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Leadership COMMENT RENDRE LE GROUPE 1 Harvard Business Review Octobre-novembre 2015

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Leadership

COMMENT RENDRE LE GROUPE 1  Harvard Business Review Octobre-novembre 2015

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Cass R. Sunstein est professeur d’université titulaire de la chaire Robert Walmsley à la Harvard Law School. Reid Hastie est professeur distingué à la chaire Ralph et Dorothy Keller de science comportementale à la Booth School of Business de l’université de Chicago.

Cass R. Sunstein et Reid Hastie sont les auteurs de « Wiser : Getting Beyond Groupthink to Make Groups Smarter » (Harvard Business Review Press, 2015), livre dont cet article est adapté.

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La nouvelle science de la prise de décision collective. par Cass R. Sunstein et Reid Hastie

HBRFRANCE.FR

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les deux vitesses de la pensée » de Daniel Kahneman, « C’est (vraiment ?) moi qui décide » de Dan Ariely, et « Nudge, la méthode douce pour inspirer la bonne dé-cision », titre que l’un des auteurs de cet article, Cass R. Sunstein, a cosigné avec l’économiste Richard Thaler.

Dans l’un des domaines de recherche, de moindre envergure mais néanmoins substantiel – nous avons signé certains de ces travaux – l’accent a été mis sur les forces et les faiblesses des groupes et des équipes dans le domaine décisionnel. Mais bien peu de ces travaux ont été portés à la connaissance du public, et leurs répercussions concrètes dans la pratique se font attendre. Voici venue l’heure du changement. Notre objectif est de confronter la recherche comportemen-tale à la problématique des performances de groupe – c’est-à-dire de pointer les principales raisons qui amènent les groupes à s’engager sur de fausses pistes – et de faire quelques propositions simples pour remédier à ces erreurs.

Pourquoi les erreurs sont-elles commises ?Il existe deux raisons principales pour lesquelles les groupes commettent des erreurs. La première est en relation avec les signaux informationnels. Tout à fait naturellement, nous apprenons les uns des autres ; mais la dynamique d’un groupe se détraque souvent lorsque certains de ses membres reçoivent des si-gnaux incorrects en provenance d’autres membres. La deuxième raison met en jeu la pression de confor-mité, qui amène des individus à se taire ou à modifier leur point de vue dans le but d’éviter une sanction ou tout simplement la désapprobation des autres. Car si ces autres détiennent une autorité particulière ou s’ils exercent le pouvoir, leur désapprobation pourrait entraîner de sérieuses conséquences personnelles.

Signaux informationnels et pression de conformité se conjuguent et confrontent les groupes à quatre types de problématiques distinctes quoique inter-dépendantes. Lorsque de mauvaises décisions sont prises ou que sont faits des choix autodestructeurs, l’une ou plusieurs des raisons suivantes sont le plus souvent à incriminer :• Non seulement les groupes ne parviennent pas à corriger les erreurs de leurs membres, mais ils les amplifient.

a pris ses décisions en groupe. Comme le dit l’adage, « deux avis valent mieux qu’un ». Mais alors, trois avis ne valent-ils pas mieux que deux, et quatre encore plus que trois ? Et si l’on en prend cent ou mille, fata-lement tout ira bien. Ainsi le voudrait la sagesse populaire.

L’avantage du groupe, avançait Aristote, l’un des premiers défenseurs de l’intelligence collective, vient de ce que, « quand le nombre de ceux qui délibèrent est important, chacun peut apporter sa part de droi-ture et de prudence morale… certains valorisent un élément, d’autres en valorisent un autre, et tous réu-nis valorisent l’ensemble ». L’important, c’est la somme d’informations : différentes personnes prennent en compte différents éléments, et si ceux-ci sont correctement combinés, ils donneront la possibi-lité au groupe de savoir plus (et mieux) que n’importe quel individu.

Malheureusement, bien trop souvent, les groupes ne parviennent pas à mettre en valeur ce potentiel. Les entreprises misent sur des produits voués à l’échec, ratent des occasions uniques, développent des stratégies concurrentielles infructueuses. Au sein des gouvernements, les décisions politiques font long feu, pénalisant par la même occasion des milliers, voire des millions de personnes.

On recourt le plus souvent à l’expression « pensée de groupe » pour décrire cette tendance des groupes à faire fausse route. Développé dans les années 1970 par le chercheur en psychologie Irving Janis, ce concept a rejoint à juste titre le vocabulaire courant. Mais l’ap-port de Janis s’apparente plus à un descriptif évoca-teur qu’à un compte rendu scientifique de la façon dont les groupes se fourvoient ou à un guide d’aide à la réussite du groupe. Bien des chercheurs ont tenté de découvrir des preuves expérimentales permettant de confirmer les assertions de Janis, selon lesquelles la cohésion et les styles de leadership modèlent le comportement d’un groupe. Sans grand succès.

