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Correspondance Schmitt / Kojève Schmittiana VII 1999 - 1 - Correspondance Schmitt / Kojève. Schmittiana VII 1999

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Correspondance Schmitt / Kojève Schmittiana VII 1999

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Correspondance

Schmitt / Kojève.

Schmittiana VII 1999

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Correspondance Schmitt / Kojève Schmittiana VII 1999

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Paris, le 2/5/1995. Cher Monsieur le professeur, Merci pour l’aimable envoi de votre article, tout à fait brillant,

sur le Nomos. On me l’avait déjà signalé auparavant, et je l’ai lu dans le numéro

de novembre de Gemeinschaft und Politk. Sa relecture a été un plaisir utile. C’est une extraordinaire prouesse de dire l’essentiel en 10 pages !

J’aurais évidemment des choses à dire à propos de cet article,

mais dans une lettre ce n’est possible. Toutefois, je suis totalement d’accord sur le fond.

En ce qui concerne vos « dernières questions »…je répondrai

brièvement de la manière suivante : 1) »en soi » ( depuis Napoléon ) il n’y a plus de

« prise »[« prendre »] ( toutes les tentatives en ce sens ont échoué) ; 2) « pour nous » ( c’est-à-dire pour le « Savoir Absolu »), il n’y a

plus désormais que de la « production »[« produire »] ! 3) mais – « pour la conscience elle-même » ( par exemple

US/URSS ), ce qui vaut toujours aussi c’est le « partage »[« partager »].

Le but est – malheureusement ! – une distribution homogène. Le

premier qui, dans son hémisphère, y arrivera, sera « le dernier ». Le « Point IV » des américains offrira une « distribution » plus lente

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que les accords entre l’URSS et la Chine etc. Mais dans le « monde ici-bas » ( weltliche Welt), il y a plus de choses à distribuer. Un pronostic concret est donc difficile à faire !

Avec mes sentiments respectueux. Votre dévoué Kojève

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Plettenberg le 9/5/1955. Cher Monsieur Kojève, J’ose vous envoyer le document ci-joint, allusion à la première

indication que j’ai trouvée de vos travaux, il y a sept ans ( été 1948 [ art. de Dufrenne ]. C’est votre courrier du 2 mai, transmis par M. le Dr. Schnur, qui m’encourage à prendre ce risque. Sinon, en voyant une telle carte, il me faudrait craindre que vous n’alliez me subsumer sous les catégories de Léon Bloy. Tous les points décisifs sont écrits à la page 215 de votre Introduction à la lecture de Hegel. Je ne sais pas si M. le Dr. Schnur vous a correctement expliqué ce qu’est pour moi la « prise de Dieu » par Hegel [ au sens de saisie hégélienne de Dieu : Gott-Nahme]. Beaucoup de gens ont caractérisé Hegel comme d’« athée », et nous connaissons tous l’expression spirituelle de Bruno Bauer, « la trompette du Jugement Dernier ». Mais le passage de la page 215 devrait modifier toute la philosophie telle qu’elle a existé jusque-là, si les philosophes qui, en raison de la division [du partage] du travail universitaire, gèrent aujourd’hui le droit légal d’appartenir à la firme « philosophie », vous avaient réellement compris. Mais je ne partage pas votre opinion selon laquelle, depuis Napoléon, la « prise » a cessé, et qu’aujourd’hui on ne fait plus que « produire » (« pâturer »). On ne fait qu’étriper [ vider de ses tripes] ce qu’on a pris. Le Dieu terrestre qui uniquement donne et ne prend plus, parce qu’il crée à partir de rien, crée surtout d’abord le rien à partir duquel il crée, c’est-à-dire qu’il prend.

Permettez-moi de vous envoyer en même temps le tiré à part d’un

article dont l’occasion officielle ne vous intéressera guère ( il s’agit d’un mélange en l’honneur du 60e anniversaire de Ernst Jünger,

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mais dans lequel s’exprime une prétention sur laquelle je ne reconnais nul autre arbitre compétent sur terre que vous, M. Kojève.

Votre dévoué. C.S.

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Paris, le 16/5/1955 Cher Monsieur Schmitt, Merci beaucoup pour la lettre, la carte et l’article des Mélanges

Jünger, que je viens de lire. L’ »icône » Hegel vient en France* est vraiment très réussie et a

l’air suffisamment « sérieuse » ! Je ne vous aurais certainement pas « subsumé » sous les catégories de Léon Bloy : je connaissais certains de vos textes…Il va de soi que l’expression « commentaire existentialiste de Kojève* » me déplaît profondément. Mais malheureusement, de telles étiquettes sont très courantes en France. La seule chose qui soit vraie, c’est que j’ai tenté ( et je le tente de nouveau maintenant ) de réaliser une « mise à jour* » de Hegel. Si « existentialiste » signifie quelque chose comme « moderne * », voire « à la mode* », alors je suis d’accord.

Vous avez bien entendu raison : l’essentiel se trouve à la page

215 que vous citez. Dans mon cours, j’ai parlé de l’anthropo-théisme de Hegel, tout en soulignant qu’il ne s’agit pas seulement de son Dieu mortel mais, au fond, d’un Dieu mourant ( et peut-être déjà mort ).

Mais combien rares sont ceux qui l’ont compris ! En dehors de

vous, je ne l’ai entendu dire que par un anglais. Dans un compte-rendu ( que j’ai perdu et dont j’ai oublié le nom de l’auteur ), il y avait la phrase «… »but Mr. Kojève is human, as the rest of us ». Véritable ironie et [ ?] anglo-saxonnes, puisque moi excepté, personne d’autre n’a sans doute compris cette phrase. Mais autrefois les choses étaient différentes. Heinrich Heine, par exemple, le savait très bien. Dans ses Journaux parisiens ( j’ai oublié la page ! ) il dit à

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peu près : « Depuis que je ne suis plus hégélien, je vais très bien. Désormais, lorsque quelqu’un vient me voir pour se plaindre de la vie, et demande mon aide, je lui réponds : je ne suis plus Dieu ! Adressez-vous à une institution idoine, dont les bâtiments sont généralement équipés de tours et de cloches ».

