégalementlaSociétéThéosophiquedeMadameBlavatsky et fréquenteramême assidûment certains de ses amis de lasria qui, en 1888, donneront naissance l’Ordre Hermétique de l’Aube Dorée(HermeticOrder of theGoldenDawn), société néorosicrucienne et néokabbaliste

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promise à un injuste succès de scandale, notamment adonnée à la magiecérémonielle,pourlemeilleuretparfoislepireoupresque.

Le 4 juin 1872, Harry Seymour, toujours GrandMaître du Souverain SanctuaireaméricaindeMemphis(danslafiliationdeMarconisdeNègre,ons’ensouvient),accorda à Yarker une patente à l’effet d’établir un Souverain Sanctuaire pourl’Angleterreetl’Irlande,puissancedontYarkerdevintaussitôtleSouverainGrandMaîtregénéral.IlconvientdesoulignerquelesystèmeainsiimportédenouveauenEuropeparYarkeretsesamis,euégardàl’importantepostéritéqu’ildevaitavoir–cartouteslesfiliationsmodernesdesRitesÉgyptiensremontentaujourd’huipeuouprouàYarker–présentaitalorsdeuxcaractéristiquesimportantes.

Lapremièreestqu’il s’agissait exclusivementd’unsystèmedehautsgrades.Pourobtenir une sorte de neutralité bienveillante de la glua, Yarker dut admettre quecelle-ci avait le monopole des trois premiers grades – et de leur complémentobligatoire,l’ArcRoyal.IlenvadurestedemêmepourtouslessystèmesdehautsgradesenAngleterreet,parexemple,lereaa,danscepays,commenceau18egrade: les Frères de ce Rite sont tous membres de loges symboliques pratiquantsimplement la maçonnerie anglaise classique, dite « Émulation » en France. Demême, la maçonnerie égyptienne de Yarker ne s’occupa aucunement des logesbleuesnide leurséventuelsrituels.Encedomaine,nous lereverrons, lessourcessontexclusivementfrançaises.

Lesecondpointremarquableestlenombredesgradespratiqués.Enfait,lafilièreaméricaineavaitreçuleRitedeMemphisaumomentoùMarconisleréduisaiten33gradespoursonintégrationauGrandOrientdeFrance,commeonl’avuplushaut.En Amérique, toutefois, cette échelle « réduite » fut diversement appréciée et lafondation anglaise de 1872 fait bien apparaître, pour les dignitaires du nouveauSouverainSanctuaire,desgradesde95eou96e,soitl’échelleclassiquedeMemphis.Néanmoins Yarker, qui pratiquait de nombreux systèmes maçonniques, revint aumoinsenpartieàl’échelleen33grades,légèrementmodifiéeparsessoins,souslenom deRiteAncien et Primitif de laMaçonnerie, auquel il consacra un ouvragemajeurdontondiraplusloinlerôlequ’ilajouédansl’histoireultérieureduRite.

Enfin, saisi d’un zèle apostolique, Yarker désigna dès 1800 un napolitain,GiambattistaPessina,commedéléguédesonRiteenItalie.Orcedernier,unhommeàlaréputationcontroversée,présidaitaussiun«ancienriteréformédeMisraïm»auxoriginesdouteusesetàlafiliationplusqu’incertaine.LeSuprêmeConseildeceRitesuspectn’enavaitpasmoinspourGrandMaîtred’honneur,en1881,GiuseppeGaribaldi (1807-1882) lui-même ! Héros de l’unité italienne, gloire nationale,Garibaldiétaitaussi,ausoirdesavie,couvertd’honneursetdetitresmaçonniques.

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La même année, les trois Souverains sanctuaires d’Amérique, d’Angleterre etd’Italie se fédérèrent pour reconnaître Garibaldi comme Grand Hiérophante deMemphis,etdonchéritierdeMarconisdeNègre.L’Égypteavaitd’abordboudé,enla personne son Grand Hiérophante, Salvatore Zola, cette union nouvelle. C’estpourtant le successeurdecedernier,FerdinandFrançoisdelliOddi,quidevint en1900 l’éphémère Grand Hiérophante mondial, 97e, pour les États-Unis,l’Angleterre, l’Italie, mais aussi l’Espagne et la Roumanie – sans compternaturellement l’Égypte. Une nouvelle défection de l’Égypte obligera cependantYarker à devenir lui-mêmeGrandHiérophante en 1902. Jusqu’à samort, il allaitrégnerenmaîtresurlesmaçonségyptiensd’Europe.

Onnoteraaupassageque, si l’onobservebien leschoses,etcontrairementàuneaffirmation maintes fois recopiée par des historiens de rencontre, Garibaldi n’ajamaisvéritablement«uni»lesRitesdeMemphisetdeMisraïm.Ilestdevenu,unan avant samort – et, n’en doutons pas, sans avoir rien fait pour cela – le chefthéorique,oul’icôneflatteuse,desprincipauxSouverainsSanctuaires(maispasdetous), et cette union ne concernait, en toute rigueur, que le Rite de Memphis(éventuellement réduit en 33 grades). Seule la présence de Pessina, délivrant à laRoumanie,en1881,unechartedeSouverainSanctuairedeMemphisetdeMisraïm–maisdequeldroitetsurquelfondement?–introduisitsubrepticementleRitedeMisraïm,dépasséetmoribond,danscemouvement.Encore,celan’engageaitpaslesrestes squelettiques de Misraïm en France. L’agitation vibrionique des maçonségyptiensdanslesdernièresannéesduxixesiècle,onlevoit,n’avaitd’égalequelamaigreurdeleurstroupes.Lephénomèneallaitsereproduireàmaintesreprises.

II. De Theodor Reuss à Papus : lesCompagnonsdelaHiérophanieAvec Yarker, les Rites Égyptiens avaient commencé à prendre une orientationnouvelle : celle de la « philosophie mystique », comme on disait alors enAngleterre,unepréoccupationsagepourles«mystèrescachésdelanature»,unerecherche àmi-chemin entre l’investigation savante et la quête spirituelle, sur lesRose-Croix,lakabbale,latraditionalchimiqueetlescourantsésotériques.Eneffet,riennepermetd’affirmer,onl’avu,quelorsdeleurapparitionenFrance,audébutduxixesiècle,leslogeségyptiennesaientd’embléemanifestédetelsintérêts.AvecTheodor Reuss (1879-1958) – que Yarker, intelligent et sincère mais prompt àdélivrerpatentesetgradesàquilesluidemandait,vabientôtcouvrirdedignités–lemouvement s’accélère : c’est dans lamouvance de l’occultisme, pure création du

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milieudexixe siècle,principalementenFranced’ailleurs,quevontdéfinitivementbasculerlesdisciplesdeMemphis.

SiYarker,malgrésonagitationbrouillonneetsafoliedesrituels,estleplussouventémouvantettoujourssympathique,Reuss,enrevanche,estfranchementinquiétantetsuscite les plus expresses réserves, sur le plan intellectuel autant que sur le planmoral. Ilne fut certainementpasun«bongénie»duRite.Néen1855,Reuss futtouràtourcommerçant,chanteur,comédien,journaliste,militantpolitiqueetpeut-êtreagentsecret.Habile,entreprenant,polyglotteetvolubile,ilfutaussiqualifiéparGustavMeyrink,écrivainautrichienauteurducélèbreGolem,«d’infâmeflibustier»,nonsansquelqueraison.Impliquédès1895dansunetentativeinsenséederéveildes Illuminés de Bavière, une société secrète politique qui avait quelque tempsdéfrayélachroniqueeuropéenneentre1778et1786,Reussfutreçuenmaçonnerie,peut-êtreparcorrespondance(danscesmilieuxmaçonniquesmarginaux,beaucoupdepatentesetdegradesfurentainsiconférés,cequelexviiiesiècleavaitégalementlargementpratiqué,dureste),dansunelogelondonienneduRiteSwedenborgien–sans aucun rapport avec Swedenborg qui ne fut pas franc-maçon –, un des Ritesmarginaux dont l’incontournable Yarker avait la direction. Mais sa rencontre,effectuéeavecunprochedecedernier,àLondresen1901,l’illustreWilliamWynnWestcott, honorable légiste anglais,maçon de premier plan, haut dignitaire de lasria et cofondateur de la Golden Dawn, fut suffisamment convaincante pour queYarkerdécerneàReussunepatentel’autorisantàfonderdeslogesduRiteancienetprimitif en Allemagne. Il récupérera au passage d’autres dignités, dans la srianotamment.En1902,ilestGrandMaîtregénéralpourl’AllemagneetlaSuisse,96edeMemphisetdeMisraïm.

Ilseraittroplongdepasserenrevuetouteslesaventures«initiatiques»deReuss,particulièrementdans lecadrede l’OrdoTempliOrientisqui,danssesclasses lesplusélevées,enseignaitlesdernierssecretsdelamagiesexuelle.En1906,ildevrafuirversLondres,aprèsavoirétéinquiétépourunedélicate«initiationphallique»conféréeàunjeunerécipiendairedansunhôteldeMunich…

C’est pourtant cet homme à la réputation sulfureuse, énigmatique et sans aucundoute porteur d’un charisme réel, évoluant dans les sphères les plus sombres del’occultismeetdanslescénacleslesplusétranges,qu’ilrevinten1913,àlamortdupittoresquemaisirréprochableYarker,desuccéderàcedernierenqualitédeGrandHiérophantemondialduRite,chargequ’ilassumerajusqu’àsamorten1923.C’estlui, surtout, paradoxe plus déroutant encore, qui assurera le retour des RitesÉgyptiens « réunifiés » sur leur terre d’élection, la France. C’est là qu’il allaittrouver, contre toute attente, l’un de ses plus fervents soutiens, son contrairepourtantàd’innombrableségards:GérardEncausse,le«mage»Papus.

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AvecPapus,c’esteneffetuntoutautrepersonnagequel’ondécouvreet,grâceàlui,un tout autre monde, non dépourvu cependant de quelques équivoques. GérardEncausse(1865-1916)n’apasencoreàcejourtrouvélebiographequirendejusticeàsaviemultipleetpassionnéedemédecin–cequ’ilfutavanttout,saviedurant,etqui le conduisit à la mort – de « chercheur de l’occulte », d’écrivain, deconférencier,depropagandisteardent,de«réalisateur»commeilaimaitàledire–créantsanstrêveassociationsetordresinitiatiquesentousgenres–,demageenfinet,à la findesavie, sous l’influencedeMaîtrePhilippe,son«maîtrespirituel»,presquedemystique.

Papus, pour employer le pseudonyme transparent grâce auquel il est passé à lapostérité, fut avant tout le héraut de l’occultisme, ce mouvement à la foisintellectuel, philosophique et parfois initiatique, issu dans le dernier tiers du xixesiècle du conflit insoluble entre, d’une part, une Église catholique sulpicienne etfigéedansundogmatismepétrifiant,etd’autrepartuneUniversitésubmergéeparlepositivisme, éblouie par les succès de la science, certaine de voir se lever l’auberadieuse du rationalisme triomphant qui devait rejeter définitivement dans lesténèbres extérieures toutes les traces des anciennes superstitions. Dans cetaffrontement caricatural – et parfois violent –, l’occultisme a été une tentative deréponse, certes maladroite, souvent confuse, manquant cruellement de basesthéoriques, trop peu soucieuse de rigueur philosophique ou historique, maiss’efforçant de trouver un compromis acceptable pour nombre d’esprits libres etinquiets,aumomentoùlaconscienceeuropéenneconnaissaitunenouvellecrise–aprèscelleduxviiesièclequiavaitouvertlavoieauxLumières.

À la suite des Pères fondateurs de l’occultisme, Éliphas Lévi (« l’Abbé » Louis-AlphonseConstant–1810-1875)dontlevolumineuxetflamboyantDogmeetRituelde Haute Magie (1854) devait influencer toute une génération de disciples, ouencore Stanislas de Guaïta (1861-1897), rejeton déclassé d’une noble tige, perduentrel’historiographiedusatanisme,laquêteimprobabledesmystèresdelaRose-Croix et une passion fatale pour la morphine, Papus a su trouver un cheminraisonnablepourunmouvementnouveau.SonTraitéméthodiquedescienceocculte,ouvragecopieuxettouffupubliéen1891alorsqu’iln’aque26ans,enrestelabibleet commeungigantesqueprogrammede travail.Onpeut certes railler sonprojetchimériquede«réconcilierlascienceetlareligion»,maisonnepeutméconnaîtreque certains des meilleurs esprits de son temps lui ont exprimé leur sympathie(MauriceBarrès,AnatoleFrance),nilefaitqueRenéGuénon(1886-1951),avantdedevenir le grand théoricien, mondialement reconnu, de l’ésotérisme et del’initiation, futd’abordundiscipledePapus,etquec’estbienà l’écoledeGérardEncaussequ’il fit sespremièresarmesavantd’êtreexclusparsonpremiermaîtrepouravoirvouluréveillerl’OrdreduTempleàpartirdecommunicationsspirites–

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lequeldesdeux,enl’occurrence,fut-illemoinsdéraisonnable?

Dèslesannées1887-1888,avecungrouped’amisfidèles–ceuxqueVictor-ÉmileMichelet,leurmémorialiste,nommerales«CompagnonsdelaHiérophanie»–,ilcréée l’Ordre martiniste, définitivement organisé en 1891, qui est une sorte decontre-maçonnerie spiritualiste etd’inspirationchrétienne, revendiquant l’héritagemoral et l’influence spirituelle du Philosophe Inconnu, Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), celui que Joseph deMaistre lui-même avait appelé « leplusinstruit, leplus sage et leplus élégant des théosophes modernes ». Dès 1888, larevue L’Initiation en sera l’organe officiel et, plus largement, la voie del’occultismependantdenombreusesannées.

Restaitlaquestiondelafranc-maçonnerie.Désireuxd’yêtreadmis,commeenl’undeslieuxoùseseraientmaintenus–difficilement–lesmystèresdel’initiation(lesouvrages d’Éliphas Lévi, lui-même passagèrement franc-maçon, l’en avaientconvaincu),Papusnerencontramalheureusementdececôtéquedesdéconvenues:leGrandOrient deFrance, alors totalement engagédansun combat politique surfonddepolémiquereligieuse,dominéparlepositivisme,l’ayantpeutenté,GérardEncausse sedirigeaversunmilieuqui, selonsescritères, auraitdû luiouvrir lesbras:lamaçonnerieégyptienne.

ÀParis, leRitedeMisraïmdevenu l’ombrede lui-même–Memphis,quantà lui,ayant totalementdisparu–nesubsistaitplusquesous laformed’une loge,L’Arc-en-Ciel, fondée en 1815, nous l’avons vu. Dans ses rangs, fait significatif, oncomptait plusieurs amis de Papus. La cause semblait donc entendue. Cependant,l’issuefuttoutautrequecellequenotremageavaitenvisagée:aprèsunrudedébatquidevaitdurestecauserunerupturedelaloge–déjàtrèsfragile–,Papusfut làencoreéconduiten1897.Lesmotifsdece refus restentenpartieobscursmaisonpeutlessoupçonner:certainscraignirentsansdoutequePapusneprîtdanslalogeuneplacetropconsidérable.Iltenteraencoresachanceens’adressantàlaGrandeLogedeFrance,crééeen1895,maisellerefuseraàsontour,en1899,d’admettreensonseinunpersonnageaussiexcentriqueetdéjàcélèbremalgrésonjeuneâge.

Toutendéveloppant l’Ordremartiniste,Papusdutalorsemprunteruneautrevoie.Unhomme«providentiel»luipermitdelatrouver:c’étaitJohnYarker.Onnesaitfinalementniquand,nioù,niparqui,Papusfutreçuenfranc-maçonnerie.ParungroupescissionnisteissudelacrisedeL’Arc-en-Cielen1897?Peut-être–etdanscecas,Papusaurait étédès l’origineun«maçonégyptien»–, il restequ’il avaitnoué depuis des années déjà de profondes relations avec Yarker. Dès 1881, cedernier avait été reçu«docteur en scienceshermétiques» au seinde l’École quePapusavaitouverteàParispeuauparavant.Vers1894,Yarkerdevintaussimembre

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de l’Ordremartiniste.Onn’est doncpas étonnéde retrouverPapus, dès 1897, enqualité deSupremeGrandMarshall duRiteSwedenborgien, dirigé enAngleterrepar Yarker. En 1901, une patente émanée de Londres permettra à Papus de créerofficiellement un Chapitre inri rattaché à ce Rite. Il s’agissait cependant,conformément à l’usage anglais, d’un système de hauts grades – en l’occurrencetrois,essentiellementinspirésdesgradesécossaisclassiques(commeRoyaleArche,Rose-Croix, Kadosh, etc.) : ses membres français devaient donc obtenir ailleursleurs grades bleus. À terme, une telle situation était périlleuse, en tout casinconfortable.

Pour cette raison, le 15 novembre, Papus établit à Paris la loge symboliqueHumanidad no 240, dépendant du Rite national espagnol que dirigeait à MadridVillarinodelVillar – souvenons-nous aupassagequePapus lui-mêmeétait né enEspagne. Téder (CharlesDétré, 1855-1918) en assumera le premier la charge deVénérableetc’estparailleursdanscettelogequeRenéGuénonserainitiéen1907.En quoi consistait ce Rite ? La patente de constitution de la loge permet de lecomprendreaisément:elleportel’en-têtede«l’AntigoePrimitivoRitoOrientaldeMemphisyMizraim»,enréalitéunevariantedérivéedeceluidePessinaenItalie.En pratique, un rituel essentiellement inspiré du Rite Écossais, comme presquetoujoursdans les logeségyptiennesàcetteépoque– ilenallaitdemêmepour leshauts grades, nous l’avons déjà vu. Rien de très original, on le voit, mais uneétiquettedurable:leRitedeMemphis-Misraïm.

C’est en juin 1908 que Papus peut réunir à Paris, dans les locaux de l’Ordremaçonnique mixte international Le Droit Humain, un « Convent maçonniquespiritualiste»quiresteracommel’undesmomentshistoriquesfortsdumouvementoccultisteàsagrandeépoque.Lemot«maçonnique»yestd’ailleursprisdansunsenslargepuisquedenombreuxOrdresetSociétésinitiatiquesnonmaçonniquesyétaientconviés.Citons, sansexhaustivité : l’Ordremartiniste (puissance invitante),l’ÉglisegnostiqueuniversellequeJulesDoinelavaitcrééeen1892–etdontPapusdeviendra évêque –, ou encore l’Ordo Templi Orientis représenté par TheodorReuss en personne. Ce dernier, en tant que chef du Souverain Sanctuaired’Allemagne–dans la filiationégyptiennedeYarker,on s’en souvient–allaitdurestejouerunrôlemajeurdansceConvent.