Toutefois, depuis le développement de la théorie de Janis, psychologues et comportementalistes ont décrit en détail comment et quand les décideurs indi-viduels se fourvoyaient. Ces travaux ont reçu les éloges de la communauté scientifique (dont plusieurs Prix Nobel) et ont obtenu une très large popularité grâce à des best-sellers tels que « Système  1/Système  2,

DEPUIS LES DÉBUTS DE SON HISTOIRE, L’HOMME

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• Ils sont victimes de l’effet de cascade quand les membres du groupe adoptent les déclarations et les mesures de ceux qui se sont exprimés ou qui ont agi en premier.

• Ils se polarisent, les membres du groupe adoptant des positions plus extrêmes que celles qui étaient les leurs avant les délibérations.

• Ils se focalisent sur ce que tout le monde sait déjà – et ainsi ne sont pas prises en compte des informations cruciales que seules une ou peu de personnes détiennent.

Amplification des erreursLes scientifiques comportementalistes – et à leur tête les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky (décédé en 1996) – ont identifié quelques-uns des rac-courcis mentaux courants (relevant de l’heuristique) et des biais cognitifs qui égarent les individus. L’er-reur de planification, par exemple, nous conduit à sous- estimer la durée et le coût d’un projet. L’excès de confiance nous amène à penser que nos études prévi-sionnelles sont plus justes et plus précises qu’elles ne le sont en réalité. Le biais de disponibilité nous pousse à adhérer à ce qui se présente le plus rapidement à notre esprit parce qu’il s’agit d’un événement mémo-rable ou dont nous avons fait l’expérience récem-ment. Le biais de représentativité nous incite à croire que des choses, des événements ou des personnes similaires sous une forme donnée sont également similaires sous d’autres formes. Le biais égocentrique nous incline à penser que nos goûts et nos préférences sont beaucoup plus originaux qu’ils ne le sont en réa-lité. Le biais des coûts irrécupérables nous entraîne à nous accrocher à un projet manifestement sans avenir parce que nous y avons déjà investi des sommes im-portantes. Le biais de cadrage fait que notre décision est influencée par la formulation des options propo-sées (ainsi, des patients accepteront plus facilement l’éventualité d’une intervention chirurgicale si on leur annonce que 90% des personnes qui ont subi l’opéra-

tion sont encore en vie cinq ans plus tard, plutôt que si on leur annonce que 10% des personnes sont décé-dées au bout de cinq ans).

Revenons à notre problème. La question centrale est de savoir si les groupes peuvent éviter ou limiter leurs erreurs. Les expériences menées dans ce sens montrent que ce n’est habituellement pas le cas. Les psychologues Roger Buehler, Dale Griffin et Johanna Peetz ont montré, par exemple, que l’erreur de planifi-cation se trouvait amplifiée dans un environnement de groupe. En d’autres termes, les groupes s’avèrent plus optimistes que les individus lorsqu’il s’agit d’évaluer le temps et les ressources nécessaires à l’exécution d’une tâche ; ils se concentrent sur des scénarios simples présentant peu de difficultés. De la même façon, Hal R. Arkes et Catherine Blumer ont montré que les groupes avaient encore plus tendance que les individus à ren-forcer leur implication dans une démarche vouée à l’échec – notamment lorsque les individus s’identi-fiaient fortement au groupe. On comprend ici pourquoi les entreprises et même les Etats s’obstinent souvent à poursuivre des projets et des plans déjà condamnés. Les groupes ont également une propension à accroître, et non pas à diminuer, leur dépendance au biais de re-présentativité ; à tomber plus facilement dans l’excès de confiance que les individus ; et à subir plus facile-ment l’influence des biais de cadrage.

Les signaux informationnels et la pression de conformité sont ici à l’œuvre conjointement. Si la plu-part des membres d’un groupe ont tendance à com-mettre certaines erreurs, alors la plupart des gens seront persuadés de voir les autres commettre les mêmes erreurs. Ce qu’ils observent tient lieu de « preuves » pour des croyances erronées. La pression de conformité joue un rôle complémentaire : si la plu-part des membres du groupe commettent des erreurs, d’autres pourront à leur tour les commettre unique-ment pour ne pas avoir l’air désagréables ou stupides.

Fort heureusement, nous avons la preuve que les délibérations de groupe peuvent corriger ou limiter

L’idée en brefLE PROBLÈMELe groupe, bien souvent, ne parvient pas à développer tout son potentiel de collectif décisionnel. Au lieu d’intégrer les connaissances et la sagesse de chacun de ses membres, il en vient à commettre des erreurs plus graves que celles que pourraient commettre des individus isolés.

POURQUOI CELA SE PRODUITQuand certains membres du groupe prennent la parole, les autres captent des signaux informationnels même quand l’information est fausse ou trompeuse. Et la pression de conformité peut les amener à garder le silence ou à modifier leur point de vue pour mieux s’intégrer.En conséquence, le groupe amplifie souvent les erreurs individuelles, opte pour la mauvaise décision, favorise la polarisation et l’extrémisme, et ignore toute information qui n’est pas déjà largement répandue.