Oui, il est en effet inouï de rapporter à l’homme ( c’est-à-dire à

soi-même [ là, nous avons l’ »existentialisme » ! !]) ce que les hommes disent sur Dieu depuis des milliers d’années. Comprendre cela est tellement difficile que même après la lecture de mon livre, rares sont ceux qui comprennent cela. Et qui le prend au sérieux ?

A l’époque du Séminaire ( c’est-à-dire avant la guerre ), en moi-

même j’ai toujours lu « Staline » au lieu de « Napoléon », et j’ai quand même interprété la Phénoménologie de l’Esprit. [ Dans votre terminologie : Staline = l’« Alexandre de notre monde » = Napoléon industrialisé = monde ( = Empire ( terrestre [Landreich])).]

Maintenant, je crois que Hegel avait totalement raison et que

l’histoire était déjà parvenue à son terme après le Napoléon historique, parce que, tout compte fait, Hitler n’a été qu’une réédition de Napoléon « augmentée et corrigée » ( « La République une et indivisible*» = « une terre, un peuple, un Führer »). Hitler a fait l’erreur que vous, à la page 166 ( vers le milieu [ Le nœud gordien] ), caractérisez si bien : oui, si Napoléon, à son époque, avait aussi bien fait les choses que Hitler, cela aurait sans doute suffit. Mais malheureusement, Hitler l’a fait 150 ans trop tard ! C’est pourquoi la Seconde Guerre Mondiale n’a rien apporté d’essentiellement nouveau. Et la Première n’a de toute façon été qu’un intermezzo .

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Que voulait Napoléon ? Abolir et dépasser l’Etat comme tel en faveur de la « société ». Et il croyait pouvoir réaliser cela par une victoire « totale » dans la guerre « totale ». ( L’Etat [ Etat = unité territoriale menant la guerre ] comme tel est « accompli » et donc « dépassé » par cette guerre « totale »).

Mais les anglo-saxons veulent ( et ils le pouvaient déjà à

l’époque ) la même chose (sans doute avec plus de succès ). Et Marx ne visait rien d’autre avec son « Empire de la liberté » ( pour quoi faire ? ! ).

Qui pouvait le faire ? Existe encore des Etats au sens véritable du

terme, donc des gouvernements qui soient autre chose que des administrations, et une politique ( = guerre ) qui signifie davantage que police ? Les américains n’ont jamais su ce que voulait dire « guerre », « politique » et « Etat » ( les « boys » ne tombent pas en tant que soldats, mais ils sont tués en tant que « policiers » et, naturellement, personne n’y voit quelque chose de bien. [ Mais vous savez tout cela bien mieux que moi ]. Et l’Europe est en train d’oublier cela ( « Mourir pour Dantzig »* ?). L’Afrique, l’Asie ? Non, comme vous le dites si justement, l’histoire est unique et, pour ces pays, il est trop tard : jusqu’à ce qu’ils atteignent le célèbre « niveau de vie » du « American way of life » et puissent alors penser à « l’armement », il n’y aura sans doute plus d’occasion pour mener des guerres. La conférence sur le désarmement est en bonne voie de réussir !

Lorsque, après la guerre, je me suis introduit dans l’« Etat »

démocratique moderne comme fonctionnaire ( commerce extérieur = politique « extérieure »), j’ai pensé (après quelques années seulement ) que ce n’était plus du tout un Etat. Le parlement et le gouvernement ( c’est-à-dire les constructions auparavant politiques )

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se tenaient dans un si parfait équilibre qu’aucun des deux ne pouvait prendre une décision ni une résolution, ni faire quoi que ce soit. Et grâce à cette « neutralisation » mutuelle du politique, l’administration a pu accomplir son œuvre sans être entravée, c’est-à-dire « administrer » ( = organiser la « consommation » ( weiden ), pour parler votre langage). Certes, il existe encore une sorte de « politique étrangère ». Mais, en revanche, il n’y a plus de politique intérieure : ils veulent tous la même chose, à savoir rien ; étant donné qu’ils sont en gros contents ( zufrieden), même s’ils ne sont pas satisfaits ( befriedigt) ( et l’élite la plus insatisfaite est une élite révolutionnaire, c’est-à-dire qu’il n’y a de pouvoir politique que dans le cas où la masse est mécontente). Mais cette politique étrangère, comme on l’appelle, n’a encore qu’un seul objectif : éliminer la politique ( = guerre ). En surface, tout semble être « comme avant » : armement, alliances etc. Mais la situation est tellement différente que même « l’homme de la rue* » le remarque, lui qui ne peut plus prendre tout cela au sérieux.

Quand j’ai vu ( et vécu ) cela, j’ai compris que l’URSS n’était

qu’un peu plus « moderne » que les autres. Chez nous, on pourrait supprimer le gouvernement et le parlement sans que cela change quoi que ce soit. Et en URSS, on les a abolis, la révolution n’a pas remplacé l’ancien gouvernement par un nouveau gouvernement, mais elle a mis en place une nouvelle administration.

Le gouvernement sans le parlement, c’est le « fascisme »

( tyrannis). C’est ainsi qu’on a essayé de poser l’équation Hitler = Staline. Et on a constaté que ce n’était pas possible. Alors on a cherché à tout prix un « parlement » russe, mais on n’a rien trouvé. Cependant, à quoi bon un parlement s’il y a un roi ( = regius = Etat ) ? ! Soit, dit autrement : à quoi bon un parlement si, de toute façon, tout le monde est tranquillement installé et qu’il n’existe pas

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de risque de révolution qui ne puisse être contenu « de façon parlementaire » ( ou par un « roi » sans « parlement ») ?