Endehorsdesdébatsportantsurdessujetsdivers–«Spiritualisme,Christianismeésotérique, Magnétisme et sciences annexes » précisent les Comptes rendus duConvent–,deuxdécisions importantes furentprises :enpremier lieu,créerune«FédérationmaçonniqueUniverselle»,rassemblantles«Ritesfédérés»,c’est-à-direles Rites de la maçonnerie « spiritualiste » représentés au Convent, soit, pourl’essentiel, les diversesmouvances deMemphis-Misraïm, surtout en France et en

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Allemagne(sansoublierleRiteSwedenborgienquelquepeunoyéouconfonduavecelles);cettestructureambitieuseneprospéreraguèredansl’immédiatmaisdonneranaissance,bienplustard,àlafameusefudosi [1];lasecondedécisionpermitauRiteÉgyptiendeserétablirenFrance.

Reuss accorda en effet unepatentepermettant de constituer àParis un«SuprêmeConseiletGrandOrientduRiteAncienetPrimitifdelaMaçonneriepourlaFranceet ses dépendances ». Un peu plus tard, Papus sera désigné en qualité de GrandMaître pour la France, 33e, 96e. On notera au passage l’emploi d’un vocabulairespécifiquement adapté à la situation française (« Suprême Conseil » et « GrandOrient ») comme pour désigner les deux concurrents – on n’ose dire : les deuxadversaires – de la maçonnerie égyptienne. On observera aussi que si ladénomination du Rite (« Ancien et Primitif ») correspond à la terminologie deYarkerpourdésignerleRitedeMemphisréorganiséparsessoins,l’échelleen33gradessembled’oresetdéjàabandonnéeauprofitdecelleen95grades–avecenoutre les « grades » des dignitaires, selon une habitude déjà ancienne dans lamaçonnerie égyptienne : 96e, 97e, etc. Quand Papus devient GrandMaître, il estprécisé que sa gouvernance s’étend à tous les « Rites unis », c’est-à-dire nonseulementauxRitesÉgyptiensproprementdits,résultantde«l’union»deMemphisetdeMisraïm,maiségalementauRiteCerneaudontReussétaitaussidétenteurpourl’Allemagne–enfait,uneversion«sauvage»dureaa,unefoisencorediffuséeparYarker.

Au-delà de la grandiloquence des titres et de la solennité parfois pompeuse desdéclarations, il convient de s’arrêter un instant sur la réalité de cettemaçonnerieégyptiennerestauréeenFrancepeuavantlaPremièreGuerremondiale:cetteréalitéestexcessivementmodeste.Onsaitparun témoignagedepremièremaind’undesplusancienscompagnonsderoutedePapus,VictorBlanchard,dansunedépositioneffectuéeauprèsdesservicesdepolicependantladernièreguerre,queseulelalogeHumanidad fonctionnait – de même que le Chapitre inri – et que cette loge seréunissaittroisouquatrefoisparan!Quantauxhautsgrades,Blanchard–commebien d’autres à son époque –, reçut dès 1908 les 30e, 90e et 95e grades par unesimplepatentedélivréesansinitiation,sanspaiementd’aucundroit.Ilfautrappelerqu’unsystèmed’équivalenceaveclemartinismeavaitétéadopté,envertuduquellegrademartinisted’Associé équivalait à celui deMaîtremaçon, legraded’Initié àceluideRose-CroixetceluideSupérieurInconnu(si)augradedeKadosh.Onpeutaffirmer sans grand risque d’erreur que nombre de « Compagnons de laHiérophanie », martinistes de la première heure, obtinrent leurs hauts gradesmaçonniques par ces équivalences. Il s’agissait au fond d’un petit groupe d’amis,tousimpliquésdansdenombreusesassociationsetactivitésinitiatiques,pourquila

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maçonnerie«spiritualiste»étaitmarginaledansleuremploidetemps,commeellel’étaitdanslafranc-maçonneriedeleurépoque.Danssaforme,elleempruntaitpourl’essentielauRiteÉcossais–c’estun traitquenousavonsnotédepuis l’origine–mais,surlefond,leproblèmeposéparPapusdanslarevuemaçonniqueL’Acaciaen1906décritbiensonétatd’esprit:«Toutelaquestionsebornedoncàsavoirsilafranc-maçonnerie est une Société symbolique ou traditionnelle, ou si c’est uneassociation politique et philosophique à tendance matérialiste. » À la tête d’unréseau groupusculaire, Papus affirmait ainsi une position que très peu de francs-maçonsdesonépoquepartageaient;observonssimplementque,cinquanteansplustard et jusqu’à nos jours, elle paraîtra presque naturelle à la plupart desmaçonsfrançais.OswaldWirthl’illustreradèslespremièresannéesduxxesiècle,puisRenéGuénonlethéoriseratoutesavie:iln’estpasimpossiblequePapusaitétéparmilespremiers,sinonlepremier,àledirehautetfort.

Ensomme,Papusavaittrouvédanslamaçonnerieégyptienneunesortedecoquillevide,entoutcasunechapelledésaffectée.Ill’aoccupéepuisqu’elleétaitdisponibleetquetouteslesautresluirefusaientl’entrée.Entourédesesamis,ilyatrouvénontantunlieupourtravaillersurdesrituelsetdesgradesqu’uncadrepourselivreravec eux à leurs chères études. Blanchard nous en a livré le sommaire : « Lestravaux y étaient strictement consacrés à l’étude des philosophies officielles etésotériques, au symbolisme religieux, hermétique et maçonnique, aux scienceshermétiques, à l’histoire philosophique de l’humanité et de lamaçonnerie et à lamoraledecelle-ci.»Dureste,en1908,lorsquePapuspublieCequedoitsavoirunMaîtreMaçon – délicieuse revanche sur tous ceux qui l’avaient rejeté – il lui estfacile d’ironiser, non sans quelque pertinence, sur l’ignorance de la plupart desfrancs-maçons de son époque quant à l’objet véritable de la maçonnerie. Sil’ouvrage – comme souvent chez Papus – est lui-même confus et volontiersapproximatif,ilenressortunevisiondelamaçonneriequiestsansdoutefamilièreaux francs-maçons d’aujourd’huimais qui avait alors une valeur provocatrice. Iln’y accorde qu’une place modeste à Memphis-Misraïm – alors qu’il est GrandMaître de ce Rite pour la France depuis deux ans – insistant surtout sur ledéveloppement des « 33 degrés de l’Écossisme ». La «Maçonnerie égyptienne »semble en fait avoir simplement signifié pour lui : « lamaçonnerie telle qu’elledevraitêtredanssonensemblesielleétaitfidèleàsestraditions».

En1916,Papusmeurtd’une tuberculosecontractée en soignant lesmaladeset lesblessésdelaGrandeGuerre.Téder,quiluisuccède,neluisurvivraquedeuxansàpeine.

Au terme de la guerre, redevenue autonome, la maçonnerie égyptienne étaittoujours en reconstruction mais elle ne devait plus quitter la voie occultiste sur

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laquellePapusl’avaitplacée.

III.AprèslaGrandeGuerre,enFranceetenBelgiqueAusortirduconflit,lapremièregénérationdescompagnonsdePapusestdécimée–moinsenraisonde laguerreelle-même,dureste,quede leurâge.Lessurvivantsvont plus oumoins se déchirer pour la succession aux innombrables charges deleurMaîtreetami.Lecentredegravitédel’occultismefrançais–etdésormaisdelamaçonnerieégyptienne–vaalorssedéplacerdeParisàLyon,autourd’unhomme,JeanBricaud(1881-1934).

Celui qui se fit souvent appeler « Joanny » fut, toute sa vie, un employé plutôtobscurd’unegrandebanquefrançaisemais,danslacoulissedesmystères,iloccupapendantplusdequinzeansuneplacepresqueaussi importantequecelledePapusavant lui. Ayant renoncé au séminaire, Bricaud était du reste entré en occultismecommeonentreenreligion.InitiédanslalogeLeDroitHumain,àLyon,en1907,ilrejoindralaGrandeLogedeFranceen1918–àlaJérusalemÉcossaise,OrientdeParis.Maissurtout,dès1903,ilétaitdevenumartinisteaprèsavoiradhéré,dès1901,àl’ÉglisegnostiquedeJulesDoinel,alorsdirigéeparlesuccesseurdecedernier,Emmanuel Fabre des Essarts, dit Synésius, qui fera très vite évêque le jeunecherchant, lequel deviendra après lui Patriarche gnostique universel. Enfin, à lamort de Téder, en 1918, un conflit ouvert éclata avec Victor Blanchard quiprétendaitàlasuccessiondecelui-ciàlatêtedel’Ordremartiniste.Ilenrésultaunescission : unOrdremartiniste et synarchique fut constitué àParis sous l’égidedeBlanchard, tandis que l’Ordre martiniste « originel » se repliait à Lyon sous lahoulettedeBricaud.Dèscetteépoquefurentainsiréunislesélémentsd’unesortedeconglomératoccultistedontBricaudfutlachevilleouvrière.

Eneffet,siPapusavaitlaissépublier,dès1913,dansleRitueldel’Ordremartiniste«dressé»parTéder,deséquivalencesquifaisaientenquelquesortedumartinisteunsystèmeréservéauxmaçonsdehautsgrades–cequin’étaitassurémentpassavocationinitiale–,Bricaudenfitlarègle:martinismeetfranc-maçonnerieétaientdésormais arrimés l’un à l’autre. D’autre part, en 1911, un traité d’amitié lieral’Ordremartinisteà l’Églisegnostique, lesplushautsdignitaireséchangeantentreeux les grades les plus éminents – à commencer par Bricaud qui gouvernait lesdeux.

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RestaitMemphis-Misraïm.OnavuqueBricaudn’y avait pas été initiémais il enavait reçu leshautsgradesdePapus :en1918,quandTéderdisparaît,Bricaudestdepuislongtemps33e,90e,95e.Oràcetteépoque, le«RiteAncienetPrimitif»–dénomination classique depuis Yarker –, dont Téder avait brièvement hérité laGrandeMaîtrise,étaitensommeil:autantdirequemalgrétousleseffortsdePapus,iln’avaitjamaisprospéréau-delàdelalogeHumanidad.BricaudsetournaverslaseuleautoritéeuropéenneduRitequifûtencoreaccessible:Reuss,unefoisencore!Ce dernier émit en septembre 1919 une patente reconstituant un SouverainSanctuaire de France, lequel, à l’initiative de Bricaud, assumera de nouveauouvertement l’appellation «Memphis-Misraïm », ce qui n’avait pas été le cas dutemps de Papus. Mais conjointement – et peut-être par prudence ? – Bricaudbénéficiad’une autre charte, émanant cette fois duSuprêmeConseilConfédéré etGrandConseildesAnciensRitesÉcossaispour lesÉtats-Unis, luigarantissant (?)desfiliationsidentiques [2].IlrestequeBricaud,commeil lerapporteraplustard,dutfaireappelàdesFrèresduGrandOrientetdelaGrandeLogepourrefonderlalogeHumanidadquirepritsestravauxdanslacapitaleen1921.Trèsviteviendrontune loge d’adoption, un chapitre et un aréopage.ÀParis, sous lamême autorité,c’estlalogeJérusalemdesValléeségyptiennesquirepritforceetvigueur.Aucoursdes années suivantes, le Souverain Sanctuaire de Lyon patentera quelques loges,notammentàAngoulêmeetBordeaux,maisaussiAlgeretRabat.

Sans doute encouragé par ces premiers succès, Bricaud n’hésita pas non plus às’engager dans un développement international. C’est précisément en ce domainequelesvieuxdémonsduRiterefirentleurapparition.

Dès ledébutdesannées1920, leSouverainSanctuairedeLyonavaitcommencéàattribuer des chartes à l’étranger, comme au Portugal ou auDanemark. En 1923,quand disparut Theodor Reuss, Grand Hiérophante mondial depuis 1913, laquestiondesasuccessionnefutpasclairementniunanimementrésolue.Peuàpeu,Bricaud,sansenassumerofficiellementletitre,secomportaplusoumoinscommetel,endélivrantparexempleunepatenteàl’Égypte–toutunsymbole!–en1929.Maisunecontestationplusrudenetardapasàapparaître.EllevenaitdeBruxelles.

LatourmentequisecouaMemphis-Misraïm,entrelaFranceetlaBelgique,LyonetBruxelles,de1934à1936,connutdespéripétiesdontlerécitdétaillédépasseraitlecadredecetouvrage.Onseborneraiciàenrappelerlesfaitssaillantsetàréfléchirbrièvementsurcequ’ilsontrévélédesfaiblessescongénitalesduRite.

D’abordmartiniste puis initié àBruxelles peu avant laPremièreGuerre,ArmandRombautsavaitéténommé,dès1920,Déléguégénéraldel’OrdremartinistepourlaBelgique, par JeanBricaud. En 1930, ce denier élevaRombauts – sans doute par

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correspondance – au 90e grade puis au 95e en 1931. Le 23 mars 1933 étaitofficiellementconstituésoussaprésidenceunOrdreMaçonniqueOrientalduRiteAncienetPrimitifdeMemphis-Misraïm,pour laBelgique, souchésur trois logessymboliquesetunchapitre.Lesstatutsdel’associationtémoignentbien,dureste,decequ’était l’orientation intellectuelledecettemaçonnerie«égyptienne».Ony litnotammentquesonbutestde«développerlesprincipesd’unemoralescientifique,rationnelleetqualitative[?];[…]lerespectduLibre-Examenetdel’ordrepublic.[L’étude] de la philosophie initiatique de l’Antiquité et ses rapports avec lesconnaissancesscientifiquescontemporaines».

La même année, à côté des loges masculines apparaissent à Bruxelles des logesmixtes.CeseralemotifderuptureavecBricaud.Lapositiondecelui-ci,affirméeexcathedra dans le Bulletin officiel de l’Ordre devait alors s’exprimer ainsi : «Respectueuxdestraditionsmaçonniques,leRitedeMemphis-Misraïmn’estpasunRitemixte».Onentendraplusd’unefoiscetteantienne.

Après avoir noué des contacts enArgentine avec un haut représentant local de laSociété Théosophique, en Californie avec Spencer Lewis, fondateur de l’amorc,promisàundestinmondial,leSuprêmeConseilbelgedeMemphis-Misraïm,jetantlesbasesd’unSuprêmeConseilInternational–schismatiqueauxyeuxduSouverainSanctuaire français et dénoncé comme tel par Bricaud – s’apprêtait à réunir unConvent.C’estmêmeaveclabénédictiond’uneimprobable«GrandeLogeBlanchedu Thibet » dont Spencer Lewis venait d’être mystérieusement maisprovidentiellementnomméGrandMaître,quecettesingulièreassemblées’ouvritàBruxellesenoctobre1933.

Un de ses premiers actes – un autre geste hostile à l’égard de Bricaud – futd’accorderàRaoulFructus,deMarseille,unepatentedeGrandMaîtregénéralduRitemixtedeMemphis-MisraïmpourlaFranceetsesdépendances,leRitemasculinétantdésormaisdit«destricteobservance».

Maiscen’étaitlàqueleprélude.L’acteessentieldevaitsejouerenaoût1934,avecleConvent international. IldevaitservirenquelquesortedepréfaceàunConventd’une tout autre ampleur en théorie – mais en fait avec pratiquement les mêmesparticipants : celui de la fudosi, qui devait se tenir le 14 août au même endroit,rassemblantunedouzainedesociétésinitiatiquesdetoutessortes–rosicruciennes,martinistes, pythagoriciennes, gnostiques, etc. – parmi lesquelles la franc-maçonnerieallaitn’être représentée,précisément,queparMemphis-Misraïm.Uneassemblée rosicrucienne, le 8 août, et une autre des pythagoriciens, le 9 août,avaientelles-mêmesprécédéleConventmaçonniqueproprementdit.

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Placésouslaprésidenced’unFrançais,GeorgesBozédeLagrèze(1882-1946),quidevaits’illustrerdanstouteslesorganisationsinitiatiquesetésotériques,enFranceet enBelgique, jusquedans l’immédiat après-guerre, leConventduRiteÉgyptiens’ouvrit par une charge sincère de Jean Mallinger (1904-1982), un autre maçonégyptien éminent et par ailleurs avocat renommé en Belgique. Celui-ci affirmaitd’entrée de jeu que « le plus grand reproche qu’on a pu faire à notre Rite estl’irrégularité de certaines Chartes. » Avec une lucidité courageuse, il observaitencoreque«lesschismesetladivisionquin’ontpascessédedéchirerl’Ordre[…]ontamenélaplusfâcheuseconfusioninternationalepourtoutcequiestMemphis-Misraïm».Autermedececonstatd’autantplusdouloureuxqu’ilémanaitd’undesmembresparmilesplusferventsetlesplusengagésdelamaçonnerieégyptiennedesontemps,MallingerespéraitmalgrétoutqueleConventmettefin«unefoispourtoutes à cet abus qui jette le discrédit sur notreRite et le rend suspect aux autresObédiences».Onnepouvaitmieuxdire,maislesfaitsallaienttristementconfirmer,au-delàdesescraintes,lepessimismedeMallinger.

Dans un premier temps, les choses parurent bien se dérouler. Ainsi, certainsdignitairesn’ayantjusque-làreçule66egrade,lesArcanaarcanorum(87e,88e,89e)oule90egradequeparcorrespondanceoul’attributiond’unsimplediplôme,selonune vieille pratique duRite, furent régularisés dans les formes –mais on ignorelesquelles – par leurs initiateurs. D’autre part, abandonnant solennellement la «réduction en 33 grades » qui datait deMarconis et de Yarker, on réaffirma uneéchelleen90gradesd’instructionauxquelssesuperposaientdorénavantneufgrades« administratifs » – Bricaud lui-même ne connaissait rien au-delà du 97e, depuisMarconis– :ausommet, le99egradeétaitdésormaisceluiduGrandHiérophanteinconnu, le 98e étant accordé, avec deux titulaires seulement, aux Présidents desdeux Souverains Sanctuaires internationaux, les Grands Hiérophantes mondiaux,l’unde«stricteobservance»(c’est-à-diremasculin)etl’autremixte.Lesmembresde ces Suprêmes Conseils possédaient le 97e, tandis que les Grands Maîtresnationaux étaient du 96e et les membres de leurs Souverains Sanctuaires du 95e.Alors queRombauts demeurait à la tête du Souverain Sanctuairemasculin belge,Raoul Fructus, résidant à Marseille où il se montra un maçon très actif et trèsestimé,devenu98eduRitemixte,devaitexercerconcurremmentlaGrandeMaîtrisedumêmeRitepourlaFrance.EnfinGeorgesDelaivedevenaitGrandMaîtreduRitemixtepourlaBelgique.Pourlapremièrefoisdepuislongtemps,hormislamiseàl’écart du Souverain Sanctuaire français – irréductiblement masculin –, toutsemblaitenfinenordre.