LA SOLUTIONLes leaders ont la possibilité de structurer les délibérations des groupes de sorte qu’ils aient plus de chances de réussite. Un procédé très simple consiste à laisser les autres parler en premier. Une autre façon de faire est d’assigner des rôles spécifiques ou des domaines de compétence à certains membres du groupe. L’essentiel étant d’encourager tout un chacun à partager ses connaissances plutôt qu’à les dissimuler.

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certains biais. Lorsque les problèmes ont des solutions de type « eurêka » (la bonne réponse, une fois formu-lée, s’impose à tout un chacun), les groupes s’en sortent bien, même si quelques individus sont sujets à certains biais. Le groupe surmonte aussi plus facile-ment le biais égocentrique que l’individu. Une per-sonne se concentre sur ses propres goûts – ce qu’elle aime et ce qu’elle n’aime pas. Si elle se concerte avec d’autres, elle se rendra probablement compte que ses goûts sont vraiment personnels. Dans un cas de ce type, la délibération de groupe apporte un important correctif. Il est à noter que nous sommes moins aptes à prendre en compte ce correctif si le groupe est constitué de personnes aux vues similaires. Le biais de disponibilité perd également quelque peu de son in-fluence au sein des groupes. Les membres du groupe, pris individuellement, réagissent selon « ce qui leur vient à l’esprit », mais leurs souvenirs ne sont proba-blement pas identiques. La variété de l’échantillon-nage est donc plus grande au sein d’un groupe.

Le point le plus important, néanmoins, reste que de nombreux biais individuels ne trouvent pas de correctif systématique au sein du groupe et, bien souvent, prennent de l’ampleur. Les mécanismes d’aggravation des erreurs trouvent leur origine dans les trois autres types de problématiques liées à la prise de décision collective.

En cascade jusqu’à la mauvaise réponseL’imitation et la synchronisation avec autrui sont peut-être programmées dès la naissance dans le cerveau humain. Et affirmer que l’instinct grégaire est une constante dans les sociétés humaines n’a rien d’excessif. S’agissant des décisions de groupe et du flux informationnel, les spécialistes des sciences sociales privilégient le mot « cascade » – un petit filet d’eau coulant dans une direction qui se transforme bientôt en torrent.

Les sociologues Matthew Salganik, Peter Dodds et Duncan Watts sont les auteurs d’une étude passion-nante sur les téléchargements musicaux. Ils ont donné la possibilité aux sujets qu’ils soumettaient à leurs tests d’écouter et de télécharger un ou plusieurs titres dans un ensemble de 72 chansons écrites par des groupes musicaux nouveaux. Dans le groupe de contrôle, les sujets ne savaient rien de ce que les autres sujets avaient téléchargé ou aimé ; ils faisaient leur choix en toute indépendance. Dans d’autres groupes, les participants pouvaient voir combien de sujets avaient précédemment téléchargé telle ou telle chanson. Le but de l’expérience, pour les chercheurs, consistait à savoir, au vu du nombre final de téléchar-

Souvent, les membres d’un groupe pensent que leur convergence de point de vue sur un sujet était inévitable.

gements, quelles modifications induisait la connais-sance du comportement des autres.

La différence était très importante. Les chansons les moins bonnes (selon le palmarès du groupe de contrôle) ne se retrouvaient jamais en tête de liste, et les meilleures chansons n’étaient jamais reléguées en bas de cette même liste ; cela mis à part, tous les cas de figure étaient possibles. Si une chanson bénéficiait rapidement d’un nombre important de télécharge-ments, elle pouvait avoir du succès. Sans cet avantage, elle pouvait subir un échec. Et, comme les chercheurs l’ont mis en évidence par la suite, ces effets se produi-saient même lorsqu’ils mentaient aux sujets sur le nombre réel des chansons les plus téléchargées.

Si un projet, un produit, une entreprise, un politi-cien ou une cause rencontrent très vite un grand suc-cès, l’ensemble du groupe sur lequel ils sont testés peut être conquis, alors que, dans le cas contraire, la réussite n’aurait pas été au rendez-vous. Souvent, les membres d’un groupe finissent par penser qu’il était inévitable qu’en fin de compte ils partagent la même opinion. Méfiez-vous de ce point de vue. Il se peut que cette convergence soit une distorsion introduite par le premier orateur – et donc de ce que nous pour-rions nommer les modalités de la prise de parole au sein du groupe.

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Aux deux principales sources d’erreur auxquelles sont confrontés les groupes – les signaux information-nels et la pression de conformité – correspondent deux types de cascades. Les individus gardent le silence par respect pour l’information transmise par autrui (cascade informationnelle), ou par peur d’être ostracisés (mimétisme de conformité).