Que veulent les russes anticommunistes ? La même chose que les

russes « communistes », à savoir bien vivre et vivre en paix. Seulement, les uns pensent que autres le veulent trop vite ( Kroutchev contre Malenkov ). Mais ce n’est pas un problème politique, et pour cela on n’a besoin ni de guerre ni de révolution ni d’Etat en général, mais uniquement d’une administration. Or celle-ci, on l’a déjà.

Donc – pronostic sur le monde à partir d’une base hégélienne :

« appeasement » - désarmement ( Abrüstung ) (« sans indignation » ( Entrustung ), pour faire un calembour !) – « Point IV »- politique ( parce que sinon il y aura du chômage aux USA – « distribution [répartition] rationnelle » des matières premières et des biens industriels ( = consommer ( weiden ) sans vider de ses tripes ce qu’on a pris [ la terre ] à l’Ouest – égalisation des revenus à l’intérieur de chaque pays et entre les pays (« underdeveloped countries »).

Et dans 10-20 ans, même un « non hégélien » remarquera que

l’Ouest et l’Est veulent non seulement la même chose ( sans doute depuis Napoléon ), mais qu’ils le font aussi. Alors la « mise au pas » sera facile.

Tout cela à titre de commentaire de ma formule « plus de prise,

mais seulement de la consommation » ( avec une production « quelconque » qui dépend du temps de travail, celui-ci étant du ressort de la « formation » ( Bildung ), c’est-à-dire de la possibilité de ne pas s’ennuyer « à la maison ».

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Reste votre Terre et mer. Je suis d’accord sur tout ( je ne parle pas de l’aspect « brillant »

parce que, vous en êtes sans doute vous-même conscient), excepté sur la question de l’époque. C’était ainsi, mais ce ne l’est plus. Et vous le dites vous-même, p. 156.

De manière superficielle, on pourrait exprimer cela comme suit : - économiquement, il n’ y a plus d’ »océan », mais seulement

des « mers intérieures » ( il faut l’anachronisme « romain » de l’insouciance italienne de Mussolini au XX° siècle, pour croire que la mer Méditerranée est encore un phénomène politique ; aujourd’hui, tout est mer Méditerranée ) ;

- stratégiquement, « terre et mer » sont « dépassées »

( aufgehoben), de manière hégélienne par « l’air » : mais on n’a jamais inventé de toute pièce une guerre [ donc guerre = sol ] comme quelque chose en l’air, et personne n’a plus envie « d’attaquer ». Et là où tout le monde veut et ne peut que se « défendre », il n’y a plus d’histoire, et donc plus d’« Alexandre ».

Excusez cette longue lettre un peu brouillonne. Mais moi aussi

j’ai voulu soumettre mes « considérations actuelles [sur l’époque] » à un arbitre « compétent ».

Votre dévoué. Kojève

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26/5/1955 Cher Monsieur Kojève, J’ai reçu votre lettre du 11/5/1955 pendant un voyage en

Allemagne du Sud ; je répondrai après mon retour ( la semaine prochaine ) depuis Plettenberg ; aujourd’hui je vous envoie juste cet accusé de réception et vous assure que je comprends très bien le « Kojève rests human ». Je vois tous les jours la confirmation que le « Point IV » est notre condition ; je fuis l’encombrement des rues et retourne dans ma tannière.

En même temps, je voudrais profiter de l’occasion pour vous

envoyer la 2° édition de mon petit texte anodin, Terre et mer ; excusez-moi si j’ose vous présenter une considération sur l’histoire universelle, dédiée à une jeune fille ( ma fille Anima ) ; mais l’article « Ouest-Est » [ Le nœud gordien ] présuppose la connaissance de ce petit livre, ce qui peut excuser mon initiative.

Merci beaucoup de la richesse de vos pensées et des stimulations

données par votre dernière lettre. Votre C.S.

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Paris, le 28/6/1955 Cher Monsieur Schmitt, Merci beaucoup de votre lettre et de l’aimable envoi de votre

Terre et mer. C’est avec un grand plaisir que j’ai lu le petit livre : formuler

clairement et simplement des questions importantes. C’est du grand art !

Je vous ai déjà dit que je suis totalement d’accord avec ce que

vous dites sur les « éléments », mais pour ce qui concerne le passé. Et maintenant, je vois que nos opinions concernant l’avenir ne sont pas aussi divergentes qu’on pourrait le croire après la lecture de l’article en hommage à Jünger.

Votre réponse à ma lettre m’intéresse énormément : aujourd’hui,

très rares sont ceux qui savent encore ce que sont ou plutôt ce qu’étaient l’Etat et le politique ( et donc « l’histoire »). J’ai passé la journée d’hier à mener des discussions officielles et administratives avec les anglais et les américains sur la « convertibility » : c’était une belle illustration tout à la fois de Terre et mer et de l’utilisation sur un mode anachronique des « leçons de l’ »histoire » !

Au fond, on [ ?] la philosophie ( ou la « sagess » [ ?] époques où

le risque d’anachronisme devient présent pour le non philosophe. Votre dévoué Kojève

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Plettenberg, le 7/6/1955 Cher Monsieur Kojève, C’en est fini de l’Etat, c’est vrai ; ce Dieu mortel est mort, on ne