Mais le (mauvais) génie du Rite veillait : dès le lendemain du Convent, l’orageéclata.Commetropsouvent,lesmotifsnousenparaissentassezminces:surtoutdes

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inimitiés personnelles et, avant tout, des querelles de préséance. Rombauts, d’uncaractère fluctuant,etFructus, résidant loindeBruxellesetmesurantdifficilementles enjeux, vont se montrer incapables de maîtriser la situation. Mallinger, unhommed’unegrandedroitureetpeut-êtred’uneexcessivecandeur, faisant l’objetd’attaquesobliques,préfèrealorssedémettredetoutenoctobre1934.Peudetempsaprès, renonçant à la tradition autocratique duRite, Rombauts laisse les révoltés,que Mallinger qualifiera de « voyous », tenir une assemblée sauvage au graded’apprentipour«interdiredefairedel’occultismedansles3premiersdegrés»etsupprimer«leSublimeArchitectedesMondesdetoutrituel».CommentpenserqueleRiteÉgyptienaitété,detouttemps,legardieninflexibledelaflammespiritualistedelafranc-maçonnerieetdeseshautestraditionshermétiques?…

Enquelquesmois,Rombautsjetteral’épongeàsontour,laissantlesrênesduRiteàDelaive,quiabandonnera lamixité, tandisqueMallingeretLagrèzes’éloignerontirrémédiablement.En1935,devant laconfusionquis’estdenouveauemparéedesquelques maigres loges du Rite, la fudosi décidera même de radier les deuxmouvancesrivalesdeMemphis-Misraïm,empêtréesdansunconflitaussiminusculequepeureluisant.

Terrible destinée que celle d’un Rite aux effectifs alors faméliques, à peu prèsignorantdesesvéritablesorigines,tirailléentredesoptionsintellectuellessouventcontradictoiresetlaisséenpâtureauxétatsd’âmedechefsprincipalementsoucieuxde titres et de dignités au fond assez dérisoires. Beaucoup de ces traits furentpartagés,certes,partouslesmilieuxmaçonniques, toutaulongdel’histoiredelafranc-maçonnerie,maisforceestdeconstaterquelesRitesÉgyptiensenprirent,ycomprisdenosjours,unepartpeuenrapportaveclamodestiedeleurtaille.

Pourl’heure,latentativebelged’unSouverainSanctuaireinternationalunietapaisése soldait par un échec. Fructus renonça à cette chimère d’outre-Quiévrain et seconcentraderechefsurlaFrance.IlserapprochaenfinduSouverainSanctuairedeLyon. Depuis quelques mois, son chef avait en effet changé. À la mort de JeanBricaud,survenue le21février1934,ConstantChevillon l’avait remplacé, toutengardant soigneusement sesdistancesavec l’agitationbruxelloise.Unhommemaisaussiunmaçonexceptionnel,audestintragique.

IV. La haute figure de ConstantChevillon

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Lafameuse«lettreobituaire»annonçantledécèsdeBricaudénumèrelestitresetles fonctions qu’il possédait et auxquels succéda aussitôt son disciple et ami,désigné de longue date – initié vers 1920, il était 95e depuis 1923 – : Patriarchegnostique universel, Recteur de la Rose-Croix kabbalistique, Grand Maître del’Ordremartiniste,GrandHiérophantepourlaFranceduRitedeMemphis-Misraïm.

L’hommequisuccédaitàBricaud,prochedeluiàbiendeségards,s’endistinguaitpourtant par plus d’un trait. SiChevillon, né en 1880 dans unmilieumodeste, fitcommeBricaudtoutesacarrièredanslabanque–atteignantpendantlaguerrelesfonctionsde contrôleur et de fondédepouvoir, ce qui le conduisit à effectuer denombreuxdéplacementsdanslaFranceoccupée–,àladifférencedeBricaud,ilnerenonçapasauséminairemaisensuivitlescours–petitetgrandséminaire–etlaformation exigeante, jusqu’au diaconat aumoins.Ayant quitté cette voie dans desconditionsencorenonélucidées,ilenviendraàenseignerlaphilosophiereligieusedansuncollègejésuite.Enfin,entréàlaSociétéGénérale,puisen1913àlaBanquenationalepourlecréditindustriel,ilgravitdenombreuxéchelonsdelahiérarchiebancaire.Ayantainsiassuré,auprixd’untravailincessant,lesnécessitésmatériellesde la vie, il conduira dans la pénombre une autre carrière, aussi prenante et sansdoutebienplus essentielle à sesyeux.Elle ferade lui non seulementunvéritableinitiémaisaussi,ilnefautpascraindredeledire,unvraimartyr.

Esprit organisé et rigoureux, il prend à bras-le-corps dès 1934 les problèmescourantsduRite.En1935,ladissidencebelgeayantfaitlongfeu,ilaccueilleRaoulFructus, revenu dans le giron du Souverain Sanctuaire national. Chevillondéveloppera avec sans doute plus de soin qu’auparavant les relationsinternationales,notammentaveclaSuissemaisaussilaPologne.Quelqueslogesetchapitres apparaîtront en quelques années. Certes, pas davantage que dans lesdécennies précédentes leRite ne comptera de gros bataillonsmaisChevillon sut,pour la première fois peut-être, lui assurer une certaine sérénité et lui éviter lesconflits pendant plusieurs années. Il sut aussi s’entourer d’hommes de valeur,comme Henri-Charles Dupont (1877-1960), qu’il nommera très tôt GrandChancelier puis Grand Administrateur pour le suppléer dans toutes les tâchesadministratives.Dupontjouera,dansl’immédiataprès-guerre,unrôlecapitalpourlatransmissionetlarenaissanceduRite.

Homme de paix et de rassemblement, sachant s’effacer derrière sa mission,Chevillon ralliera aussi quelques bonnes volontés, comme August Reichel enSuisse,ouHenriDubois,venuduGrandOrientetquenousretrouveronsaussiaprèslatourmentedelaguerre.

Personnellement hostile à la mixité du Rite, Chevillon était au contraire très

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favorable à l’ouverture d’une voie féminine. Avec Fructus, il supervisera larédactionderituelsspécifiquespourlestroispremiersgrades,entre1936et1938.PeuavantlaguerreaurontlieulespremièresinitiationsàMarseille,souslahoulettedeFructus.

Mais au-delà de son action sur le terrain jusque-là trèsmouvant du Rite, qu’il acontribuéàaplaniretàrendrepluspraticable,lemériteimmensedeChevillontientàsonœuvreintellectuelleetàsadimensionspirituelle.Ilalaisséplusieursouvragesquipeuventencoreêtre lusavecprofit,etnotamment:Levraivisagede la franc-maçonnerie (1939) et les essais réunis longtemps après sa mort sous le titre LaGnosedeConstantChevillon[LaTraditionuniverselle,DuNéantàl’Être,EtVerboCaro Factum Est] (1982). D’une formation initiale très supérieure à celle de laplupartdesdignitairesquil’avaientprécédéàlatêtedelamaçonnerieégyptienne–et de nombre de ceux qui l’ont suivi… –, Chevillon possédait un solide bagagephilosophique et une profonde culture religieuse. C’était aussi et peut-être avanttout,souslespaisiblesapparencesd’uncadredebanque,unmystiquechrétien.

Soussaplume,lesréférencesquidominent,cenesontpasÉliphasLéviouStanislasdeGuaita,lesmaîtresdel’occultismemoderne,maislakabbalechrétienneetJacobBoehme,avecdenombreusesetfréquentesréférencesàl’Écritureetdepuissantesméditationssurlathéologietrinitaireetladoctrinedel’Incarnation.Christianismesincère et vécu, christianisme libre aussi, cela va sans dire, détaché de touteallégeance à une Église, mais inspirant profondément une pratique maçonniqueconçuecommeessentiellementspirituelle.

Chevillon n’a régi le Rite, de nouveau provisoirement pacifié et unifié sous sonautorité, que pendant quelques années à peine (une demi-douzaine avant laconflagration meurtrière du conflit mondial et l’écrasement de la franc-maçonnerie),maisdansquelétat–ouàquellehauteur–lamaçonnerieégyptienneserait-elleaujourd’huisiuntelHiérophante–pourunefoisletitresemblemérité–l’avaitguidéependantdixouvingtansdeplus?

V. Les martyrs de Memphis et deMisraïm.Alexandried’ÉgypteUnsoirdemars1944,quatrehommes,sansdoutedelaMilice,vinrents’emparerdeChevillonquiséjournaitaudomiciledeMadameBricaud,commesouventlorsqu’ilétait de passage à Lyon. On ne devait plus le revoir vivant. Son cadavre fut

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découvertquelquesheuresplustarddanslesfaubourgsdeLyon,criblédeballes.

Son compagnon de route depuis quelques années, Raoul Fructus, ne devait pasconnaîtreunsortplusfavorable.Résistantdelapremièreheure,arrêtéetdéportéenmai1944,ildevaitmourirdutyphusàBergen-Belsenenfévrier1945.

En Belgique, Georges Delaive, qui n’avait pu, malgré quelques tentatives, seréconcilier avecBricaud, avait trouvé lamort dès le début de la guerre, fusillé àBrunswick. [3].

SileRite,enFrancecommeenBelgique,étaitdécapité,ilmanifestaitpourtantunevolontédevivrequidutexigerducouragedelapartdesesadeptes.

Ainsi, à Paris, dèsmars 1939, un jeune occultiste qui avait déjà produit quelqueslivres remarqués portant essentiellement sur l’astrologie, du nom de RobertAmbelain (1907-1997), avait été initié dans une des loges relevant à Paris del’autorité deChevillon, La Jérusalem des vallées égyptiennes.ReçuMaître, selonsesdires,aucampdeprisonniersd’Épinalenjuin1940, ilcroisa l’annéesuivanteGeorgesBozédeLagrèzequi,aprèsavoirun tempssuivi lesdissidentsbelgesduRite,avaitreprissonindépendancesanss’opposeràChevillon.LagrèzefitdujeuneAmbelainun33eenaoût1942etluiconféraensuitele66eenaoût1943,puisle95eenaoût1944.

C’estaudomiciled’Ambelainque,dès1943,avecl’accorddeLagrèze,tandisquelafranc-maçonnerie,interditedepuisaoût1940 [4],gisaitsouslarépression,unelogeclandestine dénommée Alexandrie d’Égypte, fut ouverte en plein Paris. Elle seréuniradeuxfoisparmoispendant toute laduréede laguerreet,à laLibération,comptant16membresactifs–dontRobertAmadouetJulesBoucher,initiésensonsein en 1943 –, elle devait avoir sa première tenue légale sous la présidence deMichelDumesnil deGramont, alorsGrandMaître de laGrandeLoge de France.Ellen’endisparutpasmoins,soussonnomd’origineentoutcas,enfévrier1945.

Àcettedate,àpeinesortidelaguerre,leRiteavaitreprissesactivités.Maisaussisesdissensionsetsesdéchirements…

Notes

[1] FédérationUniverselle desOrdres et des Sociétés Initiatiques – il existait uneversionenlatindecuisinedecettedénomination.

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[2]D’où le double intitulé qui figurera encore sur le dernier document signé, en1960, par Henri-Charles Dupont, l’ultime héritier de la filiation Bricaud : «Souverain Sanctuaire de Memphis-Misraïm et Suprême Grand Conseil des RitesConfédérés» (enmarge :«Memphis-Misraïm,Écossais-CerneauetEarlyGrand-ScottishRite»).Plustard,RobertAmbelainsauras’enservir.[3]Etnonpointdécapitéàlahache,commeonl’asouventprétenduparerreur.[4]Dumoins pour lesObédiences principales, dont laGrande Loge et leGrandOrient. Un décret complémentaire, en février 1941, visera à son tour Memphis-Misraïm.

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ChapitreVI

Renaissanceetdispersiondesmaçonsd’Égypte

I.L’immédiataprès-guerreapaixrevenue,lesdignitairesdel’avant-guerrepresquetousdisparus,c’estassez

naturellement que Charles-Henri Dupont devint Grand Hiérophante deMemphis-Misraïm.Àcetteépoque,déjà,sansleseffortsdujeuneAmbelainmaintenantàParisl’activité de la logeAlexandrie, enfin sortie de la clandestinité, leRite aurait unefoisencoreàpeuprèscomplètementdisparu.

Dès 1945, une première dissidence se manifeste pourtant. Lagrèze, GrandHiérophante « libre », en quelque sorte, depuis leConvent deBruxelles en 1934,entreprendderéveillerleRitedeMemphis–etnondeMemphis-Misraïm.En1947,son ami Probst-Biraben en prendra la tête. Le réveil ne sera cependant pas trèsvigoureux.QuantàLagrèze, ilmeurtdès1946,autermed’unecarrièreinitiatiqued’une richesse incroyable.UneGrandeLogedeMemphisAmmon-Ra, formée en1960, placée sous l’égide d’Henri Dubois (1882-1975), légitime successeur deProbst-Biraben, réussira pourtant à conclure un accord avec la très jeuneGrandeLogeNationaleFrançaiseOpéra,néeen1958d’unescissionde laglnfdésormaissurnommée«Bineau».LeRitedeMemphis,pour lapremière foisdepuis lexixesiècle, s’intégrait dans une Obédience classique ! Mais l’accord ne sera jamaisconcrétiséetresteralettremorte.

Cependant,HenriDuboisavaiteuégalement l’idéede réveillerMisraïm!Ceserachosefaiteen1958,l’annéemêmeoùunnouveauConventdeBruxellestente,unefoisdeplus–maisenvain–deconsacrerl’unitéduRite.

Demeuré à l’écart de cette agitation qui ne portait en rien sur des divergencesrituellesoudoctrinales–maisuniquementsurdesquestionsdepersonnes–,restaitCharles-Henri Dupont, le dernier héritier incontestable de la dernière grandeautoritémorale de lamaçonnerie égyptienne,ConstantChevillon.Dupont, voyant

L

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l’âges’avancer,cherchaunhéritierdigne.SonchoixfinitparseportersurRobertAmbelain.

II.La«galaxie»AmbelainLe13août1960,résidantàCoutancesoùilavaitprissaretraite,Dupontconfiaitparlettre leSouverainSanctuaire deMemphis-Misraïm et le SuprêmeGrandConseildes Rites confédérés, qu’il tenait deChevillon, à RobertAmbelain, le constituantGrand Administrateur avec droit de succession. Le 1er octobre suivant, Dupontregagnaitl’Orientéternel.AvecRobertAmbelain,unenouvelleetbrillantepagedel’histoiredesRitesÉgyptiensallaits’ouvrir.

Personnage complexe et contradictoire, Robert Ambelain inspirera peut-être unjour la biographie critique que lui mériteraient son œuvre et son talent, enrespectantsamémoiretoutautantquelavérité.Occultistedansl’âme–avectoutesleséquivoqueset touteslesfaiblessesd’untel titre–,possédant touslesgradesdetoutes les filiations initiatiques de l’Occident moderne – ou peu s’en faut –,Ambelain fut à la fois un astrologue convaincu, un magiste aventureux, un «kabbaliste » à la manière d’Éliphas Lévi ou de Papus, et un historien plus quefantaisiste. Avant tout, ce fut un génial auteur de rituels et un organisateurinfatigable–maisaussiunfameuxmanieurd’hommes.CequelesRitesÉgyptienssont encore de nos jours, avec leurs bons et leurs mauvais côtés, c’estessentiellementà luiqu’ils ledoivent.Siseshéritiers lesplushonnêteset lesplusconscients doivent reconnaître leur dette envers lui, il faudra en retour leurconsentirundroitd’inventairesurl’héritage…

AprèsavoirsongéunmomentàréveillerleRiteauseinduGrandOrientdeFrance,AmbelaindutserésoudreàcréerlaGrandeLogefrançaisedeMemphis-Misraïm,aprèsavoirréveilléàParislalogeHermès.Dès1965,unConventrassembleplusdevingt logesetdécided’adopterdenouveauxrituels,dusà laplumed’Ambelainetquelui-mêmepublieradeuxansplustard.Àlamêmeépoqueenfin,marchantdanslespasdeChevillon,ilencouragelacréationd’uneloged’adoption,Hathor,puisen1971d’une loge féminineayantpournomLeDelta.Cesera labasede laGrandeLogeFémininedeMemphis-Misraïmfondéeofficiellementen1981souslahoulettedeJulienneBleier.

Pendant près de vingt ans, Ambelain va régner en maître sur cette maçonnerieégyptienneàlaquelleilvadonnerunevigueurjusque-làinconnue.Héritier,commeChevillon, et par l’intermédiairedeDupont, non seulementdeMemphis-Misraïm,

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mais aussi de filiations rosicruciennes, martinistes, gnostiques – sans oublier leréveildel’OrdredesÉlusCoënsopéréavecRobertAmadousousl’Occupation,en1943–,Ambelainvaédifierune impressionnantepyramideencorepluscomplexequecelledeMarconisoudeYarker.

Pendanttoutescesannées,ilvaconjugueràloisirtoutescesfiliationsdontleRitedeMemphis-Misraïmseraenquelquesorteletronc.Àdiversgradesmaçonniquescorrespondra l’entrée dans d’autres voies. Étourdissante construction, confinantparfois à la Tour de Babel initiatique, mais qui acquit, au bout du compte, unenotoriétéincontestable,unevisibiliténouvelle,unesingularitéquineprêtaitplusàsourireetquevintcouronnerlareconnaissanceduRiteparpresquetouteslesautresObédiencesmaçonniquesfrançaises.

En 1985, Ambelain décide même d’organiser sa succession et désigne GérardKloppelpourluisuccéderdanstoutessescharges.L’histoireauraitpualorséviterdebégayer.Iln’enserarien.