Voici un exemple de cascade informationnelle dans le cadre des délibérations d’un jury qui a d’im-portantes implications dans le monde des affaires. L’un des coauteurs de cet article, Reid Hastie, a conduit des dizaines d’études portant sur des simula-tions de jurys impliquant des milliers de jurés volon-taires, bon nombre d’entre eux provenant des listes officielles de jurys des grandes agglomérations. Lors de ces expérimentations, les volontaires mettent indi-viduellement par écrit le verdict de leur choix avant le  début des délibérations, et précisent le degré de confiance qu’ils ont dans leur jugement. Puis les délibérations démarrent, comme c’est souvent le cas lors des vrais procès, par un vote-sondage qui permet de se faire une idée de l’opinion des jurés. Lors de ce tour de table, il est fréquent qu’un même verdict soit prononcé par deux ou trois jurés, avec de plus en plus d’assurance à chaque nouvelle prise de parole.

Lors d’une de ces simulations, les jurés 1, 2 et 3 approuvèrent le verdict d’homicide involontaire, aussi bien à titre individuel que lors du vote-sondage. Le juré 4 vota non-coupable et se présenta comme étant le plus sûr de son choix lors du vote individuel précé-dant la délibération. Quelle fut l’attitude du juré  4 lorsqu’il prit connaissance des trois verdicts d’homi-cide involontaire ? Il marqua une courte pause, puis se décida lui aussi pour l’homicide involontaire. Le juré 7, qui restait indécis, prit brusquement la parole et demanda : « Pourquoi l’homicide involontaire ? » Les chercheurs décelèrent une lueur de surprise et de panique dans le regard du juré  4, avant que celui-ci ne réplique : « En fait, c’est bien évidemment un homicide involontaire. » Des scènes similaires, c’est certain, se déroulent quotidiennement dans les salles de déli-bération des jurys, les conseils d’administration et les salles de conférence partout dans le monde.

La dynamique du mimétisme de conformité est différente. Les membres du groupe pensent savoir ce qu’il convient de faire, mais ils suivent néanmoins l’avis du groupe de façon à conserver l’estime des autres. Supposons, par exemple, qu’Albert suggère que le nouveau projet de sa société présente de bonnes chances de réussite. Barbara, elle, n’est pas sûre qu’il ait raison, mais elle acquiesce, car elle ne souhaite pas paraître ignorante, hostile ou sceptique.

Si Albert et Barbara semblent tous deux d’accord pour dire que le projet se présente bien, non seulement Cynthia ne les contredira pas en public, mais elle sem-blera même partager leur jugement – non pas parce qu’elle pense que c’est un bon projet (elle ne le pense pas), mais parce qu’elle ne veut pas être confrontée à  leur hostilité ou risquer de perdre leur estime. Si Albert, Barbara et Cynthia présentent un front uni en faveur du projet, leur collègue David sera des plus réticents à les contredire, même s’il est presque sûr qu’ils ont tort, et malgré d’excellents arguments à l’appui (des études en cours semblent accréditer le fait que les femmes auraient tendance à s’autocen-surer lors de discussions sur des thèmes spécifique-ment masculins, comme le sport, de la même façon que les hommes s’autocensureraient lors de discus-sions sur des thèmes spécifiquement féminins, comme la mode. Dans l’un et l’autre cas, les groupes se privent d’avis précieux).

Pour étudier le phénomène de la polarisation de groupe, nous avons mis au point (en collaboration avec le spécialiste des sciences sociales David Schkade) une expérience sur les délibérations de groupe, expérience qui nous semble refléter assez précisément les conditions réelles dans lesquelles se déroulent les débats.

Nous avons recruté des citoyens originaires de deux villes de l’Etat du Colorado, puis les avons assemblés par groupes de six provenant de la même ville. Les groupes devaient discuter de trois des problématiques les plus controversées du moment : le changement climatique, la discrimination positive et le mariage civil homosexuel. Les deux villes choisies étaient Boulder, dont les orientations de vote sont plutôt libérales, et Colorado Springs, dont les orientations sont plutôt conservatrices. Nous avons vérifié, avant de débuter l’expérience, que les sujets de Boulder se situaient bien au centre-gauche, et que les sujets de Colorado Springs se situaient bien au centre-droit.

Il fut demandé aux sujets des différents groupes de consigner leurs opinions de façon individuelle et anonyme, puis de se retrouver pour délibérer et tenter de parvenir à une décision de groupe. Après les délibérations, les sujets devaient à nouveau consigner leurs opinions de façon individuelle et anonyme. Voici le résultat de nos recherches :

1L’orientation libérale des gens de Boulder s’était renforcée, de même que s’était renforcée l’orientation conservatrice des gens de Colorado

Springs. Non seulement les positions finales des groupes étaient plus extrêmes que les moyennes consignées avant délibération, mais les opinions anonymes individuelles s’étaient elles aussi radicalisées.