peut rien y changer ; l’appareil administratif moderne de nos jours, qui sert à la « prévoyance de l’existence » n’est pas l’Etat au sens de Hegel, il n’est pas un « gouvernement » ( je ne sais pas si, depuis Paris, vous pouvez suivre la comédie, grotesque des deux côtés, qui se joue actuellement à Göttingen, à cause du ministre de l’éducation, une reprise sur un mode parodique, de « Sept ( professeurs ) de Göttingen », de 1837 ; pas plus qu’il n’est capable de guerre ou de peine de mort, ni donc capable non plus de faire l’histoire. Je vous donne raison sur tous les points. Mais je pense qu’au stade suivant, les magni homines – désormais majores homines – se disputeront les grands espaces ; le grand espace, c’est un espace de planification qui est à la mesure de la technique d’aujourd’hui et de demain. Je ne considère toujours pas notre planète terre, aussi petite puisse-t-elle être devenue, comme une unité de planification, et je laisse même en suspens la question de savoir si elle pourra le devenir un jour. Le « Grand espace » n’a pas chez moi pour sens d’être le contraire du petit espace ( c’est secondaire et c’est une manière rétrograde de voir les choses ), mais d’être en rapport d’opposition à l’unité du monde, c’est-à-dire à la supposition selon laquelle le cercle du temps s’est déjà bouclé, ce que je ne crois pas. Le cercle n’est pas encore parcouru*. Ce sens du terme permet une pluralité et, par là, une hostilité douée de sens, et fonde donc l’aptitude à faire l’histoire. Le dualisme actuel du monde ( entre l’Est et l’Ouest, terre et mer ) n’est pas le finish pour atteindre l’unité, c’est-à-dire la fin de l’histoire. C’est plutôt le goulot d’étranglement par lequel passe le chemin qui va vers de nouveaux magni homines « appropriés à l’époque » ( zeitgemäß ). Je cherche donc le nouveau Nomos de la

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terre, une géo-nomie ; celle-ci ne naît pas du dictat d’un maître ( Herr ) du monde auquel certains prix Nobel ont donné le pouvoir ; il naît d’une énorme « mesure des forces » entre elles.

J’écris cela en toute franchise en guise de réponse à la question

contenue dans vos deux lettres ( du 16/5 et du 28/5 ), parce que je ne me sens pas le droit de vous refuser mes réponses. Je sais à quel point un tel débat prête aujourd’hui à équivoque, mais il serait injuste de ne pas parler franchement avec vous. Je crains ( et je vois ) que la « prise »[prendre] n’ait pas encore cessée. Récemment ( dans une discussion à la Radio de Francfort ), j’ai affirmé : l’homme reste un fils de la terre. Je vous enverrai le texte dès qu’il sera paru.

Je suis très curieux de prendre connaissance de votre propre livre

sur Hegel. Il faudrait le publier en allemand. Il est scandaleux que le public ( Öffentlichkeit ) allemand ne prenne pas connaissance de l’Introduction à la lecture de Hegel. Mais vous allez faire l’expérience de la vérité du propos de Goethe : »Ces chers allemands, je les connais bien : ils commencent par se taire, puis ils font des critiques mesquines, enfin ils éliminent » ( sic : août 1816, deux fois, à savoir propos tenus à l’égard de Riemer et de Zebter ) ; c’est une jolie loi des trois états. C’est la raison pour laquelle j’ai conseillé à un éditeur allemand ( Eugen Diederichs ) de voir si une publication allemande n’était pas possible. Je ne me mêle plus personnellement de telles affaires ; mais ma gratitude pour votre Introduction est trop grande pour que je puisse tout simplement me taire.

Votre dévoué C.S.

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Paris, le 11/7/1955 Cher Monsieur Schmitt, Excusez-moi du retard avec lequel je réponds à votre dernière

lettre ( du 7/6/1955). J’étais en voyage pour mon travail ; ensuite j’ai eu beaucoup de travail au bureau ( la Sicile, Bruxelles, la Tunisie, le Maroc ).

Je suis heureux que nous pensions la même chose sur ce qu’on

appelle « l’Etat » moderne. Mais je ne vois pas comment vous pouvez cependant parler d’un futur « conflit politico-militaire ». Pour moi, le chapeau de cow boy de Molotov est un symbole de l’avenir.

Mais comme je l’avais dit, un philosophe, et hégélien de surcroit,

n’a pas le droit de jouer le prophète. Existe-t-il vraiment, aujourd’hui, un dualisme Ouest-Est ? Je

crois plus à « terre et mer » qu’aux points cardinaux. Mais, là aussi, le fait que les flottes de guerre appartiennent au passé, est très révélateur.

Quoi qu’il en soit, je suis très curieux de prendre connaissance de

vos prochains travaux. Merci beaucoup de votre intervention en faveur de la traduction

de mon livre. Les éditions Kohlhammer semblaient être d’accord. Ils ont écrit à mon éditeur français, mais depuis, je n’ai plus de nouvelles, même plus du traducteur, M. Iring Fetscher.

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En revanche, j’ai reçu aujourd’hui une lettre d’Amérique, un lecturer new yorkais d’Israel ( J. Taubes ), qui m’écrit que ses cours sur Hegel, « à la Kojève » ont beaucoup intéressé les étudiants américains.

Votre dévoué Kojève

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Correspondance Schmitt / Kojève Schmittiana VII 1999

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Paris, le 1/8/1955 Cher Monsieur Schmitt, Merci beaucoup de votre lettre si amicale du 25/7 et de l’envoi de

la ballade d’Erich Strauss ( qui est-ce, d’ailleurs ? ), aussi drôle que perspicace. Des vers tels que

« Hylique, chtonique et sale » sont dignes d’un Morgenstern. Pour moi, les révolutions sont évidemment devenues aussi

impossibles que les guerres. Toutes deux supposent des Etats, mais il n’y a plus d’Etats !

Les révolutions, comme les guerres, n’appartiennent pas, à mon

avis, au partage – pour rester dans votre terminologie, mais à la prise [ prendre]. Et vous serez sans doute d’accord si j’ajoute avec Hegel que le « prendre » n’est politique que dans la mesure où cela se fait pour des raisons obéissant à des fins de prestige. Sinon, les animaux aussi pourraient mener des guerres, et la capture d’esclaves en Afrique, au XIX° siècle aurait également été une guerre. Mais, d’un autre côté, Athènes n’avait pas grand-chose à « prendre » à Sparte, sauf l’ »hégémonie », c’est-à-dire par conséquent le prestige.

Je suis de toute façon content de vous avoir mal compris ( ce dont

je m’excuse ). C’est le seul point de désaccord entre nous que j’ai cru constater.

Récemment, j’ai eu un accident de voiture, et je suis à Paris avec

un bras cassé, au lieu d’être en Yougoslavie comme prévu. Je serai ravi de voir votre fille. Je lui écrirai en ce sens.