Lamêmeannée,sousl’égideduSuprêmeConseildesRitesConfédérés,Ambelainréveille le Rite Écossais Primitif et il cofondera en 1990 uneGrande Loge pourl’administrer.C’étaitledébutd’uneconfusiondontRobertAmbelainavaitsemélesgermes…

III.DésordresetconfusionLes années qui suivirent la disparition deRobertAmbelain, en 1997, aggravèrentunesituationque,déjàdesonvivant,onvientdelevoir,iln’avaitpascontribuéàsimplifier.IlenarésultéunedispersionconsidérabledesmaçonsdeRiteÉgyptien,entreunemyriadedepetitesObédiencesdontseulesquelques-unesontémergé,soitpar leur relative ancienneté, soit par leur capacité à demeurer dans une certainestabilité.

Lorsqu’en 1998 Gérard Kloppel se démet de ses fonctions, le système valittéralementexploser.Autournantdesannées2000,lasituationdevientàpeuprèsindescriptible – et du reste sans grand intérêt : les Grandes Loges, SouverainsSanctuaires et autres structures, qu’elles se disent nationales, internationales oumondiales–parfoismême«universelles»–,deMemphisoudeMisraïm,desdeuxousimplement«deRiteÉgyptien»,n’onteudecessedes’affronter,defusionnerpourseséparerànouveau,des’exténuerenconflitsinternes,publiantvolontiersendeslibellespeuamèneslerécitdeleursquerellesfratricidesàl’adressed’unmondemaçonniquesouventétonnéparlaviolencedesattaquesauregarddelapetitessedes

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enjeux.Ontrouveraenannexeunelisteindicative,maisnicomplètenicertaine,deces différentes entités. Beaucoup d’entre elles sont réduites à quelques membres,moinsdequelquescentainespourcellesquicomptentparmilesplusnombreuses–et multiplient volontiers leurs effectifs réels par un facteur indéterminé. Ellesrevendiquentsouventl’exclusiverégularitéduRite,lapossessiondesessecretslesplusauthentiques,etbiensûrunefiliationprivilégiéeavecRobertAmbelain…

IV.LeRiteÉgyptienetleGrandOrientdeFranceDanscetableauunpeudéprimant,unélémentnouveaufitsonapparition,defaçonàvraidireassezinattendue,autournantduxxiesiècle.

Même si, formellement, leGrandOrient de France avait toujours fait état de sesdroitssurleRiteÉgyptien,notammentparlaprésencepermanented’unesectiondeMemphis-Misraïm au sein du Grand Collège des Rites, sa pratique était en faittombéeendésuétudeàlafinduxixesiècle,nousl’avonsvu.

En 1999, à la suite de l’éclatement de la Grande Loge Française de Memphis-Misraïm, plusieurs loges du Rite demandèrent à rejoindre le Grand Orient. LeGrandMaîtrePhilippeGuglielmi et leConseil de l’Ordredécidèrent alors de lesaccueillir.En2000,leGrandOrdreÉgyptien(goe)–SouverainGrandConseilduRiteAncienetPrimitifdeMemphis-Misraïm–futconstituépourouvrirlapratiquedes hauts grades du Rite Égyptien aux Frères du Grand Orient. Les FrèresfondateursdugoeétaientdétenteursdesplushautsgradesduRiteoùilsavaientétéreçussoitdansdesfiliationsfrançaisespourcertains,soitanglaisesetaméricainespourd’autres,leshautsgradesduRiteAncienetPrimitifen33gradesayanteneffettoujours été conservés par le Grand College of Rites des États-Unis, depuis latransmissionquiluienavaitétéfaiteparMarconisauxixesiècle,aunomduGrandOrientdeFrance :unretourà l’origineenquelquesorte!Ajoutonsque leGrandCollège des Rites du GrandOrient de France, qui renfermait en son sein depuis1862 une commission de Memphis-Misraïm, selon les termes mêmes du GrandCommandeur,«atransmisleflambeauduRiteÉgyptienauseinduGrandOrientauGrandOrdreÉgyptien»lorsdelaréunionconstitutivedu12mai2001.LeGrandOrdreÉgyptienetleGrandOrientdeFranceontsignéuneconventionenjuin2001etcetexteaétératifiéparleConventduGrandOrientle8septembre2001.

Du faitmême de ce singulier retournement de l’histoire, le godf est aujourd’hui

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sansdoute,par lenombrede ses loges,de sesCollègesdehautsgradesetde sesmembres, la puissance égyptienne la plus importante du paysage maçonniquefrançais.

C’estdeluiqueprocèdel’introductionduRiteÉgyptienetdesonéchellerénovéedehautsgradesauseinde laGrandeLogeMixtedeFranceoùs’est formé,àsonexempleetsursonmodèle,en2002,unGrandOrdreÉgyptienMixte.

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SECONDEPARTIE

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ChapitreVII

Histoiredesrituels

I.Lestextesfondateursesrituelsdesgradeségyptiensontdessourcesdiverses,autantquepurentl’êtreles

connaissances des multiples fondateurs ou refondateurs de la maçonnerieégyptienne elle-même. Leur apparition tardive a toutefois obligé leurs auteurs àinclure,intégreretadmettrelesnombreuxgradesquelatraditionmaçonniqueavaitdéjàproduitstoutaulongduxviiiesiècle,pour leurenajouterdenouveaux,d’oùuneinexorableascensionpyramidalejusqu’auxvertigineuseshauteursde90oude95grades.

Sil’ons’entientd’abordauxtroispremiersgrades,deuxtextesfontréférence:unmanuscritde1820pour leRitedeMisraïm [1],et lerituelpubliéparMarconisdeNègre à Paris en 1839, dans L’Hiérophante, développement complet des mystèresmaçonniques,pourleRitedeMemphis.

L’analyse de ces deux documents fait apparaître leur quasi-similitude. Elle trahitsurtoutaisémentleursourceimmédiate:leGuidedesmaçonsécossaisde1804,plusancienritueldureaapourlesgradesbleus!C’estlàuneindicationrichedesensetd’intérêt.

OnsesouvientquelesdeuxRitesÉgyptienssontapparusaudécoursdel’Empire,ou dans ses derniers mois, dans un milieu de demi-soldes, en un temps où lepaysage maçonnique français était dominé sans partage par le Grand Orient deFrance,pratiquantcequel’oncommençaitànommerleRiteFrançais,héritierdespratiquesrituelleslespluscommunesdepresquetoutesleslogesenFranceaucoursduxviiie siècle.Lenouveau reaa, apportéenFranceunedizained’annéesplus tôtpardesmilitairesvenantd’AmériqueetdesAntillesanglaises,ayantd’abordconcluun accord très provisoire avec le Grand Orient de France (godf), suivi d’unerupture quelquesmois plus tard, avait à la hâte doté ses loges symboliques d’unritueldistinctdeceluidugodf.

L

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LessourcesduGuidesontconnues:d’unepartlaprincipaledivulgationanglaiseduxviiie siècle sur le rituel de la Grande Loge des Anciens (créée en 1751-1753),intituléLes Trois Coups Distincts (The Three Distinct Knocks) et d’autre part lespratiquesdeslogesdites«écossaises»delafinduxviiiesièclefrançais,reposantaucontrairesurleschémasymboliquedelaGrandeLogedesModernes–cellede1717–avecquelquesinnovations,commeladispositiondite«écossaise»destroisgrandschandelierssituésaucentredelaloge,laquellen’estpasconnueenFranceavantledernierquartduxviiiesiècle.Unetellesynthèses’expliquaitsansdouteparle fait que la base française sur laquelle les nouveaux arrivants s’étaient appuyésétait laGrandeLogeGénéraleÉcossaise, fort opportunément réveillée d’un longsommeil précédant la Révolution pour les besoins de la cause. Rappelons à cepropos qu’Alexandre Lenoir appartenait précisément auRite Écossais et y voyaitl’incarnation même de la pure sagesse égyptienne transmise par la maçonnerie.Serait-ceunindice?

Placés dans des circonstances peut-être comparablesmais ne disposant guère desmoyens de composer un rituel entièrement nouveau, les créateurs des RitesÉgyptiensreprirentleGuidedesmaçonsécossaisdontl’usageétaittrèsrestreinten1814, et qui n’appartenait à personne, aucun Suprême Conseil n’étant alors enmesure de s’opposer à sa mise en œuvre par quiconque le souhaitait. Ils yapportèrent à leur tour quelques minimes modifications. Rappelons lescaractéristiqueslesplusoriginalesdecesrituels.

Si leVénérablesiègeà l’Orient, lePremierSurveillantest l’Occident–enfaitaunord-ouest – tandis que leDeuxièmeSurveillant se place auMidi de la loge.Lesmots des deux premiers grades sont B. et J., dans cet ordre. La nouveauté, parrapportauGuide,estlaprésenced’unautelcentraloùbrûledel’encens–lequelnequitteraplusjamaislesrituelségyptiens–etladéfinitiondes«troisobjetsprécieux»placéssurleplateauduVénérable:l’épée,laBibleetuneaumônière.Lesdécorsdes tabliers sont rouges, et non bleus comme dans le Rite Français. L’office desDiacres, propre auxAnciens, a étémaintenu – alors qu’il disparaîtra rapidementdans le reaa – mais ils sont ici appelés « Acolytes » (Misraïm) ou « Lévites »(Memphis).Desprièresassezlonguessontditesàl’ouverturecommeàlaclôture:« Père Éternel de l’Univers, Source féconde de lumière, etc. » (Misraïm) ; lesacclamationsrituellessont«GloireauGrandAdonaï!»(Memphis)ou«Alléluia!Alléluia!Alléluia!»(Misraïm).

Ensomme,uneformearchaïquedureaaavecdesformulesd’inspirationreligieusebien dans le goût de ce culte syncrétique – doit-on dire « égyptianisant » ? – quiconduiraenfait,aucœurduxixesiècle,àl’indifférenceenmatièredereligion.Entout cas, nulle allusion à quelque ésotérisme abscons et rien de spécifiquement

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égyptien:lemot«Égypte»n’apparaîtnullepart…

En1849,dansLesanctuairedeMemphisouHermès,unecompilationassezconfuse,Marconis édite de nouveaux rituels, manifestement lacunaires et incohérents surplusieurs points : il semble notamment que les deux Surveillants soient cette foisplacés tous deux à l’Occident, comme dans le Rite Français. Cependant en 1862,danslerituel«officiel»deMemphis,aprèsl’intégrationduRiteaugodf,c’estbiencettedernièrestructurequiserareprise,nefaisantqu’officialiser,àquelquesdétailsprès,lerituelbienmieuxécritqueMarconisavaitpublié,en1860,danslePanthéonmaçonnique. Au passage, les Diacres ont été oubliés, ou plutôt remplacés par leMaîtredesCérémoniesetleGrandExpert,selonuneterminologieplusfamilièreàlatraditionmaçonniquefrançaise.L’ambianceégyptienneesttoujoursaussiabsente.Pourlesgradesbleus,toutlaisseàpenserquec’estcettegénérationdetextesquifutsuivie,avecd’inévitablesadaptationsetpeut-êtrequelquesdérives,jusqu’àlafinduxixesiècle.

Toutefois, et dès l’origine, c’est par l’échelle de leurs hauts grades que lesRitesÉgyptienssesingularisentetméritentenpartieleurnommême.Lepremieràavoirpubliédesrituelsetdonnélescaractéristiquesdesdifférentsgrades–au-delàdes30hautsgradesdu reaa qui forment la base des pyramides égyptiennes – est encoreMarconis de Nègre. Il rappelle lui-même que c’est à partir du 35e grade que «commencentlesdegréspropresàMemphis».DansL’Hiérophante,on trouvedéjàun«Tuileuruniversel»des33premiersgrades,quimontrentleuridentitépresqueabsolueavecceuxdel’écossisme:deminimesvariantesexistent,surdesdétailspeusignifiants,maislamêmeformulerevientincessamment:«RiteÉcossais,demême»…

DesoncôtéleManuelmaçonniquedeVuillaume,publiéen1830,comporteenfind’ouvrageun«TuileurduRiteÉgyptienoudeMisraïm»qui renvoiesouventaugradehomonymeduRiteÉcossais.

Soulignons-le ànouveau :dans ses33premiersgrades, leRitedeMemphisn’estqu’unevariantedureaapendanttoutlexixesiècle–etdenosjoursencore, leplussouvent – et ce n’est pas spécifiquement dans la formuledes rituels que réside ladifférence, pour autant qu’elle ait seulement existé auxixesiècle,mais plutôt dansleur esprit, du moins dans une certaine mesure, en tout cas à l’époquecontemporaine.

Ces mêmes grades sont disséminés pour beaucoup d’entre eux, quoique souventdans un ordre différent, dans l’échelle deMisraïm, aumilieu d’autres dont, pourl’essentiel, pratiquement aucun rituel ne nous est parvenu. On doit rappeler à

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nouveauquedans les impressionnantespyramidesdesgradeségyptiens,seuleunetoutepetiteminoritéd’entreeuxaétéréellementpratiquée.

II. Les plus anciens rituels des gradesspécifiquementégyptiensSiL’Hiérophante,en1839,nousfournitsurtoutunTuileur,durestepeuévocateur,c’estdans lePanthéonmaçonnique,publiéen1860,queMarconisnousdonnedesindications extrêmement précieuses sur l’état de son Rite vers le milieu duxixesiècle et livre les rituels des grades effectivement pratiqués au-delà dutroisième.Lalisteestévocatriceetsanssurprise:RoyaleArche(équivalentdu14egradedureaa),Rose-Croix(18edureaa)etKadosh(30edureaaet31edeMemphis)–ensommelesgradesmajeursdureaa.Qu’enest-ildèslorsdesgrades«purementégyptiens»?LePanthéonmaçonniquen’enretientquedeux:SagedesPyramides(dont laplacevarieradu47e au59e grade) et le 90e grade de SublimeMaître duGrandŒuvre, seul véritable couronnement du système, dont les rituels nous sontrévélés (ils seront de nouveau publiés, pour le 90e, sous une forme légèrementdifférente,en1866).C’estàcelaquesebornaitalorslamaçonnerieégyptienne.

III. De Yarker à Bricaud : l’épopéeoccultisteLe travail de John Yarker marque une étape nouvelle dans l’histoire des hautsgrades égyptiens.On sait qu’une réduction en33gradesde l’échelledeMemphisavaitétéopéréeen1862parMarconisdeNègrelorsdel’intégrationdesonRiteauGrandOrient de France.Mais il ne s’agissait que d’un choix opéré parmi les 95gradesduRite–dontlaplupart,répétons-le,n’avaientjamaisétéréellementmisenœuvre,etd’ailleursjamaisécrits.AvecYarker,untoutautretravailesteffectué.Nonseulement le ritualiste anglais modifia la composition de l’échelle en 33 grades,maissurtoutilenrédigealesrituels.

Decetravaililsubsisteunrecueilàlafoisprécieuxetrare:ManualoftheDegreesof theAncient&PrimitiveRiteofMasonry, publié en 1881. Il avait du reste déjàprocuré The Secret High Degree Rituals of the Ancient and Primitive Rite ofMemphisin95°.Yarker,écrivainimaginatifetgénialauteurderituels,asansdoute

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étélepremieràdonnervie–aumoinssurlepapier–àdesgradesqui,jusqu’àlui,n’avaient eu qu’un simple nom. L’influence des textes de Yarker demeureconsidérable car ce sont ces textes que Téder (Charles Détré), leur probabletraducteur,transmettraàsonsuccesseur,JeanBricaud,audébutduxxesiècle.Mêmesicedernierdécidadereprendrel’échelleen95grades–etmême97,enattendantmieux–,lesplushautsgradespratiquésdusystème,enparticulierleSublimeMaîtredu GrandŒuvre (30e/90e) et le Patriarche Grand Conservateur (33e/95e) en ontcertainement été durablement marqués. Pour le Rite Primitif à tout le moins(Memphis en 33 grades), les rituels de Yarker doivent aujourd’hui encore êtreconsidéréscommelasourcemajeuredeshautsgradesspécifiquementégyptiens.

L’apportdeBricaud,cettefoispersonneletoriginal,porteaussisurlefameux66egrade deMemphis-Misraïm, dont le seul antécédent dans les échelles égyptiennesétait le 22e grade du Rite de Yarker (rappelons en effet que le 66e du Rite deMemphis,SublimeKawi,dontonneconnaîtqu’unTuileuretaucunrituel,n’avaitaucun rapport de contenu avec celui de Grand Consécrateur). C’est donc avecBricaudque lePatriarcheGrandConsécrateurestdevenuungrade« sacerdotal»plus ou moins confondu avec l’épiscopat gnostique – Bricaud était « Patriarchegnostiqueuniversel».ChezYarkerencore,quiintroduisitladénominationmêmede«GrandConsécrateur»,cegradenepossédaitpascecaractèretrèsspécial.Touslesrituels actuels du 22e/66e remontent donc aux élaborations de Bricaud, dans lecourantdansannées1930.

Nousmettrons ici à part lesArcana arcanorum dont l’histoire insaisissable a étéévoquée plus haut, laquelle se confondprécisément avec celle de ses rituels, plusdéroutantequejamais.

L’expression Arcana arconorum (« Secrets des secrets ») n’est pas née dans lamaçonnerie égyptienne car elle était déjà présente dans une certaine littératurerosicruciennede la finduxviiiesiècle.C’est Jean-MarieRagonqui lepremier, en1816,lorsdelatentatived’introductionduRitedeMisraïmaugodf,enfitmention.Ilaffirmeraen1841quelesgradesdu87eau90ecomprenaient«presque toute lasciencemaçonnique lorsqu’on a approfondi les développements des emblèmes etdesallégoriesquiserattachentàcesquatrederniersdegrés»etenpubliaitaussitôtun abrégé assez détaillé. Toutefois le Rite de Memphis, avec son imposant 90egrade, ignorerapratiquementcettenotionqueYarker–pourtantgrandamateurdemystères–nereprendrapasd’avantage.