2 La délibération avait atténué la diversité des opinions au sein des groupes. Avant la délibération, les opinions individuelles étaient

extrêmement diversifiées. Le débat avait rapproché les libéraux entre eux comme il avait rapproché les conservateurs entre eux. Après une brève période de discussion, les membres de chaque groupe divergeaient beaucoup moins dans l’expression anonyme de leurs opinions personnelles.

3 La délibération avait fortement amplifié les différences d’opinion entre les citoyens de Boulder et ceux de Colorado Springs. Avant le

débat, les opinions de nombreux habitants des deux villes étaient assez proches. Après débat, la dynamique de groupe laissait libéraux et conservateurs sur des positions divergentes bien plus tranchées.

Le Conte de deux cités

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Le « politiquement correct », une expression à la-quelle la droite américaine avait beaucoup recours dans les années 1990, ne peut être limité aux institu-tions académiques ayant un penchant pour la gauche. Dans les sphères gouvernementales comme dans le monde des affaires, il apparaît souvent que tel point de vue est celui qu’il convient d’adopter, et ceux qui le remettent en question ou s’y opposent le font à leurs risques et périls. Ils sont considérés comme des « pinailleurs », comme « ne faisant pas partie de la bande », ou, cas extrême, comme des « inadaptés ».

Dans les exemples ci-dessus, les membres des groupes ont, dans un sens, un comportement parfai-tement rationnel. Ils se soucient de leur image, et cela n’a rien d’irrationnel. Toutefois, comme on l’a vu, ils recourent à l’heuristique, ce qui risque de les égarer et  de les exposer à des biais cognitifs. Le biais de dis-ponibilité donne un bon aperçu de la manière dont fonctionne l’effet de cascade : une idée ou un fait mar-quant se propage rapidement pour donner naissance à une croyance largement répandue au sein d’un groupe, d’une ville ou d’une nation.

Dans le domaine du risque, les cascades impu-tables au biais de disponibilité sont fréquentes : un événement particulier – mettant en cause un dange-reux pesticide, une décharge toxique, un accident nucléaire, un acte de terrorisme – peut rester dans la mémoire de chacun, voire devenir un événement de référence. Si c’est le cas, la perception qu’ont les membres du groupe d’un processus, d’un produit ou d’une activité, s’en trouvera modifiée. Dans le monde des affaires, le biais de disponibilité engendre éga-lement de fréquents effets de cascade. Les informa-tions relatives à un succès ou à un échec se répandent comme une traînée de poudre au sein des entreprises, ou d’une entreprise à l’autre, suscitant des jugements à l’endroit d’autres événements ou d’autres produits apparemment similaires. Si un film (« Star Wars »), une série télévisée (« The Walking Dead ») ou un livre (met-tant en scène Harry Potter) a du succès, le monde du business réagira rapidement, cherchant fébrilement une proposition ou un projet proche.

Le « blocage associatif » est un dérivé du biais de disponibilité selon lequel les idées fortes entravent le souvenir de toute autre information. Ce phénomène devient un sérieux problème lorsqu’un groupe se donne pour tâche d’imaginer des solutions inno-vantes. La pensée novatrice de certains membres du groupe est annihilée par les idées fortes défendues par d’autres membres.

Dans la sphère de la prise de décision collective, il est bien sûr difficile de savoir si les prises de position

des autres membres procèdent d’une information indépendante, d’un effet de cascade information-nelle, de la pression de conformité ou d’un biais de disponibilité. On surestime souvent le degré d’indé-pendance des avis formulés. En résultent des déci-sions de groupe pleines d’assurance, mais erronées.

Polarisation des groupesLa polarisation est un schéma fréquent des groupes de réflexion. On la retrouve dans des centaines d’études menées dans plus de douze pays. Nous l’avons croisée sous une forme extrême lorsque nous avons conduit une expérience où les habitants de deux villes de l’Etat du Colorado échangeaient leurs avis en matière de politique (voir l’encadré « Le Conte de deux cités »).

Les expérimentations les plus anciennes portant sur les effets polarisants des débats incluaient la notion de comportement à risque, et il apparaissait clairement que chez les personnes initialement enclines à prendre des risques, ce penchant ne faisait que croître après une séance de débats (exemples de décisions impliquant un risque : accepter un nouvel emploi, investir dans un pays étranger, s’évader d’un camp pour prisonniers de guerre, se lancer dans la

Des leaders peuvent refuser de prendre une position ferme au début d’une discussion, laissant ainsi la possibilité à de nouvelles idées d’émerger.

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politique). A partir de ces données, l’idée s’est répan-due que la discussion de groupe engendrait une « prise de risque » systématique.

Des études ultérieures ont remis en question cette conclusion, et ont créé la confusion. Face à de nom-breux problèmes où des Américains choisissaient la prise de risque, des sujets taïwanais faisaient preuve de prudence. Et même parmi les participants améri-cains, certains sujets optaient pour la prudence. Cette attitude circonspecte était notamment observée lorsqu’il s’agissait de savoir s’il fallait ou non se ma-rier, ou s’il était judicieux de voyager en avion en dépit de sévères douleurs abdominales.