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M. Fetscher m’écrit que vous avez récemment parlé de moi au

prof. [ ?] et à des étudiants : merci beaucoup ! Votre dévoué Kojève

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Plettenberg, le 14/12/1955 Cher Monsieur Kojève, Depuis des mois - en fait depuis août -, j’avais l’intention de vous

écrire, ne serait-ce que pour vous remercier de vous être si gentiment entretenu à Paris avec ma fille Anima. Elle m’a écrit un compte-rendu très enthousiaste de votre entrevue. Mais pendant ces derniers mois, j’ai été souvent retenu par d’autres occupations et ce n’est qu’aujourd’hui que je trouve le temps et un stimulant, à savoir une question qui me préoccupe depuis longtemps et dont je me permets de vous faire part à titre de lecteur et d’étudiant attentif de votre Introduction. Il va de soi que j’attends avec impatience, à ce titre également, votre livre sur Hegel et une édition allemande. J’aimerais aussi savoir si la traduction de M. Fetscher avance bien et si elle va bientôt paraître.

Voici ma modeste question : elle concerne le concept d’ennemi

chez Hegel, notamment le terme « ennemi » dans le passage sur la conscience malheureuse, p. 168 chez Hoffmeister, p. 583 de votre Introduction ( Le Moine, le Prêtre ; que signifient les astérisques *** à cet endroit ?). Il s’agit de l’expression « l’ennemi, sous sa figure ( Gestalt ) la plus authentique » [trad. Hyppolite p. 189] ( quelques lignes plus tard : « sous sa figure caractéristique »). Qui est cet ennemi ? Est-il possible qu’il se manifeste précisément par le biais des fonctions animales ? Qu’est-ce qu’il a à faire là ?

Dans mon petit livre Ex captivitate salus, je cite, aux pages 89/90,

dans une remarque sur « l’ennemi », le vers de Daübler : « L’ennemi est notre propre question en tant que figure ».

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Récemment, un jeune allemand brillant, qui a vécu 3 ans à Harvard, m’a dit, à propos de ce vers : « Les USA n’ont pas d’ennemi parce qu’ils n’ont pas de figure [ forme, Gestalt] ». C’est un problème important. Puis-je vous demander de vous donner un peu de mal et de lire attentivement les pages 89/90 ( dans le passage « la sagesse de la cellule ») ? Je ne sais pas si vous êtes en possession du livre Ex captivitate salus. Si tel n’est pas le cas, ce serait un grand plaisir pour moi de vous l’envoyer tout de suite.

De manière plus générale – analogue à la question de savoir s’il

existe une possibilité de « dictature » dans le système de la philosophie hégélienne -, c’est la question de savoir s’il peut exister un « ennemi » chez Hegel puisque : soit il n’est qu’un stade transitoire de la négation, soit il est néant et sans essence. A propos des fonctions animales, vous écrivez, p. 168, qu’elles seraient « quelque chose de nul en soi-même ».

Je vous serais vraiment reconnaissant de bien vouloir me

répondre par une ligne, je ne suis pas du tout impatient, parce que je sais que vous êtes occupé par diverses tâches.

Votre dévoué C.S. PS : Récemment, est paru le livre d’un journaliste social-

démocrate de Nuremberg, Beyer, comme rédacteur, sur la période de Hegel à Bamberg, sous le titre : »Entre phénoménologie et Logique » ( Hegel comme « lâche »). Si vous êtes intéressé, je peux vous l’envoyer.

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Paris, le 4/1/1956 Cher Monsieur Schmitt, Merci beaucoup de votre lettre du 14/12/1955. Excusez cette

réponse tardive : il y a quelques jours, j’étais encore à Tunis à cause des négociations sur l’Union douanière (qui se sont très bien passées ). Et maintenant, je m’occupe du Maroc…

Avant de répondre à votre lettre, je voudrais vous souhaiter une

bonne nouvelle année. Peut-être aurons-nous l’occasion de nous rencontrer personnellement ?

Je n’ai pas de nouvelles de l’édition allemande de mon ancien

livre : le Dr. Fetscher ne m’a pas écrit depuis longtemps. Je ne sais même pas si toutes les difficultés ont été surmontées…

Cet ancien livre doit aussi paraître aux Etats-Unis, mais là non

plus je n’ai pas davantage de précisions. Et en ce qui concerne le livre, il est toujours au stade de projet. Certes, j’ai écrit environ 1000 pages, mais tout cela n’est qu’un « Préliminaire ». Depuis six mois, je n’y travaille d’ailleurs plus : manque de temps. Mais j’y pense de temps en temps, et les choses se clarifient ainsi peu à peu.

Je ne connais pas votre Ex captivitate salus, et j’aimerais

beaucoup le lire, comme tout ce qui sort de votre plume. Le livre sur la période de Hegel à Bamberg m’intéresse

également, mais je ne voudrais vraiment pas vous importuner avec cela. J’aurai sans doute l’occasion de le trouver quelque part ici.

Maintenant, la question de l’ennemi.

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Correspondance Schmitt / Kojève Schmittiana VII 1999

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« L’ennemi, sous sa figure la plus authentique » est sans doute le

démon, plus précisément le diable chrétien qui se manifeste sous des « fonctions animales ». Pour Hegel, (« pour nous » ou « en soi »), ces fonctions sont « nulles », parce que l’homme les nie et qu’il n’est homme, et pas seulement animal, qu’en tant qu’il les nie, qu’il est leur négation.

Mais, étant donné que la conscience malheureuse, à savoir

l’homme religieux et plus exactement le chrétien, en tant que serviteur ( Knecht ), se manifeste devant la mort et le char de la vie dans la lutte pour la reconnaissance ( de sa réalité et de sa dignité humaines ) et évite le combat, il s’ensuit que pour lui, « l’animal » n’est pas « nul », mais puissant, c’est-à-dire plus précisément « diabolique ».