Il faudra attendre les années 1930 pour que la question surgisse à nouveau enBelgique, particulièrement à l’initiative de Rombauts. Ce dernier se prétendait

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détenteur des authentiques Arcana arcanorum du « Régime de Naples », ayantjusque-là, toujours selon lui, échappé aux imprimeurs. Ces « secrets oraux » desderniersgradesfurentcommuniquésàsonentouragepuisadoptésparleConventdeBruxelles en 1934 [2]. Sachant le conflit qui existait alors avec le SouverainSanctuairedeBricaudenFrance,etlaquerelledelégitimitéquilasous-tendait,onmesure sans peine que la résurrection providentielle de tels secrets pouvaitconstituerunenjeudetaille.Euégardàlamaigreurdudossier,lasituationpourraitcependant être simple si, depuis quelques années, de multiples revendicationsn’avaient été exprimées à ce sujet.Dans le désordre et l’incroyable dispersionduRite, la possession des « vrais » Arcana arcanorum est ainsi devenue le Graalmodernede lamaçonnerieégyptienne,donnant lieuàdespublicationsàsensationautantqu’àdessilenceséloquents.

Nous bornerons donc ici cette brève évocation d’une question assez complexe etquelesdébatscontemporainsquil’environnent,danscertainsmilieuxmaçonniquesetparamaçonniques,nesontpasfaitspourrendreplusclaire.

Il reste que c’est dans la filiation qui, deYarker àChevillon, fait défiler tous lesgrandsnomsdel’occultisme,depuislafinduxixesièclejusqu’aumilieuduxxe,queles rituels de Memphis-Misraïm, dans les grades bleus comme dans les hautsgrades,ontadoptéleparfumtrèsspécialde«l’ésotérismefindesiècle»,entendonsparlàcettesynthèseàlafoisluxuriante,souventpeucohérenteetparfoisindigeste,élaborée par les successeurs de Papus. C’est depuis cette époque que, par leursrituelsmêmes, lesRitesÉgyptiensontacquis leur réputation«hermétique»,avectoutes les imprécisionset les confusionsquece terme suscitevolontiers–nousyreviendronsplusloin.

Gageons, toutefois, qu’il n’est pas certain que Bédarride et Marconis y auraientreconnuleursenfants…

IV.L’èreAmbelainDétenteur demultiples gradesmaçonniquesdansplusieursRites (reaa,mais aussireretnaturellementRitesÉgyptiens),maisaussidans les traditionsmartinistesourosicruciennes, Robert Ambelain a conduit cette évolution à son sommet. Si sonapportauxrituelsdeshautsgradesn’estpastrèsoriginal,onretiendrasurtouticisarefonte complète des rituels et des cérémonies des trois premiers – à partir d’unprétendu « manuscrit de 1824 » qui n’a jamais existé que dans son imaginationfertile.TouslesrituelsmodernesdesRitesÉgyptienspourlesgradessymboliques

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enproviennent,avecd’inévitablesvariantesdedétail.

Les rituels qui furent publiés suite à la décision du Convent international tenu àParis en 1965 [3] marquent une rupture nette avec tous les rituels antérieurs desgradesbleus,tantpourleRitedeMemphisquepourceluideMisraïm.Seull’étatdedéshérenceoùsetrouvaientlesRitesÉgyptienslorsqueRobertAmbelainenreçutledépôt de Charles Dupont, en 1960, a sans doute permis une reformulation aussiradicale.Rappelonsencoreunefoisqu’aumomentdeleurpremieressor,lesRitesÉgyptiens apparurent commedesvariations sur leRiteÉcossais.Les rituelsde lapériode«occultiste»,évoquéeprécédemment,étaientpresquetoujoursinspirésdureaa,sansdouteconsidérécomme«plusinitiatique»carlesrituelsduRiteFrançaisalors disponibles étaient d’une assez grande pauvreté, surtout après les réformesintervenuesentre1887et1907augodf,notammentsous l’influenced’AmiableoudeBlatin.

Avec les rituels de Robert Ambelain, tout change. Le plan de la loge revient auschémadebasedes«Modernes»,c’est-à-direauplusancienschémasymboliquedelamaçonneriespéculative:celuidelapremièreGrandeLogede1717,quiestaussicelui du Rite Français, mais ce changement avait déjà été opéré parMarconis àpartirde1849apparemmentetsembleavoirétéassezgénéralementreprisaprèslui.En revanche la disposition de chandeliers est bien celle des Rites Écossais duxviiiesiècle(unevarianteduRiteModerne):nord-est,sud-est,sud-ouest.Maisc’estdansdesdétailsplusdiscretsqu’uneinfluencenouvellesefaitsentir:unechandelleapparaît sur le plateau du Secrétaire, leVénérable tient son épée pointe haute, lepommeaucontresonplateau,certainesformulessontreprisesdansl’invocationquiaccompagne la chaîne d’union. Il est facile de trouver la source de tous cesemprunts:c’estlerer!

Détenteurdetouslesgradesdecesystèmemaçonniqued’inspirationchrétienneetd’espritmystique, liéà la traditionmartinisteduxviiiesiècleà laquelle il était lui-mêmetrèsattaché,Ambelainyavaitpuisélesélémentsessentielsdesarégénérationdes rituels égyptiens des trois premiers grades, au risque de méconnaître quecertainsaspectsdesrituelsdurern’ontdesensquedanslecadretrèsparticulierdela doctrine qui imprègne ce régimemaçonnique [4]. Ces emprunts demeurent, dureste,deportéelimitée,lesdétailsdescérémoniesderéceptionauxtroispremiersgrades reprenant par ailleurs le schéma assez classique du reaa et ignorant lesnombreuses spécificités des rituels rectifiés. Seul « l’Autel du Naos », sicaractéristiquedenos joursdes logesdeRiteÉgyptien, laisseencorepersisterunlienaveclesplusanciensrituels,ceuxde1820etde1839.

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V.LeretourdesgradeségyptiensLaquestiondeshautsgradesn’avaitguèrepréoccupéRobertAmbelain,hormislefait qu’il avait composé, en combinant des filiations maçonniques et autres(martinistes, martinésistes, rosicruciennes et gnostiques), une impressionnantepyramidedevoiesinitiatiquesetdegrades.Pourl’essentiel,l’échelleégyptienneselimitaitauxgradesclassiquesdureaa(9e,14e,18e,30e,33e) [5],sil’onmetàpartle90e et le 95e (souvent qualifiés de « grades hermétiques ») – ainsi que le 66e,sporadiquementconféréselonlaformuleétablieparBricaud.Ceschémademeureàcejourceluidesprincipalesobédienceségyptiennes.

C’est dire l’importance et la nouveauté considérable de la renaissance des gradesspécifiquement égyptiens, survenue lors de la création en 1999 du Grand OrdreÉgyptienduGrandOrientdeFrance.S’appuyantsurl’échelleen33gradesduRitePrimitif de Yarker, cette juridiction a procédé à une refonte majeure et à laréécriture soigneuse de quatre grades typiques de l’échelle égyptienne. Cettemutation constitue-t-elle un tournant majeur, appelé à influencer toute lacommunauté maçonnique égyptienne ? Seul l’avenir le dira. Systèmeparadoxalement à la fois déjà ancien de près de deux siècles, et pourtant encorejeune,l’échelledesgradeségyptiensconnaîtrasansdoutesurlaformecommesurlefondd’autresévolutions.

Gageonsquel’histoiredesrituelségyptiens,quenousavonsesquisséeici,estdoncloind’êtreachevée.

Notes

[1]BibliothèquemunicipaledeToulouse,ms1207.[2]Ilsont,depuislors,étépubliés.Cf.S.Caillet,Arcanesetrituelsdelamaçonnerieégyptienne,Paris,GuyTrédaniel,1994.[3] Rite ancien et primitif de Memphis-Misraïm. Cérémonies et rituels de lamaçonnerie symbolique, présentés et commentés par Robert Ambelain, Paris, N.Bussière,1967.[4]Cf.R.Dachez,J.-M.Pétillot,LeRiteÉcossaisRectifié,op.cit.[5]Rappelons que la pratique du 4e grade (Maître Secret) comme grade d’entréedans les hauts grades du reaa ne s’est généralisée en France qu’au cours desdécenniesrécentes.Laplupartdesjuridictionségyptiennes,quienfaitpratiquentle

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reaa,sesontgénéralementalignéessurcetteposition.

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ChapitreVIII

Spécificitésdesgradessymboliques

I. Existe-t-il une « maçonnerieégyptienne»danslesgradesbleus?a question peut sembler à la fois naïve et inutilement provocante. Elle se borne

pourtantàconstaterunfait,largementétabliparl’histoiredesplusanciensrituelsdelamaçonnerieégyptienne–sansremonterau-delàdeBédarrideetdeMarconisdeNègre: lespremiersrituelsdesgradesbleussontuneformeàpeineretouchéedeceuxexposésdansleGuidedesMaçonsécossaisvers1804auplustôt.Cesderniers,nous l’avonsvu, furentd’ailleurspendantunequinzained’années sanspossesseurinstitutionnel véritable : ce n’est guère avant le début des années 1820 que leSuprêmeConseildeFranceputétablirsureuxsonautorité.

Enquoi consiste alors la« spécificité»des rituels égyptiensà cette époque?Onpeut l’indiquer brièvement car il s’agit simplement de tous les éléments qu’onneretrouvepasdansleGuide:l’AutelduNaosavecsonencens,laformuledesprièresd’ouvertureetdeclôture, la robedont se revêtent lesFrères–blancheàMisraïmdès1820,etbleueàMemphisdès1838.S’agissantdescérémonieselles-mêmes,siles phrases employéesdiffèrent, la structuredesgrades est lamême : aupremiergrade,lestroisvoyagessontassociéssuccessivementàl’eau,aufeuetàl’air;audeuxième grade, les cinq voyages s’accompagnent de la découverte des outils dumétier ; le grade deMaître n’offre aucune spécificité. Par-dessus tout, rappelonsqu’enaucunendroitiln’estfaitallusionàunequelconque«sagesseégyptienne»niàunésotérismeparticulierdontleRiteserait legardien.Lesrituelsmodifiés–enpartiedanslesensduRiteFrançais–parMarconisdeNègre,en1863,nefontrienapparaîtredetrèsnouveau.

Leschapitreshistoriquesquiformentlapremièrepartiedecetouvragenousl’ontmontré : le Rite de Memphis-Misraïm – employons cette dénomination parcommodité–n’estdevenu«ésotérique»qu’àpartirdudébutduxxesièclelorsqu’ilest tombé – ce qui n’était aucunement prévu – dans l’escarcelle des occultistes

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français principalement. La phase de transformation des grades, dans leurformulation, leur expression, le vocabulaire utilisé, n’a vraiment commencéqu’avecBricaud etChevillon.C’est, encore une fois, avecRobertAmbelain et larefonte soigneuse qu’il a entreprise et dont les rituels publiés en 1965 sont lespremierstémoins,quecetteévolutionaétéachevée.

Évoquerlesspécificitésdesrituelsdelamaçonnerieégyptienne,c’estdoncnefaireréférence qu’à ceux arrêtés par les autorités du Rite en France, il y a unecinquantained’années.

II. Organisation générale de la logebleue.LescérémoniessymboliquesLe plan de la loge égyptienne est désormais celle du rer, nous l’avons vu.Naturellement,laprésentationdestroisgrandspiliers«Sagesse,ForceetBeauté»,dont l’interprétation est ici directement empruntée au reaa,méconnaît entièrementl’usagetrèsdifférentqu’enafaitleRiteRectifié [1],maislesensdonnéàcestroisemblèmes a un fondement incontestable dans la tradition maçonnique. Les deuxSurveillants sont à l’Occident, comme au rer et auRite Français – c’est donc unschémaqui reprendceluide la traditionditedesModernes [2], laplusancienneetlongtempslaseuleenFranceauxviiiesiècle,ets’éloigneduchoixinitialquiavaitadoptéladispositiondite«écossaise»desSurveillants,enfaithéritéedesAnciens.

Leprotocoled’allumageetd’extinctiondeschandeliers,àl’ouvertureetàlaclôturede la loge, s’inspire à la fois du reaa et en surtout du rer.On note en particulierqu’unechandellefaitsonapparitionsurleplateauduSecrétaire,nousl’avonsdéjàsignalé, un trait absolument typique des plus anciens rituels du rer. Cet Officierparticipe ainsi au protocole d’allumage mais, là encore, les clés symboliquespropresaurersonticinécessairementnégligéesetinopérantes.

LestableauxdelogenesontpasderigueurdansleRiteÉgyptienetcelapourdesraisons en fait trèsdiverses.Onpeut d’abord faireobserverquedès lemilieuduxixesiècle, aussi bien au Rite Français qu’au Rite Écossais, ils ont eu tendance àdisparaître,demêmequeleschandeliersoulescolonnesquilesentouraient.Dansles plus anciens rituels de Memphis ou de Misraïm, ils ne sont pas mêmementionnésetilsn’existaientpeut-êtrepas,l’espacecentralétantduresteoccupéparl’Autel du Naos. Il reste que la pratique des loges égyptiennes a été et demeurefluctuante,surcepointcommesurd’autres.LelivredeRobertAmbelain,en1967,

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indiquequecetusageesteneffetinconnudeMemphis–évoquantl’emplacementdel’Autel central de la loge – mais il n’en illustre pas moins son rituel des troistableauxdestroisgradesbleus,tirésduTuileurdeVuillaume(1830),sanségardaufait que l’ordre des mots est désormais dans le Rite Égyptien J. et B., lesditstableaux,correspondantaureaaquiconnaît l’ordre inverse,nesontpascohérentsavec les textes publiés. Plusieurs loges égyptiennes se sont donc résolues àmainteniruntableausansqu’ilintervienneentantqueteldanslerituelproprementdit.

Onretrouvelamêmeambiguïtéàproposdes«TroisGrandesLumières»,commeonlesnommedanslatraditiondesAnciens,c’est-à-dire,leCompas,l’ÉquerreetleVolume de la Loi sacrée (généralement la Bible). Dans ses rituels, Ambelain,rompant clairement avec la pratique antérieure des loges égyptiennes en Franceavantlaguerre,afiniparsupprimerlaBible–cequel’ondoitsansdoutemettreenrelationavecson revirementspirituelet religieuxqui,aumilieudesannées1960,l’a conduit à rejeter assez violemment la tradition chrétienne, ou du moins unecertaine vision de cette tradition. Robert Ambelain a conçu un nouvel ensemblesymbolique,dénommé«LesTroisJoyauxde laLoge»,composéduCompas,del’ÉquerreetdelaRègle,identifiéeàtousleslivressacréspossiblesetlesdépassantenquelque sortepour signifierune sorted’archétypede laLoi suprêmequi régitl’Univers.Cechoixpeutnepasêtrepartagé,maisilasacohérence.Sansdouteenraisondel’oublidel’interprétationdonnéeparAmbelainlui-même,ousimplementdu fait de la gêne suscitée par l’absence de Livre sacré, de nombreuses logeségyptiennes ont réintroduit ce dernier, souvent en le plaçant sur le plateau duVénérableoù,àsontour,ilestassociéauxdeuxautresobjetsdéjàmentionnés.Desortequedeuxternairessymboliques,distinctsquoiquetrèsproches,enviennentàcoexister.QuantauLivre,s’ils’agitsouventdelaBible,dansquelqueslogesilaétéremplacéparleLivredesmorts–quialemérited’êtreégyptien,certes(encorequelaBiblelesoittoutautant,àbiendeségards [3]),maisquin’estenaucunemanièreunlivre«sacré»ausensclassiqueduterme(c’estplutôtun«guidedevoyage»dansl’au-delà).Àl’extrême,etpourl’anecdote,quandcelivreestplacésousles«TroisJoyaux»,lesjoyauxenquestionseretrouventaunombredequatre,dontdeuxsontenredondance–puisquelaRègle,parnature,tientlieudeLivre…

On retrouve ici, au détour d’un détail symbolique qui a plus de poids qu’on nel’imagine,unsignedelatensionrécurrentequisubsistedansunegrandepartiedelamaçonneriefrançaisecontemporaine–mêmequandelleseditvolontiers«déiste»,comme la maçonnerie égyptienne – à propos de la question religieuse et de latraditionjudéo-chrétiennequelaBibleincarneauplushautdegré.

Onpourraitencoredireunmotsur leviolet,couleurdésormaisofficielleduRite

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Égyptien, là encore à l’initiative d’Ambelain. La bordure violette des tabliers demaître,dansceRite,serapporteàlasymboliquegénéraledecettecouleuretnepeutfaireoublierletravaildeBricaud,lequelavaitalliéleRitedeMemphis-Misraïmàl’Église gnostique dont il était le Patriarche, pour faire du grade de GrandConsécrateur une sorte d’épiscopatmaçonnique, propre à sonRite, la couleur decettedignitéecclésiastiqueétant,onlesait,leviolet.

Enrevanche,l’analysedétailléedescérémoniesdestroispremiersgradesn’apporteaucun élément de nouveauté. On reste dans un schéma extrêmement classique,empruntantpour l’essentielaureaadans lesversionspostérieures à1950et àdesformes récentes du Rite Français, sans qu’aucune procédure rituelle ne soitvéritablementoriginale.L’apportdureresticiinexistant.Enparticulier,lepremiergrade comprend les quatre épreuves élémentaires (terre, air, eau, feu), ainsi quel’épreuve duSceau au fer chaud (naturellement simulée à l’aide d’une bougie) etcelledusang(quiseréduitàunesimplepiqûre):cesdeuxdernièresprocéduresontpratiquement disparu partout ailleurs de nos jours. Le deuxième grade n’a paséchappé aux inévitables cartouches introduits au xixesiècle, d’abord dans le reaasemble-t-il, puis à la fin du siècle dans leRiteFrançais et donnant lieu, desCinqSens à laGlorification du Travail, en passant par lesGrands Philosophes ou lesArts Libéraux, à des commentaires plus ou moins indigestes : les rituels deMemphiscommedeMisraïm,auxixesiècle,lesignoraientabsolument.

Au-delà des dispositifs symboliques mis en œuvre, l’atmosphère d’une logeégyptienne, dès l’ouverture des travaux, nemanque jamais de frapper un visiteurnon averti. Pour qualifier aumieux cette ambiance, on peut utiliser lesmots quenombredeFrèresetdeSœursduRiteemploienteux-mêmes:ilsparlentsouventducaractère«vibratoire»ou«évocatoire»duRitedeMemphis-Misraïm.Quoiquel’on entende par là, simple aura de mystère pour les uns, ou rituel presquethéurgiquevoiremagiquepourd’autres–l’éventaildesinterprétationsesttrèslarge–, ces termes soulignent à quel point, pour comprendre la nature profonde de ceRite, du moins tel qu’il est vécu par ses adeptes les plus sincères et les plusconvaincus,laseuleétudedestextesnesuffitsansdoutepas.