Que penser de ces résultats contradictoires ? Comme l’ont montré les psychologues Serge Mosco-vici et Marisa Zavalloni il y a plusieurs décennies, les membres d’un groupe de discussion ont tendance à prendre des positions plus extrêmes (calculées par référence à un point médian initial). Si la prise de risque est la tendance initiale des membres du groupe, cette tendance se verra probablement renfor-cée. Si la tendance première est la prudence, c’est celle-ci qui prendra probablement le dessus. Une découverte revêt une importance toute particulière pour le monde des affaires : la polarisation de groupe s’observe aussi bien à propos de faits concrets que pour des questions de valeurs. Demandons à un groupe de personnes quelle est la probabilité, mesu-rée sur une échelle de 0 à 8, qu’un produit se vende à un certain nombre d’unités en Europe durant l’année à venir. Si la valeur médiane retenue avant délibé-ration est 5, le groupe optera probablement pour une valeur supérieure ; si la valeur de départ est 3, le choix du groupe sera probablement inférieur.

Les juges fédéraux eux-mêmes, experts en droit et réputés neutres, peuvent être sujets à la polarisation de groupe. Des recherches menées par Cass R. Suns-tein en collaboration avec David Schkade, Lisa Ellman et Andres Sawicki ont fait apparaître que les juges, qu’ils soient démocrates ou républicains, prennent des décisions beaucoup plus idéologiques lorsqu’ils siègent avec d’autres juges nommés par un président du même parti. Si vous voulez savoir comment votera aux Etats-Unis un juge à la cour d’appel lors d’un pro-cès aux enjeux idéologiques, le mieux est de chercher à savoir s’il a été nommé par un président républicain ou démocrate. C’est là un indicateur assez fiable. Mais dans bon nombre de domaines juridiques, savoir qui a nommé les autres juges vous donnera une indica-tion encore plus fiable.

Pourquoi un groupe se polarise-t-il ? Il existe prin-cipalement trois raisons à cela.

La première raison – la plus importante – fait appel aux signaux informationnels, mais avec quelques distorsions. Chaque membre d’un groupe prend en considération les arguments développés par les autres. Les discussions au sein d’un groupe qui pré-sentent une orientation particulière dévieront inévita-blement dans le sens de cette orientation. De façon statistique, les arguments allant dans le sens du posi-tionnement initial seront plus nombreux que ceux en  prenant le contre-pied. Les membres du groupe auront déjà entendu ou pensé à certains des argu-ments formulés lors de cette concertation de groupe, mais pas à tous. Et ainsi, la délibération amènera natu-rellement les participants à un résultat plus extrême, conforme à ce qu’ils pensaient initialement.

La deuxième raison nous ramène à nouveau à la pression de conformité. Nous l’avons vu, les membres d’un groupe souhaitent être perçus favorablement par leurs collègues du même groupe. Parfois les points de vue exprimés en public reflètent la façon dont ils désirent être perçus. Une fois qu’ils ont pris connais-sance de la position des autres, ils ajustent la leur, ne serait-ce qu’à la marge, pour se rapprocher du point de  vue dominant et ainsi protéger leur image.

La troisième raison met l’accent sur les liens étroits qui unissent trois facteurs : la confiance, l’extrémisme et la validation par les tiers. Les personnes qui manquent de confiance adoptent des positions modé-rées. Le célèbre juge américain Learned Hand a dit un jour : « L’esprit de liberté est l’esprit qui n’est pas sûr d’avoir raison. » En gagnant en confiance, les gens deviennent d’ordinaire plus extrémistes, car un important facteur modérateur – leur propre incer-titude quant à la justesse de leurs vues – se trouve éliminé. L’approbation des autres renforce la confiance en soi et donc l’extrémisme.

La focalisation sur « ce que tout le monde sait »Le dernier des problèmes de groupe est peut-être le plus intéressant. Supposons qu’un groupe détienne un important volume d’informations – suffisamment pour parvenir manifestement à un bon résultat si ces informations sont explicitées et correctement inté-grées. Malgré cela, le groupe ne parviendra pas à un bon résultat si ses membres mettent l’accent sur l’in-formation la plus largement partagée et négligent les éléments que ne détiennent que quelques membres, voire un seul. D’innombrables travaux démontrent que ce résultat regrettable est hautement probable.

« Profils cachés » est le terme technique employé pour désigner le juste niveau de compréhension que

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les groupes pourraient atteindre mais qu’ils n’at-teignent pas. Ces profils cachés sont le fruit de « l’effet de notoriété publique », selon lequel une information partagée par tous les membres d’un groupe a plus d’influence sur les prises de décision de ce groupe qu’une information détenue par seulement quelques membres du groupe. L’explication la plus évidente étant que la connaissance commune a plus de chances d’être communiquée à l’ensemble du groupe. Mais les signaux informationnels erronés jouent également un rôle important.