On peut donc dire la chose suivante : L’ennemi authentique, c’est l’ennemi mortel : il peut tuer et être

tué, il est donc corps et, par là, si l’on veut, « figure ». Lorsqu’on est prêt à le tuer ( c’est-à-dire lorsqu’on est prêt à risquer sa propre vie ), alors l’ennemi est « nul », et peut ( du moins en tant qu’ennemi ) être anéanti. Mais lorsqu’on a peur de l’ennemi, il devient alors « diabolique » et donc « puissant » : il est le maître ( Herr ) et on est son « serviteur » ( du moins dans la mesure où on ne le fuit pas vers un « autre monde » ).

Vous demandez « peut-il y avoir un ennemi chez Hegel ?»

Comme toujours : oui et non. Oui, dans la mesure où et tant qu’il y a une lutte pour la

reconnaissance, c’est-à-dire l’histoire. L’histoire universelle est

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l’histoire de l’hostilité entre les hommes ( qui n’existe pas entre les animaux : les animaux « luttent » pour quelque chose, jamais à cause d’une hostilité).

Non, dans la mesure où et dès que l’histoire ( = lutte pour la

reconnaissance ) est « dépassée » ( aufgehoben) dans le Savoir Absolu.

Ainsi l’hostilité n’est-elle en fin de compte qu’un « moment » de

la « logique », c’est-à-dire du discours ( Rede ) humain. Le discours achevé du Sage ( le Savoir Absolu ) parle aussi ( dans la Phénoménologie de l’Esprit ) de l’hostilité ( passée ), mais le Sage ne parle jamais à cause d’une hostilité ni à des ennemis. Ou encore, dit autrement : l’hostilité est dépassée ( aufgehoben ) dans la reconnaissance réciproque, c’est-à-dire anéantie ; mais on ne peut reconnaître réellement qu’un ennemi passé, de sorte que l’hostilité est aussi conservée ( aufgehoben ) dans la reconnaissance, mais sous une forme sublimée.

Voilà pour Hegel. Maintenant, on pourrait peut-être poser la

question de savoir si dans 500 ans on comprendra toujours le discours du Sage ( Hegel ) sur l’hostilité. Aujourd’hui déjà, rares sont ceux qui comprennent la signification des notions d’ »ennemi », d’ »Etat », de « guerre », d’ »histoire ». La plupart des gens sont « contre » tout cela et, dans cette mesure, ils comprennent encore à peu près de quoi il est question. Mais lorsque tout cela aura vraiment disparu on ne comprendra peut-être plus ce que cela a signifié dans le passé. Il n’y aura alors plus de « Sagesse » hégélienne. Et, tant que l’hostilité existera, il y aura toujours une Sagesse au sens de Hegel, parce que dans ce cas on ne parle que « pour » ou « contre », et non seulement « de » quelque chose…

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Mes meilleurs vœux. Votre dévoué Kojève

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Plettenberg, le 11/5/1956 Cher Monsieur Kojève, Je comprends parfaitement votre langage « hégélien » et, pour

moi, il n’y a pas de plus grand plaisir que de lire vos explications sur « Hamlet » dans votre lettre du 5/5/1956.

Je vous en suis infiniment reconnaissant, de même que pour le

passage p. 253 de votre Introduction, un passage que je connais et sur lequel je médite depuis longtemps.

Mais je ne me suis pas encore vraiment forgé d’opinion sur

l’élément tragique chez Hegel. Mon petit texte, Hamlet ou Hécube, n’est qu’un exposé qui avait pour contenu une certaine thèse ( Hamlet = Jacques, c’est-à-dire l’irruption de l’histoire de l’époque de 1600 dans la pièce, son entrée en jeu). Le problème général du tragique n’a pas pu être intégré dans cet exposé, je ne l’ai d’ailleurs pas voulu non plus. Mais – dans la Digression 2 – je parle de l’Etat. Lisez une fois attentivement le passage p. 65, lignes 6-12 dans le livre Hamlet ou Hécube. D’après Hegel, l’Etat met un terme à la tragédie des héros ; Philosophie du droit §§ 93 et 218 ; à propos du § 93 ( droit des héros ) la remarque chez Lasson ; § 359 sur la barbarie ; dans le § 218 il écrit : »Dans les temps héroïques ( voir les tragédies des Anciens) » etc. Shakespeare est donc encore un barbare. Hamlet n’est-il pas néanmoins un « intellectuel » ? Je trouve que la pièce de théâtre est divisée d’une façon frappante : la première partie ( jusqu’au meurtre de Polonius compris) est une pièce de la vengeance, la deuxième partie est une histoire à faire frémir. Le spectre du père n’apparaît que dans la première partie. Qu’est-ce que cela signifie ? Dans la deuxième partie, il a totalement disparu, il n’est tout simplement plus évoqué. L’élément

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tragique n’est pas dans la pièce, mais il lui est extérieur, à savoir dans la réalité. Il est formidable que vous disiez : Jacques I n’est mort de mort naturelle que « par hasard ». C’est exact.

Je ne veux pas écrire davantage aujourd’hui, mais je voudrais

seulement vous remercier de votre lettre et vous offrir mes meilleurs vœux pour votre santé. Je suis profondément attristé d’apprendre que vous ne vous sentiez pas en bonne santé. Depuis quelques semaines, j’essaie d’organiser une conférence pour vous au Rhin-Ruhr Club de Düsseldorf. Ce Club – à ne pas confondre avec le Club de l’industrie sidérurgique de Düsseldorf – a essentiellement pour membres des industriels et des patrons de petites et moyennes entreprises, ils sont très ouverts et c’est une bonne tribune, qui a entre autres été utilisée par Brüning ( l’ancien chancelier du Reich, maintenant aux USA ) et Carlo Schmid ( mon homonyme, social-démocrate). Le Club m’a demandé de vous poser la question de savoir si vous seriez d’accord pour y prononcer une conférence ( suivie d’une discussion ), peut-être sur le problème des underdeveloped regions ou un autre sujet ( mais pas purement philosophique ). Est-ce que cela vous semble vraiment envisageable ou est-il inutile de poursuivre cette idée ? Répondez je vous en prie, mais en toute franchise et sans scrupule. Pour moi, ce serait vraiment un très grand plaisir de vous offrir ainsi une tribune, quoique modeste, en Allemagne, et cela me donnerait l’occasion de vous rencontrer personnellement et de discuter avec vous.