Notes

[1]Cf.R.DachezetJ.-M.Pétillot,op.cit.[2] Pour éclairer le « Conflit des Anciens et des Modernes », dans la traditionmaçonnique anglaise, cf. notamment A. Bauer, R. Dachez, Les rites maçonniquesanglo-saxons,puf,coll.«Quesais-je»,n°3913,2011.

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[3] Alain Zivie, Hornung, Jan Asmann et al.,Ce que la Bible doit à l’Égypte,Bayard,2009.

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ChapitreIX

Laquestiondeshautsgradeségyptiens

I.Leretourauxsourcesous avons vu que pendant longtemps et, de nos jours encore, la plupart des

Obédienceségyptiennesontpratiquéetpratiquent,outrelesrituelsdérivésdeceuxd’Ambelaindanslesgradesbleus,lesgradesclassiquesdureaaau-delàdugradedeMaître.Nousnereviendronspassurl’ambiguïtéprofondedecettesituation:ilestclairque,danscesconditions,laspécificitédelamaçonnerieégyptiennerésidebienmoins dans la nature de ses rituels que dans l’esprit qui préside à leur mise enœuvre.Nousévoqueronscetaspectdeschosesdansleprochainchapitre.

Il reste que, le reaa faisant l’objet d’un ouvrage dans la même collection que leprésent livre, il nous paraît inutile d’évoquer le contenu et le développement desgrades écossais dans le cadre d’un travail portant sur la maçonnerie égyptienne.C’est donc à l’échelle égyptienne proprement dite que nous nous attacheronsbrièvement,afinderevenirsursesparticularitésetrappelercommenttoutoupartiedeces impressionnantespyramidesdegrades a étéplusoumoinspratiquée, avecplusoumoinsdebonheur.

II.Devraisgradesoudesimplesnoms?Pourtraiterutilementceproblème,ilfaudraitd’abordpouvoirrépondresanserreurà des questions préjudicielles : qu’est-ce que les fondateurs des Rites Égyptiens(Bédarride, Marconis et leurs épigones) attendaient de ces Rites ? Quelsenseignements nouveaux – ou anciens mais « redécouverts » grâce à eux –prétendaient-ils transmettre ? Il semble malheureusement que la réponse à cesinterrogationssoitassezsimpleetaufondassezdécevante.

Nul ne peut plus sérieusement soutenir que les pionniers de la maçonnerieégyptienne étaient détenteurs de secrets jusque-là jalousement préservés et qu’ils

N

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avaient bénéficié de révélations exceptionnelles. Aucun d’eux ne l’a d’ailleursexpressément revendiqué et les uns et les autres se sontmutuellement accusés dementir ou du moins de prétendre être ce qu’ils n’étaient pas. L’examen des plusanciensrituelsdesgradessymboliques,nousl’avonsvu,confirmecepointdevue:ils sontextrêmement«classiques».En l’occurrence,pour lesplusanciens, ils sedémarquentàpeinedespremiersrituelsdureaa,tandisquedansunsecondtempsilssubiront une influence plusmarquée duRite Français. Soulignons à nouveau quel’Égypten’yestpratiquementpasmentionnée.

S’agissantsurtoutdeshautsgrades,nousl’avonsvu,lapratiquedeMarconisetdesessuccesseurs,jusqu’ànosjourspourl’essentiel,futdenefairevivreréellementque des grades empruntés au reaa, dans une formulation elle-même assezconventionnelle.

Comprenons bien que le contexte historique qui a vu la naissance de ces RitesÉgyptiens permet d’éclairer assez facilement leur dessein initial. Dans les années1815à1820, le très jeune reaaétait en situationde suspensionde sonactivité,oupresque, suite à la chute de l’Empire et au déchirement du Suprême Conseil enfactionsrivales,etsonéchellede33grades,récemmentintroduite(en1804)danslepays,n’avaitpasencoregagnél’auraderespectabilitéquidevaitensuites’attacherdurablementàelle:cen’étaitqu’unnouveausystèmemaçonniqueparmid’autresetnuln’auraitpusérieusementpariersursonavenir.OnvoitalorstrèsbiencommentlesRitesdeMisraïmetdeMemphisontpuraisonnablementenvisagerdeseposerenconcurrentscrédiblesdujeuneetchétifreaa.Notammentenintégrantlesgradesde ce dernier dans leurs échelons inférieurs pour leur en superposer d’autres,jusque-làinconnus,en90ou95niveaux…

Orc’estlàquerésideprincipalementladifficultéhistoriquedesRitesÉgyptiens.Sil’échelle des 33 grades du reaa, prolongeant les 25 grades mentionnés dès 1761danslaPatentedeMorin–gradestousconnus,pratiqués,etquenombrederituelsmanuscritsattestentaucœurduxviiiesiècle–par8autres,nésenAmérique,etdontles rituels complets étaient parfaitement disponibles depuis au moins la fin duxviiiesiècle(commeentémoigneparexemplelemanuscritFranckende1786),ilenfut toutautrementdeséchelleségyptiennes.Onadéjàexposélagenèsedifficileettrès tardive des rituels de ces grades dont la plupart ne furent en réalité jamaisrédigés et donc jamais pratiqués. Les Rites Égyptiens, dans leurs hauts grades,étaientdessystèmeslargementlacunaires,enfaitbienplusunelongueénumérationdenomsetdetitressanscontenuréelqueledéveloppementrigoureuxetcohérentd’unprojetetd’unenseignement.IlfallutattendreletravaildeYarkerpourquedesrituels commencent à apparaître mais eux-mêmes, pour la plupart, ne furentpratiquementjamaismisenœuvre.

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C’est là un constat d’importance : en dehors du 90e (Sublime Maître du GrandŒuvre)etdu95egrade(SublimePatriarcheSouverainGrandConservateur)–quifurent souvent conférés par simple communication du reste, voire parcorrespondance,auxixecommeauxxesiècle–,sil’onmetàpartle66e,denaturediscutée et d’introduction récente dans sa forme courante, et sans parler de laquestiondéjàévoquéeetlargementcontroverséedesArcanaarcanorum,lesgradeségyptiensproprementditsn’ontenfaitjamaisvécu.Outrelesquerellespersonnelleset parfois peu glorieuses qui ont souvent opposé ses adeptes, la maçonnerieégyptienne, si elle a connu tant de difficultés à prospérer, a peut-être été toutsimplementlavictimedecepéchéd’origine:elleétaitàpeuprèsvidedecontenuspécifique…

III.LesgrandsthèmesdeshautsgradeségyptiensLes deux hauts grades les plus anciens dont les rituels ont été rédigés, enl’occurrence par Marconis lui-même, sont ceux de Sage des Pyramides et deSublime Maître du Grand Œuvre. Si le premier finit par disparaître assezrapidement de la pratique, le second devait persister comme l’un des gradessupérieurs lespluscélèbresde tous lessystèmeségyptiens.Pour lesautresgradeségyptiens,c’estessentiellementàYarkerqu’ilfautrecourir.Danstouslescas,nousenvisageronssurtoutlesformulationsanciennesetnonlesmultiplesremaniementsmodernes,plusoumoinsheureux,decesgrades.

a) Dans la version que révèle le Panthéon maçonnique, en 1860, le Sage desPyramides est le premier grade « purement égyptien » conféré après les gradessymboliqueset lesgradesécossaisdeRoyalArche,deRose-CroixetdeKadosh :observons au passage qu’il y a là, quelque 20 ans après la création du Rite deMemphis,lemodèled’unsystèmeencinqgradessupérieursdoncdeuxsontpropresà l’échelle égyptienne.C’était dumoins la vision queMarconis avait de sonRitequelquesannéesavantdedisparaître.LeSagedesPyramidesneserapasreprisparYarkeretdisparaîtradelapratiqueduRite.

L’assembléeestprésidéepar leSublimeDaï– tous lesOfficiersportentdesnomsgrecs–quiestrevêtud’unerobebleueetsiègeenhautdeseptmarches,devantunautel où reposent un candélabre à sept branches et un livre d’or. Une certaineambiance est d’emblée créée qui illustre bien le climat de cette premièremaçonnerieégyptienne :aprèsune invocationà«DieuSouverain,qui règneseul,

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Tout-Puissant,immuableJéhovah,Pèredelanature[…]»,la«parolesacrée»est«Brahma-Odin» tandisque la«parolede reconnaissance» est «Lao-Tseu» et lesigne du grade accompagne le triptyque Foi, Espérance, Charité. Audacieuxœcuménisme que résume bien le propos qui clôt le rituel d’ouverture : « LaphilosophieéclectiqueestdonccelledesvéritablesMaçons.»

Suitunelonguecérémoniedontlecaractèrepeupraticablesauteimmédiatementauxyeuxdu lecteurdu rituel.Ony trouvede très longsdiscoursetdès ledébutde laréception,unesorted’interrogatoiredontlesréponsessontdéjàécrites,lecandidatdevantsimplementleslire,quiportentsurlesloisnaturelles,lescausespremièresetsecondes,lelieuetlemouvement,lalibertéetlaraison,lespreuvesdel’existencedeDieu.LacérémoniedugradeproprementditecommenceaprèscetteinstructionpréliminairequiévoqueavanttoutlaphysiqueetlamétaphysiquedeAristote.

C’esttoutd’abordun(autre)trèslongdiscoursdel’Odos(Orateur)quiraconteaucandidatlalégendedugrade,lerécitduvoyaged’un«Epopte»,parvenudansle«Pronaos du temple de Memphis », accueilli par les Sages, et qui après avoirdescenduunescalier,ayantcontempléunmonumentauxmultiplesportiques,écoutelavoixquiluienseigneque«l’esprituniversels’étendpartout,conservetout,unittouslesêtres».

Puis le candidat, qui porte un rameau d’or, « symbole de l’initiation », se voitprésenterlesymboleduKneph(unœufailéentouréd’unserpent)etaccomplitsouslaconduiteduCéryce(leGrandExpert)unvoyagedanslanuitpourtraverser lesmystèresdelamortetdécouvrircettevérité:«Toutestvanité».Ilestramenéàlalumièresouslesignedel’EspéranceetrevêtudelarobedesSagesdesPyramides,quiestblanche,«emblèmedelapuretéqu’ildoittoujoursconserver.»

b)LaplusancienneversionduSublimeMaîtreduGrandŒuvredateégalementde1860 et Marconis, nous l’avons déjà dit, en publia une version légèrementdéveloppée en 1866. Il apparaît assez clairement que, dans son esprit, c’est enpratique ce grade qui devrait couronner le programme initiatique de son Rite.Yarkerenaproduituneversion trèsprochemaisplus fluideetplusvivante.SousChevillonetBricaud,cefutcertainementaussilederniervéritablegraded’initiationdusystèmeégyptien–lorsqu’ilfutréellementpratiquépareux.

Legradenécessitetroisappartements:lePronaos,oùestd’abordreçulecandidat,puis le Sanctuaire des Esprits et enfin le Temple de la vérité où s’achèvera lacérémonie.

Dans le Pronaos, précédé du Céryce de l’Hydranos (Maître des Cérémonies), le

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postulantsubitànouveauunlonginterrogatoireaucoursduquelsontévoquéslaloid’harmonie, les origines (fabuleuses et mythiques) de la franc-maçonnerie, lespiritualisme,lematérialisme,l’ordreetlamorale,laProvidence,laplacedeDieudans lemonde, l’immortalitéde l’âmeetde lapensée, la religionprimitiveet lesanciensmystères,lebutdel’initiation.

LecandidatestensuiteamenédansleSanctuairedesespritsoùrègnentladésolationetlesruines(singulièreréminiscencedu«lieuderéprobation»dugradedeRose-Croix).Làencore,undiscoursdialoguéluifaitdécouvrirquatreobélisques:surlepremierfigureunphénix,«symboledemortetderésurrection»,surleseconduntriangle«qui symbolise l’unitédeDieu», sur le troisième la représentationd’unsage,exprimant«unescienceoccultepratiquéeparlesmages»,etsurlequatrième« le campement des anciens chevaliers ». Il parcourt alors symboliquement unultime«souterraintortueux»etdemandelalumière.

C’est dans le Temple de la vérité qu’elle lui sera donnée, par le SublimeDaï, «revêtu d’une robe blanche avec une tunique bleu céleste », dans un temple « quiresplendit de mille feux ». Deux autres discours l’éclaireront sur l’ésotérisme,l’exotérisme,ledogme,lacroyanceetlabienfaisance.

c) Dans la source fondamentale que constitue sonManual of the Degrees of theAncient & Primitive Rite of Masonry, publié en 1881, Yarker consacre de trèsnombreusespagesàdétaillerlesrituelsdes30hautsgradesdesonsystème«réduit».Ilnepeutêtrequestiondelesenvisagertousici.Onseborneraàévoquerlestraitsplusmarquantsoulesplusoriginauxdecestextes.

Yaker s’est emparé d’un système en genèse. Il l’a considérablement développé àpartirdel’intimeconnaissancequ’ilavaitacquisedetouslesgradespratiquésdanslesdiverssystèmesmaçonniquesanglo-saxons.L’étatfinaldeson«PrimitiveRite»s’enressent.LesdiscoursdesgradessontdelongsdéveloppementsoùDieuet leshérosdel’AncienTestamentsontconstammentsollicités,tandisquedenombreusesprocédures rituelles, voire des emprunts textuels purs et simples, proviennent degradesimportantsdelamaçonneriebritannique–parexempledel’ArcRoyalouduRose-Croixd’Heredom.N’oublionspas,unefoisencore,queleRiteÉgyptienétait,pour Yarker, exclusivement un système de hauts grades – en concurrence avecd’autres. Sous des noms de grades qui sont saisis comme des prétextes, Yarkerdéroule en fait les thèmes qui lui sont chers, qu’on retrouve dans les copieusesLectures of the Antient and Primitive Rite of Freemasonry (1882) et qu’ildéveloppera encore dans son fameux livreTheArcane Schools: a review of theiroriginandantiquity;withageneralhistoryofFreemasonry,anditsrelationtothetheosophic, scientific and philosophic mysteries (1909), véritable sommet de son

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œuvre.

La réalitéde lamiseenpratiquede son systèmeest trèsdouteusemais leRitenepouvait plus être le même après lui. Il disposait désormais d’un corpus –mêmeinutilisé – dont tous ses successeurs se sentiront obligés de tenir compte. D’uneculturebienplusvasteet,àdenombreuxégards,pluscohérenteetplussérieusequecelledeMarconis,d’unepart,certespassionnéparles«mystères»maisbienmoinsléger que nombre d’occultistes de son temps, notamment en France, d’autre part,Yarker a introduit dans lepatrimoinemaçonnique égyptienunmatériel initiatiquequinedemandaitqu’àêtreexploité–etnel’aguèreétécejour.

Autermed’unsurvolrapidedesgradesdeYarker,lesquelsformentunevéritable«deuxièmenaissance»duRitedeMemphis,ondoitsoulignerquelquespoints.

Enpremierlieu,silestextesrédigésparYarkerpourlesgradesentrele4eetle20eprésentent un intérêt en eux-mêmes, onmesure bien qu’il ne s’est agi que d’unetentativederéécriturepartielledegradessouventconnusdepuislongtempsetayantprisplacedansl’échelledureaadepuislafinduxviiiesiècle.Commenousl’avonsvu,leRitedeMemphiscommenceau34edansuneéchelleen90ou95grades.ChezYarker,celacommenceavecle21e.Pourladouzainedegradesquisuit,ontrouveassezdifficilementunfilconducteurouunelogiquedeprogression–commedanslereaadureste.Parmicettedouzaine,seulsdeuxoutrois,danslesstrateslesplusélevées, ont échappé à l’oubli. La raison en est sans doute le caractère dispersé,décousuetfinalementarbitrairedel’ensemble,ladifficultédefaireunchoixayantentraînél’optionlaplussimple:secontenterdesdeuxoutroisderniers.LeSublimeMaître du Grand Œuvre a rallié tous les suffrages – c’est donc un des piliershistoriques du Rite – et le dernier, Sublime Patriarche Souverain GrandConservateur, ne pouvait être écarté (encore une fois, nous plaçons à part laquestiondesArcanaacarnorum,quin’aoccupélesespritsquebienplustardivementetdontnousavonsparléplushaut).Toutautrechoixauraitpuêtrefaitetpourraitl’être encore. Dans le patrimoine traditionnel des Rites Égyptiens, les grades «oubliés » forment ainsi un vivier de réserve dans lequel on pourrait s’aviser depuiserànouveau.

Enfin, un trait général frappe le lecteurde ces rituels–ou ceuxdeMarconis lui-même–, à savoir leur longueur parfois impressionnante et la place énorme qu’yoccupent de longs discours de doctrine ou de réinterprétation plus ou moinslaborieusedel’histoiretraditionnelleetdeslégendesdechaquegrade.Cecaractèreverbeuxoulogorrhéiquedesgradeségyptiens–assezcommundanstouslesrituelsmaçonniques au xixesiècle –, où l’écoute passive d’interminables haranguesl’emportedebeaucoupsurl’actionrituelleelle-même,créeunclimatassezspécial

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– remarquablement cohérent deMarconis àYarker, soulignons-le à nouveau – etconstitue sans doute aussi l’une des raisons de leur faible mise en pratique. Onpourrait en rapprocher le caractèreàpeuprès impraticabledecertainsdispositifsrituels – comme par exemple l’escalier descendant vers un obscur souterrain duSagedesPyramides,ouencore l’irruptiond’un«hommeauvisagevénérable,auregarddouxetbienveillant,portantunelonguebarbeplusblanchequelaneige»dugradedeSublimeMaîtreduGrandŒuvre–quiconfèrentàtouscestextesunairde« spectacledansun fauteuil », pour reprendre l’expression forgée et illustréeparMussetentre1832et1834,dontleconceptsembleicireproduit:desœuvresfaitespour être lues, méditées peut-être, rendues vivantes par l’imagination, maissûrementpasréellementjouées…

IV. Le Grand Ordre Égyptien : unetentativemodernederefondationC’estenpartiepourrelevercedéfique leGrandOrientÉgyptien(goe)duGrandOrientdeFranceaprocédéàpartirde2000,nous l’avonsdit,àune réécrituredeplusieurshautsgradesdel’échelledeYarker,ens’inspiranttrèslibrementdestextesde Yarker lui-même, les enrichissant à l’aide d’apports nouveaux provenant desources diverses et pas nécessairement maçonniques, le tout ayant été mis encohérenceafindeproduiredesrituelsrendusenfinutilisables.Lechoixdesgradesa d’abord tenu à la nécessité de ne pas s’insérer dans la séquence de ceux déjàpratiquésparailleursdans lecadreduSuprêmeConseildureaaduGrandOrient,pourneretenir,danslasériedeYarker,quelesgradesstrictementégyptiens.Mais,unefoiscetriopéré,denombreusessolutionsrestaientpossibles.Lasélectionquifut effectuée par un groupe de Frères particulièrement versés dans l’histoire desrituels, et connaissant bien les sources de l’hermétisme maçonnique, n’est doncqu’une solution parmi de nombreuses autres. Rien ne dit que la formuleactuellementenvigueurneserapasconduiteàévoluerdanslesannéesàvenir.