Considérons l’étude de Ross Hightower et Lutfus Sayeed sur la façon dont les groupes gèrent les embauches. Les CV de trois candidats au poste de directeur marketing étaient présentés à trois groupes-tests. Les chercheurs avaient trafiqué les CV, de sorte que l’un des candidats était de toute évidence le mieux placé pour l’emporter. Mais les sujets des groupes-tests ne disposaient que d’une partie des informations détaillées dans les CV.

Presque aucun des groupes délibérants ne fit ce qui aurait été le bon choix si toutes les informations avaient été fournies. Les candidats retenus étaient ceux pour lesquels les trois groupes-tests avaient reçu des informations positives. Les informations néga-tives relatives au candidat gagnant et les informations positives relatives aux candidats perdants (révélées uniquement à un ou deux des sujets des groupes) n’étaient pas parvenues à l’ensemble du groupe.

Beaucoup d’expériences conduites sur les profils cachés prennent pour sujets des étudiants volontaires. Mais les résultats sont les mêmes lorsque les sujets sont des cadres supérieurs en activité. Lors d’une étude sur le recrutement par les cadres dirigeants conduite par Susanne Abele, Garold Stasser et Sandra I. Vaughan-Parsons, les chercheurs n’avaient pas connaissance des informations dont disposaient ces cadres sur les différents candidats ; ils recherchaient eux-mêmes les informations. En conséquence, cer-taines informations étaient connues de tous, d’autres étaient partagées mais pas par tous, et d’autres encore n’étaient détenues que par une seule personne.

Conclusion ? L’information détenue par tous avait un impact disproportionné sur les débats et le choix final. Les dirigeants accordaient peu d’importance – et ce de façon disproportionnée – à des informations essentielles détenues par une ou quelques personnes. Au final, de mauvaises décisions étaient prises.

L’étude fit également apparaître que certains membres d’un groupe occupaient une « position co-gnitive centrale » du fait que leurs connaissances étaient partagées par de nombreux autres membres

du groupe, tandis que d’autres membres, uniques détenteurs d’une information donnée, occupaient une « position cognitive périphérique ». Pour bien fonctionner, les groupes doivent prendre en considé-ration les individus en position cognitive périphé-rique. Mais, le plus souvent, l’influence des personnes en position cognitive centrale joue un rôle dispropor-tionné lors des débats. Il existe une explication simple à cela : les membres du groupe préfèrent écouter une information largement répandue – et préfèrent écou-ter ceux qui détiennent ce type d’information. Un haut niveau de crédibilité est ainsi accordé aux personnes en position cognitive centrale, les per-sonnes en position périphérique ne jouissant, à l’in-verse, que d’un bas niveau de crédibilité.

Rendre les groupes plus sagesUn objectif central devrait guider la prise de décision collective : s’assurer que les groupes intègrent l’infor-mation dont disposent effectivement leurs membres et que leur action ne soit pas entravée par des signaux informationnels erronés et par la pression de confor-mité. Voici sept façons de parvenir à ce but, dans un ordre croissant de difficulté.

Réduisez le leader au silence. Les leaders induisent souvent l’autocensure en exprimant très tôt leur propre point de vue, décourageant de la sorte toute possibilité de désaccord. Ces mêmes leaders et les membres hauts placés dans l’organigramme ren-draient un grand service au groupe en faisant part de leur volonté et de leur désir de prendre connaissance des informations provenant de membres isolés. Ils peuvent aussi se refuser, d’entrée de jeu, à adopter une position tranchée, et laisser ainsi à d’autres infor-mations toute latitude pour émerger. De nombreuses études font apparaître que les membres des groupes de statut inférieur – par exemple, des personnes faiblement qualifiées et parfois des femmes – exercent moins d’influence au sein des groupes de délibération (et ont tendance à s’autocensurer). En gardant l’esprit ouvert et en encourageant l’expression sincère des points de vue, les leaders se donnent la possibilité de  minimiser ce problème.

Encouragez l’esprit critique. Nous l’avons vu, quand dans un groupe de délibération certains parti-cipants choisissent le silence, c’est bien souvent qu’ils craignent d’être sanctionnés pour avoir émis un avis qui ne va pas dans le sens de l’avis principal du groupe. Mais les normes sociales ne sont pas gravées dans le marbre. Les chercheurs en sciences sociales ont beaucoup travaillé sur l’importance de l’« amor-çage » – un procédé consistant à susciter une idée ou

LEADERSHIP

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une association d’idées dans le but d’influer sur les choix et le comportement des individus. Lors des ex-périences conduites sur la prise de décision de groupe, faire participer les membres du groupe à une activité préalable impliquant soit de « s’entendre », soit de « développer leur esprit critique », s’est révélé avoir un impact très important. Quand la consigne est de trou-ver un terrain d’entente, les sujets se renferment sur eux-mêmes. Quand il s’agit de donner un avis cri-tique, ils sont beaucoup plus enclins à communiquer ce qu’ils savent. Donc, si le leader d’un groupe encou-rage d’emblée la divulgation de l’information, fût-elle à contre-courant, les membres du groupe auront moins tendance à faire de la rétention.