Pardonnez cette tentative pour vous voir en personne ; elle est

née du vif désir de vous remercier personnellement et de poursuivre notre dialogue ; s’y ajoute l’envie de faire connaître votre nom en Allemagne et d’imposer votre interprétation de Hegel contre la médiocrité scolastique de l’université actuelle ou, du moins, de le tenter. Une conférence à Düsseldorf susciterait peut-être plus

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d’attention qu’une conférence dans une ville universitaire, ces villes se trouvent aujourd’hui toutes placées sous le signe de l’ »échange culturel » et sont devenues les foyers d’un conformisme dépourvu d’idées.

Dites-moi brièvement si vous êtes d’accord pour que je poursuive

le projet à Düsseldorf, peut-être en automne ou en hiver ? Votre dévoué C.S.

PS : Hamlet est « jeu* », une pièce pour faire frémir, à la limite de la comédie, sauf dans les passages de l’irruption [ de l’histoire l’époque].

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Paris, le 21/6/1956

Cher professeur Schmitt, Merci beaucoup de votre aimable lettre du 11/5, ainsi que de

l’invitation du Club de Düsseldorf. Sur le principe j’accepte volontiers d’y faire une conférence mais, étant donné que je suis actuellement malade, je ne peux malheureusement pas m’engager de façon plus ferme. Peut-être pourrait-on prévoir une date en janvier ou en février 1957 ? Le thème « underdeveloped countries » me semble bien. A cette occasion, je pourrais peut-être aussi faire connaître mon interprétation « hégélienne » de Marx : les pays sous-développés du XX° siècle sont devenus ce qu’était le prolétariat au XIX° siècle, avec tout ce que cela implique, comme théorie et comme pratique.

- A propos du problème de la tragédie chez Hegel : 1) Je crois que Hegel n’a pas vu « la tragédie des intellectuels ». mais je crois pourtant que mon interprétation est « orthodoxe ». 2) Si je comprends bien Hegel, un citoyen est de facto toujours aussi un bourgeois (le « maître » véritable appartient à la préhistoire « mythique ») : soit en tant qu’ »aristocrate », soit en tant que « bourgeois » véritable ( riche ou pauvre ). Si tel est le cas, alors l’Etat ( = tout Etat véritable, là où l’autorité remplace la « lutte pour la reconnaissance ») met un terme à la tragédie : précisément parce que dans l’Etat, il n’y a pas de « maître véritable » ( plus précisément : parce que les « maîtres véritables » ne peuvent être que des criminels qui méritent la mort). J’adhère à cela. Mais je crois que dans l’Etat ( et grâce à l’Etat), il y a des gens ( ou il peut y avoir des gens ) qui ne sont pas des « bourgeois », pour la simple raison qu’ils ne sont pas des

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citoyens. Ce sont précisément les « intellectuels » ( et les moines » ? ? ), qui vivent dans une République des Lettres* autonome (« immune ») ( ou qui souhaitent du moins y vivre ). Et, dans cette République, il y a aussi des tragédies. 3) Votre interprétation de la tragédie ( comme histoire ) est, à mon avis, compatible avec l’interprétation hégélienne ( un peu « marxiste »). A peu près ainsi : il y a aussi une « lutte pour la reconnaissance » véritable au sein de l’Etat. Seulement elle n’a pas lieu entre des individus, mais entre des « classes » ( pour parler comme Marx ). Ainsi, existe-t-il aussi des « situations historiques tragiques ». Marx et Hegel remarqueraient simplement que ces « situations » ne sont pas absolument tragiques, qu’il existe toujours une issue révolutionnaire ( c’est-à-dire sanglante ) pour en sortir. Votre dévoué Kojève

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Vanves, le 30/11/1956

Cher professeur Schmitt, A l’époque, vous avez eu la gentillesse de m’inviter à une

conférence à Düsseldorf. Entre temps, je suis tombé malade, vous le savez, et c’est la raison pour laquelle je n’ai pas pu l’accepter fermement. Or j’ai l’intention de venir quelques semaines chez des amis en Allemagne, en janvier 1957.

Je serais ravi de pouvoir vous rencontrer à cette occasion.

Peut-être en combinaison avec la conférence à Düsseldorf ? Un rendez-vous entre le 10 et le 20 janvier me conviendrait tout particulièrement pour prononcer cette conférence.

Je vous en remercie d’avance. Votre dévoué Kojève

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Plettenberg, le 5/12/1956 Cher Monsieur Kojève, Votre lettre du 30/11 m’a vraiment fait plaisir : premièrement,

pour la nouvelle m’apprenant que vous êtes rétabli et, deuxièmement, à cause de la perspective de vous voir bientôt en personne. Pendant le mois de janvier 1957, je suis à votre disposition, simplement le 21 janvier je dois prononcer une conférence à l’université technique d’Aix-la-Chapelle. Je peux à tout moment venir à Düsseldorf, là où vous le souhaitez. Plettenberg est un terrible trou d’industrie de ferraille, et difficile d’accès en hiver ; l’analogie avec l’aigle de Machiavel à San Casciano ne prend malheureusement pas en compte la beauté du paysage. C‘est la raison pour laquelle il est plus pratique que nous nous donnions rendez-vous dans une plus grande ville.

J’ai pris contact avec le Rhin_Ruhr Club. En raison de

l’interruption des débats en été, il n’est pas sûr qu’on arrive encore à organiser une conférence en janvier. Il n’y a plus beaucoup de temps, parce que le programme d’hiver est déjà fixé. Mais je ferai tout mon possible, je vous tiendrai au courant. Si je peux vous être utile d’une façon ou d’une autre pour votre voyage en Allemagne, tout le plaisir sera pour moi.