LesCollègesÉgyptiensdugoe [1]administrentlesgradesdu4eau30e.L’AcadémieÉgyptienne rassemble les 31e et 32e grades. Le Souverain Sanctuaire réunit lesFrèresdu33egrade.

Danscetteéchelle,lesgradesquisontréellementpratiquéssont:danslecadredesCollèges Égyptiens, les 12e Chevalier de l’Aigle Rouge, 17e PhilosopheHermétique,27eMaîtreÉgyptienPatriarched’Isiset30eSublimeMaîtreduGrandŒuvre ;dansceluide l’Académie, le31eGrandDéfenseurduRite, le32e n’étant

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conféré que comme une dignité maçonnique. Le grade de 33e Patriarche GrandConservateur fait l’objet d’une cérémonie en pleine et due forme et ne peut êtreconféréquedanslecadreduSouverainSanctuaire.Lesgradesintermédiairessontconférés par communication mais font pour certains l’objet de cahiers d’étudeparticuliers,sinond’approfondissementsrituelsdansquelquescas.

Il est important de souligner le caractère progressif et cohérent des gradespratiqués.Cetteprogression s’effectuedansuneperspectiveà la foishistoriqueetsymbolique. Ainsi les initiations vont accompagner les Frères depuis la Kabbalejudéo-chrétienne (xve-xviiie siècle) jusqu’au renouveau de l’Hermétisme de laRenaissance–avecsonprofondenracinementdanslesmystèresgrecsetromains–puisà l’ésotérismede l’Égypte.Laquatrième initiationparachèveracesmoments.Mais revenons avec quelques détails supplémentaires sur ces quatre principalesétapes:

Premièreétape,legradedeChevalierRose-Croixdel’AigleNoir,BlancetRougeditChevalierdel’AigleRouge(12e)estpeut-êtreleplussurprenanttantilestriche.Ce vieux grade hermétique – qui par là plonge ses racines bien au-delà duxviiiesiècle–estattestédanslesannées1760.IlfutpratiquénotammentàMetz,parleBarondeTschoudy,àParisetàMarseille.Onleretrouvedanslesannées1780commegradedefindesystèmeduRiteÉcossaisPhilosophique.Ilauraitdisparus’iln’avaitétéintégréàl’échelledegradedeMisraïmpuisdeMemphis.

La deuxième grande étape est le grade de PhilosopheHermétique ou PhilosopheInconnu(17e).Surleplaninitiatique,ils’inscritsansnuldoutedanscette«filiation»quisemblebienl’héritièrelointainedesmystèrespythagoriciens,éleusiaquesoumêmemithriaquesetquipritbiendesvoilesdepuislescerclesnéoplatoniciensdelaRenaissance.Onymetenœuvreunericheinterprétationsymboliquedumondeetdel’ascèseinitiatiqueensonsein.

Le grade de Maître Égyptien, Sage des Pyramides, ami du désert ou Patriarched’Isis(27e)résume,prolongeetconservelaquêteetl’enseignementdespetitsRitesÉgyptiensquiprospérèrentenFranceàlafinduxviiiesiècleetaudébutduxixe.Sesformes rituelles actuelles ont été fixées par Marconis de Nègre au milieu duxixesiècle. L’Égypte dont il est question est d’abord un symbole, ce berceau desinitiationsquihante l’ésotérismeoccidental depuis laRenaissance.Mais les textesrituels de l’initiation utilisés dans le Grand Ordre Égyptien « réactivent » ici demanièreincontestablementauthentique,cequefurentles«Mystères»d’Osirisdansleurformulationptolémaïque.

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LeSublimeMaîtreduGrandŒuvre(30e)parachèvelaprogression,enrapprochantsymboliquementetrituellementl’initiédu«PremierPrincipedeschoses».L’initiéestconduitàtraverslesprincipalesétapesdeceparcoursverslapleineréalisationdesonêtre,luipermettantainsiderévélertouteslespotentialitésetlesqualitésdesadoublenaturehumaineetspirituelle.

Enconclusion,letravailinitiatiqueauquelinvitentleshautsgrades«rénovés»dugoetentederéunirdansl’harmonieune«exigencehumaniste»–entendonsparlà,entermesclairs,unecertainedistanceparrapportauxaffirmationsreligieuses–etunequêtespirituelle.

La volonté qui a présidé à lamise au point de ce « nouveau » système égyptiensemble avant tout le désir de mettre de « l’ordre dans le chaos » qui a souventcaractériséceRite.Tirantégalementlesleçonsd’unpassésouventagité–pournepasparlerduprésent–,lefonctionnementduRiteauseindugodfaaussiétérevu.

Les hauts grades duRite y sont administrés par le SouverainGrandConseil. LeséventuelspouvoirsliésauxdifférentsgradessontexclusivementceuxquelesFrèresrevêtus de ces grades essayent d’exercer sur eux-mêmes dans le cadre de leurproprecheminementinitiatique:leRiteÉgyptienn’apasd’autreobjet.Pourcequiest du fonctionnement du Souverain Grand Conseil, il obéit simplement auxprincipes démocratiques de la tradition associative française et de la plupart desObédiencesmaçonniques.Ainsi,lesmembresduSouverainGrandConseilsontélusparmi les Frères titulaires du 33e grade par tous les Frères pratiquant les hautsgradesduRite,du4eau33egrade.Leurmandatestdesixans, ilest renouvelableaprèsuneannéederémission.LesprocéduresprésidantauxdifférentsaspectsdelavieduRite–ouvertured’ateliers,passagedesgrades,électionsdesoffices–sontprécisées par le règlement général adopté par l’assemblée générale du goe. Bienquelastructuredecelui-cineconcernequelesFrèresduGrandOrientdeFrance,ses Collèges, s’ils le souhaitent, peuvent recevoir en visiteurs, sous certainesconditions,desFrèresoudesSœurssoitd’autresRites,soitd’autresObédiences.

Notes

[1] LeGrandOrdre ÉgyptienMixte de laGrandeLogeMixte de France suit desrèglesàpeuprèsidentiques.

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ChapitreX

Unefranc-maçonneriehermétique?

I.Unequalificationéquivoque’ilestbienuntermedontlesmaçonsdeRiteÉgyptienfontvolontiersusagepourqualifier leurRite,c’est l’adjectif«hermétique»–ou lemot«hermétisme».Dureste,onletrouveassezpeuchezlesfondateursduRite:Marconis,parexemple,asous-titrél’undeseslivres«Hermès»,maisiln’ajamaisprésentésonRitecommeessentiellement hermétique. Le terme est devenu plus fréquent lors du virageoccultiste,avecPapusnotamment.Ilfautsoulignerànouveauàquelpointcemotestambigu.Ducoup,dansunRitequia souventeudumalà trouver ses repères,cetemploiestassezfâcheux.

On nous permettra de citer ici, un peu longuement, la synthèse présentée par A.Faivre sur cette regrettable polysémie : elle permet de mesurer l’ampleur desconfusionsquimenacent.

« Hermétisme. Ce mot désigne couramment : a/l’ésotérisme en général ;b/l’alchimie ; c/les textes grecs du début de notre ère attribués à HermèsTrismégiste (les textes dits Hermetica). Nous employons “hermétisme” dans cetroisième sens (c), qui est le sens strict. À celui-ci correspondent l’adjectif“hermétique”,quidésignelapenséedesHermetica(doncs’appliqueseulementàdestextesdatantdespremierssièclesdenotreère),etl’adjectif“hermétiste”quidésignetoutl’ensembledelatraditionésotériqueplacéesouslesigned’HermèsTrismégisteetdecesHermetica(cettetraditionestl’Hermétismeditnéoalexandrin,quiafleurisurtoutduxveauxviesiècle).Celadit,onnes’étonnerapasderencontrerailleursl’adjectif “hermétique” employé aussi dans le sens de “alchimique”, voire de“ésotérique”. C’est encore au troisième sens (c) que renvoie le substantif anglais“hermetism”, alors que “hermeticism” a un sens beaucoup plus étendu (maissouventl’onemploiel’unpourl’autre,d’oùdenouvellesconfusions).Nousavonsproposé de systématiser, dans l’usage français, la distinction faite en anglais. Lesubstantif “herméticisme” n’étant pas un joli néologisme, nous avons suggérél’emploide“hermésisme”pourdésigneruncorpusderéférencesneselimitantpas

S

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àlatraditionhermétiqueethermétiste,maisincluantlaplupartdesformesquerevêtl’ésotérismemoderne (comme alchimie, kabbale, rosicrucisme,magie). L’attitude“hermésienne” serait commune aux diverses formes de l’ésotérisme occidental etrenverrait plus généralement à Hermès, le dieu au caducée, qu’au seul HermèsTrismégiste.» [1].

Onréalisesanspeinequesilamaçonnerieégyptienneprétendtirersessourcesdansla tradition « hermétique » au sens (c) évoqué par A. Faivre, c’est-à-dire dansl’Égypte hellénistique pour l’essentiel, cette prétention trouve difficilementconfirmationdanslesrituelsdesesgrades.Lecaractère«alchimique»–sens(b)–n’yest,quantà lui,guèreplusaffirméquedanscertainsautresRites–comme lereaaauquel,enpratique,lesrituelségyptiensonttoujoursbeaucoupempruntéetquin’ad’ailleurspriscecaractèrequerécemment.

Une fois ces impropriétés sémantiques écartées, il reste un sens commun maisabusif,celuimentionnéparA.Faivrecommelesens(a):«hermétisme»voudraitsimplementdire«ésotérisme».

LamaçonneriedeRiteÉgyptienest-elledoncplus«ésotérique»quelesautres?

Làencore,denouvelleséquivoquespointentàl’horizon.

II.Ésotérismeouoccultisme?Lesrelationsque la franc-maçonnerieengénéralentretientavec l’ésotérismesontproblématiques. Pour les décrire, il faut préalablement définir la naturemêmedel’institutionmaçonnique:est-elleavanttoutune«sociétéésotérique»,unesociétéinitiatique–etdanscecas,est-celamêmechose?–,uncénacleintellectuelouunsimple groupement fraternel ? Selon les lieux ou les époques, la maçonnerie adonné des réponses diverses, et les maçonnologues qui étudient, de l’extérieur,l’histoireet la sociologiedecette institution,nesontpasnécessairementd’accordentreeux.

La polysémie dumot « ésotérisme » apparaît ici avec une évidence particulière,maisilsemblebienquesonemploimaçonniqueoscilleentredeuxsensprivilégiés:

tout d’abord, le secret, la notion d’un savoir caché à décrypter, d’unenseignement codé pour qu’il échappe au profane : en ce premier sens,l’ésotérisme maçonnique renvoie d’abord à la classique « discipline del’arcane»dontl’institutionmaçonnique,entantque«sociétésecrète»,estun

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lieuélectif;

d’une part, l’ésotérisme maçonnique n’est pas séparable de la dimensioninitiatique de l’institution, laquelle est supposée conduire à une expérienceintime,àunelibérationintérieureet,pourreprendrelaprécieusedéfinitiondeMirceaEliade,à«unemutationontologiquedurégimeexistentiel» [2]:encesecondsens,l’ésotérismemaçonniqueserattacheplutôtàunegnose.

Il faut donc, pour cerner les rapports véritables de la franc-maçonnerie et del’ésotérisme, envisager certaines questions préjudicielles. Ainsi, le problème dusymbolismemaçonnique.Danssacélèbredéfinitiondelamaçonnerie–uneparmibiend’autres–,W.Preston(1742-1818)distinguelesallégoriesqui«voilent»etlessymbolesqui«illustrent»lamaçonnerie [3].Danslestextesmaçonniques,depuislexviiiesiècle, d’autres vocables ont été souvent utilisés, comme « emblèmes » oumême«hiéroglyphes»– sans référencedirecteà l’Égypte,naturellement.Nulnepeut en effet contesterque lamaçonnerie fasseunabondantusaged’images et defiguresauxquelleselleveutdonnerunsens intellectuelouspirituelplusoumoinsprécis.S’agit-il,pourautant,d’ésotérisme?

D’autrepart,l’undestraitslespluscaractéristiquesdelafranc-maçonnerieestévidemment l’usage de rituels, fondés sur des récits mettant en scène lecandidatetcertainspersonnageslégendairesoumythiques:c’estdanscecadreque l’ésotérismeest réputéoccuperuneplace importante, ladramaturgiedesgradesétantsupposéeenseignerd’unemanièreallusive,indirecteetsubtile,desleçonsessentielles.Lamaçonnerieest-elleainsi,d’unecertainemanière,un«théâtreésotérique»?

enfin,siunepartie importantedelamaçonnerie,depuis lexixesiècle,affirmerécusertoutepenséedogmatique,serattachantàla«libertédeconscience»,ildemeure évident que de nombreux systèmes maçonniques ont justifié leurdémarche au moyen d’une doctrine, plus ou moins clairement définie. Sil’ésotérismeestunetheoriaavantd’êtreunepraxis,ondoitreconnaîtrequ’aucours de son histoire la maçonnerie a souvent revendiqué un fondementésotérique.

Trèstôt,lamaçonnerieaintégrédanssesrituelsdifférentsthèmesempruntésàdescourantsdepenséeplusoumoinsmagiquesoualchimiques,deuxaspectsmajeursde la tradition ésotérique telle qu’on l’entendait au xviiie siècle. Dansl’extraordinaire floraison des hauts grades, des systèmes maçonniques sont nés,porteursd’unenseignementésotériqueouvertementaffirmé.

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Lecassansdouteleplusremarquableestceluidel’OrdredesÉlusCoëns,propagédès les années 1760 par Martinès de Pasqually (1727-1774). Ce système,d’apparence maçonnique, commençait par les trois grades d’Apprenti, deCompagnonetdeMaître,àl’instardetoutelamaçonnerie,maispoursuivaitunbutbienspécifique:lathéurgie.

Unautrecourantésotériqueenfaveurauseindelamaçonneriedèslexviiie sièclefutlecourantalchimique–ànepassuperposersimplementàl’hermétisme.ParlebiaisdelatraditionrosicruciennedontleséchosétaientencorelargementperçusenEurope,desgradesd’inspirationhermétiquevontapparaître–commeleChevalierdu Soleil vers 1750 – et parfois structurer un système maçonnique tout entier,commeonpeut levoirdans le livredubarondeTschoudy,L’étoile flamboyante,publiéen1766,décrivantunetrèsimaginaire«SociétédesPhilosophesInconnus»,ouplustard,enAllemagneàpartirde1777,lesRose-Croixd’Ord’AncienSystème,qui vécurent pendant une dizaine d’années, mêlant au thème alchimique la fabletemplière.Citonsencorele«RiteÉcossaisPhilosophique»quiconnaîtrauncertainsuccèsenFranceàlafinduxviiieetdans lespremièresannéesduxixe siècle–etdontAlexandreLenoir,ons’ensouvient,affirmaitlecaractère«égyptien».

Dès la fin du xviiie siècle, la kabbale juive va aussi être utilisée pour inspirercertains systèmes maçonniques, comme celui des Frères Initiés d’Asie, créé en1779. Si cette branche n’eut pas de grande postérité, une autre conception de lakabbale,reposantsouventsurdescontresensetuneconnaissancetrèsapproximativedessources,deviendraà lafinduxixesiècle,notammentdans leshautsgradesdureaa, une origine communément admise des enseignements maçonniques,fournissant aux rituels à la fois des symboles, des tableaux, et des textesd’instruction.

EnFrance,dèslafinduxixesiècle,le«côtéoccultedelafranc-maçonnerie»vaenrevancherencontrerunecertainefaveur,alorsmêmequelamaçonnerieconnaissait,dans ce pays, une évolution surtout « laïque et humaniste », plus soucieused’engagementsocialquedespéculationmystique.Ilfautcitericil’œuvred’OswaldWirth(1860-1943),héritierspiritueldeStanislasdeGuaita(1861-1897), lui-mêmel’undes fondateursde l’occultismeparisiendans les années1880.Dansune séried’ouvrages très populaires parmi les maçons français, Wirth exposera uneconceptiondusymbolismemaçonniqueinspiréeparunevisiontrèspersonnelledel’alchimie et dumagnétisme [4]. Son influence demeure vivante dans les milieuxmaçonniquesfrançaismaisn’aguèreeud’échoendehorsdespaysfrancophones.On doit cependant en rapprocher toute une littérature à prétention ésotérique,naguère influencéepar leNewAge,etquivoitaujourd’huidans lamaçonnerie le

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lieu possible d’une nouvelle synthèse entre les enseignements de grands courantsreligieuxetmystiques, indistinctementmêlés, et lesacquis lesplus troublants–etsouventfortmalcompris–delasciencecontemporaine.Ildemeuredoncmalaiséde définir la place de l’ésotérisme au sein de la maçonnerie. L’ésotérisme estcertainementl’unedescomposantesdel’universmaçonniquemaisilnelerésumepas, ce qui permet à nouveau de souligner l’extrême complexité intellectuelle etmoraledelafranc-maçonnerie.