Récompensez les succès de groupe. Les membres d’un groupe gardent souvent le silence parce qu’ils ne perçoivent qu’une fraction des béné-fices qu’ils retireraient en s’exprimant. Des tests minu-tieux ont montré que le système des primes pouvait être réévalué de manière à récompenser les succès du groupe – et, ainsi, encourager la divulgation de l’infor-mation. Les phénomènes de cascade seront moins à redouter si chaque membre du groupe sait qu’il n’a rien à attendre d’une décision individuelle correcte et tout à gagner d’une décision collective correcte. L’idée générale étant que l’adhésion au succès du groupe amènera beaucoup plus certainement ses membres à révéler l’information qu’ils détiennent, qu’elle soit conforme ou non à la « ligne du parti » (cela dit, c’est une des raisons pour lesquelles les marchés prédictifs fonctionnent et méritent toute notre attention).

Attribuez des rôles. Pour bien comprendre une stratégie particulièrement prometteuse, imaginez un groupe de délibération dont les membres sont investis de rôles spécifiques connus et appréciés de tous. L’un est expert en médecine ; un autre est juriste ; un troisième est spécialiste des relations publiques ; un quatrième est statisticien. Dans un groupe ainsi constitué, l’intégration des informations importantes se fera d’elle-même, car chaque membre sait que chacun des autres apportera sa contribution. De fait, la recherche a montré que le biais qui nous pousse à préférer des informations déjà connues de tous se trouve minimisé lorsque des rôles spécifiques sont ouvertement attribués aux sujets de l’étude. Si un groupe souhaite obtenir les informations que dé-tiennent ses membres, ces derniers doivent être tenus informés, avant délibération, que chacun d’entre eux est investi d’un rôle différent, particulier – ou du moins a des informations spécifiques à apporter.

Désignez un avocat du diable. Les profils cachés et l’autocensure pouvant engendrer des erreurs collec-

tives, il peut être judicieux de demander à certains membres du groupe de jouer les avocats du diable, c’est-à-dire de défendre un point de vue contraire à la tendance du groupe. Les sujets qui endossent ce rôle évitent la pression sociale liée au rejet de la position collective dominante, puisque c’est précisément le groupe qui leur a donné cette mission. Prudence, néanmoins : exprimer un réel désaccord et jouer le rôle d’avocat du diable sont deux choses distinctes. Dans le deuxième cas, les participants sont conscients qu’il s’agit d’un exercice artificiel, d’une sorte de jeu : le bénéfice qu’en retire le groupe est bien moindre.

Créez des équipes adverses. Un autre procédé, qui se rapproche de la méthode de l’avocat du diable mais qui s’est avéré plus efficace, consiste à créer une équipe adverse, l’« équipe des rouges ». Ce genre d’équipes peut se présenter sous deux formes diffé-rentes. Soit elles tentent de vaincre l’équipe première lors d’une mission simulée ; soit elles engagent un procès, aussi fouillé que possible, contre une proposi-tion ou un plan. Ces équipes adverses offrent de très bons résultats dans bien des cas de figure, notamment si elles essaient vraiment de découvrir les erreurs et d’exploiter les faiblesses, et si on leur donne des inci-tations très claires dans ce sens.

Employez la méthode Delphi. Cette démarche, développée durant la guerre froide au sein de la Rand Corporation, associe les avantages de la prise de déci-sion individuelle et les enseignements du « social learning ». Lors d’un premier tour d’enquête, les su-jets fournissent une première série d’avis (ou de votes) dans l’anonymat le plus complet. On procède ensuite à un deuxième tour d’enquête : les avis doivent, à ce stade, être compris dans les quartiles médians (25%-75%) des résultats du premier tour. On répète le processus (souvent en intercalant des pé-riodes de délibération) jusqu’à ce que le choix des participants converge sur un avis. Dans une variante simple, et plus facile à mettre en œuvre, les juge-ments ou les votes sont exprimés anonymement mais seulement après délibération. L’anonymat met les membres du groupe à l’abri de la pression de confor-mité et réduit ainsi les risques d’autocensure.

LES ÉCHECS COLLECTIFS produisent souvent des effets désastreux. Non seulement sur les entreprises, les associations à but non lucratif et les gouvernements, mais aussi sur tous ceux qui en sont affectés. La bonne nouvelle est que des décennies de travail empirique, auxquelles s’ajoutent de récentes découvertes, assurent, dans la pratique, des garde-fous à même de rendre les groupes beaucoup plus intelligents.

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