Votre dévoué C.S.

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Plettenberg, le 23/12/1956 Cher Monsieur Kojève, Permettez-moi de vous demander brièvement un

renseignement, du fait de la conférence prévue à Düsseldorf : la direction du Rhin-Ruhr Club m’a prié de vous demander si vous pouviez combiner vos idées avec un thème d’actualité : le canal de Suez ou la politique coloniale française, ou un sujet semblable ? Le Club souhaite organiser la conférence mi-janvier, mais il craint qu’à cause du bref délai pour lancer les invitations, il n’y ait pas assez d’auditeurs si le thème ne présente pas un aspect d’actualité.

Je serai extrêmement ravi si la conférence pouvait avoir lieu.

Dans une ville telle que Düsseldorf, la plupart des auditeurs importants sont évidemment occupés, d’où notre inquiétude. Je vous envoie, à titre de fac simile, l’invitation à la conférence précédente. Vous serait-il possible de nous communiquer assez rapidement les renseignements biographiques qui sont toujours imprimés sur le carton général d’invitation ( quelques notes biographiques, comme dans l’exemplaire d’invitation ci-joint) ? Excusez l’empressement ! Tous mes vœux pour l’année prochaine. J’espère que nous nous verrons ne janvier à Düsseldorf !

Votre dévoué C.S.

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Vanves, le 24/12/1956 Cher Monsieur le professeur, Merci de votre lettre que je viens de recevoir. Ci-joint

quelques notes biographiques : on peut sans doute couper quelques lignes.

Le thème que nous avions à l’époque prévu était les

« underdeveloped countries » ( à propos : comment cela s’appelle-t-il en allemand ? ). Il me semble d’actualité. Mais on pourrait en effet « pimenter » le titre, par exemple :

- Le problème des pays sous-développés ( ?) [ ou (?)] ce qu’on

appelle le « colonialisme » ( et l’idée « eurafricaine »). Mais en tant que conseiller-fonctionnaire, je dois évidemment

être très prudent, et traiter davantage les « principes » que des questions concrètes.

Personnellement, je ne tiens pas particulièrement à un grand

auditoire. Mais je comprends que le Club y ait intérêt. Je vous remercie de toute façon déjà de vos efforts dans cette

affaire. Je serai extrêmement ravi de faire votre connaissance et de

parler avec vous. Mes meilleurs vœux. Votre dévoué

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Kojève PS : Je suppose que le Club prend en charge les frais de

voyage, ou comment a-t-on prévu les choses ?

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Vanves, le 23/1/1957 Cher Monsieur le professeur, Je voudrais vous remercier encore de l’accueil extrêmement

aimable et chaleureux à Düsseldorf. J’espère que vous vous déciderez un jour à venir à Paris. La

ville est vraiment agréable et belle. J’ai lu le petit livre sur le pouvoir dans le train. Avec un grand

plaisir – comme toujours. Je suis totalement d’accord avec le contenu.

A cette occasion, je voudrais vous demander de saluer votre

fille de ma part. En ce qui concerne la publication de ma conférence, je dois

malheureusement y renoncer pour l’instant : sur la pressante recommandation de mes supérieurs !

J’espère que le R.-R. Club comprendra cela. J’écris en même temps à M. Koch pour le remercier et

m’excuser de cette contrainte. Votre dévoué Kojève

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Plettenberg, le 31/1/1957 Cher Monsieur Kojève, Merci beaucoup de votre lettre du 23/1/1957. Pour moi, la

chose la plus importante, c’est que vous ne regrettiez pas votre voyage à Düsseldorf. Abstraction faite du profit personnel que j’ai pu tirer de votre visite, je dois surtout constater que votre nom est désormais connu par au moins 20 jeunes allemands intelligents. Cela me semble un bon résultat. Pour les reste, j’espère que vous répéterez un jour l’expérience dans de meilleures conditions matérielles, et que l’essai à Düsseldorf n’a du moins pas été dissuasif.

Il n’est pas possible d’ouvrir un journal sans y trouver

immédiatement les thèmes de votre conférence. Mais peut-être avez-vous aussi pu vous faire une idée des obstacles auxquels on se heurte aujourd’hui devant un public allemand. M. le Dr. Schacht m’a écrit une longue lettre ; il était déjà parti pour Munich, où il a fêté son 80° anniversaire. Je regrette qu’il n’ait pas assisté à votre conférence parce que, malgré son âge avancé, il fait souvent des remarques pertinentes au cours des discussions. M. Kaletsch, du Groupe Flick, que j’ai rencontré vendredi dernier, a également regretté de n’avoir pu écouter la conférence. Il était occupé à cause du malheureux incident de Menthon. Mais je trouve, comme je vous l’ai déjà dit, que la chose la plus importante c’était les jeunes gens qui vous ont écouté. Vous avez sans doute ressenti le pessimisme abyssal qui sous-tend mon « Dialogue sur le Pouvoir et l’accès au détenteur du pouvoir », et que j’éprouve à l’égard de quiconque participe au pouvoir. « A friend in power is a friend lost » est-il écrit dans l’Education of

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Henry Adams, et à propos de la « re-education of Carl Schmitt », j’aimerais ajouter : « A foe in power is a foe doubled ».

Il est regrettable que la conférence ne puisse pas être publiée,

quoique cela soit compréhensible. Pour moi, la rencontre personnelle avec vous reste un grand moment du soir de ma vie. La lecture de votre Introduction et de vos lettres devient ainsi un dialogue d’une vivacité directe.

Votre dévoué C.S.

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Chant du vieux mosellien ( 1957) Maintenant, on intègre l’humanité On canalise la Moselle Le sacrement reste détourné Le calice demeure toujours soustrait au laïc. Le Bon Dieu demeure caché Le monde entier devient melting pot L’automate devient global Au laïc on offre du véronal. Pour Alexandre Kojève, en souvenir de la discussion autour

d’un verre de vin palatinois à Düsseldorf. C.S.