Danscecadre,oùsesitueladimensionésotériquequis’attacheraitspécifiquementaux Rites Égyptiens ? En fait, nous l’avons vu, c’est à la grande époque del’occultisme papusien que cette maçonnerie a finalement acquis cette coloration.Nouspouvonsiciencore,pouréclairercettenotion,référeràA.Faivre:

«Occultisme :OnattribueàÉliphasLévi (1810-1875) lacréationdecesubstantif.Chezluiildérivede“philosophiaocculta”ausensoùHenricusCornéliusAgrippaacontribuéàrépandrecettenotionavecsonlivreDeOccultaphilosophia(1533),etsertàdésignerunensemblederecherchesetdepratiquesportantsurdes“sciences”tellesque l’astrologie, lamagie, l’alchimie, lakabbale. “Occultisme”estemployédansdeuxacceptions:a/Toutepratiqueportantsurces“sciences”.Si l’ésotérismeestuneformedepensée,l’occultismeseraitplutôtunensembledepratiques,ouuneformed’action,qui tiendraientde l’ésotérisme leur légitimité.Aussi “occultisme”est-il parfois synonyme de “ésotérisme” (par exemple chez Robert Amadou, inL’occultisme, esquisse d’un monde vivant, 1950), mais “ésotérisme” sert plusgénéralement aujourd’hui à désigner la forme de pensée dont relèvent ces“sciences”.b/UncourantapparudanslasecondemoitiéduxixesiècleavecÉliphasLévietdontl’apogéesesitueautournantdusiècle.» [5].

Laboucleestbouclée, si l’onpeutdire :par«hermétisme»,dans lamaçonnerieégyptienne, on entend le plus souvent « ésotérisme », et sous ce vocable oncomprendenfaitessentiellementl’occultisme–cequisesitueparfaitementdanslamouvancedeRobertAmbelainenquil’onpourraitàbondroitvoirle«dernierdesoccultistes».

Pour en revenir à l’hermétisme supposé du Rite, une référence textuelle souventinvoquée, depuis quelques décennies, par certains de ses fervents adeptes, nouspermetd’illustrerceséquivoques.Ils’agitd’unouvrageunpeuénigmatiqueintituléTheKybalion,anonymementpubliéen1908etsignécollectivementpar«TheThreeInitiates » (LesTrois Initiés). Traduit en français en 1917, il fut publié parHenriDurville, grand nom de l’occultisme, médecin et magnétiseur célèbre, dans la «Collection Eudiaque », du nom de l’Ordre Eudiaque, fondé et dirigé par HenriDurville lui-même, un Ordre initiatique inspiré de « l’ésotérisme égyptien » et

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faisant largement appel au magnétisme et certaines formes d’hypnose. Ceparrainageétaithautementrévélateur.

Le sous-titre de ce livre est en revancheparticulièrement trompeur :Étude sur laphilosophiehermétiquedel’ancienneÉgypteetdel’ancienneGrèce.Orloind’êtreunouvrageacadémique,puisantauxsourcesclassiquesdesHermetica,leKybalion,qui prétend être tiré d’un ouvrage antique malheureusement perdu – et dontpersonnen’ajamaistrouvélamoindretrace–,n’avaitcertainementpasétéécritpardesuniversitairesnidesspécialistesdelapenséeantique.Ilexposeenréalitétoutunensemble de théories alors récentes, dont la source principale se trouve dans lestravaux de William Walker Atkinson (1862-1932). Les volumes collectivementintitulés Arcane Teaching, publiés par lui quelques années plus tôt, sonttextuellement superposables en maints endroits auKybalion lui-même. Atkinson,amateur de mystères et de canulars initiatiques, est d’ailleurs connu pour avoirutilisé à maintes reprises différents pseudonymes. D’abord avocat, puismagnétiseur, Atkinson s’était composé une culture hétéroclite, combinantallègrementlesdoctrineshindoues,leyoga,lemagnétismecuratif,laclairvoyance,la médiumnité et les enseignements de la Société Théosophique de MadameBlavatskysurlasagessedesMaîtresvenuedufonddel’Himalaya,sansoublierlesécrits de Pascal Berverly Randolph sur lamagie sexuelle : toutes ces sources seretrouvent pêle-mêle dans les innombrables œuvres d’Atkinson et donc dans leKybalion.

Depuis les années 1890, il était surtout fortement impliqué dans le mouvementdénommé New Thought (Nouvelle Pensée), dont l’enseignement central, ou «Science mentale », affirmait que tout au monde est pensée, que la pensée divineproduitlebienetlasanté,etquelamaîtrisedela«penséejuste»parchacund’entrenouspossèdeununiverselpouvoirdeguérison.LaplupartdesthèsesduKybalionse retrouventen faitdans lesouvragesd’enseignementde laNouvellePensée.Dureste,peuregardantsurl’étiquetagedesesthèses,Atkinsonenrepublieral’essentielsous le nom de Magus Incognito (sic) et le titre The Secret Doctrines of theRosicrucians – sansqu’il soit possible, là encore, d’y trouver lemoindre rapportaveclesManifestesdesRose-Croixdudébutduxviiesiècle…

Si certains des « sept principes » énoncés par le Kybalion comme relevant del’hermétismes’yrapportenteneffet–comme«leprincipedecorrespondance»parexemple,clairementénoncédanslaTabled’Émeraude, textementionnéàpartirduviesiècle–enrevancheonchercheraitvainementdanslessources«del’ancienneÉgypteetl’ancienneGrèce»lamoindreallusionau«principedementalisme»ouàceluide«genre»– sansparlerdu«principedecauseà effet»quin’estqu’unetautologie.

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Pour résumer, on peut sans doute affirmer que le destin du Kybalion dans lesmilieux occultistes explique en grande partie la vulgarisation – et la dérive – duterme«hermétisme»pourdésignertoutunensembledespéculationstrèscentréessurlespouvoirset lamaîtrise«magnétique»desautresetdesoi-même.C’est là,sans conteste, une confusion et un travestissement de la notion originelled’hermétisme, qu’il s’agisse de l’hermétisme antique ou de l’hermétisme de laRenaissance, l’un des courants fondateurs de l’ésotérisme occidentalmoderne [6].Cette évolution n’en traduit pasmoins fidèlement cette « fascinationparlespouvoirs»queRenéGuénondénonçaitdansl’occultisme–unmilieudanslequelilavaitdurestelui-mêmefaitsespremièresarmes.

Au fond, le succès du Kybalion tient à ce qu’il reproduit certaines équivoquescentralesdelamaçonnerieégyptienneelle-même:ilutilisedesmotsetdesnotionsdont, trop souvent, il méconnaît ou détourne et travestit le sens premier etauthentique. Ilmêledesconceptionsempruntéesàdessourcesmultiples, sans liend’origine entre elles et, comme tout l’occultisme en général, promeut une visionconfuseetincohérente,peuexigeanteetsouventtrèssuperficielle,delaphilosophie,delapsychologie,delamystique,desquestionsreligieusesetdel’histoiredesidéesengénéral.

Maisau-delàdecettecontroversequipeutparaîtreacadémique,lefaitquecetextesoitdevenuuneréférenceintellectuelledelamaçonnerieégyptiennecontemporaine–dontbeaucoupd’adeptesignorentenfaitlanatureetlessourcesréellesdulivre–soulèveensoiunproblèmedefondpourcettedernière.

III. Projet maçonnique et choixspirituelLeprojetmaçonniqueproprementditdesRitesÉgyptiens–deMemphisplusquedeMisraïm, ce dernier ayant été rapidement marginalisé au xixe siècle – était àl’originedeprendreplaceparmilesautresRites,riendeplus.Leuroriginalitétenaitauxformesdeleursrituelspourlestroispremiersgrades–audépart,rappelons-le,une simplevarianteduRiteÉcossais, alorspeu répandu– et bien sûrune échelleimpressionnantemaisenfaitvirtuelledontlesgrades,enréalitéinexistants,étaientdavantagedesdignitésunpeudérisoiresquelesétapesvéritablesd’unauthentiqueparcoursinitiatique.

IlafalluattendreYarker,PapusetenfinAmbelain,pourleRiteÉgyptienadopteune

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identité spécifique, unevraie singularité.Maisdu faitmêmede lapersonnalitédesesinspirateurs,cetteidentiténepouvaitêtrequ’occultiste.Dèslors,«l’hermétisme» prétendu du Rite ne consisterait-il, en fin de compte, que dans l’astrologiedivinatoire, l’alchimie«spirituelle», lemagnétismecuratifet les incontournablestarots–toutesmatièresquecultivaitdéjàOswaldWirthdèslafinduxixesiècledansle cadre son cher reaa [7] –, ou bien encore, dans un esprit New Age qui amalheureusementpénétrédansnombrede loges, leReiki, leFengShui, la«deepecology»etlemarchéflorissantdudéveloppementpersonnel.

Onpourraiticis’interrogeràbondroit:a-t-onbesoindelafranc-maçonneriepours’engagerdanscesvoies-là,et surtout la franc-maçonnerie, fût-ellequalifiéede«spiritualiste»–etmêmeafortioridanscecas–n’a-t-ellepasunetoutautrefinalité?

EnFrance,àlafinduxixesiècle,certainesformesdelafranc-maçonneriesesontorientées vers l’action politique pure et simple, ou peu s’en faut, sur fond depositivisme militant, tandis que d’autres, en partie confrontées aux mêmesadversaires–notammentl’Églisecatholique–ontchoisilavoiedel’irrationalismeabsoluetdelafascinationpourlemerveilleux.Si l’histoirepolitiqueetreligieusede la France permet de comprendre ces changements de cap par rapport auxprincipes anciens de la franc-maçonnerie, les acquis obtenus depuis plusieursdécenniesetl’évolutionmêmedesidées,entoutcasdesenjeux,pourraientconduireà un réexamen des sources mêmes du Rite, à présent mieux connues et pluscompréhensibles.

DanslesStatutsorganiquesdeMemphis,publiésparMarconisen1849 [8],l’échelledes grades avait ainsi été découpée en « trois séries » dont les objets étaient lessuivants:

du1erau35egrade:lamorale,l’explicationdessymboles,laphilanthropieetlapartiehistoriquedel’Ordre;

du36e au68e : les sciences naturelles, la philosophie de l’histoire, lemythepoétique de l’Antiquité, la recherche des causes et des origines, ledéveloppementdusenshumanitaireet«sympathique»;

du69eau92e : lahautephilosophie,lemythereligieuxdesdifférentsâgesdel’humanitéetles«étudesthéosophiqueslesplushardies».

Orenviron80ansplustard,danslesConstitutionsetRèglementsgénérauxpubliésparBricaud, on retrouve presquemot pourmot ce programme assigné aux trois

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séries respectivement dénommées, cette fois : « maçonnerie symbolique »(désormais du 1er au 3e), « maçonnerie philosophique » (du 4e du 33e) et «maçonneriehermétique»(du34eau90e).

La«théosophielaplushardie»(Marconisen1849)ou«laphilosophieoccultelaplus élevée et la plus sublime » (dans la version Bricaud de 1930) serait doncl’apanagedes«vrais»gradeségyptiens, ceuxqui se situentau-delàau33e : « lamaçonnerie hermétique ». Les deux mots employés pour décrire celle-ci – «théosophie»quirenvoieenpremierlieuàJacobBoehme,et«philosophieocculte» qui, par le titre qu’en fitAgrippa pour sonouvrage phare, se rattache à tout lecourant hermético-kabbalistique de la Renaissance si bien synthétisé par FrancesYates, nous l’avons déjà dit – nous plongent clairement dans les sources del’ésotérisme occidental ramené à ses véritables origines, à ses thèmesfondamentaux, à ses plus grands noms, à sa plus brillante époque. L’hermétismenéoalexandrin né à Florence aumilieu du xve siècle en avait bien été le point dedépart,nousl’avonsvu.

Alorstoutdeviendraitclair:aprèsbiendespérégrinationsetquelqueségarements,la maçonnerie égyptienne, tel l’Ouroboros, reviendrait enfin à ses sources. BienloindesmodernesdivagationsduKybalion,àn’enpasdouter…

Notes

[1]A.Faivre,L’ésotérisme,op.cit.,p.32.[2]MirceaEliade,Initiation,rites,sociétéssecrètes,Paris,Gallimard,coll.«FolioEssais»,1992.[3]IllustrationsofMasonry,1772.[4] La franc-maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes, 1894-1922 ; Lesymbolisme hermétique dans ses rapports avec l’alchimie et la franc-maçonnerie,1910.[5]Op.cit.,p.29-30.[6]Aveclakabbale,lathéosophiechrétienne,leparacelsismeetlerosicrucianisme,commenousl’avonsditplushaut.[7] Le symbolisme hermétique dans ses rapports avec l’alchimie et la franc-maçonnerie,1909,Rééd.Paris,Dervy,1969,1981.[8]DansLeSanctuairedeMemphis,p.17-56.

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ChapitreXI

Perspectivesd’avenir

I.Lacroiséedescheminsutermed’environdeuxsièclesd’existence–carle«Bicentenaire»trèsprécoce

célébréen1988enprésencedeRobertAmbelainétait toutauplusceluid’unrêvesurlamaçonnerieégyptienne–lesRitesÉgyptiens,malgrétouteslesavaniesqu’ilsont pu rencontrer, existent et prospèrent encore. Enfants terribles de la franc-maçonnerie,endépitdelapermanenteagitationdesesmembres,desconflitsentreles « Grands Hiérophantes », des radiations vengeresses et de la scissiparitécompulsivedeleursObédiences,ilsn’ontjamaisétéaussivivantsni,dureste,aussinombreux!

En deux siècles, pourtant, la franc-maçonnerie a beaucoup changé. Surtout enFrance où, confrontée à une histoire politique et religieuse complexe et souventviolente,ellen’apasétéépargnéeparlessecoussesdumondeprofane.Commentlamaçonnerieégyptienne,«hermétique»maiscertainementpas ferméeaux réalitésdelavie,serait-elledemeuréeàl’écartdecesévolutions?

Ilyadavantage,cependant.Lavisionquelesmaçonseux-mêmesontdeleurpropreinstitutions’estmodifiée,etlaconnaissancequ’ilsont,enmoyenne,desonhistoireplusoumoinslointaineetdessourcesintellectuellesauthentiquesquil’ontirriguée,s’est considérablement améliorée. Pour toutes ces raisons, sauf à vivre dans unbunkerintellectueletculturel,certainespositionsnesontplusguèretenables.

Aux yeux de l’historien et dumaçonnologue, le cas d’espèce est intéressant et laproblématique centrale desRitesÉgyptiens, « à l’aube du IIIemillénaire », paraîtêtreleurnécessaireeturgenteréinsertiondansl’histoiredesidées,cequisupposede leurs membres une certaine forme de conversion (littéralement : deretournement),ausensinitialetphilosophiquedutermemétanoïa :unchangementde l’état d’esprit – une traduction classique, mais plus douloureuse, de sonoccurrencefréquentedansleNouveauTestament,étant:«unerepentance»…

A

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Loin d’un quelconque jugement de valeur qu’un observateur extérieur n’a pasvocationàformuler,c’estunconstattechniquequis’impose:lesRitesÉgyptiens–oudumoins leurs adeptes conscients et responsables – disposent aujourd’hui desinstruments qui leur permettraient de se retourner vers leurs véritables sources,c’est-à-dire l’hermétismeet la théosophiede laRenaissance rêvéssous lenomdel’Égypte, et du même coup de réintroduire ces courants de pensée comme descheminsd’accomplissement,cequ’ilsfurentjadisetquel’Europemodernesembleelle-mêmeavoiroublié.

Comme Œdipe, rencontrant le Sphinx à la croisée des chemins conduisant versThèbes – ville grecque au nom égyptien ! –, la maçonnerie égyptienne, pourredevenir ce qu’elle est, et ne fut peut-être jamais vraiment, doit résoudre unedoubleénigmeenformededéfi.

II.Laquêtedel’unitéLapremièreparties’énonceainsi :«Commentrassembler lesmorceauxéparsducadavred’Osiris?».Demêmequelafranc-maçonneriecontemporaine,enFrancecomme ailleurs, se pose en des termes renouvelés la question de son unité –communautéspirituelleetsolidaritémoralenesignifiantpasnécessairementunicitéadministrative –, lesRitesÉgyptiens, se penchant sur lesméandres de leur passé,doiventconstruirelavoiedeleurunité.

Les pratiques autocratiques en usage prévalent dans le Rite, les Grands MaîtresvengeursetlesGrandsHiérophantesautoproclamés,appartiennentrésolumentàunautretempsdelaviesocialeetàuneautreépoquedelapratiquemaçonnique,etleurcontribution aux désordres des années récentes n’a pas étémince. Sur ce plan, lamaçonnerieégyptiennedoitdevenirunemaçonnerie«commelesautres»…

Maisaussi,lesinstitutionsnevalantquecequevalentleshommesetlesfemmesquiles fontvivre,quelnouveauConstantChevillonsera-t-ilcapabledefaireentendreque des Obédiences qui utilisent toutes, à des détails près, les mêmes rituels etproviennenttoutesd’unemêmefiliation,ontautrechoseàfairequedes’ignorer,aumieux,etaupiredes’excommuniersanscesse?

Silesmaçonsd’Égypteneseposentpassérieusementcesquestions,ilestàcraindreque la marginalité et son danger constant de nos jours – entendons : la dérivesectaire–nelesmenacentperpétuellement.

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III. La réappropriation d’unpatrimoineIl restequec’estaupieddumurqu’onvoit lemaçon.Danssa logeetdevant sonrituel. Et là, de toute évidence, que de trésors oubliés, méconnus, et peut-êtreméprisés!C’estleseconddéfi.

Trop souvent conduits, dans les décennies passées, par des responsablesinsuffisamment compétents, affabulateurs dans le meilleur des cas, purement etsimplementmanipulateurs dansd’autres casmoins favorables – quels qu’aient puêtre,parailleurs,leurcharismeousimplementleurentregent–,lesRitesÉgyptiensontlaissé,aufildesdécennies,sedéliterleurpatrimoine.EntrelestravauxinitiauxdeMarconis–que l’historiographiecritique réhabilitera sansdouteenpartie–etlescontributionsdeYarker,ilyapourtantdequoiédifierunearchemaçonniquequinesoitpaslapâlecopied’unreaa«surfonddepalmiers»oud’unRiteFrançais«vaguementdéiste».

Cela suppose de recourir à desméthodes que lesmaçons d’Égypte ont rarementpratiquées : la recherche documentaire et l’exploitation judicieuse des sources,l’intelligence symbolique – et non le « délire symbolico-maniaque » – et enfinl’éclairageconstammentapportéàladémarchemaçonniqueparunesolideculture,notamment dans le domainephilosophique et religieux, eu égard aux thématiquesprincipalesduRite.

Larouteserarude,maislepiren’estjamaissûr:Osirisenavud’autres…